The Project Gutenberg EBook of Louis Riel, Martyr du Nord-Ouest, by Anonymous This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Louis Riel, Martyr du Nord-Ouest Sa vie, son procès, sa mort Author: Anonymous Editor: La Presse Release Date: October 22, 2006 [EBook #19604] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LOUIS RIEL, MARTYR DU NORD-OUEST *** Produced by Rénald Lévesque
MONTRÉAL
IMPRIMERIE GÉNÉRALE, 45, PLACE JACQUES-CARTIER
1885
Louis Riel a été pendu, le 16 novembre 1885, à Regina.
Quoiqu'on puisse dire sur la légalité de la dernière insurrection, Riel était un brave coeur.
Maintenant, c'est un martyr.
Il est mort victime d'un fanatisme stupide, sacrifié en holocauste aux orangistes, pour de misérables intérêts de parti.
Sa mort a été pour le Canada-français tout entier un deuil national.
Il faut croire, pour expliquer cette fin sinistre d'un drame douloureux, qu'il y a, parmi les ministres qui siègent à Ottawa, des sauvages plus sauvages que Gros-Ours et que les indiens, contre lesquels nos volontaires ont combattu; car si le gouvernement de Sir John A. Macdonald avait été un gouvernement composé d'hommes civilisés, il aurait sû, que depuis longtemps, les nations civilisées, n'appliquent plus la peine de mort à des crimes purement politiques, comme l'était le crime reproché à Riel.
Les États-Unis ont amnistié le général Lee et Jefferson Davis.
L'Angleterre n'a pas cherché à se venger de Cettyvoyo.
La France, après les horreurs de la Commune, n'a puni de mort que les bandits qui avaient à se reprocher des actes personnels d'assassinat ou de pillage.
Alphonse XII, en remontant sur son trône, n'a pas poursuivi les républicains d'Espagne.
En pendant Riel, le gouvernement de Sir John A. Macdonald s'est mis hors la loi des peuples civilisés.
Il a imprimé un opprobre à son nom et à notre histoire
Ce meurtre, qu'on a à peine pris le soin de recouvrir d'un faux semblant d'exécution juridique a soulevé dans les coeurs honnêtes une indignation d'autant plus irrésistible, que le meurtre était enlaidi, s'il est possible, par les calculs inavouables qui se sont établis autour de ce gibet.
Chacun sait qu'on a imposé à Riel une longue agonie, parce que le gouvernement, entre les mains duquel notre constitution a remis ce droit redoutable qui s'appelle le droit de vie et de mort, n'a pas cessé un seul instant de considérer la vie ou la mort de Riel, comme dépendant exclusivement du point de savoir ce qui, de la vie ou de la mort de ce malheureux, serait le plus favorable à la fortune politique des ministres.
Des hommes qui se disent chrétiens ont calculé froidement, pendant de longs mois, combien de comtés la potence de Riel leur ferait gagner dans Ontario, combien de comtés elle leur ferait perdre dans Québec.
Le peuple avait cru avoir nommé des justiciers. Il s'était trompé. Riel n'a eu affaire qu'à des marchands de chair humaine.
Pris--non pas comme on l'a dit entre Ontario et Québec,--car il faut rendre cette justice aux libéraux anglais d'Ontario qu'ils n'ont jamais demandé la tête de Riel;--mais entre les orangistes d'Ontario et les conservateurs du Québec, dont les voix intéressent seules les ministres, le gouvernement qui avait tout d'abord décidé la mort de Riel, a paru cependant hésiter, à un moment donné.
Puis, quand le gouvernement s'est assuré dans le Bas-Canada, la complicité agissante d'un certain nombre de journaux canadiens-français; quand il a cru avoir acheté les meneurs et endormi l'opinion publique; quand ses flatteurs lui ont eu répété à l'envie qu'il pouvait tout faire, et qu'il trouverait les canayens à quatre pattes; quand il a entendu dire que certains députés conservateurs avaient déclaré que si Riel était pendu, ils n'en continueraient pas moins à soutenir Sir John A. Macdonald; quand il a cru s'être assuré que nos divisions politiques nous rendaient incapables de toute action commune et nous livraient pieds et poings liés à sa merci;--alors le gouvernement s'est dit que décidément on pouvait tout oser avec nous; et que tout calculé, il y avait plus d'avantages à pendre Riel qu'à lui faire grâce.
Mais, ce qui a mis le comble à l'exaspération et au dégoût universels, c'est la découverte, hélas! trop facile à faire, de tout l'échafaudage de mensonges, d'hypocrisies et de trahisons, à l'aide desquels un art savant avait préparé de longue main le meurtre final.
Comme le disait récemment un des députés de la majorité «depuis le premier jour jusqu'au dernier nous avons été constamment trompés.»
Pour tuer Riel, il fallait endormir la vigilance des canadiens-français, et les empêcher d'intervenir d'une façon vigoureuse et efficace sur les ministres qui les représentaient.
Pour aboutir à ce but ténébreux, il fallait persuader au gros de la population que Riel ne serait pas pendu;--que les alarmes des libéraux étaient des feintes alarmes, mises en avant dans un pur intérêt de parti;--et qu'il n'y avait aucun besoin de s'en préoccuper, ni de faire aucune démarche auprès des ministres, parce qu'on pouvait se reposer sur le gouvernement qui n'avait jamais eu l'intention de pendre Riel, du soin de mener tout à bien, et de faire intervenir de la manière qui lui semblerait la meilleure, un acte de clémence, qui était au fond chose convenue.
Il y a, dit-on, des serpents qui par la puissance de leur regard fascinent et endorment leur proie, avant de la saisir. C'est ainsi que les suppôts du gouvernement ont reçu mission, dès le premier jour, d'en user avec l'opinion, afin de l'endormir dans une fausse sécurité.
Et ce hideux programme a été exécuté de point en point, avec une persévérance et une habileté véritablement infernale.
Examinons plutôt les faits:
Tout d'abord, M. Le Général Middleton, désireux de cueillir des lauriers faciles et désespérant de prendre Riel de vive force, lui avait écrit pour lui demander de se rendre.
D'après tous les précédents connus des peuples civilisés, une semblable lettre équivalait à une sauvegarde. Après s'être rendu sur une promesse de ce genre, Riel pouvait s'attendre à être interné pour la vie, mais non à mourir. Quand on n'a pas été capable de prendre un homme, on n'a pas le droit de le pendre; et quand on lui a écrit pour lui demander de se rendre, cela implique--a moins d'une fourberie odieuse--qu'on s'engage à ne pas lui appliquer le pire traitement auquel il eût pu s'attendre en ne se rendant pas.
Tout le monde avait compris la chose de cette façon.
Les amis du gouvernement avaient même exploité cette croyance, et s'en étaient servi, pour engager le public à ne pas trop protester contre la procédure dont Riel était l'objet. «Le gouvernement, disait-on, était dans un grand embarras. Il fallait lui laisser les coudées franches, pour lui permettre de se tirer d'affaire. D'ailleurs qu'importait, au fond, que Riel fut jugé de telle ou telle façon, puisqu'on savait que dans tous les cas il ne serait pas pendu?»
Voilà ce qui se répétait alors.
Hélas! nous savons maintenant à quoi nous en tenir!
Le gouvernement à faussé la parole du général Middleton fait assez peu intéressant sans doute, au point de vue de cet officier, puisqu'il a renié lui-même sa propre parole, en exprimant à Montréal la barbare passion de voir pendre le prisonnier dont il eut dû être le premier à défendre la vie. PREMIER MENSONGE!
Cependant, il y avait des gens qui n'étaient point disposés à tout laisser faire et qui, connaissant la législation et les pratiques du Nord-Ouest, s'inquiétaient à bon droit de la façon dont Riel serait jugé.
Des questions furent posées à la chambre.
A ces questions, il fut répondu qu'on pouvait avoir l'assurance que Riel aurait un procès loyal.
On sait quel a été ce procès; et comment Riel, privé de tous les droits garantis aux citoyens anglais, par une possession immémoriale, a été livré en pâture à Richardson, qui n'a pas même voulu écouter la défense, et à ses six jurés qui ont prononcé le verdict de condamnation. DEUXIÈME MENSONGE?
Devant la cour de Regina, les avocats chargés de la défense de Riel, avaient volontairement omis toute la partie de leur plaidoyer qui eût transformé la cause en un débat politique, et ils s'étaient bornés à plaider la folie.
A cette époque, on s'étonna fort de l'attitude de MM. Lemieux et Fitzpatrick; et il parut généralement admis, qu'en vertu d'un contrat exprès ou tacite avec le gouvernement, les avocats avaient été prévenus que les ministres ne voulaient ni être appelés en témoignage ni être mis sur la sellette; et que la discrétion avec laquelle on éviterait de faire ressortir les fautes du pouvoir était la condition convenue de la grâce de Riel.
Cependant, dès le lendemain du procès, les journaux des ministres, obéissant à un mot d'ordre, se sont mis à attaquer les avocats de Riel avec toute la violence qu'ils auraient pu employer, si ces avocats avaient transformé le débat en débat politique. On a accusé MM. Lemieux et Fitzpatrick d'avoir compromis la cause de Riel dans un intérêt de parti. Ceux qui les accusaient ainsi savaient très bien que c'était le contraire qui était vrai. Mais peu leur importait! Il fallait faire une diversion contre le parti libéral et donner, coûte que coûte, à la discussion une tournure qui empêchât les conservateurs de s'y mêler et d'agir sur le gouvernement. TROISIÈME MENSONGE!
Quand on eut beaucoup répété que le gouvernement ne cherchait qu'à sauver Riel;--que ses vrais amis étaient ceux qui ne se remuaient pas en sa faveur;--et que ses pires ennemis étaient ceux qui avaient entrepris de le faire échapper à la corde,--il vint un jour où l'opinion commença cependant à d'émouvoir et où les mensonges des journaux ne suffirent plus.
Alors,--honte indicible!--un ministre, un Canadien-français, n'hésita pas à peser sur l'opinion de tout son poids, en intervenant personnellement dans cette sale besogne!
Sir Hector Langevin déclara, à Rimouski, qu'on avait tort de s'alarmer;--que le gouvernement accorderait tous les délais nécessaires;--et que Riel ne serait pas pendu, avant qu'une commission de médecins eut statué sur son état mental.
C'était une fourberie de plus.
On sait maintenant qu'il n'a jamais dû être, qu'il n'a jamais été nommé de commission médicale.
Mais, à cette époque, il s'agissait de préparer les esprits à accepter sans trop de murmures le déni de justice de la cour du banc de la reine à Winnipeg et celui du conseil privé d'Angleterre.
Ce n'était pas trop, pour y parvenir, que de faire prêter à un chevalier des ordres de Sa Majesté une fausse promesse.
Et sir Hector Langevin fit cette promesse. QUATRIÈME MENSONGE!
A la même date, deux journaux ministériels, la Minerve et le Monde, se préoccupaient beaucoup de l'inconvénient qu'il pourrait y avoir pour les ministres, dans la sympathie que manifestaient envers la cause de Riel, les membres du clergé et les catholiques les plus ardents.
Toute une campagne fut entreprise, pour déconsidérer Riel dans l'opinion du clergé.
On nia ouvertement qu'il eut les sympathies des prêtres du Nord-Ouest.
On retraça, jour par jour, des récits d'égarements religieux qui devaient faire considérer Riel comme étranger à la communion catholique.
Qu'y avait-il de vrai là-dedans?
Il est possible que beaucoup d'hallucinations aient traversé ce cerveau surexcité. Mais, dans tous les cas, il est certain qu'on avait odieusement exagéré et dénaturé les faits.
Nous en avons deux preuves palpables.
La première, c'est que Riel a été constamment assisté par le P. André et est mort en bon catholique.
La seconde c'est que, jusqu'au dernier moment, Mgr. Grandin n'a cessé d'intercéder en faveur du condamné. On avait donc menti une fois de plus. CINQUIÈME MENSONGE!
Au lendemain du rejet du pourvoi de Riel par le conseil privé, le Monde s'était écrié: «Les avocats libéraux ont fait tout ce qu'ils ont pu pour faire pendre Riel. Heureusement ils n'ont pas réussi à tout perdre. Leur tâche est finie: la nôtre commence!»
Allégation et promesse qui ont eu une portée incalculable;--car les dires du journal officieux ont eu pour effet, de persuader aux députés conservateurs que le gouvernement avait un programme arrêté d'avance, en vue de sauver Riel; et cette assurance les a empêchés d'intervenir à temps, sinon pour modifier l'opinion de Sir John A. Macdonald, au moins pour imposer la retraite des trois ministre canadiens-français et pour mettre par là le gouvernement dans l'impuissance d'agir. SIXIÈME MENSONGE!
Mais pendant ce temps on avait obtenu ce qu'on voulait.
On avait permis aux orangistes de faire dire à sir John: «Vous ne pouvez pas nous refuser la tête de Riel, puisque des journaux canadiens-français, eux mêmes, déclarent son crime indigne d'excuse.»
Et on avait permis à Sir John A. Macdonald de dire à ses trois satellites canadiens-français dans le conseil des ministres: «Vous ne pouvez pas soutenir sérieusement que vos compatriotes tiennent à la vie de Riel, puisqu'en dehors des réclamations des libéraux, nos ennemis, il n'a pas été fait auprès de nous une démarche, PAS UNE SEULE pour le sauver!»
Notre malheureux frère métis a payé de sa vie ce raisonnement astucieux.
Puisse ce fatal exemple nous détourner à jamais de cette politique de mensonge, d'hypocrisie et d'apparence, par laquelle nous avons été trop longtemps gouvernés!
Riel n'est pas seulement une victime politique!
C'est un martyr!
Si sa mort, qui est à la fois un acte de barbarie et un soufflet insolemment jeté à toute une race, a été pour nous une dure leçon, tâchons qu'elle soit un enseignement.
En entreprenant le douloureux récit du procès et de la mort de Riel, plus d'une fois la plume nous est tombée des mains!
Nous avons voulu cependant continuer jusqu'au bout cette véridique histoire.
Il faut que tout le monde la connaisse et s'en souvienne, au jour des comptes à rendre.
Le meurtre de Regina est pour nous une menace, et en même temps il nous impose de grands devoirs.
Aucun patriote n'y faillira; car si, ce qu'à Dieu ne plaise, nous devions les déserter, c'est que nous n'aurions plus de sang dans les veines. On pourrait écrire sur le livre des destinées: Fin du Canada-français. Nous serions un peuple avili et mûr pour l'esclavage.
Tout le monde savait, depuis l'automne de 1884 qu'une insurrection était en préparation au Nord-Ouest. Personne ne s'en cachait. Le gouvernement en était averti, mais il ne semblait s'en préoccuper à aucun degré. Lors de l'inspection de fin d'année en vue de l'éventualité d'une prise d'armes, les chefs des districts militaires avaient signalé au ministre de le milice qu'on manquait de tout; ils lui avaient indiqué, en même temps, ce dont ils avaient besoin pour être en mesure de se mettre en campagne, le cas échéant. Mais Sir A. P. Caron avait fait la sourde oreille. Il n'était pas encore devenu le Carnot du régime actuel; et ses opérations de stratégiste se bornaient à faire évoluer à Ottawa, au profit de ses intrigues personnelles, un certain nombre de castors, qui savent maintenant ce que vaut le personnage dont ils ont trop longtemps été dupes.
A envisager les choses de près et à voir la quiétude avec laquelle le gouvernement semblait vaquer à son sommeil ordinaire, un oeil exercé eut pu croire que, si l'on ne faisait rien pour prévenir la révolte, c'est qu'on n'était pas fâché qu'elle eut lieu et qu'on avait ses raisons pour cela.
Il faut tout dire.
Il y a, dans le Nord-Ouest, une bande de jobbers, de contracteurs, d'officiers et de fanatiques, pour lesquels la révolte a été une excellente aubaine.
Des gens, qui ont entrepris de supprimer au Nord-Ouest la langue française, y ont trouvé le moyen d'exercer contre les malheureux Métis une répression impitoyable.
Des compagnies puissantes à Ottawa, qui passaient généralement pour faire depuis quelque temps de médiocres affaires avec le commerce des pelleteries et celui des terrains, ont trouvé, comme pourvoyeurs des troupes, le moyen d'encaisser cette année des bénéfices inespérés.
Les fournitures à l'armée, sans parler du maraudage et du pillage, ont enrichi tant de monde, que le Nord-Ouest deviendrait pour quelques aventuriers un véritable eldorado, s'il pouvait y avoir une insurrection, au commencement de chaque printemps.
Ces répressions n'auraient pas eu lieu, ces dividendes n'auraient point été encaissés, ces bénéfices plus ou moins illicites n'auraient point fait la fortune de ceux qu'ils ont enrichis, si le gouvernement avait pris les mesures nécessaires pour éviter l'insurrection; et si, de son côté, le ministre de la milice ne s'était point endormi dans une quiétude, qui l'a obligé plus tard à se livrer pieds et poings liés à la compagnie de la Baie d'Hudson et à divers autres contracteurs, pour le transport, l'entretien et la nourriture des troupes.
Ce serait une chose trop horrible que de supposer que certaines personnes, même étrangères au gouvernement et trompant les ministres, aient favorisé en sous main la rébellion, pour rendre la répression indispensable et pour en profiter. Mais nous ne remplissons ici qu'un rôle de chroniqueur, et il nous faut bien dire les bruits qui ont couru, quand ils ont couru avec persistance.
De tels faits ne sont malheureusement pas hors de toute croyance. Quiconque connaît un peu l'histoire contemporaine de la France, n'ignore point comment les insurrections se sont faites pendant longtemps en Algérie, lorsqu'un officier général avait besoin de gagner un grade; et comment il n'y a plus eu une seule insurrection, depuis que le régime politique de la France est changé et que les militaires n'ont plus le droit de les inventer eux-mêmes. Les personnes qui auraient encore à s'éclairer sur ce point, pourront lire avec profit Le Dernier des Napoléons, de M. le baron de Hubner, ancien ambassadeur d'Autriche à Rome, et l'histoire anglaise de la guerre de Crimée, par Alexander William Kinglake.
Quoiqu'il en soit, les ministres d'Ottawa ne sauraient prétendre que les réclamations des Métis les avaient pris au dépourvu.
M. Chapleau, secrétaire d'état, écrit aux habitants du Fall River, à la date du 16 juin dernier: «Si les Métis avaient des griefs sérieux contre le gouvernement canadien, la voie de la pétition leur était ouverte comme à tout citoyen libre...»
Hélas! les malheureux Métis avaient usé de la voie de la pétition au point d'être beaucoup mieux édifiés que M. Chapleau sur sa complète inefficacité.
Ce que l'on ne sait pas assez, ce qui est tellement fort qu'on ne voudra pas le croire dans l'avenir, c'est qu'ils pétitionnaient depuis huit ans sans obtenir de réponse!
Depuis huit ans; car la réclamation qu'il renouvelaient encore au mois de mars dernier, datait officiellement de juin 1878, et avait donné lieu, pendant cet espace de temps, à soixante-douze pétitions restées sans réponses!
Et que réclamaient-ils?
Ils réclamaient le droit de vivre, sans être exposés chaque jour à être chassés de leurs demeures comme des troupeaux de bêtes!
La cession que la compagnie de la Baie d'Hudson avait faite, en 1870, de ses droits au gouvernement canadien, avait transformé la terre libre et ouverte au premier occupant en terre domaniale.
Le gouvernement s'arrogeait le droit de vendre la terre, de la donner à la compagnie du Pacifique Canadien, de la concéder à des immigrants ou à des amis politiques; mais, en échange de la terre libre sur laquelle avaient vécu leurs pères, les Métis réclamaient l'allotissement d'une quantité de terrains suffisante pour eux et leur famille.
L'acte de 1870 avait réservé 100 arpents à chacun des Métis de Manitoba.
Les métis de la Saskatchewan, de la rivière Qu'Appelle et de la Rivière Rouge demandaient à ce que le droit--ou pour mieux dire--à ce que l'indemnité accordée à titre de compensation, fût la même dans le territoire du Nord-Ouest que dans le Manitoba.
Ils demandaient, en outre, à ce qu'on ne leur attribuât pas 100 arpents n'importe où, et à ce qu'on ne les délogeât pas de leurs habitations sur le bord des fleuves, pour leur offrir une concession hypothétique dans des régions inaccessibles.
Et ils attendaient une réponse depuis le mois de juin 1878!
Une première fois leur demande avait été soumise à l'enquête.
Une seconde fois on avait consulté Mgr Taché, qui avait insisté sur l'urgence de donner satisfaction aux Métis. (29 janvier 1879).
Mais le gouvernement n'avait pas tenu compte de la réponse.
Une autre fois, le marquis de Lorne donnait de bonnes paroles au représentant du district, M. Clarke; et, en même temps, on lui répondait d'Ottawa: «Votre lettre a été réservée pour la considération spéciale du ministre.» (14 avril 1882).
Mais le ministre ne considérait rien, et tout restait comme devant.
En 1883, le conseil supérieur du Nord-Ouest renouvelait la même demande, sans plus de succès; et en 1884, Sir Hector Langevin déclarait aux Métis, lors de son passage au Nord-Ouest, que leurs demandes étaient parfaitement raisonnables et qu'il serait bon de les consigner par écrit!!
Cependant ce n'est pas tout. A défaut de réponse, les Métis voyaient apparaître, de temps à autre, des arpenteurs qui divisaient méthodiquement le terrain en carrés selon le système des townships; et comme les terres des Métis n'étaient point carrées, ni de la dimension voulue, il arrivait que l'arpenteur figurait une ligne, coupant leur champ en deux ou coupant leur cabane en biais et leur cheminée par la moitié. C'était la limite d'une concession à venir.
D'autres fois, il arrivait qu'un étranger débarquant au milieu d'eux, avec un plan à la main, leur apprenait que leur maison était située sur la concession qui venait de lui être faite, et les invitait à déloger, sans tambour ni trompette.
Quant à tenter d'obtenir pour soi-même une concession quelconque, c'était prendre une peine inutile. Aux pétitions collectives, le gouvernement ne répondait pas. Aux demandes individuelles, les bureaux répondaient invariablement: «qu'ils avaient le regret de vous annoncer qu'il ne pouvait y être donné suite, une application antérieure ayant été faite à Ottawa pour le même terrain, par une autre personne.»
Un jour, on s'étonna, sur les bords de la Saskatchewan, que tant d'applications antérieures eussent été faites par des personnes qu'on ne voyait jamais apparaître; et on imagina, pour en avoir le coeur net, de demander, en un coin imaginaire, la concession d'un terrain et d'un pouvoir d'eau qui n'existaient pas!
La réponse tarda quelque temps; puis elle arriva, avec sa déplorable monotonie «une application antérieure avait été faite par une autre personne,» sur le terrain qui n'existait pas!
Probablement, le bureaucrate, alléché par la description imaginaire du demandeur en concession, s'était dit qu'il convenait de réserver une telle aubaine à un parent ou à un ami; et il avait envoyé sa réponse, en négligeant de vérifier sur le plan l'existence et la condition du terrain!
Les choses en étaient là, lorsque les Métis, las de pétitionner et ne songeant point encore à la révolte, mais désireux d'avoir à leur tête un homme instruit, actif et capable de faire réussir enfin leurs requêtes, songèrent à réclamer l'assistance de Riel (juin 1884).
Louis Riel vivait fort paisiblement, avec sa famille, dans le Montana, lorsque les délégués des Métis, parmi lesquels figuraient des Anglais, firent un voyage de plus de 700 milles pour lui demander de venir se fixer parmi eux.
Il leur répondit dans les termes suivants:
MESSIEURS.--Vous avez parcouru plus de 700 milles du pays de la Saskatchewan, traversé la ligne de frontière internationale pour me faire une visite.
Les communautés au milieu desquelles vous viviez vous ont envoyés comme délégués pour me demander mon avis sur plusieurs difficultés qui ont rendu malheureux le Nord-Ouest britannique, sous l'administration d'Ottawa. De plus, vous m'invitez à vous accompagner et à établir ma demeure parmi vous, dans l'espérance que ma présence servira à améliorer votre condition. Votre invitation est pressante et cordiale; vous voulez que je vous accompagne avec ma femme et mes enfants; je pourrais m'excuser et dire: «non, merci!» et pourtant vous m'attendez; je n'ai donc qu'à me préparer; vos lettres de délégation m'assurent d'une réception amicale.
Messieurs, votre visite personnelle me cause une grande joie, et, je me glorifie ne même temps de l'honneur que vous me faites, mais le caractère officiel de votre visite lui donne une tournure tout à fait remarquable, et je considérerai ce moment comme un des plus heureux de ma vie,--un événement que ma famille se souviendra toujours, et j'espère qu'avec l'aide de Dieu, mon appui vous sera utile afin que cet événement soit une bénédiction pour vous et pour moi, qui en ai eu beaucoup, cette année, la quarantième de mon existence. Il vaut mieux être franc--je ne crois pas que les conseils que je vous donnerai, tandis que je serai dans ce pays, concernant les territoires du Canada, auront aucune influence de l'autre côté de la frontière; mais la question peut être envisagée d'un autre point de vue: D'après les clauses 31 et 32 du traité de Manitoba, j'ai droit à certaines terres, dont j'ai été privé directement ou indirectement par le gouvernement du Canada. Nonobstant le fait que je sois devenu citoyen américain, ma réclamation pour ces terres est encore valide; par conséquent, mes intérêts étant les mêmes que les vôtres, j'accepte votre bonne invitation, et j'irai passer quelques mois parmi vous, dans l'espérance qu'à force d'envoyer des pétitions, nous obtiendrons du gouvernement le redressement de tous nos griefs.
L'élément métis forme une partie considérable de la population du Montana, et si nous comptons les blancs qui, par suite de mariages ou autrement ont intérêt à sauvegarder les privilèges des Métis, il est évident, qu'ils forment une classe puissante. Je suis actuellement occupé à faire leur connaissance, et je suis un de ceux qui aiment à voir régner parmi eux l'union. De plus, j'ai fait des amis et des connaissances parmi lesquels j'aime à vivre. Je vous accompagnerai, mais je reviendrai en septembre.
J'ai l'honneur d'être, messieurs les délégués,
Votre humble serviteur,
LOUIS RIEL.
Le journal Le Manitoba, qui depuis a obéi à l'ordre d'injurier Riel, écrivait en ce temps là: «On dit que M. Riel revient avec sa famille. Oh! s'il pouvait seulement avoir l'heureuse idée de demeurer constamment parmi nous. Cet homme ne peut faire que du bien à ses concitoyens...»
Et le 10 août suivant, Sir A. P. Caron, en villégiature à la Rivière-du-Loup, donnait un dîner politique auquel assistaient Sir John A. Macdonald et une dizaine de conservateurs de la province de Québec. Le chef du cabinet y déclara: «que la présence de Riel au Nord-Ouest n'avait rien d'inquiétant pour le gouvernement, que tout au contraire elle favorisait ses vues, et que le chef métis travaillait à concilier les intérêts des populations avec ceux de la couronne, qu'il méritait de la reconnaissance plutôt que du blâme.»
Le 5 septembre, une grande réunion, dont le Manitoba a rendu compte, se tint à Saint-Laurent, et adopta, sur la proposition de Riel, les propositions suivantes:
Nous voulons,
1° La subdivision des territoires du Nord-Ouest en provinces.
2° Pour les habitants du Nord-Ouest des avantages semblables à ceux qui ont été accordés en 1870 aux habitants du Manitoba.
3° Une concession de 240 acres de terre aux Métis qui n'ont pas encore reçu de concession.
4° La concession immédiate par lettre patente des terrains actuellement occupés par les Métis.
5° La mise en vente, par le gouvernement, de 500,000 acres de terre; le produit de cette vente devant être placé à intérêt pour subvenir aux besoins des Métis pour l'établissement d'hôpitaux, d'orphelinats et d'écoles, ou encore pour fournir aux pauvres gens des charrues ou d'autres instruments agricoles et des semences.
6° La mise en réserve de 100 cantons (townships) dans des terrains marécageux et qui ne seront probablement peuplés d'ici à longtemps; ces terrains devant être distribués aux enfants des Métis de la prochaine génération et pendant 120 ans, chaque enfant devant recevoir sa part à l'âge de 18 ans.
7° Une subvention d'au moins 1,000 piastre pour établir un couvent dans les établissements considérables des Métis.
8° L'amélioration dans les conditions du travail des Sauvages pour les empêcher de mourir de faim, et un plus grand soin de leur personne.
Mgr Grandin, évêque de Saint-Albert, le R. P. Fourmond, le R. P. Touze, le R. P. Lecoq, assistaient à cette assemblée, et Mgr Grandin fut vivement prié par les Métis de faire connaître son opinion.
«Parmi ces propositions, dit Sa Grandeur, il y en a qui touchent de trop près à la politique, celles-là nous sont indifférentes et nous ne voulons nous en mêler aucunement, parce qu'elles n'ont qu'un intérêt douteux pour la population et la religion. Quant aux autres, nous nous en occupons depuis longtemps; et nous nous sommes efforcés de les faire admettre par le gouvernement; nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour obtenir justice; nous avons même obtenu des promesses que nous croyions officielles; aujourd'hui, nous constatons avec regret qu'elles ont été oubliées, nous partageons votre mécontentement et nous n'avons pas manqué de nous plaindre auprès des autorités...»
Malheureusement, ni ces plaintes, ni les pétitions, ni les autres réunions qui se tinrent pendant l'automne et pendant l'hiver ne purent décider le gouvernement à sortir de son mutisme. La consigne à Ottawa était de ronfler; et chacun sait comment Sir David Macpherson s'en acquittait, à la satisfaction du maître.
Sir John A. Macdonald avait eu cependant une idée qui est le résumé de toute sa politique. Il avait eu l'idée de ne rien accorder aux Métis, et de les faire taire en achetant leurs chefs.
C'est ainsi que Schmidt avait été nommé commis au bureau des terres de Prince Albert, Dumas, instructeur des Sauvages, et que des offres avaient été faites à Dumont et Isbester.
Mais, pendent ce temps-là, on n'aboutissait à rien. Le mécontentement et l'agitation des esprits augmentaient de jour en jour. Des nouvelles spoliations étaient commises par des spéculateurs; et les arpenteurs soulevaient incessamment de nouvelle réclamations.
Tout était mûr pour la révolte. Nous verrons, plus tard, comment elle se produisit, et qui tira le premier coup de feu. Mais il est dès à présent prouvé que les griefs des Métis étaient fondés;--qu'ils étaient soutenus depuis huit ans par les autorité ecclésiastiques;--que, depuis huit ans, on n'avait pas su leur rendre justice; on n'avait pas même su leur répondre, et que s'il y a jamais eu un soulèvement excusable au monde, c'est celui de pauvres gens que, ayant usé de tous les moyens légaux pour faire valoir leurs droits, ont été constamment trompés, remis au lendemain et, finalement, n'ont rien pu obtenir.
On peut apprécier différemment la conduite de Louis Riel en 1871 et en 1885.
Il y a quelques individus, se disant Canadien-français, qui ne manquent pas une occasion d'insulter les patriotes de 1837.
Ce sont les mêmes qui n'ont cessé d'insulter Riel.
D'autres, qui ne sont pas des traîtres, ont hésité, au moment où l'on se battait au Nord-Ouest, et nous comprenons leur hésitation.
Tout homme, qui a eu le malheur d'être placé par les circonstances à la tête d'un mouvement insurrectionnel, est responsable même de ce qu'il n'a pas voulu faire; il est exposé à être condamné par tous ceux qui mettent le respect de la loi écrite au-dessus du droit naturel et des principes d'humanité foulés aux pieds.
Mais, dans tous les cas, il y a trois qualités qu'on ne refusera pas à Riel.
D'abord, c'était un brave. Ses calomniateurs ont essayé, même sur ce point, de ternir sa renommée. Mais la façon dont il est mort, ferme la bouche à la calomnie et rend témoignage de la fermeté de son âme.
Ensuite, son désintéressement était indéniable; son dévouement à ses frères a été le guide de toute sa vie; et c'est pour eux qu'il est mort. Là encore la calomnie a essayé de l'atteindre. On l'a représenté comme un ambitieux vulgaire. Mais de telles accusations ne résistent pas à l'examen. Riel vivait heureux et tranquille au Montana, lorsque les Métis du Nord-Ouest sont venu réclamer son appui. Il n'avait rien à gagner avec eux, il avait tout à perdre. Il n'a pas hésité un instant devant ce qu'il considérais comme un grand devoir à remplir; un grand devoir qui l'a mené à l'échafaud, mais qui sera peut-être l'origine de l'émancipation d'une race.
Une troisième qualité qu'on ne saurait contester à Riel, c'est la séduction profonde qu'il exerçait sur tous ceux qui avaient affaire à lui.
Cette séduction ne venait point seulement de l'éloquence abondante et mêlée d'une inexprimable douceur, dont ont rendu témoignage tous ceux qui l'ont connu et qui ont assisté à ses dernières épreuves.
Ce qui faisait la toute-puissance de l'éloquence de Riel, c'est qu'on sentait qu'elle partait du coeur.
Comme tous les enthousiastes, comme tous les visionnaires, il était sujet à se tromper, à exagérer le devoir, parfois à le déplacer. Mais tous ses compagnons savaient qu'il leur était dévoué corps et âme, et, qu'au besoin, il donnerait sa vie pour eux.
Il avait pris part à l'insurrection de 1870. Il avait été vaincu, il avait été proscrit; mais il était resté pour les siens un héros légendaire. On se racontait à la veillée, les actes d'audace par lesquels il s'était rendu célèbre, et lorsqu'il revint en 1884, à la région de Prince Albert, il n'avait rien perdu de tout son prestige. Français, Anglais et Écossais, tous les Métis lui avaient tendu les mains et avaient applaudi à ses discours, parce qu'ils avaient reconnu en lui un désintéressement absolu et un dévouement sans bornes.
Ce dévouement à sa race était, chez Louis Riel, une vertu héréditaire. Lorsqu'il avait à peine cinq ans, son père avait été le défenseur et le libérateur des Métis en 1849, contre les exactions de la compagnie de la Baie d'Hudson.
Tout le monde avait encore présent à l'esprit, le souvenir de la grande lutte que M. Riel, le père, avait soutenue à une époque où les Métis étaient des serfs et où il leur était interdit de tuer, fut-ce une biche ou un rat musqué, autrement que pour en vendre la robe aux agents de la compagnie. Tout le monde savait que la conquête de la liberté du commerce avait été son oeuvre. On se souvenait de son audace et de son triomphe, le jour où un Métis français, Guillaume Sawyer, ayant été traduit pour un délit imaginaire devant un juge prévaricateur, le 17 mars 1849, onze Métis ayant Riel à leur tête étaient venus assister Guillaume Sawyer en cour, et avaient signifié au tribunal, qu'ils lui donnaient une heure pour rendre justice à Sawyer; et qu'au delà de cette heure ils se rendraient justice à eux mêmes, si justice ne leur était pas faites.
Lorsque l'heure fut écoulée, le juge Thom avait essayé de prétexter que le procès n'était pas fini. Mais Riel, père, s'était écrié: «Le temps accordé est écoulé. Le procès n'a pas sa raison d'être. L'arrestation de Sawyer a été faite en violation de tout principe de justice, et je déclare que dès ce moment Sawyer est libre.»
Devant les acclamations frénétiques des Métis, ni le gouvernement, ni le juge, ni les magistrats n'avait osé résister. Sawyer était sorti libre de l'audience. Riel obligea la compagnie à lui rendre les effets qu'on lui avait confisqués; et, de plus il avertit la compagnie qu'à l'avenir les colons entendaient avoir le commerce libre. Tous les Métis crièrent à la fois avec enthousiasme: «Le commerce est libre! le commerce est libre! vive la liberté!» en présence du juge, du gouverneur et des magistrats atterrés; et, de ce jour, le monopole oppressif de la Baie d'Hudson cessa d'exister dans le Nord-Ouest.
On dit que l'histoire se renouvelle sans cesse. Près de quarante ans se sont écoulés. Il y a encore au Nord-Ouest des tyrans et des juges prévaricateurs. Le juge Thom s'appelle aujourd'hui Richardson, et son nom est associé aux malédictions de tout un peuple. Mais il y a aussi de nobles coeurs. Gabriel Dumont a obligé ses vainqueurs eux-mêmes à lui rendre hommage; et Louis Riel a témoigné, par sa vie et par sa mort, qu'il était le digne fils de son père.
Louis Riel était né à la Rivière Rouge, en 1844, du mariage de M. Riel, père, avec Julie de la Gimodière. Sa mère, que l'agonie de son fils vient de rendre folle, était née à Sorel. Elle est Canadienne-française de père et de mère. Son grand-père Riel était Canadien-français et sa grand'mère Métisse de race française. Louis Riel est donc des nôtres. Métis, il 'était de coeur et d'âme; mais il n'avait que quelques gouttes de sang montagnais dans les veines. La naissance l'avait fait Canadien-français, et son dévouement à une cause proscrite cimentait l'union de deux races soeurs. Nos ennemis ne l'ont jamais oublié, et le crime qu'il vient d'expier à Regina ne consiste pas, aux yeux de ses bourreaux, à s'être insurgé, en compagnie d'Anglais qu'on s'est d'ailleurs empressé de mettre en liberté. Son véritable crime était de représenter l'élément français dans le Nord-Ouest en face d'un gouvernement qui a décrété que le Nord-Ouest serait une terre anglaise.
Louis Riel avait été élevé sous la direction de Mgr. Taché, et grâce à la protection de Madame Masson, mère de notre lieutenant-gouverneur.
Passé de là au collège de Montréal, il avait eu le malheur de perdre son père, le 21 janvier 1864, au moment où il commençait son cours de philosophie; et, après avoir terminé ses études, il était revenu dans la prairie, prendre son rôle de chef de famille, sans se douter des destinées qui l'appelaient à faire retentir deux fois l'Amérique de son nom.
Tout le monde sait quelle part il prit à l'insurrection de 1870, et quelle fut la cause de cette insurrection, la plus juste de toutes celles que l'histoire ait jamais eu à enregistrer.
L'union imposée en 1840 au Canada-Français avec les Anglais d'Ontario, ne pouvait plus tenir. Par une conséquence que ses auteurs n'avaient pas prévue, cette union dirigée contre la race française, avait assuré dans le parlement uni, la prépondérance de l'élément canadien-français; et cette prépondérance était telle, que la majorité conservatrice de la province de Québec avait pu faire subir aux Anglais d'Ontario des ministres, repoussés par le corps électoral de cette province. Il est bon de rappeler ce fait, en présence d'un régime sous lequel ce sont les Anglais d'Ontario qui nous gouvernent, qui nous imposent leur gouvernement, et qui viennent de mettre Riel à mort, malgré le voeu unanime du peuple canadien-français. Triste résultat de la Confédération, de la politique de Sir John A. Macdonald et de l'insignifiance servile de Sir Hector Langevin! Mais, en 1865, la situation créée par l'acte d'union ne pouvait plus se prolonger; les deux provinces n'étaient d'accord sur rien. La solution vraiment logique eût dû consister à rappeler purement et simplement l'acte d'union et à rendre à chacun sa liberté. Mais alors, personne n'y songea. Les ministres conservateurs avaient d'autres visées; et sous leur influence, le Canada s'abandonna à la dangereuse ambition de devenir un grand État. C'est ainsi que la Confédération fut faite. Comme Ontario et Québec ne pouvaient s'entendre, on leur adjoignit pour les départager, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, qui devait s'augmenter plus tard de la Colombie Anglaise et de l'île du Prince-Edouard. Comment nos hommes d'État ne s'aperçurent-ils pas que, par cette adjonction, la province de Québec passait de la prépondérance ou tout au moins de l'égalité à un état de minorité forcée; et que tôt ou tard la Confédération se retournerait fatalement contre nous? Hélas! il a fallu le gibet de Riel pour nous amener nous-mêmes à nous en convaincre!
Quoiqu'il en soit, la nouvelle Confédération fut formée et son premier acte consista à acheter à la compagnie de la Baie d'Hudson le territoire du Nord-Ouest. Les Métis furent vendus comme un vil troupeau, par un compagnie commerciale à un gouvernement qu'ils ne connaissaient pas. Ce gouvernement n'avait pas même daigné leur faire savoir qu'ils étaient devenus ses sujets; et M. McDougall s'était présenté, comme lieutenant-gouverneur, par la grâce du gouvernement d'Ottawa, avant même que l'acte de cession n'eut été régulièrement promulgué.
Non seulement on avait disposé des Métis sans eux, mais on avait disposé en même temps de la terre qui, par le fait de la cession, devenait terre domaniale et qui allait être livrée au zèle dévorant des arpenteurs.
On a dit qu'alors les Métis s'insurgèrent. Le fait est vrai, mais l'expression ne l'est pas. Les Métis étaient, depuis trois quarts de siècle, sujets de Sa Majesté Britannique, sous la gestion de la compagnie de la Baie d'Hudson. La retraite de la compagnie de la Baie d'Hudson, les rendait à eux-mêmes. Ils entendaient rester, comme par le passé, sujets loyaux de la reine. Mais ils n'entendaient qu'un acte de vente pût les livrer pieds et poings liés au gouvernement d'Ottawa. Ils avaient raison. Le 27 janvier 1870, ils établirent un gouvernement provisoire, sous la présidence de Louis Riel. Ils étaient dans leur droit.
Le gouvernement d'Ottawa le sentait si bien qu'il eut recours à l'intervention bienveillante de Mgr Taché, et qu'il fut convenu avec Sir John A. Macdonald et Sir George Cartier, qu'en vertu d'un arrangement amical, les Métis se soumettraient au gouvernement; et qu'après les arrangements conclus, une amnistie générale serait proclamée. C'est en vertu de cet arrangement, que les délégués du gouvernement canadien et ceux du gouvernement provisoire rédigèrent ensemble le bill de Manitoba.
Par malheur, la convention n'avait pas été écrite. Sir John A. Macdonald avait donné à Mgr Taché sa parole d'honneur; et le gouverneur-général avait déclaré aux délégués des Métis que la chose ne souffrait aucune difficulté, et qu'on n'attendait que la sanction de la couronne.
On sait comment Sir John A. Macdonald faussa sa parole d'honneur. Le colonel Wolseley, qui allait préluder à ses tristes exploits en Égypte par le pillage du Nord-Ouest, se présenta au fort Garry, non pas comme représentant du gouvernement canadien, mais comme représentant du gouvernement impérial, que les Métis n'avaient jamais cessé de reconnaître; et étant ainsi entré par trahison dans la place, il se conduisit en vainqueur. Les membres du gouvernement provisoire furent arrêtés et traînés en prison; et le colonel Wolseley se félicita dans un discours public «d'avoir mis en fuite les bandits de Riel.»
Malheureusement, le gouvernement, qui avait été capable de s'emparer du fort Garry par surprise, n'était pas capable de s'opposer à l'invasion des fénians; et pour se défendre, il dut recourir à la généreuse assistance de Riel et de Lépine. Cela n'empêcha pas Lépine d'être ensuite mis en jugement et condamné à mort. La tête de Riel fut mise à prix. Il n'en fut pas moins élu à la Chambre des Communes en 1873, pour le comté de Provencher.
Poursuivi et traqué par les orangistes, obligé de se déguiser et de changer de domicile au moindre soupçon, pour échapper au poignard des assassins, Riel parvint néanmoins à passer inaperçu à travers les sbires et se présenta seul au parlement, le 19 mars 1874, où il prêta serment d'allégeance comme député de Provencher, devant le greffier des Communes. Mais il fut expulsé par une majorité de 124 voix contre 68. Le 3 septembre de la même année, il était réélu pour le comté de Provencher; mais l'amnistie n'ayant point été proclamée, il ne put prendre son siège. Il n'était pas seulement loyal, il était conservateur, et un peu plus tard il abandonna son siège pour assurer la réélection de Sir George Cartier, battu dans la province de Québec. Il ne faut jamais compter sur la reconnaissance des grands de la terre, Sir John A. Macdonald vient de récompenser Riel de son dévouement à la cause conservatrice, en le faisant pendre à Regina, le frère de M. Chapleau étant shérif.
Tel était l'homme qu'après treize ans d'exil, les Métis allèrent chercher en 1884, au Montana, pour lui confier la défense de leurs droits méconnus.
Rarement plus noble tâche avait été mise entre des mains plus dignes.
Depuis l'échec de Riel, les vautours se sont abattus sur leur proie. On a décidé qu'il serait la victime expiatoire des fautes commises par le gouvernement canadien dans le Nord-Ouest. On a suscité contre le héros métis le fanatisme et les mauvaises passions. Pour ameuter l'esprit anglais, peut-être pour marquer plus cruellement par sa mort l'avilissement de l'influence française, on a cherché à transformer la question en une lutte de races; et on a présenté le mouvement métis de 1885 comme une insurrection française contre un gouvernement anglais. C'est encore un mensonge qu'il importe de relever. Il s'agissait si peu d'une lutte de races, qu'au début du mouvement, les plaintes des Écossais et des Anglais n'étaient pas moins vives que celles des Français; et que la députation envoyée à Riel au Montana comprenait plusieurs Anglais, entre autres Jackson et Isbester.
Au milieu de mars 1885, il se passa un fait au moins étrange.
Tout le monde prévoyait, depuis plusieurs mois, une insurrection; et le gouvernement était seul à n'y avoir point pris garde.
S'il y avait pris garde, il lui eut suffi de se décider à rendre justice aux Métis, pour que l'insurrection n'eut pas lieu.
Or, l'agitation croissait de jour en jour, mais aucun acte de justice n'était intervenu.
Non seulement Riel n'avait pas encore levé le drapeau de la révolte, mais il n'avait pas même renoncé à l'espérance d'une solution pacifique; et il se flattait d'intimider le gouvernement, par des démonstrations, de façon à arracher des concessions aux ministres d'Ottawa, sans être obligé de recourir à une prise d'armes.
Rien n'était donc changé à la situation, au commencement de mars. Il n'y avait pas encore d'insurrection; et il dépendait du gouvernement canadien qu'il n'y en eût jamais. S'il avait fait, à cette date, ce qu'il a été obligé de faire depuis, s'il avait accordé aux Métis les demandes dont le bien fondé a été plus tard reconnu, la paix n'aurait jamais été troublée; nos concitoyens n'auraient pas été condamnés à la dure expédition du Nord-Ouest, et une dépense de plusieurs millions de piastres aurait été épargnée au trésor public.
Chose curieuse! Le gouvernement qui n'avait pas encore trouvé une minute pour lire les réclamations des Métis, s'était, paraît-il édifié à sa manière sur la situation du Nord-Ouest; et il s'était résigné avec un coeur léger à l'idée de la guerre civile, avant que la guerre fut déclarée, avant même qu'elle fut devenue inévitable.
Cette guerre civile, ce fut la police du gouvernement que en prit l'initiative.
Le 27 mars, le major Crozier, de la police à cheval, profitant d'une altercation survenue la veille entre Gabriel Dumont et un nommé MacKay, s'était présenté aux Métis en ennemi, à la tête d'un corps de troupes.
Il avait rencontré Gabriel Dumont, escorté de vingt cavaliers: et il avait tiré le premier coup de feu sur des hommes inoffensifs.
Cette action, dans laquelle la police fut mise en déroute et perdit quatorze hommes, reçut le nom de bataille du lac aux Canards.
Il est important de constater que, ni de part ni d'autre, il n'est nié que les hommes de Crozier aient tiré les premiers.
Par une coïncidence surprenante, à cette même date du 27 mars, avant de connaître l'attaque du major Crozier, le gouvernement, qui s'y attendait évidemment, ordonnait à la batterie A de Québec, et à la batterie B, de Kingston, de former chacune un détachement de cent hommes et de se mettre aussitôt en campagne.
Cette fois-ci, comme en 1870, c'était donc le gouvernement qui avait déclaré la guerre. C'était le gouvernement qui avait entamé les hostilités contre des gens ne demandant qu'à traiter.
La mobilisation se fit rapidement
Dès le 24 mars, le général Middleton était parti pour Winnipeg, afin de se mettre à la portée des opérations éventuelles.
Le 28 mars, deux détachements des Queen's Own, le 10ème Grenadiers Royaux et la compagnie C, de l'infanterie de Toronto étaient appelés au service. Le 65ème Carabiniers de Montréal reçut pareillement son ordre de départ. Le 30 mars, deux nouveaux régiments étaient levés à Winnipeg et un détachement des gardes à pied du gouverneur prenait la route du Nord-Ouest.
Le 31 mars, le 2ème London (Ontario) et le 9ème de Québec étaient appelés au service actif.
Gros-Ours.
Ces régiments manquaient de tout. Pour les mettre en mesure de partir, il fallut que le ministre de la milice donnât un blanc seing aux colonels et les autorisât à faire coûte que coûte et d'urgence, toutes les dépenses nécessaires pour compléter l'équipement de leurs corps. On saura sans doute, d'ici peu de temps, combine de millions ce gaspillage suite de plusieurs années d'imprévoyance et d'incurie volontaire, a coûté au trésor public.
La bataille du Lac aux Canards, dont le gouvernement a assumé la responsabilité en ne désavouant pas le major Crozier, devait avoir des conséquences d'une gravité incalculable.
D'abord, elle constituait les Métis à l'état de belligérants. Riel, qui n'avait point assisté à l'engagement et qui avait conservé jusqu'à cette date l'espoir d'une solution pacifique, organisa un conseil de gouvernement, composé de douze personnes.
En même temps, les Sauvages qui n'avaient point encore pris fait et cause pour les Métis, furent enhardis par l'échec de la police, et se décidèrent à prendre part à la lutte. Le 30 mars, Gros-Ours prit le sentier de la guerre; et le lendemain sa bande procédait au massacre du Lac aux Grenouilles. Poundmaker devait plus tard suivre l'exemple de Gros Ours et infliger au colonel Otter la défaite de la montagne du Camp du Corbeau.
PIE-A-POT
Désormais, tout espoir de négociation amiable était perdu et il fallait que le sort des armées décidât.
Il n'entre pas dans le cadre de ce récit de retracer en détail la suite des événements militaires qui ont abouti à la prise de Batoche.
La lumière n'est pas encore faite sur cette partie de notre histoire.
Le Canada peut se dire, avec une légitime fierté, que ses volontaires se sont comportés héroïquement devant le feu de l'ennemi. Mais si la bravoure des soldats est restée au-dessus de tout éloge, il plane encore beaucoup d'incertitude sur le plus ou moins d'habileté des chefs et sur la façon dont les opérations ont été conduites.
D'après le témoignage d'un conservateur du Nord-Ouest, dont les affirmations n'ont jamais été démenties, les insurgés au nombre de 300 à 400, n'auraient jamais eu plus de cent combattants. Même à la plus forte escarmouche, qui fut celle de Batoche, ils n'avaient pas cinquante combattants, et la bataille a duré quatre jours. On a peine à comprendre qu'il ait fallu tant de temps et d'efforts pour aboutir à un si mince résultat.[1]
[Note 1: LA PRESSE, 24 août 1885.]
D'un autre côté, des témoins oculaires affirment qu'étant donnée la façon dont les volontaires avaient été éparpillés, par petites bandes, c'est un véritable miracle qu'ils n'aient pas été massacrés en détail; et c'est l'avis de plusieurs officiers, ayant pris part à la lutte, que si les Métis avaient eu à leur tête un militaire de profession, expérimenté dans la conduite des embuscades, notre jeune armée aurait été exposée à un véritable désastre.
Le parlement a voté néanmoins au général Middleton une récompense pécuniaire, ni plus ni moins que s'il avait gagné une nouvelle bataille de Waterloo; et le gouvernement impérial, auquel les ministres d'Ottawa avaient intérêt à faire prendre la rébellion au sérieux, a gratifié d'une décoration le commandant en chef et le ministre de la Milice.
Après tout, le gouvernement impérial qui avait déjà pris au sérieux les exploits stratégiques du général Wolseley, en 1870, ne pouvait mieux faire que de traiter, en 1885, le général Middleton en triomphateur.
Mais, la lettre adressée à M. F. X. Lemieux, par le révérend Père André, a jeté plus d'une ombre sur cette étoile naissante de l'armée anglaise.
Aujourd'hui, dit le Père André, le gouvernement se glorifie de la victoire et s'applaudit comme d'un grand triomphe d'avoir battu les Métis. Riel est condamné, les principaux Métis de Saskatchewan sont dans les fers; et dans son enthousiasme, le Parlement vote vingt mille piastres au général Middleton; tout le Canada est fier de son succès et de celui des volontaires. Nous sommes heureux comme le reste de la nation que cette rébellion soit finie, nous l'avons vivement combattue, prévoyant tous les malheurs qu'elle entraînerait avec elle. Mais je dois le dire au risque de choquer plusieurs personnes que j'aime et estime; l'armée du général Middleton s'est déshonorée par le pillage éhonté auquel elle s'est livrée, malgré la proclamation du général qui défendait de ne rien toucher, de ne rien prendre. Je ne parle pas d'après les rapports qui m'ont été fait; mais j'ai visité plusieurs fois la contrée qui avoisine Batoche, et je puis affirmer que sur une longueur de 25 milles, toutes les maisons établies sur le côté sud de la Saskatchewan ont été pillées et saccagées, et plus de 20 ont été brûlées et rasées.
Cette contrée jadis si florissante offre un spectacle affreux de désolation et de détresse qui fait mal à voir. Les volontaires ont pillé les habitants et tout ce qu'ils possédaient, leurs chevaux, leurs effets et habillements, et ils n'ont laissé aux malheureux que ce qu'ils avaient sur le dos. Le général été humain et doux à l'égard des habitants, il ne leur a infligé aucun traitement cruel, mais il a assisté impassible à tout le pillage qui se faisait autour de lui, malgré sa proclamation. Et lui-même, comme pour les encourager à piller, s'est approprié un beau cheval et une voiture d'un nommé Manuel Champagne, dont il a fait présent à Thomas Ibouri. Voilà les faits dont je suis certain, et le ministre de la milice peut affecter l'ignorance tant qu'il voudra, ces faits n'en seront pas moins vrais et réels.
Le résultat de tout cela est que nos pauvres Métis sont dans une détresse et un dénuement extraordinaires.
Je regrette que le général Middleton n'ait pas achevé son oeuvre, et qu'au pillage il n'ait ajouté le massacre, au moins il nous aurait épargné le spectacle de cette agonie prolongée que voyons devant nous.
Un tel écrit, émané d'un témoin aussi digne de foi que le Rév. Père André, est de nature à diminuer quelque peu la gloire du général en chef, dont l'unique victoire se réduit à avoir emporté en quatre jours une redoute défendue par cinquante hommes; du général en chef qui n'est parvenu à prendre de vive force qu'un cheval volé à son propriétaire; mais qui n'a pu prendre Riel qu'en lui écrivant une lettre pour le prier de se rendre, et qui, après avoir vainement poursuivi Gros Ours, n'a trouvé finalement d'autre ressources pour s'emparer de sa personne que de mettre sa tête à prix et de provoquer ainsi la trahison d'un des siens.
M. A. N. Montpetit, qui a résumé dans son livre sur Riel à la Rivière du Loup, les principaux événements de la campagne, décrit de la façon suivante les deux derniers exploits du général Middleton pendant cette campagne.
Juin, 9. Le général Middleton au Lac aux Huarts. Il traverse sur un radeau. Il abandonne la poursuite de Gros-Ours. Le pays est infranchissable.
Juin, 22. Le général Middleton, après s'être remis à la poursuite de Gros-Ours, y renonce une seconde fois et décide de renvoyer les volontaires dans leurs foyers.
Ce bulletin d'une concision expressive, ne ressembla pas précisément à un bulletin de la Grande armée, et il nous autorise à ne point porter M. le général Middleton en triomphe.
La personnalité que la campagne du Nord-Ouest a mis hors de pair, ne figure point dans le camp des victorieux, mais dans celui des vaincus: c'est celle de Gabriel Dumont.
QUEUE-D'AIGLE
Par son énergie, par sa bravoure, par l'influence qu'il a su acquérir sur ses compagnons, Gabriel Dumont s'est fait une place à part. Les Métis le considèrent comme un héros. Ils racontent de lui des traits de bravoure romanesques dignes des Trois Mousquetaires de Dumas. Sir John A. Macdonald lui a rendu justice en plein parlement en ajoutant, il est vrai, que s'il l'avait entre ses mains, cela ne l'empêcherait pas de le faire pendre. De son côté, Mgr Taché dit de lui: «Dumont est un héros d'un autre âge, brave comme un lion, inaccessible à la peur, désintéressé, fort comme un Hercule, connaissant le pays comme pas un; c'est le vieux type des trappeurs d'autrefois.» Gabriel Dumont est en liberté aux États-Unis. Un jour ou l'autre, nous entendrons encore parler de lui. Dieu veuille que, ce jour-là, nos affaires soient mieux conduites et que l'injustice unie au fanatisme n'ait à faire parmi nous de nouvelles victimes.
Le général Middleton avait adressé à Riel la lettre suivante:
BATOCHE, 11 mai.
MONSIEUR RIEL.
Je suis prêt à vous recevoir, vous et votre conseil, et à vous protéger jusqu'à ce que le gouvernement ait pris des mesures à votre égard.
Il n'y a pas un militaire, ayant le sentiment de sa position et de sa responsabilité, qui ne soit prêt à déclarer que cette lettre comportait la garantie que celui à qui elle était adressée, aurait la vie sauve, s'il consentait à faire sa soumission. C'était un engagement d'honneur.
On sait comment il a été faussé.
Riel s'est rendu le 15 mai. Il a été immédiatement dirigé sur Regina. Le gouvernement lui avait préparé un tribunal, choisi tout exprès pour le condamner sans l'entendre; et le premier acte de ses geôliers a été de faire subir à l'homme, que le général Middleton avait traité comme belligérant, le supplice inutile et odieux des fers et du boulet.
Cet acte de barbarie ne saurait être considéré comme le résultat de l'excès de zèle d'un subalterne féroce, car Sir John A. Macdonald en a assumé la responsabilité devant le parlement, dans la séance du 7 juin, en réponse à une interpellation de M. Laurier.
Si le Canada avait été administré par un gouvernement soucieux de sa bonne renommée devant l'étranger et devant l'histoire, il semblait, au lendemain de la pacification, qu'une amnistie générale s'imposât.
S'il est vrai qu'une insurrection politique mérite à tout le moins des circonstances atténuantes, lorsque ceux qui ont eu recours aux armes, y ont été en quelque sorte contraints par d'intolérables souffrances et des dénis de justice persistants, nulle cause n'était plus digne de pardon que celle des Métis.
Jamais griefs n'avaient été plus fondés. Tout le monde l'a reconnu. Mgr Taché et Mgr Grandin l'ont proclamé tour à tour. Le gouvernement lui-même été obligé d'en faire indirectement l'aveu, en accordant aux Métis, après la révolte, ce qu'ils réclamaient vainement depuis hui années.
Des scripts on déjà été remis à plus de deux mille Métis.
Il résulte de ces concession tardives, la preuve évidente que les Métis avaient raison de se plaindre, et la preuve non moins convaincante que, sans l'insurrection ils n'auraient rien obtenu.
Si l'on ajoute à cette démonstration, que les Métis n'ont pas tiré le premier coup de feu; et que des spéculateurs, des aventuriers, des agents subalternes du gouvernement sont véhémentement suspects d'être les véritables instigateurs de l'insurrection, alors l'amnistie ne se présentait plus seulement comme un acte de clémence, mais comme un devoir de justice.
Malheureusement, le gouvernement de Sir John A. Macdonald ne l'entendait point ainsi.
Plus les Métis avaient raison, plus les ministres considéraient qu'il fallait que Riel mourût. Admettre des circonstances atténuantes à l'insurrection, cela équivalait à déclarer les ministres coupables. Coupables! Ils l'étaient et ils le savaient. Mais ils ne voulaient pas qu'on le dit, ni surtout que les électeurs canadiens le crussent. Ils se figurèrent que pour couvrir devant le public l'énormité de leurs fautes passées, il importait d'abord de tuer Riel.
Mais il ne suffisait pas de le tuer; il fallait en même temps travailler à faire le silence sur cette sombre histoire de plus huit années de vexations, de fraudes et d'abandon.
De ce jour, tous les efforts du gouvernement furent consacrés à un double but:
Organiser une comédie judiciaire, dans des conditions telles que Riel ne pût en aucun cas échapper à la corde.
S'assurer d'un juge assez vil, pour qu'on fût bien certain qu'il n'y aurait qu'un faux semblant de débat; et que les ministres ne seraient point exposés à voir dérouler, devant le jury et devant le pays, la longue série des griefs, peut-être des instigations d'agents provocateurs, qui avaient mis aux Métis les armes à la main.
En un mot, il fallut empêcher avant tout de faire la preuve que les Métis n'étaient pas des insurgés, mais de pauvres gens en état de légitime défense.
Malheureusement, la législation des territoires du Nord-Ouest allait mettre entre les mains d'un gouvernement prévaricateur, les moyens de tout oser et de tout faire.
PRISON DE REGINA
Les Actes des territoires du Nord-Ouest, votés par le parlement canadien, en violation du droit commun anglais, établissent que les crimes commis dans le Nord-Ouest seront jugés par un simple magistrat stipendiaire, assisté d'un juge de paix, et avec le concours de six jurés choisis par le juge.
Cette justice expéditive et sommaire avait été établie en 1875 alors que le pays était presque inhabité, dans le but de statuer, comme on statue au désert, sur des actes de maraude, des meurtres entre sauvages ou des vols de bestiaux. Mais personne n'avait jamais considéré qu'une telle législation dût s'appliquer à l'un des plus grands procès politiques du siècle.
L'Acte de 1877, voté sous l'administration libérale, avait même expressément réservé le cas où il se présenterait une cause grave et réclamant des garanties spéciales. Il déclarait que, dans tout procès emportant la peine capitale, l'accusé pourrait réclamer que les débats eussent lieu devant la cour du banc de la Reine de Winnipeg, avec le concours d'un jury régulier et l'ensemble des garanties contenues dans la loi de procédure criminelle de Manitoba.
Mais, un an après le vote de cette loi qui laissait quelques garanties aux accusés, sir John A Macdonald était entré au pouvoir; et le premier soin du chef orangiste avait été d'organiser systématiquement la tyrannie et le déni de justice, en soumettant les Actes du Nord-Ouest à une refonte générale.
Dans cette refonte qui a pris le d'Acte de 1880, et qui est l'oeuvre personnelle de sir John A. Macdonald, on a conservé toutes les mesures d'exception prévues par la législation antérieure: le magistrat stipendiaire, les six jurés nommés par le juge, etc. Mais en prenant toute ces mesures à son compte et en les sanctionnant à nouveau, la majorité conservatrice a rayé méthodiquement du nouveau bill, les garanties précédemment introduites par les libéraux et destinées à tempérer ce que cette législation exceptionnelle pouvait présenter d'abusif.
Sous l'empire de la loi votée par le ministère libéral, Louis Riel eût été jugé à Winnipeg, par un juge de la cour du banc de la Reine, assisté de douze jurés, dont six parlant la langue de l'accusé, et sur la liste desquels celui-ci aurait le droit d'en récuser vingt.
Mais Sir John A. Macdonald, prévoyant l'éventualité de la terreur à rétablir un jour dans le Nord-Ouest, avait eu la précaution de faire détruire par sa majorité, cette disposition protectrice du droit des accusés.
Et il avait trouvé un Parlement, qui avait consenti à voter, sur sa demande, ce règlement inouï, aux termes duquel un citoyen libre, privé de toutes les garanties de l'habeas corpus et du jugement par ses pairs, est livré à la merci d'un officier de police subalterne, et où cet officier de police, qui n'est pas un juge, exerce le droit de vie et de mort, à la seule condition de se faire assister (amère dérision!) par six marionnettes désignées par lui et faisant mine de remplir les fonctions de jurés.
Nul Canadien n'est censé ignorer la loi. Mais très peu de Canadiens avaient feuilleté les Actes des territoires du Nord-Ouest, avant le procès de Riel. A la date du 21 juin, les avocats de Riel eux-mêmes étaient assez peu fixés, et dans tous les cas bien loin de prévoir la stupéfiante juridiction à laquelle leur client allait être soumis; car ils se rendaient à Ottawa, pour demander à Sir John de faire juger Riel devant la Cour suprême; et Sir John, évitant avec soin de démasquer trop tôt ses batteries, se bornait à leur faire une réponse évasive.
Ce fut le journal La Presse qui souleva, le premier, la question légale, et qui fit connaître les textes au public, en révélant ainsi le péril auquel la défense était exposée. En même temps, La Presse indiquait le remède; et elle invitait le gouvernement à profiter de ce que les chambres étaient encore en session, pour faire voter d'urgence un bill qui eût assuré à Riel un jury régulier.
Mais demander au gouvernement de lâcher lui-même sa proie, c'était peine perdue, c'était presque naïf; et malheureusement les députés, qui eussent pu, au défaut du gouvernement prendre l'invitation pour leur compte, ne semblèrent point y prendre garde.
Cependant, le 16 juillet, à la séance du soir, quelques instants avant que Sir John A. Macdonald déposât la proposition qui allouait au général Middleton une gratification de $20,000, M. Bergeron--auquel il devra être tenu compte de cette initiative--demandait au gouvernement de faire modifier la loi de façon à donner à Riel la garantie d'un jury mixte.
Sir Hector Langevin répondit, en donnant l'assurance que Riel aurait un procès régulier et que le jury serait choisi dans de hautes conditions d'impartialité!
Cette promesse, qui précédait de deux mois celle de la commission médicale, a eu le sort que chacun sait. Désormais, le nom de Sir Hector Langevin est devenu synonyme de celui de parole faussée.
A la veille de la prorogation du Parlement, M. le sénateur Trudel avait fait au Sénat la même demande, et il lui avait été répondu que «le gouvernement n'avait pas considéré la question.»
C'était un autre mensonge.
Le gouvernement avait si bien considéré la question, qu'il savait que l'Acte des territoires du Nord-Ouest l'autorisait à y rendre exécutoire, par simple proclamation du gouverneur en conseil, toute loi de droit commun antérieurement votée par le Parlement du Canada.
Seulement, au lieu d'user ce cette faculté de donner à Riel un juge et un jury, le gouvernement s'en était servi, après une minutieuse étude, pour modifier au détriment de l'accusé, les règles de procédure qui eussent pu créer, en sa faveur, un cas de nullité et lui donner quelque chance d'échapper à la mort.
Ainsi, comme on avait oublié d'écrire l'indictment sur parchemin, une proclamation du gouverneur-général en conseil déclara, avec effet rétroactif, que la disposition de loi aux termes de laquelle le parchemin a cessé d'être obligatoire, serait considérée comme applicable aux territoires du Nord-Ouest.
C'était la façon dont les ministres entendaient user de leurs attributions pour améliorer le régime judiciaire du Nord-Ouest!
Cependant l'ensemble des mesures prises n'était pas encore complet.
Les ministres avaient entre les mains, grâce à l'acte de 1880, une législation qui leur permettait de tout faire avec impunité. Il leur fallait un instrument assez pervers et assez dépourvu des moindres instincts de la conscience et de l'honneur, pour appliquer cette législation avec toute la férocité qu'elle comporte.
Il est triste de dire que plusieurs magistrats avaient brigué la fonction de juger Louis Riel.
Entre tous, le gouvernement crut avoir trouvé son homme, en faisant choix de Richardson.
A une époque déjà ancienne, bien des scélérats sinistres ont déshonoré en Angleterre le siège du juge, prostitué la justice et transformé odieusement la loi en machine à persécutions politiques et à meurtres judiciaires. Jeffries, sous Jacques II, a laissé un nom qui dépasse en horreur les souvenirs les plus atroces des temps de barbarie. En Irlande, Lord Norbury, Sir William Parsons, que subornait des témoins pour se faire dénoncer ses ennemis, les jugeait, les condamnait à mort et se faisait ensuite adjuger leurs biens confisqués, ont donné l'exemple de tout ce qu'on peut attendre de la corruption associée à la férocité, en un temps où les passions et le fanatisme sont déchaînée. Quand on dressera, pour recueillir les noms de tous ces hommes et les clouer au pilori de l'histoire, un livre de sang, Richardson, venu un siècle plus tard aura le droit d'y réclamer sa place et de fermer la liste des magistrats voués à l'exécrations des siècles à venir.
Richardson, quoique La Minerve ait essayé de faire croire le contraire, est orangiste et conservateur.
Il appartient à une famille conservatrice d'Ontario, dont Sir John A. Macdonald a voulu récompenser les services électoraux, en appelant cet homme à un emploi salarié au département de la justice à Ottawa, en 1869. Depuis cette date jusqu'en 1877, il s'y éleva de degré en degré, toujours grâce de Sir John A. Macdonald, et lorsque l'avant dernière administration conservatrice prit fin, en 1875, il avait remplacé pendant un an le député ministre.
M. Mackenzie, en arrivant au pouvoir, ne sut que faire de cet adversaire politique dont l'incapacité déjà proverbiale égalait l'importance bouffie. Au lieu d'en purger l'administration, il eut la faiblesse de se borner à lui imposer une disgrâce; et pour en débarrasser au moins le département, il l'envoya au Nord-Ouest comme magistrat stipendiaire, à une époque où les fonctions du magistrat stipendiaire consistaient à juger les Sauvages. Personne ne pouvait prévoir que sir John A. Macdonald imaginerait, trois ans plus tard, de confier à ces agents de police, qu'on nomme magistrats stipendiaires, le droit de juger les procès de haute trahison.
Au Nord-Ouest, Richardson ne tarda pas à conquérir une réputation de sottise, de crasse ignorance, de partialité, de rigueur stupide et de basse servilité, sur laquelle on peut consulter L'Hon. M. Royal et tous les hommes politiques qui ont habité ce pays.
Mais sa réputation de mangeur de français était encore supérieure à sa réputation d'homme à tout faire.
On sait, par le banquet de Winnipeg, ce que sont au Nord-Ouest, les orangistes et les mangeurs de français.
Bref, Richardson était un de ces hommes qui, selon le mot fameux de M. Dupin sur les révolutionnaires: «ne sont propres à rien et sont capables de tout.»
Sir John A. Macdonald, qui le connaissait, avait trouvé en lui l'homme qui convenait pour conduire le procès auquel le Monde a donné dans une heure de franchise involontaire, le nom de farce sinistre, et pour aboutir avec aussi peu de débats que possible à la condamnation de Riel.
Et le gouvernement avait tout mis en oeuvre pour lui livrer sa proie.
Aux termes de la loi, toute offense doit être jugée dans le lieu où elle a été commise. Or, le théâtre de l'insurrection était à plus de 400 milles de Regina. Mais on profita judaïquement de ce que l'insurrection s'étendait au Nord-Ouest tout entier, pour faire conduire Riel à Regina, afin de le placer sous la juridiction de Richardson.
C'était une violation du droit à peu près semblable à celle qui consisterait à faire juger à Halifax, un individu qui aurait pris part à une émeute à Montréal, en s'appuyant sur le prétexte qu'Halifax est compris dans le Canada et que la conspiration se serait étendue au Canada tout entier.
Mais Sir John A. Macdonald qui avait, et pour cause, une entière confiance dans la docilité et dans la cruauté de Richardson, n'était pas moins au fait de son ignorance et de son incapacité.
On pourvut à cet inconvénient, en envoyant le sous-ministre de la justice, M. Burbridge, à Regina, avec mission d'assister aux débats, de conduire le juge par la main et de lui donner chaque jour, de vive voix, les instructions que pourraient comporter les incidents à naître.
Jamais, croyons-nous, à aucune époque et dans aucun pays, la main-mise du gouvernement sur la justice ne s'était étalé avec tant d'impudeur.
On avait bien vu des juges subornés par le pouvoir. Mais un membre du gouvernement, se rendant dans le prétoire pour y faire mouvoir en personne les ficelles du mannequin déguisé en juge, c'est ce qui ne s'était encore vu nulle part, et ce qui restera comme un trait unique, pour illustrer l'histoire de l'administration de la justice dans le Canada, sous le règne de Sir John A. Macdonald.
Les débats s'ouvrirent à Regina sous la présidence de Richardson, assisté du juge de paix Lejeune, le lundi 20 juillet.
L'acte d'accusation était ainsi conçu:
Le sixième jour de juillet en l'année de notre Seigneur 1885, dans la ville de Regina dans les territoires du Nord-Ouest, devant Hugh Richardson, écr., magistrat stipendiaire des territoires du Nord-Ouest de 1880, Louis Riel vous êtes accusé sous serment comme suit:
La plainte et information de David Stewart, de la cité de Hamilton, dans la province de Toronto, Puissance du Canada, chef de police, prise sous serment le sixième jour de juillet en l'année de Notre-Seigneur mil huit cent quatre-vingt-cinq, devant le soussigné, un des magistrats stipendiaires dans et pour les territoires du Nord-Ouest, qui dépose:
LAC AUX CANARDS.
Étant sujet de Notre Souveraine Dame la Reine, mettant de côté son devoir d'allégeance, n'ayant pas la crainte de Dieu dans son coeur, mais étant poussé et séduit par l'instigation du diable comme faux traître contre la dite souveraine Dame la Reine, et foulant entièrement aux pieds l'allégeance, la fidélité et l'obéissance que tout sujet vrai et fidèle de notre dite souveraine Dame la Reine doit à notre dite souveraine Dame la Reine, a, le vingt-septième jour de mars, dans l'année susdite, avec diverses personnes, faux traîtres, inconnues au dit Stewart, armées, et équipées en guerre, c'est-à-dire, avec des canons, des carabines, des pistolets, des baïonnettes et autres armes, étant alors illégalement, malicieusement et traîtreusement assemblées et réunies ensemble contre notre souveraine Dame la Reine, ont de la manière la plus méchante, la plus malicieuse, la plus traîtreuse pris les armes et fait la guerre contre notre dite souveraine Dame la Reine, dans la localité connue sous le nom de du Lac aux Canards, dans les dits territoires du Nord-Ouest du Canada, et dans les limites de ce royaume et ont alors malicieusement et traîtreusement tenté par la force des armes, de renverser et détruire la constitution et le gouvernement de ce royaume, tel qu'établis par la loi, et priver et déposer notre dite souveraine Dame la Reine du titre, de l'honneur, et de nom royal de la Couronne Impériale de ce royaume au mépris de notre dite souveraine Dame la Reine et de ses lois, au mauvais exemple de tous autres se rendant coupables de la même offense, contrairement au droit d'allégeance qui lui était dû par le dit Louis Riel, contre la forme du statut en pareil cas fait et pourvu, et contre la paix de notre souveraine Dame la Reine, sa couronne et sa dignité.
Deux autre actes d'accusations semblables ont été dressés pour les batailles de Batoche et l'Anse aux Poissons.
Assermenté devant moi, les jour et an susdits, en la ville de Regina, Territoires du Nord-Ouest,
(Signé,) A. D. STEWART.
(Signé,) HUGH RICHARDSON.
Magistrat stipendiaire dans et pour les Territoires du Nord-Ouest.
La liste du jury qui, d'après la parole de sir Hector Langevin, devait «être dressée dans des conditions de haute impartialité», avait été préparée, sous l'oeil du gouvernement, par Richardson, dans des conditions tellement révoltantes que, pour retrouver une pareille dérision de la justice, il faut remonter aux plus honteux souvenirs de la persécution orangiste en Irlande.
Louis Riel aurait eu droit, aux termes de la loi anglaise, à un jury dont la moitié parlant sa langue; mais Richardson n'avait pas même cherché à sauver les apparences, en inscrivant sur sa liste un seul juré métis. Il y avait mis, sans doute par dérision, un juré canadien-français. Mais ce juré ne siégea pas; il fut récusé par l'avocat de la couronne, avec une précipitation tellement inconvenante, qu'avant d'avoir eu le temps de se lever de son siège et de répondre à l'appel de son nom, il n'était déjà plus juré. La résolution du gouvernement était prise; ce n'était pas un jugement qu'on voulait: c'était une condamnation sans phrases.
Dès le début du procès, M. Fitzpatrick et M. Greenshields, avocats de Riel, plaidèrent l'inconstitutionnalité de l'acte de 1880, en vertu duquel le tribunal était constitué, et par conséquent, l'incompétence du tribunal et la nullité de la procédure.
MM. Robinson et Osler répondirent pour la forme, au nom de la couronne; et le juge Richardson, trouvant inutile de se donner l'air de délibérer, donna son opinion en dix secondes.
L'opinion de cette lumière de la magistrature était, que l'acte de 1880 n'a pas été rendu ultra vires; et conséquemment, il enjoignit à Riel de plaider.
Celui-ci déclara alors qu'il plaidait non coupable; et M. Fitzpatrick demanda l'ajournement, pour faire venir des témoins et des documents.
Malheureusement, le procès avait été mené avec une rapidité si imprévue que la défense n'avait pas eu le temps de recueillir des fonds, elle fut obligée de s'adresser à la Couronne pour lui demander de supporter les frais du voyage des témoins; et la Couronne n'y consentit qu'après avoir fait son choix et éliminé tous les témoins, dont la présence eût pu être gênante pour le ministère et donner au débat la tournure politique que le gouvernement tenait avant tout à éviter.
La Couronne considéra comme simplement inconvenante l'offre faite par Gabriel Dumont de venir déposer en faveur de Riel; et elle lui refusa un sauf-conduit, ainsi qu'aux autres réfugiés.
La liste des témoins se restreignit à quelques personnes, citées pour déposer sur l'état mental de Riel; et le mardi 21 juillet, le juge Richardson ajourna le débat au 28.
Sept jours, pour permettre à M. Lemieux de revenir à Québec, de citer des témoins et de les ramener à Regina, après avoir fait un voyage de mille lieues!
C'était à douter si les témoins auraient le temps matériel de faire le voyage.
Précédemment, le juge Richardson avait retenu un accusé en prison préventive pendant quatre ans, en se fondant sur la difficulté de faire venir des témoins!
Mais ce juge extraordinaire n'en était point à démontrer, que la justice du Nord-Ouest sait avoir, quand il est besoin, deux poids et deux mesures, et qu'elle ne confond point les témoins des amis avec ceux des ennemis du gouvernement.
Cependant, dans l'intervalle, le tribunal ne perdit point son temps.
Les orangistes, qui avaient décidé d'obtenir la tête de Riel, avaient décidé en même temps d'obtenir la liberté de Jackson, secrétaire anglais de Riel, un des délégués qui avaient préparé l'insurrection et qui était allés chercher Riel au Montana.
Mais, pour les orangistes, ce qui est crime capital chez un Canadien-français, comme Riel, devient excusable chez un Anglais, comme Jackson; et l'acquittement de Jackson était d'autant plus urgent que le jury de Riel, tout Anglais qu'il fût, manifestait des scrupules; et qu'il importait de se l'attacher par quelque faveur de nature à le faire renoncer à ses velléités s'indépendance.
Wm. Henry Jackson comparut devant la cour, le 25 juillet. Il plaida la folie. Il produisit comme témoins son propre frère et le médecin de la police à cheval. L'avocat de la couronne se prononça en faveur de l'accusé et le jury rendit un verdict de non-culpabilité. Le procès ne dura pas une demi-heure en tout. Pourquoi eut-il duré plus longtemps?
Tout était arrangé à l'avance pour sauver Jackson, en sa qualité d'Anglais, comme pour perdre Riel, en sa qualité de Canadien-français.
Les débats relatifs à Riel se rouvrirent le 28, et de l'aveu unanime des hommes impartiaux, ils lui furent beaucoup plus favorables qu'on pensait.
La défense avait renoncé à chercher dans les griefs des Métis un motif d'excuse légale et à faire comparaître les témoins sur cette question, ce en quoi on trouva généralement que les avocats de Riel avaient eu tort, car ils n'auraient pas dû faire cette concession, sans être certains d'obtenir en échange l'acquittement ou la grâce de l'accusé.
Mais il parut démontré par les dépositions des propres prisonniers de Riel que, jusqu'à la fin, il avait poursuivi et espéré une transaction; qu'il n'avait donné l'ordre de tirer qu'après que le major Crozier avait fait tirer le premier coup de feu par les hommes de police, et que par conséquent les Métis étaient en cas de légitime défense.
Parmi les charges dirigées contre l'accusé, la plus grave en apparence résultait d'une lettre adressée par lui au général Middleton, et dans laquelle Riel aurait menacé le général de faire massacrer ses prisonniers, si l'armée ne cessait pas elle-même de tirer sur les maisons occupées par les femmes et par les enfants. Mais il fut démontré que cette lettre était une menace plus ou moins habile, mais qu'il n'avait jamais été dans l'intention de Riel de la mettre à exécution; et tout au contraire, ses prisonniers déclarèrent devant la cour se louer hautement des égards avec lesquels il avaient été traités.
Le fait de haute trahison n'en subsistait pas moins, selon la rigueur du droit. Mais chaque preuve nouvelle restreignait l'accusation à un caractère exclusivement politique, et tendait, même sur le terrain politique, à diminuer la responsabilité de Riel.
Quand on pense que Jackson a été déclaré fou et enfermé dans un asile, dont on l'a laissé depuis s'échapper; que, malgré le massacre du Lac aux Grenouilles, Gros-Ours n'a été condamné qu'à trois ans de pénitencier, et que Thomas Scott, un Anglais, qui avait été l'instigateur de la rébellion, a été acquitté, à la recommandation de Richardson et aux applaudissement du public, il est impossible de considérer le verdict rendu contre Riel autrement que comme un meurtre légal.
Cependant, les avocats de Riel avaient décidé de plaider la folie. Le dérangement des facultés et l'exaltation du malheureux chef métis n'étaient que trop certains. Mais il n'est pire sourds que ceux qui ne veulent pas entendre et Richardson était décidé à ne rien écouter et à ne rien entendre.
Deux médecins déclarèrent Riel fou, et le docteur Tucke, de la police à cheval, n'osa pas affirmer qu'il ne l'était point. Cela n'empêcha pas Richardson de déclarer aux jurés que la preuve de la folie n'avait point été faite et de peser sur eux, en leur intimant qu'ils manqueraient à leur devoir, s'ils ne rendaient point un verdict de culpabilité.
La résolution des avocats de plaider la folie donna lieu à un débat très émouvant, dans lequel Riel protesta contre ce qu'il considérait comme une tactique indigne de lui, mais ne parvint point à prouver pour cela aux hommes impartiaux qu'il fut sain d'esprit.
Après les plaidoiries, dans lesquelles M. Greenshields se surpassa, dit-on, Riel prit lui-même la parole et s'exprima en des termes qui eussent pu convaincre les plus sceptiques du dérangement de ses facultés.
Lorsque le juge l'invita à parler, il hésita un moment, puis s'appuyant les deux mains sur la barre et saluant le juge d'un sourire, il dit:
Votre Honneur, messieurs les jurés, messieurs de la Couronne et mes bons avocats.
Ce serait une tâche bien facile pour moi de plaider folie, mais je n'ai pas le désir de me défendre par ce moyen. J'espère, avec les secours de Dieu, pouvoir vous convaincre que je ne suis pas fou. Les documents que la Couronne a en sa possession ne ressemblent pas à des productions d'un fou, et vous ne les accepterez pas comme preuve de l'appui du plaidoyer de folie produit par mes avocats.
Ici, le prisonnier s'arrêta soudain et il offrit au ciel la courte prière suivante: «O mon Dieu, aidez-moi à parler à cette honorable cour, à ces avocats et à ces jurés.»
Après cette prière, Riel reprit son discours et dit: Le jour où je suis né, j'étais sans force ni appui, mais ma mère m'aida. Je suis sans force et sans appui ici aujourd'hui, mais le Nord-Ouest est ma mère et mon pays ne me laissera pas périr, ma mère ne me tuera pas et mon pays non plus. J'ai un grand nombre de bons amis, non seulement ici dans le Nord-Ouest, mais dans le Bas Canada. Si j'étais fou lorsque je vins ici en 1884, je ne l'était pas assez pour ne pas m'apercevoir que les Métis mangeaient du lard pourri qui leur était vendu par la Compagnie de la Baie d'Hudson, pour ne pas m'apercevoir que les Sauvages se trouvaient forcés de mendier la maigre pitance qui leur était due, mais leur était refusée. J'espère réunir ensemble toutes les classes qui habitent la Saskatchewan.
Bien que je n'aie que la moitié d'un juré, je sens que, mûs par le fairplay anglais, ces jurés me rendront justice.
Dans tout le cours de ma vie, j'ai travaillé pour atteindre des résultats pratiques, et Dieu est avec moi. Je l'ai trouvé ce Dieu, me regardant dans la bataille de la Saskatchewan, alors que les balles pleuvaient autour de moi. Le saint Archevêque Bourget me disait dans une lettre, que, j'avais une mission à accomplir, et je sais que Mgr Bourget ne pouvait se tromper.
Après avoir dit quelques mots au sujet de sa détention à l'asile des aliénés, il dit: La police a été très bonne pour moi.
L'on a dit que je voulais amener sir John A. Macdonald à mes pieds. Je pense que si l'on avait fidèlement rapporté mes paroles, l'on m'aurait mieux compris et mes remarques auraient eu une autre couleur.
M. Blake essaie d'amener sir John A. Macdonald à ses pieds, et il s'y prend pour cela de la même manière dont je voulais m'y prendre pour atteindre le même but. L'on m'a décoré du titre de prophète, mais ce sont les Métis qui me l'ont décerné, ce titre, et n'ai-je pas prouvé que je le suis.
Votre Honneur, messieurs le jurés--Ma réputation, ma liberté, ma vie sont entre vos mains. J'ai si grande confiance dans votre sens du devoir que je n'éprouve pas la plus légère anxiété ni le plus léger doute au sujet de votre verdict.
Le calme de mon esprit au sujet de la décision favorable que j'attends de vous, ne provient d'aucune présomption injustifiable. Je ne m'attends qu'à ce que, par la grâce de Dieu, vous pèserez toutes choses d'une manière consciencieuse, et qu'après avoir entendu ce que j'ai à dire, vous m'acquitterez.
Messieurs les jurés, bien que vous ne constituiez qu'un demi-juré, vous avez tout mon respect, et j'ai en vous six, la même confiance que je voudrais avoir dans les six autres qui devaient compléter votre nombre, et Votre Honneur, si c'est vous-même qui avez choisi les jurés, ce n'est pas sous votre responsabilité personnelle, vous avez suivi les lois faites pour vous guider, et bien que je n'approuve pas ces lois, je crois de mon devoir de faire cette protestation de mon respect pour votre honneur. Cette cour entreprend de dévider ma cause, cause qui tire son origine de quinze ans, et par conséquent bien longtemps avant l'existence de cette cour. Je suis ici devant un juge savant, sans doute, mais ayant à subir mon procès devant lui, je considère que la providence de Dieu a peut-être permis ces choses jusqu'à ce moment, dans un but spécial de pardon.
Comment cette cour en est-elle arrivée à devenir un instrument de la Providence, instrument que j'aime et que je respecte?
En prenant les circonstances de mon procès, il n'y a que trois choses sur lesquelles je désirerais attirer respectueusement votre attention, avant que vous vous retiriez pour délibérer.
D'abord, la Chambre des Communes, le Sénat et le gouvernement de la Confédération, qui font les lois de ce pays et qui le gouvernent, ne représentent en rien la population du Nord-Ouest. Dernièrement, le Conseil des Territoires du Nord-Ouest, issu du gouvernement fédéral, a hérité des défauts de ses parents. Le nombre des membres élus par le peuple au conseil, ne lui donne qu'un simulacre de représentation, et il y a loin de là à un gouvernement représentatif. La civilisation anglaise qui gouverne le monde aujourd'hui et la constitution anglaise ont défini le gouvernement qui devait régir le Nord-Ouest en l'appelant gouvernement responsable, ce qui veut tout simplement dire qu'ils ne sont pas responsables.
De toute la science dont on a fait montre devant vous hier, vous avez été forcé de conclure que si je n'étais pas responsable de mes actes, je ne suis pas sain d'esprit. Le bon sens seul, sans les théories ou des explications scientifiques, même conclusion.
D'après les témoignages rendus devant vous, dans le cours de ce procès, les témoins de la couronne comme ceux de la défense déclarent que pétitions sur pétitions furent envoyées au gouvernement fédéral, mais telle est l'irresponsabilité de ce gouvernement envers le Nord-Ouest, que pendant nombre d'années, il n'a jamais rien fait pour satisfaire aux justes réclamations des habitants de cet immense pays.
Si le gouvernement n'a pas pu répondre une seule fois, ce fait indique bien l'absence absolue de responsabilité.
De fait, il y a insanité compliquée de paralysie chez ce gouvernement. Je souffre de ce monstre d'irresponsabilité chez le gouvernement et ses mignons.
Le conseil du Nord-Ouest a pris le parti de répondre à la pétition en essayant de tomber subitement sur moi et sur mon peuple de la Saskatchewan. Heureusement, lorsqu'ils firent leur apparition et montrèrent leurs dents, j'étais prêt. J'ai fait feu et je les ai blessés avec des yeux flamboyants, mais avec des mains pures.
Souvenez-vous en: c'est ce que l'on appelle chez moi haute trahison.
O, mes bons jurés, au nom de Jésus-Christ que seul peut nous sauver, défendez-moi contre ceux qui veulent me déchirer en lambeaux. Si vous acceptez ce plaidoyer de la défense par lequel je ne serais pas responsable de mes actes, acquittez moi complètement, puisque j'ai eu à lutter contre des gouvernements aliénés et irresponsables de mon propre sort. Si vous vous prononcez en faveur de la Couronne qui prétend que je suis responsable, acquittez-moi tout de même. Vous êtes parfaitement justifiables de dire que je suis sain de raison et d'esprit. J'ai agi raisonnablement et à mon corps défendant pendant que les ministres fédéraux, mes agresseurs irresponsables, et qui sont conséquemment insensés, ne peuvent avoir agi qu'à tort, et s'il y a quelque part haute trahison, le crime doit être de leur côté et non du mien. J'ai dit.
M. Robinson parla enduite pour la Couronne; et après le résumé du président, le jury entra le 10 août, à 2 heures 15 de l'après-midi, dans la salle des ses délibérations.
Il en sortit une heure après, avec un verdict de coupable de haute trahison, avec recommandation de mercy.
Après tout, il y avait encore quelque humanité dans l'âme de ces Anglais, triés avec soin par un magistrat implacable. Nommés pour condamner, il avaient condamné; mais au dernier moment, le coeur leur avait manqué et ils avaient consigné l'expression de leurs remords dans cette recommandation à mercy dont les bourreaux ne devaient tenir aucun compte.
Alors il se produisit un nouveau scandale.
Richardson, en prononçant la sentence, s'adressa au prisonnier en ces termes:
Louis Riel, vous êtes accusé de trahison; vous avez ouvert toutes grandes les portes au massacre et au pillage. Vous avez apporté la ruine et la mort dans plusieurs familles qui, si elles avaient été à elles-mêmes, auraient vécu dans le confort et l'aisance.
Vous avez eu un procès juste et impartial.
Vos remarques n'excusent pas vos actions. Vous avez commis des actions dont la loi vous demande comte.
Le jury en rendant son verdict vous a recommandé à mercy. Je ne puis pas entretenir d'espoir pour vous, et je vous conseille de faire votre paix avec Dieu. Pour moi, un seul devoir pénible me reste à accomplir. C'est de prononcer la sentence contre vous. Si on vous épargne la vie, personne ne sera plus satisfait que moi, mais je ne puis entretenir aucun espoir de ce genre. La sentence est que vous, Louis Riel, serez conduit au corps de garde de la police à cheval de Regina, d'où vous venez, et gardé là jusqu'au 18 de septembre prochain, et de là au lieu de l'exécution, où vous serez pendu par le cou jusqu'à ce que la mort s'en suive. Que Dieu ait pitié de votre âme.
Qui avait donné à ce misérable Richardson le droit d'être assez bien renseigné, pour affirmer au condamné qu'il n'avait aucune clémence à attendre et pour engager par avance la Reine et ses représentants?
Il est probable que les ministres, qui n'avaient reculé devant rien pour obtenir cette condamnation, avaient dû faire connaître à leur affidé l'implacable résolution qui les animait. Mais il est douteux qu'ils l'eussent chargé de parler ainsi en leur nom.
Si l'insurrection avait eu besoin d'une excuse nouvelle, le procès de Riel et ce que ce procès a révélé, en fait de monstruosité inhérentes à l'administration de la justice dans le Nord-Ouest, suffirait à la justification des malheureuses victimes qui se sont soulevées contre un pareil régime.
Aux termes de l'acte de 1880 sur les territoires du Nord-Ouest, tout jugement prononcé dans le Nord-Ouest et emportant la peine capitale est susceptible d'appel devant la cour du banc de la Reine de la province de Manitoba.
Les formes, selon lesquelles l'appel doit être interjeté, doivent être déterminées par une ordonnance du lieutenant-gouverneur en conseil.
La cour du banc de la Reine, après avoir entendu les plaidoiries, maintient le jugement ou le casse; et dans ce dernier cas, elle ordonne qu'il sera procédé à un nouveau procès.
Quoiqu'ayant de bonnes raisons pour n'avoir aucune espèce de confiance dans l'issue de l'appel, les avocats de Riel n'avaient qu'une conduite à tenir, celle que leur dictait la loi.
Elle avait fixé assez étrangement le mode de recours et confié à la cour du banc de la Reine de Manitoba une attribution qui eut dû logiquement appartenir à la Cour suprême. Mais si médiocre que fut la chance réservée au condamné, on n'en pouvait écarter aucune.
L'appel à Manitoba fut donc résolu.
Mais alors, il se présenta une difficulté imprévue.
Nous venons de dire que la loi avait délégué au lieutenant-gouverneur des territoires du Nord-Ouest, la mission de régler par une ordonnance les formes selon lesquelles l'appel doit être interjeté.
Or, telle est l'administration du Nord-Ouest que, depuis 1880, c'est à dire depuis cinq ans, M. le lieutenant-gouverneur des territoires du Nord-Ouest a oublié de faire cette ordonnance ou n'a pas encore trouvé les loisirs nécessaires pour remplir ce devoir de sa charge.
De telle sorte, que les condamnés jouissent théoriquement du droit d'appel, mais qu'en fait et jusqu'à ce qu'il ait plu à M. le lieutenant-gouverneur des territoires du Nord-Ouest de remplir les fonctions de la charge pour laquelle il reçoit un salaire annuel de $7,000, ces condamnés n'ont aucun moyen de dresser un acte d'appel sous une forme qui le rende légalement recevable à Winnipeg.
Cette situation en pouvait pas être inconnue du gouvernement; car le cas s'était déjà présenté pour des crimes ordinaires, et on y avait pourvu par des ordonnances toute gracieuses du gouverneur-général, autorisant par exception la cour du banc de la Reine à statuer sur l'appel qui n'avait pu lui être régulièrement déféré.
Mais l'incurie ou le machiavélisme du gouvernement d'Ottawa sont de telle nature, que ces incidents n'avaient fait naître dans l'esprit de personne l'idée de rappeler M. le lieutenant-gouverneur des territoires du Nord-Ouest à l'accomplissement de son devoir; et qu'au moment de la condamnation de Riel l'ordonnance nécessaire manquait toujours.
MM. Lemieux et Fitzpatrick durent s'adresser à Ottawa pour obtenir, en vertu de l'exception gracieuse à laquelle on avait eu recours en d'autres circonstances, la faveur d'exercer le droit que la loi garantit aux condamnés.
Il faut y avoir assisté pour le croire!... Le gouvernement résista d'abord à cette demande et agita sérieusement la question de savoir, s'il ne conviendrait pas de profiter de la violation de la loi commise par le lieutenant-gouverneur du Nord-Ouest, pour pendre Riel sans appel.
Grâce aux démarches personnelles de M. Fitzpatrick à Ottawa, on se décida à céder; et, à la dernière heure, l'appel put enfin être porté à Winnipeg.
Si les amis de Riel avaient pu garder une ombre d'espérance, dès l'ouverture des débats ils durent savoir exactement à quoi s'en tenir.
En effet, la cour du banc de la Reine de Winnipeg, qui est presque entièrement orangiste, contenait parmi ses membres un ancien ami de Riel, M. le juge Dubuc. Mais au jour de l'audience, ce juge, le seul favorable à l'accusé, ne siège point. Comment l'avait-on circonvenu? Des versions différentes ont couru; et au fond il importe assez peu de savoir, sous quelle forme cet ami du gouvernement a été invité à s'abstenir. Toujours est-il que M. le juge Dubuc, qui représente à la cour de Winnipeg l'élément canadien-français, passa en villégiature, à Montréal et autour de Montréal, le temps pendant lequel se débattait la grande cause, dans laquelle la vie d'un Canadien-français était engagée. On sait cependant, qu'il occupa dans le bureau de la Minerve une partie de ses loisirs; et que son retour à Winnipeg coïncida exactement avec les inspirations sous l'influence desquelles le Manitoba, qui avait été jusque là l'organe des Métis, fit brusquement volte face et commença à se déchaîner contre Riel.
A l'ouverture des débats, on remarqua que le condamné n'était pas présent.
Le ministère avait craint que, une fois hors du territoire du Nord-Ouest, il n'obtint d'un magistrat anglais un writ d'Habeas corpus.
Les débats furent assez courts et offrirent peu d'intérêt. M. Fitzpatrick plaida sur la question légale et M. Lemieux sur la folie de Riel.
La sentence rendu par le juge en chef Walbridge confirma sur tous les points le jugement de Regina.
Il ne restait donc plus qu'à en appeler au conseil privé d'Angleterre.
Mais, la science de Richardson n'allait, sans doute, point jusqu'à connaître le conseil privé; car, aussitôt que le télégraphe eut porté à Regina la nouvelle du rejet de l'appel, il se hâta de donner des ordres pour qu'on commençât immédiatement à dresser l'échafaud.
Précipitation hideuse et stupide!
Richardson devait attendre sa victime plus de dix semaines encore; mais il se consola, sans doute, par l'assurance donnée qu'elle ne lui échapperait point.
Si l'appel à Winnipeg n'avait laissé d'illusions à personne, il n'en était pas de même du recours devant le conseil privé d'Angleterre.
On ne perd pas toutes ses illusions en un jour; et il a fallu ce procès et le meurtre qui l'a terminé, pour nous faire perdre, une à une et jusqu'à la dernière, les illusions que nous pouvions avoir dans les institutions et dans les hommes qui nous régissent.
Au mois de septembre dernier, tous les amis de la justice étaient édifiés sur ce qu'il y avait à attendre de Winnipeg et du Nord-Ouest, mais ils avaient conservé, dans l'efficacité d'un recours à Londres, une confiance qui a malheureusement été déçue.
Cette confiance tenait à des causes diverses.
Le loyalisme dont les Canadiens-français ont donné tant de preuves par le passé, les a toujours poussés à une distinction qui a sa part de vérité, entre les sentiments des orangistes canadiens et les sentiments du gouvernement impérial. Sachant qu'ils sont très certainement, dans l'Amérique du Nord les plus fermes soutiens de l'état de choses actuel, nos compatriotes aiment à se figurer qu'on le sait aussi à Londres et qu'on leur en sait gré. La gloire et la grandeur séculaire des institutions anglaises ne sont pas, non plus sans leur faire concevoir un certain sentiment de respect. Ils ont vu ici les hommes et les choses de trop près pour éprouver vis-à-vis d'eux ce sentiment de respect. Mais il ne leur était pas encore venu à l'idée, que devant la plus haute juridiction du royaume uni, on fut exposé à se heurter à des préventions et à des partis pris inconciliables avec la majesté de la justice.
En nous guidant sur ce sentiment et sur cette règle de croyance, nous avions malheureusement oublié deux vérités de fait, qui eussent dû nous rendre moins confiants.
La première de ces vérités, est qu'il est à peu près impossible qu'un gouvernement européen apprécie les affaires d'une colonie éloigné, autrement que par les yeux des hommes qui le représentent officiellement dans cette colonie. Sir John A. Macdonald a été, il y a un an, se faire faire des ovations à Londres et y a contracté de nombreuses amitiés. Comment le gouvernement et les lords n'auraient-ils pas eu plus de confiance dans ses rapports, que dans ceux des avocats de Riel? Comment, même, le gouvernement impérial aurait-il pu croire à un parti pris contre notre race, quand Sir John s'appuyait sur le concours de trois ministres canadiens-français, disposant d'une majorité parlementaire énorme, pour soutenir que Riel était un malfaiteur dangereux et vulgaire, odieux à tous les hommes d'ordre.
Qui sait même, si la loyauté avec laquelle nos bataillons ont servi dans le Nord-Ouest n'aura pas été invoquée comme preuve à l'appui de notre indifférence pour le sort de Riel?
On sait quelle campagne audacieusement mensongère M. Tassé a entreprise dans les journaux de Paris, en se servant de son titre de député, pour essayer de faire croire qu'il représentait les sentiments de la nation canadienne. Il est hors de doute que le gouvernement, qui a suggéré à M. Tassé ce plan de campagne, en suivait lui-même un pareil à Londres. Comment le gouvernement anglais n'eut-il pas été trompé?
L'autre fait que nous avions négligé, c'est que le conseil privé est, en Angleterre, une institution politique et administrative, autant et plus que judiciaire, dont les attributions se rapprochent plus de celles du conseil d'état français que des attributions de la cour suprême.
On a pu s'en apercevoir, depuis le rejet du pourvoi de Riel, à la façon très peu judiciaire avec laquelle le conseil privé d'Angleterre, au lieu de statuer lui-même sur le pourvoi relatif à l'acte des licences, a déclaré s'en rapporter à la Reine, c'est-à-dire au secrétaire d'état des colonies, assisté de Lord Lansdowne et de ses conseiller officiels.
Dans l'esprit d'une telle assemblée, casser un jugement en déclarant inconstitutionnelle la loi en vertu de laquelle ce jugement a été rendu, est un acte d'une extrême gravité politique, auquel on ne se résout que très difficilement; et cette annulation, contre laquelle l'esprit du juge est pour ainsi dire, prévenu à l'avance, est rendue plus difficile encore, par l'étonnement que cause à un Anglais, habitué à considérer la toute puissance du parlement anglais comme un dogme fondamental, l'idée qu'une loi même coloniale, puisse être ultra vires.
Les avocats de Riel se fondaient principalement, pour obtenir l'annulation, sur l'inconstitutionnalité de l'acte des territoires du Nord-Ouest, qui prive les accusés de la jouissance du droit commun anglais et d'un jugement régulièrement rendu par douze jurés.
Ils pouvaient aussi s'appuyer sur l'irrégularité de l'indictment, aux termes duquel Riel avait été poursuivi et condamné «pour avoir déclaré la guerre à notre dame la reine dans son royaume», tandis qu'il résulte de nombreux monuments de jurisprudence, que les mots «dans son royaume» et la loi en vertu de laquelle Riel a été condamné, ne s'appliquent ni à l'Irlande ni à plus forte raison aux colonies.
Mais dès le premier jour, il fut visible qu'on était décidé à ne rien entendre.
Lorsque la cause fut appelée pour la première fois le 20 juillet, l'avocat anglais de Riel eut une peine extrême à obtenir l'ajournement nécessaire pour permettre à M. Fitzpatrick de recevoir des pièces importantes.
La cause revint le 21 octobre 1885, et cette fois, après avoir entendu l'avocat de Riel, le conseil privé ne permit pas même à l'avocat de la couronne de prendre la parole.
L'arrêt qui rejetait le pourvoi fut prononcé le lendemain.
Désormais, Louis Riel n'avait plus rien à attendre de la justice des hommes!
Il leur restait encore à faire appel à leur clémence.
Mais comment compter sur la clémence d'ennemis, auxquels on demande de détruire par un acte de clémence volontaire, l'effet d'une machination qu'ils ont eux-mêmes longuement préparée et soigneusement ourdie?
C'était folie que de songer à obtenir la grâce de Riel.
L'obtenir était impossible. Il eut fallu l'arracher!
Mais la grâce n'eut pu être arrachée que par un soulèvement général et unanime de l'opinion publique, tel que celui qui a été provoqué par la nouvelle de la mort de Riel.
Il nous reste à dire par suite de quelles manoeuvres perfides ce mouvement fut enrayé, et comment s'exécuta un plan d'une astuce infernale, qui permit d'endormir pendant quelque temps l'opinion, de la tromper par de fausses espérances et de ne la laisser se réveiller que quand il a été trop tard.
C'était une opinion universellement répandue, que Sir John A. Macdonald n'irait pas jusqu'au bout et que Riel ne serait pas pendu.
Cependant, toute personne ayant suivi avec un peu d'attention la succession des faits qui se sont écoulés depuis la reddition de Riel, aurait pu se convaincre que tous, sans exception, dénotaient de la part du gouvernement la volonté réfléchie et obstinée d'arriver coûte que coûte, à l'exécution du chef métis.
Mais, d'un autre côté, chacun (les ministres exceptés) savait que ce meurtre ne serait pas seulement un crime, mais une bêtise; et une bêtise telle qu'on ne pouvait croire que Sir John A. Macdonald la commit!
Et puis, nous nous étions laissés habituer peu à peu à subir une politique si exclusivement basée sur le mensonge, que cette habitude de voir nos gouvernants et leurs organes de mentir sur tout et à propos de tout, avait fini par fausser le jugement même des plus clairvoyants, même des ennemis les plus déclarés de la politique dont nous parlons.
Combien de fois, pendant les tristes jours qui ont précédé l'exécution de Riel, lorsque nous énumérions les preuves qui ne nous permettaient hélas! de conserver aucune espérance, n'avons-nous point été arrêtés et contredits par des amis qui nous tiennent à peu près le langage suivant:
Il est vrai, nous disait-on, que toutes les apparences sont pour l'exécution de ce pauvre Riel, mais avec Sir John il ne faut jamais s'en rapporter à l'apparence. Tout le monde sait qu'il n'a jamais accompli un acte politique, sans y mêler une tromperie et sans duper quelqu'un. Mais qui nous dit qu'en ce moment, ce ne soit pas les orangistes que Sir John cherche à duper? Qui nous dit qu'il n'accumule pas les preuves de sa volonté de perdre Riel, afin de les invoquer plus tard et de persuader à ses amis d'Ontario qu'un force supérieure à sa volonté lui a imposé, au dernier moment, la nécessité de faire grâce?
Peut-être n'y a-t-il point, au monde, de situation plus triste et plus démoralisante pour une nation, que la situation politique dans laquelle de tels discours peuvent être tenus par les amis et par les défenseurs du gouvernement eux-mêmes et en sont venus à ne plus étonner personne.
Nous nous en apercevons clairement aujourd'hui que l'heure du réveil est venue. Mais en nous reportant à quelques semaines de date, il faut convenir que des raisonnement de la nature de celui que nous venons de rapporter étaient dans toutes les bouches. Non seulement les conservateurs, mais les libéraux, les avocats de Riel eux-mêmes s'y étaient laissés prendre.
Il n'y a, croyons-nous que la Patrie qui ne s'y soit pas trompée un seul instant, qui ait été convaincue depuis le premier jour jusqu'au dernier que Riel serait pendu, et qui ait constamment prévenu ses lecteurs de se tenir en garde. Mais naturellement, les conservateurs attribuaient cette attitude de l'organe rouge à la passion ou à une tactique de parti; et il n'ont pu reconnaître que trop tard qu'elle était simplement dictée par la clairvoyance.
L'erreur était d'autant plus excusable, que le langage et aussi les réticences des ministres canadiens-français, les commentaires de leur entourage, l'attitude de leurs organes dans la presse, semblaient conclure à une constatation de l'état de folie de Riel.
Enfin, on savait que l'ordre d'exécution était moralement impossible, sans le concours des ministres canadiens-français; et personne, même parmi les adversaires les plus déclarés de MM. Chapleau et Langevin, n'eut voulu supposer qu'ils pousseraient la bassesse et la trahison envers leurs compatriotes jusqu'à consentir à ce meurtre, encore moins qu'ils iraient jusqu'à en prendre la défense.
Erreur fatale qui a tout entravé!
Lorsque les journaux patriotes prenaient en main la défense de Riel, on disait aux timides: «Prenez garde, ne vous mêlez pas à ce mouvement libéral. Il y a là-dessous une affaire politique, car les libéraux savent aussi bien que vous et moi que Riel ne peut pas être pendu... (Hélas!!) et ils exploitent dans un intérêt électoral les ménagements et les lenteurs auxquels le gouvernement est obligé de se soumettre pour ne pas se désaffectionner les Orangistes.»
Lorsque des citoyens généreux et désintéressés disaient qu'il fallait de l'argent pour payer les frais de procédure,--pour défendre Riel,--peut-être pour le faire évader, les mêmes personnes répétaient de porte en porte, dans les rues, dans les salons, dans les bureaux d'hommes d'affaires «à quoi bon souscrire pour une affaire inutile? Le gouvernement n'a-t-il point accepté de supporter les frais indispensables? Sir Hector Langevin ne s'est-il point engagé à nommer une commission médicale? et cela n'équivaut-il point à la promesse officielle que Riel ne sera pas pendu?»
Lorsqu'un comité, composé des hommes les plus honorables, se constitua sous la présidence de M. L. O. David, et recueillit dans son sein des membres pris dans les partis politiques les plus opposés, pour provoquer, en dehors de toute acception de parti, un mouvement canadien-français, les mêmes personnes disaient encore: «Prenez garde! n'allez pas gêner sans le vouloir l'action du gouvernement! La situation des ministres est délicate. Il n'y a pas que des Canadiens-français dans la Confédération, et puisque les ministres sont décidés à sauver Riel, laissons-les choisir l'heure et le moyen.»
Et lorsque les libéraux clairvoyants n'attendaient rien de bon de la fameuse commission médicale annoncée à Rimouski par Sir Hector Langevin; lorsqu'ils soutenaient que la folie réelle ou supposée de Riel n'était pas le véritable motif à invoquer en faveur de l'amnistie; lorsqu'ils disaient, qu'à plaider la folie de Riel, on s'exposait à admettre indirectement le droit de le pendre, dans le cas où il serait sain d'esprit, les mêmes personnes répondaient encore: «Que vous importe, pourvu que Riel soit sauvé? ne voyez-vous pas que c'est le gouvernement qui s'est arrêté à ce moyen, tiré de la folie de Riel pour ne pas heurter de front les passions d'Ontario et des colons anglais du Nord-Ouest? Ne voyez-vous pas que M. Girouard agit à la demande même des ministres, lorsqu'il propose de réduire le pétitionnement à une formule tendant exclusivement à la nomination d'une commission médicale. C'est la formule de M. Girouard qu'il faut signer» [2]
[Note 2: Nous n'entendons pas dire par là que M. Girouard n'ait point agi lui-même avec bonne foi. Nous disons seulement que son nom et son texte ont été exploités par d'autres, au profit du gouvernement. Plusieurs jours avant l'exécution de Riel, et depuis cette époque, M. Girouard a fait tout ce que devait faire un député indépendant et un patriote sincère.]
Avons-nous été assez trompés?
Nous a-t-on assez audacieusement menti?
Nous n'en sommes que plus étroitement tenus à un hommage de reconnaissance, envers les braves gens qui ont été à la fois clairvoyants et activement dévoués à la bonne cause, et qui ne se sont point laissés effrayer par des menaces ou endormir par des paroles fallacieuses.
Disons le hautement, au milieu des défaillances ministérielles, le comité L. O. David a sauvé l'honneur national.
Il a dit, le premier, ce qu'aujourd'hui tout le monde pense. C'est à lui que nous devons les généreux et hélas! impuissants efforts qui ont été accomplis pour sauver notre frère métis. C'est lui qui a pris, dès la première heure, l'initiative des manifestations auxquelles le peuple canadien doit de n'avoir pas été complice, sans le savoir, du meurtre qui se tramait à Ottawa.
M. L. O. David avait constitué dès le mois de mai, avec MM. R. Préfontaine et L. O. Dupuis, un comité de la défense des Métis.
Après la condamnation de Riel, à la suite de la lettre de M. Chapleau à Fall-River, ce comité provisoire crut que le moment était venu de chercher à réunir les ressources nécessaires pour le paiement des frais d'appel, dans le procès de Riel, et en même temps d'organiser un pétitionnement en faveur du condamné.
Dans une cause qui n'était pas seulement la cause d'un homme, mais la cause d'une nation et aussi la cause de l'humanité foulée aux pieds, M. L. O. David résolut de s'adresser, sans acceptation de parti, à tous les hommes de coeur. Une assemblée fut convoquée pour le dimanche 9 août, à Montréal, sur le Champ-de-Mars. Elle eut lieu sous la présidence du Dr. Lachapelle, assisté de M. A. R. Poirier. Plus de 10,000 personnes étaient présentes.
Les résolutions suivantes furent présentées au public:
Considérant que les Métis anglais et français du Nord-Ouest demandaient en vain depuis des années le redressement des griefs dont ils se plaignaient, et qu'ils ont été entraînés par les circonstances hors de la voie constitutionnelle qu'ils s'étaient tracée;
Considérant que le gouvernement a, dès le commencement des troubles, reconnu la justice de leurs réclamations, en envoyant auprès d'eux des commissaires chargés de faire droit à leurs demandes;
Considérant que Louis Riel a été l'instrument plutôt que le chef du mouvement, et que les Métis son allés le chercher aux États-Unis, pour les aider à obtenir justice et qu'il l'ont même empêché de partir à la veille du soulèvement;
Considérant que son procès a eu lieu devant un tribunal qui paraît avoir peu compris sa responsabilité et son devoir, et que d'ailleurs des doutes sérieux existent sur la légalité de ce tribunal et sur la juridiction en matière de haute trahison;
Considérant que l'état mental de Riel permet de croire qu'il n'était pas toujours responsable de ses actes et maître de sa volonté, lorsqu'il s'agissait de la cause au triomphe de laquelle il avait voué toute sa vie;
Considérant que le crime dont il est accusé est une offense politique, que l'exécution de la sentence de mort portée contre lui sera considérée comme le résultat des préjugés et du fanatisme et sera funeste à l'harmonie si nécessaire dans une société mixte comme la nôtre;
Résolu, qu'une souscription soit ouverte immédiatement pour donner à Louis Riel les moyens de porter sa cause devant un tribunal plus élevé et plus digne de confiance, et qu'en même temps tous les moyens constitutionnels soient employés pour empêcher que la sentence soit mise à exécution.
M. L. O. David exposa d'une manière très nette le but que le comité se proposait d'atteindre. Il disait, après avoir à grands traits retracé la carrière de Riel:
Maintenant, il faut être pratique. Pour arriver à notre but il faut deux choses:
1° De l'argent pour porter la cause de Riel devant un tribunal plus éclairé et obtenir justice.
2° Les signatures de tous les Canadiens-français au bas des demandes d'amnistie ou de commutation de peine.
L'assemblée, avant de se séparer, nomma le comité définitif qui devait remplacer le comité qui avait siégé jusqu'alors. Ces nominations, faites par acclamation, donnèrent les résultats suivants:
Président, L. O. DAVID; 1er vice-président, Chs. C. DELORIMIER; 2e vice-président, R. PRÉFONTAINE; secrétaire, CHARLES CHAMPAGNE; asst.-sec. A. E. POIRIER; trésorier, JÉRÉMIE PERREAULT; trés.-conj., J. O. DUPUIS.
Comité de régie: R. Laflamme, H. C. St-Pierre, Alphonse Christin, Pierre Rivard, E. L. Ethier, Barney Tansey, E. A. Dérome, Georges Duhamel, Jean Marie Papineau, G. Phaneuf, J. O. Villeneuve, A. Ouimet, J. Bte. Rouillard, avec MM. Chs. Champagne, avocat et E. G. Phaneuf comme organisateurs généraux.
C'est ce comité qui eut l'honneur de recevoir les injures des journaux ministériels, et dont l'oeuvre, entravée par tous les moyens possibles, fait le plus grand honneur à ceux qui l'ont entreprise.
Le signal donné par lui, à Montréal, ne tarda pas à se répandre dans toute la province et même aux États-Unis.
A Québec, une assemblée avait eu lieu le 9 août, le même jour qu'à Montréal; et elle avait adopté les résolutions ci-après:
Que les circonstances qui ont provoqué la récente insurrection du Nord-Ouest, les procédés extraordinaires qui ont signalé le procès de Louis Riel; que le ressentiment produit par ces faits parmi notre population, ressentiment propre à altérer la bonne harmonie qui doit régner entre les différentes races qui peuplent le Canada; que l'intérêt public qui ne peut résulter que du maintien de la bonne entente et de cette sympathie réciproque; tous ces puissants motifs enfin, militent en faveur de la commutation de la sentence prononcée contre le prisonnier Riel, condamné par le tribunal de Regina à être pendu, le 18 septembre prochain; que les citoyens de Saint-Sauveur, réunis en assemblée, prient Son Excellence de vouloir bien user de la prérogative royale pour faire grâce de la vie au dit Louis Riel et commuer sa sentence.
Que des pétitions dans ce sens soient adressées à Son Excellence le gouverneur-général.
Le même jour, les citoyens de Lachine adressaient une pétition au gouvernement pour demander un sursis et une commission médicale.
Le 10 août, au Côteau St-Louis, à Yamachiche, à la Pointe-du-Lac; le 16, à Varennes, à Farnham, à Hull; le 17, à Saint-Henri; le 21, à St-Jean-Baptiste, et à Valleyfield; le 23, à l'Assomption et à St-Martin, des réunions furent tenues dans le même but.
En même temps, les Canadiens-français s'assemblaient à Clarence Creek (Ont.), à Lawrence (Mass.) à Glens Fall (N. Y.).
Elles continuaient le dimanche 30 août, à St-Jean, à St-Jérôme, à Ste-Scholastique, au Côteau de Lac; le 6 septembre, à Terrebonne et à Verchères, où l'assemblée adopta les résolutions suivantes:
Résolu, que dans l'opinion de cette assemblée, comme dans l'opinion de tous les habitants de ce comté, la sentence de mort prononcée contre le dit Louis Riel devrait être commuée en une peine moins sévère, et qu'une souscription soit ouverte pour venir en aide à sa famille et pour indemniser ceux qui l'ont défendu au prix de grands sacrifices et de dépenses considérables.
Sur les entrefaites, le jour de l'exécution approchant, les membres du comité Riel avaient institué un comité exécutif composé de MM. L. O. David, l'Hon. Laflamme, C. Champagne, Jérémie Perreault, R. Préfontaine, J. O. Dupuis, A. Ouimet, Georges Duhamel, H. C. Saint-Pierre, P. Rivard, C. de Lorimier.
Le 18 septembre approchait. L'excitation populaire était à son comble. A Montréal, on peut dire que les assemblées étaient permanentes, dans l'un ou l'autre des quartiers de la ville, et la campagne répondait noblement à l'appel du comité. A Saint-Basile, à Saint-Georges, à Saint-Alexandre, à Saint-Esprit, des résolutions furent adoptées demandant la grâce de Riel; à Saint-Placide, on donna une représentation théâtrale au profit de la souscription Riel.
Le 16 septembre, on apprit enfin que Riel avait obtenu un sursis, et que son exécution était remise au 16 octobre, pour lui permettre de porter sa cause devant le Conseil privé.
Le comité se remit de nouveau à l'oeuvre, et il convoqua une nouvelle assemblée sur le Champ-de-Mars pour le dimanche 27 septembre. Plus de 10,000 citoyens se rendirent à son appel, et cette assemblée fut encore plus imposante que celle du 9 août. Les résolutions suivantes furent présentées.
Considérant que l'exécution de la sentence de mort prononcée contre Louis Riel a été remise au 16 octobre prochain, parce que ses avocats on fait connaître au gouvernement leur intention de porter la cause devant le Conseil Privé;
Considérant que l'appel en Angleterre est par conséquent le seul moyen de sauver Riel de l'échafaud et que l'annulation du jugement du tribunal de Regina aurait pour effet de faire tomber toutes les sentences sévères prononcées contre les autre prisonniers métis;
Considérant que si cet appel n'avait pas lieu faute d'argent, ce serait un déshonneur national;
Résolu que c'est un devoir pour tous les Canadiens-français de travailler à compléter la souscription nécessaire pour faire rendre justice à nos frères du Nord-Ouest.
Les résolutions soutenues et développées par MM. L. O. David, Jérémie Perreault, Fitzpatrick, l'avocat de Riel, qui expliqua sa conduite devant le tribunal de Regina, P. M. Sauvalle, qui parla au nom des Français, et de beaucoup d'autres orateurs, furent adoptées par la foule.
Ce fut le point culminant de l'agitation organisée en faveur de Riel. Malheureusement, l'agitation subit ensuite un temps d'arrêt. Le sursis accordé à Riel avait fait concevoir l'espérance d'une solution préparée par le gouvernement; l'épidémie de la petite vérole commençait à absorber les esprits. Mais surtout, les journaux ministériels, voyant que l'agitation menaçait de grandir et de se généraliser, avaient entamé contre le comité une guerre violente, qui eut pour conséquence de refroidir le zèle d'un grand nombre de conservateurs.
Le comité réduit à l'impuissance par cette opposition persistante, publia un compte-rendu des ses opérations et fit appel au public, en même temps qu'aux journaux qui l'attaquaient, pour sommer ces derniers de dire un bonne fois, s'ils étaient pour ou contre Riel.
Tout naturellement, ces hypocrites répondirent qu'on méconnaissait leurs intentions, qu'ils étaient favorables à une commutation de peine à accorder à Riel et qu'ils n'avaient jamais songé à créer des difficultés au comité. Mais, tout naturellement aussi, dès le lendemain, ils recommencèrent comme de plus belle.
D'autres assemblées se tinrent encore dans diverses localités. Mais l'élan était arrêté. Les malfaiteurs publics qui s'étaient mis en travers n'avaient point changé le courant unanime de l'opinion. Mais ils étaient parvenus à jeter du doute, sur la question de savoir si l'on avait suivi la bonne voie en pétitionnant et s'il ne valait pas mieux s'en rapporter à la bonne volonté connue (!) des ministres canadiens-français.
Hélas! les ministres canadiens-français anesthésiés, par l'atmosphère d'Ottawa, trompés par des agents serviles conclurent simplement, de ce temps d'arrêt, que le mouvement n'avait rien de grave; qu'on maîtriserait facilement l'opinion; et qu'on ne risquait rien à laisser la sentence s'exécuter.
Les membres du comité L. O. David n'en ont pas moins droit à un souvenir reconnaissant.
La fortune a trahi leurs efforts. L'opposition qui s'est attaquée à eux, les a empêchés de faire tout ce qui eût été faisable. L'histoire dira qu'ils se sont conduits comme de braves gens et comme des patriotes.
Plût au ciel que tout le monde eut suivi leur exemple!
On lisait dans la presse du 20 octobre dernier:
Chose curieuse! Au début il semblait qu'il n'y eut qu'une voix parmi les Canadiens-français. Ni sur la façon dont le Nord-Ouest avait été administré, ni sur la façon dont le procès de Riel a été conduit, il ne semblait pas que personne crût pouvoir défendre le gouvernement. La Minerve s'y essayait à peine, Le Monde publiait en faveur de Riel et des Métis de virulentes correspondances.
Ce n'est que deux mois plus tard que certains organes conservateurs, oubliant leur première impression, se sont subitement aperçus que le gouvernement avait agi avec infiniment de sagesse, dans l'administration des territoires de Nord-Ouest dans la direction des opérations militaires et dans la conduite du procès de Riel. LA PRESSE, ne s'est pas associée à cette évolution intéressée. Elle n'est pas revenue, comme d'autres l'ont fait, sur son premier mouvement qui était le bon. Moins vive, peut-être mieux éclairée que d'autres dès la première heure, elle n'a pas débuté par des grands éclats de voix pour oublier ensuite la justice et même la pitié envers les proscrits.
En effet, une évolution à laquelle on n'a pas, tout d'abord, assez pris garde s'était produite, vers la fin d'août dans la presse ministérielle.
On ne se bornait plus à attaquer sous main les défenseurs de Riel, on commençait à les injurier à ciel ouvert.
En même temps, des articles d'une hypocrisie savante étaient publiés dans la Minerve, dans le Monde, dans le Nouvelliste, dans le Courrier du Canada et dans leurs satellites de campagne. Ce qui caractérisait ces articles, tous taillés sur le même patron, c'est qu'on y avait l'air de désirer que Riel fut sauvé; et qu'en même temps, on y énumérait toutes les raisons propres à déterminer le lecteur à condamner Riel comme homme politique, à le considérer en religion comme un apostat, à reconnaître la justice de la sentence portée contre lui par Richardson, et à avouer intérieurement que, si Riel était pendu, il ne subirait au fond, qu'un traitement mérité.
Les prototypes de ces articles sont ceux que La Minerve publiait à peu près régulièrement sur MM. Lemieux et Fitzpatrick, et sur Richardson.
Elle s'élevait à l'égard de MM. Lemieux et Fitzpatrick au dernier degré de l'insulte. Elle accusait ces hommes qui ont défendu Riel de chercher à le faire pendre et, par une contradiction singulière, en même temps qu'elle leur reprochait d'avoir mal plaidé en faveur de Riel, elle plaidait de son côté du mieux qu'elle pouvait, mais contre Riel.
Elle avait fait la gageure de présenter Richardson comme un libéral. Pour gagner ce triste pari, elle faisait semblant de considérer comme un acte de faveur politique, l'acte par lequel le ministre Mackenzie a disgracié Richardson en le déportant des bureaux d'Ottawa dans le Nord-Ouest; et elle expliquait qu'un misérable gredin, tel que peut être à ses yeux un juge libéral, avait seul été capable de rendre uns sentence aussi infâme. Mais en même temps, et par la même contradiction, dont elle avait déjà usé à l'égard de MM. Lemieux et Fitzpatrick, La Minerve usait de tous ses efforts pour justifier ce jugement infâme dont l'auteur était digne, selon elle, de toute l'exécration qui s'attache au nom d'un magistrat prévaricateur.
Le but de ces articles était d'insinuer doucement et sans se compromettre, dans le public, l'idée que Riel n'était pas une victime, et de préparer les esprits à se dire, le lendemain du jour où on l'aurait assassiné, «que somme toute, on avait bien pu avoir raison.»
Ce but n'a pas été atteint. Les inspirateurs de cette odieuse campagne sont des renégats, qui ont si bien oublié les traditions de leur race, qu'ils ne sont plus même capables de comprendre qu'il y a certaines infamies qu'on ne fait pas accepter à des Canadiens.
Mais, malheureusement, il y a un résultat immédiat qui a été atteint.
On n'a pas persuadé à nos compatriotes, pas plus aux conservateurs qu'aux libéraux, qu'il fallait pendre Riel.
Mais on a persuadé aux conservateurs, et notamment aux hommes politiques, que le gouvernement ne voulait pas qu'on s'occupât de l'affaire Riel:--que quiconque s'en occupait serait injurié comme MM. Lemieux et Fitzpatrick, dénoncé au public conservateur comme un libéral et comme un catholique suspect.
La Patrie du 19 novembre déclare que le 18, un certain nombre d'étudiants se sont rendus à la Minerve, où, ayant été reçus par M. Gélinas, ils l'ont officieusement prévenu que si la Minerve continuait plus longtemps à trépigner sur le cadavre de Riel et à déshonorer le nom canadien, on ne pourrait pas répondre des suites de l'indignation publique.
D'après le même journal, M. Gélinas a répondu «qu'il le regrettait, mais qu'il n'y pouvait rien, que ces articles étaient envoyés directement d'Ottawa et émanaient du gouvernement, que la Minerve était obligée de les publier et que, si l'on en envoyait d'autres, elle serait obligée de les publier encore.»
Cet aveu est précieux à retenir.
Car il en résulte que toute la campagne de presse, dans laquelle on a cherché à faire croire qu'on désirait que Riel fut sauvé, tout en travaillant, en même temps, à le perdre dans l'estime publique, était directement inspirée par les ministres canadiens-français.
Il en résulte aussi, que depuis plusieurs mois, ces ministres étaient décidés à sacrifier Riel et qu'ils faisaient tromper odieusement le public, lorsque pour endormir l'opinion, tout en la préparant, ils laissaient donner en leur nom l'assurance que Riel ne serait pas pendu.
Par ce moyen, on parvint, jusqu'à la dernière heure, à empêcher toute démonstration des députés conservateurs à Ottawa. Le députés conservateurs au parlement local, qui jadis n'étaient pas aussi réservés, même dans les questions les touchant de moins près, se tinrent cois. Le gouvernement de Québec se désintéressa absolument de cette question nationale.
Les ministres étaient parvenus à faire le silence, sinon partout, au moins dans leur camp, et à éviter jusqu'aux représentations de leurs amis.
Pendant ce temps, M. Chapleau qui était encore en France y déclarait publiquement, ainsi qu'il l'a raconté plus tard à la Gazette, que chercher à défendre Riel c'était l'attaquer lui-même, et M. J. Tassé, M. P. directeur de la Minerve, recevait la mission d'essayer de faire taire les journaux de Paris, comme on avait fait taire les conservateurs canadiens.
Pour se rendre digne de la confiance de ses chefs, M. J. Tassé écrivait officiellement au Gaulois et à quatre autres journaux de Paris, deux lettres consacrées au développement d'un misérable sophisme, qui consiste à essayer de faire prendre la charge entre le gouvernement du Dominion et le peuple canadien-français, et à faire croire aux journaux de Paris que Riel n'a pas été condamné et exécuté par des orangistes, ennemis de notre race, mais par un gouvernement, des juges et des jurés qui auraient été, en cette circonstance, les représentant du sentiment canadien-français.
S'il y a en France quelques Français qui ait pu se laisser prendre à cette fourberie de bas étage, ils auront dû être singulièrement embarrassés, pour concilier les explications de M. J. Tassé, avec l'explosion de l'indignation et de la fureur publiques qui a accueilli l'annonce du meurtre de Riel, dans le Canada français tout entière, et dont le télégraphe leur a déjà fait connaître le caractère unanime et imposant.
Qu'est-il arrivé?
A la dernière heure, quatorze députés ont adressé à Sir John A. Macdonald la dépêche suivante:
Montréal, 13 novembre 1885.
A SIR JOHN A. MACDONALD,
K. G. C., OTTAWA
Dans les circonstances, l'exécution de Louis Riel serait un acte de
cruauté dont nous repoussons la responsabilité.
J. C. COURSOL, Député de Montréal-Est.
ALPHONSE DESJARDINS, Député d'Hochelaga.
D. GIROUARD, Député de Jacques-Cartier.
P. VANASSE, Député de Yamaska.
L. H. MASSUE, Député de Richelieu.
F. DUPONT, Député de Bagot.
A. L. DESAULNIERS, Député de Maskinongé.
J. B. DAOUST, Député des Deux Montagnes.
J. G. B. BERGERON, Député de Beauharnois.
J. W. BAIN, Député de Soulanges.
P. B. BENOIT, Député de Chambly
ED. GUILBAULT, Député de Rouville.
S. LABROSSE, Député de Prescott.
L. L. L. DESAULNIERS, Député de St. Maurice.
F. DUGAS, Député de Montcalm.
MM. Vanasse, Massue et Guilbault n'ont consenti à signer cette dépêche, qu'à la condition de retrancher du texte primitif une phrase dans laquelle Sir John A. Macdonald était prévenu que l'exécution de Riel emporterait de la part des signataires une rupture politique avec le gouvernement.
Même sous cette forme adoucie, M. le colonel Ouimet a produit plus tard une lettre particulière qu'il aurait adressée à Sir John, dans le même sens, mais avec des expressions encore moins comminatoires.
MM. Amyot, Lesage, McMillan, Hurteau, Taschereau, Gaudet, qui n'avaient pas eu le temps de se rendre à cette réunion convoquée à la dernière heure, ont signifié séparément leur protestation à Ottawa, avant le meurtre.
Il est malheureusement indubitable que si l'on s'était remué à temps, si l'on avait fait il y a un mois ce qui a été tenté le vendredi 13, le gouvernement n'aurait pas osé pendre Riel.
Nos députés ont été trompés.
Ils ont un moyen de prouver qu'ils n'ont été que dupes: c'est de remplir leur devoir et de ne pas consentir à être complices.
Leur devoir est tout tracé.
Il consiste à refuser désormais toute espèce de concours au gouvernement de Sir John A. Macdonald et aux trois Canadiens-français, dont la présence dans le cabinet rendu possible l'exécution de Riel.
Si quelqu'un d'entre eux tentait de s'y soustraire, l'opinion saurait à quoi s'en tenir sur son compte, et le lui rappellerait à une échéance prochaine.
L'exécution était fixée au 10 novembre. Les ministres s'étaient réunis pour statuer une dernière fois (ils le croyaient du moins) sur le sort de Riel; et ils avaient décidé A L'UNANIMITÉ, que ce qu'ils appellent la loi suivrait son cours.
Cette unanimité, que M. Chapleau a fait connaître plus tard (le vendredi 13), aux députés réunis à Montréal, est un fait aussi grave que douloureux.
Car elle prouve que les trois ministres canadiens-français ne s'étaient pas bornés à la faiblesse de subir la loi du plus fort, et à l'insigne lâcheté de conserver leur place dans un gouvernement que déclarait la guerre à leur nationalité.
Leur rôle n'avait pas été seulement passif. Leur complicité avait été agissante.
A la question de savoir si Louis Riel serait pendu, MM. Langevin, Chapleau et Caron avaient répondu: OUI.
On sait maintenant sous l'influence de quels motifs cette odieuse décision a été prise.
D'une part, Sir John A. Macdonald avait décidé que Riel paierait de sa tête le crime d'avoir révélé au monde les infamies de l'administration du Nord-Ouest, et il mettait maintien de cette résolution une obstination sénile.
D'autre part, M. Mackenzie Bowell, l'ex-grand maître des orangistes, était revenu, il y a environ un mois, d'un voyage auprès de ses constituants. D'après des informations de source sûre, il aurait été très sérieusement effrayé de leur disposition d'esprit; et à son retour, il aurait dit à Sir John A. Macdonald qu'il fallait à tout prix satisfaire les orangistes ou renoncer à leurs concours.
On peut considérer les renseignements de M. Mackenzie Bowell, comme ayant eu un considérable et pernicieuse influence sur l'issue fatale du drame de Regina.
Mais il ne suffisait pas de faire mourir un prisonnier désarmé et sans défense; il fallait s'occuper de prévenir dans le Canada français et notamment à Montréal les effets de la fureur populaire.
Que le gouvernement ne dise pas qu'il ignorait les véritables sentiments de la population canadienne. Il se trompait, sans doute, sur la possibilité de remonter le courant; mais il était informé d'une façon si exacte de l'existence de ce courant, qu'il avait pris des mesures pour détourner l'attention et pour diriger d'un autre côté la colère du peuple.
Dans la persuasion que l'exécution de Riel aurait lieu le 10 novembre, on avait résolu d'éviter qu'il y eut, le 10 novembre, une émeute à Montréal contre le gouvernement; et comme mesure de précaution, on n'avait rien trouvé de mieux que d'occuper le peuple, en soudoyant pour le 6 ou le 7 du même mois, une autre émeute, contre M. Beaugrand, maire de Montréal, et ennemi, connu du gouvernement.
Nous n'avons pas à rappeler ici, dans quelles circonstances, un mandat d'arrestation avait été dirigé contre l'ouvrier Gagnon, pour avoir tiré sur la police chargée d'exécuter dans son domicile une mesure d'isolement, prescrite par le bureau de santé. M. Beaugrand, redoutant, non sans raison, un nouveau conflit entre Gagnon et la police, et voulant prévenir autant que possible toute cause d'émotion ou de trouble dans la rue, n'avait pas hésité à se rendre lui-même, avec douze agents, dans ce lieu infesté par la picote, pour assurer l'exécution pacifique du mandat judiciaire.
Cet acte qui, dans tous les cas, révélait au moins, dans le maire de Montréal, un homme assez courageux, pour payer de sa personne et pour s'exposer à la fois à des coups de fusil, à l'épidémie et au mécontentement des adversaires du règlement sanitaire, avait été diversement apprécié. Il avait même été fortement blâmé par une partie de la population ouvrière canadienne-française, très-hostile à la vaccination et à l'isolement.
Toutefois, le mécontentement de la première heure commençait déjà à s'apaiser, lorsque les hommes qui avaient résolu de sacrifier Riel aux orangistes, résolurent d'exploiter le terrible fléau que pèse sur la cité de Montréal, en soulevant les passions de la foule contre le maire et contre le bureau de santé et en poussant ouvertement à la révolte contre l'application des règlements sanitaires.
Le jour de l'ouverture de cette campagne, (jeudi 6 novembre), coïncidait avec l'arrivée à Montréal d'un employé du gouvernement à Ottawa, qui passait à tort ou à raison pour collaborer aux frais du gouvernement à la Minerve et pour apporter à la Minerve et auMonde les instructions des ministres.
C'est alors que parurent dans la Minerve et dans le Monde des articles actuellement déférés à la justice, dont la violence dépasse l'imagination et dans lesquels l'incitation à la guerre civile est patente. En même temps, un placard plus incendiaire, s'il est possible, sortait de l'imprimerie du Monde, et était distribué dans la classe ouvrière à un nombre incalculable d'exemplaires.
On ne peut prévoir quelle eut été, sur une population inflammable, la conséquence de cet appel aux passions si, à l'exception du Monde et de la Minerve, tous les journaux conservateurs aussi bien que libéraux, tous les corps publics et tous les bons citoyens ne s'étaient mis résolument en travers d'un mouvement aussi dangereux pour la paix publique que pour le succès de la lutte contre l'épidémie.
Mais les meurtriers de Riel ne se souciaient ni de la paix publique, ni de l'épidémie qui décime Montréal. Ils voulaient étouffer le bruit de l'exécution de Riel sous un autre bruit, couper en deux la population canadienne-française de Montréal; et à la veille d'un deuil national, ils ne reculaient devant aucune infamie, pour essayer de ruiner auprès du peuple l'influence d'un maire libéral.
L'exécution de Riel n'eut pas lieu le 10 novembre.
A la dernière heure, on apprit qu'un nouveau sursis de six jours était accordé au condamné.
Faut il dire accordé, quand en face de la résolution implacablement prise, ce sursis n'était qu'une souffrance de plus, un raffinement de cruauté, une agonie d'une semaine?
On affirme que le gouvernement ne s'était pas souvenu à temps, pour faire parvenir un exprès à Regina, de la disposition de la loi, selon laquelle nulle exécution capitale ne peut avoir lieu dans le Nord-Ouest, sans que le shérif air reçu à cet effet un warrant signé du gouverneur-général en conseil.
C'est pour permettre aux ministres de réparer ce vice de procédure, que le sursis aurait été prononcé.
Le condamné pouvait-il être exécuté, à la suite de cette erreur et de ce dernier sursis qui équivalait, en fait, à un rétablissement de la peine de la torture?
Lorsqu'on apprit que telle était en effet l'intention des ministres, un long cri d'horreur s'éleva, même dans la population anglaise, contre ce nouvel acte d'inhumanité sans précédent chez les peuples civilisés.
Il y a quatre ans, un Irlandais reconnu coupable de meurtre avait été condamné à mort. Une délégation de ses compatriotes vint trouver Sir John A. Macdonald pour solliciter sa grâce.
Elle offrait d'apporter la preuve que le condamné était atteint non-seulement de folie individuelle, mais de folie héréditaire, que son père avait été atteint au même âge que lui et était mort mou, que son aïeule avait été victime de cette terrible maladie et que par conséquent le condamné n'était pas responsable de ses actes.
Sir John A. Macdonald n'ayant pas cru pouvoir se rendre aux arguments que les Irlandais faisaient valoir auprès de lui pour obtenir la grâce de leur compatriote, ceux-ci lui demandèrent au moins d'accorder un sursis de quelques jours, en se faisant forts de compléter leur preuve dans l'intervalle.
Mais Sir John A. Macdonald répondit--cette fois avec raison--que n'étant pas sûr d'accorder la grâce, il ne pouvait pas accorder de sursis, parce que ce serait trop cruel, et que, si le condamné était exécuté plus tard, son exécution deviendrait un véritable meurtre.
Que penser alors, de la froide cruauté, avec laquelle on imposait à Riel un dernier sursis de six jours,--non pas même pour délivrer de son sort, mais pour réparer un vice de procédure?
Ce sursis était le quatrième.
Richardson avait fixé, une première fois, l'exécution au 18 septembre, sachant très bien que ce délai serait insuffisant pour l'appel.
Un second sursis, qui ne pouvait pas laisser au conseil privé le temps de se réunir, avait été accordé jusqu'au 16 octobre.
Un troisième sursis avait ajourné l'exécution au 10 novembre.
Le meurtre était maintenant reporté au 16, par suite d'un oubli de la loi...!
Mais à côté de Riel, il y avait deux femmes.
C'est sur elles que s'est manifestée la férocité de cette succession de sursis, qui leur ont fait subir plusieurs mort.
La mère de Louis Riel, une noble femme, la veuve du patriote de 1847, est devenue folle.
Mme Louis Riel était enceinte.
Quelle situation, et que de poignantes douleurs!
Elle est accouchée, il y a quelques jours d'un enfant qui n'a vécu que deux ou trois heures!
Pauvre petit! Déjà il avait trop souffert avant de naître. Les douleurs de sa mère avaient tari en lui les sources de la vie.
Qui donc est responsable de la mort de cet orphelin, qui n'aura pas même connu le sourire de sa mère, et dont les caresses n'auront pas pu soulager les larmes de cette veuve infortunée?
Ah! Il est commode, quand on siège à Ottawa, dans un ministère auquel on se cramponne par la fourberie et la trahison, de se dire que, pour rester quelques semaines encore au pouvoir, on peut bien consentir à ce que Sir John A. Macdonald se passe le plaisir de voir se balancer la tête d'un ennemi au bot d'un gibet!
--Qu'est-ce que cela, la vie d'un homme, a dit la Minerve? Qu'est-ce que cela, quand le meurtre de cet homme est l'enjeu d'une partie électorale, dont on a longuement calculé le point fort et le point faible, et quand on se croit assuré de l'impunité?
Oui! mais cet homme n'était pas seul!
Il avait une femme dont la vie est empoisonnée; une mère dont le cerveau n'a pas résisté à la douleur!
Il avait des enfants en bas âge, que ce meurtre a rendus orphelins!
Il attendait un dernier né qui n'a pas pu survivre aux tortures de sa mère!
L'enfant est mort! L'aïeule est devenue folle! La tête du père s'est balancée au gibet!
Les bourreaux ont été plus durs et plus cruels que la loi du Nord-Ouest elle même!
Pourtant, avant de céder au sentiment de réprobation indignée qui n'allait pas tarder à s'emparer de tous les coeurs, le peuple canadien était destiné, lui aussi, à subir une épreuve préparatoire.
Le jeudi 12 novembre,--alors que le public n'était pas encore fixé sur le sort de Riel,--on apprit avec stupeur, qu'un banquet organisé avant le sursis et destiné, dans l'intention des organisateurs, à tomber le lendemain même de la mort de Riel, avait eu lieu le mercredi 22, à Winnipeg en présence de deux ministres. L'un d'eux, un Canadien-français, Sir A. P. Caron, ministre de la milice, avait trinqué avec des orangistes à la mort de Riel! L'autre, M. White, avait voué Riel à l'indignation publique!
Nous empruntons à un journal anglais, le Montreal Herald l'expression éloquente de l'indicible dégoût provoqué dans toutes les classes de la population, sans distinction de partis ni de races, par cette hideuse bombance:
Un prisonnier politique sous le coup d'une sentence de mort est dans la prison de Regina. L'exécution a été retardée temporairement. Un banquet est organisé à Winnipeg. Les partisans du gouvernement, mécontents du sursis qu'il a accordé de son chef, déclarent que pour cette raison, ils n'assisteront pas au banquet. Un journal ministériel de Winnipeg, pour assurer le succès du banquet de leurs partisans et ramener les récalcitrants, publie le lendemain un article double-interligné annonçant que les deux ministres, MM. White et Caron, seront présents pour annoncer que la sentence de mort prononcée contre le prisonnier politique sera certainement exécutée. Les partisans satisfaits de cette déclaration accoururent en foule au banquet qui, au lieu d'être un fiasco, eut un immense succès. Les ministres s'y rendirent et exécutèrent l'étrange corvée qui leur était imposée par le zèle des partisans. Sir Adolphe Caron, ministre de la milice annonça qu'il n'avait aucune sympathie pour les traîtres et que la justice suivrait son cours. M. Thomas White voua Riel à l'exécration publique. On nous assure que ces expressions furent reçues avec de bruyantes manifestations de joie. Qui pourrait en douter? En égard à ces déclarations, le banquet eut un grand succès. Le comité, au lieu d'être en déficit, n'a eu aucune difficulté à amarrer les deux bouts.
Voilà un emploi nouveau pour les membres du cabinet, et les instincts chevaleresque de notre âge et de notre race sont illustrés d'une manière aussi nouvelle que bizarre; les affaires d'état les plus solennelles peuvent être traitées de la même manière qu'un caucus de faubourg; et c'est au milieu de l'excitation tumultueuse des bouteilles de champagne que le gouvernement de notre pays rend des arrêts redoutables de vie et de mort. Cela peut être considéré par des partisans comme étant l'idéal de l'homme d'état, mais nous croyons que des gens sérieux et sages qui le considèrent ainsi, seront rares et bien espacés, et que la grande majorité des Canadiens qui parleront de la moralité de ce spectacle exprimeront l'espoir, pour l'honneur de notre civilisation tant vantée, qu'il ne se renouvellera plus.
En somme, le prisonnier de Regina avec ses membres enchaînés, son intelligence égarée, sa vie ne tenant qu'à un fil, est, selon nous, plus digne de respect et de sympathie que cette exhibition de partisans féroces de Winnipeg, que cette indigne prostitution des fonctions ministérielles. L'idée d'exploiter la sauvagerie des partisans pour forcer la main au gouvernement et assurer les dépenses d'un dîner, quand l'homme contre lequel ce mouvement est dirigé doit souffrir l'équivalant de l'agonie même, démontre une dépravation diabolique tellement inouïe qu'on ne saurait trouver aucun précédent dans un pays civilisé.
Il y avait longtemps que Sir A. P. Caron avait renié sa race et la langue de ses ancêtres. On ne prévoyait pas qu'il pousserait l'ignominie jusqu'à s'en vanter dans un banquet de cannibales. Mais cela même, en portant le dégoût à son comble, ne surprit pas autrement ceux qui le connaissaient. On ne savait pas ce qu'il pouvait faire, mais on le savait bon à tout faire pour un hochet ou des faveurs.
Encore quelques heures et le soleil va se lever sur le jour fatal où tout va être consommé.
Louis Riel, le héros, le martyr de la nation métisse, va contempler pour la dernière fois la lumière du jour, rendre son âme au Créateur et livrer son corps au bourreau qui le guette depuis de longs mois.
Le messager qui apportait l'ordre du gouverneur-général pour l'exécution est arrivé à huit heures du soir.
Cette fois, tout est bien fini.
Riel a reçu la nouvelle, à neuf heures du soir, dans sa cellule.
Cette nouvelle lui a été donnée par le shérif Chapleau. La scène a été émouvante et héroïque.
La cellule du fameux chef est immédiatement adjacente à la salle des gardes qui font la patrouille pendant la nuit. Cinquante gardes occupent cette salle.
A la porte de fer qui ferme la cellule, on voyait une sentinelle armée montant la garde; et à l'extérieur de l'édifice un cordon de soldats sous les armes, faisant la ronde autour du bâtiment.
La porte s'ouvrit à l'arrivée du shérif Chapleau et du commandant de la police à cheval.
Riel qui, jusque là, avait conversé avec le médecin du poste, se leva et souhaita la bienvenue au shérif, d'une façon tout-à-fait cordiale et avec aisance.
Les inflexions de sa voix n'indiquaient aucun signe d'excitation; son premier bonjour fut: «Eh bien, comme cela, vous venez avec la grande nouvelle! J'en suis bien aise.»
Le shérif répondit que le mandat de mise à mort était arrivé.
Riel, continuant sur le même ton dit: «Je suis heureux d'apprendre qu'enfin je vais être débarrassé de mes souffrances.»
Il prit ensuite la parole en français et remercia affectueusement le shérif pour ses bienveillantes attentions.
Il reprit la parole en anglais: «Je désire, dit-il, que mon corps soit remis à mes amis, pour être enterré à St. Boniface, dans le cimetière français, vis-à-vis Winnipeg.»
Le shérif lui demanda alors s'il avait quelque désir à transmettre, touchant la disposition de ses biens, meubles et effets.
«Mon cher, répondit-il, je n'ai pour tout bien que ceci (et il toucha sa poitrine dans la région du coeur); et ceci je l'ai donné à mon pays, il y a quinze ans; et c'est tout ce qui me reste maintenant.»
On le questionna ensuite sur l'état de sa conscience. Il répondit: «Il y a longtemps que j'ai fait ma paix avec mon Dieu; je suis aussi bien préparé maintenant que je puis l'être en aucun temps. Vous trouverez que j'avais une mission à remplir. Je vous prie de remercier mes amis de la province de Québec de tout ce qu'ils ont fait pour moi.»
A une autre question qui lui fut faite, il répliqua:
«Je suis content de quitter ce monde. On me permettra de dire quelques mots sur l'échafaud?» ajouta-t-il sur un ton interrogatif.
Lorsqu'on lui dit qu'on le lui permettrait, il dit en souriant: «Vous supposez que je pourrais parler trop longtemps et que cela me fatiguera? Oh! non, je ne me trouverai pas faible, je sentirai, lorsque le moment viendra, que j'aurai des ailes qui m'enlèveront là-haut.»
Recommençant alors à parler français, sur un ton persuasif et d'une douceur inimitable, pour lequel il est célèbre, comme le savent tous ceux qui l'ont connu intimement, il parla de nouveau de l'affectueux souvenir qu'il gardera pour ceux qui ont épousé sa cause. Il termina en disant au shérif Chapleau, en lui tendant la main, en signe d'adieu, «Adieu, mon ami.» Son oeil était clair et serein, et son assurance absolue était telle qu'elle faisait naître l'admiration même dans les coeurs les plus endurcis.
Le Père André, son directeur spirituel, est ensuite arrivé, et on l'a laissé seul avec lui pour vaquer à ses devoirs religieux et ensuite entendre la messe.
Après s'être confessé, Riel a rédigé et confié au Père André, pour être portée à sa vieille mère, la lettre suivante:
MA CHÈRE MÈRE,
J'ai reçu votre lettre de bénédiction et hier (dimanche) j'ai demandé au Père André de la placer sur l'autel pendant la célébration de la messe, pour que son ombre se répandit sur moi. Je lui ai demandé après de m'imposer ses mains sur la tête pour que je puisse la recevoir efficacement, attendu que je ne pouvais me rendre à l'église; et il a ainsi répandu sur moi les grâces de la messe, avec l'abondance de ses bienfaits spirituels et temporels.
A ma femme, mes enfants, mes frères, ma belle-soeur et autres parents qui me sont tous chers, dites pour moi adieu.
Chère mère, c'est le voeu de votre fils aîné que vos prières pour moi montent jusqu'au trône de Jésus-Christ, à Marie, à Joseph, mon bon protecteur, et que la miséricorde et l'abondance des consolation de Dieu répandent sur vous, sur ma femme, mes enfants et autres parents, de génération en génération, la plénitude des bénédictions spirituelles pour celles que vous avez répandues sur moi; qu'elles se répandent sur Vous surtout qui avez été une si bonne mère. Puissent votre foi, votre espérance, votre charité et votre bon exemple être comme un arbre chargé de fruits abondants pour le présent et pour l'avenir. Puisse Dieu, quand sonnera votre heure dernière, être tellement satisfait de votre piété qu'il fasse rapporter votre esprit de la terre, sur les ailes des anges.
Il est maintenant deux heures du matin, en ce jours le dernier que je dois passer sur cette terre, et le Père André n'a dit de me tenir prêt pour le grand évènement. Je l'ai écouté et je suis disposé à tout faire suivant ses avis et ses recommandations.
Dieu me tient dans sa main pour me garder dans la paix et la douceur, comme l'huile tenue dans un vase et qu'on ne peut troubler. Je fais ce que je peux pour me tenir prêt; je reste même calme, conformément aux pieuses exhortations du vénérable archevêque Bourget. Hier et aujourd'hui j'ai prié Dieu de vous rassurer et de vous dispenser toute sorte de consolations, afin que votre coeur ne soit pas troublé par la peine et l'anxiété. Je suis brave; je embrasse en toute affection.
Je vous embrasse en fils respectueux de son devoir, toi, ma chère femme, comme un époux chrétien, conformément à l'esprit conjugal des unions chrétiennes. J'embrasse tes enfants dans la grandeur de la miséricorde divine. Vous tous, frères et belles-soeurs, parents et amis, je vous embrasse avec toute la cordialité dont mon coeur est capable.
Chère mère, je suis votre fils affectionné, obéissant et soumis.
LOUIS-DAVID RIEL.
A 5 heures du matin, le P. André célébra la messe, et à 7 heures, il administra les derniers sacrements à Riel.
Riel pria dans sa cellule jusqu'au moment où le député shérif Gibson vint l'avertir que le moment fatal était arrivé.
Riel reçut l'ordre de marcher à la mort avec le même calme qu'il avait montré la veille.
Son visage ne montrait aucune altération et avait conservé ses couleurs ordinaires; et il était pleinement en possession de toute son énergie, répondant d'une voix claire et ferme aux paroles de l'officiant.
Supporté par les deux prêtres, Riel marcha d'un pas ferme de sa cellule, qui est la première du corridor, à travers le corps de garde, à l'escalier qu'il gravit sans un signe de faiblesse. Le capitaine Fraser gardait l'échafaud avec vingt hommes de la police à cheval.
Riel n'avait pas de chapeau. Il portait un habit court et noir, une chemise en laine, un collet, des pantalons bruns et des mocassins, seule partie de ses vêtements que rappelât la vie indienne et l'existence libre de la prairie.
A 8 heures un quart le bourreau, un masque sur la figure, s'avança la corde sur le bras et commença à garrotter Riel. Celui-ci continua à prier, étendant les bras et regardant au ciel jusqu'à ce que les bras fussent liés. Précédé de Gibson et escorté des prêtres, Riel monta sans aide et d'un pas ferme les six degrés qui conduisaient à l'échafaud, en disant: «Je me confie à Dieu.»
En poussant cette exclamation, un sourire passa sur ses lèvres.
Le condamné se plaça sur la trappe, la figure tournée vers le nord. Les Pères André et McWilliams continuèrent à prier et Riel dit en anglais: «Je demande pardon à tous les hommes et je pardonne à tous mes ennemis.»
Le député shérif lui demanda s'il avait quelque chose à dire. Il se tourna vers son confesseur, le Père André, et lui demanda: «Est-ce que je vais dire quelques mots?» «Non, répondit brièvement le prêtre, faites votre dernier sacrifice, et vous serez récompensé.» Riel se tourna et dit: «Je n'ai rien de plus à dire.»
Le bourreau ajusta le noeud, mais Riel ne parut pas même y faire attention.
Alors, le bourreau se mit à son poste; le bonnet blanc fut enfoncé sur la tête de Riel; les deux prêtres, tenant des cierges en main, continuaient de prier pour le mourant, pendant qu'on entendait ce dernier prier en même temps. A l'expiration des deux minutes qui lui furent données pour prier, au moment où il répondait: «Ne nous induisez pas en tentation», le bourreau fit partir la trappe et Riel tomba. Il ne remua pas pendant quelques secondes, puis un mouvement convulsif se fit sentir et deux minutes après, il n'existait plus.
Il était mort en brave et en chrétien.
L'heure n'est pas encore venue de retracer l'histoire des journées qui ont suivi la mort du martyr canadien.
Cette histoire se continue.
Elle ne sera achevée que le lendemain de la vengeance.
Que dirions-nous d'ailleurs, que tout le monde ne sût?...
L'effarement de tout un peuple, en apprenant que l'échafaud politique se dressait à Regina!
La stupeur, la consternation, l'anxiété, un reste d'espérance survivant jusqu'au dernier moment au fond des coeurs!
Puis le deuil de la nation!
Il n'y eut pas un mot d'ordre, pas une réunion, pas une intrigue.
Ce fut une explosion spontanée de douleur et de colère.
D'un bout à l'autre du Canada-français,--avant que personne eut seulement songé à se concerter,--le télégramme qui apporta la fatale nouvelle fut reçu de la même manière. Chose merveilleuse! On vit tous les coeurs vibrer à l'unisson!
Tout le monde sentit que la race canadienne-française avait reçu une blessure et une insulte!
Toutes les maisons se couvrirent d'insignes de deuil.
Tous les partis abdiquèrent et se confondirent dans la douleur commune.
Il n'y eut plus ni bleus ni rouges.
Il n'y eut plus que des patriotes, prêts à s'unir, pour demander compte du crime commis et pour défendre la patrie menacée.
Mais ce qui est remarquable encore: ce qui est de nature à inspirer une légitime confiance dans les destinées à venir du Canada-français, tout le monde comprit à la fois qu'il ne s'agissait pas de se livrer à de vaines démonstrations, et qu'un grand devoir s'imposait.
Il n'y eut qu'un seul cri qui sortit de toutes les poitrines:
FAIRE JUSTICE DES ENNEMIS ET DES TRAITRES!
Hélas! oui! Faire justice des ennemis et des traîtres!
Car nous n'avons pas seulement été frappés, nous avons été trahis!
Et deux responsabilités distinctes se dégagent.
Celle d'une politique qui, sans que nous y prissions garde, poursuivait, perfidement et dans l'ombre, notre anéantissement national.
Celle des ministres canadiens-français qui se sont faits les complices de cette politique, et qui nous ont livrés à l'ennemi.
Le premier des coupables, l'ennemi, c'est SIR JOHN A. MACDONALD.
SIR JOHN A. MACDONALD, premier ministre, responsable de la politique du gouvernement.
SIR JOHN A. MACDONALD, orangiste, franc-maçon, adversaire implacable de notre race, destructeur sournois et tenace de l'autonomie de notre province.
SIR JOHN A. MACDONALD, ministre de l'intérieur, responsable des crimes du Nord-Ouest et des dénis de justice qui ont amené l'insurrection.
SIR JOHN A. MACDONALD, bourreau de Riel, ayant froidement méthodiquement, lentement conçu et perpétré le meurtre, suborné les juges, capté dans le conseil le vote de ses collègues canadiens-français, rêvé de transformer le gibet de Riel en un honteux moyen de réclame électorale.
SIR JOHN A. MACDONALD, dont la carrière néfaste, après avoir commencé aux lueurs sinistres de l'incendie du palais du Parlement, aura misérablement fini sous le sentiment d'horreur provoqué par le gibet de Riel!
Mais, Sir John A. Macdonald et ses collègues orangistes ne sont pas seuls responsables du crime commis.
Il y a, à côté de la leur, une responsabilité plus douloureuse pour nous, plus inouïe, que ne saurait être couverte même par une ombre d'excuse, et que les patriotes n'ont pas hésité à envisager avec la claire notion du devoir à remplir.
Cette responsabilité est celle des trois traîtres qui siègent dans le cabinet fédéral, et auxquels il eut suffi de déposer leurs démissions sur la table du conseil, pour dissoudre le gouvernement et rendre impossible l'exécution de Riel.
Sir HECTOR LANGEVIN,
L'Hon. J. A. CHAPLEAU, et
Sir A. P. CARON, ce renégat couvert d'un tel excès d'opprobre, que depuis les scènes de cannibalisme dont Winnipeg a été souillé, les gens que se respectent hésitent même à prononcer son nom.
A cette responsabilité s'ajoute celle des journaux, leurs organes; des journaux complices de l'orangisme, qui ont consenti à servir d'instrument entre les mains des ministres; à colporter les mensonges par lesquels on nous a trompés, à préparer par d'odieuses manoeuvres le crime qu'on voulait commettre; des journaux dont la trahison a été double;--car en même temps qu'ils nous ont trompé avec préméditation sur les intentions des ministres, ils ont trompé sciemment les ministres sur l'état de l'opinion publique dans notre province.
Pour complaire à leurs maîtres, ils leur ont caché la vérité qui eût peut-être été mal reçue, mais qui leur eût donné à réfléchir et qui eût sans doute arrêté leurs mains, au moment de donner la signature fatale.
Pour se donner de l'importance, pour céder à la gloutonnerie du servilisme qui les caractérise, ils se sont portés forts auprès de leurs maîtres, qu'après le meurtre comme avant, ils seraient de taille à continuer à tromper le peuple et à assurer l'impunité à la trahison. [3] Et ils ont contribué par là à inspirer aux ministres canadiens-français une confiance, sans laquelle leur intérêt eut peut-être fait à la dernière heure ce que leur conscience et leurs remords n'avaient pas suffi à leur dicter.
[Note 3: Le 13 octobre, M. VANASSE, M. P., directeur du Monde, a déclaré dans une assemblée publique, à St. François du Lac, que si Riel était pendu, il n'en continuerait pas moins à supporter le ministère. Depuis lors, M. Vanasse paraît avoir changé d'avis.]
Il ne servirait à rien de le dissimuler:
C'est plus qu'une politique qui succombe, avec les hommes qui en étaient les représentants et qui en portent la tache au front.
C'est tout un système que s'effondre.
C'est une phase de notre histoire qui vient de prendre fin au pied du gibet d'un de nos frères.
Assez de mensonges!
Assez d'exposés fallacieux!
Assez de comptes fantastiques!
Assez de partis pris de se tromper soi-même et de tromper les autres!
Assez de la politique de clinquant, d'apparence, de décor de théâtre, de fausse union dont tous les profits nous échappent et au nom de laquelle on nous impose des sacrifices sans réciprocité!
Que n'a-t-on pas tenté, hélas! avec succès, pour nous endormir avec des paroles mielleuses, pour nous tromper avec des compliments et des phrases toutes faites, pendant qu'on travaillait à nous égorger.
Nous a-t-on assez répété que nous étions les piliers de la Confédération; que l'Angleterre voyait en nous les soutiens les plus éprouvés du loyalisme; et que l'indépendance de la race française dans le Nouveau-Monde était désormais un fait acquis; et que nous pouvions voguer en pleine confiance et toutes voiles vers l'avenir, à l'ombre du régime qui garantissait notre langue, nos institutions et nos lois?
Dans quelle sécurité nous dormions, lorsque le meurtre du 16 novembre nous a enfin réveillés.
Eh bien, examinons les choses froidement et faisons le bilan de nos pertes, comme il convient à des hommes résolus à voir le péril tel qu'il est, à l'aborder de front et à en triompher.
Avant la politique de Sir John A. Macdonald, et la Confédération que est son oeuvre, nous étions théoriquement avec Ontario sur un pied d'égalité absolue.
En fait, notre discipline politique nous avait fait les maîtres; et nos voix déterminaient la balance du pouvoir, en faveur du parti que nous soutenions, quel qu'il fût.
Aujourd'hui, nous sommes en minorité: et la seule excuse que nos ministres aient encore trouvée à leur trahison est que nous devons céder devant le nombre, et que, l'eussent-ils voulu, ils eussent été impuissants à empêcher le meurtre de Riel.
Vaine excuse! Menteuse défaite! Nous n'en sommes pas encore là, et nos ministres nous abaissent pour tenter de se disculper; mais le seul fait qu'un tel argument ait pu être produit, indique le chemin parcouru et témoigne que ce mensonge ne tarderait point, si nous n'y mettions le holà, à devenir une vérité.
Avant la politique de Sir John A. Macdonald, il était admis en principe que le ministère se composait de deux factions égales. Nous avions souvent le premier ministre. La retraite des nôtres entraînait la dissolution du cabinet. En fait, leur volonté prévalait le plus souvent.
Aujourd'hui, nous comptons à Ottawa trois ministres sur treize; et c'est leur opinion, sur leur propre importance, que s'ils s'étaient retirés à l'occasion de l'exécution de Riel, on aurait tranquillement passé outre, sans même faire attention à eux.
Avant la politique de Sir John A. Macdonald, nous avions conquis dans le parlement uni, l'usage de la langue française malgré la loi.
Aujourd'hui, la langue française est devenue légale. Mais il n'y a pas à Ottawa un ministre canadien-français, qui osât parler autrement qu'en anglais, dans une discussion du Parlement.
Avant la politique de Sir John A. Macdonald, le ministère Lafontaine-Baldwin faisait voter des indemnités aux victimes de 1837.
Aujourd'hui, les journaux ministériels insultent les patriotes et le ministère fait pendre Riel.
Avant la politique de Sir John A. Macdonald, le Nord-Ouest était français.
Aujourd'hui, tout notre or, qui eut pu être consacré à coloniser la province de Québec, a passé dans le Nord-Ouest, dont on a fait à nos frais une terre anglaise, d'où l'on expulse les Métis en confisquant leurs terres et où l'on pend Riel aux acclamations des spéculateurs, des jobbers et des fanatiques de Winnipeg.
Pendant ce temps-là qu'ont fait nos ministres?
Ont-ils combattu pour nous?
A défaut de combattre, nous ont-ils révélé leur impuissance et le péril?
Non! Ils ont gardé leurs places!
L'an dernier, à pareille époque, on publiait à Québec, un gros volume en tête duquel se trouvait une gravure avec cette inscription:
SIR HECTOR LANGEVIN chef du parti conservateur dans le Bas-Canada.
Qu'a fait Sir Hector Langevin?
Il a été pour Sir John A. Macdonald un employé laborieux; mais jamais il n'a rien dirigé, ailleurs, que sur les gravures, grassement rétribuées de ses flatteurs.
Dans ce bureaucrate, devenu chef d'un parti et transformé par les circonstances, en représentant d'un peuple, il n'y a jamais eu l'étoffe d'un homme d'État ni le coeur d'un patriote.
Tout entier aux inspirations d'une nature étriquée, bouffie de vanité, et prompte à satisfaire cette vanité avec l'apparence du premier rang dans les emplois du second, Sir Hector Langevin n'a peut-être pas compris une seule minute la grandeur du rôle que lui assignait, dans le gouvernement fédéral, sa situation de leader du parti canadien-français et d'alter ego de Sir John A. Macdonald.
Ce successeur de Cartier n'avait pas hérité une goutte de son sang fier et généreux, un atome de son instinct de commandement et de la haute idée que se faisait Cartier de la responsabilité et des devoirs d'un chef de parti. On peut mesurer aujourd'hui, à la lueur sinistre des événements, ce que l'influence canadienne-française a perdu, par sa faute depuis qu'il est au pouvoir.
Il fallait une grande catastrophe pour nous faire ouvrir les yeux et pour nous sauver.
Mais la semence des martyrs est féconde.
L'échafaud de Riel ne marque pas seulement la fin d'une époque néfaste.
Il marque l'aurore d'un ère de réparation, dans laquelle, chassant les traîtres qui nous ont vendu et renonçant aux funestes divisions qui ont failli nous perdre, avec l'aide de Dieu, nous soutiendrons ensemble le bon combat pour la Patrie.
Si, comme notre religion nous en donne la divine assurance, du haut de leur demeure céleste les âmes des morts s'intéressent encore aux épreuves de ceux qui vivent sur la terre, l'âme de notre frère métis tressaillera de contentement en sachant que le sacrifice de sa vie n'a pas été perdu, et qu'une fois de plus la mort des martyrs aura servi au triomphe final de la justice et à la ruine des persécuteurs.
Testament de Louis David Riel.
Je fais mon testament, conformément au conseil qui m'a été donné par le R. P. Alexis André, mon charitable confesseur et très dévoué directeur de conscience.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je déclare que ceci est mon testament, que j'ai écrit librement dans la pleine possession de mes facultés mentales.
Les hommes ayant fixé le 10 novembre prochain, comme la date de ma mort, et comme il est possible que la sentence soit exécutée, je déclare d'avance que ma soumission aux ordres de la Providence est sincère, que ma volonté s'est rangée avec une entière liberté d'action, sous l'influence de la grâce divine de Notre Seigneur Jésus-Christ, du côté de l'Église catholique, apostolique et romaine. C'est en Elle que je suis né et par Elle aussi que j'ai été régénéré.
J'ai rétracté ce que j'ai dit et professé de contraire à sa doctrine et je le rétracte encore. Je demande pardon du scandale que j'ai causé. Je ne veux pas qu'il y ait de différence entre moi et les prêtres de Jésus-Christ, gros comme une tête d'épingle. Si je dois mourir le 10 de ce mois, c'est-à-dire, dans quatre jours, je veux faire tout en mon pouvoir, avec le secours de mon divin Sauveur, pour mourir en harmonie parfaite avec mon Créateur, mon Rédempteur et mon Sanctificateur en même temps qu'avec la sainte Église catholique. Si Dieu veut bien m'accorder le bienfait inestimable de la vie, je veux de mon côté monter sur l'échafaud et me résigner à la Providence en me tenant dégagé comme je le suis aujourd'hui, de toutes les choses terrestres; car je comprends que le plus sûr moyen de bien faire est de mettre ses desseins en pratique d'une manière entièrement désintéressée, sans passion, sans excitation, sous le regard de Dieu, en aimant son prochain, ses amis et ennemis comme soi-même, pour l'amour de Dieu.
Je remercie ma bonne et tendre mère pour m'avoir aimé d'un amour si chrétien. Je lui demande pardon pour toutes les fautes dont je me suis rendu coupable contre son amour, le respect et l'obéissance que je lui dois. Je lui demande aussi pardon pour les fautes que j'ai commises contre mes devoirs envers mon bien aimé et regretté père et envers sa mémoire vénérable.
Je remercie mes frères et soeurs pour le grand amour et la grande bonté qu'ils ont eus pour moi. Je leur demande aussi pardon pour mes fautes de toutes sortes et pour toutes les erreurs dont j'ai pu me rendre coupable à leurs yeux.
Je remercie mes parents et ceux de ma femme pour l'affection et la bienveillance qu'ils m'ont toujours montrées--en particulier mon affectionné et bien aimé beau-père; ma belle-mère, mes beaux frères et belles-soeurs. A eux aussi je demande pardon pour tout ce qui, dans ma conduite, n'a pas été bien ou aurait été mal.
Je donne une franche et amicale poignée de main à mes amis de tout âge et de tout rang, de toute classe et de toute condition. Je les remercie pour les services qu'ils m'ont rendus. Ma reconnaissance, je la témoigne particulièrement à ceux de mes amis, tant de ce côté-ci de la frontière que de l'autre côté, qui ont daigné s'occuper de mes affaires en public, aux Oblats de Marie Immaculée, à la Société St. Sulpice et aux Soeurs grises pour tous les bienfaits que j'ai reçus d'eux depuis mon enfance. Je leur offre mes remerciements.
J'ai des bienfaiteurs de l'autre côté de la frontière, des amis dont la bonté pour moi a été au-delà de toute mesure. Je leur demande d'accepter mes remerciements, d'excuser charitablement mes défauts. Si ma conduite a pu, en quelque façon offenser, quelqu'un soit dans les grandes choses ou dans les petites, je leur demande de me pardonner en tenant compte des excuses qui peuvent être en ma faveur: et quant à la somme de mes véritables fautes mei culpabilitates, j'espère qu'ils auront la bonté de me les pardonner devant Dieu et devant les hommes.
Je pardonne de tout mon coeur, de tout mon esprit, de toutes mes forces et de toute mon âme à ceux qui m'ont causé du chagrin, qui m'ont fait de la peine, qui m'ont causé du dommage, qui m'ont persécuté, qui sans raison m'ont fait la guerre pendant 15 ans, qui m'ont fait un semblant de procès, qui m'ont condamné à mort, et s'ils désirent réellement me vouer à la mort je leur pardonne entièrement, comme je demande à Dieu de me pardonner entièrement toutes mes fautes au nom de Jésus-Christ.
Je remercie ma femme pour sa bonté et sa charité à mon égard, pour la part qu'elle a prise si patiemment dans mes pénibles travaux et mes difficiles entreprises. Je la prie de me pardonner la peine que je lui ai causée volontairement. Je lui recommande d'avoir soin de ses petits enfants, de les élever d'une manière chrétienne, avec une attention particulière pour tout ce qui a rapport aux bonnes pensées, aux bons discours, aux bonnes actions et aux bonnes compagnies.
C'est mon désir que mes enfants soient élevés avec grand soin en tout ce qui touche à l'obéissance à l'Église, leurs maîtres et leurs supérieurs. Je leur recommande de montrer le plus grand respect, la plus grande soumission et la plus complète affection envers leur bonne mère. Je ne laisse à mes enfants ni or ni argent, mais je supplie Dieu, dans son infinie miséricorde de remplir mon esprit et mon coeur de la vraie bénédiction d'un père que je désire leur donner: Jean, mon fils, Angélique, ma fille, je vous bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, pour que vous vous appliquiez à connaître la volonté de Dieu et soyiez fidèles à l'accomplir en toute piété et sincérité; pour que vous pratiquiez la vertu fermement et simplement, sans parade ni ostentation, pour que vous fassiez le plus de bien possible sans manquer aux autres dans la limite d'une juste obéissance au clergé constitué, prêtres et évêques, surtout à votre évêque et à votre confesseur. Je vous bénis, pour que votre mort soit douce, édifiante, bonne et sainte aux yeux de l'Église et Jésus-Christ Notre Seigneur.--Amen
Je vous bénis, enfin, pour que vous cherchiez et trouviez le royaume de Dieu et pour que vous puissiez de plus reposer en Jésus, Marie, et Joseph. Priez pour moi.
Je laisse mon testament au Rév. Père Alexis André mon confesseur. Je prie mes amis de partout de tenir le nom du Père André côte à côte avec le mien! Je l'aime le Père André.
LOUIS DAVID RIEL,
fils de Louis Riel et de Julie de La Gimodière.
PRISON DE REGINA, 3 NOVEMBRE 1885
Monsieur François Xavier Lemieux,
Bien cher ami et dévoué défenseur,
En recevant votre lettre, je prends du papier pour vous répondre. Je vous remercie de toutes vos démarches, de tout ce que vous avez fait pour moi. Je remercie mes amis autant que je peux. Que Dieu leur rende à tous, à vous, à chacun de mes bons avocats, à votre famille, à chacun de vos petits enfants, le centuple de l'intérêt que vous me portez tous ensemble. Surtout, que dans l'autre monde votre récompense soit belle.
J'ai reçu de tristes nouvelles de ma famille. Le 21, ma chère femme a mis au jour un enfant qui n'a vécu que deux ou trois heures. Elle-même a été en danger, paraît-il, pendant quelques jours. Mais hier j'ai reçu une lettre du 28, même date que la vôtre. Et l'on m'apprend qu'elle est mieux; que mes chers petits enfants sont gais et joyeux. Ce qui me reconsole de la mort de mon tout petit (que je n'ai pu embrasser) c'est qu'il a eu le temps d'être ondoyé.
Cher monsieur et ami, les appels ne m'ont jamais inspiré grande confiance, parce qu'il eut fallu à l'Angleterre renverser tout son système d'administration de la justice, dans le Manitoba et surtout dans le Nord-Ouest. Entendre l'appel, c'eût été condamner ce qu'Ottawa a fait depuis quinze ans et condamner les approbations que l'Angleterre lui a données, en tout, dans le système judiciaire de ce territoire.
Le bon Père André vient me voir, assidûment. Hier, il est venu me dire la messe, j'ai eu le bonheur de communier. La communion me soutient.
Vous avez la bonté de dire que je rive mon nom éternellement à l'histoire. C'est bon, pourvu que ma gloire soit édifiante.
Ce à quoi je travaille surtout, c'est à poser les principes de l'équité dans le gouvernement de mon pays natal et, par la grâce du bon Dieu, à river mon âme éternellement au Sacré Coeur de Jésus; en autant qu'un pauvre coeur comme le mien peut être assez intimement lié au Saint Coeur du Sauveur pour dire qu'il lui est rivé.
Vous paraissez étonné de ce que je suis calme. Vous devriez bien être étonné plutôt de ce que je ne le suis pas plus. Car l'Archevêque Bourget de son vivant m'a dit: Tenez-vous prêt à tout événement en vous conservant dans un calme inaltérable, je vous bénis. Et le saint évêque a prié pour moi. Or, j'ai confiance que ses prières en ma faveur ont été exaucées, et que je suis à l'ombre de sa bénédiction.
Ce matin, de bonne heure, l'un des plus beaux anges de Dieu m'a apparu, et m'a dit: «Votre mort est reprise. Il y a dix avocats...» Et en entendant ces paroles j'ai éprouvé une grande consolation. Cet ange est un des anges gardiens de la droiture parmi les hommes. La merci le porte sur ses ailes. C'est un des messagers de la clémence de Dieu la plus grande. Et j'ai vu que l'ange était carrément en faveur de ma cause. Je pense qu'il m'a été envoyé à cause des efforts que je fais pour ne pas me distraire de ce qui me paraît juste. Vous autres qui voyez tout ce qui se passe, tout ce qui se dit, tout ce qui se fait, vous pourrez voir aujourd'hui, 4 novembre, s'il arrive quelqu'événement propre à justifier ces paroles: «Votre mort est reprise. Il y a dix avocats...»
Cher monsieur et ami, la Providence toute bonne m'a mis en rapport avec vous. Vous m'avez tendu la main, monsieur Fitzpatrick et vous dans le temps de besoin pressant. Soyez-en bénis. Il ne vous a guère été possible de plaider ma cause devant la cour de Regina.
Mais votre dévouement a fait des efforts et des luttes que la main de Dieu a déjà mis dans la balance des bonnes oeuvres. Celui qui ne laisse pas perdre les verres d'eau ne laissera pas perdre tant de générosité. Que votre dame reçoive mes humbles respects et mes remerciements pour les prières qui s'élèvent du coeur de ses petits enfants, en ma faveur. Car si vos petits enfants prient pour moi, il ne m'est pas permis de douter que j'en sois pour beaucoup redevable à madame Lemieux.
Mes compliments, mes remerciements au docteur Fiset; j'aurais aimé savoir s'il a reçu la pièce de poésie que je lui ai envoyée au commencement du mois d'août.
Quoiqu'il arrive, j'espère que vous ne vous laisserez pas ennuyer par les reproches malveillants. Les échecs ne m'étonnent pas. C'est contre les échecs que je travaille depuis quinze ans. C'est malgré les échecs que je suis resté fidèle à nos amis. Et moi qui prie Dieu de bénir mes ennemis, comment voulez vous que je ne vous tienne pas dans l'étage le plus élevé de mon estime.
Tout à vous,
LOUIS «DAVID» RIEL.
S'il est quelqu'un qui puisse parler en connaissance de cause du drame de Regina c'est bien le R. P. André, le confesseur et l'ami intime de Louis Riel, celui qui, pendant les cinq mois sa captivité du chef métis, ne l'a pas abandonné un seul instant, et l'a accompagné jusqu'à la dernière minute après l'avoir préparé à la mort.
Quatre jours après l'exécution, le lendemain des tristes funérailles de Riel, encore sous l'impression à la fois lugubre et exaltante du drame qui venait de se dénouer sur l'échafaud, le P. André a écrit une longue lettre à son ami M. F. X. Lemieux pour lui raconter les derniers moments de son infortuné client.
C'est une véritable page d'histoire, dictée par un coeur d'apôtre, écrite sous l'inspiration des plus sublimes sentiments qui puissent animer un chrétien. Riel, aux yeux du P. André, n'est plus le patriote qui a défendu jusqu'au bout et qui va payer de son sang la tardive justice qu'un gouvernement tyrannique se résout enfin de rendre à sa race: en face de la mort, les intérêts terrestres s'effacent, et le zélé missionnaire n'a plus devant lui que le martyr chrétien qui, soutenu par une force surhumaine, ayant demandé à grand cris au ciel de lui pardonner ses offenses, pardonne ensuite lui-même à ses pires ennemis, à ses bourreaux, et marche à la mort du pas allègre des martyrs des premiers siècles, un crucifix à la main, une prière et un sourire aux lèvres.
Cette fin sublime, dont le récit qu'en fait le missionnaire fera verser bien des larmes, console le P. André. Admirons la force d'âme, le dévouement trop souvent incompris de ces religieux que, comme le Père André, ont quitté leurs pays pour aller au loin évangéliser de pauvres sauvages; pour eux, les peines de toutes sortes, physiques ou morales, sont des faveurs qu'ils recherchent. Ce sont des héros sous leur humble soutane, que ces hommes prédestinés, dont le dévouement sait toujours s'inspirer aux sources les plus sublimes.
Le P. André a plus que tout autre homme connu ce qu'était Louis Riel, et le témoignage qu'il en rend relève, au-dessus de tout ce qu'on a pu en dire jusqu'ici, la noble figure du patriote métis dans l'estime de tous les chrétiens.
Mais laissons la parole au dévoué missionnaire. Voici en quels termes le confesseur s'adresse à l'avocat de Riel:
Regina, le 20 novembre 1885.
MONSIEUR ET CHER AMI,
Au moment de quitter Regina, je veux être fidèle au désir formellement exprimé par le défunt Louis David Riel, de vous adresser quelques mots.
La nuit qui a précédé sa mort, me trouvant seul avec lui dans sa cellule, m'a recommandé de vous écrire en son nom pour vous remercier, vous et M. Fitzpatrick, ainsi que M. Greenshields, des efforts nobles et généreux que vous avez faits pour le défendre et le soustraire à la potence. Dans ce témoignage, il comprend tous les coeurs généreux tant français qu'irlandais, qui se sont intéressés à son malheureux sort. Durant cette nuit si remarquable et dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, il a prié avec une ferveur extraordinaire pour vous, cher monsieur, conjurant le Seigneur de vous bénir à jamais ainsi que votre épouse et vos chers petits enfants, en reconnaissance de tout ce que vous aviez fait pour lui. Il a été extrêmement touché en apprenant de ma bouche toute les démarches que vous faisiez pour le sauver de la corde; il a surtout été fort ému quand je l'ai informé que M. Fitzpatrick, à peine débarqué de son voyage en Angleterre, s'était rendu en toute hâte à Ottawa pour tenter un dernier effort en sa faveur. Mais rien au monde ne pouvait le sauver. La détermination de le détruire était un parti pris chez sir John Macdonald depuis longtemps, et les ministres Canadiens-français, nos défenseurs naturels, cédaient avec empressement à la volonté despotique de leur maître! Tous ces souvenirs étaient vivement présents à l'esprit du pauvre Riel, la veille de sa mort, et son coeur, malgré les angoisses qui devaient le remplir, était plein de reconnaissance pour tous ceux qui lui avaient témoigné de la sympathie dans ses malheurs.
«Père André, me disait-il en me pressant dans ses bras, soyez l'interprète de mes sentiments d'affection et reconnaissance pour le peuple de la province de Québec, pour mes amis si nombreux aux États-Unis, pour les Irlandais du Canada, et assurez-les que Riel en mourant a eu un souvenir pour eux tous, et je leur fais une dernière requête, c'est de ne pas m'oublier dans leurs prières.»
Mon cher Lemieux, notre pauvre ami Riel est mort en brave, en saint. Jamais mort ne m'a plus consolé et édifié que cette mort! Je remercie le Seigneur de m'avoir rendu témoin de toute la vie que Riel a mené en prison. Il passait tout son temps à prier et à se préparer au passage terrible de cette vie à l'éternité, et Dieu lui a accordé de faire une mort héroïque. Il a, si je puis me permettre cette expression, ennobli et comme sanctifié l'échafaud; le supplice auquel il a été condamné, loin d'être une ignominie pour lui, est devenu par suite des circonstances qui l'ont accompagné, une véritable apothéose de Riel. Le gouvernement ne pouvait mieux faire pour rendre immortel le nom de Riel et se couvrir d'infamie aux yeux de l'histoire, qu'en faisant exécuter la sentence comme il l'a fait.
Sir John, dans sa politique du Nord-Ouest, a toujours eu le rare mérite de faire tout le contraire de tout ce que lui demandaient les vrais amis du pays, et dans cette circonstance, où de toute parts on lui a dit que Riel mort serait cent fois plus dangereux que vivant, il a suivi son ancien principe d'avoir pour politique son caprice et sa volonté arbitraire.
Riel est mort, mais son nom vivra dans le Nord-Ouest quand le nom de Sir John, son implacable ennemi, sera depuis longtemps oublié, malgré toutes les affirmations au contraire de ses adulateurs intéressés.
Le Leader de Regina, que n'aimait guère Riel, a été obligé de rendre hommage à cette grande et magnifique mort. Vous en recevrez un numéro qui vous initiera à toutes les circonstances qui ont marqué cette mémorable mort.
Toute la nuit qui a précédé sa mort, Riel n'a pas manifesté le moindre symptôme de frayeur. Il a prié une grande partie de la nuit, et cela avec une ferveur, une beauté d'expression et une contenance qui le transfiguraient et donnaient à sa physionomie une expression de beauté céleste.
Mon cher ami, je ne puis vous dire les tristes impressions que j'ai éprouvées en tenant compagnie à ce prisonnier pour lequel j'avais le respect et la vénération qu'on a pour un saint. Voilà vingt-cinq ans que j'exerce le saint ministère et je puis vous assurer que jamais mort ne m'a tant édifié et consolé à la fois. Toute la nuit, il n'a pas eu une seule parole de plainte contre sa sentence de mort, ni contre ses persécuteurs: il était gai, joyeux en voyant sa captivité près de se terminer. Il me disait souvent:
«Je ne puis vous dire combien je me sens heureux de mourir; mon coeur surabonde de joie,» et il riait de bon coeur, il m'embrassait avec effusion, me remerciait chaleureusement d'être resté jusqu'au bout avec lui. Comme je lui manifestais ma crainte de voir une crise survenir quand viendrait le moment suprême, il me disait avec force: «Ne craignez pas, je ne ferai pas honte à mes amis et je ne réjouirai pas mes ennemis ni les ennemis de la religion en mourant en lâche. Voilà quinze ans qu'ils me poursuivent de leur haine et jamais encore ils ne m'ont fait fléchir; aujourd'hui moins encore, quand ils me conduisent à l'échafaud, et je leur suis infiniment reconnaissant de me délivrer de cette dure captivité qui pèse sur moi. J'aime assurément mes parents, ma femme, mes enfants, mon pays et mes compatriotes; la perspective d'être libre et de vivre avec eux aurait fait battre mon coeur de joie. Mais la pensée de passer ma vie dans un asile d'aliénés ou dans un pénitencier, mêlé à toute l'écume de la société, obligé de subir tous les affronts, me remplit d'horreur. Je remercie Dieu de m'avoir épargné cette épreuve et j'accepte la mort avec joie et reconnaissance. Un nouveau sursis, dans les dispositions d'esprit dans lesquelles je suis, m'affligerait grandement.»
Il s'écriait comme dominé par une sorte d'enthousiasme religieux: «L'oetatus sum in his quae dicta sunt mihi: in domum Domini ibimus.»
«Soyez tranquille, Père André, je mourrai joyeux et courageux. Avec la grâce de Dieu, je marcherai bravement à la mort.»
Le croiriez-vous, monsieur Lemieux? Quoique sous le poids de tant d'émotions qui se pressaient dans mon coeur, et placé dans une situation de nature à m'exciter beaucoup, je puis vous affirmer que je passai une nuit saintement heureuse, et les heures s'écoulèrent rapidement pour moi. Riel fut occupé soit à prier et à écrire à ses parents et à ses amis, soit à converser avec moi sur des sujets purement spirituels. Dans le cours de la conversation, il me chargeait de différents messages. Il avait la même courtoisie et douceur à l'égard des gardes, se prêtait volontiers à écrire des paroles de souvenir à ceux qui lui en demandaient. C'est singulier et extraordinaire comme il avait acquis l'estime et le respect de tous ceux que venaient en contact avec lui. Il avait quelque chose qui imposait le respect, et quoique poli, jamais il n'était familier avec personne. Les hommes de police, les dames du Fort et quelques officiers sympathisaient profondément avec Riel dans ses malheurs, et sa mort a créé partout une sensation douloureuse.
A cinq heures, je dis la messe pour lui et il y communia pour la dernière fois avec une piété angélique. Après six heures, il demanda la permission d'aller se laver et se préparer, regrettant qu'il n'eût pas reçu plus tôt la notice afin de préparer ses effets et afin, dit-il, d'aller à la mort le corps et l'âme purifiés, comme marque de respect pour la majesté du Dieu qu'il allait rencontrer. Il aurait désiré être bien habillé, tant il avait cette vertu de propreté et d'ordre si fortement imprimée dans son coeur. Malgré la pauvreté de son accoutrement, il alla à la mort son habillement bien épousseté, ses cheveux bien peignés: tout en lui respirait la propreté qui était le symbole de la pureté de son âme.
A huit heures et quart, quand l'assistant du shérif apparut à la porte de sa cellule, n'osant annoncer l'ordre fatal dont il était le messager, Riel devinant combien il en coûtait à M. Gibson de rompre le silence pour lui annoncer la terrible nouvelle, s'adressant à lui, dit tranquillement et sans aucune émotion: «Mr Gibson, you want me? I am ready.»
Il partit sur ces mots, traversa le Guard room, marchant d'un pas ferme et il monta le long escalier dont vous devez vous rappeler, lequel se voyait en entrant dans le Guard room. Je craignais cette ascension, mais il monta sans montrer ni faiblesse ni hésitation. Il me laissa loin derrière lui, quand tout à coup, s'apercevant qu'il n'était pas suivi par son père spirituel, il m'attendit au milieu de la grande chambre qui conduit à l'échafaud. Quand je l'eus rejoint, nous continuâmes notre marche funèbre en récitant des prières jusqu'à ce que nous eussions atteint la place fixée pour l'exécution. Là, en face de l'échafaud, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes assez longtemps. Riel était le seul qui conservait son sang-froid et sa présence d'esprit.
Il se leva et alla se placer bravement sur l'échafaud, et, avant d'être lancé dans l'éternité, il m'appela une dernière fois auprès de lui, m'embrassa, me recommanda de ne pas oublier M. et Mme Forget pour leurs bontés à son égard puis je m'éloignai de lui, et ayant tourné le dos à l'échafaud, il me cria: «Courage, bon courage, mon père!» Et recommandant son âme à Dieu, invoquant le Sacré-Coeur de Jésus, de Marie et de Joseph, son invocation favorite, la trappe s'ouvrit sous ses pieds et il disparut.
Sa mort fut presque instantanée, douce et paisible; ses traits restèrent calmes et sa figure n'éprouva aucune contorsion.
Jamais je n'ai vu de contenance plus radieuse que celle qu'il avait pendant qu'il priait au moment de marcher à l'échafaud. La beauté de son âme se reflétait sur son visage et un rayon de la lumière divine semblait déjà illuminer sa figure. Ses yeux avaient un éclat extraordinaire et paraissaient déjà se perdre dans la contemplation des grandeurs divines. Jamais, je vous le répète, l'échafaud n'avait offert un spectacle si sublime et si magnifique: les spectateurs étaient attendris et frappés du grand spectacle qu'ils avaient sous les yeux; jamais cérémonie religieuse n'avait ému et touché les coeurs comme la vue de Riel allant à la mort. Le shérif, son assistant, le bourreau même, pleuraient d'attendrissement.
Je suis revenu de cette pendaison consolé et encouragé par une pareille mort et en remerciant Dieu de m'en avoir rendu témoin. Tout le monde était sous l'empire d'une pareille impression.
Riel voulait parler et prouver qu'il était prophète et remplir sa mission jusqu'au bout. Ce fut un grand sacrifice pour lui de garder le silence à ma demande. Vous avez, en effet, lui ai-je dit, une mission à remplir, c'est de démontrer au monde comment un catholique animé par la foi et soutenu par la grâce sait mourir: cette mission, il l'a admirablement remplie, car il est mort comme le disait le Leader: «as a man and a christian.»
Il m'a fallu soutenir une lutte pour avoir son corps: le shérif Chapleau m'a noblement soutenu et je dois dire que M. Chapleau a rempli ses tristes fonctions avec une charité et un tact qui lui ont attiré la reconnaissance de Riel. Il a montré qu'il était un homme de coeur et d'esprit, et c'est un témoignage que je me plais à lui rendre.
Le corps ne m'a été rendu qu'à minuit le mercredi au soir, le troisième jour après la mort de Riel. Il m'a été impossible, malgré le vif désir exprimé par lui, de transporter son corps à St. Boniface. C'est toute une histoire que celle des difficultés que l'on m'a suscitées pour donner la sépulture ecclésiastique à ce pauvre Riel. Le corps ayant été transporté chez moi, nous avons ouvert le cercueil pour constater, comme le bruit en avait couru, si on avait commis d'indignes outrages sur le corps du défunt. Le shérif Chapleau, M. Davin, réacteur du Leader, MM. Forget, Bourget, Bonneau, et d'autres citoyens se trouvaient présents lorsque le cercueil a été ouvert. Nous fumes heureux de constater que le corps était intact et qu'il avait été religieusement respecté. Mais nous fumes tous frappés d'admiration quand le corps fut exposé devant nous, de voir cette figure si calme et sur laquelle semblait courir un ineffable sourire, comme pour marquer la paix dans laquelle son âme l'avait laissé en partant pour un monde meilleur. Dans la matinée, un grand nombre de personnes, hommes et femmes, vinrent visiter le corps et sortirent avec la même impression.
C'est un saint que ce pauvre Riel. Il suffit de le regarder pour être convaincu de ce fait.
Je ne puis vous faire comprendre tout ce que nous ressentîmes en contemplant ce corps qui ne suscitait aucune de ces idées d'horreur et de répulsion que fait d'ordinaire éprouver un cadavre, surtout le cadavre d'un pendu. Les enfants eux-mêmes s'approchaient de lui sans peur et sans répugnance.
Hier, à 9 h. et demie, nous avons eu le service des funérailles. Plusieurs notables de la ville sont venus y assister. Le shérif Chapleau et tous nos Canadiens de l'endroit s'y trouvaient. Cependant, il m'est pénible de le constater, mais la chose nous a tous frappés et affligé: M. le juge Bouleau a refusé de venir au service. C'est le seul dont le coeur ne se soit pas laissé attendrir par la mort et une mort telle que celle de Riel, qui sur l'échafaud à attendri même son bourreau.
Mon cher monsieur Lemieux, je sais que ces détails vous seront précieux, et pour moi c'est une consolation de m'entretenir de mon cher et infortuné Riel. Vous aviez droit, par le dévouement que vous lui avez montré, de connaître tout ce qui concerne les derniers moments de ce client qui vous était cher à tant de titres.
En vous priant de présenter mes affectueux souvenirs à MM. Fitzpatrick et Greenshields et de saluer votre femme et vos enfants,
Je suis,
Votre dévoué ami,
A. André O. M. I.
P. S.--La Minerve et le Nouvelliste pourront de nouveau attaquer l'authenticité de cette lettre; mais vraiment, ils sont simples, ces gens qui mettent en doute l'existence d'une lettre qui a fait le tour de la presse sans aucune protestation de ma part.
Encore une fois, je vous salue affectueusement. Je me rends à Saint Boniface avant de retourner dans ma maison. Je vais voir la famille du pauvre Riel.
Le dernier témoignage de Louis Riel en faveur de son peuple.
Une dépêche de Regina, il y a quelques jours, annonçait que parmi les papiers laissés par Louis Riel au soins de son confesseur, le Père André, il y en avait un d'une importance majeure--un papier traitant du soulèvement Métis au Nord-Ouest. Le STAR de suite fit pour l'obtenir des démarches qui eurent un plein succès.
Jésus! sauvez-nous! Marie! intercédez pour nous! Saint Joseph! priez pour nous!
Les Métis ont pour ancêtres paternels, les anciens employés des compagnies de la Baie d'Hudson et du Nord-Ouest; et pour ancêtres maternels des femmes sauvages appartenant aux diverses tribus.
Le mot français, Métis, est dérivé du participe latin Mixtus, qui signifie Mêlé: il rend bien l'idée dont il est chargé.
Toute appropriée que l'expression anglaise correspondante, Half-breed, fût à la première génération du mélange des sangs, européen et le sang sauvage son mêlés à tous les degrés, elle n'est plus assez générale.
Le mot français, Métis exprime l'idée de ce mélange d'une manière aussi satisfaisante que possible; et devient par là-même un nom convenable de race.
Une petite observation, en passant et sans faire de peine à personne.
Des gens très polis, très gentils d'ailleurs, viennent dire parfois à un Métis: «Vous n'avez pas l'air métis du tout. Vous n'avez pas beaucoup de sang sauvage assurément. Quand même, vous passeriez partout pour un blanc pur.»
Le Métis, à moitié déconcerté par le ton de ces assertions, voudrait bien revendiquer son origine tant d'un bord que de l'autre. La crainte de troubler ou de dissiper tout-à-fait la douceur des persuasions de ses interlocuteurs le retient. Pendant qu'il hésite à choisir entre les différentes réponses qui se présentent à son esprit, des paroles comme celles-ci achèvent d'emporter son silence d'assaut. «Ah! bah! Vous n'avez presque pas de sang sauvage. Vous n'en avez pas pour la peine.» Voici comment les Métis pensent là-dessus en eux-mêmes. «C'est vrai que notre origine sauvage est humble, mais il est juste que nous honorions nos mères aussi bien que nos pères. Pourquoi nous occuperions-nous à quel degré de mélange nous possédons le sang européen et le sang indien? Pour peu que nous ayons de l'un ou de l'autre, la reconnaissance et l'amour filial ne nous font-ils pas une loi de dire: Nous sommes Métis.»
LE PAYS DES MÉTIS
Pour avoir une idée assez juste de la condition ou se trouvaient les Métis au commencement de l'année 1885, dans le Nord-Ouest, et en particulier dans la Saskatchewan, il faut un peu savoir comment ils étaient situés avant la Confédération.
C'étaient des gens qui avaient à eux en propre le Territoire de Nord-Ouest. Le sang indien de leurs veines établissait le droit ou le titre qu'ils avaient à la terre. Ils avaient la propriété du sol conjointement avec les sauvages.
Mais à elle seule la valeur foncière de leur pays représentait une grosse somme.
Parlons seulement des terres que le Nord-Ouest comprend dans les limites qui lui sont actuellement assignées, sous ce nom, en dehors du Manitoba et du Keewatin: nous avons un territoire d'environ 1,195,720,000 acres, en étendue. En divisant ce nombre par le chiffre de la population métisse et indienne, et en les supposant aussi nombreuse l'une que l'autre, chacune d'elles se trouvait à partager le Nord-Ouest en deux moitiés égales, l'hypothèse que nous faisons toute proche de la réalité, donnant aux Métis aussi bien qu'aux sauvages une part d'à peu près 597,860,000 acres.
Pour faire une estimation quelconque des terres sauvages du Nord-Ouest avant la Confédération, disons à la première idée venant, que ces terres valaient à l'Indien quinze cents l'acre. En prenant cette modeste
ÉVALUATION POUR POINT DE DÉPART
les Sauvages du Nord-Ouest, avec leur sol de 597,860,000 acres de superficie, possédaient un bien-fonds valant comme $89,679,000.00.
Mais il y a ici même une considération à intercaler dans ces aperçus; les Métis, sans avoir le don d'utiliser la terre, d'après les développements et les ressources d'une civilisation avancée, la bâtissaient cependant, la labouraient, la clôturaient et l'employaient à beaucoup plus grand avantage que ne faisaient les indiens; à ce point qu'elle valait dans le moins deux fois plus à eux qu'aux Sauvages, c'est-à-dire que pendant que l'Indien pouvait raisonnablement demander 15 cent pour son acre, le Métis était en droit d'en exiger 30 pour le sien.
La moitié métisse du Nord-Ouest, 597,860,000 acres, équivalait donc à un capital d'à peu près $178,358,000.00.
Voilà de combien les Métis étaient riches en valeur foncière de leur pays avant la Confédération.
La Puissance ne dira pas que j'exagère. Elle ne peut pas prétexter non plus que mon calcul est abstrait, ni que mes avancés manquent d'appui. Car les Métis avec les Sauvages jouissaient alors du Nord-Ouest, comme la Confédération en jouit, à présent qu'elle nous l'a dérobé.
Nous n'empruntions pas d'argent sur notre Territoire. Mais nous pouvions le faire. En attendant, nous vivions à même notre immense pays, dont la richesse en pelleteries était, on peut dire inépuisable, où la chasse de toutes sortes abondait; où les rivières étaient une source de bien-être par la quantité du poisson dont les eaux étaient remplies; où les fruits sauvages même contribuaient à la nourriture et à l'entretien des enfants du sol.
Et de quel prix n'était pas pour nos bestiaux et pour nos chevaux l'herbe luxuriante dans ces plaines du Manitoba et dans ces prairies de la zone fertile du Nord-Ouest, si renommées?
Que dirai-je du fameux commerce des robes? Le bison couvrait littéralement les plaines du Nord-Ouest. Cette seule ressource était incalculable.
De plus, les Métis cultivaient la terre pour en avoir ce qui leur était nécessaire. Leurs jardins et leurs récoltes étaient quelque chose d'enviable.
L'énumération des biens que ma plume effleure en ce moment, n'est pas imaginaire, comme certaines gens pourraient le croire; mais elle est basé sur des faits et des réalités que la plus grande partie de la population métisse actuelle et que des milliers d'émigrés peuvent certifier, puisque je parle d'un d'un état de choses qui existait il y a quinze ans et qui dura même plusieurs années en deçà. Qui est-ce qui refusera donc d'admettre qu'en jouissant de leur part du Nord-Ouest, ils en jouissaient avant la Confédération, les Métis vivaient aussi richement que si leurs terres évaluées, comme je fais plus haut, à 179,358,000.00 leur eussent donné tous les ans un revenu, serait-ce trop de dire de trois par cent et de compter ainsi en leur faveur la somme totale en intérêt d'environ $5,381,740.00. Je m'adresse aux hommes d'affaires, aux capitalistes; qu'il leur plaise de répondre pour moi à tous ces journaux bêtes et ignorants ou malhonnêtes de l'Ontario qui n'écrivent depuis quinze ans sur mes oeuvres et sur mes actes que pour calomnier, induire en erreur et que pour divaguer. C'est vrai que le Nord-Ouest était fermé comme en clef par la compagnie de la Baie d'Hudson et par l'Angleterre qui y soutenait cette compagnie; les marchés manquaient; les produits n'avaient pas d'écoulement; à cause de cela, il était presqu'inutile de se livrer exclusivement ou tout de bon à la culture. La compagnie de la Baie d'Hudson, en sa qualité de société commerciale, revêtue de l'autorité gouvernementale, était à même toutes les richesses du Nord-Ouest. Elle les absorbait sans cesse en privant continuellement le pays des améliorations publiques et des progrès que tant de biens les mettaient en lieu d'attendre de ses administrateurs. Sous le joug des Aventuriers de la Baie d'Hudson, il était impossible aux Métis de prendre leur essor comme population, mais leur patrie était d'une opulence naturelle telle qu'il était malaisé même à la compagnie, toute sordide qu'elle fût de les appauvrir individuellement. L'eau haute à la Rivière Rouge, les sauterelles et la picote dans tout le Nord-Ouest éprouvèrent à plusieurs reprises les Métis. Mais ces années de peine et de contre-temps faisaient exceptions. Les heureux changements que le mouvement populaire de '49 avait effectués dans le trafic, par l'abolition pratique du monopole prétendu légal de la compagnie; et la liberté que tout chacun avait de commercer depuis cette époque, augmentaient de jour en jour ces chances de bien-être.
Lorsque la Puissance arriva au Nord-Ouest en 1870 elle y trouva donc une population qui, laissée à elle-même, eut été à l'aise non seulement pour le moment, mais même pour bien des années. Elle y trouva les Métis qui, par le fait même d'être chez eux et d'avoir leur pays à eux, avaient comme tout autre peuple, leur avenir.
AVANT LA CONFÉDÉRATION
Les Métis, par leur supériorité sur les tribus indiennes, les dominaient mais sans abus de force. Quelquefois, à la chasse, les Indiens déclaraient la guerre aux Métis, ou leur volaient des chevaux. Satisfaction était demandée en cas de refus, la nation métisse entrait en guerre avec les malveillants. Mais il est à remarquer qu'elle ne fit jamais de luttes agressives. Les combats étaient ceux de la défense ou de la protection du droit. En retour, Dieu aidant, elle est toujours demeurée victorieuse des Tribus qui l'attaquaient. Comme peuple primitif, simple, de bonne foi, placé par la Providence dans une heureuse abondance de biens, et d'ailleurs sans beaucoup d'ambition, les Métis n'avaient presque pas besoin de gouvernement. Cependant, quand ils allaient à la chasse au bison, il se faisait naturellement, au milieu d'eux, une pression d'intérêts. Et tant pour maintenir l'ordre dans leurs rangs que pour se tenir en garde contre les vols de chevaux et contre des attaques d'ennemis, ils s'organisaient et se composaient un camp. Un chef était choisi; douze conseillers étaient élus, avec un crieur public et des guides. Les soldats se groupaient par dizaine. Tout chasseur était soldat. Chaque dizaine se choisissait un capitaine. Quand arrivait le moment de l'organisation militaire proprement dite, le chef en donnait avis: le premier soldat venu commençait par désigner celui qu'il voulait avoir pour son capitaine. Neuf de ceux qui approuvaient ce choix le suivaient. Ainsi le capitaine de chaque dizaine se trouvait-il placé à la tête de soldats d'autant mieux décidés à le suivre partout que sa charge au-dessus d'eux était un effet de leur confiance en lui et de leur choix unanime.
La chasse au bison se faisait à cheval. C'était beau de voir des centaines de coursiers se cabrer, hennir, danser, piocher le sol de leurs pieds ambitieux; demander la bride du désir, de leurs regards, à grands coups de tête, et faisant toutes sortes de gestes; et ces
CAVALIERS DE PREMIER ORDRE
assis avec assurance comme dans des chaises, sur leurs petites selles de cuir mou, ou milieu des fleurs en rasade dont elles étaient garnies; ayant aux poignets les poignées de leurs fouets à plusieurs branches, le fusil d'une main, les rênes de l'autre, retenant la fouge de leurs chevaux, les ménageant jusqu'à ce qu'ils fussent rendus à portée du buffle.
Les capitaines présidaient à la course; et veillaient à ce que personne ne se lançât avant le mot d'ordre du capitaine en charge. Le mot donné, la cavalcade bondissait. Un tourbillon de poussière obéissant au commandement partait avec elle. Le buffle, en dévorant la prairie, prenait l'épouvante, pour être bientôt rejoint par les coursiers alertes. Les cavaliers entraient pêle-mêle dans la bande de boeufs sauvages; choisissaient à qui mieux mieux les animaux les plus gros; chacun tirait, tous tiraient; en tâchant de ne pas se frapper les uns les autres, en prenant garde aux hommes et aux chevaux.
J'ai vu ces courses. J'y ai pris part. Elles sont terribles. L'adresse des chasseurs, leur extrême attention, et surtout la Providence pouvaient seule prévenir les malheurs au risque desquels ces courses avaient lieu.
De loin, c'était le grand spectacle d'une fusillade dans un nuage.
Le conseil des chasseurs faisait des règlements. On les appelait les lois de la Prairie. Le conseil était un gouvernement provisoire. C'était aussi un tribunal qui prenait connaissance des infractions aux règlements, et de tous les différends qu'avaient à lui présenter les personnes du camp.
Les capitaines avec leurs soldats exécutaient les ordres et les jugements du conseil.
Dans les affaires ordinaires, le conseil agissait d'après son autorité telle qu'elle lui avait été confiée; mais en matière d'importance plus grande, il recourait au public, et ne basait ses décisions que sur une majorité de tous les chasseurs.
C'était l'état d'un peuple neuf, mais civilisé, et jouissant d'un gouvernement à lui, fondé sur les vraies notions de la liberté publique et sur celles de l'équité. Ce gouvernement provisoire, d'un rouage simple, qui ne se formait que pour
L'INTÉRÊT GÉNÉRAL,
ne supportait pas d'émoluments, s'organisait partout où s'agglomérait une caravane assez considérable, et cessait d'exister avec elle; s'organisait pareillement dans tout établissement métis où une assez grande diversité d'intérêts tendait à engendrer des difficultés, où il y avait des dangers à conjurer, des hostilités à repousser. Les établissements métis étaient les jalons de la civilisation future. Et leurs places sont si bien choisies, qu'elles deviennent partout des centres sur lesquels l'émigration s'appuie, pour coloniser et s'étendre dans toutes les directions.
Les lois de la Prairie suivaient les Métis comme les règlements des mines suivent les mineurs dans leurs exploitations.
La Compagnie de la Baie d'Hudson était environnée du gouvernement des Métis dans toute la zone fertile. Elle n'en prenait pas ombrage. Au contraire, ses traiteurs et ses chasseurs, dans les camps, dans les hivernements, dans les établissements métis faisaient la chasse, la traite, commerçaient sous l'autorité du Conseil de la Praire et sous la protection des lois métisses. Et c'était pour elle un rempart à l'abri duquel elle était bien aise de se tenir, car il n'y a pas encore bien longtemps les indiens étaient barbares autrement que la Puissance ne les a trouvés; ils étaient nombreux, en lutte les uns avec les autres. Les partis de guerre se croisaient dans toutes les directions. Les Cris, les Pieds-Noirs, les Sioux du Minnesota, du Dakota, du Montana se disputaient le plumet avec de la bravoure. Ce qui les rendit alors inopinément plus à craindre peut-être qu'avant, c'est que par leurs rapports avec les blancs et toutes sortes de gens livrés aux aventures, ils se trouvèrent, voilà une trentaine d'années, mieux armés qu'ils ne l'avaient été jusque-là.
Il eut été impossible à la compagnie de se maintenir, sans avoir à faire des dépenses continuelles, nécessaires à l'entretien d'une force armée considérable.
Les Métis sont les hommes qui domptèrent ces nations sauvages par leurs armes, et qui, ensuite, les adoucirent, par les bonnes relations qu'ils entretenaient avec elles à la faveur de la paix. Ce sont eux qui mirent au prix de leur sang, la tranquillité dans le Nord-Ouest.
L'ENTRÉE DE LA PUISSANCE
Quand la Puissance se présenta à nos portes, elle nous trouva donc dans le calme. Elle trouva dans le Nord-Ouest non seulement le peuple Métis en bonne condition de vivre sans elle, comme je l'ai montré dans le cours de cet article, mais le peuple Métis avec un gouvernement à lui, libre, en paix, et fonctionnant, faisant à son compte, l'oeuvre de la civilisation que la compagnie et l'Angleterre n'eussent pas pu faire sans des milliers d'hommes de troupes! un gouvernement de constitution définie, et dont la juridiction était d'autant plus légitime et à respecter qu'elle s'exerçait sur un sol qui lui appartenait.
Qu'a fait la Puissance? Elle a mis la main sur le pays des Métis comme sur le sien. De ce seul coup, elle a donné preuve que son plan est de les frustrer de leur avenir. Elle a mis en jeu même leur condition présente. Car non seulement elle a fait partir le sol de dessous leurs pieds, mais elle leur en ôte l'usufruit. Ainsi privé de son point d'appui dans le monde, au début de son existence, l'élément métis est dans une position bien plus triste que la classe même indigente parmi les émigrants. Tout pauvres que bien des émigrants puissent être, par le fait même qu'ils ont été élevés au sein d'une civilisation mûrie, ils arrivent au Nord-Ouest avec une dote morale précieuse en habitudes d'économie, avec une dote morale d'arts et d'aptitudes excellente. Ils sont riches en moyens de gagner leur vie. Une société prospère par la jouissance de plus ou moins complète de son Territoire en a fait des hommes industrieux.
Mais les Métis, au début de leur carrière, comme ils le sont aujourd'hui, n'ont pas encore fait ces progrès. Et leur ôter leur pays, c'est démoraliser les forces de leur caractère; en les réduisant à lutter péniblement pour chaque bouchée de nourriture, c'est leur ôter le moyen de faire ces progrès. Qu'on y fasse attention. Et l'on reconnaîtra que chaque nation, chaque tribu à l'état de vie même le plus primitif a des biens que son pays lui fournit en abondance, sans qu'elle ait beaucoup à travailler pour les convertir en articles de subsistance.
Dieu qui est leur Père, les dote ainsi, d'abord parce qu'il est bon, et puis parce qu'il veut que la reconnaissance de tous les hommes s'élève à Lui. Enfin il entre dans ces desseins de charité que
CHAQUE PEUPLE SOIT A L'AISE
dès son enfance, et qu'il ait de quoi bénir le nom de Dieu, tant pour les faveurs qu'il reçoit de Lui, à son berceau, que pour les richesses et l'opulence dont ses travaux et ses entreprises sont couronnés aux autres époques de sa vie.
Je le demande à tous ceux que les notions de la vérité et de la simple justice éclairent. Est-ce que l'honnêteté permet à un peuple plus grand de ravir à un peuple plus petit sa patrie? L'humanité répond que non. La conscience humaine déclare qu'un tel acte est criminel, et que ses conséquences funestes sont nombreuses et malaisées à mesurer. C'est un mal qui porte avec lui le meurtre. La patrie est la plus importante de toutes les choses de la terre, et de plus, elle est sainte par les ancêtre qui la transmettent. L'enlever au peuple qu'elle a produit est aussi abominable que d'arracher une mère à ses petits enfants dans le temps qu'il ont toujours besoin de ses services. Mais la patrie s'appelle la patrie surtout parce qu'elle est le don de Dieu, notre père; héritage sans prix, je dois dire plutôt, héritage divin! Le peuple qui prend injustement à un autre peuple sa patrie, commet le sacrilège le plus grand, parce que tous les autres sacrilèges ne me semblent que des parties de celui-là.
Eh bien! le gouvernement d'Ottawa est coupable de tout cela vis-à-vis des Métis.
Encore si en leur pillant leur patrimoine, il eut eu assez de conscience pour leur remettre au moins un simulacre d'intérêt, d'année en année.
Il a bien eu la précaution de traiter avec les Sauvages; il a bien reconnu tous leurs petit camps, avec leurs chefs. C'est vrai que la Puissance a calomnié le «Gros-Ours» et sa tribu à la face de toute la civilisation, parce que le Gros-Ours et ses Cris, sans être assez éclairés pour demander la valeur complète de leurs terres, avaient néanmoins assez de bon sens et de connaissance des choses pour ne pas vouloir les céder à moins d'une compensation moyennement utile.
C'est vrai qu'en reconnaissant les autres Indiens plus timides, et moins clairvoyants que le «Gros-Ours», la Puissance avait eu la finesse de ne leur reconnaître le droit ni d'estimer leurs terres, ni d'en faire le prix. C'est vrai que ces
TRANSACTIONS AVEC DES ÊTRES HUMAINS IGNORANTS
revêtues du nom respectable de traités, n'étaient que des escamotages du bien d'autrui. C'est vrai qu'au lieu de faire mourir les Indiens en aussi grand nombre qu'elle aurait voulu, par le jeûne absolu, elle avait établi au milieu d'eux des espèces d'agences apparemment chargées de les faire disparaître plus lentement par le lard rouillé, pourri, le bacon immangeable par la maigreur, et par la dispensation tant large que possible de tous les maux vénériens, en plongeant les femmes et les filles indiennes, autour de ses forts, dans une démoralisation impossible à décrire. Tout cela, c'est vrai. Mais toujours est-il que la Puissance avait reconnu les Indiens d'une manière quelconque; elle avait laissé aux chefs presque leurs positions, une sorte de paix et jusqu'à un certain point la considération de leurs tribus.
Aux Métis, rien! en 1872, durant les traités indiens au lac Qu'appelle, les Métis rappelèrent au lieutenant-gouverneur de la Puissance leur droits; ils représentèrent que leurs droits dans le Nord-Ouest n'étaient pas inférieurs à ceux des Sauvages; et qu'ils ne pouvaient pas laisser aller leur pays aussi. L'autre répondit que la Puissance traiterait avec les Métis quand elle aurait fini de traiter avec les Indiens. Avoir réglé avec les Métis, alors, la Puissance savait ce qu'elle avait à leur payer. Et les Sauvages en auraient peut-être demandé plus qu'elle ne voulait donner. Tandis qu'en traitant avec les Indiens les premiers, elle pouvait les aveugler à son goût et profiter de leur ignorance, et pendant tout ce temps-là, elle espérait que l'émigration deviendrait assez nombreuse, prendrait le dessus, et qu'alors elle pourrait dire: «Tenez, voilà tout. Je ne vous dois plus rien.»
Dans cette même année de 1872, la Puissance mit à part, pour les Métis du Manitoba le septième des terres qui leur avaient été octroyées. Et elle leur en fit une certaine distribution, en disant à ceux du Nord-Ouest: «Attendez, vous en aurez autant.» Cinq années passèrent à patienter.
En 1877, les pétitions métisses du Territoire commencèrent à frapper à la porte des bureaux d'Ottawa. Dans l'automne de 1878,
CES PÉTITIONS SE GÉNÉRALISENT.
Le Lac Qu'Appelle, la Talle-de-harts-rouges, la Montagne-des-bois, la Montagne Cyprès, Edmonton, Victoria, Battleford, le Lac-Labiche, les Établissements du St. Laurent, Prince-Albert, demandèrent justice. Respectueuses pourtant étaient leurs réclamations, mais elles furent traitées avec mépris. On ne daignait même pas répondre. Respectables pourtant étaient-elles, ces réclamations d'un peuple chez lui, demandant humblement son propre bien aux intrus qui l'en avaient dépouillé. La voix vénérable de l'évêque de St. Albert vibrait à l'unisson avec celle de ses chers diocésains. Que d'instances Monseigneur Grandin n'a-t-il pas faites auprès du ministre Fédéral, depuis sept ans surtout? Que de lettres remplies de douceur et de force ne sont-elles pas parties de son évêché contristé, et n'ont-elles pas sollicité le Gouvernement d'agir équitablement vis-à-vis les Métis? La situation devenait de jour en jour si déplorable, que tout le clergé fut contraint de mêler ses représentations pressantes à celles du peuple. Le Grand Vicaire du Diocèse de St. Albert, le Révérend Père Leduc, alla même en délégation porter les plaintes et les pétitions à la Capitale. Le Supérieur des Oblats de la Saskatchewan, le Révérend Père André, se rendit plusieurs fois auprès du gouverneur de Battleford et fit connaître au prétendu maître du Nord-Ouest ce que la population métisse disait et voulait partout autour d'eux, jusque dans les forts de la Puissance; qu'il lui fallait une compensation suffisante pour ses terres. Les représentations du Révérend Père ne furent pas écoutées. Pas de réponse. Pas de satisfaction.
Prince Albert, établissement métis bien avant que la Confédération se formât, éleva la voix. M. James Isbester et d'autres métis que, les premiers, avaient ouvert cette place, rédigèrent et firent rédiger pétitions sur pétitions et les expédièrent à Ottawa. On n'en accusa même même pas réception. Sur la
BRANCHE SUD DE LA SASKATCHEWAN
s'étaient fixés des Métis canadiens-français. Leur colonie datait de 1868. Elle s'était fondée nombreuse d'environ deux cents famille. Dans cette colonie existait le gouvernement métis, dont la Confédération ne pouvait devenir dépositaire que par le consentement des gens. Parce que ce consentement n'a été ni demandé ni donné, le conseil des Métis de la Saskatchewan et leurs lois de la prairie ont continué d'être le vrai gouvernement et les vraies lois de cette contrée, et le sont encore virtuellement aujourd'hui. A leur tête était un homme dévoué, toujours prêt à rendre service, hospitalier, affable, un caractère loyal et franc qu'il faisait avoir pour ami; un chasseur renommé dans tout le Nord-Ouest, un voyageur capable; mais aussi un guerrier terrible à rencontrer, noble à émouvoir. Les Pieds-Noirs l'ont connu intrépide et vaillant. Les Cris l'ont respecté dans la guerre et aimé dans la paix. Sa réputation est assise depuis longtemps au milieu des tribus qui sont aux pieds des Montagnes de Roche, dans les Prairies, sur les bords de la Rivière Rouge, au-delà des lignes, depuis les sources de la Rivière au Lait jusqu'en bas et le long du Missouri, un des hommes les plus chevaleresques du Nouveau-Monde, Monsieur Gabriel Dumont, mon parent.
Dans le temps où les Indiens étaient à craindre, les Métis de la Branche-Sud s'étaient bâti proche à proche, sur des lots beaucoup plus longs que larges. Ils demandèrent au gouvernement d'Ottawa d'arpenter ces lots tels quels. Ces arpentages ne leur furent pas accordés.
Les Métis avaient des places à foin. La Puissance les en dépouilla.
Ils avaient des communes et des endroits de pacage pour leurs chevaux et pour leurs bestiaux. Elle leur ôta.
Ils avaient des terres à bois. La Puissance s'en empara. Ils ne pouvaient plus avoir le bois qui leur était nécessaire, sans payer une taxe spéciale, sans acheter un permis.
Les terres qu'ils avaient en leur possession, et qui leur appartenaient une fois par le titre indien; deux fois pour les avoir défendues au prix de leur sang; trois fois pour les avoir bâties, cultivées, clôturées, travaillées et habitées, leur étaient laissées comme préemption, moyennant deux piastre l'acre.
LA SECONDE VENUE DE RIEL
La Puissance arriva à ne plus garder aucune modération. Elle vendit à une société de colonisation une paroisse métisse toute ronde, le prêtre était là. Elle vendit la paroisse de Saint-Louis de Langevin avec la terre de l'église, sur laquelle était une chapelle en voie de construction; elle vendit la terre de l'école et les propriétés de trente-cinq familles. Est-il étonnant que les Métis se soient soulevés? Quelles gens, à leur place, n'en auraient pas fait autant. La patience humaine a des limites, et lorsqu'un despotisme est sans bornes, il faut bien chercher à cogner sur les doigts de la main qui l'exerce.
Au reste, Ottawa avait prévu les effets inévitables de sa tyrannie. Et pour tenir le peuple comme dans un étau, il avait préalablement passé une loi par laquelle il était défendu aux êtres humains, dans le Nord-Ouest, de se trouver en assemblée de plus de deux personnes, au sujet des affaires concernant les agents et les Indiens, une loi faite aux ambiguïtés, dont la ponctuation même était fine et malicieuse; une loi capable de prendre autant d'interprétation que la couleur des tourtes peut prendre de nuances. Cette loi surtout dirigé contre les Métis venait en force le 1er de janvier 1885. Ne sachant plus que faire, ils m'envoyèrent chercher.
J'ai traversé les lignes, sans armes et sans munitions, emmenant avec moi ma femme et mes enfants. Je ne pensais pas à la guerre. Je venais faire des pétitions.
Le gouvernement d'Ottawa avait fait avec moi en 1870, un traité dont il n'avait pas encore observé une seule clause, à mon égard. Je venais pétitionner pour mes gens et pour moi, demander au gouvernement de la Puissance ce qui nous appartenait, dans l'espérance d'obtenir au moins quelque chose, si nous ne pouvions pas obtenir satisfaction complète.
On dit que les cent ou cent cinquante familles métisses venues du Manitoba, et établies sur la Branche-du-Sud, avaient en leurs droits à la Rivière Rouge; que par conséquent, il ne leur revenait plus rien; et que ça été mal de leur part de se mêler au mouvement de leurs frères de la Saskatchewan.
Je réponds à cela qu'il est
TOUJOURS PERMIS D'AIDER AUX OPPRIMÉS,
surtout lorsque les opprimés sont des parents, des amis, des gens de la même consanguinité. Il est juste de prêter main forte à un hôte recevant, bon. Et comme les Métis de la Saskatchewan étaient foulés aux pieds par un usurpateur effronté, ça été une bonne action de la part de ceux qui étaient venus se joindre à leur colonie hospitalière, d'embrasser leur cause et de la soutenir, comme ils l'ont fait, nonobstant les peines auxquelles ils se sont exposés.
Mais la Puissance avait mal rempli ses obligations de traité avec les Métis du Manitoba. Un de leurs griefs contre elle était qu'après avoir fait des arrangements avec moi, comme leur homme en tête, la Puissance m'avait expulsé du Parlement plusieurs fois, m'avait banni, et avait par envie et par haine persisté à refuser de reconnaître le choix constitutionnel que le peuple métis faisait de moi, comme son premier représentant.
Le gouvernement d'Ottawa était convenu de ne pas s'installer au Nord-Ouest sans la proclamation d'une amnistie impériale pour y faire disparaître les troubles qu'il avait lui-même suscités. Cette amnistie, il était à même de l'avoir. Il n'avait qu'à la demander. Il s'était engagé formellement à se la procurer. Mais il s'installa au Nord-Ouest au mépris de cet engagement.
CONCLUSION
Lorsque la Puissance inaugura la constitution de la province du Manitoba, au lieu de laisser le champ libre à tout le monde, et surtout à ceux avec qui elle avait traité, elle émana des warrant d'arrestation contre eux, elle les calomnia, maltraita le peuple auquel elle avait juré la paix, et persécuta les chefs. Il faut qu'elle ait porté loin sa mauvaise foi, puisque le gouverner Archibald, son lieutenant, dégoûté lui-même d'une telle politique, se moqua amèrement de la Puissance en lui disant: «Vous donnez des institutions représentatives, des hastings au peuple. Et vous commettez l'inconséquence d'élever, à côté, des échafauds pour les chefs. Vous semez des chardons, vous ne pouvez pas vous attendre à récolter des figues. Vous ne cueillerez jamais de raisins sur les épines de votre conduite.» Et il s'en alla chez lui dans la Nouvelle-Écosse. Indépendance aussi honorable que rare à trouver!
Les Métis du Manitoba n'ont jamais eu de satisfaction. La Puissance ne les protégeait pas, ne leur donnait pas de justice. Elle les opprimait, et leur ayant rendu leur pays, pour ainsi dire inhabitable, elle leur distribua des terres, traînant les patentes en longueur, non seulement pour contraindre les gens à vendre leur biens-fonds à moitié prix, à quart de prix, mais même pour les réduire à l'extrémité de tout abandonner.
Dira-t-on, par exemple, que
MONSIEUR MAXIME LÉPINE
n'avait pas le droit de se mêler au mouvement de la Saskatchewan, lui qui avait vu le gouvernement d'Ottawa fouler aux pieds le traité de 1870; en dépit de ce traité, condamner à mort son frère Ambroise Didyme Lépine? Dira-t-on qu'il n'avait pas droit de prêter secours aux Métis du Nord-Ouest, lui qui avait vu la Puissance se moquer du Manitoba et l'offenser, en privant pour toujours de ses droits politiques, un des principaux hommes le même Ambroise Didyme Lépine; et n'ayant pas eu assez de force politique pour le punir par l'échafaud d'avoir défendu son pays, essayer du moins à se venger en lui ôtant la liberté de voter et de recevoir des votes? Et cela, au sortir d'une entente en apparence amicale, en profanation de la confiance d'un peuple.
Monsieur Maxime Lépine est au pénitencier pour sept ans. Est-ce un criminel? Non, c'est un honnête citoyen. Est-ce un rebelle? Non, c'est un homme ami de l'ordre social, un défenseur du droit naturel et du droit positif aussi. C'est un des hommes courageux dont la Saskatchewan et tout le Nord-Ouest honoreront.
MONSIEUR MOISE OUELLETTE
était au Manitoba, il y a quinze ans. Mais il a bien fallu que les années suivantes il le laissât. Le système de gouverne vicieux en vogue dans cette province a comme entrepris de déraciner toutes les familles métisses qui y sont établies et de les en chasser autant que possible.
Comment la Puissance a-t-elle traité monsieur Ouellette au regard des stipulations de 1870. Eh bien! Elle lui a disputé le scrip d'un de ses enfants défunts.
Monsieur Moïse Ouellette avait chez lui ses vieux parents, tous deux d'un âge très avancé. Leurs scrips avaient été volés au bureau des terres à Winnipeg. Il y avait des années qu'il demandait ces scrips. Chaque fois on lui répondait qu'ils avaient été volée. Certes, il voyait bien que ces scrips avaient été volés. Mais cela ne le satisfaisait pas.
Dira-t-on que cet homme n'avait pas le droit de prendre part à l'agitation constitutionnelle dans la Saskatchewan, où il était venu en quelque sorte se réfugier? Monsieur Moïse Ouellette est un de ceux qui sont venus me chercher dans le Montana. Et lorsque le gouvernement d'Ottawa voulut répondre aux pétitions par des arrestations à force armée, monsieur Ouellette fit comme les autres: il se mit en défense. Son père, un vieillard bon et craignant Dieu, a donné sa vie pour la bonne cause, sur le champ d'honneur à l'âge de quatre-vingts et quelques années. Honneur à une telle vieillesse! Quant au fils, il est au pénitencier.
La paroisse de
SAINT-LOUIS DE LANGEVIN,
que la puissance avait vendue avec le monde comme on vend une terre avec le bétail, n'aura jamais dans l'avenir un plus grand droit de prendre les armes que cette fois-là. Deux de ses braves gens, Isidore Boyer et Swan, ont versé leur sang pour défendre tout ce que le foyer domestique a de sacré, elle a eu trois de condamnés au cachot de sept ou huit de dispersés et d'expatriés.
Voilà comment la Puissance civilise le Nord-Ouest depuis quinze ans.
En résumé de deux mots, sa conduite gouvernementale est opposée autant que possible, au droit des gens. C'est une force en guerre ouverte avec l'inviolabilité des traités, comme les arrangements qu'elle a faits avec les Métis en 1870, semblent avoir été conclus seulement dans le but de capter leur bonne foi, d'entrer ainsi paisiblement dans leur pays; alors pour lui demander la bourse ou la vie.
De plus, lorsque l'Angleterre demanda, en 1870 à faire passer ses troupes et celles de la Puissance sur le sol américain, au canal Sainte-Marie, pour les envoyer au Nord-Ouest, le gouvernement des États-Unis, s'inquiétant noblement du but de cette expédition, ne leur permit pas de passer sur le territoire de la république avant que le Ministre Anglais eut répondu de ce que ces troupes allaient faire. La réponse officielle fût que c'était une expédition de paix et de civilisation. Mais les années et les faits ont prouvé, continuellement, depuis ce temps-là, que l'Angleterre a présenté dans cette circonstance, un mensonge au gouvernement du peuple américain, qu'elle a demandé aux États-Unis une faveur, sous de faux prétextes, et qu'après l'avoir obtenu, elle et la Confédération en abusent tous les jours, en s'efforçant de tromper sans cesse la vigilance du gouvernement de Washington, et en gouvernant le Nord-Ouest et les Métis d'une manière despotique, toute contraire aux principes et aux aspirations des États-Unis d'Amérique.
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