The Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Notre-Dame-d'Amour

Author: Jean Aicard

Release Date: June 19, 2006 [EBook #18627]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***




Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)






JEAN AICARD

NOTRE-DAME-D'AMOUR

PARIS

E. FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE (PRÈS L'ODÉON)


     TABLE
     DEDICACE
I.—NOTRE-DAME-D'AMOUR
II.—LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE
III.—LE REMORDS DE MARTÉGAS
IV.—A QUI LE CHEVAL?
V.—LE SULTAN ET SON SÉRAIL
VI.—LE CONSEIL DES BÊTES
VII.—LA COCARDE DE ZANETTE
VIII.—ROSSELINE
IX.—CE QUE ZANETTE IGNORE
X.—ZANETTE ET ROSSELINE
XI.—DOMPTEUR
XII.—LA POURSUITE
XIII.—L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS
XIV.—NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!
XV.—LA BELLE ET LA BÊTE
XVI.—LE CHEVALIER
XVII.—NOBLESSE
XVIII.—LE SÉDEN
XIX.—A QUI LE CHEVAL?
XX.—DEUX BONNES AMES
XXI.—LE PLAT DE LENTILLES
XXII.—TOUJOURS
XXIII.—L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT
XXIV.—PARJURE
XXV.—L'ABRIVADE
XXVI.—AUX ARÈNES
XXVII.—LE GRAND JOUR
XXVIII.—UNE VENDETTA
XXIX.—NOTRE-DAME-D'AMOUR

DEDICACE

À Mademoiselle Madeleine Aicard

Ma bonne vieille tante,

Pourquoi je vous dédie ce livre? Parce qu'on y voit passer deux figures qui, je le sais, vous toucheront.

C'est, d'abord, dans la chapelle abandonnée, la pauvre statuette de Notre-Dame-d'Amour.

C'est, ensuite, la vieille mère du gardian Pastorel.... Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble un peu à la vôtre, à ma grand'mère? Et n'est-ce pas que, pour cela, vous aimerez mon livre?

Votre neveu dévoué,
Jean Aicard.

NOTRE-DAME-D'AMOUR


I

NOTRE-DAME-D'AMOUR.

Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme elle le prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite. Tel il lui était resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa grâce d'enfance, on ne sait quoi de tout mignon, de plus jeune qu'elle-même. Elle était belle de ses beaux seize ans, de son profil de Grecque, et de ses cheveux noirs, qui, sous le hennin à l'arlésienne, pendaient lourdement sur la blancheur dorée de son cou.

Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant, on sentait la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-à-dire dans l'entre-bâillement des fichus aux plis innombrables, qui laissent voir un peu de la poitrine nue sur laquelle brille la croix d'or suspendue à la chaînette des grand'mères.

Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à soigner ses poules, ses lapins, auprès de son père, maître Augias, le bayle. À l'ordinaire elle allait en Arles tous les dimanches.

Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous les saules et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau qui s'en allait vers la mer, vers la mer si grande, où des bateaux vont et viennent, comme des bêtes de rêve, comme de grands oiseaux aux ailes blanches.... Un songe d'inconnu accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans espéraient.

...N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la Sirène? La Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans, ils vous le diront, est un oiseau de passage, qui jamais ne s'arrête chez nous, et qui traverse seulement notre ciel, très haut. Quelquefois, le laboureur, en novembre, arrête son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie lointaine, confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....

Et il écoute, en rêvant....

Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles sont plus petites que des tourterelles et leurs plumes miroitantes ont toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas si la musique qu'elles font sort de leur gosier ou vient simplement de le vibration de leurs ailes. On croit plutôt que leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une seule note qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des ailes.... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire le château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le bouquet de tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout d'une perche, sur la toiture, dès qu'elle est achevée. Et le château, et la ferme qui le touche, furent, voilà bien longtemps, baptisés du nom qu'ils portent encore.

Entre la ferme et la château, une vieille chapelle décrépite, où jadis on disait la messe, se dresse, étroite et longue.

On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.

Les huttes sont en «tape», en argile desséchée, recouvertes de roseaux, et la chapelle est en moellons, et recouverte de pierres plates, mais les deux toits ont la même forme, celle d'un bateau long, la quille en l'air; et sur leurs toitures, les cabanes, aussi bien que la chapelle, portent toutes une croix penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces croix penchantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu tous les arbres des plaines provençales, dans la même direction. Tous ils gardent un peu la marque du vent maître, «magistral», à qui les Romains avaient élevé un temple, comme à la puissance divine, protectrice de ce pays qu'il balaye et assainit sans cesse.... Elles donnent encore, les petites croix qu'on plante ainsi à dessein penchées, l'impression des choses de la religion, à la fois vaincues et résistantes. Elles sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées mais toujours penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi sans relâche battue des vents....

Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la messe. Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne l'abandonnent pas; ordre est donné à Zanette par les maîtres du château, riches négociants qui habitent Marseille,—de tirer, aux jours de fête,—de dessous l'autel qui forme placard,—les vêtements sacerdotaux précieusement enfermés là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis, les araignées, les tarentes.

Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le nom de Notre-Dame-d'Amour.

Hélas! même parmi les saints du saint paradis, il y a des humbles et des glorieux! Il y a, hélas! par le monde, des Notre-Dames illustres, vénérées de tous, à qui on apporte chaque jour des présents magnifiques, des robes de soie, des couronnes de perles, des colliers de diamants! Il y a des Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette,—l'univers le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau nom que la petite Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du monde, délaissée même des gens du pays, habite une pauvre chapelle décrépitée, semblable à la plus pauvre des cabanes de ce désert!... Notre-Dame-d'Amour! c'est sous ce nom charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime d'Arles ou les Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée comme eux, tant s'en faut! Et dans sa niche de pierre, au-dessus de l'humble autel où brillent deux candélabres de cuivre et un tabernacle de bois doré, la Notre-Dame, dorée également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du moins est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser sa prière, depuis sa petite enfance.

Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne protège pas contre l'abandon! Elle est pourtant jolie à voir, grande, oh! grande comme une enfant de dix ans, vêtue, par-dessus la robe de bois doré, d'une robe en vraie étoffe, jadis blanche, toute piquée de fleurettes bleues. Elle est coiffée d'un velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles; elle a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre; au cou, un collier de perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute dorées bien solidement par un maître-ouvrier, puisque la dorure du visage et des mains reluit au soleil, comme neuve, quand Zanette ouvre la porte, chaque matin. Elle a pourtant plus de cent ans, la douce Notre-Dame-d'Amour, qui sourit aux humbles ex-voto suspendus aux murailles, tableaux naïfs, béquilles, fusils crevés offerts par des chasseurs, petits bateaux jadis apportés par des marins sauvés du naufrage.

Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne faites-vous point de miracles? Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-Mer—à cinq lieues d'ici, au sud,—voyez l'église crénelée, de six cents ans plus vieille que vous, et voyez comme les pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai! Ce jour-là, les saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie, du haut de la voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on les touche. Et les Saintes guérissent quelquefois les paralysés. Elles ne sont pas toujours justes. On ne sait pas pourquoi, on ne saura jamais pourquoi elles guérissent celui-ci au lieu de celui-là,—mais à tous également elles donnent l'espérance, c'est-à-dire le meilleur de la vie.

Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en caravane, visitent leur église.... Que ne les imitez-vous, pauvre Notre-Dame? Vous êtes leur reine pourtant, et la propre mère de Dieu, et c'est elles qu'on visite seules, c'est elles et même sainte Sare, qui fut leur servante, et dont les reliques, dans la crypte souterraine de l'église, sont vénérées surtout des bohémiens! Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous êtes toute seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans honneur et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai qu'elle est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez-vous.... Protégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour! Et donnez-lui l'amour vrai. Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées de la terre, la plus humaine et la plus divine!

Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme pour aller dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon horizontal du matin entre bien vite avec elle et fait resplendir le visage d'or de la vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de l'autel. Sa coiffe du matin enserre étroitement son haut chignon au-dessus duquel elle se termine en deux petites cornes pointues, toutes blanches, qui font sourire les anges. Elle fait le signe de la croix et sa main touche un peu au passage la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans l'entre-bâillement de ses fichus arlésiens.... Et elle prie, agenouillée dans les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui découvre ses pattes fines de perdrix de Crau; ses gros bas de fille sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis trois ans.

—Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus que lui sur cette terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge d'amour. Gardez-moi du mauvais amour. Et quelque jour, si je le mérite, accordez moi d'avoir un amoureux que j'aime.... Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières courses des plaines de Meyran, vint,—comme s'il m'eût connue et aimée,—m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front du taureau en colère!


Or, voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à Notre-Dame d'Amour était si fervente; sa foi, si entière.

Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un chien qu'elle aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés des tous petits pour les bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il couchait, fut blessé d'une ruade par un cheval malade. Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la chapelle du château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-aimé. Hélas! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire cette prière, le chien mourut, et l'enfant révoltée déclara qu'elle ne demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante!... Elle s'exaltait dans cette idée, quand le vétérinaire, arrivé d'Arles pour voir le cheval, ayant demandé à examiner le chien mort, déclara que l'accident du coup de pied mortel était une chance heureuse, le chien étant bien et dûment enragé quoique l'horrible maladie ne se fût pas déclarée encore.... L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de bonté....

C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par Notre-Dame-d'Amour.


II

LA TARDARASSE GUETTE LA CAILLE.

Pour bien comprendre pourquoi le gardian Martégas n'avait pas le droit, véritablement, d'aimer Zanette, il faut savoir quel «marrias», quel homme de rien était ce grand diable de vingt-six ans, à grosse barbe noire et inculte, carré d'épaules, puissant comme un taureau, de haute mine sous son feutre aux bords plats et larges. Avec sa figure de franchise, c'était un traître, un homme dont on ne savait jamais l'idée. Oui, il avait une figure ouverte qui, au premier abord, vous trompait, mais ceux qui savent lire dans les yeux, voyaient dans les siens (des yeux gris piquetés de petits points d'or comme ceux des chats) un trouble mauvais pareil au brouillard qui, en Camargue, se traîne au-dessus des marais, cachant les trous, les fondrières, les pièges....

Quelque chose sortait de ces yeux-là d'implacablement malin; mais de malin sans esprit, sans clarté.... Ce n'était pas un éclair de mal, oh non! une fumée plutôt, comme celle qui sort des «lorons», ces trous mystérieux, ouverts ça et là parmi les marécages de Camargue, et qui exhalent sans cesse une buée, la chaleur des dangereux ferments de dessous, le souffle des enfers fiévreux, faits de moisissure croupissante. Il avait une mauvaise âme, bien sûr, ce Martégas, et vraiment c'était effrayant de penser qu'il essayait de faire sa cour à Zanette, qu'il rêvait d'en faire sa femme, «le gueux!»—ou même sa maîtresse! Voyez-vous cela, la mignonne fermière du mas de la Sirène, épousant ce lourd coquin! une petite caille mariée à la lardarasse, l'oiseau de proie, le faux aigle des Alpilles, au front bas, aux grosses serres dures, au bec fait pour déchirer les proies mortes et corrompues.... Ce pesant animal, avoir à lui cette jolie poulette de chaume!

On ne voyait pas ça, non, pour sûr! Ni au physique ni au moral, ces deux êtres ne se pourraient rapprocher. On tremblait à l'idée d'un tel sacrilège. Et pourtant il s'était mis ce projet en tête,—«le gueux!»—de plaire à Zanette! ou de la prendre sans lui plaire, de ruse ou de force!

Zanette, jolie comme un cœur, avec sa coiffe arlésienne, avec son fichu aux mille plis qui s'ouvrait galamment pour montrer un peu de sa poitrine naissante, avait seize ans et demi. C'était une petite créature brune, un sage petit cœur, aimant son père, Dieu et saint Trophime, patron des Arlèses,—et dévote, chacun le savait, à Notre-Dame-d'Amour.

Et afin de vous montrer que Martégas n'était point fait pour l'honneur et la joie de tenir entre ses lourdes pattes la menotte fine de l'enfant, entre ses bras d'hercule la taille légère de la mignonne, ni de presser sur son poitrail de fauve la petite poitrine où battait ce bon petit cœur, il n'y a qu'à savoir où il passait ses soirées depuis quelque temps, le bouvier Martégas, aux yeux troubles.


III

LE REMORDS DE MARTÉGAS.

Ses soirées, il les passait en des bouges qu'on trouve, à Arles, le long du Rhône, dans les ruelles douteuses, en contre-bas de la digue du Rhône. Sinistres le soir, ces ruelles pavées en galets roulés de Crau, dressés sur leurs pointes. Elles aboutissent à la digue de pierre qui semble les barrer d'une muraille de forteresse, en fait des culs-de-sac, leur donne des airs de coupe-gorge profonds, où le bruit du Rhône et la voix du mistral seraient chargés d'étouffer le cri des victimes. Les maisons basses, blanchies à la chaux, en ces ruelles-là paraissent livides. Les unes se ferment avec des discrétions louches. Les autres s'ouvrent avec des effronteries repoussantes. Et, au bout de la rue, le quai, exhaussé sur une muraille déclive, et surmonté d'un parapet massif, attire et blesse l'œil, comme un mur de prison....

Et derrière ce mur coule le plus brutal des fleuves, le Rhône dangereux, qui grogne et se lamente et qui menace....

Martégas, au rez-de-chaussée d'une maison ouverte sur la rue, est là, buvant un gros vin avec des bateliers pauvres, de ceux à qui le Rhône n'apprend que les duretés, les violences, à qui il conte ses secrets horribles ou puants; à qui il montre les cadavres d'assassinés ou les charognes de bêtes, de chats, de chiens, de chevaux, dont se débarrassent avec dégoût les villes du haut fleuve.

Il faut voir l'endroit où est en ribote celui qui prétend devenir le futur de Zanette! O Notre-Dame-d'Amour!... Les murs sont peints d'images obscènes et grotesques, sujets mythologiques que l'imagination d'un peintre de bas étage, ayant fait assurément des études classiques et tombé dans toutes les déchéances, a bizarrement compliqués. C'est une débauche de déesses et de dieux, fresque pompéienne, destinée à attirer, du fond de la rue, le regard du passant égaré, et s'il se peut le passant lui-même.

Cinq ou six hommes sont attablés, dans ce décor, avec Martégas, et boivent, les coudes sur la table, les têtes rapprochées, causant bas, puis criant parfois et jurant très fort, serrant des pipes courtes dans leurs dents rageuses,—faces congestionnées, barbes sales, mains spongieuses et sèches, cous gonflés et rougeâtres, formes d'hommes en qui sont des âmes de bêtes. Parmi eux s'ennuie la maîtresse du logis, jeune femme qui paraît vieille, drôlesse édentée, mal coiffée, dépenaillée, la voix rauque et fumant des cigarettes, beaucoup, toujours, en crachant. On ne sait si on est dans une salle de cabaret ou dans une chambre à coucher; il y a, au fond, une alcôve ouverte, mais, au-dessus du lit, des étagères avec des verres; il y a une commode, mais chargée des bouteilles à étiquettes variées....

Les langues des hommes sont devenues épaisses. Martégas pérore depuis deux heures, il commence, maintenant, à s'embrouiller dans ses récits, il est saoul. Et tout à coup il devient muet. Ses yeux plus troubles que jamais demeurent fixes.

—Eh bien, Martégas, qu'as-tu?

On le secoue, il répond enfin:

—Jamais je n'oublierai ce remords!... ce remords-là, non, je ne l'oublierai jamais!... non, non, jamais! je vivrais cent ans, qu'il me rongera encore!

—Martégas a un remords!

—Et tu n'en as qu'un, Martégas?

—Je n'en ai qu'un! gémit Martégas en prenant à pleins poings ses cheveux noirs et drus comme pour les arracher, et il secoue sa tête avec ses deux mains comme pour la briser contre une muraille.... Je n'en ai qu'un, mais il me travaille jour et nuit! il me revient surtout en des moments comme celui-ci, quand j'ai bu un peu avec les camarades. Alors le souvenir me revient et je revois les choses comme si elles étaient là.... Pauvre de moi! quel remords, mon homme! quel abominable remords, mes amis! non jamais je ne m'en consolerai....

Les autres gaillards se mirent à rire grossement.

—Il faut qu'il en ait fait une! dit l'un d'eux, vrai, une grosse! une qui compte! une fameuse! pour qu'il soit ainsi tourmenté jusque dans les bons moments, quand il est avec les amis et les belles filles....

Sur ce mot, le marinier se retourna vers la fille aux yeux mornes qui lui sourit avec une espèce de reconnaissance.

Elle profita du compliment pour verser à la ronde. Et tous levèrent le coude en disant:

—A la vôtre!... Que cela dure! et longuement!

Il y eut un lourd silence.

Enfin, frappant sur la cuisse de Martégas qui, accoudé, oubliait les camarades, l'œil sur sa vision, un des hommes dit:

—As-tu donc tombé un chrétien, dis, mon homme? l'as-tu tombé? en as-tu démoli un? as-tu démoli quelqu'un, homme ou femme?

—Coquin de bon sort! fit un autre. S'il est permis, je vous demande un peu, d'être plus bête que vous autres! non! ce n'est rien de le dire! Si Martégas a des remords, pourquoi l'interrogez-vous? Pourquoi vous ferait-il des confidences? il y a des choses qu'on se garde. Qui dit un secret lui donne des ailes. Une fois qu'il peut voler, cours après!... Un jour viendrait où, ayant bu comme ce soir, l'un ou l'autre de nous conterait au cabaret l'histoire de Martégas.... Pourquoi se croirait-il plus obligé que Martégas lui-même à garder le silence, celui qui pourrait parler sans risque pour soi? Je suis saoul, comme on ne peut pas l'être plus!... Être saoul ne m'empêche pas de voir clair, bien au contraire, et ce que je dis est juste, n'est-ce pas, Gueït? n'est-ce pas, Cabasse?... Pas un mot de plus, Martégas; ne l'excite pas, toi, Cabrol!

Martégas releva sa tête farouche, sa face velue. L'œil injecté, le poil hérissé, le colosse grogna:

—Et si je veux parler, moi! tonnerre de tonnerre de bon Dieu!

Il donnait du front dans son idée fixe avec une obstination aveugle de taureau collant.

Son gros poing tomba sur la table qui tressaillit. Les verres sales s'entre-choquèrent, tintant. Une bouteille se renversa, inondant les jupes de la fille d'un liquide rougeâtre et douteux.

Et se tournant tout d'une pièce vers ce Cabrol qui avait parlé:

—C'est ta faute à toi, ô âne que tu es! gros animal, c'est ta faute, si aujourd'hui et toujours je regrette ça en moi-même. La nuit, bien des fois, j'y pense et de rage je ne peux pas dormir, je me mords les poings. Le jour, je m'arrête de travailler, des fois, pour y penser, et rien, je te dis, rien ne me console. Et quand je cours à cheval, d'autres fois, le remords me revient et si rudement m'attrape que, de colère, je pique mon cheval et je lui travaille la bouche avec le fer, comme s'il y était pour quelque chose.... Ce n'est pas à lui, pourtant, pas à lui la faute, pauvre bête! C'est à toi, Cabrol, à toi, je te dis, ta faute à toi, mauvais conseil, fainéant, gueusas! Pourquoi t'ai-je écouté! Sainte Vierge! oui, pourquoi! Je serais heureux, maintenant.... Nous boirions heureux!

—N'y pense plus! dit l'autre.

—Que je n'y pense plus! hurla l'ivrogne. Comme si c'était possible! soyez témoins, vous autres, jugez un peu! Écoutez, je vais vous dire.

Les têtes se rapprochèrent. Les curiosités s'allumèrent dans les yeux. Les intelligences des brutes se tendirent et, dans leur regard, rayonnèrent, prêtes à jouir du mal... il y eut un gros silence.

—Eh bien quoi? dit un des buveurs. Dis-le ou ne le dis pas,—mais tu es un niais si tu le dis.... Je suis, pas moins, curieux de le savoir!

Martégas s'essuya le front d'un revers de main.

—Voilà, dit-il, c'est abominable. Ah! comme j'en ai un, de remords!... Nous étions, figurez-vous, à la guerre, voilà sept ans, si je compte bien, si Barême n'est pas un âne, on s'était battu depuis le jour levé, contre ces Prussiens qui sont des hommes comme vous et moi, n'est-ce pas? Vous dire où nous étions, par exemple, ça, je ne le peux pas; c'était par là-haut, dans le nord, près de Dijon, nous avions reçu des coups de fusil de ces Prussiens, et nous leur en avions rendu tout le matin. Nous étions, Cabrol qui est là et moi, soldats de la même compagnie et nous avions tiré ensemble, que je dis, des coups de fusil tout le matin.... A présent, tout s'en allait, de tous côtés, à la débandade, va comme tu voudras, chacun pour soi; on filait, comprenez, comme une manade folle qui s'éparpille de peur, on ne sait pas pourquoi,—parce que le bateau à vapeur siffle sur le Rhône... pour rien, on filait, voilà tout, on détalait, on se levait de devant. Ce fainéant qui maintenant boit là, bien tranquille à mon côté, comme si rien n'était, ce Cabrol que vous voyez était avec moi, oui, près de moi, et nous filions, nous ne voulions pas nous quitter, mais il traînait la jambe, et moi aussi, fatigués tous deux, oh! oui, un peu trop, à moitié crevés de fatigue... et voilà que nous nous arrêtons dans un petit bois, où les arbres étaient serrés, serrés comme des soldats à l'exercice; nous étions bien cachés là, dans ce fourré, au beau milieu d'une plaine, au bord d'une route, où, de temps en temps passaient les derniers traînards. Tous avaient défilé ou à peu près, car il n'en passait plus guère. On allait au hasard, devant soi, vers Dijon je pense, et voilà que nous étions seuls tous deux, ce Cabrol et moi, tous deux seuls, maîtres de nous, maîtres, vous comprenez, de rester là ou de partir, de déserter.... Et nous y pensions. Tout à coup, sur la route qui était découverte, en plaine, passent quatre soldats et un officier de notre régiment. Un des soldats et l'officier étaient blessés, vous entendez bien, blessés, un des soldats et l'officier. Cinq en tout, et je dis à cette bête brute qui est là; je dis à Cabrol:

—Regarde!

Il regarda et vit comme moi, la caisse, comprenez-vous? la caisse de bois, la caisse ferrée où était l'argent, l'argent de la solde pour tout notre régiment. Elle était lourde, allez! ils la portaient sur un brancard de malade et, à leur démarche, on voyait bien qu'elle était lourde... oh lourde! lourde bougrement!

Martégas, bourrelé de remords, essuya de nouveau son front en sueur; il y eut un silence embarrassé.

—Tu es à temps de ne rien dire, Martégas! Tu y es à temps!

Pourtant, les têtes des auditeurs se rapprochèrent encore.... La convoitise fit reluire tous les yeux; ils la voyaient, la caisse! Déjà ils ne comprenaient plus les remords de Martégas.... Eh bien quoi? après? il avait attaqué les soldats et l'officier? n'est-ce pas? il avait un peu volé la caisse; ce Martégas, et—pour cela—tué un peu; tué un ou deux hommes tout au plus!... eh! mon Dieu, à la guerre! un de plus, un de moins! Ils le regardaient avec un peu d'admiration et d'envie.

—Il devait y avoir au moins... cent mille francs! dit une voix.

Cent mille francs est, pour les gens de ce bas peuple, le chiffre qui représente les grosses fortunes. Après cent mille francs, tout de suite après, il y a «des millions».

—Pour sûr, gronda Martégas! Pour sûr, ils y étaient, les cent mille francs!... Et je lui dis:

—Regarde!

Il regarda et me comprit. Les gens allaient passer près de nous, à trente pas, la bonne portée, ils ne nous voyaient pas, ils ne se méfiaient de rien.

Mon camarade me comprit. Je vis très bien qu'il me comprenait parce qu'il devenait pâle, tout blanc comme un mort, l'imbécile. Et à voix basse je lui dis:

—Deux que nous en tuons et les autres vont détaler, et vite! Je me charge de l'officier. Choisis ton homme, et tirons ensemble....

Alors, j'épaulai mon fusil....

Les auditeurs haletaient. La fille rapprocha sa chaise de la table.

—Ah! quel remords! quel remords, gémit Martégas, tout à fait ivre, et de plus en plus obstiné à répéter son cri de regret poignant... quel remords, mes amis!...

—Mais alors, Martégas, tu es riche? s'écria tout à coup la fille. Tu ne me disais pas ça!...

Et elle posa sa main sur le bras de l'homme.

—Riche! pleura Martégas, décidément désespéré, voilà bien tout justement mon remords! riche! c'est que j'aurais pu l'être, sans celui-ci! sans toi, sans toi! hurla-t-il à tue-tête, en tendant contre son voisin un poing furieux.... Figurez-vous, les amis, que, au moment où j'allais tirer... (et je l'avais, croyez-moi, au bout du fusil, le gibier! et je ne manque pas plus un perdreau en l'air qu'on ne peut manquer un bœuf dans un corridor)... cette bête mauvaise que Dieu préfonde, oui, toi! toi! que le tonnerre du bon Dieu te brûle et te vide!... cet animal malfaisant m'empêcha de tirer:

—Ne fais pas ça, qu'il dit, Martégas! ne fais pas ça! Pour l'amour de Dieu, pas ça!

Et il détourna mon fusil avec sa main.

—Voilà. Les gens étaient passés, le coup manqué pour toujours! Il était trop tard... jamais, non, jamais, je ne m'en consolerai! un coup si sûr! si beau!... cent mille francs au moins, comme vous dites!... une occasion comme un homme dans sa vie n'en trouve qu'une! La guerre, oui, la débandade, qui nous favorisait; oui, tout était embrouillé, l'ennemi par là, autour de nous, on ne savait pas bien où.... Personne pour nous accuser, pour deviner!... Ah! quel remords, collègues! quel remords d'avoir manqué ce coup-là! De ma vie, je vous dis, je ne m'en consolerai! Et sur mon lit de mort, je la reverrai encore, cette caisse mal gardée, qu'on n'avait qu'à prendre! Pourquoi t'ai-je écouté, imbécile! je serais riche à présent! Misère de moi! malheur! malheur! quel remords!

Et sinistrement comique, Martégas se désolait. Les auditeurs partageaient son chagrin, comprenaient sa peine, fraternellement, en ivrognes.

—Je comprends, disaient-ils, chacun à son tour—c'était un beau coup,—ça ne se retrouve pas, non!—J'ai cru d'abord que tu regrettais d'avoir fait un beau coup, c'est tout au contraire. Tu as le regret de l'avoir manqué....—C'est malheureux, Martégas, bien malheureux....

Il était inconsolable, ce Martégas.

On ne pouvait donc pas dire qu'il n'eût pas de conscience. Seulement, sa conscience travaillait à l'envers. Le diable en personne doit avoir des remords pareils, quand il a, par sa faute, manqué une occasion favorable de bien mal faire!


IV

A QUI LE CHEVAL?

Un peu avant le lever du jour, à l'heure blafarde, Martégas sortit du bouge avec Cabrol.

Tous deux montèrent sur la digue, et s'en allèrent longeant le parapet, le cerveau lourd, suivant des yeux le Rhône orageux, dont on devinait la couleur de terre, sous le ciel violacé, vineux.

Ils avaient dormi un instant, lourdement, les bras sur la table, la tête au pli de leurs bras, parmi les bouteilles et les verres visqueux.

Une bise qui, par caprice, remontait le Rhône, fouettait leurs visages terreux, énergiques et jaunes comme le Rhône même. Ce coup de fouet les réveilla.

Dégrisés, ils marchaient droit, sans rien dire, éclairés parfois d'une clarté brusque par un des réverbères accrochés aux maisons du quai; ils avaient l'air de deux mauvais fantômes.

Et Cabrol tout à coup, répondant aux lamentations par lesquelles Martégas, toute la nuit, avait découvert le fond de son âme obscure, il dit, ce Cabrol:

—Marie-toi avec Zanette, la Zanette de maître Augias. Son père a un peu de bien et d'argent et la confiance des maîtres du château de la Sirène. Marie-toi avec cette fille. Elle est gentille et, à voir, elle donne faim et soif. C'est une cerise qui pend à l'arbre. Tu n'as qu'à prendre. Et je t'en avertis, Martégas, pour que tu le saches,—un que l'on nomme Pastorel—tu le connais peut-être, Jean Pastorel, le gardian?

—Je sais qui tu veux dire; il habite près des Saintes, à Silve-Réal. C'est un homme. Eh bien donc, que veux-tu me dire, de celui-là?

—Pardi, qu'il en tient pour Zanette!

—En es-tu sûr? demanda Martégas, s'arrêtant tout sec.

—Si j'en suis sûr!... quand je le dis?

—Et comment le sais-tu, Cabrol? Prends garde à ce que tu vas dire. Car celui qui se mettra en travers de mon chemin, je le souquerai, tu peux dire! Je suis aussi matelot, mon homme!

—Comment je le sais? La belle affaire! Pas n'est besoin d'être sorcier, pour ça, collègue!... Il n'y a pas quinze jours, aux dernières fêtes du mois de mai, aux plaines de Meyran....

—Eh bien?

—Il y a eu ferrade, tu sais, et course de taureaux. Pourquoi n'y étais-tu pas?

—Avance donc! Je t'écoute! Tu as une parole qui ne marche pas! Tu me fais bouillir le sang d'impatience! Si je n'y étais pas, c'est que j'avais d'autres affaires meilleures.... Avance donc, ânesse.

—Eh bien, mon camarade, ce Pastorel ayant pris par les cornes et renversé joliment un jeune taureau un peu difficile, est allé la prendre par la main, ta Zanette, afin qu'elle vînt marquer la bête avec le fer rouge, au chiffre du maître.... Et ça, on ne le fait, voyons, que pour sa fiancée, ou pour sa maîtresse.

—Gueusard de sort! gronda Martégas.

Et il s'assit sur le parapet de pierre, comme pour réfléchir mieux à son aise.

—Qu'il prenne garde, ajouta-t-il sourdement, qu'il prenne garde ce Pastorel! Que je ne le voie pas recommencer! Moi étant là, il aurait du mal!

—C'est que, répliqua Cabrol, riant d'un gros rire... il a recommencé déjà.

—Où? Dis, que je sache!

—Il a recommencé le même jour, aux Plaines. Pourquoi n'y es-tu pas venu?

—J'étais allé conduire à Aigues-Mortes un cheval vendu qu'il fallait remettre précisément ce jour-là, sans faute.... Dis-moi tout sur ce Pastorel, dis-moi tout ça que tu sais, hé? Sans rien oublier, sans rien me cacher surtout.

—Eh bien, après la ferrade, où l'on marque les plus jeunes bêtes, il y eut course à la cocarde. Une jeune vache, très méchante, échappait aux plus malins. La cordette un peu lâche qu'on avait mal tendue, d'une corne à l'autre, pendait, balançant, au beau milieu du front, la cocarde. Un de Montpellier, au moment où il croyait tenir cette cocarde ensorcelée, quand il ne tenait que la ficelle solide d'où il ne put dégager ses doigts sinon coupés et saignants, fut pris entre les cornes par le milieu du corps!... Oh! par bonheur il était maigre, de manière qu'entre les deux cornes il eut toute la place pour être à son aise!...

Un autre, qui avait le crochet de fer préparé dans sa main, pour accrocher et casser la ficelle, manqua son coup, et frappa le mufle de la vaquette maladroitement; il fut piqué d'un coup de corne à la cuisse et on l'emporta évanoui comme une femme! Pastorel se fit voir alors, il semblait ne vouloir entrer dans l'arène que s'il y avait du danger, comme on fait pour plaire; et en effet la chose arriva. Et quand les plus fameux coureurs se montrèrent fatigués, il sauta dans l'arène, du haut de son banc, car il ne s'était pas mis sur les charrettes qui formaient le cirque, non, il s'était placé sur la tribune des gros messieurs, pour faire le fier, juste en face de Zanette. Donc, il sauta dans l'arène, à ce moment toute vide, et tout de suite il fut applaudi:

«Pastorel! Pastorel! c'est Pastorel qui l'aura!» La vache courut sur lui, décidée, tout droit, tête basse, il l'esquiva, la laissa passer, en pivotant sur un talon, et elle ne l'avait pas dépassé de la tête, qu'il lui avait pris sur le front la cocarde, sans avoir eu l'air de rien! On trépignait de contentement, mais lui, tranquillement, s'en alla vers cette Zanette et lui offrit la cocarde, puis retourna vers la tribune en traversant toute l'arène comme s'il n'y avait pas eu de vache.... Et la vache, il faut le dire, le laissa passer sans faire mine d'aller à lui, quoiqu'elle le regardât de travers en faisant, du pied, des trous dans la terre....

—Sais-tu s'il y a longtemps qu'il connaît Zanette?

—Ça, je n'en sais rien, Martégas, mais méfie-toi, si tu veux Zanette avant un autre.

—Si je la veux! cria Martégas en se levant.... Si je la veux!... il y a longtemps que je la guette! Quand j'étais gardian au mas de la Sirène, d'où son père m'a chassé (il me le paiera, tu peux croire!) elle, elle était petitette, puisqu'à peine aujourd'hui elle court sur seize ans et demi. Eh bien, j'y pensais déjà, je la guettais comme on guette un perdreau trop jeune qui sera juste au point, dès la chasse ouverte. Et tu peux m'en croire, de ruse ou de force, je l'aurai! J'en ferai, s'il faut, ma maîtresse, pour qu'on la force à devenir ma femme. Je jure Dieu que ça sera comme ça.

—Alors, dépêche-toi, collègue. A la Saint-Rémy, perdreaux sont perdrix, il lui vient des ailes, à la belle! On ne la prendra pas sous un chapeau, pechère? Et tu vois que mes conseils ne sont pas toujours contre tes idées? Tu m'entends de reste....

—Et je te dis «gramaci», collègue.

Les deux complices se serrèrent la main.

—Je n'ai pas fini, dit Cabrol. Le meilleur conseil, je ne te l'ai pas donné encore. J'y viens. Et c'est pour que tu oublies que je t'ai fait, autrefois, manquer une belle affaire.... Eh bien, te rappelles-tu Sultan, de la manade du mas des Sirènes, Sultan, ce poulain du désert des Arabis, qui, de ton temps déjà, était la terreur des cavales?

—Je m'en souviens, dit Martégas, il avait alors quatre ans.

—Il en a donc sept aujourd'hui, et tu connais le proverbe sur les âges du cheval?

—Oui, oui: sept ans pour mon ami, dit l'Arabe, sept ans pour moi, sept ans pour mon ennemi.

—Sultan est donc en pleine vigueur, et beau comme un cheval de roi! Eh bien, il a tué, avant-hier, d'un fameux coup de pied, Sigalas, le gardian, qui voulait le prendre. Depuis un an, il a blessé, plus ou moins gravement, trois hommes. Avec ce Sigalas, ça fait quatre!

—Eh bien? interrogea Martégas.

—Eh bien, il a blessé encore cette année, deux poulains et une cavale, il est méchant comme une gale, ce Sultan. Et le maître a fait dire, hier, qu'à celui qui parviendrait à monter Sultan, il le donnerait en cadeau, il s'est décidé à ça. Il veut se débarrasser du cheval, mais comme il l'aime au fond, il voudrait le donner à un maître qui sache se faire obéir et qui le garde. Les gardians se plaignent tous les jours du cheval, disant qu'à chaque instant il détourne, ce cheval du diable, la manade des pâturages où on veut qu'elle demeure. Il attaque même les taureaux, jouant à les mordre, à les battre, à se cabrer pour laisser retomber sur eux ses pieds, de tout son poids et, s'ils prétendent se fâcher, il leur casse, aussi bien, les jarrets d'une ruade.

...Eh bien, Martégas, vas-y. Prends le cheval... tu reverras ainsi la fille puisque tu es forcé de t'adresser au père.... Et quelque jour tu enlèveras Zanette sur ce Sultan devenu tien. Que dis-tu de l'affaire, hé?... je n'y vois qu'une chose contre, c'est que le père t'a fait chasser... il ne voudra peut-être pas que tu gagnes le cheval?...

—Il aura peur de moi: il voudra! fit Martégas; j'irai dès demain! Sur ce cheval-là, un jour, comme tu dis, foi de gardian, Cabrol, je lui enlèverai sa fille! on verra ça!


V

LE SULTAN ET SON SÉRAIL.

Zanette s'en allait à travers la plaine, vers Arles, à cheval, toute seule; ce n'était pas un dimanche, mais son père avait été pris d'un accès de mauvaise fièvre pendant qu'elle était seule avec lui à la maison, et vivement, sur son ordre, elle allait en Arles, chercher «le remède», la quinine, dont la provision était épuisée.

Les fièvres paludéennes deviennent de jour en jour plus rares dans cette Camargue assainie par les travaux de la culture qui change les marais en vignobles. La vigne s'accommode très bien de ce sable, de ce terrain d'alluvion du Rhône qui forme la Camargue. Et ainsi sainte Vigne terrasse aujourd'hui encore le monstre vert, le mal des paluns, comme autrefois sainte Marthe triompha de la Tarasque qu'elle parvint à enchaîner.

Le père de Zanette, le père Augias, avait pris les fièvres autrefois, dans sa jeunesse, et jamais n'avait pu s'en défaire. Depuis quelques années pourtant, il se croyait quitte et dormait tranquille, mais voilà que cette nuit même, tout à coup, il s'était mis à claquer des dents et à trembler de tout son corps. Il reconnut son mal et fut effrayé, tant il en avait gardé mauvais souvenir. Oh! les rêves, les rêves surtout, qui, à heure fixe, le prenaient dans la nuit, informes, compliqués, bizarres—et le tourmentaient comme des sorciers ou des démons!... ou bien, s'il était éveillé, l'angoisse subite, comme une montée de folie au cerveau! l'envahissement d'un trouble malin qui donne envie de fuir devant soi pour échapper on ne sait à quelle menace... mais la menace, l'ennemi, partout vous suivent, ils sont en vous.

—Cours seller ton cheval, petite, et va me chercher le remède en Arles. Le valet de ferme ne reviendra pas, cours vite, c'est du temps gagné pour moi....

Et si vite elle était partie que, ce matin-là, elle n'avait pas rendu visite, dans sa chapelle, à Notre-Dame-d'Amour, à Notre-Dame l'abandonnée!

Zanette allait donc, jolie, sur son cheval blanc qui la portait sans peine, si légère, si mignonne! Elle allait, un peu attristée au départ, mais sans beaucoup d'inquiétude, car on sait le combattre, le mal des paluns. Ceux qui l'ont d'ailleurs l'acceptent et peuvent vivre vieux malgré tout.

A peine en route, la gaîté de la lumière, du mouvement, la prit, et elle fut distraite des pensées noires par sa jeunesse et par les choses qui l'entouraient, par la danse des mouissales et des oestres, dont les ailes vibrantes l'accompagnaient d'une musique fine, qui semblait la voix même de la lumière.

Les mouissales par myriades et les oestres aussi s'attachaient à ses épaules, à ses bras, et couvraient la peau du cheval blanc qui en était tout noir et frissonnait pour les secouer. Et chaque fois que ces bestioles s'envolaient, Zanette voyait le beau sang du cheval couler des piqûres en fils de pourpre entre-croisés qui lui mettaient sur le flanc et sur la croupe comme une résille écarlate! Ces bêtes irritantes ne piquaient pas les mains actives de la petite, ni son visage d'où sa main les chassait sans cesse, mais le cheval inquiet bien qu'il y fût habitué, se contenait mal, voulait à tout moment prendre le galop....

—Doucement, doucement, Griset! lui disait Zanette de sa fine voix.

Elle avait pris, pour aller plus vite, des «raccourcis» qu'elle connaissait, piquant droit à travers la plaine, dans les saladelles violettes, dans les enganes, qui tigraient, de leurs touffes égales et grasses de soude, de grands espaces de sable gris. Le cheval de Zanette trottait ou galopait là-dedans, sans effleurer une seule tige d'herbe, levant avec précision ses sabots vierges de fer, de façon à retomber toujours dans le sable d'où il les retirait sans fatigue—ce que n'aurait pas su faire un cheval né en d'autres pays. Mais lui, c'était un pur camarguais; il était né au soleil, un matin, en plein marécage, au milieu de ces sables, de ces enganes, de ces roseaux, de ces siagnes. Tout cela le connaissait et il connaissait tout cela. Et joyeux de courir chez lui avec sa petite maîtresse camarguaise comme lui, il s'ébrouait en balançant la tête, en fouettant ses flancs de sa queue traînante.

—Doucement, doucement, Griset! voici tes aigues... doucement.

Il les sentait depuis un moment, les aigues, ses belles amies, et, pointant vers elles ses oreilles, tendant sa queue un instant immobile et, faisant mine de s'arrêter, Griset, la gorge renflée, la tête un peu en arrière se mit à hennir fièrement.

C'était bien elles, les aigues du mas de la Sirène, et aussi les taureaux. Les aigues blanches et grises, le cou bas, cherchaient leur vie dans les menus roseaux qui craquaient sous leur pied et sous leurs dents. Elles relevèrent la tête et reconnurent le Griset qui, de temps en temps, leur était rendu, revenait libre parmi elles et dont elles se rappelaient peut-être les folles caresses et les morsures.... Puis, le voyant bridé, harnaché, monté, elles se remirent à brouter l'herbe saline, sans plus s'occuper de lui, comme si elles le méprisaient....

Les taureaux tous noirs, en ce moment étaient pour la plupart couchés; ils ruminaient, leurs jarrets repliés sous les poitrails larges, des fils de bave claire, irisée au soleil, pendant du coin de leur bouche jusqu'à terre. Ils tournèrent tous la tête du côté de la voyageuse, mais lentement, sans peur ni menace, et comme sans la voir.... Leurs gros yeux fixes semblaient rêver; ils songeaient à d'autres pâturages, regrettés peut-être, où on les ramènerait un jour, aux baignades dans le Rhône qu'il leur faut parfois passer à la nage, aux jeux du cirque, où quelquefois ils avaient été blessés.

Deux gardians, bien droits sur leur selle, la pique à l'étrier, surveillaient la manade, immobiles et rêvant aussi, comme leurs taureaux.

Zanette s'arrêta à regarder deux jolies vaches noires, fines et nerveuses, qui, debout, regardaient au loin tandis que leurs veaux les caressaient, cherchant la tétine, maladroits à la trouver, et la repoussant vingt fois du mufle avant de la saisir, pour jouer peut-être....

Tout à coup, Zanette vit les gardians s'élancer vers elle, au galop....

—Gardez-vous, demoiselle!

Ils avaient crié trop tard pour la prévenir du péril qui, sans qu'elle s'en doutât, la menaçait.

Sultan, le fameux étalon syrien, indompté et peut-être indomptable, qui, à tout moment, mettait le désordre dans la manade, blessant chevaux, cavales, taureaux et même les hommes,—accourait tout à coup contre elle, derrière elle. Étouffé dans le sable, le bruit de son galop, perdu dans le bruit du double galop des gardians, ne s'entendait pas. Elle regardait, sans comprendre, le mouvement des gardians. Et quand ils furent tout près d'elle:

—Zou! en avant! lui crièrent-ils.

D'un mouvement instinctif, elle enleva sur place Griset au galop; elle venait d'entendre derrière elle, tout près, le souffle d'une bête; Sultan qui broutait un peu à l'écart du troupeau, ayant aperçu tout à coup Griset, s'était furieusement élancé vers lui; il était, le Sultan, jaloux de ses cavales, il venait attaquer l'intrus, qu'il connaissait bien. Et debout derrière son ennemi, son ventre touchant presque la croupe du cheval de Zanette, il voulait le frapper de tout le poids de ses deux pieds de devant, prêts à retomber sur son rival, et sur l'amazone sans doute. Heureusement, elle s'était dérobée. Et, détournée à demi, elle vit la terrible bête, mâtée tout debout, irritée, menaçante, ses deux pieds battant l'air, sa tête fière et farouche détachée en plein ciel bleu, naseaux ouverts, crinière au vent.

Les deux gardians le menacèrent de la pique... il fit une brusque tête à queue, détacha vers eux une ruade insolente et, tête haute, queue rigide, il détala, superbe, les crins en tous sens envolés, avec un cri d'orgueil, de colère et de mépris qui fit se relever d'un seul coup la tête de toutes les cavales... et il alla passer près d'elles, comme pour leur montrer toute sa force indomptable, toute sa beauté libre... il tourna légèrement vers elles la tête avec un sourd hennissement d'appel, caressant, doux, comme intime, comme convenu entre elles et lui,—et voilà qu'elles s'émurent. Tous ces longs cous tendus qui, un instant auparavant, étaient penchés vers la terre, vers la pâture, se dressèrent bien haut.... Les naseaux, rouges au fond, renâclèrent, aspirant l'air, la liberté, l'amour, le Rhône voisin, la mer lointaine, et la cavale favorite du Syrien, s'émouvant la première, bondit vers lui, frémissante, avec un hennissement auquel il répondit, toujours fuyant et déjà loin. Alors la manade s'ébranla entière. Une brusque trépidation, comme un roulement de mille tambours voilés, commença.... Zanette et les gardiens ne virent bientôt plus, dans les volutes nuageuses de la poussière, que des têtes ardentes, qui cherchaient à se dépasser, des crinières envolées au vent, des queues fermes, aux poils serpentins, de fines pointes d'oreilles rapprochées, dardées, hérissées par-dessus les courbes des croupes... et les taureaux bientôt debout à ce bruit, un instant surpris et indécis, à leur tour partirent; et à la suite et comme sur l'ordre de l'étalon, voici que se pressa en tumulte, derrière la blanche galopade des cavales, le torrent noir des taureaux, aux cornes aiguës, aux queues sèches, aux échines noueuses.... Le roulement des pieds innombrables s'éloigna, comme absorbé par l'immensité de la plaine, et en un clin d'œil tout disparut derrière les tamaris là-bas, dans la poussière de sable qui, soulevée en ondes, semblait, sous le clair soleil du matin, une fumée d'or!

—Vous l'avez échappé belle, mademoiselle Zanette! dit un des gardians.... Ah! bien! il nous aurait manqué cela! Voyez-vous, si Sultan vous avait, du pied, frappée sur les épaules... il vous eût écrasée, pechère, comme une reinette dans le marais!... il serait temps de le renvoyer, ce cheval terrible, au diable, car on peut dire que c'est sans doute du diable qu'il vient.... Pourvu qu'il ne les dépayse pas, nos aigues. S'il lui prend fantaisie, il leur fera passer le Rhône à la nage! il l'a fait plusieurs fois déjà!...

—Voyez-vous, dit l'autre gardian, vous pouvez dire au bayle, à votre père donc, que j'ai des fois eu envie de tuer le cheval, de lui mettre une balle dans la tête. C'est un cheval de mort, ce coquin-là, il serait temps de s'en défaire. Dites-le au bayle, qui d'ailleurs le sait bien.

Zanette ayant promis de parler à son père, se remit en route.


VI

LE CONSEIL DES BÊTES.

Après avoir trotté quelque temps, elle mit son cheval au pas, prise par le charme de la saison autour d'elle et par le rêve, en elle, de sa naissante jeunesse. L'année, plus âgée qu'elle, avait déjà une ardeur grande, mais la journée était adolescente comme la fille. La première heure matinale, l'enfance du jour, s'en allait, avec ses insouciantes gaîtés d'oiseaux, ses souffles très frais, odorants, à peine imprégnés du parfum des fleurs éveillées à peine. Un cadran solaire, au mur d'une cabane en ruines, marquait sept heures. Zanette rêvait. Et de quoi, sinon d'amour? Devant elle se levait de temps en temps une cochevis, «l'alouette de pays», la tête fière sous sa huppe dressée, et qui siffle un trille moqueur, car jamais ne l'approchent que les gens inoffensifs; les chasseurs ne sauraient la joindre. Elles fuyaient, les cochevis, devant Zanette et se posaient à portée du regard, toujours sur quelque motte de terre, sur quelque pierre un peu haute d'où elles pouvaient surveiller un horizon nécessaire, par-dessus les touffes des saladelles. On les sentait inquiètes, songeant à leur nid où déjà sans doute dormaient les œufs, leur espérance d'avenir.... Dans les groupes d'arbres qui bordent le Rhône, les rossignols, depuis l'avril, chantaient à tue-tête leur bonheur de vivre, irréfléchi et pourtant convaincu. Les agaces, plus prudentes encore que les cochevis, se tenaient toujours à deux portées de fusil, et regardaient la petite Zanette avec leur œil vif, plein de moquerie noire. Elles faisaient semblant aussi de regarder à terre, parce que leur nid fait de brindilles sèches était bien haut, là-bas au sommet de quelque peuplier.... Elles affectaient l'insouciance, mais leur pensée d'agace était tourmentée.... «Que veut-elle, cette fillette? elle est petite, l'enfant; elle ressemble encore, par la taille, à ces êtres malfaisants qui grimpent aux peupliers, jusqu'aux cîmes, pour prendre nos nids.... Jacassons, mes sœurs, jacassons comme si nous n'avions rien à faire, pas même chasser le grillon ou guetter, à leur sortie de terre, les cigales encore dépourvues d'ailes et qui, après avoir quitté leur fourreau terreux de larves, nous apparaîtront vertes comme un blé d'hiver, toutes tendres et succulentes, inhabiles à se servir de leurs ailes humides, toutes repliées!» À ces discours des agaces prudentes, des cailles répondaient, saccadant leur appel, qui disait des choses semblables. Des petits lapins tout jeunets, montrant leur derrière blanc sous leur queue naïvement relevée, étonnés d'être pour la première fois hors des terriers rembourrés avec le poil arraché de la poitrine des mères, se passaient gauchement la patte sur leur longue oreille, pour apprendre à faire leur toilette avec la rosée que secouent sur eux les bonnes herbes. Des libellules, attachées par deux, voletaient, s'embarrassant parfois dans les roseaux où se débattaient leurs ailes de mica, avec un bruit métallique.... Leurs yeux immenses, bombés sur leur tête en boule, réfléchissaient la jeune lumière, attentifs au vol des hirondelles voraces et des moineaux plus voraces encore. L'amour partout espérait, craignait, vivait, se défendait.... Et si elle ne voyait pas toutes ces choses, Zanette pourtant les sentait palpiter autour d'elle, et sa jeunesse rêvait un rêve confus, plein d'un désir de vol, de causerie à deux, de frôlements tendres, d'infinie espérance, d'amour enfin, d'amour toujours.

Elle n'avait plus sa mère, et contre les pièges d'amour, son brave père, maître Augias, pechère! n'aurait pas su la mettre en garde. Il n'aurait pas osé, le brave homme! Eût-il osé, non, il n'aurait pas su. Ayant toujours eu trop de travail pour penser aux belles filles, il n'avait aimé qu'une fois, et cette fois unique l'avait conduit au mariage, d'où était née cette chère petite qui était la joie de ses yeux et de son cœur, bien que jamais il ne lui eût montré combien elle lui était douce au cœur et aux yeux. Sa pudeur native de paysan un peu épais avait tous les dehors de l'indifférence pour son enfant. Il lui parlait tout sec et ne l'embrassait jamais. Les paysans ne s'occupent guère de se dire, sinon peut-être à l'heure première de l'amour adolescent, des câlineries, ni même des bontés. Ils travaillent l'un pour l'autre, c'est leur meilleure manière de se marquer de l'amour. Ainsi le soir, au moment de gagner sa chambre, Zanette n'embrassait jamais son père. Sa vïore à la main: «Bien le bonsoir, père!» disait-elle.—«Bonsoir, bonsoir!» répétait-il sourdement, sans quitter la menue besogne quelconque à laquelle il était tardivement occupé.

Qui donc pourra la défendre, Zanette, des pièges qu'elle ignore et que lui prépare un Martégas? que comprendra-t-elle, quand ce loup dévorant viendra vers la pauvre agnelle? oh! quelle abomination si elle allait l'écouter! il sera le premier à lui parler d'amour; et le premier qui parle aux fillettes si petites, a bien des chances de leur sembler l'amour en personne! Elles ne savent pas, les pauvres, que bien des loups se déguisent en bergers.

On exige beaucoup de force, vraiment, des filles sans soutien ni conseil, à qui la nature,—par mille et mille voix insinuantes, qui parlent en elles et hors d'elles,—conseille justement tout le contraire de ce que veulent les gens, la religion et la vérité....

Les oiseaux volètent et caquètent; le vent du matin murmure; l'air frais se fait tiède; l'heure marche; une langueur d'été commencera bientôt. Au dedans de son cœur, elle sent, Zanette, un trouble doux, un mouvement d'ailes qui veulent se déployer, un élan vers la vie ouverte, vers l'horizon immense qui ne s'arrête pas à la mer! Le premier qui viendra ne lui plaira-t-il pas trop vite? Hélas, mon Dieu! elle ne sait pas elle-même combien elle a raison de prier la Vierge, chaque matin....

Notre-Dame-d'Amour, protégez-la!


VII

LA COCARDE DE ZANETTE.

La petite amazone était sortie des endroits sauvages. Les approches de la ville se faisaient sentir déjà. Elle avait dépassé la moitié du chemin; autour d'elle maintenant c'est partout des vignes bien cultivées, en pleine sève, les grappes déjà bien formées sous le pampre d'un vert intense. Elle prit un chemin de traverse qui aboutissait à la route, et se trouva bientôt près des Plaines de Meyran où ont lieu souvent les courses et les ferrades chères aux habitants de tout le pays arlésien.

Zanette eut envie de revoir les Plaines. Son rêve vague venait de prendre une figure précise. Voici qu'il avait des moustaches et s'appelait Jean Pastorel. C'est ce beau Pastorel qui, il y a quelques semaines, lui avait, en plein cirque, fait les honneurs d'une ferrade et d'une course de taureaux.... Elle ne put passer si près des fameuses plaines, sans y courir un instant, pour rien—pour les revoir,—pour se mieux rappeler l'instant de triomphe où ce gardian, inconnu d'elle, lui avait offert ce qu'on offre à la mieux aimée,—ou du moins à la plus jolie....

Ce n'était que dix minutes de retard. Elle les rattraperait facilement. Elle mit donc Griset au galop et tout à coup s'arrêta. Elle était devant les Plaines, vaste espace de terrain nu, ferme, souvent battu par les immenses foules des fêtes populaires, par les chevaux, les chariots de toutes sortes et par les taureaux de course.

Elle s'arrêta. Au beau milieu des Plaines de Meyran, la tribune d'honneur était encore debout, et à la pointe des mâts élancés, flottaient encore deux longues flammes tricolores ondulantes, minces, pareilles à des serpents ailés....

Elle se rappela tous les détails de ce grand jour.

Vers midi, elle était arrivée sur la carriole, avec son père. Déjà les innombrables chariots et charrettes de toutes formes, dételés, rapprochés bout à bout, leurs brancards entrant dans les caisses, ou passant par-dessous, formaient au milieu de la plaine l'enceinte d'un cirque plus grand peut-être que les arènes d'Arles. Zanette était arrivée tard, mais juste en face de la tribune d'honneur, une place inattendue se fit. Un paysan, forcé par un incident quelconque de rentrer chez lui, avait repris sa charrette, et donné sa place au char à bancs de maître Augias. Elle était donc aux premières places, et le joli char à quatre roues, peint de frais, paraissait tout fier au milieu des lourdes charrettes à fumier et des tombereaux de travail, qu'il dominait un peu....

Elle avait été bien contente de trouver cette place en face de la tribune devant laquelle allaient se passer les principales péripéties des courses et des jeux.

Les taureaux étaient là-bas, à l'une des extrémités du cirque ovale, ils étaient pris encore entre les hautes parois de ces enceintes de bois, sans plancher, posées sur des roues, dans lesquelles ils sont forcés de marcher.... La foule était énorme, car on avait annoncé des fêtes exceptionnelles, juste au lendemain de la fête annuelle des Saintes-Maries de la Mer. On avait espéré attirer aux Plaines une partie des pèlerins qui, tous les ans, le 24 mai, accourent aux Saintes pour voir des miracles.

Il y avait des gens de tous les environs, toute la jeune population de la ville d'Arles, et celle d'Avignon; beaucoup de gens d'Aigues-Mortes, et de Marseille, et de Martigues et d'Aix! Et les fils des paysans de Camargue et de Crau arrivaient à cheval, chacun ayant en croupe sa fiancée, ou sa maîtresse ou sa femme. Ils arrivaient, farauds, la cravate de couleur vive flottante au vent, le petit feutre un peu penché sur l'oreille, le pied bien assuré dans l'étrier fermé, contents de sentir autour de leur taille le bras de la fille ou de la jeune femme qui, si le cheval s'anime, les presse un peu, comme pour dire: Garde-moi bien. Et tous ces couples étaient souriants. On sentait que le bonheur, au moins pour ce jour-là, trottait et galopait avec eux. Elles riaient parfois aux éclats, les filles, pour rien, pour un bond de joie du cheval, pour un mot que chuchotait leur cavalier ou pour le bonjour sonore et gai d'un passant.

Et Zanette se rappelait bien que de les voir, ces heureux, cela lui avait fait envie.... Pourquoi n'était-elle pas, elle aussi, prise en croupe par un jeune homme? voilà ce qu'elle avait pensé....

Puis, on avait aperçu au large là-bas sur la route, la caravane qui, tous les ans, dès qu'aux Saintes la fête est finie, part en longue procession, longue de plus d'un quart de lieue, charrettes, chars, carrioles, cabriolets même et calèches. Les voitures qui traînaient des malades tristement avaient continué leur route vers Arles; celles qui n'emportaient que des curieux avaient tourné vers les plaines de Meyran, et c'était, dans les plaines, un grouillement bariolé, un bourdonnement de mer joyeuse, les appels, les cris, les éclats de rire voltigeant, s'entre-croisant par-dessus les têtes, les cavaliers fendant les groupes qui s'écartent, les marchands de boisson fraîche, de foulards pour les filles, de bagues de laiton et d'argent, jetant, plus haut que les rires et les cris de joie, l'offre engageante de leur marchandise, avec des plaisanteries de peuple heureux. Et que de chevaux, bon Dieu! en comptant ceux qu'on avait dételés et qui sont attachés à des piquets comme à la foire, cela semblait la cavalerie de toute une armée!

—Aux charrettes! aux charrettes! La ferrade va commencer.

Quand tout le monde fut en place, et Zanette sur son char, près de son père, en face de la belle tribune où trônaient M. le maire et M. le sous-préfet d'Arles,—le milieu de l'arène commença de se vider, mais lentement. De hardis curieux attendaient pour se retirer l'entrée du premier taureau. Des gardians à cheval, la pique à l'étrier, trottaient dans le cirque, demandant qu'on leur laissât le champ libre.

—A vos places! bonnes gens! à vos places, donc!... Veux-tu que je t'y mène, gamin! Et toi, ma belle, attendras-tu que je t'y porte ou faut-il que je descende de mon cheval pour te faire peur d'un baiser?...

Et c'est alors qu'elle avait vu, Zanette, apparaître ce Jean Pastorel qu'elle croyait bien n'avoir jamais vu encore. Il était, bien sûr, de tous les gardians, le plus beau, le mieux fait, le mieux à l'aise sur sa selle, comme dans un fauteuil, ma belle! et maniant son cheval si facilement, d'un si léger mouvement de la main, le faisant tourner sur place, dans un rond grand comme une assiette,—un beau cheval blanc, un vrai camarguais.

Quand le cirque avait été presque libre,—ce Pastorel en avait fait le tour au pas, frôlant les roues des charrettes qui formaient l'enceinte, et pour sûr, ayant l'air de chercher quelque chose ou quelqu'un.

Et en passant près du char de Zanette, peint de si fraîches couleurs, son attention avait été attirée. Elle croyait bien lui avoir entendu dire:—La plus jolie, celle que voilà!

Elle avait suivi d'un regard tendu, tous les détails de la ferrade en se disant: «Il ne travaillera donc pas, lui?»

Et enfin il s'était montré, après que deux autres eurent tenté inutilement de renverser l'un des taureaux qu'il fallait marquer. Au milieu de l'arène, le fer rougissait dans le brasero. On eût dit vraiment que le taureau le connaissait, ce feu; il n'en voulait pas approcher... il avait vu lutter les autres, et se refusait.

Alors, oui, Jean parut, il s'avança d'une démarche souple, mais très ferme; il était mince, sec, pas trop grand, joli homme, l'air brave, il était allé droit à la bête qui le regardait venir en renâclant, et comme elle le chargeait, il l'avait prise par les cornes, cédant d'abord au choc, porté presque par elle, puis, traînant ses pieds pour lui résister, s'arc-boutant enfin sur ses jambes tendues, et l'arrêtant.... A ce moment (elle s'en souvenait bien!) Zanette ne respirait plus... serait-il forcé, comme le premier qui avait lutté, de lâcher et de fuir, ou bien tomberait-il, secoué, piétiné par l'animal? L'homme et la bête se mesuraient, se pesaient. De toute sa force l'homme s'efforçait, serrant à plein poing les cornes, de tourner sur elle-même la tête du taureau et le taureau s'efforçait de la retourner en sens inverse.

Brusquement, l'homme adroit, déplaçant sa force, renversant sa pesée, cédant à la résistance du taureau afin de s'en servir pour le faire tomber, l'avait en effet couché sur le flanc! Et dix mille mains l'applaudissaient. Deux hommes aussitôt, s'appuyant sur la croupe et sur le cou de la bête la maintenaient à terre et Jean se dirigeait, tout courant, vers Zanette, oui, vers elle, vers Zanette!... et lui tendant la main:

—Venez marquer le taureau, demoiselle! c'est le droit de la plus jolie!

Elle avait regardé son père. Le vieil Augias, fier au fond, avait murmuré:

—Vas-y!

Elle avait sauté, du haut du char, entre les bras de Jean. Jean l'avait déposée à terre, comme une enfant, et conduite à travers cette immense arène, sous les yeux de tout un peuple, vers le taureau. Il avait ramassé le fer et le lui avait tendu. Et c'est elle qui, de son petit bras, sur le flanc grésillant et fumant de l'animal qui se débattait, avait appliqué le fer rougi au feu,—confiante dans l'adresse et la force de l'inconnu contre lequel elle se pressait, un peu émue, même beaucoup.

Puis, il l'avait ramenée à son père, et tous ceux qui étaient assez près pour la voir avaient dit:

—Il a eu raison, le gardian; il a bien choisi!

Toute étonnée et confuse, elle s'était assise à sa place, attendant la suite des jeux.

Alors on avait lâché les taureaux. Les taureaux portaient au milieu du front, attachée à une cordelette tendue d'une corne à l'autre, une cocarde blanche et bleue qu'il fallait leur arracher sans se faire découdre. Et deux ou trois jeunes hommes avaient été renversés par une taure plus hardie et plus adroite que les autres. Alors, de nouveau, Jean Pastorel s'était avancé, et, sans avoir dans sa main, comme les autres, un crochet de fer pour couper la cordelette, il avait cueilli la cocarde au front terrible de la bête, comme une rose sur un rosier.


Et cette jolie cocarde, il était venu la lui offrir avec un joli compliment.

...Et revoyant en elle-même toutes ces choses, Zanette, du haut de son cheval, regardait maintenant la vaste plaine vide où elles s'étaient passées; cela lui semblait un songe.... C'était bien là, pourtant... oui, là. La tribune d'honneur était là encore, comme un témoin debout et parlant.... Hélas! le reverrait-elle jamais, ce Pastorel? N'avait-il eu qu'un caprice, une idée du moment? l'avait-il ainsi appelée pour l'oublier ensuite? Pourquoi lui avait-il, par deux fois, rendu un si grand honneur, au risque de faire parler les gens? Elle avait interrogé, sans avoir l'air de rien, plusieurs personnes sur le compte du vainqueur dont tout le monde s'entretenait ce jour-là. On ne lui en avait dit que du bien. Dans la voiture voisine du char d'Augias, des paysannes causaient. Zanette avait prêté l'oreille. Une vieille femme disait:

—Depuis sa naissance, je le connais, c'est aussi franc que beau, cet enfant-là. Tel que vous le voyez, avec son air hardi, tout l'argent qu'il gagne, il le porte à sa mère, à Silve-Réal, il est tout pour la vieille qui le traite toujours comme s'il avait douze ans. Elle est un peu grognon et mauvaise, étant malade. Elle le gronde et le menace. Jamais il ne lui répond méchamment, jamais il ne s'emporte. C'est un agneau, ce grand diable-là!

C'est tout ce que savait Zanette. Est-ce que le songe est fini vraiment! Le plaisir qu'elle a eu n'aura-t-il eu qu'un jour? ou même est-il bien vrai? n'a-t-elle pas rêvé?

Alors, mettant la bride dans sa main droite, Zanette porte à sa tête sa main gauche, et dans le pli de sa coiffe arlèse, entre la dentelle blanche et le velours noir, elle prend doucement la cocarde bleue et blanche que depuis trois semaines elle porte cachée. Elle la regarde un peu de temps, puis de nouveau elle jette les yeux sur les plaines de Meyran, croit revoir toute la fête, les ferrades et les courses, la foule et le beau gardian,—et lentement elle met sur ses lèvres cette petite cocarde blanche et bleue, qui semble une fleur écrasée, et qui sent bon, étant tiède du parfum de ses beaux cheveux.

Puis, brusquement, elle la cache encore à la même place; et, au galop, la petite Arlèse amoureuse s'en va vers Arles; vite, elle galope pour regagner le temps perdu, se reprochant maintenant comme un crime de faire attendre le pauvre Augias.


Les filles,—c'est ainsi—facilement oublient père et mère pour l'amour de l'inconnu.


VIII

ROSSELINE.

Elle n'avait pas tort de s'interroger, Zanette, sur les raisons qui avaient poussé Jean Pastorel à lui faire «tant d'honneur» le jour des fêtes aux plaines de Meyran....

Jean, si bon à l'ordinaire pour sa vieille mère, lui faisait, depuis plus d'un an, un gros chagrin, bien gros. Il était tombé amoureux (tombé, c'est le cas de le dire) d'une de ces coquettes qui font perdre aux hommes tout sang-froid et tout repos. Il l'avait rencontrée, comme cela arrive la plupart du temps en ce pays de fêtes, un jour de grande réjouissance publique. C'était à Aigues-Mortes. Cette fille, Rosseline Queïrel, était vraiment d'une beauté éblouissante. Sous le velours sombre posé en couronne, surmonté du fond blanc de la coiffe, son visage régulier, que mordaient aux tempes les bandeaux ondés, très noirs,—éclatait de blancheur pure, un peu mordorée, comme un vieux marbre du Musée des Antiques. Par sa pureté, son profil rappelait exactement ceux des plus belles médailles grecques. Le nez suivait tout droit la ligne du front; la saillie des lèvres bien rouges semblait l'appel d'un éternel baiser; le menton large et bien arrondi disait l'énergie dans la beauté; et toute cette tête petite, aux yeux d'ombre étincelante, était portée par un cou svelte, un peu long, émergeant hors des plis des fichus de l'Arlèse avec une grâce ferme qu'on devinait souple.

De taille moyenne, Rosseline, très bien proportionnée, avec sa poitrine rebondie que trahissait l'ouverture des fichus, avait une certaine fierté d'allures. Elle paraissait froide et dédaigneuse.

C'était tout le contraire; elle était faible, accueillante, prompte aux ardeurs et aux changements, intéressée seulement quand elle était de sang-froid, d'âme commune d'ailleurs. Capable de méchanceté si la méchanceté lui était conseillée avec autorité, elle n'était point méchante encore de parti pris, mais seulement destinée à le devenir. Elle le sentait elle-même et n'y répugnait pas, disant au contraire qu'en ce bas monde les bons sont les dupes,—des imbéciles. Elle ne mettait encore aucune préméditation à faire souffrir les hommes. L'heure, le temps qu'il faisait, l'impression qui lui venait du ton d'une voix, la poussaient de-ci, de-là, en des directions différentes, parfois contraires. La minute présente lui importait seule. Elle était vaniteuse; il lui fallait de beaux velours pour ses coiffes. Elle était gourmande, refusait parfois l'humble déjeuner de sa mère,—modeste couturière,—pour manger, chez le pâtissier voisin, des éclairs au chocolat et des tartes aux fraises.

Jean lui avait d'abord fait sa cour «pour le bon motif». Bien pris, superbe à cheval, de bonne réputation, il avait été, semblait-il, agréé avec plaisir.

C'est que, tout simplement, sans se soucier de l'avenir, Rosseline avait trouvé agréable cet hommage d'un gardian, d'un coureur de taures bien connu dans tout le pays. Si elle devait l'épouser, elle n'y avait pas songé beaucoup, elle n'en savait rien. Il n'était pas assez riche pour qu'elle s'y sentît vraiment contrainte par l'intérêt. C'était un galant de plus, et de bonne prise, voilà tout. Elle riait d'aise quand, de sa fenêtre, elle le voyait, une fois ou deux par semaine, arrêter son cheval devant la porte, l'attacher à l'anneau, entouré de quelques gamins dont l'admiration était attirée par le harnachement du cheval camarguais et la bonne grâce du «chevalier».

Elle n'avait point de préjugé, mais elle avait de la discrétion, du moins, en ce qui la concernait, aucune hypocrisie et l'émotion facile, si facile que cette admirable fille de vingt ans était depuis des années une femme. Elle avait mis à mal plus d'un joli adolescent; elle leur demandait à tous sans distinction de la reconnaissance; elle ne se reprochait point ses faiblesses, mais ne s'en vantait pas non plus; elle rougissait à ravir en baissant, d'un mouvement instinctif, sans y songer, des paupières de vierge tremblante, chaque fois qu'un homme pas trop mal fait et jeune lui disait: Je t'aime. Et finalement, elle était devenue la maîtresse de Jean dès leur quatrième entrevue. Ce jour-là, il l'avait innocemment conduite à la promenade, le long du Rhône; c'était un matin de printemps. Elle avait d'elle-même, tout à coup défaillante, appuyé sa tête sur la poitrine du jeune gardian, et le diable,—qui est toujours là dès qu'on est deux, homme et femme,—avait conseillé le reste et en avait bien ri, aux dépens du bon Pastorel.

Alors avait commencé pour le gardian une vie de tourmente, de jalousie, de désespoir. Séparé de sa maîtresse par plus de sept lieues, retenu à Silve-Réal par sa besogne coutumière et par le désir de complaire le plus possible à sa vieille mère, il ne dormait plus, il ne vivait plus. Le breuvage qu'il avait goûté ne lui avait laissé que de la soif mêlée d'un goût précis, âpre, importun à la fois et désirable.

Ses camarades savaient où il allait, et ne se gênaient pas pour le plaisanter à l'occasion. On lui donnait à entendre que la belle «en avait d'autres»; il le croyait et n'en voulait rien croire; il en était sûr et ne voulait pas l'admettre; il eût voulu que cela fût prouvé et ne cherchait pas à le savoir.

—Ceux qui disent ça, l'ont-ils vu? répétait-il pour se consoler.

On lui citait des noms de galants: il interrogeait naïvement Rosseline qui riait, en réponse, d'un air si tranquille, si ingénu!

—Pourrais-tu croire ça, mon pauvre Jean! Tiens, tu me fais peine!

Alors il lui demandait pardon.

Puis il la surveilla, et ne parvint qu'à se rendre ennuyeux; il ne venait plus aux jours dits; il arrivait inopinément, dans la nuit quelquefois, pour voir si les fentes des volets de Rosseline étaient éclairées,—et, si elles étaient sombres, il n'en concluait pas moins que sa maîtresse n'était pas seule. Il faisait contre la fenêtre le signal convenu. La mère du Rosseline avait sa chambre sur le derrière de la maison, et ne pouvait entendre. Si Rosseline n'ouvrait pas, il attendait quelquefois le jour, pour voir si un homme sortirait. Si elle ouvrait, alors entre elle qui était à sa fenêtre du premier étage et lui qui était sur le pavé de la rue, des dialogues à voix basse, très basse, un peu sifflante, commençaient; et sur lui bien souvent pleuvaient l'injure et la menace, en échange des reproches.

—Tu me perdras, fou que tu es! on te devinera.... Où as-tu laissé ton cheval?

—Je l'ai caché un peu loin, au bord du Rhône, dans un coin que je sais, dans les saules....

—Va-t'en!

—Ai-je fait à cheval cette course si longue, sept lieues, tu entends!... pour être ainsi reçu?

—Il ne fallait pas venir! te l'ai-je permis?

—N'es-tu pas mienne et comme ma femme?

—Oh! ça pas encore! tu es trop tyran! tu es jaloux.

—Oui, de tout et de tous!

—Pourquoi?... c'est bête.

—Est-ce que je sais?... on bavarde sur toi... tu me fais peur!... je t'aime.

—Si je te fais peur, quitte-moi!

—Est-ce que je peux!

—Ils disent tous ça.

—Tu vois qu'il y en a d'autres!

—Pas comme tu veux dire....

—Rosseline!

—Jean?

—Ouvre-moi, descends.

—Ma mère entendrait.

—Avant-hier, tu es descendue. Pourquoi entendrait-elle, ta mère, aujourd'hui plutôt que les autres fois?

—A recommencer trop souvent les choses qui sont dangereuses, on y laisse à la fin sa réputation; il ne faut qu'une fois.

—Je vais faire un esclandre.... Tu as quelqu'un chez toi!

—Tu es fou. Tiens, va-t'en, je ne veux plus te voir.... J'en ai assez, à la fin.

—Si tu m'aimais, tu ne me renverrais pas ainsi... tu ne pourrais pas!

—Contente-toi de ce que je te donne.... Beaucoup voudraient ta place. Adieu! j'ai sommeil et tu m'ennuies.

Elle avait sommeil en effet, et il ne lui venait pas à l'esprit, en pareil cas, qu'on pût, par amour pour un homme, se priver d'aller dormir. Dormir lui semblait une chose plus importante qu'aimer, à l'heure où ses yeux se sentaient alourdis.

Elle fermait sa fenêtre dont le craquement léger retentissait au cœur de Jean, comme un bruit terrible.

Il restait là, un moment, dans le froid de la nuit—car il était venu ainsi, des fois, en plein hiver; il restait là, un instant indécis, le sang battant ses tempes, la rage dans le sang, avec des vertiges intérieurs comme en ont les fous, perdant pied dans la confusion de ses pensées comme dans une mer ou dans un torrent, réprimant vingt fois, à grand'peine, l'envie qu'il avait de se ruer contre la porte basse, pour la briser.... Et puis, s'il faisait cela, après?... Elle était seule, pour sûr.... La mère, une fois avertie, qu'adviendrait-il? il épouserait Rosseline, oui, certes! Eh bien?... Eh bien, il n'était plus sûr, à cette heure, d'en vouloir. Pour maîtresse, soit, oui, toujours,—mais comme femme? Auprès de sa mère à lui, si rigide, si sévère, introduire cette terrible fille dont il ne savait rien, après tout, dont il redoutait la malice inconnue!

—Ah! pauvre de moi!

Alors, il allait reprendre son cheval et, là, dans les saules du bord du Rhône parmi lesquels il l'avait caché, l'envie lui venait de se jeter au fleuve, de mourir.... Et pourquoi donc? Tout simplement parce qu'il ne la sentait pas à lui, cette fille. Cet homme habitué à se faire obéir des bêtes indomptées, s'étonnait, s'irritait de n'être pas ici le maître absolu.... Et tous les mauvais commérages lui revenaient; des mots atroces le mordaient au cœur; il se rappelait des gestes d'elle, des regards équivoques adressés à des jeunes gens.... Il ne savait plus!... il avait envie de sangloter et ne pouvait pas.... Le bruit de son sang tourmenté, impétueux, sonnait plus fort à ses oreilles que le bourdonnement des grosses eaux du fleuve.... Il était là, tout près, le fleuve; la lune se reflétait, par éclairs bondissants, dans l'eau obscure.... Pourquoi pas mourir?... mais tout à coup le brave enfant songeait: «ma mère!» et, remontant à cheval, il partait bien vite, pour fuir la tentation....

Oh! ces courses folles, vertigineuses, irréelles, en pleine nuit froide, à travers la lande! Cette furie du retour, où il ressentait et employait, à courir, un désir débridé de dépenser sa force, de tromper sa jeunesse, de tomber peut-être à la fin, au revers du fossé!... Tout ce qu'il avait dû tout à l'heure contenir de passion désordonnée, d'amour, de colère, de jalousie en délire, il le mettait dans sa rage à piquer sa bête, à lui scier la bouche quand elle refusait le ralentissement, à la frapper de l'éperon quand elle ralentissait sa course.... La bouche et les flancs ensanglantés, jetant des écumes, soufflant du feu, son cheval allait, les yeux démesurément ouverts dans la nuit, tendu tout entier, comme le désir même de son cavalier, vers l'espace vide!

—Qu'elle aille au diable! je ne veux plus la voir. C'est une coquine, je le sens.

Ce n'était pas encore une coquine. C'était une créature inconsistante, sans réflexion, sans prévision, sans connaissance d'elle-même, sans conscience formée, sans direction propre. Le mal était que Jean demeurât si loin d'elle. Il implorait d'elle quelque chose, et cela de temps en temps, alors qu'il aurait fallu commander, imposer, et à toute minute. Le bien et le mal étaient indifférents à Rosseline. Il fallait être, pour elle, la force qui épargne aux faibles le souci d'eux-mêmes, qui les porte, les dirige, les mène à sa guise et dont bientôt ils ne peuvent plus se passer. Il y a vraiment des créatures qu'il faut violenter. Alors seulement elles admirent et se rendent. Natures qui parfois sont bonnes, mais comme certains chiens qui ont besoin de s'écraser devant l'homme, leur dieu armé; ou encore natures de cavales qui veulent un dompteur et qui finissent par l'aimer, s'il a, dans sa main légère, mais attentive et implacable, le mors d'acier et les châtiments toujours prêts. Entre les mains des inhabiles, des timides ou des apitoyés, ces bêtes-là deviennent irréparablement rétives, à tout jamais vicieuses.

Le cavalier est souvent responsable de tous les défauts du cheval.


IX

CE QUE ZANETTE IGNORE.

Telle était la créature que Pastorel aurait voulu surprendre en flagrant délit de mensonge; il pensait que si au lieu de douter de sa vertu, il devenait sûr de sa fausseté,—il serait guéri.

Il en était là, lorsque, peu de temps avant la fameuse ferrade des plaines de Meyran,—un homme qu'il connaissait à peine, un gardian comme lui, au retour d'une visite à Arles, lui conta les grandes nouvelles de la ville.

Cet homme ne pouvait être soupçonné de vouloir irriter Pastorel contre Rosseline; il ignorait visiblement que Pastorel la connût. Et ce qu'il conta fit bondir de rage le cœur du rude gardien de taureaux.

Aux vitrines de tous les papetiers et libraires, et de tous les marchands de curiosités, en Arles, on ne voyait, depuis deux jours, que le portrait d'une fille, bien connue des jeunes gens de la ville, artisans et bourgeois; et on lisait, sous le portrait, en magnifiques lettres d'imprimerie: La belle Rosseline. Les voyageurs qui viennent à Arles visiter les monuments, pouvaient emporter cette figure d'Arlèse pour vingt sous,—ce qui, disaient les commérages, avait mis en grande colère plusieurs des amants de la belle. Plusieurs, en effet, s'étaient rencontrés chez elle, où ils étaient venus, mordus chacun du même désir de faire reproche à sa maîtresse. Et s'étant reconnus, ils s'étaient pris de querelle et battus même, publiquement.

Et la chose avait fait un gros scandale, car son chez elle, maintenant,—c'était un cabaret tout fraîchement installé et dont elle devenait la patronne, grâce à la générosité d'un peintre parisien. Un bon vivant, celui-là, un homme tout jeune, dont les journaux parlaient et qui était riche. Rosseline avait fait sa connaissance chez le photographe.

Et enfin, elle posait chez le peintre depuis plus d'un mois, et des gens avaient vu «le tableau» où la belle, très ressemblante, montrait plus que ses épaules....

Et dans toute cette histoire il y avait, pour tous les gardians, une belle et bonne promesse,—car la fille était accueillante, un peu folle de son corps, et si elle avait ouvert boutique, c'était dans l'intention évidente d'attirer les chalands «par le moyen» de sa beauté. Ses portraits répandus partout étaient une enseigne et une amorce....

Et à Pastorel consterné le narrateur avait généreusement donné l'adresse du cabaret de Rosseline.

—Et le tableau? avait répondu Pastorel.... Ne peut-on pas le voir, le tableau?... Ne sais-tu pas l'adresse du peintre?

—Tout le monde, en Arles, te le dira. C'est dans une des maisons dont les fenêtres regardent le théâtre antique....

Tout transformé dans son cœur par ces nouvelles qui l'éclairaient décidément sur le caractère de sa belle, étonné de se sentir subitement tout calme, tout froid, Pastorel était parti pour Arles; il avait couru chez le peintre. Le Parisien ayant ouvert sa porte lui-même, le gardian l'avait un peu bousculé et avait entrevu non seulement le portrait de Rosseline, mais il l'avait entrevue elle-même, montrant, un peu plus qu'il n'est permis, ses bras nus et ses épaules. Et satisfait de n'être pas plus longtemps dupé, il était revenu de la ville, résolu courageusement à ne plus revoir le beau modèle, qu'il appelait maintenant dans sa pensée «la fille à tout le monde».

Or il l'avait revue aux plaines de Meyran, le jour de la fête, entourée de jeunes débauchés de la ville; et comme, la bouche en cœur, sans avoir l'air de se douter qu'il pût lui garder rancune, elle était venue à lui, disant très haut:—«Eh! Jean, tu passes bien fier? On ne reconnaît plus ses amis, donc?... Écoute, Jean, fais-moi marquer, de ma main, un des taureaux d'aujourd'hui,» il avait répondu, au milieu des fainéants qui se pressaient, la fleur aux dents, autour de la belle Arlèse:

—Que me veux-tu, fille à tout le monde? Je sais ce que je sais, et, vois-tu, ne l'oublie pas: je m'en moque, oh! mais, je m'en moque, comme des premiers souliers que j'ai chaussés, tu m'entends? Les portraits à vingt sous, c'est trop cher pour moi! je n'aime que ceux qui se donnent! La belle Rosseline est à vendre? Moi, les choses qui sont miennes, personne autre n'y doit toucher!

Elle avait pâli, l'Arlèse, et pâli bien davantage, un peu plus tard, quand, voulant la narguer, Pastorel avait choisi, dans l'immense assemblée, la toute petite Zanette, pour lui faire marquer un taureau et pour lui donner la cocarde.

Elle fut d'autant plus irritée, cette Rosseline, que Zanette avec elle faisait un parfait contraste. Elle, elle était un peu forte, assez grande, de beauté hautaine, magnifique et d'apparence froide; Zanette, toute mignonne, jolie à ravir, toute expressive avec ses yeux perçants et pétillants. A la beauté d'un fruit formé, il opposait la grâce un peu frêle d'une fleur. Rosseline le comprit de reste et elle dévora l'affront, mais elle avait juré de se venger.

Elle ne se doutait guère, Zanette, qu'elle avait servi une rancune d'amant; elle ignorait, heureusement, que l'hommage reçu par elle n'était pas tout à fait pur. Mais si le pauvre Jean lui avait troublé le cœur, un peu à la légère sans doute, lui-même ne pensait pas à la petite Zanette sans se dire: «Pourquoi pas?» Hélas! le souvenir malsain, âpre, mordant, précis, de l'autre, de la mauvaise, luttait encore victorieusement, au fond de son cœur, contre l'image fragile de la fillette chaste et simple.


X

ZANETTE ET ROSSELINE.

Zanette fit, en Arles, ce qu'elle avait à faire. Elle acheta «le remède,» expédia quelques menues commissions, et moins d'une heure après elle reprit, à la remise d'une auberge, son cheval qui, réjoui par un double picotin, hennit de joie en retrouvant sa petite maîtresse. La jolie Zanette ignorait même l'existence de la belle Rosseline.

C'est dans une ruelle qui tombe sur le quai, tout près du pont qui relie Arles à l'île de la Camargue, que Rosseline s'était fait acheter, pour y trôner derrière un comptoir doré, un cabaret étroit, mais bien situé et repeint à neuf.

La maison de sa mère était juste à l'autre extrémité du pont, c'est-à-dire dans l'île de Camargue et dans le faubourg de Trinquetaille.

La belle Arlèse se trouvait ainsi pas trop loin de sa maison où elle allait coucher quelquefois et à l'abri de la curiosité de sa mère, qui d'ailleurs, ne pouvant les empêcher, avait fini par souffrir les libertés de sa fille.

En ce temps-là, la ville d'Arles ne possédait pas encore le très vilain, très solide et très utile pont de fer qu'elle doit à la science des ingénieurs. Arles était relié à l'île et au faubourg par un pont de bateaux, qui s'ouvrait de temps en temps pour laisser passer les chalands et les vapeurs. Et lorsqu'ils devaient attendre que la communication fût rétablie, charretiers, cavaliers et piétons arrêtés sur la rive gauche n'étaient point fâchés, quelques-uns du moins, de trouver à bonne portée un cabaret où s'arrêter un instant.

Or, tout ayant été prévu par le peintre (qui s'était débarrassé de Rosseline avant de partir pour Paris, moyennant un cadeau en juste rapport, selon lui, avec les services qu'elle lui avait rendus), on voyait, scellés au mur, à droite et à gauche du joli petit cabaret, des anneaux où les cavaliers pouvaient attacher leur monture. On lisait sur l'enseigne, en belles lettres jaune vif sur fond rouge: CAFÉ DES ARÈNES. Les arènes antiques sont pourtant fort éloignées de là, mais ce titre qui s'était présenté tout de suite à l'esprit du Parisien gouailleur pouvait arrêter au passage et retenir une clientèle de gardians et d'amateurs de courses de taureaux, venant de Camargue ou y allant.

La devanture et la porte vitrées du cabaret étaient à l'intérieur voilées de rideaux rouges, plissés, très opaques. Et là derrière, depuis deux soirs déjà, les voisins entendaient de vagues fredons d'harmonica et des murmures de chansons destinés à amorcer la curiosité que les rideaux étaient chargés d'irriter encore. Or, comme Zanette venait de passer devant le café des Arènes, près de tourner la ruelle et de s'engager sur le quai pour aller au pont, elle s'entendit appeler par une voix de femme:

—Eh! la jolie fille, où vas-tu si matin?

Elle se retourna et vit une inconnue qui lui souriait, debout sur le pas du cabaret, dans le cadre des rideaux rouges. Il lui sembla la reconnaître, sans parvenir à s'expliquer où elle l'avait vue.... C'est qu'aux vitrines des boutiques, ce matin même, elle avait aperçu les fameux portraits où on pouvait admirer Rosseline, assise, debout, souriante ou grave, ici l'air impérieux, là, l'air sentimental.

L'inconnue souriait aimablement. Elle ne semblait pas méchante. Zanette s'arrêta.

—Est-ce à moi, madame, que vous parlez?

—Et à qui donc, ma toute belle? Il n'y a pas un chat dans la rue. Regarde. Tout le monde est au marché ou sur la Place des Hommes... c'est samedi. Où vas-tu si vite?

—Je retourne chez nous; mon père m'attend. Mais... je ne vous reconnais pas.

—Et tu as, pour cela, mignonne, la meilleure des raisons. C'est que tu ne m'as jamais vue. Mais moi, je te connais bien, ou du moins je le crois!

—Vous me connaissez?

Machinalement Zanette fit tourner bride à son cheval et se rapprocha de la dame.

—Eh! oui... n'es-tu pas cette fille que nous avons saluée comme la reine des fêtes, il n'y a pas longtemps, aux dernières courses des plaines de Meyran?

Zanette rougit et murmura quelques mots inintelligibles.

—Tu ne vas pas dire non, j'espère. Tiens,... je vois une chose que tu vas perdre, si tu n'y prends garde... une chose qui me parle, que pour sûr tu veux cacher et qui se montre entre le velours et la coiffe de ton bonnet.... N'est-ce pas là, dis-moi, ma belle, la cocarde que t'a donnée, au beau milieu de tant de monde, le gardian Jean Pastorel?

Zanette avait eu un geste rapide, involontaire; elle avait porté la main à sa coiffure, et si brusquement qu'au lieu de saisir la jolie cocarde, cher souvenir du jeune homme, elle la fit tomber.

—Oh! mon Dieu! murmura-t-elle.

Rosseline s'était élancée, et, entre les galets roulés de Crau, qui sont le pavage de la ville d'Arles, elle ramassa la cocarde bleue et blanche.

—Pardon, madame!... fit Zanette, pour la peine que je vous donne, bien pardon et «gramaci!»

La belle Arlèse eut alors un mauvais sourire.

—Tu crois donc qu'on va te la rendre? dit-elle.

Zanette vit le haineux sourire, l'expression maligne qui, brusquement, rendaient laide la figure de la belle Arlèse. L'enfant jeta autour d'elle un regard de détresse. Elle n'avait pas peur, non, mais elle éprouvait un invincible sentiment d'angoisse. C'était le malaise que donne aux âmes bonnes la présence des êtres mauvais.

Elle eut mentalement un cri de prière, qui lui était familier:

—O Notre-Dame-d'Amour, dit-elle en elle-même.

Puis, tout haut:

—Certainement, madame, vous allez me la rendre. Pourquoi ne me la rendriez-vous pas?

—Comment t'appelle-t-on? interrogea brusquement l'impérieuse Rosseline.

—Zanette Augias, du mas de la Sirène en Camargue, où mon père est bayle.

La petite fille fit cette réponse avec fermeté et avec un certain air d'orgueil. Elle était fière de l'honnêteté de son nom. Son père, un brave travailleur, connu de tous, avait, depuis vingt ans, la confiance des maîtres du château. Dans la mignonnette, Rosseline vit une rivale capable de lui résister. Elle se sentit bravée, et répliqua:

—Je le savais, j'étais aux fêtes; là j'ai questionné des gens sur ton compte.... Tu m'avais paru plus jolie.... Tu n'es pourtant pas mal, mais trop petite... ma foi, oui! beaucoup trop petite!

—Pourquoi me dites-vous cela, à la fin? répliqua Zanette pâlissante et suffoquée.

—Pardine! Tu prends les amants des autres! Elles ont bien le droit, les autres, de juger celle pour qui on les laisse!

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Rendez-moi ce qui est mien, mon père m'attend.

Le cheval, obéissant à Zanette, fit un pas vers Rosseline qui fit un pas vers lui, et qui saisit la bride.

—Lâchez mon cheval! dit Zanette qui, à cet affront menaçant, sentit la colère gronder, plus grande que son pauvre cœur.

—Non pas! car tu t'en irais, et je veux que tu m'entendes.... Il est à moi, ton beau gardian, entends-tu, petite gueuse, à moi, à moi, à moi! S'il t'a fait, ce jour-là, une politesse,—tant pis pour toi, car elle n'aura eu qu'un jour, comprends-tu?... Et je te souhaite pour ton bonheur d'avoir été assez sage pour qu'elle n'ait aucune suite! Le mieux serait de me promettre de ne pas me le disputer, car si tu veux qu'il te vienne encore, tu n'as pas fini de rire!... Voyez-vous ces campagnardes qui veulent prendre leurs amoureux aux plus belles filles de la ville d'Arles! Tu es fière de l'honnêteté de ton père, à ce que je vois, et il paraît que tu as raison, mais tu ferais aussi bien d'être un peu honnête toi-même! Et pourquoi, dis, pourquoi m'as-tu volé mon galant? voleuse! voleuse! voleuse!

Elle secoua la bride du cheval qui reculait, piétinant avec impatience les galets pointus où s'écaillait sa corne.

—Me lâcherez-vous à la fin? cria Zanette toute indignée.

Ses lèvres tremblaient. Elle pressa son cheval qui secoua rageusement la tête et recula devant Rosseline.

Alors, la petite fille de Camargue sentit frémir et bondir son sang de Sarrasine. Sa fierté de fille libre des vastes plaines désertes s'émut tout entière au plus profond d'elle-même.

—La voleuse, c'est vous! dit Zanette, et rendez-moi, je vous dis, ce qui est à moi.... Je ne vous dois point de compte. Je ne savais pas si vous existiez seulement. Adressez-vous à qui vous doit des comptes. Et surtout rendez-moi ce qui est à moi, je vous le répète! rendez-le moi!

—Non! tu ne l'auras plus!

Et dans un geste de rage, Rosseline jeta au ruisseau la pauvre petite cocarde qui, en un clin d'œil, comme une fleur morte, comme un papillon noyé, fut emportée au Rhône.

Alors, la fillette vit rouge. Son bras tout petit se leva et sa cravache était près de s'abattre sur les doigts de Rosseline, quand, au coin de la rue étroite, à vingt pas des deux femmes, un cavalier parut. C'était Martégas. Il ne connaissait encore ni le fameux café des Arènes ni la belle Arlèse dont il se souciait pour le moment comme du vieux fer d'un cheval des villes.

Après un marché passé sur la Place des Hommes où les travailleurs viennent s'offrir et se louer le samedi, il arrivait ici en reconnaissance. Ses amis devaient l'y rejoindre. Martégas avait surpris le mouvement de la petite Zanette, pour qui il avait au cœur une sorte d'amour mauvais et sauvage.

De gré ou de force, il voulait l'avoir. Essayer de lui complaire était le moyen le plus naturel, sinon le plus facile.

—Lâchez-moi! lâchez-moi! cria plus fort que jamais la pauvre fillette en reconnaissant Martégas, ce gardian chassé par son père, et pour qui elle n'avait que de la répugnance.

—Voleuse! voleuse! répétait Rosseline, tenant toujours le cheval par la bride.

Et de cette injure passant à d'autres, elle couvrit Zanette de toutes les immondes paroles familières aux filles des rues, et que, chose bizarre, elle prononçait si facilement et si abondamment pour la première fois!... Mais elle s'interrompit tout à coup avec un cri de douleur. La cravache de Martégas s'était abattue sur son bras qui lâcha la bride.

—Merci, Martégas! fit Zanette délivrée et surprise, et au grand trot elle s'éloigna....

—Où vas-tu? cria-t-il, où vas-tu, petite?

—A ma maison!

—Bon! songea Martégas, je la rattraperai toujours.

Rosseline et Martégas se regardaient.


XI

DOMPTEUR.

—Et alors? fit Martégas, narquois.

—Qui êtes-vous et que voulez-vous? dit Rosseline toute pâle.

—Un client pour ton cabaret, voilà ce que je suis, la belle.

—Et tu te mets dans la tête qu'après ton injure et le mal que tu m'as fait, je te recevrai chez moi?

—Il le faudra bien, ma fille. Ton métier veut ça et il paraît que tu l'as choisi. A me recevoir mal tu perdrais la clientèle de tous ceux de Camargue et de beaucoup du Rhône. Voyons, qu'aurais-tu dit, si j'avais frappé fort?... Pourquoi insultais-tu la petite, une enfant que pour ainsi dire j'ai vue naître?... Tu l'appelais voleuse, si j'ai bien entendu. Que t'a-t-elle volé?

—Ça ne te regarde pas. Passe ton chemin. Es-tu toi aussi de ses galants, à cette fille?

—Plût à Dieu! car à la vérité, j'espère bien le devenir. Elle est plus gentille que toi, à mon goût du moins.

Rosseline, de nouveau, était blessée au point le plus sensible. Elle ne pouvait souffrir que même un indifférent lui préférât une femme, une fille quelconque. Elle fut jalouse subitement du goût que cet inconnu montrait pour Zanette, et ne sachant comment le punir, elle lui cracha ce mot:

—Lâche! dit-elle, lâche!

—Veux-tu, dit-il en riant, que je recommence?

Qu'il eût ou non l'intention de frapper encore, il leva sa cravache qui était un nerf de bœuf. Alors, le ressentiment la saisit; un mélange de colère et d'épouvante se fit en elle; la rage, la jalousie, l'envie, l'impuissance déterminèrent l'exaspération folle. Elle arracha de sa coiffe une épingle à grosse tête ronde, et piqua furieusement la jambe du cavalier.

D'un bond il fut à terre et, laissant son cheval libre en pleine rue, il prit la fille par un bras.

—Au secours! cria-t-elle.

Il lui ferma la bouche, et la portant à moitié il la poussa contre la porte du cabaret dont les vitres éclatèrent et qui s'ouvrit toute grande.

—Ah! gueuse! ah! coquine! ah! tu veux en tâter, cavale?

Il la tenait par le bras, et d'une saccade brusque il la renversa sur le carreau. Puis, penché sur elle, un genou en terre, il la souffleta. Elle se couvrit le visage avec ses mains. Les coups tombèrent alors drus et pressés sur ses cheveux qui se dénouèrent; la coiffe fut lancée au loin.... Elle se taisait, farouche, les dents serrées, avec seulement une saccade de respiration plus forte à chaque coup. Les coups sonnaient sourdement. Tout de suite, elle comprit très bien que ce redoutable jouteur mesurait sa force, ne voulait pas la tuer... il l'épargnait.... Cette réserve lui parut une sorte de suffisante tendresse mêlée à la brutalité; cette retenue lui semblait caressante; elle en jouissait....

—En as-tu assez, réponds? Recommenceras-tu, dis? réponds; mais réponds donc, réponds, je te dis!

Elle était étendue à terre de tout son long.

Il la prit par ses longs cheveux dénoués et marchant sur les genoux, il la secoua, la traîna sur le carreau; mais elle, continuant à comprendre que s'il eût voulu il l'eût brisée, sentait toujours comme une caresse sous les coups,—et elle ne répondit pas, ne désirant peut-être pas être lâchée par ce poing terrible, qui l'épargnait.

Il la laissa enfin.

—Lève-toi, dit-il. Donne-moi à boire.

Elle se leva, le visage tout démonté, les lèvres molles, l'œil humide et brillant, ses cheveux épais, lourds, traînant jusqu'à terre.

Il la trouva belle à ce moment.

Elle le trouvait beau, l'hercule aux épaules carrées.

—Coquin de sort! Quel homme! songeait-elle, en le toisant des pieds à la tête.

—Écoute, dit-il, il faut me promettre une chose. Alors, nous serons bons amis. Laisse tranquille la petite.

Elle ne répondit pas; il se rapprocha, et le visage contre le sien:

—Tu entends bien? Tu laisseras tranquille la petite?... il faut promettre.

En réponse, l'envieuse pinça le bras du gardian et tordit la chair entre ses doigts. Il ne comprenait pas que, déjà, elle était jalouse de lui.

—Ah! tu en veux encore?

Il l'avait ressaisie, renversée, assise sur un tabouret et il tenait à deux mains sa tête qu'il fit sonner plusieurs fois contre le bois d'une table.

—Promets! promettras-tu? Que t'a-t-elle fait, cette petite?

Rosseline se décida à parler.

—J'étais la maîtresse de Pastorel, un que pour sûr tu dois connaître... il me quitte pour l'épouser. Je ne veux pas! je ne veux pas qu'il l'épouse!

—Ça n'est pas une raison pour l'insulter, elle. C'est une innocente, dit Martégas.

Rosseline vivement répliqua en serrant les dents:

—Tu l'aimes donc aussi, toi, cette fille? Non, je ne promets pas. Je la hais!

Alors tout à coup il l'embrassa.... Elle le mordit.

—Écoute, siffla-t-elle.... Prends-la et tu m'auras... comprends-tu?

Elle ne voulait pas que Zanette devînt la femme de Pastorel. Pour qu'il ne l'eût pas, elle la livrait à celui-ci....

L'horrible marché plut au bandit.

—Ça va! dit-il en riant. Deux au lieu d'une! Je pars tout de suite. Un coup d'aïgarden et mon cheval!

Peut-être se fût-il attardé auprès de Rosseline, s'il n'avait pas songé que jamais plus il ne retrouverait occasion meilleure de poursuivre Zanette. Et puis, par la porte du cabaret grande ouverte, des enfants, même un homme, depuis un instant, regardaient.

Elle lui servit à boire, en le couvant des yeux.

—Mon cheval, à présent!

Lui, n'y faisait pas attention.

Un passant, voyant ce cheval libre, l'avait attaché à l'anneau. Martégas se mit en selle.

—A bientôt, ma fille. Nous nous reverrons bientôt.

Ils se souriaient.

Debout sur le seuil de son cabaret, la belle Arlèse regarda s'éloigner le gardian Martégas et, toute chaude encore de la lutte, elle songeait, en renouant ses cheveux:

—Ah! si ce Pastorel m'avait traitée ainsi, comme je l'aurais aimé, lui!


XII

LA POURSUITE.

Martégas ne tarda pas à apercevoir, loin devant lui sur la route, la petite cavalière.... Tout de même elle avait eu une demi-heure d'avance, et il ne la joignit qu'après avoir couru près de deux lieues.

Par bonheur pour elle, elle ne s'était point trop hâtée, trottant et marchant au pas tour à tour, et sa bête était reposée. Ces allures convenaient à sa réflexion triste mais non pas irritée.

Ainsi, ce Pastorel aimait cette femme?... Et pourquoi non? N'était-ce pas son droit? La galanterie qu'il avait faite à Zanette, le jour des courses de Meyran, prenait tout à coup son vrai sens aux yeux de la petite. Elle allait jusqu'à deviner une querelle entre cette femme et lui, un mouvement de dépit, et c'était pour affronter cette autre qu'il était venu la chercher, elle Zanette, la prendre par la main devant tout le monde, lui donner la cocarde bleue... qui maintenant s'en était allée, tombée au ruisseau, flétrie, noyée, perdue comme son rêve d'un jour....

Elle avait par instants envie de pleurer, mais elle était vaillante et puis... un rêve n'est pas un sentiment. Elle avait rêvé, voilà tout. Son désir d'aimer, son désir de la seizième année s'était posé un instant sur ce Pastorel, mais en vérité non, elle ne l'aimait pas encore. Pourquoi l'eût-elle aimé?...

Ce qui lui faisait le plus de peine, après tout, c'est qu'une si vilaine femme l'eût, dans la rue, arrêtée, injuriée.... Et Zanette avait l'impression de s'être heurtée à une de ces mauvaises figures qui, dans les songes, vous oppressent, vous empêchent de respirer, de courir, de vous éloigner d'elles à votre guise. Elle avait peur maintenant, seule en présence de ce souvenir, bien plus que tout à l'heure devant la réalité!...

Elle se disait que ce n'était pas fini, que cette femme inconnue aurait une influence sur toute sa vie. Comment? Elle ne savait pas.

L'intervention de Martégas la préoccupait aussi. Comment, pourquoi avait-il à ce point été secourable pour elle, lui qui, on le savait, avait été chassé de la ferme par maître Augias? Cependant il l'avait défendue! il était allé jusqu'à frapper de sa cravache cette femme!... Sans doute il la connaissait... il était le rival de Pastorel peut-être!... Si cela était, qu'arriverait-il entre eux?... quelque chose pour sûr.... Et elle tremblait pour Pastorel. Elle l'aimait donc un peu?... elle l'aimait encore? Qu'est-ce que tout cela veut dire, bonne Notre-Dame-d'Amour?

Lorsqu'elle se retourna, au bruit de galop qui venait derrière elle, et qu'elle reconnut Martégas, elle eut un mouvement d'effroi, vite réprimé. Elle ne se rappelait rien de précis qui lui fût un personnel sujet de rancune contre cet homme, mais il lui était resté, depuis l'enfance, une confuse aversion, une répugnance contre ce colosse brutal, qui avait trop de barbe sur toute sa figure, une barbe mal taillée, jamais peignée, vilaine.... Elle éprouvait un peu, en songeant à lui, ce qu'elle ressentait, toute petite, lorsqu'on lui parlait de l'Ogre ou de Barbe-Bleue.

Maintenant, elle refusait de s'abandonner à son antipathie.

—Il m'a rendu service, il m'a défendue, songeait-elle.

Et, dans la pureté de son cœur, elle se reprochait sa répugnance comme une faute. Elle attendit donc, quoique sans s'arrêter, le cavalier qui accourait derrière elle.... Elle n'avait pas à s'étonner qu'il fît ce chemin... il revenait en Camargue, voilà tout. Il allait sans doute passer devant elle après qu'elle l'aurait de nouveau remercié.... Sans doute il était pressé, puisqu'il galopait....

—Eh bien, petite, es-tu contente?

Il la tutoyait; cela lui déplut; il continua:

—Je ne suis pas fâché de te rattraper pour parler un peu de l'affaire. Je lui ai réglé son compte, sais-tu, et payé d'une bonne raclée son insolence avec toi!...

Et il conta avec complaisance comment il avait battu Rosseline, dont il lui apprit le nom.

—Oui, oui, je l'ai battue «comme on bat les poulpes pour les attendrir». J'espère que ça te fera plaisir.... Et quand je pense qu'il y a une heure je ne la connaissais pas!... Je venais là par hasard, envoyé par les amis, pour voir le café nouveau.... Je t'ai reconnue et alors, tu as vu, hein, comme pour faire connaissance, je l'ai abordée?... Il y en a qu'il faut mener comme on mène les cavales! Ce n'est pas toi, hein, qu'il faudrait traiter comme ça? Du premier coup on te casserait, pechère!

Zanette pensait qu'en effet si on l'avait battue, elle n'aurait pu le supporter. Elle serait morte,—oui,—de rage et de honte. Les coups, pour elle, ne pouvaient représenter que l'insulte. Qu'on y pût trouver un plaisir, ça, par exemple! elle ne l'imaginait pas.

—Vous avez eu tort de la battre, à cause de moi surtout, monsieur Martégas! J'en suis fâchée... et cependant, pour le secours que vous m'avez donné, je vous remercie, et mon père, bien sûr, vous remerciera mieux encore.

Martégas sentit qu'il inspirait, pour l'instant, une manière de confiance, et il jugea politique d'apprivoiser la petite, avant tout.

—Figurez-vous que j'y vais, voir votre père, mademoiselle. On m'a parlé du fameux cheval dont vos maîtres feront présent à qui l'aura dompté, et je veux essayer l'affaire. Qu'en dites-vous?

Zanette jugeait qu'un si beau, si fier cheval, n'était pas fait pour le lourd et brutal bouvier qui trottait à ses côtés, mais, naturellement, elle ne laissa rien deviner de sa pensée.

—C'est bien, dit-elle. C'est un beau cheval.

Il y eut un silence embarrassé; chacun cherchait ce qu'il fallait dire. Zanette aurait bien voulu interroger Martégas sur cette Rosseline, sur Jean Pastorel, en savoir plus long sur ces deux êtres qui représentaient pour elle l'une la haine, l'autre l'amour.

Elle n'osait pas. Et lui ne se souciait guère d'éveiller en elle le souvenir de l'homme qui, pensait-il, était devenu son amoureux, son fiancé sans doute. Il était sûr d'apprendre tôt ou tard la vérité là-dessus. D'ailleurs, que lui importait! il voulait la petite, voilà tout. La perdrix faisait envie au grossier chasseur; il la voulait pour deux raisons maintenant, pour elle-même et aussi parce que l'autre, cette gueuse, Rosseline, serait le prix de sa victoire sur Zanette. Coup double! Cette perspective lui plaisait fort; il riait en lui-même. Il comprenait que Rosseline était femme à tenir une promesse de ce genre plutôt que toute autre; il sentait qu'elle devait sérieusement désirer une chose qui perdrait Zanette et désespérerait Pastorel, la vengerait à la fois de la fillette et du galant. Voilà ce que pensait Martégas et il pensait aussi qu'en compromettant irrémédiablement Zanette, il arriverait à l'épouser peut-être, après qu'elle aurait servi de trait d'union entre Rosseline et lui! Il tromperait ainsi sur un point la belle patronne du café des Arènes; il gagnait, à cet arrangement, une maîtresse et une femme. La gentille Zanette était un bon parti pour lui... et honorable! La belle Rosseline serait une maîtresse de quelque rapport. Avec un bon nerf de bœuf, il la mènerait à tout. En la secouant, il en ferait tomber de l'or, comme d'un prunier il tombe des prunes!

Tout cet avenir s'agitait dans l'esprit de Martégas. Tout cela était simple et facile. Ses intérêts étaient d'accord avec sa passion de taureau. Il regarda Zanette, et dans sa barbe épaisse il eut un affreux sourire, dans ses yeux une flamme mauvaise.

Zanette vit l'éclair des yeux et elle se sentit en péril. Déjà, depuis un instant, bien que trompée sur les intentions de Martégas par l'intervention du bouvier dans sa querelle avec Rosseline, elle éprouvait, au fond d'elle-même, ce malaise, ce serrement de cœur qui trouble l'agneau devant le loup.

—Tenez, monsieur Martégas, je vais vous dire... il ne serait pas bon pour moi qu'on me vît ainsi toute seule marcher à côté de vous, en causant, loin de toute habitation, en plein mitan de la Camargue. Vous m'avez secourue et je vous en remercie. Venez à la ferme; mon père vous remerciera; il faut nous quitter, monsieur Martégas; je puis prendre par ici, à travers la plaine. Et vous continuerez quelque temps, vous, par la route.

Ce n'était pas l'affaire du gardian. Toutefois, il ne se récria pas, afin de ne pas effaroucher la fille, et il répondit d'un ton naturel:

—Par ma foi de Dieu! vous avez peut-être raison, demoiselle: mais, croyez-moi, nous nous quitterons un peu plus loin. Le fossé qui longe la route—voyez—est ici trop large et trop profond.... Il se rétrécit là-bas.... Dans cinq minutes, vous arriverez au bon passage.

Elle jugea qu'il ne serait pas bien honnête d'insister. Elle ne se rappelait pas que, plus loin, le fossé au contraire allait s'élargissant jusqu'à être infranchissable.

Et de temps en temps il lui disait:

—Le «pas» est plus loin, demoiselle, je le croyais plus près.... Avançons....

Puis il parlait d'autre chose:

—Vous êtes jolie, savez-vous?

La petite fronça le sourcil et ses yeux tout ronds et noirs dans la blancheur de son petit visage, se firent sombres et plus brillants.

—Tu es si mignonnette, l'enfant, si petitette. Mais, c'est là ce qui, en toi, me plaît tellement que j'en rêve il y a beau temps.... Si tu veux que je te dise, eh bien, du temps que j'étais loué chez ton père,—tu n'avais pas treize ans alors,—déjà tu me plaisais, de vrai, et déjà je pensais à toi comme à une femme!

Alors Zanette comprit. Une brusque terreur entra dans son petit cœur. Elle n'en laissa rien paraître, seulement, son talon battit involontairement et nerveusement le ventre de Griset qu'elle dut retenir. C'est le même instinct qui fait s'entr'ouvrir les ailes de l'oiseau effarouché,—mais il les referme bien vite, si le renard, en arrêt, le guette. Il espère encore échapper en se rasant, ou en glissant sous les herbes.

Le cheval de Martégas se rapprocha de celui de Zanette. Le bouvier prit dans sa main énorme le tout petit bras.

—Une enfant! dit-il tout bas.

Elle eut envie de lui couper la figure avec sa cravache de cuir. Elle comprit qu'il valait mieux se contenir encore et ne pas fuir surtout. Elle était à sa merci.

Martégas s'animait. L'ogre apprêtait ses dents.

Elle ne savait plus que dire. Elle gardait un silence farouche, cherchant, dans sa tête, comment elle pourrait prendre assez d'avance pour essayer utilement de la fuite. Si elle lui demandait à boire? il descendrait de cheval pour aller à un puits.... Pendant ce temps elle effraierait le cheval de Martégas et elle partirait au galop....

La petite vaillante était épouvantée, comprenant bien qu'il ne tomberait pas dans ce piège enfantin.

Et elle faisait partager involontairement ses émotions à Griset qui doublait le pas.

—Pas si vite, que diable! dit Martégas.

Il avait la face congestionnée, les pommettes toutes rouges, luisantes sous la peau tendue, comme lorsqu'il était ivre.

—Pas si vite! Où tu vas, je vais. J'ai à voir ton père, et puis, que diable! il peut attendre.... J'ai des choses à te dire, beaucoup.... Et pareille occasion de n'être pas vu causant avec toi ne se retrouvera pas souvent.... Tu avais peur qu'on nous voie, tout à l'heure? Le désert est tout vide, il se fait midi.... Il faut être enragé pour courir la plaine à cette heure.... Pas une plume dans l'air.... Voici justement de l'ombre tout près de la route, un joli bosquet de pins verts.... Descends de cheval et viens là, à l'ombre.

Penché sur la selle, il la pinça vilainement à la taille avec ses deux gros doigts.

A ce moment, loin devant eux, l'œil perçant et désespéré de la mignonne aperçut le providentiel secours.

—Notre-Dame-d'Amour! dit-elle tout bas.

Et elle dit tout haut:

—Les gendarmes!

Martégas tressaillit. Il n'avait pas seulement des remords, Martégas, mais beaucoup de méfaits à son compte et il craignait toujours qu'ils ne fussent pas tous ignorés....

Il se mit à rire.

—Nous ne faisons pas de mal, dit-il.

Les deux gendarmes s'avançaient au grand trot. En arrivant près de Martégas, avec qui ils avaient maintes fois causé, aux jours de fête, quand ils surveillaient courses et ferrades, ils le reconnurent. Le brigadier, un malin, flairait un bandit dans ce Martégas et n'était pas fâché, à l'occasion, de lui regarder de près le blanc des yeux.... Encore un que Martégas n'aimait guère.

—Ah! c'est toi, Martégas?... J'ai besoin d'un renseignement.... Il fait chaud, hein?

Martégas dut s'arrêter.

Zanette n'en entendit pas davantage. Elle continua sa route sans rien dire. Le gendarme comprit qu'il impatientait le gardian en l'arrêtant de la sorte, et s'amusa à la retenir un peu plus qu'il n'aurait fait sans cela. Pour ne pas se brouiller avec le gendarme, Martégas, furieux sans le montrer, répondit à tout, mais à la fin il fit sentir l'éperon à son cheval qui se cabra.

—Mon cheval s'impatiente à cause des mouissales. Adieu, brigadier; j'accompagne chez son père la jolie fille que vous avez vue. C'est Zanette Augias, de la ferme de la Sirène....

Et Martégas mit son cheval au galop.

—Une fille bien gardée! grogna le brigadier, qui s'en retournait à Arles avec son compagnon.

Les deux gendarmes partirent au grand trot. Le chemin derrière eux était vide. Martégas avait aperçu, loin de la route qu'elle avait quittée, filant à toute volée à travers la plaine déserte, sous le soleil de midi, Zanette sur Griset. Elle avait bien un quart de lieue d'avance. Une fureur le prit. Dépit, colère, désir de satyre, désir aussi de centaure, d'homme de cheval qui ne veut pas être vaincu à la course. Et, franchissant d'un bond énorme le fossé de la route, il s'élança à la poursuite de la légère cavalière....

Légère en effet! Sur le dos de Griset, elle ne pesait rien, pas plus que le roitelet de la légende emporté au fond des airs sur la queue de l'aigle.

Griset, qui rentrait vers l'écurie, vers le repos, vers les endroits familiers,—volait, allongeant la tête, le cou, le corps, la queue, les pattes... il volait, filait, horizontal comme une flèche....

—Dzira! criait-elle....

Elle avait adopté, sans savoir pourquoi, ni comment, ce mot avec lui. Encore un mot zézayé comme son nom. Il lui était venu aux lèvres, un jour, en poussant son cheval; elle l'avait répété en pressant Griset du pied, en le touchant de la cravache; et maintenant Griset n'avait besoin jamais d'aucune autre excitation.

—Dzira! sifflait-elle à voix basse.

Et dans ce mot, qui sonnait comme le désir, il y avait pour Griset, une magie infaillible.

«Il ira!... Griset ira! Le Gris ira!» Dzira! c'est peut-être de ces assonnances qu'était né le cri de départ de la fillette, habituée dès sa plus petite enfance à monter les chevaux de la manade.

Sur Griset, elle ne craignait rien; elle tenait sur lui comme l'oiseau à la branche que le vent peut secouer.

—Dzira! disait-elle de temps en temps, et elle sentait sous elle la délicieuse vitesse redoubler.... Elle se retourna et vit Martégas. Naturellement il montait un camarguais. Or ce ne sont pas de grands chevaux et Martégas, excellent cavalier, était par bonheur un cavalier pesant. La lutte était par là heureusement inégale. Le bouvier le sentait, mais, rageur, il ne voulait pas, ayant montré l'intention d'atteindre Zanette, en avoir le démenti.

Il assura son chapeau sur sa tête, se dressa un peu sur ses étriers fermés qu'il chaussa jusqu'au fond, et se mit à faire tourner rapidement dans sa main droite le nerf de bœuf qui était sa cravache. Le bruit continu de cette arme tournoyante sifflait tout contre les oreilles du cheval qui la connaissait bien. Tout de même, c'était un cheval plus fort que celui de Zanette. Et il n'avait pas, comme Griset, fait ses vingt kilomètres, ce matin.... Martégas gagnait du terrain, il reprit espoir.

—Voyez-vous, la coquillade! murmurait-il.

La coquillade est un des noms de l'alouette huppée, l'alouette de pays, toujours perchée sur motte ou sur roche,—et qui ne se laisse pas facilement approcher.

Alouette ou caille,—Zanette s'envolait, mais la lourde tardarasse, l'aigle bâtard, volait aussi et comptait bien l'atteindre.

Zanette fit une faute. Martégas du moins le crut. Au lieu de continuer sa route tout droit vers la ferme,—dont ils étaient séparés encore par plus d'une lieue et demie,—elle tourna brusquement à angle aigu, comme si elle voulait se laisser rapprocher.

Ce fat énorme le crut d'abord.

—Voyez-vous, ces filles! se dit-il en riant.

Et plus fort que jamais, il fonça vers elle. Il pouvait maintenant distinguer son joli visage.

...Il pensa aussi que peut-être elle avait vu un obstacle et qu'elle avait été forcée à cette manœuvre.

—Dzira! criait Zanette, et après un bond ailé qui lui fit franchir un fossé, elle continua sa galopade furieuse..., mais Martégas gagnait du terrain.... Voilà que Griset ralentissait sensiblement son allure.... Martégas redoubla d'efforts. Son nerf de bœuf, sifflait, tournoyait toujours.... La brute dardait sur la fille ses yeux ardents, son désir sauvage.... Il laissait aller son cheval..., il lui laissait choisir les endroits où poser les pieds, ne s'occupant que de le maintenir tout droit dans sa direction. Cela même était inutile. Le cheval de Martégas courait pour son compte, pour vaincre Griset. La distance diminuait. Deux cent mètres, puis cent mètres à peine séparaient du gibier le fauve chasseur... il devenait certain pour lui que Zanette, sinon son cheval, se rendait, de lassitude sans doute, de volonté peut-être....

Tout à coup, Martégas comprit.... Trop tard! Griset, habilement ralenti à l'ordre de sa maîtresse, entrait sur un fond argileux; il entrait au galop, mais d'un train raisonnable, sur un terrain résistant, mais gluant à la surface, pour ainsi dire savonneux, qu'il connaissait bien, comme tous les chevaux du pays camarguais. Après les premières foulées sur ce sol particulier, il raidit, en une retombée adroite, ses quatre jambes nerveuses et se mit à glisser, ainsi planté, sur ce sol gras, où ses sabots sans fer creusaient des rainures.

Ce que voulait Zanette pouvait ne pas réussir pour plusieurs raisons, si, par exemple, Martégas eût bien connu cette région de la plaine immense. Son cheval lancé sans prévoyance, éperdument, sur cette dangereuse surface, écrasé par le poids d'un cavalier trop lourd, fléchit brusquement au bout de sa glissade et, tombant sur ses genoux, envoya Martégas la continuer tout seul, roulé sur lui-même comme un lièvre.... Le cheval aussi glissait quelques mètres, tout couché à terre, mais le bouvier ne s'arrêtait plus de filer sur le dos, si bien que sa ridicule et cruelle glissade vint s'achever à trente pas de Griset que Zanette avait arrêté, doucement, bien prudemment.

Elle voulut pourtant ne pas l'irriter par trop, ce Martégas.

—Écoute, Martégas, dit-elle, en le tutoyant cette fois, comme un valet qu'il était. Écoute, je te promets de ne rien dire à mon père. Tu pourras donc venir lutter pour obtenir le cheval.... Et Sultan, je pense, sera à toi.... Tu en auras besoin, ajouta-t-elle en riant malgré elle,—car le tien—j'en ai peur,—aura les jambes quelque temps malades. Mais ce n'est pas ta faute; je t'ai attiré sur ce fond, où les chevaux ne peuvent tenir quand on les force. Si tu avais deviné, tu serais à cheval encore.... Chacun se défend comme il peut—mais je n'oublierai pas, crois-moi, que ce matin même, tu m'as joliment tirée de peine. Adieu.

Elle s'éloigna.

Martégas se taisait, étourdi, abasourdi. Bien que ce sol fût élastique, la chute avait été terrible. Demeuré seul, le gardian resta sur place quelque temps, puis se traîna vers son cheval, prit, dans les fontes de sa selle, une petite gourde d'eau-de-vie qu'il accola. Et, se traînant, au bord de ce fond d'argile, jusqu'à l'ombre d'une touffe de tamaris, il attendit que la boue qui souillait ses vêtements fût assez sèche pour être grattée et que l'étourdissement eût passé.

Il arriva, le soir, à la ferme de la Sirène, car jamais Martégas ne lâchait prise. C'est pour crocher dans le vif que la tardarasse a des serres aiguës et un bec recourbé.


XIII

L'ÉCURIE DE MAITRE AUGIAS.

Quand Martégas approcha de la ferme de la Sirène, les deux grands chiens de garde, des chiens du pays semblables à des terre-neuve, se mirent à hurler à la mort. Zanette les fit taire et les fit coucher au chenil. Et Martégas à son arrivée devant la ferme, put apercevoir Zanette qui, l'ayant vu de son côté, vivement disparaissait dans la maison.

Dans les fontes de sa selle il portait toujours du pain et de l'eau-de-vie; il avait mangé et bu. Et restauré, brossé, rafraîchi, ayant bouchonné son cheval avec une poignée d'herbe sèche, brûlée déjà au soleil de juin, il arrivait prêt à toutes les luttes.

Un valet d'écurie, nouveau apparemment, le reçut devant la ferme.

—Le bayle Augias? demanda Martégas.

—Il vous attend, si vous êtes le gardian Martégas, répondit l'homme. Il vous attend, il est malade; je conduirai à l'écurie votre cheval.

—Donne-lui de l'avoine, seulement de l'avoine, dit Martégas; il n'a besoin que de cela.... Où est le bayle?

Le valet de ferme désigna du doigt la porte de la ferme.

—En bas, dit-il; entrez.

Et il emmena le cheval.

La porte de la ferme était ouverte. Martégas écarta la toile de protection qui arrête les mouches et tamise la lumière.

—Bonjour! La bonne santé! dit-il.

Assis dans la salle basse, sous la huche à pain en bois sculpté, entre l'horloge à gaine et la table, maître Augias, ayant résolu d'être aimable avec ce gardian qu'il avait chassé, mais qu'il jugeait utile de ménager comme dangereux,—répliqua:

—Bonjour.... C'est toi Martégas? je t'espérais; ma fille m'a dit que tu allais venir, t'ayant parlé sur la route. Aussi, tu vois, le pain et le vin t'attendent. Bois, si tu as soif; mange, si tu as faim. Le pain n'est pas très tendre, mais le fromage est frais.

Martégas comprit tout de suite que Zanette avait tenu parole. Elle n'avait rien dit à son père.

—Merci, fit-il, je n'ai pas faim, mais je trinquerai avec vous.... Vous êtes malade?

—Ce n'est rien. La fièvre. L'accès est passé.

—Et votre fille, elle va bien? dit Martégas.

—Verse-toi du vin toi-même, fut la réponse d'Augias.

Le gardian fronça le sourcil.

—Quel vent t'amène? demanda maître Augias brusquement.

—Votre fille ne vous l'a pas dit?

—Elle m'a dit seulement qu'en passant près d'elle au galop, tu lui as crié: Je vais chez ton père.

—Eh bien donc, maître Augias, je viens pour le cheval.

—Quel cheval?

—Sultan, donc!

—Qu'est-ce que tu lui veux?

—N'a-t-on pas fait dire qu'à celui qui saura s'en rendre maître et le monter convenablement, il sera donné en cadeau? N'est-ce pas l'intention des maîtres et la vôtre, bayle?

—C'est l'intention et l'ordre formel des maîtres, et je le regrette, dit maître Augias. Ils ont reçu des plaintes de nos gardians, oui, des lettres de plainte! Et ils m'ont ordonné de me défaire ainsi du cheval. Je dois obéir, mais, pour dire la vérité, cela m'ennuie. Le cheval est beau, magnifique. Les poulains qui viendraient de lui nous auraient fait une manade de princes. Je sais bien que l'animal est aussi difficile et dangereux qu'il est beau. Il attaque souvent les autres bêtes, de lui-même, comme sans motif, et parfois il semble en vouloir aux gardians,—mais le métier de gardian est un métier terrible, chacun le sait, un métier de soldat. Le métier veut qu'on souffre. Toujours à cheval, la lance au poing. Dormir en selle, combattre les taureaux, être sans cesse exposé aux coups de corne et aux ruades. Quand on se plaint de ces périls-là, on se fait vacher, ou berger de brebis, coquin de bon sort! Ah! de mon temps, un qui aurait grogné pour une chute de cheval ou pour un coup de pied de bête, même reçu en pleine figure, on ne l'aurait, ma foi de Dieu, plus regardé! Les gardians se seraient détournés de lui et les filles auraient ri en le regardant. Enfin tout change, c'est le siècle!

Maître Augias alluma sa pipe et répéta cette expression populaire des paysans de là-bas quand ils se plaignent des malheurs du temps: «C'est le siècle!»

Les prétentions de son ancien valet déplaisaient à Augias; il bavardait pour se donner le temps de chercher en sa tête un moyen sinon d'écarter, au moins d'ajourner la demande de ce Martégas.

—Je ne crains pas les coups de pied, moi, ni les coups de corne, dit Martégas. Et je prendrai bien le cheval!

—Tu le prendras? dit le bayle souriant, tu le prendras... s'il veut se laisser prendre. C'est un oiseau; il a des ailes. Et pour le glissement entre les mains, c'est une anguille. Pour tout le reste, un diable.

—Je le prendrai, moi! dit Martégas. Quand peut-on?

—Ah! voilà, mon homme! dit le bayle qui, ainsi pressé, répondit au hasard:—Ah! voilà! c'est que déjà un autre doit essayer ce que tu veux toi-même.... Il faudrait attendre.

—Et qui donc veut essayer?

Mis au pied du mur, maître Augias prononça le premier nom qui vint à sa pensée:

—Jean Pastorel, dit-il.

Martégas se frappa la cuisse du poing.

—Il est encore là, celui-là! dit-il.

—Comment, encore là?

—Oui, dans toutes les affaires dont je m'occupe, je le retrouve toujours, depuis quelque temps, ce Pastorel; ça m'ennuie. Enfin!... il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher.... Et quand vient-il pour essayer de prendre le cheval, ce Pastorel?

—Après-demain, répliqua nettement le bayle, s'affirmant dans son mensonge. Si tu veux être ici après-demain, dès la pointe du jour, la manade sera proche; nous irons tous.

—C'est dit, fit Martégas.

Maître Augias venait de prendre la résolution d'aller, dès le lendemain, chercher lui-même Pastorel. Il continuait à ménager Martégas mais il n'entendait pas qu'il eût le cheval; il avait pour cela ses raisons.

Il y eut un long silence. Martégas buvait, se demandant où était Zanette et s'il ne pourrait pas, par quelque moyen bien imaginé, parvenir à lui parler un peu, seul à seule.... Le bayle, repassant en lui-même tous les motifs de colère et de mépris qu'il avait contre Martégas, se sentait repris d'une envie sourde de le mettre à la porte. Il s'en voulait de le recevoir si bien, de le faire asseoir à sa table, de lui donner de son pain, de son vin; mais il se répétait en lui-même qu'avec celui qu'il appelait tout bas, quelquefois tout haut, une «canaille», un peu de politique était nécessaire.

Tous deux fumèrent assez longtemps en silence. Puis Martégas, d'un air dégagé, demanda des nouvelles de la ferme, des valets qui y étaient de son temps, de toutes les choses de la maison enfin, qu'il connaissait. Cette aisance, qui était une manière d'insolence, irritait le vieux, en dedans. Sa fièvre peut-être se mit à le travailler un peu; il s'agita sur sa chaise, et n'y tenant plus:

—Quand pars-tu? dit-il. Je t'ai assez vu! je suis malade. Tu reviendras après-demain, puisque je dois obéir aux ordres des maîtres et donner le cheval à qui le prendra.... Seulement Pastorel a demandé avant toi. Voilà. Si avant toi il prend le cheval, je ne te cache pas que j'en serai content.... Je ne suis pas payé pour t'aimer.

—Vous avez la rancune longue!... fit Martégas. Allons, vieux, je m'en vais. Il faut avoir patience avec les vieilles gens.... On s'en va!... Mais je reviendrai. Je serai là après-demain matin. Et je crois bien que Pastorel manquera son coup... et je serai, moi, le soir même, mieux monté qu'un empereur!... Adieu, maître Augias.... Ne peut-on voir votre fille? Elle se fait jolie, savez-vous?

—Je te défends de me parler de ma fille! cria Augias exaspéré tout à coup. En voilà assez, va-t'en! Tu te moques de moi, je pense! mais, coquin de sort! je ne le souffrirai pas!

—Et pourquoi dites-vous que je me moque de vous, bayle? Pourquoi? expliquez-vous un peu.

Il avait un ton si narquois, un air si insolent, qu'Augias partit tout de bon; il se débonda:

—Pourquoi? pourquoi? criait-il. Il demande pourquoi!... Que la fièvre m'étouffe s'il ne le sait pas, le pourquoi! Pourquoi je dis que tu te moques? Parce que si tu avais quelque chose là (Augias se frappait le cœur) tu n'aurais plus mis les pieds dans une maison qui ne te veut plus!... En te voyant reçu comme je viens de le faire, tu aurais dû, après avoir eu le tort de venir, comprendre qu'il fallait t'en aller au plus tôt...! Mon œil est vieux, mais il voit plus clair que tu ne penses, compère! j'ai un nez de chien de chasse. Et je te flaire, vois-tu, je sais de tes manières, camarade! j'en connais plus long que tu ne crois, mon homme! Tu es de la mauvaise graine, et quand je ne te vois pas, je suis content.... Tu as du front, de venir ici, pour prendre ce cheval!... mais tu ne l'auras pas, j'espère. Oui, tu as du front! tu devrais te souvenir du motif principal pour lequel je t'ai chassé.... Tu étais chargé de l'écurie du château et de la ferme. Vingt chevaux à panser, à dresser; sur ce nombre, dix au moins changeaient toujours. Comment les traitais-tu? dis, réponds! Tu oubliais de les faire boire,—et quand ils se fâchaient, tu les battais comme un sauvage. Tu m'en as gâté plus d'un, car les chevaux sont ce qu'on les fait!... Et tu veux avoir, toi, ce cheval de prince! Il mourrait de désespoir et de honte entre tes mains, avant de mourir de tes mauvais coups!... Ah! tu veux le prendre? Tu peux essayer, c'est entendu; j'y suis consentant, parce que j'espère bien te voir, la première fois que tu essaieras, envoyé en l'air cul par-dessus de tête, comme un paquet de linge sale que tu es!

Et maître Augias conclut:

—En te chassant comme j'ai fait, bête brute, j'ai nettoyé mon écurie!

—Je vois, dit Martégas tranquillement, que vous avez la fièvre, bayle. Les visions vous tiennent.... Adieu, je m'en vais. Le bonjour à votre fille....

Augias, se levant, le saisit par le bras, et, d'une voix basse, pleine de colère contenue:

—Martégas! dit-il, ne me parle jamais de ma fille, même pour lui faire dire simplement bonjour... Écoute. Tu as à ton compte plus d'un méfait dont on a cherché bien loin les auteurs.... Plus d'une manade a perdu des bêtes qui n'ont pas été perdues pour toi. Quand le gardian Peytral a été trouvé mort, au bord du Vaccarès, tu as été le seul à savoir, hein? comment lui était arrivé le malheur.... Ce n'est pas tout; il y a des filles qui se plaignent de toi; me comprends-tu bien? Ne parle jamais de la mienne à personne, pas même à moi!... Si je t'ai chassé d'ici, ça n'est pas seulement parce que tu salissais l'écurie!—C'est clair comme la bonne clarté du jour, hein, ce que je dis?—Si je t'ai chassé c'est aussi parce que la manière me déplaisait dont tu regardais les filles—même ma petite, entends-tu, qui était alors presque une enfant! Garde donc bien ta langue et ta canaillerie là-dessus,—ou, vrai comme je suis Augias! c'est moi, moi, qui te mettrai dans la tête une balle de mon fusil! Et pas un père, en Camargue, et pas un gendarme en Arles ne me donnera tort, tu entends?

Augias parlait bas, et Martégas se contint.

—A après-demain matin, maître Augias! dit-il avec une insolence sourde et menaçante.

Il dit encore:

—Je l'aurai, votre cheval!

Et mentalement il ajoutait:

—Et aussi ta fille!

Maître Augias lui montrait la porte.... Le brave homme avait perdu le fruit de sa politique. Après avoir bien reçu le gardian, il lui avait, n'y tenant plus, dit son fait en termes tels que, dans cette brute de Martégas, les pires levains de rancune et de haine étaient maintenant soulevés.


XIV

NOTRE-DAME-D'AMOUR, EXAUCEZ-MOI!

Le père Augias n'eut pas grand'chose à expliquer à sa fille.

—J'ai tout entendu, lui dit-elle, mais je ne savais pas que Pastorel dût venir?

—Il ne doit pas venir, j'ai menti, dit Augias, il le fallait, pour me débarrasser de ce Martégas. J'aurais dû lui dire tout de suite et tout simplement que je ne lui permettais pas d'être de ceux qui essaieront de prendre le cheval... je n'ai pas osé d'abord... j'ai eu peur de lui, s'il faut que je le dise... peur de lui... oh! pas pour moi.... C'est un mauvais coureur de filles, capable de tout... il connaît trop bien la maison!... Aussi, vois-tu, j'ai hâte de te voir mariée, quoique jeunette. Je peux, d'un moment à l'autre, te manquer... il faut que j'y pense, à cela. Et donc, c'est au hasard, sans réflexion, que j'ai parlé à Martégas de ce Pastorel;—me voilà forcé maintenant d'aller le chercher!... Eh bien, tant mieux! car celui-ci, c'est, je pense, un mari comme il te faudrait. Il faut que tu sois protégée.

Zanette rougit un peu:

—Vous le connaissez donc, mon père? fit-elle. Vous ne m'aviez pas dit ça.

—Par prudence, c'est vrai, je n'ai rien dit le jour des fêtes; je le connaissais seulement un peu, je voulais être sûr que le bien qu'on dit de lui est véritable; j'ai pris, depuis ce temps, mes renseignements; j'ai même vu sa mère, à Silve-Réal. Ça n'est pas loin des Saintes, et j'irai là, demain, pour le chercher.... C'est un brave enfant....

Augias ne disait pas tout. Il connaissait l'histoire de Rosseline, mais, pensait-il, Pastorel se débarrasserait de cette mauvaise femme, en brave homme qu'il était, avant longtemps. Quand il reverrait Zanette, il oublierait facilement sa méchante aventure avec la belle Arlèse. Ainsi pensait Augias, et il ajouta:

—Il y a bien, pour l'heure, un empêchement qui vient de lui, à ce que m'a dit sa mère... mais je ne suis pas inquiet; il comprendra où est son bonheur.

Zanette comprit l'allusion et elle se tut. Heureuse de sentir son père favorable à Pastorel, elle s'étonna d'éprouver ce bonheur-là. Décidément, elle l'aimait donc, cet inconnu? Pauvre Zan!... car déjà, en elle-même, elle l'appelait Zan, puisqu'elle s'appelait Zanette.... Pauvre Zan! si on pouvait l'arracher aux griffes de cette mauvaise femme, ce serait, n'est-il pas vrai, une bien bonne action?...

Or, de son côté, Jean Pastorel avait parlé à sa mère de la petite Zanette qu'il n'aimait pas encore, mais qui lui plaisait bien, et du cheval de la ferme de la Sirène, dont il désirait se rendre maître.

Sur la petite, la vieille Pastorel n'avait dit que de bonnes choses:

—C'est une fillette sage. A la bonne heure! En voilà une que tu ferais bien de demander! il n'est pas bon qu'un homme soit seul. Oh! si, avant de mourir, je pouvais voir un fils de mon fils, je bénirais la vie, en la laissant recommençante derrière moi!

Quant au cheval, la musique avait été autre:

—Le métier, véritablement, est assez dangereux, sans aller chercher, par plaisir, des bêtes de mort! Laisse-moi ce cheval tranquille, c'est quelque sorcier peut-être! Le prenne qui voudra! La fille d'Augias, oui,—mais son cheval, non! Entends-tu, Jean?

—Mais... dompter le cheval, ma mère, est un des moyens d'avoir la fille,—de lui plaire d'abord, et au père aussi. J'en ai connu et mené de plus difficiles....

—Des filles? interrogea sournoisement la vieille.

—Des filles, oui, et des chevaux!...

—Eh bien, laisse les bêtes vicieuses où elles sont, toutes! Épouse la Zanette,—et que Dieu nous bénisse....

La vieille fit un signe de croix et regarda, au mur, la sainte image des deux Maries, surmontée d'une brindille où étaient accrochés des cocons de vers à soie, et devant laquelle brûlait de l'huile dans une lampe de forme antique.

A la même heure, l'idée venait à Zanette d'aller dans la chapelle brûler un cierge, un des petits cierges jaunes qui étaient suspendus sous le crucifix, au chevet de son lit.

Elle y alla. La nuit tombait. Le cierge, planté dans une pointe de fer, devant l'autel, faisait resplendir le visage d'or de Notre-Dame-d'Amour, et, agenouillée, Zanette priait de toute son âme.

Elle prie pour son père, pour l'âme de sa mère morte; pour que Martégas ne parvienne pas à se rendre maître du cheval sauvage; pour que Pastorel au contraire, dompte heureusement la bête et la fasse sienne, et encore pour qu'il oublie cette femme si mauvaise.

Et Zanette disait:

—La flamme de ce cierge qui brûle pour vous, je vous l'offre, ô Notre-Dame-d'Amour, en faisant par-dessus tous les autres, le vœu que voici: Ce qui sera le meilleur pour Jean, je l'ignore, madame, mais quoi que ce soit, faites que cela arrive.... Notre-Dame-d'Amour, exaucez-moi!


XV

LA BELLE ET LA BÊTE.

Le lendemain matin, à six heures, la carriole fut attelée.

La mère de Zanette avait laissé,—pauvre morte!—une autre enfant qui, maintenant, prenait sa cinquième année. Le père Augias, depuis trois ans, avait confié cette enfant trop petite à sa sœur, mariée avec un pêcheur aux Saintes-Maries-de-la-Mer, pour qu'elle l'élevât parmi les siens.

—Si je partais avec vous, père, pour voir la petite?

—J'allais, dit Augias, te le dire moi-même.

Ils partirent.

Le père Augias conduisit sa fille aux Saintes, chez sa sœur, puis revint sur ses pas, avec la carriole, à Silve-Réal, chez la mère de Pastorel pour savoir d'elle où il trouverait le gardian.

Il n'avait pas voulu, naturellement, mener Zanette, comme cela, dans la maison de Pastorel.

Chez la vieille Pastorel, il apprit que le gardian, dans l'après-midi, irait aux Saintes pour une affaire. En ce moment, Pastorel visitait une manade aux environs des Saintes. De grandes courses devaient avoir lieu bientôt aux arènes d'Arles et on l'avait chargé de se rendre compte par lui-même de la sauvagerie de certains taureaux, de choisir à son idée et de designer les plus sauvages, les meilleurs, qu'on «trierait» quelques jours plus tard.

Augias se remit en route pour aller prendre chez sa sœur, aux Saintes, le repas de midi.

Pendant ce temps, Zanette, après avoir joué avec sa petite sœur, n'avait pu résister au désir de courir un peu sur l'immense plage déserte des Saintes.

Elle aurait voulu emmener la petite. La tante s'y opposa.

—C'est trop petit, vois-tu, cette mignonne! Et puis,—quoique, si l'on en croit le monde, les mauvaises fièvres n'existent plus guère,—j'ai toujours peur. J'en connais, des tout petits, qui n'ont pas la couleur qu'il faut; ils sont jaunes comme des cierges. Va toute seule.... Tu n'as pas peur, au moins?

—Oh! dit Zanette, je n'ai peur de rien, jamais.

Elle venait rarement aux Saintes-maries qui étaient à cinq lieues de chez elle.... Il y avait tant de travail à la ferme de la Sirène! De temps à autre, on leur amenait la petite, si bien que Zanette, qui aimait beaucoup la mer, ne la voyait pas souvent.... Oui, elle l'aimait beaucoup, cette mer bleue et vaste où le regard et le rêve s'en vont loin, à la poursuite des bateaux et des grandes mouettes blanches....

Tenez, ce matin même, lorsqu'elle avait vu, au bout de la plaine, là-bas, tout là-bas, au bout du désert plat, par-dessus la vigne, les sables et les salicornes, se découper la silhouette crénelée de l'église sur le bleu de la mer,—elle s'était levée tout debout, Zanette, sur le char à bancs, en poussant des cris,—en battant des mains: «La mar! la grando mar!» La mer! la mer si grande! Et le cœur de Zanette s'échappait, s'envolait hors d'elle-même; il volait avec les oiseaux, au-dessus des vagues, bien haut, bien loin, puis redescendait, les effleurait parfois de l'aile et chantait... un chant de sirène.

Et comme on était au milieu de juin, qu'il faisait chaud et qu'elle aimait la mer, Zanette, pendant que son père allait à ses affaires, avait couru sur la plage.

Des lieues de plage; un sable, doux sous les pieds, où la nier envoyait sa vague calme, en grands festons mobiles, dentelles blanches, dont les dessins d'écume se formaient, fondaient, apparaissaient encore pour disparaître. Aux endroits mouillés, le sable, dans le moment où s'y posait le pied de Zanette, devenait tout pâle, parce que l'eau, sous le poids, en sortait comme d'une éponge. Quand elle retirait ce pied, très petit, le sable de nouveau s'imbibait, redevenait sombre très vite. Et cela amusait la jeune fille.... Puis, comme la mer essayait de mouiller ses jupes, elle les relevait en s'enfuyant.... Et, loin des bords, le sable, sec, très mobile, prenait son soulier, voulait le garder, il la déchaussait. Et elle riait toute seule. Et la grande plage désolée était maintenant toute couverte des petites traces désordonnées de Zanette. Ici, elle avait fait de grandes enjambées, là de tout petits pas; ici, elle avait tourné en rond comme une folle.... Les courbes se rétrécissaient en une hélice, du centre de laquelle l'enfant s'était échappée brusquement, pour courir en ligne droite, longtemps, longtemps.... Et enfin, elle se vit loin des Saintes, à une lieue au moins, sur l'immense plage vide, déserte. Elle s'assit alors sur les petites dunes qui lui cachaient la plaine, par-dessus lesquelles, en se retournant, elle apercevait à peine le faîte de l'église crénelée, avec ses trois cloches découpées en plein ciel dans l'ajourement du clocher. Et Zanette, adossée aux monticules de sable, ne voyait plus que la mer qui court sans cesse au-devant d'elle-même, impuissante à saisir mieux la terre qu'elle semble désirer.

Alors, la petite sauvage éprouva une envie brusque de se plonger dans cette eau si claire, si bleue, si fraîche. «Dans une heure, il sera midi, songea-t-elle en regardant le soleil. J'ai le temps.»

Le Rhône lui avait appris à nager. Elle se déshabilla, sûre d'être bien seule. Debout, étendant les bras, elle s'étira au soleil et une joie physique la saisit, la joie des bêtes captives remises en liberté.

Un bain libre au bord de la mer, en pleine lumière, semble peut-être aux gens des villes un acte impudique et sans doute fort rare. Ce n'est ni l'un ni l'autre. La nature invite au naturel.... Et maintenant Zanette ressemblait aux petites déesses de la mer, aux ondines, aux sirènes de l'eau, sœurs légendaires des sirènes de l'air dont les plumes ont toutes les couleurs du ciel, et sont luisantes comme des écailles entrevues sous les vagues.

La peinture ne doit pas garder seule le privilège de montrer nue la beauté des déesses et de la femme. Zanette était nue et elle était chaste.

Quand elle se fut un peu étirée, la joie qu'elle éprouvait la força de s'agiter de nouveau. Un petit cheval de Camargue, qu'on rend à la liberté, qu'on renvoie au troupeau libre après l'avoir attelé plusieurs jours, s'étonne ainsi, immobile d'abord, puis hume l'air, et tout à coup bondit et galope. Ainsi fit-elle, Zanette. Elle gravit en deux bonds une des petites dunes voisines qui s'écroula sous elle; elle regarda, du sommet, tout le désert verdoyant, où flottaient, vers l'est, des mirages, des arbres renversés au bord de marais irréels; elle se retourna vers la mer, aspira la brise saline, puis se jetant à corps perdu sur la pente de sable, elle se laissa glisser jusqu'au bas, la poitrine dans ce sable chaud, ses deux petits pieds en l'air, les mains en avant,—avec des éclats de rire qui perçaient le bourdonnement de la mer paisible mais toujours murmurante.

Zanette se releva, se secoua, puis, courant à toute vitesse, s'élança vers la mer, y entra toujours courant, et quand elle eut de l'eau jusqu'à la ceinture, elle se jeta à la nage, toujours avec des cris perçants auxquels répondaient là-bas les mouettes.

Elle nageait ainsi depuis un moment, quand un jeune taureau, noir comme la nuit, bondit, non loin de là, par-dessus la dune, et entra aussi dans les vagues.... Un cavalier presque aussitôt franchit d'un bond la dune au même endroit et s'arrêta brusquement, au bord de la mer, regardant tour à tour, d'un air étonné, le sauvage taureau et la fillette sauvage.

C'était Jean Pastorel.


XVI

LE CHEVALIER.

Un des taureaux qu'il était venu juger en vue des courses d'Arles, excité par lui, s'était dérobé tout à coup après l'avoir attaqué plusieurs fois et finalement avait fui le troupeau. Pastorel s'était tout seul mis à sa poursuite, il l'avait atteint, piqué de son trident au moment où le fauve le chargeait une fois encore, et l'animal farouche, fuyant de nouveau, avait entraîné le cavalier vers la mer, dans laquelle il cherchait maintenant asile.

Le dompteur regardait les vagues et la fille et le taureau.

Le taureau, de l'eau jusqu'au cou, apparaissant et disparaissant tour à tour sous la vague écumante, semblait un rocher noir. L'arête sinueuse de son échine luisait dans l'éclat palpitant de la mer, sous le rayonnant soleil de midi. Il soulevait son mufle hors de la vague et faisait face à l'ennemi non sans regarder parfois d'un œil oblique la petite nageuse qui s'éloignait.

Pastorel n'avait pas encore reconnu l'enfant.

Zanette, stupéfaite, consternée, avait reconnu Pastorel.

Elle n'aurait pu dire lequel l'effrayait davantage, de l'homme ou de la bête.

La honte, en elle, dépassait l'effroi. Le taureau lui faisait peur, certes, pas trop cependant, car elle avait l'habitude de voir les taureaux libres en Camargue, mais le «chevalier» qu'allait-il faire? qu'allait-il dire, qu'allait-il surtout penser d'elle? Pourvu qu'il fût bien l'homme brave et bon qu'on lui avait dit.... Par bien des histoires qui couraient le pays, elle savait, la fille sauvage, élevée parmi les animaux et les bouviers, que les meilleurs parfois, sous un coup d'amour comme sous un coup de soleil, s'emmalicent et s'emportent à de subites et dangereuses folies.

Après tout, elle ne le connaissait pas!... O bonne Notre-Dame, voici bien le cas de vous invoquer!... Elle n'y manquait pas, Zanette, et s'éloignait du rivage, afin d'être cachée entièrement par l'eau, lorsqu'elle prendrait pied, mais ses petites épaules très blanches apparaissaient hors des vagues. Le gardian comprenait. Il était interdit et amusé, un peu inquiet pourtant....

—Prends garde, petite! cria-t-il, la bête est mauvaise.... Je vais tâcher de la reprendre à la mer et de la reconduire. Reste où tu es!

Et il poussa son cheval, dans l'intention d'aller tout droit se placer entre le taureau et la fille.

La petite tête de Zanette (son lourd chignon tout mouillé, ruisselait d'eau étincelant au soleil) regardait le chevalier. Sur la ligne onduleuse des petites dunes grises, sur le vide bleu du grand ciel, le cheval lui apparut, cabré, pivotant sur ses pieds de derrière, détournant sa tête de la mer, rebelle au mors et à l'éperon. La lance du gardian, appuyée à l'étrier, luisait à son côté et rayait le ciel éclatant d'une barre rigide, au bout de laquelle étincelait le fer en trident. Le taureau vit sans doute cette lance bien connue, et le trident enflammé au soleil lui parut sans doute plus menaçant que jamais, car il fit un mouvement, hésita une seconde, puis se dirigea sur Zanette. Alors, le gardian, enfin vainqueur de son cheval, qui écumait comme la mer, le pressa si bien que, cabré pour la troisième fois, l'animal se lança en avant. Ses deux pieds retombèrent dans la vague qui arrivait contre lui. La mer jaillit sous son ventre. Ce fut un étincellement d'eau éclaboussée, épanouie en gerbe, au milieu duquel cheval et cavalier étaient superbes. Une fois qu'il fut dans l'eau, le cheval cessa de résister et se mit à marcher résolument, mais le taureau continuant à se rapprocher de la fille, le cavalier dut obliquer vers elle; et quand il parvint à se placer entre la fille et la bête, l'homme n'était loin ni de l'une ni de l'autre.

Alors seulement Pastorel reconnut Zanette.... Son visage eut une expression rapide d'étonnement mêlé de plaisir... puis, aussitôt après, de vive inquiétude.... Et il ne dit rien. Elle lui en sut gré.

Il regarda le taureau. Elle fut rassurée, mais elle était lasse. Le cœur commençait à lui battre fort. Elle fut forcée de s'arrêter. Et le gardian, bien malgré lui, soumis à la loi invincible, plus volontiers regardait maintenant du côté de la fille que du côté de la bête, du côté de l'amour que du côté du péril. Les vagues étaient larges, espacées, et n'écumaient qu'en arrivant au rivage. Ici, elles étaient lisses, lourdes, molles, et après chaque gonflement, la mer s'abaissait, découvrant la petite poitrine de Zanette qui, alors, se cachait de ses bras posés l'un sur l'autre en croix. Elle ne savait que dire, elle ne savait que faire. Aller plus loin? La vague l'aurait recouverte; elle était trop fatiguée. Elle avait bu un peu d'eau amère. Elle respirait avec effort.

Pastorel réfléchissait, combinant une tactique.

Le taureau menaçant fit un mouvement vers le cheval. Les deux bêtes, habituées à se combattre à terre, se sentaient gênées, dans cette eau lourde, remuante, qui parfois battait leurs flancs. Le taureau fit un pas en avant.... Le cheval, sous son cavalier distrait, se retourna le plus vite qu'il put pour fuir l'ennemi, marchant vers la fille dont il était maintenant tout proche. Elle allait se remettre à la nage, quand,—après avoir tourné vers le rivage la tête du cheval, de manière à pouvoir faire bien vite face au taureau,—Pastorel lui cria:

—Écoutez-moi! Écoutez-moi bien, car ce n'est pas un moment pour rire.... Il ne voudra pas sortir, le taureau. Ce n'est pas la première fois que pareille chose m'arrive. Voyez-vous, dans la mer, nos chevaux sont gênés, ils ne se sentent plus libres d'eux-mêmes. Ils se méfient de l'eau plus que du taureau. Si je manque mon coup et que le taureau aille sur vous, je ne pourrai peut-être pas lui «couper les devants».... Alors, que ferez-vous? Voici donc le mieux, je pense. Courez vite, habillez-vous vivement. Nous laisserons le taureau où il est. Je vous prendrai en croupe et vous ramènerai aux Saintes. Cela vous plaît-il? Je ne vois pas comment faire autrement.

Elle non plus, la pauvre! ne voyait pas «comment faire autrement!»

—Essayez d'abord, dit-elle, d'emmener le taureau.

—A votre volonté! dit-il. Éloignez-vous donc un peu.

A son idée, elle ne gagna pas grand'chose.

Elle se croyait cachée par la mer, habillée pour ainsi dire d'eau et d'écume, et elle se mit à nager. Et du haut de son cheval, il regardait, malgré lui, cette forme jeune onduler sous la claire transparence de l'eau, s'étendre, se mouvoir gracieusement, plus jolie, plus vivante, plus blanche qu'elle n'aurait paru à terre.

Elle s'arrêta de nouveau et prit pied.

L'homme oubliait la bête.... Il se décida pourtant à l'attaquer, avança contre elle, la lance en arrêt, la piqua au front, mais le cheval n'ajoutait pas, comme à l'ordinaire, à la force du coup de trident, celle du poids et de la vitesse. Le taureau ne recula pas d'un pouce; il ne se détourna même point et fit au contraire un nouveau pas en avant.

C'est le cheval qui dut reculer.

Le gardian cria:

—Vous voyez! c'est comme j'ai dit. Nous n'en finirions pas. Allez à terre!

Et, tournant le dos à la fille, il regardait vers le large, surveillant la bête.

Il n'y avait pas à faire de conditions, à établir de pourparlers; il fallait obéir; mais Zanette s'était éloignée de ses vêtements, dont le gardian, au contraire, se trouvait rapproché.... Et c'est le taureau qui était leur maître!... Elle en prit son parti, courut à terre le plus vite qu'elle put, dans un éclaboussement d'étincelles d'eau. Elle songea bien à passer derrière la dune, mais il faudrait la repasser, se hisser deux fois sur ce piédestal de sable.... Cela valait-il mieux? Elle ne le pensa pas, et prit sa course, le long de la plage. L'attention du taureau se détourna du cheval; il suivait des yeux cette petite forme humaine qui courait.... Inquiet, il se rapprocha du rivage et d'elle. Le gardian dut le suivre, s'interposer entre la terre et lui, le repousser dans la mer, mais, dans ces mouvements, plusieurs fois le jeune homme put voir la jolie fille, à demi nue maintenant, qui, en toute hâte, se rhabillait.

Déjà, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, il avait trouvé que Zanette était la plus jolie; il n'avait donc aucune peine à la trouver, comme ça, plus jolie encore!

Ils laissèrent le taureau dans les vagues. Zanette, prise en croupe, retournait vers les Saintes.

Pastorel allait au pas, car la route était trop courte... trop courte vraiment. Et Zanette lui contait comment et pourquoi, pendant ce temps-là justement, maître Augias le cherchait.

Et Jean sentait un petit bras, un peu tremblant encore de crainte et de honte, qui s'accrochait à lui.

De l'aventure qui venait d'arriver, ils ne dirent mot ni l'un ni l'autre, mais pour l'avoir vue si jolie toute nue dans la grande mer, voilà qu'il se croyait tout de bon amoureux.

A courir taureaux ou filles on prend quelquefois mal de mort.


XVII

NOBLESSE.

Au père de Zanette, le gardian ne dit qu'une chose: il l'avait prise en croupe et sauvée du taureau, et la fille se garda bien de raconter la baignade. Pourquoi faire?... Après tout, elle avait eu tort. Elle le reconnaissait en elle-même: il ne faut pas se fier à la solitude du désert, quand on est une fille honnête. Vraiment, que lui serait-il arrivé si au lieu d'un Pastorel, elle eût rencontré un Martégas!

—Ah! ce brave Pastorel! dit le père Augias.... Je te connais comme un des plus rudes et des plus fiers gardians, camarade, et je venais justement pour te chercher.... Je pensais hier à toi, et puisque tu viens de rendre service à ma fille, c'est-à-dire à moi, bien plus volontiers je vais te dire ce que je pensais.... Je suis même allé chez ta mère pour te voir.... Les choses s'arrangent bien.... Nous avons, sur notre domaine du château de la Sirène, dans une de nos manades, un cheval magnifique; de plus beau on n'en peut pas voir.

—Je le sais, dit Pastorel.

—De plus beau, on n'en peut pas voir, reprit maître Augias, mais c'est un terrible!

—Je sais tout cela. On le connaît, ce cheval, dans tout le pays.

—Il est entier comme pas un!... On peut à peine l'approcher; c'est un diable; il mord les aigues, les blesse, et avec des ruades il blesse les autres étalons; il a cassé les jambes à deux et tué un homme. Tous ceux qui veulent le prendre, il les attaque. Ça fait que nos maîtres n'en veulent plus: ils m'ont dit qu'à celui qui pourrait le dompter et l'emmener sans vider les étriers, ils en faisaient volontiers cadeau.... Veux-tu le cheval, Jean? Je te le donne.

Le père Augias ne se doutait guère qu'il copiait le mot de Charlemagne dans la légende: «Aymerillot, cette ville forte est à toi, je te la donne.... Tu n'as qu'à la prendre!»

Ce que le père Augias offrait à Jean, ce n'était pas seulement le fameux cheval, c'était le moyen de suivre Zanette.

—Je savais tout cela, maître Augias, dit-il. Et je serais allé moi-même vous demander la permission de prendre la bête.... Quand partez-vous?

—Doucement! dit Augias. Connais-tu Martégas?

—Oui, je sais qui c'est.

—Eh bien, Martégas arrive à la ferme demain matin; il veut le cheval... mais c'est à toi que je le donne. Il faudra, je pense, défendre ton intérêt.

—Quand partez-vous? répéta Pastorel, pour toute réponse.

—A deux heures, après déjeuner.

—Vous avez votre char à bancs?

—Oui.

—Je vous suivrai à cheval.

—Tu es un homme. Le cheval est à toi. Nous dînons ici chez ma sœur. A ton service! Tant qu'il te plaira, à l'avenir, tu pourras frapper à ma porte. Tu m'as rendu service. Je ne l'oublierai pas.... Manges-tu avec nous?

—Non, non, dit Pastorel, je ne puis partir sans avertir ma mère; je mangerai chez elle. J'y vais, et, soyez tranquille, je vous rejoindrai sur la route.

Rendez-vous fut pris pour l'après-midi, sur un point de la route où, en effet, Jean rejoignit la carriole de maître Augias qui retournait à la ferme de la Sirène. Jean galopait à gauche, tout près de la fille dont les cheveux noirs, fauves au plein soleil, étaient encore un peu humides sous le velours posé en couronne, dont les bouts flottaient au vent de la course.

Parfois on mettait les chevaux au pas, et alors Augias et Pastorel parlaient du cheval.

Un arrière-grand-père de ce cheval était venu tout droit de là-bas, des déserts que maître Augias ne savait pas nommer, d'un pays mystérieux et barbare, du pays des contes de fées. Il avait été donné par un roi à un autre roi qui en avait fait cadeau au comte des Eyssars. Le comte, qui habitait Marseille, n'en put rien faire à la ville. Il le fit venir en Camargue, chez ses amis les maîtres du château de la Sirène, qui le firent lâcher dans les pâturages libres, parmi les aigues et les taureaux. Cet ancêtre était d'un gris doux, d'un gris velouté, pâle, comme le fond du Vaccarès quand il est à sec, comme les sansouïres, ces terrains de Camargue, gris, jaspés d'efflorescences salines. Sa crinière et sa queue étaient très longues, et noires comme du charbon. Sous le poil, toute sa peau était noire aussi, noire comme la nuit. C'était une bête d'enfer. Il avait eu des petits qui ne lui ressemblèrent pas. Et maintenant, voilà que celui-ci, fils de ses fils, se trouvait, disait-on, ressembler à son bisaïeul, trait pour trait, au physique et au moral, méchanceté comprise.

Était-ce bien de la méchanceté? N'était-ce pas plutôt la colère de l'étranger retenu malgré lui dans un pays longtemps ennemi? Une rancune de Sarrasin, fils de ceux que si longtemps, disait Augias, Aigues-Mortes et la Camargue avaient combattus, comme en fait foi l'église crénelée des Saintes!

L'histoire était vraie. L'ancêtre du cheval que maître Augias offrait à Pastorel était un des Syriens rapportés d'Orient par Lamartine, qui, dans l'histoire contée par Augias, devenait un roi. A ce roi des poètes, le cheval syrien avait été offert par un autre roi, un prince arabe, un émir des grands déserts libres. Ce cheval s'étant blessé un pied, pendant la traversée, de riches Marseillais, amis du grand poète, avaient offert de le garder jusqu'à ce qu'il fût guéri. Et plus tard, quand on voulut le lui rendre, le prince des poètes, royalement généreux, avait répondu: «Puisqu'il est guéri et si beau, gardez-le.»

Redevenu sauvage dans le delta du Rhône, qui sans doute lui rappelait son pays natal pour le lui faire obscurément regretter, le cheval syrien était mort révolté. Il revivait après un demi-siècle, et refusait par tous les moyens, en victorieux, l'humiliation de la selle. C'était le Sultan.


XVIII

LE SÉDEN.

Jean Pastorel soupa avec eux, et plus d'une fois Zanette,—toute confuse, à cause du souvenir de la journée,—surprit le regard du gardian posé sur elle avec une attention profonde. Quand il s'apercevait que son regard était surpris par elle, vite, il le détournait. Mais plusieurs fois il continua de regarder «fixe et profond».... Il était, comme on dit là-bas, «dans ses pensées».

Il voyait, d'un côté, Rosseline et l'amour tourmenté qu'elle représentait; de l'autre, la vie d'amour tranquille qu'on pourrait mener avec cette petite si attentive auprès de son père, si ferme et si douce en même temps lorsqu'elle commandait valets et servantes, si adroite aussi, et encore si prompte à faire elle-même les choses qu'il fallait.

Il la félicita.

—Vous êtes dégourdie, demoiselle! dit-il.

—C'est toute sa mère, fit le père Augias.

Et Augias parla de sa femme. Il conclut:

—J'ai perdu l'âme de la maison. Mais Zanette se forme. Elle la remplacera. Cependant elle est encore, pour certaines choses, trop jeunette. Ainsi, je n'ai pas cru qu'elle pût élever sa petite sœur. Et je l'ai envoyée, ma pauvre cadette, habiter chez ma sœur à moi, aux Saintes; ça m'est un crève-cœur.

—A moi aussi, fit Zanette.

Et Pastorel pensa que, s'il se mariait avec cette enfant, sa mère à lui pourrait s'installer ici.... On lui rendrait la petite, à ce brave Augias.

Zanette, pendant ce temps, se demandait si, toute petite comme elle était, elle pourrait longtemps lutter, dans le souvenir de Jean, avec la beauté de cette Rosseline, car, de loin maintenant, cette fille lui apparaissait belle, beaucoup trop belle.... Un peu de jalousie la poignant, elle se surprit elle-même à faire la coquette, à répondre plus aimablement qu'elle n'eût fait sans cela. Et surtout elle sentait que dans son propre regard, elle mettait une force, une expression vive, particulière à ce jour, destinées à entrer par les yeux de Jean, au plus profond de lui, pour lui prendre le cœur. Cela se faisait non pas à son insu, mais malgré elle, c'était plus fort qu'elle; c'était, aussi, plus fort que lui.

Cette soirée décida de leur destinée. Rosseline méprisée, fut, au moins ce soir-là, vaincue par l'enfant qu'il avait vue chaste et nue, qu'il voyait pudique et coquette, qui parlait bien et qui, après avoir regardé clairement, en face, baissait les yeux au bon moment. Ce soir-là, ils s'aimèrent.

Le père Augias le vit bien et s'en réjouit.

Puis Zanette monta se coucher; les deux hommes restèrent seuls.

—Écoute, Pastorel, dit Augias. Il faut aller prendre du repos, je vais te montrer ta chambre, mais, avant «d'aller à la paille», écoute un mot sur ce Martégas. C'est un «marrias». Il ne faut pas qu'il ait le cheval.

—Il ne l'aura pas.

—Et pourquoi?

—Puisque je l'aurai avant lui.

—Bien! mais en même temps, je crois, il ne faudrait pas l'irriter et s'en faire un ennemi comme moi j'ai fait.

—Peuh! dit Pastorel dédaigneux, soyez tranquille, je sais ce qu'il vaut. Demain le jour me conseillera.... A demain, maître Augias.

—Sois tout le temps en méfiance, voilà ce que je voulais te dire. Le monstre est capable de tout.

Ils allèrent dormir. Zanette, elle, ne dormit guère. Sa tête travaillait, travaillait. Un petit sommeil la prenait parfois, puis elle s'éveillait en sursaut bien contente d'être tirée d'un cauchemar. Tantôt elle voyait Rosseline la menacer, tantôt Martégas la poursuivre, d'autres fois un taureau géant courir contre elle, les cornes basses, dans la mer où, pour le fuir, elle se noyait! mais un sauveur arrivait toujours, du fond du ciel, avec des ailes et une lance.... C'était Saint Michel lui-même, comme il était représenté sur une image coloriée et encadrée, où on le voit terrassant le dragon, dans la chapelle de Notre-Dame-d'Amour.... Et, dans son rêve, le chevalier Saint Michel portait toujours un trident camarguais au poing, et, sur son visage la ressemblance de Jean.

—Il vaincra le cheval méchant, ce chevalier-là, pour sûr!... Si je n'avais pas été là, il aurait été maître du taureau.... Il n'y a rien à craindre pour lui demain.... Il prendra le cheval du premier coup. Que dira Martégas? il voudra se venger.... Il faut prendre garde!... Notre-Dame-d'Amour nous protégera...»

Le lendemain matin, Zanette se leva avant tout le monde, et, en silence, elle sortit, une lanterne à la main. Il faisait encore nuit, mais les grands chiens de garde vinrent tous deux à elle et se mirent à lui faire escorte, le nez dans les plis de ses jupes.... Elle alla droit à l'écurie, et, calmant avec de bonnes paroles les chevaux qui tiraient sur leurs chaînes: «—Ho! Griset! oh! tout doucement! Noiraude!... Beau! beau! Cabri!» elle chercha, suspendus aux crocs de bois, les harnais du cheval de Pastorel.

Aisément, elle les trouva.

Elle prit le séden (sédène), et l'emporta.

Le séden est une corde faite avec le poil de la queue des cavales.... Le séden est essentiellement camarguais. Fait en Camargue, il n'en doit pas sortir. Vendre un séden est une faute de patriote. Le séden sert de lasso et de licol. De la solidité du séden pouvait dépendre le succès et même la vie de Pastorel, quand il s'en servirait pour prendre Sultan. Ce séden était noir et blanc.... Zanette, toujours suivie des deux grands chiens, l'emportait.... Où donc?

Elle alla droit à la chapelle et l'ouvrit. Les chiens entrèrent.

Elle posa sa lanterne sur l'autel. La clarté de la lanterne frappa le visage d'or de Notre-Dame qui se fit resplendissant. Ce visage de lumière souriait. Zanette passa derrière l'autel, monta sur une chaise, et du séden noir et blanc, elle fit à Notre-Dame une ceinture dont un bout, traînant à terre, serpentait jusqu'à la porte et même jusqu'au dehors.

Puis la petite revint s'agenouiller et pria, avec ses deux chiens couchés près d'elle, leurs museaux appuyés sur les plis débordants de sa robe....

—Bénissez-le, le séden de Jean! murmurait-elle. Bénissez-le, qu'il n'aille pas rompre! Souvenez-vous, ô Notre-Dame, qu'il a été votre ceinture et qu'il est maintenant sacré.

Puis, elle alla doucement remettre le séden où elle l'avait pris.

Comme elle sortait de l'écurie, les chiens donnèrent des marques d'inquiétude....

—Martégas! songea-t-elle.

Et vivement elle rentra dans la ferme.


XIX

A QUI LE CHEVAL?

C'était Martégas. Maître Augias guettait son arrivée. Il lui était venu en l'esprit que, s'il n'était pas surveillé, ce Martégas pourrait bien jouer un vilain tour à Pastorel,—ou à son cheval, ce qui serait même chose.

Augias alla donc avec Martégas, qu'il ne quittait pas de l'œil, soigner sa bête à l'écurie.

Puis on rentra à la ferme, pour casser la croûte, boire un coup, «tuer le ver». Et en route!

Martégas ne dit rien à Zanette, qu'un simple bonjour, mais il fut content de voir qu'elle s'apprêtait au départ.

Et quand, après le café, on prit l'eau-de-vie, en bourrant la pipe:

—Nous n'aurons pas à aller bien loin, dit Augias, j'ai fait porter l'ordre à la manade de se rapprocher le plus possible d'ici. Nous la trouverons près d'une de nos vignes, au quartier du Campas.

—Bon! dit Martégas, mais ne sommes-nous que deux?

—Deux seulement, dit Augias.

—Qui commencera? dit Martégas, narquois.

—Pastorel! répliqua vivement Augias.

—Suis-je donc un âne?... Si Pastorel commence, je n'ai donc plus de chance.

—C'est son droit, dit Augias gravement. Si tu commences, en aura-t-il davantage?

—Peut-être, dit Martégas.

Pastorel savait bien qu'il n'avait aucun droit de priorité; il lui déplut de demander le succès à la ruse. Il regarda Zanette....

—Commence si tu veux, Martégas! dit-il dédaigneusement, ce n'est pas toi qui l'auras!

—C'est ce que nous verrons!

—Nous le verrons!

Augias trouva Pastorel imprudent:

—Commencez ensemble, dit-il. Chacun sur sa bête. A qui l'aura le plus tôt.

Pastorel fronça le sourcil.

—Non! dit-il, chacun des deux pourrait faire du tort à l'autre. Il faut être libre de ses idées en pareille affaire, et de ses mouvements.... Travailler ensemble à prendre le cheval ce serait se gêner, se contrarier, et l'on n'en finirait plus, ensuite, de se faire des reproches.

—Tu commenceras donc, Jean! dit le vieux.

—J'ai dit ce que j'ai dit. Martégas commencera.

Pastorel, qui connaissait à peine Martégas, le jugeait trop pesant pour pouvoir évoluer à cheval avec la rapidité, la souplesse, la brusquerie nécessaires ce jour-là.

Martégas se jugeait de même. De plus, il ne trouvait pas en assez bon état son propre cheval, depuis la chute de l'avant-veille.

—Eh bien, dit-il, écoutez. Je commencerai le premier, ce sera mon avantage. En échange, j'aurai pour désavantage d'être à pied. Si je parviens à toucher de ma main le cheval qu'il faut prendre, sans parvenir à le lier aussitôt, ce sera le tour de Pastorel, et de même il en sera pour lui.

Ainsi fut convenu, malgré Augias, sur les instances de Jean.

Jean avait l'air plein de confiance, et cela réjouissait Zanette, qui, comptant bien aussi sur Notre-Dame-d'Amour, regardait le séden de Jean se balancer à l'arçon.

Quelques minutes plus tard, Zanette et son père, Jean Pastorel et Marius Martégas, tous les quatre, galopaient dans la vaste plaine à la recherche de la manade....

Sournoisement, la petite fille comparait Pastorel à Martégas, et souriait, contente.

Les saladelles violacées s'étendaient devant eux comme un réseau frêle à travers lequel on voyait la terre grise, parfois l'argile et parfois le sable çà et là blancs de sel.

De loin en loin, des touffes de tamaris qui semblaient des bouffées de fumée d'un vert pâle, un peu rosée, tant sont fines feuilles et fleurs. Puis, une roubine ou un fossé à traverser. On lâchait la bride aux chevaux qui, à leur gré, sautent les fossés ou y descendent, la tête au fond, la croupe en l'air, par des sentiers qu'ils connaissent pour les avoir fréquentés au temps de leur enfance sauvage et libre. Aussi loin que la vue s'étend, la plaine plate, l'île à peine élevée au-dessus du niveau de la mer, de la mer qu'on devine là-bas, vers le sud, à la couleur du ciel qui se colore imperceptiblement des transparentes buées sans cesse exhalées des eaux. Au nord, le feston estompé des Alpilles. A l'est et à l'ouest, au bord des deux Rhônes, la dentelure des aubes et des ormeaux, noyée dans le brouillard qui s'élève du double fleuve.

—La manade! cria le père Augias.

Dans un marais en contre-bas, parmi les canéous et les siagnes, la manade paissait. Les aigues, le cou allongé vers le sol, arrachaient à lèvres tendues les tiges menues des roseaux, puis, relevant la tête, les oreilles attentives et mobiles, regardaient l'espace, humaient l'air salin, respiraient la vie, en fouettant de leurs queues traînantes leurs croupes et leurs flancs grisâtres. Des poulains se mordillaient l'un l'autre au cou, à la crinière. Des étalons, inquiets d'eux-mêmes, tournaient autour des cavales avec de petits hennissements sourds, comme s'ils voulaient plaire, et préluder par des grâces à la violence des caresses. Les taureaux, pour la plupart, s'étaient couchés, leurs pieds sous le poitrail, les genoux sous le mufle qui bavait en longs fils de cristal étincelant. Trois gardians droits sur leur selle, la pique à l'étrier, regardaient, immobiles, le troupeau qu'ils trouvaient beau, la lumière dont ils étaient réjouis.

Tout à coup, au beau milieu du troupeau, une tête de cheval émergea.

—C'est lui! dit Augias.

—Pardi, répliqua Pastorel. Pas difficile à deviner. Je n'ai jamais vu son pareil. Comment l'appelez-vous, ce cheval?

—Le Sultan, firent d'une seule voix Zanette et son père.

L'œil de Martégas s'alluma de convoitise.

—Je le vendrai bien mille francs! songeait-il, en maquignon.

On ne s'occupait pas de lui.

Le Sultan, flairant les nouveaux venus, donna des signes d'inquiétude. En quelques bonds il s'écarta du troupeau, puis s'arrêta bien campé sur ses quatre jambes nerveuses, le col haut, la gorge renflée, toute frémissante. Il était sorti du fond du marais et, ainsi debout sur un monticule du bord, il se découpait en plein ciel, et l'on voyait son poitrail bien large et la courbe fière de l'encolure et la finesse de sa petite tête sèche et sa queue très relevée, qui frappait sa croupe avec une allure féline....

—A moi! dit Martégas.

—C'est convenu, dit Pastorel. Que veux-tu qu'on fasse?

—Faisons-le rentrer parmi le troupeau; c'est là que j'irai le prendre.

Les gardians obéirent. Le troupeau fut cerné. Le Sultan se réfugia au beau milieu.

Martégas attacha son cheval à un tamaris, prit son séden, qu'il garda dans sa main gauche tout prêt à être passé au cou de l'étalon, et marcha vers le troupeau, lentement, l'œil sur l'animal qu'il voulait capturer.

Les six cavaliers, Zanette comprise, devaient se porter ici ou là, selon les mouvements de la manade qu'il fallait empêcher, s'il était possible, de se dérober. Si elle s'échappait, on la rejoindrait.

—Souviens-toi des conditions! cria Pastorel. Si tu le touches sans le lier, s'il t'échappe, c'est mon tour!... Je cours dessus tout de suite!

Attentif à sa manœuvre, Martégas ne répondit pas.

En ce moment, la passion du chasseur l'occupait seule; il oubliait tout le reste.

Très lentement il entra dans la manade où se firent des mouvements inquiets et confus. Il était là dedans, pressé parfois par les flancs et les encolures, effleurant des crinières de sa main droite, s'abritant derrière une croupe pour avancer d'un pas vers Sultan sans être vu, sans l'effaroucher. Et si lentement, si posément il marchait, que bientôt le calme se fit dans le troupeau, dont plusieurs bêtes étaient à demi familières. Celles-ci, Martégas les reconnaissait à leur allure; il les approchait, les flattait, les mettait en confiance. Et comme c'étaient elles qui, le plus souvent, menaient les autres, la manade entière restait là, en attente.

A ce moment Martégas était arrivé à quelques pas de Sultan. Sultan regardait, la tête haute, immobile, les gardians qui cernaient la manade. La manade tout à coup se resserra un peu autour de l'étalon. Il ne bougea pas. Martégas, pour le tromper, s'éloigna de lui, puis tourna de manière à aller sur lui de face.... Sultan le laissa approcher, puis marcha vers l'ennemi. Martégas prépara son lasso.... On vit le séden onduler en l'air... mais le diabolique cheval avait fait une brusque volte-face et, d'un coup de pied médité, il frappait l'homme à la cuisse; aussitôt il détala, au trot.

La manade le suivit; les chevaux sautaient par-dessus Martégas blessé, hors de combat, gisant en silence dans la fange du marais. Il n'avait rien de cassé.... On ne songea plus à lui.

La manade s'arrêta devant les six cavaliers accourus, mais l'étalon passa à travers la ligne de l'ennemi. Il choisit pour s'échapper le côté qui, à dessein, semblait le moins gardé; il vint passer près de Pastorel.

Dès que Sultan eut pris son parti, Pastorel enleva sa bête au galop, joignit en quelques bonds le cheval sauvage et lui jeta autour du cou son séden, dont l'autre extrémité était solidement fixée autour du haut troussequin qui forme le dossier des selles à la gardiane. Pendant que le séden se déroulait, Pastorel manœuvrait son cheval de façon que la corde se tendît progressivement, sans secousse, sans rompre; elle se raidit enfin; ils s'arrêtèrent.

...Oh! comme Zanette, là-bas, attentive, immobile, les yeux ardents et fixes, remerciait Notre-Dame!

La bête était prise. Ce n'était rien. L'homme regardait le cheval hagard. Tout à coup, Pastorel lança sur Le Sultan son cheval enlevé sur place au galop. Le séden détendu toucha la terre, entre eux. Le Sultan bondit pour fuir, mais le cavalier avait tourné bride, et quand la corde se raidit de nouveau, elle attira brusquement le cheval sauvage au moment où il n'avait plus de point d'appui.... Il s'abattit, étonné, et demeura sur place, vaincu.

Pastorel se rapprocha de Sultan, prêt à recommencer cette manœuvre s'il se relevait; il ne se releva pas.

La violence de la secousse et de la chute, l'étonnement, la terreur visionnaire, paralysèrent une seconde l'animal étouffé, car il avait été pressé à la gorge rudement.

Alors, sautant à bas de son cheval, à l'arçon duquel il prit bride, filet et caveçon, Pastorel, tenant le séden, s'assit par surprise,—pesant de tout son poids,—sur l'encolure de la bête couchée. Les quatre pattes étendues tremblaient. Sans se relever, le gardian, en un clin d'œil, passa le fer d'un filet dans la bouche béante du cheval, et le coiffa de la têtière.... L'animal, toujours sur le flanc, se débattit sous l'homme qui comprimait sa tête contre terre, il chercha à se soulever, raclant la terre de ses sabots, piétinant le vide, ruant.

—«Notre-Dame-d'Amour!» cria tout haut Zanette tremblante et pleine d'admiration, les yeux démesurément ouverts comme pour mieux voir. Elle admirait, bouche bée, et son fichu aux mille plis se gonflait et s'abaissait par coups précipités.

Tout sellé comme il était, le cheval de Pastorel courut se mêler à la manade, broutant avec elle.

Quand le Sultan se releva, Jean Pastorel était sur son dos!

Alors, une véritable fureur saisit l'étalon. Il se secoua, se cabra, s'enleva en des ruades folles, se détacha de terre, les quatre pieds en l'air, et une fois en l'air il se tordait, ondulant comme un marsouin, en brusques saccades des reins et des flancs, retombait à terre pour rebondir.

Jean, son petit feutre cloué sur la tête, laissait faire, rivé au dos de la bête, les jambes pendantes, la pointe des pieds basse, comme vissé par les genoux, les mains hautes et légères, un peu narquois jusqu'à laisser voir un sourire dans sa fine moustache noire. Parfois, une détente des reins de la bête lui faisait quitter le cheval.... On voyait le cavalier lancé en l'air, jambes ouvertes, et il retombait à cheval avec une telle précision qu'on eût dit un jeu appris et souvent répété par avance. Sultan, mâté tout debout, fit mine de se renverser en arrière. Pastorel, de la main gauche, embrassa l'encolure, et le visage appuyé contre le col de sa bête, il tendit le bras droit et tira de haut en bas sur la bride. Dix fois au même mouvement de l'animal il fit la même réponse. Une fois, il saisit à poignée le séden et le mit comme une menace sous l'œil du Sultan qui se reprit à trembler. Sultan voulut tout à coup partir en avant, au galop; le cavalier le retint et le maintint. Alors la bête dansa sur place, relevant alternativement chacun de ses quatre pieds avec une rapidité extrême, sans avancer ni reculer d'un pouce. Pastorel activa ces mouvements dès qu'il les vit près de s'arrêter. Il retenait au contraire le cheval pendant qu'il le touchait de l'éperon légèrement; puis, quand il le jugea un peu dominé déjà, il le pressa des genoux et rendit la main.... Ils s'envolèrent.

En un clin d'œil, les six spectateurs, du haut de leurs bêtes, ne virent plus au loin qu'un cheval minuscule, un imperceptible cavalier.... Et ce cheval et ce cavalier tournèrent et décrivirent autour d'eux une courbe immense, une fois, deux fois, qui alla se rétrécissant en spirale jusqu'à revenir juste au point de départ.

Le Sultan était couvert de sueur. Ses naseaux s'ouvraient et se fermaient en claquant, on voyait au dedans deux rougeurs de feu, il suait. L'écume tombait à gros flocons de sa bouche. Son œil dur lançait une flamme oblique. Les quatre pieds étaient comme enracinés au sol. On voyait qu'il s'avouait vaincu pour cette minute seulement. L'homme, lui, ne semblait pas plus fatigué qu'au départ, ni plus étonné.... Il se mit à rire.

—Tu es un terrible, Pastorel! dirent les cavaliers.

—Bravo, Pastorel! dit le père Augias. Le cheval est tien, mais crois-moi, je connais la bête, ça n'est pas fini entre elle et toi. Le Sultan est rancunier. Tant que tu es sur son dos, étant le cavalier que nous avons vu, tu ne crains rien. Toutes les fois que tu seras à terre, méfie-toi!

—Maître Augias, dit-il, je vais emmener le cheval, il est mien maintenant, et j'en suis fier. C'est un fameux présent que vous m'avez fait là!.. Je vous remercie. Je l'emmène donc tout de suite, pour le dépayser dès le premier jour. Voulez-vous faire ramener le mien chez moi? J'aurai demain matin besoin de ma selle pour Sultan.

—Ce soir, dit Augias, ton cheval sera chez toi. Regarde-le; il broute tout sellé parmi les aigues et les taureaux....

—Tiens! fit un des gardians, où donc a passé celui de Martégas?

Tous s'aperçurent alors que Martégas, sans doute pour ne pas assister au triomphe de son rival, avait disparu.

—Que Dieu le bénisse, dit Augias, ou que le diable l'emporte! Il a bien fait. Je l'avais assez vu. Adieu, Pastorel.

—Adieu, monsieur Pastorel, fit Zanette... je suis bien contente que ce soit vous!... Oh! de sûr, bien contente!

Ils se parlaient de loin; Pastorel flattait légèrement de la main Sultan dont toute l'attitude, dont le regard surtout, disaient la méfiance et la rancune.

—Adieu tous, merci; je reviendrai bientôt vous voir, maître Augias.... Bientôt... insista Pastorel en regardant Zanette dont le cœur sautait.... Il faut, aujourd'hui, que je le fatigue.... En avant, Sultan!

—Dzira! susurra Zanette, en voyant Sultan s'élancer, après quelques bonds désordonnés, dans une course furieuse.

Griset se porta en avant comme pour suivre Pastorel. C'est qu'il imitait, ce Griset, le cœur même de Zanette qui, d'un élan fou, suivait Sultan et son nouveau maître....

Elle retint son cheval et aussi son cœur, mais non ses regards qui ne se détachèrent de l'horizon lointain que lorsque le hardi cavalier s'y fondit comme un flocon nuageux emporté par le mistral.


XX

DEUX BONNES AMES.

Rosseline, depuis sa querelle avec Zanette et la correction que lui avait infligée Martégas, n'était plus tout à fait la même femme. Non pas qu'elle fût plus maîtresse de ses volontés, mais la direction générale de ses pensées vers le mal s'était affirmée. Ce n'était plus, au même degré, une inconsistante. Elle ne savait pas plus qu'autrefois ce qu'elle désirait, ce qu'elle espérait; elle n'avait ni but défini, ni plan précis; en ceci elle était la Rosseline d'autrefois, mais tout en elle était tourné aux violences, aux vengeances, aux vœux de colère et de haine. Elle avait pris de la vitesse sur les pentes du mal. C'est en cela qu'elle était nouvelle. Les éléments mauvais, jusqu'alors en puissance, cachés en elle et comme subordonnés, avaient pris le dessus dans son cœur obscur.... Sous l'influence de circonstances différentes, peut-être seraient-ils restés endormis.... Maintenant, elle laissait ses instincts de malignité dominer.

Elle était nettement devenue méchante. Que voulait-elle? Tout à la fois, tout ce qui semblait inconciliable, pourvu que ce fût violent et mauvais.

Pour l'exciter aux rages, pour la précipiter du seul côté de la malice, il avait suffi du face à face avec cette petite, si jolie, si aimable. Jalousie, envie, avaient fait lever et s'épanouir dans son cœur les germes vénéneux qui fermentaient. Les menaces de Zanette, les coups de Martégas avaient provoqué en elle la mauvaise bête qui, maintenant, était déchaînée. Tout en elle était confus toujours, mais tout ce confus était décidément le Mal.

Elle n'aimait pas Martégas, mais elle se rappelait avec une sorte de volupté la terreur qui l'avait secouée, sous le poing de cet homme qu'elle n'aimait pas!... Que ferait-elle de lui? Son instrument peut-être; et «faire marcher» un homme si terrible, en lui refusant tout, ne serait pas un plaisir moindre que lui être soumise.

Elle n'avait jamais aimé Pastorel, assez du moins pour lui sacrifier un seul de ses caprices, mais il lui déplaisait d'être abandonnée par lui si dédaigneusement, pour une frêle, une insignifiante personne, qui, à côté d'elle, n'est-ce pas, ne pouvait prétendre à paraître belle? Volontiers, elle l'aurait repris, ce Pastorel, fût-ce pour le rejeter dédaigneusement à son tour.... Même elle comptait bien le reprendre et le faire souffrir d'amour.... Si elle avait été battue par Martégas, c'est Pastorel, le gueux, qui en était cause!—«Il me le paiera!» Cela ne regardait ni Pastorel ni personne, si les coups ne lui étaient pas tout à fait odieux, ne lui faisaient pas seulement du mal, chose dont elle ne voulait pas convenir avec elle-même. Il fallait donc aussi se venger sur Pastorel de ces coups dont il était la cause, et que, ravie au fond, elle aurait eu honte d'avouer, tout simplement parce qu'il est entendu qu'être battue est humiliant.

Quant à Zanette, c'était la rivale triomphante, aimée ou désirée des deux hommes! Elle la disait insignifiante et la trouvait jolie au possible! Volontiers Rosseline l'eût déchirée. Et puis, c'était une vertueuse. On l'épouserait, elle!... A cette idée, Rosseline frémissait. Oh! la faire déchoir, cette enfant, de son titre de fille honnête, de fiancée heureuse et candide!... Ce Martégas semblait fait exprès, si violent, si fort. Elle l'avait lancé sur le gibier. L'atteindrait-il? Sa curiosité diabolique était excitée autant que son dépit de vengeance. Quelle joie elle aurait à dire à Jean: «Elle ne vaut pas mieux que moi, ta Zanette! Sa vertu? au ruisseau! comme le chiffon de soie, la cocarde bleue, que tu lui avais donnée, et que j'ai su lui reprendre!»

C'était là quelques-unes des pensées de Rosseline.

Quant à Martégas, il commençait à croire que la conquête de Zanette lui serait aussi impossible que celle de Sultan.

Deux fois, en trois jours, il venait, devant la petite, d'être vaincu comme cavalier et un peu ridicule. Il avait la rage au cœur, et, sans s'arrêter à aucun, il roulait plusieurs projets de vengeance. Il n'abandonnait pas l'idée d'avoir un de ces matins Zanette à merci, par surprise, ne fût-ce que pour mettre au désespoir son ancien maître détesté, maître Augias, et son rival deux fois heureux, Pastorel. Oui, il l'aurait tôt ou tard, cette insolente Zanette, mais quand? La résistance serait longue! Et il sentait le péril d'une telle victoire, comme il en reconnaissait la difficulté.

Rosseline lui échapperait donc? il n'en prenait pas son parti. Moins il entrevoyait de chances d'atteindre bientôt Zanette, plus sa pensée revenait à la belle Arlèse qu'il avait tenue sous lui, toute frémissante de colère, qu'il avait battue, dont il se sentait le maître.

—Elle m'a fait des conditions? Bah! c'est des mots en l'air.... Elle est à moi, celle-là du moins.

Et certain que Rosseline aurait, par le bruit public, le récit détaillé de sa déconvenue et du succès de Pastorel, il alla tout droit, prudemment, conter lui-même à la belle cabaretière, comment il s'en était fallu de peu qu'il se rendît maître du cheval indompté et de la sauvage fillette.

Il commença par dire comment, la veille, son cheval fatigué l'avait trahi, était tombé sur l'argile glissante, comment, enfin, Zanette lui avait échappé.

—Sans cela, tu étais vengée! acheva-t-il avec un gros rire, et, le soir même, je pense, tu m'aurais payé.... Dette de jeu, c'est sacré.

Mais Rosseline ne voulut voir dans la chute de Martégas que la maladresse et le ridicule.

—Pauvre cavalier! disait-elle en montrant, dans un fou rire, toutes ses dents...—Pauvre cavalier!... Comme tu devais être drôle, dans cette boue glissante, roulant sur ton derrière!... c'est bien la peine d'être si fort!... Ah! ah!

Il rageait, sombre, buvant verre sur verre; il avait envie de la battre encore,—mais il y avait des témoins.... Il conta alors la journée dernière, son essai malheureux pour prendre le cheval.... Et, afin d'être excusé, il altérait un peu la vérité: «Il y avait eu un coup monté contre lui. Au moment où il allait capturer le cheval, Pastorel, qui n'était pas loin, l'avait, d'un geste, effarouché.... Il donnait avec abondance ce qu'on appelle les excuses du chasseur. Du coup de pied qu'il avait reçu, il ne parla même pas; il avait bien trop peur de la voir rire encore, se moquer de lui impunément! Le pis, c'est qu'elle n'avait pas tort de rire! il en convenait avec lui-même, rageusement. Ses deux mésaventures l'exaspéraient; il ne les pardonnerait ni à Zanette ni à Pastorel, jamais!

Et il répétait: «C'est un coup monté!»

Rosseline l'écoutait, en hochant la tête. C'était le soir, très tard. Deux ou trois buveurs attardés ne s'en allaient pas.... Martégas s'en impatientait, mais il pouvait, le pauvre! attendre longtemps leur départ: Rosseline les avait priés de rester, et l'un d'eux, pour lui obéir, avait de bonnes raisons....

—Vois-tu, disait Martégas, j'ai bien eu un instant l'idée de lui jouer un méchant tour. Pendant que tous ils regardaient (comme s'ils n'avaient jamais rien vu!) ce gueux de Pastorel filer sur son cheval,—pas si terrible qu'on le disait, ce cheval!—j'avais envie de faire ce qu'un jour déjà je fis à un autre, qui en demeura longtemps bien malade.... L'ancien cheval de Pastorel broutait, tout sellé, parmi la manade. A un moment, il est venu tout à côté de moi, et,—vois,—je tenais toute préparée ma main dans ma poche, et dans ma main ce petit caillou dur, un vrai marbre.... Ça n'est pas gros, non, mais ça a plusieurs pointes fines.... De quelque côté qu'on le pose,—regarde,—il porte sur des pointes.—Un vrai oursin, ce caillou.... Eh bien, je n'avais—comprends-tu—qu'à le glisser, au beau milieu du dos de sa bête et, dans le milieu de la selle, à l'endroit où elle ne touche pas.... Et dès que l'homme serait monté, le poids aurait suffi pour faire entrer sur l'échine du cheval les pointes,—tu comprends?—les pointes du mignon caillou.... On aurait vu alors si le dompteur de chevaux sauvages se serait rendu maître d'un cheval apprivoisé! L'animal le plus doux deviendrait féroce, avec ça dans la peau! Mon homme, je t'assure, aurait fait connaissance avec la boue du marais ou les pierrailles du chemin!... Le Sultan, je parie, lui aurait cassé la tête!

—Je t'aurais tué, si tu avais fait ça! dit-elle violemment.

Le pauvre Martégas la regarda d'un air ahuri....

Rosseline, les yeux fixes, se prit à songer.... Elle fit un mauvais songe....

Elle voyait Zanette et Pastorel, ensemble, et ils riaient, heureux, et se moquaient d'elle.... Et, passant brusquement d'une impression à une autre toute contraire:

—Pourquoi n'as-tu pas fait ça? demanda-t-elle d'une voix sourde.

Martégas la regarda encore d'un air stupide, et comprenant de moins en moins; il se remit à boire.

Elle avait pris le petit caillou, l'examinait curieusement, le faisait tourner entre ses doigts, sur deux des pointes,—en souriant, maligne.

—D'abord, j'étais trop en vue, pour le cas où quelqu'un d'entre eux se serait retourné, dit Martégas.... Puis, j'ai réfléchi que sans doute il rentrerait chez lui monté sur le Sultan. Alors, un des gardians lui aura ramené son ancien cheval. C'est probable. Et c'est ce gardian là qui aurait dansé la danse! Ça, ce n'aurait rien été, mais le mal, c'est que la mèche, vois-tu, aurait été éventée.... J'ai préféré attendre.... L'avenir est long.

Après un silence, il reprit, en glissant un bras autour de la taille de Rosseline:

—J'ai fait de mon mieux, ma belle!... je mérite, voyons, quelque petite chose... un peu de récompense....

—Donnant, donnant! répliquait-elle, narquoise. Je ne t'aime pas, je ne te dois rien. Fais seulement ce que je t'ai dit.

Il frappa la table du poing.

Les clients qui, là-bas, jouaient aux cartes, la rassuraient. Elle reprit, d'un ton plus gouailleur, en le regardant de côté:

—Tu me tenais l'autre jour.... Quand on tient la poulette, il faut la plumer.... A présent il faut me gagner. Tu sais le moyen. Emploie-le.... Tu me tenais, et tu me tenais bien,—je te dis,—moi qui suis une gaillarde!... Qu'est-ce que c'est que cette petite, entre tes mains? Une alouette! un rien du tout. Tu la porterais d'une main, à bras tendu.... Tu n'en feras qu'une bouchée.... Débrouille-toi, je n'ai qu'une parole!

Il était minuit. Les gendarmes, en rentrant en ville, virent le nouveau cabaret ouvert, cognèrent à la vitre et entre-bâillèrent la porte.

—C'est l'heure des procès-verbaux! dit le brigadier. «Les minuit» sont sonnés.... Pour cette fois, nous fermerons les yeux, mais, vous, fermez la boutique.... Ah! te voilà,—Martégas?—On te retrouve dans tous les bons endroits, hein?

Il fallut, bon gré, mal gré, quitter la partie.


XXI

LE PLAT DE LENTILLES.

Il revenait souvent à la ferme de la Sirène, Jean. Il arrivait, fier, monté sur le Sultan. Il ne l'enfermait jamais; il l'attachait à un arbre, fortement, avec le séden. Le tronc de l'arbre, un vieux tamaris, à un mètre du sol se divisait en trois maîtresses branches. Dans l'enfourchure, Jean, un moment avant de repartir, plaçait un peu d'avoine. Il détachait Sultan avant que l'animal eût fini de manger, se mettait en selle par surprise et disparaissait bientôt, suivi du regard de Zanette.

Jean, de taille moyenne, mais plutôt grand que petit, sec, nerveux et très vigoureux, se plaisait à voir cette jeune fille, mignonne comme une véritable enfant. L'idée de la soulever entre ses mains, pour élever le joli visage jusqu'à sa bouche, lui était venue vingt fois. Et puis, il ne pouvait la regarder, ses yeux ne tombaient pas sur les yeux de Zanette, sur l'entre-bâillement des fichus, où un peu de la poitrine se laissait voir, doucement remuée par le souffle égal, sans qu'il se rappelât le jour où il l'avait surprise habillée seulement d'eau et de blanche écume, puis, au sortir des vagues, courant sur le sable, toute blanche et toute emperlée de gouttelettes d'eau qui étincelaient au soleil.... Il revoyait toujours cela et jamais, non jamais encore, il ne lui en avait parlé.

—C'est vous, monsieur Jean?

—Oui, demoiselle; où est votre père?

—Au travail, là-bas.

—Je venais lui montrer le cheval. Il est sage comme une image.

—Il faut vous méfier, toujours.

—Toujours je me méfie, demoiselle... des chevaux comme des femmes.... C'est un peu traître, des fois.

—Vous êtes méchant!

—Que non! vous le savez bien. Coup de pied de cheval—fait moins mal peut-être que blessure d'amour....

—Vous voulez rire, Jean!

—Je ne ris pas, pas du tout, Zanette!

—Alors, il obéit, le Sultan, comme vous voulez?

—A peu près, j'ai mes moyens.

—Et qu'est-ce que vous lui faites?

—Je lui fais désirer l'avoine, et moi seul je la lui donne.... Il me sera reconnaissant.

—Qui sait? Peut-être il vous en veut plutôt d'avoir à l'attendre, qu'il ne vous a reconnaissance de la recevoir.

—Je le crains! C'est ainsi encore, mais ça changera....

—Ah! c'est ainsi encore? Comment le savez-vous?

—Regardez, Zanette.

—Non! non! ne l'approchez pas par derrière!...

Pastorel alla vers le cheval, assez loin, assez près, et il tendit le bras comme pour caresser la croupe. Le Sultan tourna à peine la tête comme s'il voulait que ce mouvement ne fût pas vu. Il jeta en arrière un coup d'œil oblique, jugea la position du gardian et, portant brusquement sa croupe un peu de côté, il détacha vers l'homme un maître coup de pied. Jean, sur ses gardes, l'esquiva.

—Voilà, dit-il, comment nous sommes amis!

Zanette, assise sur le banc de pierre, au seuil de la ferme, au soleil, un plat sur ses genoux, triait des lentilles. Elle en prenait quelques-unes dans le plat, les mettait sur sa main où elle les éparpillait du doigt, enlevait les pierrettes, puis soufflait pour faire partir les grains de sable. Celles qui étaient triées, elles les mettait au creux de son tablier.

Jean vint s'asseoir près d'elle. Ils se turent longtemps. Elle se sentait aimée. Elle était bien là, près de lui, et lui tout content près d'elle. Il regardait le profil de sa joue penchée; et, sur le contour de cette joue, la lumière irisait un duvet pareil au duvet des pêches. Il songeait que ce visage avait, des pêches sur l'arbre, la fermeté, la couleur, rose, blanche, même verte un tout petit peu,... et que sans doute aussi il en avait la bonne odeur....

—Zanette?

—Monsieur Jean?

—Est-ce que, derrière moi, en croupe, vous le monteriez, Sultan,—comme vous avez monté, un jour, mon cheval?... N'auriez-vous pas peur?

—Avec vous, non, monsieur Jean, je n'aurais pas peur, peur de rien—jamais, il me semble.

Elle avait répondu comme en rêve, malgré elle, sans réflexion, parce que, pour trier ses lentilles, elle avait la tête baissée, et qu'elle ne voyait pas le regard du jeune homme.

Il se sentit secoué d'un frisson, et, la voix toute troublée, il dit avec une oppression:

—Vous n'auriez peur de rien, avec moi? C'est vrai? C'est bien vrai, ça?

—C'est vrai, dit-elle.

Elle leva les yeux. Elle le vit debout. Il la saisit par la taille, brusquement l'éleva vers lui, comme une enfant... et il couvrait de baisers le joli visage, partout; ses lèvres allaient du front au cou;... la rude moustache se prenait aux cheveux follets.... Et que dit-elle à la fin? Seulement trois mots, trois mots seulement:

—Oh! mes lentilles!

Les lentilles étaient à terre, sur les dalles du seuil, éparpillées, celles qui étaient triées et les autres... et le plat cassé en vingt morceaux!

—Oh! mes lentilles!

Alors, il la reposa à terre, devant le banc où elle s'assit. A genoux devant elle, il ramassa les lentilles à poignées, avec un peu de poussière, et chaque fois qu'ils se regardaient ils se mettaient à rire comme des fous.

—Il faudra les mettre dans l'eau! fit-il.

—Pour sûr, dit-elle.

Et, en lui tendant la dernière poignée, comme elle avançait la main, il retira un peu la sienne pour qu'elle le regardât.... Elle vit qu'il était devenu très grave.

—Si vous voulez, mademoiselle Zanette, je vous le ferai monter pour aller à Saint-Trophime, en Arles, le jour de notre mariage?

—Nous serions fiers, dit-elle, en habits de fête, sur ce cheval de roi!

—Alors, c'est dit?

—Demandez à mon père.

Le rude compagnon,—toujours à genoux, à cause des lentilles,—prit dans sa forte main le tout petit pied de l'enfant, et dévotement le baisa, comme on baise la châsse aux Saintes-Maries-de-la-Mer.

—Je le comprends, que je t'aime! fit-elle.

Son sein battait très vite, très vite.

—Alors, fit-il, je suis avec Dieu.

Elle se leva:

—Je vais les mettre dans l'eau.... Vous en mangerez avec nous, monsieur Jean?

—Pardi! j'ai à parler à ton père. Je n'aime pas languir. Beau fruit sur l'arbre est trop en danger d'être volé!

Longtemps, ils se regardèrent, assis l'un près de l'autre, se tenant les mains.

—Et quand m'as-tu aimée, Jean?

—Quand je t'ai vue habillée d'eau, Zanette, d'eau bleue et d'écume blanche, et puis, sur le rivage, jolie comme une reine, toute vêtue de perles....

C'était la première fois qu'il rappelait ce souvenir.

—Tais-toi, méchant!

—C'est pour te taquiner, dit-il. Tu sais bien que tu m'avais plu avant. Sans ça, t'aurais-je donné la cocarde, aux fêtes de Meyran?

Elle fronça le sourcil, se rappelant Rosseline, trop oubliée peut-être.

Il ne s'en aperçut pas, et reprit:

—Tu fus reine aussi, ce jour-là.... Elle est à moi, la reine, maintenant.

—Oh! pas encore.

—Non, mais bientôt.... Et toi, quand t'ai-je plu, Zanette?

—Le jour des fêtes tout d'abord, et puis surtout quand tu as vaincu le cheval.... J'aurais voulu être avec toi, avec toi m'envoler sur cette bête farouche dont tu faisais tout ce que tu voulais. Oui, vous aviez l'air tous deux de vous envoler et j'aurais voulu être avec toi comme le jour de la baignade. J'étais fière à l'idée qu'un si courageux m'aimerait.... Et tu ne sais pas?... Eh bien,—acheva-t-elle avec un sourire malicieux,—eh bien... j'y comptais!

—Ah! coquine!

Le père Augias fut consentant; ils se fiancèrent.


XXII

TOUJOURS.

Ils s'étaient plu d'abord parce qu'ils étaient jeunes, beaux et forts, et que leur âge voulait ça. Une fois fiancés, ils causaient, durant des heures, de leur passé, de leur enfance, de leurs père et mère; et, peu à peu, une tendresse douce se mêla au désir ardent, un peu âpre, de leur jeune cœur.

—Où allais-tu à l'école, quand tu étais petitette? Comment était ta mère?... Ah! oui! je l'ai connue! Elle était si brave! Je me souviens qu'une fois....

—Tu l'as connue, Jean?

—Oui, oui, je m'en souviens maintenant!

Et il parlait,—ravi de rattacher sa vie passée à celle de Zanette, voulant à tout prix l'avoir aimée avant ce jour de la baignade, qui les avait rapprochés pour jamais.

—Un jour, à la procession des Saintes, est-ce que—voilà cinq ans—tu n'étais pas en tête des filles, toute habillée de blanc, avec des lys dans ta main?

—Oui, Jean.

—Eh bien, je t'avais remarquée! Tu n'étais qu'une enfant alors. Mais si jolie, tout près d'être, comme tu es aujourd'hui, une demoiselle bonne à marier.

—Pas possible qu'alors tu m'aies remarquée! et que tu t'en souviennes!

—Si! si, il y a des souvenirs comme ça.... Et tiens, veux-tu la preuve? Quand la procession sortit des Saintes (mes souvenirs, à mesure que je te parle, reviennent), ...à la sortie du village donc, les bohémiens se disputaient autour du bateau que les jeunes hommes portaient sur leurs épaules et où les Saintes, en bois sculpté, luisaient de dorure au soleil; ils voulaient, tous à la fois, toucher la barque et les manteaux d'or des Saintes; et toi, tu fus poussée par l'un d'eux. Tu fis un petit cri... et—souviens-toi—un homme prit un de ces bohémiens, celui qui était le plus près de toi, et l'envoya, d'un coup d'épaule, rouler dans le sable.... Eh bien! cet homme, c'était moi!

—Comment! c'était toi, Jean!... oui, je crois bien! je me souviens de ça.

Ils bavardaient ainsi, trouvant drôles ces souvenirs qui déjà étaient de l'amour, et qui s'étaient effacés, perdus, et que l'amour leur rapportait....

Une fois elle dit:

—Quand j'avais huit ans, j'eus la fièvre typhoïde. Ma mère fit vœu, si je guérissais, de m'habiller de bleu pendant trois ans, et de me mener chaque fois aux Saintes, tous les ans, le jour où les châsses descendent et font des miracles. Elle promit que, chaque fois, j'accrocherais aux cordes qui font descendre les châsses, un bouquet de lys et d'immortelles....

Jean écoutait de l'air d'un homme qui, près d'interrompre, se retient.

—C'était vous! dit-il enfin. C'était vous! J'étais là, un jour de fête... oui, oui... il y a neuf ans, j'en avais quinze, moi; j'étais déjà un gardian, grand comme à présent presque et aussi fort.... Vous ne pouviez arriver aux cordes. Alors, je vous enlevai dans mes bras... vous ne pesiez guère! et, de vos petites mains vous attachiez vos fleurs pendant que votre mère me remerciait.... C'était vous! c'était vous, petite! vous que toute petite j'élevais ainsi dans mes bras.... Qui m'aurait dit alors: «Voilà ta petite femme!»

Et ils riaient tous deux, heureux, sans s'expliquer pourquoi, de se retrouver en remontant dans l'impalpable passé, de se posséder dans le néant de ce qui fut vécu, de s'être vus, touchés, avant de s'aimer.... Ainsi, ce n'était plus une chose d'hier, que leur amour, non; elle était avant, et maintenant elle serait toujours.

L'amour est un espoir, un rêve d'éternité.

Zanette, avec maître Augias, alla visiter la mère de Jean.

La mère du gardian était une vieille femme maigre, à peau sèche, très ridée, les yeux vifs comme des veilleuses dans des orbites profonds. L'arcade sourcilière formait voûte au-dessus de ces yeux-là qui semblaient embusqués, épiant toujours. Sa coiffe blanche mordait le haut de ses oreilles. Elle était têtue, entière, énergique, prenant tout au sérieux, campée dans son honnêteté de brave femme comme en toutes ses idées.... Une de ses expressions favorites, expression populaire d'ailleurs, en pays de Camargue, était celle-ci: «On me pilerait plutôt que de me faire faire ce qu'une fois j'ai décidé de ne pas faire!» Jamais on ne l'avait entendue prononcer une parole en français. C'était une femme de l'ancien temps. Elle était de ces vieilles gens d'autrefois, chrétiens et stoïques, qui ne savaient pas même lire, qui ne savaient rien et qui concevaient tout, qui avaient le sens de la vie et ses plus sublimes sagesses. Derniers nés d'une longue suite de générations, bien loin d'être abâtardis, ils semblaient représenter les forces accumulées de vingt siècles d'expérience populaire. Le génie même paraît souvent digne de quelque dédain à côté de ces êtres-là qui sont naïfs, forts, généreux et féconds. Leur race existe encore sur cette terre chrétienne et païenne, romaine et gauloise, mais quand les poètes en parlent, le siècle, né malin, les traite de rêveurs. N'est-il pas convenu que le paysan, partout et toujours, est un être laid, grossier, incapable d'un trait d'élévation, d'un mouvement de générosité? La mère de Pastorel était une de ces belles créatures de vieille roche populaire.

Zanette lui plut. Elle lui parla tout de suite, beaucoup, de son Jean.

—Quand il était petit, il faisait ça et ça. Jamais un mensonge. Je lui disais: «Quand tu as mal fait, viens me le conter de toi-même et tu seras alors pardonné. Je ne veux pas de mensonge.» Et, figurez-vous, des fois, quand je rentrais à la maison, il venait me dire: «Mère, j'ai mis la main dans le pot de confiture; mère, j'ai volé du miel ou du sucre!» Et comme je le pardonnais, mais sans vouloir l'embrasser, il pleurait eu criant: «Corrige-moi! corrige-moi! Je veux être puni, pour qu'après tu m'embrasses!» Voilà comment il était, mon Jean.... Il me disait aussi: «Quand je serai grand, je gagnerai du bel argent; il sera tout pour toi, mère, je viendrai le verser sur tes genoux, dans ton tablier!» Et comme il l'a promis, il le fait. Oh! oui, c'est un brave enfant, ce sera un brave homme. Aimez-le comme j'ai aimé son père, petite. Je n'ai jamais souri sous le regard d'un autre homme. Nous comptions l'un sur l'autre. Il faut ça; c'est le bonheur. Soyez heureux. La vieille vous bénira.

Au bout de deux ou trois mois, il leur sembla, à Zanette et à Jean, qu'ils s'étaient toujours connus, toujours. Jean était venu souvent faire chez maître Augias un peu de veillée. Il parlait de ses chasses avec lui, des perdreaux qu'on force à cheval, dans le désert, qu'on tue à coups de bâton lancé, à la manière arabe; il parlait des bécassines, des hérons, des flamants qui nichent en Camargue, de toutes les bêtes des marais, des castors du Rhône; et surtout et sans cesse ils parlaient métier et ils se contaient des courses de chevaux aux plaines de Meyran, et puis des ferrades, des jeux de cirque. Une fois en train là-dessus, ils ne s'arrêtaient ni l'un ni l'autre, et dans tout ce que disait le gardian, Zanette le sentait courageux, aussi bon que brave; elle se sentait en de bonnes mains; il saurait la défendre, elle, et, plus tard, défendre leurs enfants; et quand il la serrait dans ses bras, le soir, en lui disant adieu, elle appuyait un instant sa joue contre sa poitrine. L'homme la dépassait de la tête, et elle se sentait heureuse d'être là, si petite, blottie une seconde, comme l'oiseau au nid et l'enfant sur la mère.

Et la vie devant elle s'annonçait simple, étendue, droite, comme le désert même de Camargue qui lui était familier et qui ne serait jamais pour elle ni froid ni désolé, puisque le vent qui passe, le soleil qui brille, l'eau qui chante et l'eau qui gronde, tout, jusqu'aux aigues libres et aux taureaux sauvages, tout lui parlait de l'amour, de leur amour, de l'amour... qui est éternel.


Peut-être oubliait-elle trop Rosseline que Pastorel n'oubliait pas autant qu'on pouvait le croire. La mère du gardian ne s'y trompait pas, mais elle n'en laissait rien voir. Elle voulait hâter le mariage, arriver le plus tôt possible à ce qui lui semblait le port de salut.


XXIII

L'AMOUR SOUFFLE OU IL VEUT.

La mère de Jean avait raison de s'inquiéter. Toute cette apparence d'amour, de bonheur, de calme, n'était qu'une apparence, travaillée en dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L'amour de Jean pour Zanette était bien vrai, mais n'était pas établi sur la terre ferme. On aurait pu le comparer à la trantaïère. La trantaïère, c'est, à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine, abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les tiges des plantes d'eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se trament, forment enfin sur l'eau mouvante une surface solide aux regards, qui a l'aspect d'un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez, elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver qu'elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme! L'homme est englouti. Il y a là-dessous l'eau trouble, obscure, un abîme.... Jean regrettait obscurément Rosseline.

D'abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, une joie de fierté: il était fort, et le faisait bien voir;—une joie de vanité: il choisissait, pour la remplacer, celle qu'il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie; une joie de délivrance: il n'était plus l'esclave de la coquette, soumis à ses caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité, toujours jaloux.... Quel repos!

Et, sincèrement, il s'était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais ce goût qu'il avait pour la fillette, il l'aurait eu pour toute autre fille aussi jeune et aussi gentille.

Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments, c'est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement, dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait contraste avec la beauté de son infidèle, s'était cru amoureux. La gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu'il désirait passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans doute aurait pu le fixer, s'il n'avait pas eu dans sa mémoire le souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu'il regrettait tous les jours.

Il aimait en Zanette l'enfant, avec un désir viril et tendre de la protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de larmes. Le rude gardian se sentit le cœur faible et défaillant. Il aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l'aimait donc bien!

Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi jeunes que Zanette, il aimait en elle l'espérance d'un foyer où se reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de son métier; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l'amour pervers telles qu'elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une réalité d'amour, connue, et regrettée.

Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu'il était, s'efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté, moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s'engager de telle sorte qu'il n'y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage délibérément, mais sans beaucoup d'entrain.

Hélas! de bonne foi il s'était cru guéri de sa passion pour Rosseline; il s'était cru guéri, surtout, tant qu'il n'avait pas eu la permission d'embrasser Zanette chaque fois qu'il la retrouvait.

Ce baiser sur la joue qu'il avait vraiment désiré avant de le prendre, et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l'avait charmé, il n'y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur d'amour. Une enfant! une véritable enfant! répétait-il à son tour après Martégas, mais avec des pensées bien différentes.

Il l'enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite sœur.... Serait-ce jamais là une femme? une femme pour lui? pour l'amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides, aux lèvres bien mûres....

Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu'il se rappelait bien, c'est que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le bouleversait. «Ce quelque chose» qui sortait d'elle, de son regard, des plis de sa robe, faisait de lui ce qu'elle voulait. Et c'était irritant à la fois et délicieux. Sans doute il l'aimait bien, Zanette, mais c'était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes, l'attachaient à l'autre....

Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait faire un rêve d'amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait naguère sa maîtresse. L'honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère le voyait bien.

—Sais-tu? dit-elle un jour à Zanette, j'aime mon fils, mais peut-être plus encore j'aime l'honnêteté... Écoute, je suis venue te voir pour te dire des choses.

Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille, que l'âge pliait un peu, s'était en parlant redressée. Son menton large, carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de parchemin, des cordes tendues.

Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette:

—Tu n'es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n'as plus ta mère, je dois la remplacer. L'honnêteté avant tout. C'est le trésor des pauvres.... Il y a des choses qu'il faut que tu saches, afin que tu puisses te défendre. Tu les apprendrais par d'autres, par des méchants.... J'aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il n'y a pas longtemps, une maîtresse?

—Oui! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.

—Par lui?

—Non.

—Et comment?

Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la cocarde volée et jetée au ruisseau, l'intervention de Martégas, comment elle avait été poursuivie, tout enfin....

—J'ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu'il soit au courant de tout cela: je lui conterai tout.... Et je verrai bien ce qu'il me dira.... Il ne faut pas qu'on nous le reprenne! Sois tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s'il faut, j'irai la voir, elle. Oh! elle ne me fait pas peur!

Quand la mère de Jean raconta à son fils l'histoire de la cocarde, et Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la fureur d'indignation qu'attendait la mère; il dit seulement d'un ton singulier: Ah? elle m'aime encore!

—Jure-moi que tu ne la reverras pas.

Il pâlit, il hésita à répondre. Puis:

—Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc?

—De rien, mais jure! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille?... Jure, sur l'image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même pour lui parler innocemment!

Et secouant la tête, elle ajouta:

—Je n'ai pas longtemps à vivre.... Si tu me fais ce chagrin de me refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu'est-ce que je te demande? de t'engager à suivre ton devoir.... Il faudra bien que tu la fasses, cette même promesse, devant le curé!... Songe, si tu n'étais pas ce que tu dois, au malheur qui en sortirait! Elle en mourrait peut-être, ta pauvre petite fiancée! Tu la tuerais!

—C'est bon! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente! Je ne voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance.... Je jure de faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.

La vieille respira profondément, comme soulagée.

Elle croyait en son fils. Il est «tant brave!» répétait-elle souvent.


XXIV

PARJURE.

Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l'intervention de Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l'effronterie de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l'ivrogne, et il s'était répandu en injures, disant: «Qu'il ne se trouve pas sur mon chemin!» mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui annonça que le bruit public accusait la cabaretière d'être la maîtresse de Martégas, alors, il s'emporta bien autrement contre ce bandit, ce voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes filles, et les compromettait; il s'écria:

«J'irai le trouver! j'irai lui demander explication. J'irai! D'ailleurs, ça n'est pas vrai, ce qu'on vous a dit de Rosseline et de lui; c'est impossible! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des dernières!»

La vieille femme pensa: «Il a encore quelque chose pour elle.... Après tout, c'est bien naturel.» Et elle ne dit plus rien, sinon qu'elle lui défendait aussi de rechercher Martégas.

Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger Zanette des insolences du gardian....

La vérité, c'est qu'il crevait de rage jalouse, à l'idée que Rosseline pouvait être à celui-là.... Un autre, passe, un surtout qu'il ne connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non! il n'en pouvait supporter l'idée! il en voulait avoir le cœur net.... Et, un beau matin, il se mit en route avec l'intention d'aller chercher, à Arles même, des renseignements précis. Il est vrai qu'il avait, prétendait-il, une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un entrepreneur projetait de donner aux Arènes d'Arles des «courses monstres», comme disaient les affiches, «courses espagnoles avec mise à mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs taureaux de Camargue, etc.» Les affiches couvraient déjà les murs d'Arles, d'Avignon, d'Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d'Aix, de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la région, et même à Nice et à Monte-Carlo.

En réalité, Pastorel n'avait rien à faire à Arles: il avait vu aux Saintes l'entrepreneur. Il était convenu qu'avec neuf ou dix autres gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de taureaux. Il partit pour la ville où il n'avait rien à faire, avec le secret désir d'entrevoir Rosseline, de savoir «ce qu'elle devenait», et peut-être, malgré son serment, de lui parler.

Son serment? lorsqu'il y songeait:

—J'ai contenté la vieille, j'ai bien fait; c'est des enfantillages.... Si Martégas n'est pas encore avec Rosseline, c'est lui rendre un dernier service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce «marrias».

Et il essayait de se persuader qu'il accomplissait un devoir qui le déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.

Et de Zanette, que pensait-il?

—Elle n'en saura rien! que perd-elle à cela? Elle n'est pas encore ma femme.... On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se marier, ont «des adieux à faire».

Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.

En traversant le pont de Trinquetaille, le cœur lui battait. La petite rue où était le café des Arènes s'ouvrait presque en face du pont. Il eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l'entrée de cette rue, pour voir «au moins l'endroit». Il alla mettre son cheval à la remise habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l'heure à laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.

Il décida que trois heures et demie serait l'heure favorable.

A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.

Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de couture,—un livre à la main, les Mystères de Paris.

Il s'arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.

En se voyant, tous deux, subitement, venaient d'oublier tout. Une volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur le moment, ni l'un ni l'autre ne se rappela rien de leurs querelles, de leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c'était une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver.... Cette impression fut si forte chez elle qu'elle ne sut que dire, et baissa presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le premier aveu de l'ami.... Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée, sembla timide, durant une seconde.... Et lui, comme s'il osait pour la première fois, s'avança lentement. Il semblait craindre d'être repoussé. Elle ne dit rien.... Il prit, d'un mouvement lent, prêt à la retraite, la jolie tête entre ses deux mains, et, s'inclinant, chercha les lèvres....

Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source, est aussi délicieux que l'avant-goût du néant.

—C'est toi? dit-elle enfin, que me veux-tu? Tu me reviens donc? Comment est-il possible que tu m'aies quittée! Je le savais bien, moi, que ce ne pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l'un pour l'autre!

Quelqu'un ouvrit la porte banale, un client.

—Un verre de vin, la belle.

Le client but et sortit.

Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.

Alors, il s'expliqua, et put dire ce qu'il avait depuis longtemps préparé:

Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas qu'elle le sût par d'autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses griefs, il l'aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu'elle resterait tranquille, qu'elle ne ferait pas de bruit. S'il disait cela, c'est qu'il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là surtout une marque d'amour de la part de son ancienne maîtresse! Il comprenait; mais il comptait bien que cela ne recommencerait pas,—jamais. Enfin, il l'engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se fermer à toujours un avenir d'honnête femme. Belle comme elle était, elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se compromettre davantage avec un mauvais diable qu'on lui avait nommé... ce Martégas.... On le disait son amant?... il n'en croyait rien! et pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre d'elle-même?...

—N'est-ce pas que tu n'es pas tombée à celui-là! un homme sur qui courent tant de mauvais bruits? Réponds! mais réponds-moi donc!... tu ne comprends donc pas?... Eh bien, oui... je suis jaloux!

Il la couvait d'un œil ardent.

Elle, toutes ses mauvaises pensées l'avaient reprise. Elle écoutait, tête basse, l'air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé, l'œil en feu,—plus belle encore de sa colère qu'avec son air tranquille, virginal, de tout à l'heure,—belle d'une autre beauté, celle qu'il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait l'enfant, la pauvre Zanette.

—As-tu tout dit? fit-elle.

—Oui!

—Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès d'elle. Tu parles comme un curé! Il n'y a pas à dire tant de paroles. Quand on aime vraiment, on aime jusqu'au crime.... Ah! tu as un beau sang-froid!... Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t'aime!... Si je ne la détestais pas, c'est que je ne t'aimerais pas. Et je t'aime, oui!... c'est vrai pourtant que je t'aime! Je m'en aperçois surtout depuis que tu m'as quittée.... Aux plaines de Meyran, le jour de la fête,—quand tu m'as insultée,—quand tu m'as dit: «De toi, je m'en moque!» j'ai senti combien je t'aimais. Devant le monde, je n'ai rien dit, j'ai avalé ça! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté, mais, depuis, je pense à toi, rien qu'à toi, jamais ma pensée ne t'a été si fidèle. Les hommes? ce Martégas? Tu es fou! Allons donc! Tous, tant qu'ils sont, est-ce qu'ils comptent! Et puis, il m'a maltraitée, ton Martégas, il m'a menacée... j'ai vu le moment où il m'aurait battue!... Et pourquoi? Pour défendre cette Zanette, qu'il aime! Ta future! entends-tu? il l'aime! Il ne m'aime pas, lui;—je ne lui en veux même pas, à lui, car c'est à cause de toi que j'ai été injuriée et menacée par lui, puisque c'est à cause de toi seul que j'ai parlé à cette fille. Oui, c'est à cause de toi, que j'ai souffert ça!... Oh! Jean! comme tu as été méchant! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire! d'être tranquille, de te laisser marier tranquille! Ah bien! n'y compte pas!

Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.

—Ne pleure pas! dit-il, ne pleure pas. Je t'ai toujours aimée, je t'aime.

Sa douleur ne le touchait pas; il n'y croyait pas, mais ses larmes la lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue! plus vivante!

Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la bouche, se sentait ivre de l'ancienne ivresse, qui recommençait.

L'amour qui le reprenait, à cette heure, c'était le mauvais amour, l'amour purement physique, l'amour égoïste, le plus puissant parce qu'il est selon la nature aveugle, instinctive. L'autre est presque toujours vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement, il est d'ordre surnaturel, divin,—ou, si l'on veut, idéal. L'amour pur, unique, éternel, c'est le désir, le songe créé par les cœurs, par les cerveaux humains. On s'y efforce, trahi par soi-même. On s'y élève, et l'on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche davantage, le bouvier peut-être, le cœur simple, celui qui suit le mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères,—ces modèles réels d'après lesquels se règlent tous les rêves d'affection véritable.

Le gardian ne se connaissait plus.

—Ne pleure pas, je t'aime!

Les larmes lui allaient si bien qu'il était ravi de la voir pleurer! Loin d'éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l'aurait fait souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre d'émotion.

Chacun d'eux n'aimait que soi.

Rosseline cria:

—Alors, laisse-la! ne l'épouse pas! je ne veux pas, entends-tu, je ne veux pas!

Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte; il crut entendre sa mère lui dire: «Tu as juré!» il crut la voir lever au ciel ses mains amaigries, en lui répétant: «Moi morte, Jean, tu te repentiras!... Que t'a fait cette enfant, pour la tromper lâchement?»

—Ne l'épouse pas! répétait Rosseline.

—Pas ça! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas! mais tout le reste, oui, si tu veux, tout!... tout, entends-tu? Maintenant et après mon mariage, tout ce que tu voudras... tout!

Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d'un bras détendu, furieux:

—Compte là-dessus, menteur! La voilà, ton honnêteté! Et ça parle des autres! ça méprise Martégas! ça me méprise, moi! Ah! je ne suis qu'une fille,—mais je n'en veux pas, de toi, à ce prix!... Sors d'ici, menteur! sors d'ici!

—Rosseline!

Il restait là, l'air bête, les bras ballants, comme enchaîné d'une invisible chaîne incassable.

—Alors, promets que tu ne l'épouseras pas?

—Pas ça! non pas ça! Ça, je ne peux pas.... Il en arriverait trop de malheurs à la fois! je ne peux pas.

—Alors, prends garde à toi!

—Que feras-tu donc?

—Je n'en sais rien. Va-t'en. Je t'aime, et je te veux, et je te chasse. Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon....

—Sinon?

—Prends garde! je ne réponds plus de moi.... Promets-tu?

—Non!

Rosseline était hors d'elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande haine qui lui venait pour celui qui était là! Elle l'aimait à condition seulement qu'il servît ses instincts, qu'il lui fût asservi, obéissant, assimilé.... Et de tout cela, elle ne se doutait pas; elle subissait passivement ses instincts.

Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n'était plus qu'une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l'œil démesurément ouvert, lançant la colère....

Il fit mine de la saisir.

Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing:

—Va-t'en! je te tuerais!

Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à le provoquer, lui, Jean.

Pourquoi ne la frappait-il pas? Avait-il donc du sang de poulet! Un lâche! Il la faisait battre par d'autres!

—Va-t'en! va-t'en! cria-t-elle.

Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière:

—Rosseline....

—Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage....

—Eh bien? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d'homme ressaisie.

—Eh bien... nous verrons!

Elle hocha la tête d'un air de défi.

—Ah! tu menaces tout de bon? hurla-t-il.

Il leva les mains. Elle fut contente.

—Frappe! mais frappe donc! dit-elle.

Les mains de Jean ne s'abattirent point sur elle. Il les laissa retomber, et reprit froidement:

—Tu menaces? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J'avais promis à ma mère de ne plus te parler: j'ai manqué à ma promesse aujourd'hui, mais ce n'est rien puisque je sors d'ici plus décidé que jamais à ne plus même te regarder!... jamais!... jamais!... jamais!

Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.

—Tu ne sais pas? lui dit-elle, j'ai changé d'idée. Arrange-toi seulement pour me venger de Pastorel... bats-toi avec lui, empêche-le, par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des honneurs,—et, alors... ce que je t'avais promis si tu lui prenais Zanette... je te le donnerai, tu entends?

—Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant, donne-moi à boire.

C'était l'heure de l'absinthe. Des clients entraient....


XXV

L'ABRIVADE.

L'abrivade, c'est, à l'arrivée des taureaux en Arles,—lorsque, à la veille d'une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la surveillance des gardians à cheval,—c'est le jeu populaire qui consiste à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d'humeur à affronter le fauve évadé, s'abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C'est grande joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu'aux jeunes hommes de vingt-cinq.

Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée, les autres la poursuivant pour l'exciter encore. Malheur aux vitres des boutiques! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers, chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de faïence.... Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles n'aime pas l'abrivade.

Ce n'est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des portes qu'on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on l'assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à quelque nouvel ennemi,—le pied martyrisé par le pavage en galets pointus, lui, habitué aux terrains marécageux,—bientôt perd la tête, se lasse, s'attriste.... Un moment vient où, s'il était dans le cirque, il serait hué par la foule, et où le dondaïre, le bœuf à sonnaille, viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos.... Ici, dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités, aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par la queue, on s'attelera à cette masse lourde, pantelante et misérable.... Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais d'apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête armée de tous ses moyens naturels,—dégénère ici en vilenie....

M. le maire avait donc eu bien raison d'annoncer des peines sévères pour les forcenés de l'abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour les arrêter, avait été d'exiger, de l'entrepreneur des courses, une forte amende s'il n'amenait pas sans encombre les taureaux jusqu'au toril. Et l'entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs qu'il surveillerait l'arrivée lui-même et que le gardian coupable de négligence serait mis à l'amende—ou ne serait pas payé. Ces mesures n'avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent, moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts. Martégas devint leur complice.

Il semble qu'un meilleur moyen, souvent employé, d'empêcher l'abrivade, eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d'autres bêtes qui avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques, ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.

Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants, même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l'endroit où elle aboutit au Rhône.

La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de la ville. Beaucoup des étroites rues d'Arles tombent perpendiculairement sur ce boulevard. L'entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen de charrettes renversées.

Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour remonter la lice.... Arrivés là, en face d'une foule éparpillée mais nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur les flancs d'un escadron, lancèrent la manade au galop.

...La foule, dispersée déjà, s'éparpille encore. Chacun court derrière un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri inquiétant derrière lequel s'effacent parfois des enfants, des femmes, aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes. Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du troupeau, les amateurs déterminés s'acharnent à attirer contre eux, en agitant quelque lambeau d'étoffe rouge, le taureau qu'ils veulent entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l'heure, barrait l'ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La ville est ouverte!...

—Li biooù! li biooù!...

Un hurlement suit la galopade noire.

—Les taureaux! les taureaux! Zou! à celui-là! Zou! à celui-ci! Li biooù! li biooù! Zou! zou!

Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.

—Zou! zou! à celui-ci!

Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un taureau....

La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue;—et derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux gardians.

Martégas n'avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.

Le taureau était tout près de l'ouverture de la rue. On l'excitait pour l'y faire entrer. Déjà la rue, jusqu'au fond, s'épouvantait; les boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux fenêtres.... L'alarme était donnée.

—Martégas! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu'il entre dans la ville!

—Je l'empêche de rejoindre les autres, c'est bien assez, dit Martégas, je n'ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.

Pastorel l'avait entendu. Il alla se placer à l'entrée de la rue, la lance haute.

—Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d'un ton gouailleur. Attention, vous autres!

Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône....

—Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu'un.

—Zou, à lui, donc, Martégas! cria Pastorel.

Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne bougea pas.

Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe, puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté... échappant ainsi au taureau qui avait fait volte-face. C'est ce qu'avait voulu Pastorel. Il courut alors derrière lui, l'excitant à fuir dans la direction des Arènes.

Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec eux:

—Aux Arènes, donc, grand lâche! fais ton devoir! lui cria-t-il.

Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.

—Tu me la paieras, celle-là! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel et le taureau.

—Pourquoi pas tout de suite? dit Pastorel, sans ralentir sa course.

Martégas, sa lance en arrêt, essaya d'en piquer Pastorel au flanc. Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de nouveau à la croupe, si rudement, que l'animal effaré, en trois bonds désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires, des quolibets des assistants.

Et Martégas entendit ce cri de Pastorel:

—Et de deux, mon homme!

Il comprit. C'était une allusion à la chute qu'il avait faite en poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté!... La rage de Martégas fut terrible.

—Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai!

—Vous ferez mieux d'aller vous brosser, lui dit à l'improviste le brigadier, qui l'aida à se relever. C'est vous qui avez tort; j'ai tout vu, de loin.

Pastorel avait rejoint son taureau qu'il conduisit aux Arènes antiques.


XXVI

AUX ARÈNES.

Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d'Arles, apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l'église Saint-Trophime et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là représentées dans leur vie morale, essentielle, l'une par l'église, l'autre par le cirque.

Si le Parthénon exprime l'âme de l'Attique, il n'est pas vrai de dire qu'un temple de Jupiter ou de Diane exprime l'âme de la Rome païenne.

Le vrai temple romain, c'est le cirque, le lieu de la lutte, le monument de la Force.

L'église est dédiée à la charité, à l'amour; le cirque à la férocité.

L'église s'élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme une aspiration des âmes; elle monte prendre un peu de ciel dans la dentelle de ses clochers ajourés; le cirque étale, écrase, aplatit sa rampante ellipse aux gradins massifs, comme un vœu bestial de s'attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.

Magnifiques pourtant, ces ruines d'un temps où la Force impitoyable s'entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la guerre et la mort, l'univers physique.

Magnifiques, les arènes d'Arles, ellipse énorme, formidable, couronne faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux, semblent des joujous d'enfant.

Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les emplissait.

Peut-être n'y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille spectateurs, en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger.

Il faut songer que les gradins des arènes d'Arles offraient, avant d'être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres; ils pouvaient alors recevoir jusqu'à vingt-six mille spectateurs.

En 1825, le maire d'Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu construites, à l'intérieur des arènes, aux époques où les habitants s'y réfugiaient comme dans une forteresse.

L'antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu'aux bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle s'agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.

Le fond était à peu près libre; c'était l'arène que traversaient des gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu, et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait, et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame; un appel, un cri strident se détachaient de la rumeur. C'était encore comme un bourdonnement de cuve bouillonnante.

Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s'étaient assis du côté de l'ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte, de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie de l'arène, s'y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d'en face vers qui tout à l'heure elle devait monter.

Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des vides; et l'on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là, effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements d'énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait, bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades....

De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu:

—Oh! oui! ça tombe!—Il pleut du feu, hé?—Quel monstre de soleil!—Un four véritable!—La pierre bout.—Mon échine est une gouttière.—De ce chaud, mon homme!

C'était comme un enfer joyeux.

Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune, bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes, papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des vêtements.

Des milliers et des milliers d'éventails, dans des milliers et des milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant alternativement l'envers et l'endroit, comme les feuilles tourmentées d'une forêt de trembles; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements menus et innombrables donnait une sorte de vertige.

Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil, voulaient du moins avoir l'air et l'espace et qui, avec le spectacle de l'arène et de la foule grouillante au-dessous d'eux dans l'intolérable chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits étincelants de toute la ville d'Arles, par-dessus lesquels ils apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui vibrait partout, jusqu'à l'horizon infini....

Rosseline avait trouvé place du côté de l'ombre. Zanette aussi, avec son père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans la foule, elles ne pouvaient s'apercevoir, séparées qu'elles étaient par une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et d'oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.

Cependant la foule commençait à s'impatienter. Qu'attendait-on, pour lâcher le premier taureau? Des spectateurs, fatigués du soleil, quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les couloirs circulaires, traversés d'un peu d'air, dans le labyrinthe ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets.... Des gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix, demandant: «Les taureaux! les taureaux!»

Beaucoup descendaient dans l'arène, la traversaient, s'y arrêtaient, contents d'être sur le lieu des combats, se donnant l'illusion d'être, eux aussi, de hardis lutteurs.... Un son de trompe les dispersa.... Les barrières s'ouvrirent. C'est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice de Martégas, qui en avait la surveillance.... Un taureau était entré dans l'arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant l'un pour l'autre, chargeant sans conviction jusqu'à ce que tous eussent franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui s'inscrit dans l'antique muraille de pierre....

Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L'amateur à son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes vers le ciel....

—Un autre! Zou! Un autre!

Le dondaïre, le bœuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou. Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu'elle fut réjouissante.... Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait d'entrer pour la première fois, l'impression d'un rêve à coup sûr nouveau, et bizarre.... Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces milliers d'hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il n'avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits, prolongés à l'infini par la mer....

Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni moins étonnés. La foule s'impatientait de plus en plus. Des boutiquiers ventrus se faisaient forts d'affronter, eux aussi, des bêtes pareilles. Quelques-uns allaient dans l'arène promener leur parasol et leur complet de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique, pendant que d'autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans la terre, avec son pied nerveux... mais, il continuait à tourner la tête de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.

Des touristes parisiens disaient avec mépris: «C'est ça, leurs courses?»

—Attendez la course espagnole.... On mettra à mort plusieurs taureaux. Et puis on ne sait pas... nous verrons alors peut-être crever un homme, au moins un cheval en tous cas!

—A la bonne heure!

Un cinquième taureau entra tout à coup d'une si furieuse allure qu'un grand murmure de satisfaction s'éleva partout. On eût dit qu'un souffle du désert arrivait enfin jusqu'ici, parlait cette fois de colère et de liberté....

Un promeneur, attardé dans l'arène, fut effleuré par les cornes au moment où il franchissait la barrière. On n'eut que le temps de saisir ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de l'enlever....

—Ah! ah!—Enfin!—Un vrai, celui-là!...—A qui le tour?

L'arène était vide.

L'ami de Martégas, Cabrol, chargé d'ouvrir la barrière, avait lancé d'abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d'obtenir un brusque contraste, lorsqu'il lâcherait un taureau vaillant. Même les jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en scène.

Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout entière à un acteur qui n'avait pas accepté de rôle appris. Il connaissait le cirque, ce taureau-là; il y avait été piqué plus d'une fois par des banderilles enflammées; il savait quelle malice froide assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des barrières infranchissables, s'apprêtaient à jouir de ses impatiences, de ses rages, de l'inutilité de ses armes....

Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le soleil, le reste du corps dans la nappe d'ombre qui coupait l'arène, il regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces hommes assemblés, parmi lesquels il n'avait pas un ami! et il se fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux pour chercher sans doute l'odeur d'une libre issue, une odeur de liberté qu'apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer....

Rien ne venait!... Il était captif, le petit taureau noir, le fils des vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes, d'où tombaient sur lui des huées, des cris, d'impatients désirs de mort même, car beaucoup appelaient de leurs vœux la course espagnole, la «vraie course», celle où toujours quelqu'un saigne ou souffre, celle où le spectateur tue, par le consentement du cœur, et jouit en sécurité des souffrances d'un être moribond, homme ou bête... sous le noble prétexte d'admirer le courage d'autrui.

Ce petit point noir perdu au milieu de l'immense arène blanche, le petit taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés, attendait sa destinée, fièrement, tête haute; il redressait ses cornes affilées, toutes prêtes...—«Combien de milliers sont-ils? Est-ce qu'ils vont, cette fois, descendre tous contre moi? Quel supplice nouveau inventeront-ils? Je les redoute, mais je les méprise; je saurai souffrir, mais qu'ils se gardent!» Et il défiait.

Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant.... L'animal avait au front une cocarde qu'il s'agissait de lui enlever. L'homme avait manqué son coup.

Six ou sept fois il recommença sans succès.

Alors une huée s'éleva; on se moquait de l'homme.

Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse.... L'homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru l'abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l'arène attira l'attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur son nouvel adversaire. C'était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à Zanette: «La première cocarde, je la prendrai pour toi... pour remplacer l'autre...»

Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l'arène et, aussitôt, regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne parvint pas à la voir, bien qu'il l'eût placée lui-même.... Il ne la vit pas, mais il se savait regardé.

Pour lui, le prix de la lutte, c'était Rosseline.

Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue autour des reins.

Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre son couteau, un petit couteau catalan, qu'il n'eut pas le temps de ramasser.

Son idée était d'appeler l'attention du taureau au moment décisif où Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas, et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant aussitôt sa manœuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les chargea à fond de train.

Martégas tendit le bras vers la cocarde qu'il toucha et saisit même, sans parvenir à l'arracher.... Il la toucha au moment où le taureau baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette tête, entre les cornes, et, lancé en l'air par la détente de la puissante encolure, il retombait légèrement derrière l'animal.

Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière, toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.

Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les éventails étaient immobiles.... On entendait pourtant encore une sorte de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu où respiraient vingt mille poitrines.

Une partie de la foule se rendait bien compte qu'il y avait rivalité entre les deux hommes et qu'ils cherchaient à se nuire l'un à l'autre. Pour tout le monde l'intérêt du spectacle était puissant; il était plus saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.

Le pesant Martégas sentit qu'il ne pouvait avoir sa revanche qu'en prenant la cocarde; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de Pastorel....

Il courut au taureau.

—Tu veux la cocarde? tu ne l'auras pas! dit-il haineusement à Pastorel, je l'ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu!

Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu'échangeaient les deux rivaux.

—Bête brute! dit Pastorel, haussant les épaules.

Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait... ils s'écartèrent en même temps chacun d'un côté. Tous deux avaient étendu le bras.... Les doigts de Pastorel touchèrent la cocarde... mais au moment où ils allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de Martégas.

—Prends garde à toi! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu y laisseras quelque chose!

—Tu veux la cocarde? Tu ne l'auras pas, répliqua l'autre.

Le taureau, distrait là-bas, au bout de l'arène, par des gens qui, à l'abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.

Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds. Il se baissa vivement, l'ouvrit.... Il n'avait d'autre intention que de s'en servir pour couper la cordelette qui, attachée d'une corne à l'autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la cocarde désirée.... Quand il avait touché la cocarde, tout à l'heure, il avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein poing.... Plus d'un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu'à se forger un crochet de forme telle qu'il prolonge pour ainsi dire leurs doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par la cordelette même.

Pastorel crut à une menace.

—Crois-tu donc me faire peur? cria-t-il indigné.

Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il l'avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l'avait attiré violemment à lui, et d'un coup d'épaule, il l'envoya rouler au milieu de l'arène.

La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un autre. Autant voir cette lutte qu'une course de taureaux.

Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que Pastorel ne serait qu'à elle,—ou sinon... malheur!

—Eh bien, quoi? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a bien fait! Regarde, il est sûr de lui.

A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le taureau revenait à la charge et courut d'abord à Martégas, qui s'était relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l'honneur de prendre la cocarde. Dans son cœur, il voulait, à ce moment, en finir avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l'arracha en effet au front du taureau qui l'effleura de ses cornes... et à peine la bête furieuse s'était-elle éloignée, qu'on vit Pastorel couché contre terre, les bras ouverts, la face dans le sable.... Ce qu'on ne pouvait pas voir, c'était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de l'amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un grand cri, s'évanouissait.

Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur. Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu Martégas, frapper par derrière, d'un coup de couteau, son rival victorieux.

Zanette, la petite chrétienne, s'était évanouie, d'horreur et de compassion, en invoquant Notre-Dame-d'Amour.

La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris et pour cause; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de sentir que toute cette horreur venait d'elle, que son influence seule, en cette minute, faisait palpiter ces milliers de cœurs suspendus au drame incompréhensible pour eux.

Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment, d'une scène qui d'ailleurs se déroula rapidement.

Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de folie furieuse, revint tout de suite à lui-même; il vit, dans un éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de la barrière, confiée à Cabrol; il y courut, pour s'évader de ce cirque où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime!... La barrière s'ouvrit en effet.... Le dondaïre, près d'être lâché dans l'arène, allait chercher le taureau qui aurait pu s'acharner contre le blessé, mais qui, pour l'instant, semblait ne pas y songer.... Et Martégas pourrait fuir.... Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la porte. Trop tôt! car Martégas recula; le gendarme, entraîné, voulut le suivre dans l'arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de Martégas, empêcha le dondaïre d'entrer dans le cirque.... Le taureau furieux accourait....

Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une innovation, à une surprise, à une pantomime d'hippodrome. Il y eut quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à entrer dans l'arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle ingénieux,—les autres par peur du meurtrier.... Mauvaise affaire!

Le père de Zanette, avec l'aide de quelques voisins, avait emporté sa fille évanouie.

Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais: «C'est moi, moi seule, la cause de tout!» Et il lui semblait qu'elle était grande, très grande. Peut-être l'était-elle en effet. Avec son beau profil antique, blanc comme un marbre, sculpté en médaille,—avec sa joie à vivre, à sentir, fût-ce au prix du sang,—qu'était-elle, sinon la digne descendante des durs Romains, adorateurs de la force? Qu'était-elle, sinon l'âme même, l'âme revivante du cirque mort, l'esprit du temple de férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère?

Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur, cette idée de gladiateur: «Je suis un héros! Que de monde pour me voir!» Et il s'était redressé.

Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l'ennemi que désignait sa forme singulière....

Alors, la foule se mit à s'amuser.

—Lou bioù! lou bioù! Attention! Vive la gendarmerie!—Brigadier! tu n'as pas raison!...

Le gendarme, pour courageux qu'il fût, n'avait qu'une chose à faire. Il la fit. Il battit en retraite....

Le rire de la foule retentit formidable, effrayant.... Le gendarme disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y parvint et fit le tour de l'arène au galop, avec ce trophée grotesque.

Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.

Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la réflexion, une stupeur l'envahit. Il était là, debout, hagard, l'œil fixe, visionnaire; il se sentit perdu.... Il se rappela que maître Augias lui avait dit: «C'est toi qui as tué le gardian Peytral!» Une fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d'un peuple entier! d'un peuple de témoins!... Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put supporter l'idée de la prison étroite, d'un toril où il serait enfermé longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau.... Le bagne l'effrayait plus que la mort....

Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s'était amusé, chargea l'assassin, Martégas, sous tous ces milliers d'yeux avidement dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas,—se laissa tomber en avant sur les cornes affilées... qui, toutes deux, lui crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.

Un cri d'horreur joyeuse, d'inconsciente cruauté satisfaite, avait jailli de vingt mille poitrines à la fois.

Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu'il parut surhumain. On eût dit que l'esprit de la ruine immense se réveillait tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes, en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves primitifs secoua ces milliers d'êtres humains redevenus brutes à la vue du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme s'il n'y avait jamais eu, dans l'univers et dans les temps, ni Jésus mis en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s'il n'y avait aujourd'hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il n'y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni Notre-Dame-d'Amour!

Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.

Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de païens modernes s'en alla, plus d'un spectateur résumait ainsi la journée:

—En somme, la plus belle course qu'on ait vue et qu'on verra de longtemps.... Seulement, vous savez, il n'y a eu qu'un homme de mort, celui qui s'est fait prendre par le taureau. L'autre n'a presque rien... un coup de couteau mal donné.


XXVII

LE GRAND JOUR.

Martégas était mort. Pastorel n'était blessé que légèrement. Avec l'aide de Notre-Dame-d'Amour, il fut vite guéri.

Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas! le coup de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l'amour brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même; il voulait être marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le mariage, puisqu'il serait accompli; être sûr de ne pas lui sacrifier la jolie Zanette, qu'il aimait vraiment, d'un autre amour, meilleur... et moins fort! Surtout, il voulait contenter sa mère.

—Tu sais, Jean, tu m'as promis, le jour du mariage, de me prendre avec toi, en croupe, sur le Sultan?

—Le jour du mariage, Zanette, c'est promis. Mais ce jour-là seulement! Il est toujours terrible, sais-tu? je ferai cependant ce que je t'ai promis. C'est un peu une folie. Mais je veux qu'à te voir sur une telle bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d'Arles meurent de jalousie!

Ce grand jour arriva. Comme ils se l'étaient promis, ils le firent: ils allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur le Sultan, suivis d'une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves, la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit feutre bien planté sur la tête,—et chacun ayant en croupe, sur son blanc camarguais, sa promise en bonnet d'Arlèse. Le père Augias, la mère Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles. Cela fit un superbe cortège. Les gens d'Arles vinrent l'attendre sur le quai, à l'entrée du pont.

Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout d'abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur qu'un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son fiancé, son époux!... Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards eussent été des couteaux, ils l'auraient percée à mort!...

On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.

En tête, marchait Sultan qu'on suivait à distance respectueuse. Sur les petits pavés pointus des rues d'Arles, en quittant la lice pour aller à Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds sans fer; il y écaillait sa corne; et de temps en temps, virant sur lui-même, il semblait valser.

—C'est, disait-on, sa danse de noce!

On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie; il n'était plus question que de l'église.

Le vieux porche de l'église regardait venir cette cavalcade. On était en août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre, entre les têtes des saints sculptés dans l'ogive. Les statues mutilées, sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher des ailes.... Et les petits cris des moineaux et des hirondelles semblaient dire l'indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s'en venait pour des épousailles.

Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé par un gardian ami de Pastorel; il fut promené à la main, sur les lices, aux Aliscamps, et la ville entière vint l'admirer.... Rosseline osa l'approcher un peu, par côté, lui flatter l'encolure et même la croupe. Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.

En riant, elle disait au cheval:—C'est un gueux, ton maître.

Pendant ce temps, dans l'église, Pastorel était bien distrait!

A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.

Rosseline l'avait ressaisi tout à l'heure, d'un regard. Il avait, sous le coup d'œil ensorcelé qu'elle lui avait lancé, frémi dans tout son être; Zanette ne s'y était pas trompée.

Et voici qu'au moment solennel où il s'engageait à aimer Zanette, une enfant... une véritable enfant,... à l'aimer comme sa femme, à la protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu'il s'effrayait,—se jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement! Pour sûr, il irait encore à l'autre, à celle qu'il détestait d'amour, à celle qui l'attirait haineusement, et qu'il sentait bien la plus forte!... N'aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier?...

«A quoi bon ces pensées... c'est trop tard maintenant!» se dit-il. Et il détourna son esprit de sa destinée; il fit comme ceux qui, menacés d'une mort inévitable, ferment les yeux....

La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.

Habitué à ses folies:

—Nous verrons bien! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq minutes seulement.

Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là, sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l'emmena vers le champ où se tient à l'ordinaire le marché aux chevaux, aux Aliscamps—dans l'allée sablonneuse et isolée que bordent les sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante, c'est-à-dire à Notre-Dame-d'Amour, Deiparæ adhuc viventi.

Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier? On prétendit que les vieilles rancunes du cheval syrien s'étaient tout à coup exaspérées. Jean était parvenu à le monter, mais l'animal furieux l'avait envoyé se briser les reins sur le couvercle anguleux d'un sarcophage. C'est là qu'on le trouva, évanoui, mourant.

Quant à Sultan, comme il s'en revenait au galop, entre les hauts peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la tête du cheval qui, frappé à l'épaule, s'arrêta net et fut repris par les gardians accourus.

Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore. Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l'avait marié, et qui lui donna l'absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s'y rendit, déposé dans un char à bœufs, et toute une longue journée, le char funèbre chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours vêtue de la robe blanche qu'elle n'avait pas voulu quitter.

Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur, craignant la folie.


XXVIII

UNE VENDETTA.

Elle ne devint pas folle. Et pourtant elle eut l'air de l'être quand, à quelques jours de là, de beaux messieurs, qui, peu de temps auparavant, avaient voulu acheter à Pastorel son cheval terrible, revinrent, sur le bruit de sa mort.

—Vous arrivez bien! leur dit Zanette d'une voix blanche, qui donnait froid.—Vous allez voir.... Ah! ni pour or, ni pour argent, je ne vous le donnerai, le cheval de Jean, croyez-le.

Quatre gardians arrivaient, les témoins de son mariage. Ils avaient des fusils. Ils étaient venus en chassant.... C'est du moins ce que les messieurs pensèrent alors.

—Merci, les amis, je vous attendais, dit-elle aux gardians. Dépêchons. Mon père est absent, je sais qu'il ne voudrait pas, mais le cheval à présent est mien... et la mère de Jean et moi, sa mère et moi, toutes deux... nous sommes d'accord.

Les messieurs étaient venus en charrette anglaise.... Ils regardaient et sentaient un bizarre malaise en eux. Cette femme, si petite, avait un air de résolution farouche, de douleur irritée, de cruauté vengeresse.

Elle les quitta un instant et revint tenant le Sultan qu'elle avait voulu détacher elle-même dans l'écurie, sans terreur, sans prendre aucune précaution.—«S'il me tue, disait-elle, tant mieux! je rejoindrai Jean...»

—Le cheval, le voilà! Regardez-le bien, dit-elle.... Vous pouvez le regarder....

Elle l'attacha à l'arbre où, d'ordinaire, l'attachait son maître. Le Sultan inquiet, se rappelant sans doute le mauvais coup qu'il avait fait, sachant peut-être par lui-même que la vengeance est attisante, pointait et renâclait. Il tirait sur la corde, à la rompre.

Les visiteurs le regardaient avec admiration. C'était en effet une admirable bête, le cheval même de Saladin.

—Cinq mille francs! dit l'officier tout à coup, plein de convoitise.

Alors, toute pâle, sa petite lèvre frémissante, l'œil dur:

—Il a tué mon fiancé: il doit mourir! dit-elle, je suis pauvre, mais il mourra. Morte la bête, mort le venin!

Elle avait pris le fouet de la voiture, en signe de mépris.

Elle cingla, d'un coup de fouet haineux, la croupe de Sultan. Sous l'injure, le cheval bondit. La corde qui rattachait se rompit... il prit la fuite... quatre coups de feu retentirent.... Le Sultan s'arrêta, frappé de quatre balles, se cabra tout debout, chancelant, les crins épars, montrant une dernière fois, en plein ciel bleu, le profil de sa beauté syrienne, et retomba, mort, dans le sable de Camargue.... Il fut jeté au fleuve, le même soir, charrié par le Rhône, emporté vers la mer....


XXIX

NOTRE-DAME-D'AMOUR.

Quelques jours plus tard, à la ferme de la Sirène:

—Mère, disait la fillette à la vieille Pastorel, qui venait d'arriver,—mère, toute ma vie je resterai veuve! Et j'aurai, avec la douleur d'avoir perdu mon mari, une autre douleur encore: je ne peux plus croire à Notre-Dame-d'Amour! Pourtant, depuis que je suis toute petite, j'avais foi en elle, je n'ai jamais manqué de la prier, chaque matin de ma vie, aussi loin que je me rappelle. Que lui avais-je fait? Et Jean, que lui avait-il fait! Ne l'avait-elle protégé de la haine de Martégas, qu'afin de le faire mourir plus méchamment tué par son cheval, le jour de la noce? pourquoi?... Il n'y a pas de bon Dieu, mère! il n'y a pas de Bonne Mère!

Et la pauvre petite éclata en déchirants sanglots, à cette idée qu'elle perdait, en même temps qu'un mari bien-aimé, le Père et la Mère qu'elle croyait avoir dans le ciel.

—Non! non! il n'y a pas de Bonne Mère! non! il n'y en a pas! il n'y en a pas!

Les deux femmes étaient assises tout près l'une de l'autre. La vieille prit la tête de Zanette contre son épaule décharnée. Et elle levait au ciel ses yeux creux.

—Ne dis pas de mal.... Dieu t'entend, ne dis pas de mal! Le curé des Saintes est venu me voir ce matin, de la part du curé de Saint-Trophime; il m'a parlé, et je sais ce que je dois faire. C'est pourtant bien dur, mais je le ferai. Notre-Dame est bonne... on ne sait pas tout. Si on savait «les raisons pourquoi», on se résignerait toujours. Le mal qui nous vient a ses raisons justes. Seulement on ne sait pas. Le curé m'a dit comme ça: «Le mal qui nous arrive ne nous vient jamais ni du hasard, ni des bêtes, ni du bon Dieu. Il nous vient du fond de nous-mêmes!» Il a raison, le curé.... Les hommes, c'est faible. Ayez pitié de nous, Notre-Dame-d'Amour!...

La vieille depuis sa conversation avec M. le curé, était en proie à une sorte d'exaltation mystique. Elle reprit:

—Tu ne sais pas, petite? La selle à la gardiane, la bride et tout, tout ce qui a servi au cheval le dernier jour, il ne faut pas que d'autres s'en servent jamais. Je veux, dans votre chapelle, les consacrer à Notre-Dame-d'Amour. Là, personne n'y touchera plus; on n'oserait prendre ce qui est à Elle.... Viens avec moi, Zanette.

—Non! non! je n'irai plus! je n'y veux plus aller. Allez-y seule, mère. Le valet portera les choses. Allez-y sans moi. Les choses sont là, à côté.

Depuis la mort du cheval, la selle, dans une chambre voisine avait été déposée sur des sacs de pommes de terre. Elle dormait là, sur les sacs, posée le cuir en dessous, les panneaux en l'air, écartés.

La selle dormait là, sur les sacs.

La vieille femme s'en approcha, la regarda avec émotion. Tout à coup elle poussa un cri. Zanette se leva, accourut....

—Qu'y a-t-il, mère?

—Regarde!

Le doigt maigre de la vieille désignait une crevée, un trou dans le rembourrage, et dans ce trou apparaissait, encastré étroitement, un petit caillou à pointes aiguës.

—Oh! mon Dieu! cria Zanette. Oh! mon Dieu! est-il possible! oh! je comprends! je devine!... Cela vient pour sûr de cette Rosseline!

La vieille eut un de ces mots comme en trouvent les gens de cette race descendante des Grecs, des Latins, et qui ont des esprits nourris de légendes et de chansons très anciennes:

—Ça, petite, ça vient de Martégas, dit-elle.... C'est son âme!...

Les yeux de Zanette étincelaient, sa lèvre pâle tremblait. Une résolution sans merci se voyait «dans toute elle».

—Je me vengerai de cette femme, dit-elle, sûr, je me vengerai d'elle!

—Il ne faut pas se venger, jamais, dit la vieille.... Regarde ce pauvre cheval. Sa mort est injuste. Non, non, il ne faut pas se venger. Plus que jamais je pense comme monsieur le curé. Il a raison: on ne sait pas tout. Il ne faut jamais juger le bon Dieu.... Rien n'arrive que par la permission de là-haut.... Viens tout de suite, viens avec moi.... Prends la clef de la chapelle, j'ai une chose à te dire, que je ne dois dire que là.

Elles entrèrent dans la chapelle misérable où souriait la Notre-Dame d'or.

La vieille s'agenouilla. Par habitude de respect, Zanette, quoique toute révoltée, en fit autant.

La vieille fanatique des Saintes-Maries-de-la-Mer, la face illuminée, ses yeux levés brillant sous l'arcade sourcilière profonde, prononça, en manière de prière et de lamentation funèbre:

—Souvenez-vous, ô Vierge sainte, qu'on n'a jamais entendu dire qu'aucun de ceux qui vous ont priée aient eu en vain recours à vous!... Puis-je laisser cette petite, qui aujourd'hui a droit de me nommer sa mère, que je garderai de tout mal, et que je marierai, j'espère, à quelque autre de vos enfants, pour racheter la faute de mon fils,—puis-je la laisser, cette petite, vous accuser, vous méconnaître, et mériter par là que vous lui retiriez votre bénédiction à jamais? Non! non! Et mon fils ne l'a pas voulu. Hélas! et il faut, il faut, pour la punition de mes fautes, que je sois, moi, forcée de confesser celle de mon enfant, de mon propre enfant, de mon malheureux enfant!

Zanette étouffait, croyant deviner déjà.

La vieille femme poursuivit:

—Il le faut, bonne Notre-Dame. Si vous avez permis qu'il meure, par le moyen de cette femme... à qui, en votre nom, nous devons pardonner... c'est qu'il avait commis une faute d'amour. Il avait, devant moi, juré sur l'image, et sur le rameau bénit. Il n'a pas tenu sa parole. Et il a dit au curé de Saint-Trophime de me venir répéter sa dernière pensée. Il a dit en mourant: «J'ai mérité mon sort, je suis allé me le chercher, j'ai couru après mon malheur. Dites aux deux femmes, à ma mère et à ma fiancée, monsieur le curé, que je n'étais pas sûr de moi. Mieux vaut peut-être que je meure. Ma mort peut-être bien les préserve de plus grands malheurs!» Il a dit cela, il l'a dit! Et j'ai voulu, à cette petite, ne le répéter que devant vous, ô Notre-Dame-d'Amour!...

Zanette, effarée, écoutait, haletante, presque terrifiée.

La vieille poursuivait sa prière, lamentée à la manière des vocératrices corses:

—Comment lui faire comprendre, à cette innocente, que mon fils l'aimait, et que, tout en l'aimant de tout son cœur, en désirant avec amour en faire sa femme, il ait pu, malgré son serment, aller revoir l'autre, lui parler encore, lui parler seulement, mais lui parler sans avoir horreur de lui-même!

Zanette poussa un cri, et se prosterna le front contre terre. Elle se rappela, à ce moment, de quel tressaillement il avait été agité sous le regard de Rosseline, à l'arrivée en Arles, le jour du mariage.... Ce frisson passa de nouveau dans ce petit bras dont elle entourait, ce jour-là, la taille du cavalier.... Elle comprenait tout maintenant! Si Notre-Dame, le jour où il avait été blessé, dans les Arènes, l'avait si visiblement protégé, c'est qu'il avait, lui, ce jour-là, renoncé dans son cœur à Rosseline... tandis que, le jour même du mariage, il avait, sous le regard de cette femme, tressailli d'amour coupable, aux côtés mêmes de sa fiancée!

La vieille se lamentait toujours:

—Il courait à la faute! il serait retourné au péché mortel! Et vous, qui êtes mère comme moi, vous avez préféré qu'il meure, qu'il meure pour son salut plutôt que de vivre pour le péché!... Vous me l'avez repris, ô Notre-Dame-d'Amour! que votre volonté soit faite, que votre saint nom soit béni.... Il ne peut venir de vous que de la justice, ô Notre-Dame-d'Amour.... Qui sait où cette femme l'aurait conduit! Hélas! où elle va sans doute elle-même, à une vie de perdition et de honte!

Et Zanette, la veuve-enfant, écrasée par la douleur, se rappelait l'histoire du pauvre chien qu'elle avait tant pleuré, lorsqu'elle était toute petite. Et voici qu'à son tour, à l'exemple de la vieille, elle parlait, en même temps qu'elle, en se lamentant comme elle, et elle répétait, stupéfaite, elle répétait sans fin, à travers ses sanglots et ses gémissements:

—Pardon! pardon, de vous avoir reniée, d'avoir douté de vous, ô Notre-Dame! Ma peine est grande, bien grande, la peine qui me vient de lui, mais vous au moins, vous, vous me restez!... Je vous serai fidèle, ô Notre-Dame! toute ma vie je vous prierai, toute ma vie!... O bonne Notre-Dame, je me consacre à vous, à vous seule, dès aujourd'hui, comme autrefois ma mère m'avait vouée aux Saintes Maries qui m'avaient délivrée d'une mauvaise fièvre.... L'amour pour moi a été méchant; je n'en veux plus!... La vie bonne sera pour d'autres, ô Notre-Dame. Ma petite sœur plus heureuse que moi se mariera, elle, quelque jour.... Eh bien, alors, ses enfants, ô Madame! deviendront les miens, je vous promets qu'ils seront comme miens.... Ainsi, je vous serai à jamais dévouée, et de mon mieux je vous serai pareille, je serai pareille à vous, ô Notre-Dame, à vous, qui êtes Vierge et Mère!

Et, longtemps, les deux voix unies, la voix fine et pure de l'enfant, la voix ferme de la vieille, répétèrent en litanies plaintives:

—Protégez-nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...

—Préservez-nous du mal, ô Notre-Dame-d'Amour....

—Sauvez, s'il se peut, la méchante femme, ô Notre-Dame-d'Amour!...

—Pardonnez à notre cher mort, ô Notre-Dame-d'Amour!...

—Ayez pitié de nous, ô Notre-Dame-d'Amour!...


OEUVRES DE JEAN AICARD


POÉSIE

POÈMES DE PROVENCE
LA CHANSON DE L'ENFANT
MIETTE ET NORÉ
LE DIEU DANS L'HOMME
AU BORD DU DÉSERT
LE LIVRE DES PETITS
L'ÉTERNEL CANTIQUE
VISITE EN HOLLANDE
LE LIVRE D'HEURES DE L'AMOUR

THÉATRE

SMILIS
PYGMALION
AU CLAIR DE LA LUNE
LE PÈRE LEBONNARD
OTHELLO
DON JUAN

ROMAN

ROI DE CAMARGUE
PAVÉ D'AMOUR
L'IBIS BLEU
FLEUR D'ABIME
DIAMANT NOIR
L'ÉTÉ A L'OMBRE

2242-95.—Corbeil. Imprimerie Éd. Crété.






End of the Project Gutenberg EBook of Notre-Dame-d'Amour, by Jean Aicard

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOTRE-DAME-D'AMOUR ***

***** This file should be named 18627-h.htm or 18627-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/1/8/6/2/18627/

Produced by Chuck Greif, Carlo Traverso and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
http://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***