The Project Gutenberg EBook of Scènes de mer, Tome II, by Édouard Corbière This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Scènes de mer, Tome II Author: Édouard Corbière Release Date: May 1, 2006 [EBook #18296] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE MER, TOME II *** Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
Un grand navire anglais, couvert de passagers abrités sous de larges tentes à demi usées par le soleil dévorant de la ligne, flottait immobile sur les mers inanimées de l'équateur. Depuis un mois et demi, ces calmes, qui sont le néant de la mer, ces calmes, cent fois plus redoutés des marins que les tempêtes, qui ne sont qu'un combat pour eux, enchaînaient au même lieu, au même point, le Mascarenhas.
Les vents légers qui l'avaient conduit jusque dans cette partie de l'Océan s'étaient dissipés aussitôt dans l'air torréfiant, une fois qu'ils semblèrent avoir attiré le rapide bâtiment dans ces parages comme dans un piége fatal. Les premiers jours de cette cruelle station au milieu des ondes, les jeunes passagers s'étaient amusés à jeter dans l'eau, que n'effleurait déjà plus la brise, quelques morceaux de papier ou de bois légers que devait bientôt emporter le sillage du bâtiment; mais depuis un mois ces tristes indices étaient restés le long du navire, à la place même où ils étaient tombés, et les passagers voyaient chaque matin avec effroi, en sortant de leurs chambres, ce signe effrayant de l'immobilité du navire qui les portait!
Pour comble de maux et d'épouvante, une maladie épidémique, engendrée par la privation d'eau et favorisée par le désespoir des marins et des voyageurs accumulés à bord, avait étendu ses ravages sur l'équipage. Le chirurgien du bord, en prodiguant ses soins aux malades placés sur le pont, avait déjà succombé à l'excès de ses fatigues; et son cadavre, lancé dans les flots, était devenu la pâture des requins, dont les gueules béantes paraissaient attendre et demander à la mort une proie nouvelle et d'autres victimes.
Le capitaine, livré à la plus profonde tristesse, avait en vain promis à ses passagers et à ses matelots abattus une brise favorable ou un changement de temps qui pût tempérer la chaleur insupportable qu'un ciel d'airain ne se lassait pas de faire descendre sur eux. Chaque matin au lever du soleil il leur répétait: Voilà à l'horizon des nuages qui nous annoncent de l'eau ou du vent. Et tous les yeux se ranimaient pour s'arrêter avec avidité sur les nuages dans le sein desquels le capitaine semblait avoir placé la dernière espérance de tant de malheureux. Mais chaque jour le soleil en se dégageant des vapeurs de l'horizon recommençait sa course brûlante au milieu de l'immuable azur qu'aucun nuage ne venait voiler, qu'aucun souffle de vent ne venait ranimer.
Les gémissemens seuls des malades troublaient le silence de cette scène d'horreur, que l'astre du jour paraissait éclairer comme pour augmenter l'épouvante et les souffrances des infortunés que la nature semblait avoir condamnés à périr au sein des flots et au milieu d'une solitude cent fois plus épouvantable que le cachot le plus affreux.
Le quarante-sixième jour de leur supplice, les matelots du Mascarenhas crurent enfin que la Providence avait pris pitié de leurs longs tourmens. Un navire parut à l'horizon.
—Victoire! victoire! s'écria le capitaine en apercevant le bâtiment; ce navire n'a pu nous approcher qu'au moyen d'une brise, et bientôt sans doute le vent qu'il a éprouvé enflera enfin nos voiles devenues depuis si long-temps inutiles.
En un instant toutes les peines furent oubliées. Les parens et les amis des victimes que la mort avait frappées et que l'onde venait d'engloutir ne versèrent plus que des larmes de joie. A la mer, espérer c'est ne plus souffrir, c'est même ne plus avoir souffert.
Mais cet espoir, accueilli avec tant d'enthousiasme, se dissipa bientôt comme celui que chaque matin le capitaine avait voulu faire renaître dans le cœur de ses gens, en regardant le soleil se lever! Le bâtiment en vue, séparé encore du Mascarenhas par une grande distance, s'arrêta avec le souffle de vent qui l'avait conduit jusqu'au point où il avait apparu aux hommes du trois-mâts anglais.
Il fallut se résigner à aller le chercher et à communiquer avec lui au moyen d'une embarcation.
—A bord de ce bâtiment, disait l'équipage, nous trouverons au moins quelques barriques d'eau pour suppléer à celle qui va nous manquer presque totalement. Peut-être même pourrons-nous obtenir quelques vivres plus frais que ceux que nous sommes réduits à dévorer. Si surtout c'est un navire de guerre, le commandant aura pitié de notre sort, et il nous donnera sans doute un médecin pour soigner un peu ceux de nos malades qui se meurent sous nos yeux faute des secours de l'art. Partons!
Les hommes les moins affaiblis et les plus courageux s'offrirent pour armer le canot qui devait transporter la petite expédition à bord du bâtiment aperçu. Mais il fallait mettre ce canot à la mer, et ce ne fut pas sans de grands efforts de la part des marins exténués, que l'on réussit à faire cette première opération.
Une fois l'embarcation à l'eau, six matelots et un officier de bonne volonté s'embarquent. Le capitaine donne à l'officier qui s'est présenté le premier les instructions qu'il croit nécessaires, et il le prévient que s'il n'est pas de retour avant la nuit, un fanal hissé au haut du grand mât lui indiquera la position du navire, qu'il aura soin du reste de relever de temps à autre à la boussole, pour connaître la direction que devra suivre son canot pour revenir à bord. Tout le monde fait pour l'embarcation qui va déborder, et qui n'a que quatre à cinq lieues à parcourir, les mêmes vœux que s'il s'agissait d'une expédition autour du globe. Les marins qui vont partir embrassent ceux de leurs camarades qui restent.
—Nous vous apporterons de l'eau et de bonnes nouvelles, leur disent-ils: prenez patience, notre misère est finie. C'est pour nous comme pour vous que nous allons travailler. Mais ne nous souhaitez pas tant bonne réussite: cela porte malheur, vous le savez bien. Au revoir seulement. Ils s'éloignent alors à grands coups d'avirons d'abord. La chaleur qu'ils éprouvent en ramant est accablante; mais l'espoir qui les anime leur fera aisément supporter une fatigue qui peut être au-dessus de leur force, mais non pas au-dessus de leur courage. Ils nagent avec vigueur pendant quelque temps; mais bientôt on croit remarquer à bord du navire que les canotiers ralentissent peu à peu le mouvement régulier de leurs rames. Ils se reposent pendant un instant, puis ils reprennent leurs avirons; mais cette fois leur nage est moins vive que lorsqu'ils ont quitté le bord, et après avoir ramé de nouveau, ils se reposent plus long-temps encore que la première fois.
Les malheureux, après avoir trop compté sur leur vigueur, épuisés qu'ils sont par leurs longues souffrances, cherchent encore, en prenant le peu de nourriture et en buvant le peu d'eau dont ils se sont munis, à se donner assez de forces, non plus pour rejoindre le navire sur lequel ils se dirigeaient, mais pour regagner celui qu'ils ont quitté et qui se trouve encore le plus rapproché d'eux. Vain projet! ils ne pourront plus renouveler les efforts qu'ils ont faits trop imprudemment pour s'éloigner avec vitesse. Allongés sur les bancs de leur canot, dans l'attitude du désespoir, ou la tête penchée le long du bord dans le plus morne abattement, ils périront victimes de leur zèle et de leur imprévoyance. Le délire s'empare d'eux quand ils voient l'impuissance de leurs tentatives: la force qu'ils n'ont pu retrouver quand leur raison ne les avait pas encore abandonnés, ils la puisent dans leur démence, dès que l'exaltation du délire s'allume dans leurs cerveaux troublés. L'un d'eux saisit avec une énergie qu'il n'avait pas une minute auparavant, la rame trop lourde pour sa faiblesse. Un autre prend aussi un aviron à l'exemple de son camarade; mais au lieu de nager tous les deux dans le même sens, ils rament dans un sens opposé, et l'embarcation recevant à la fois des directions différentes dans l'impulsion diverse qu'on lui imprime, tournoie sans avancer dans les flots qu'elle a troublés.
Un des hommes restés à bord du Mascarenhas n'a pas cessé d'observer depuis son départ les mouvemens du canot qui n'avance plus: cet homme, c'est le capitaine du navire. La longue-vue qu'il tient depuis une heure braquée sur le canot lui permet d'assister au commencement de la scène épouvantable dont cette faible embarcation est appelée à devenir le théâtre.
Les rameurs, livrés à toute l'exaltation du délire, après avoir nagé selon des directions opposées à la seule qu'ils devraient suivre, se sont dressés sur leurs bancs; le petit tendelet qui les ombrageait a disparu; l'attitude qu'ils ont prise en abandonnant leurs avirons est menaçante; les cris sauvages qu'ils poussent en se provoquant parviennent quelquefois aux oreilles du capitaine, palpitant de crainte et de terreur. Les rames qu'élèvent les mains égarées de ces malheureux retombent, mais non pour sillonner l'eau qu'ils devraient fendre: elles retombent pour frapper, pour se teindre du sang des misérables qui s'en sont fait non un instrument de salut, mais un instrument de carnage, une arme de désespoir et de fureur.
L'équipage du Mascarenhas, les yeux fixés sur le capitaine, devine à l'expression de sa physionomie tout ce que le spectacle qu'il aperçoit au large lui fait éprouver de terrible et de douloureux. C'est en vain que le malheureux chef voudrait cacher à ses matelots ce qui se passe de déchirant dans son âme: des gestes involontaires, des exclamations subites que lui arrache l'effroi, font connaître à ceux qui observent chacun de ses mouvemens, toute l'étendue des maux qu'ils ont encore à déplorer.
—Capitaine, s'écrient quelques-uns des marins qui se croient encore les plus valides, il se passe quelque chose d'extraordinaire à bord du canot que vous observez à la longue-vue. Nous ne sommes pas très-robustes, sans doute, mais si vous avez besoin de nous, il nous reste une pirogue que nous pouvons bien mettre à la mer; et avec de la bonne volonté nous réussirons peut-être à porter secours à ceux de nos camarades qui se sont dévoués pour nous.
—Non, mes amis, c'est assez déjà que d'avoir exposé ces sept hommes, trop faibles pour faire ce qu'ils ont tenté! je ne veux pas vous sacrifier comme eux: tout secours serait, je le crains bien, tout-à-fait inutile maintenant pour ces infortunés....
—C'est égal; il faut essayer: la pirogue est légère et facile à manier. D'ailleurs, quand vous nous perdriez, la perte ne serait pas grande: nous ne valons plus grand'chose pour vous.... Tandis, vous le savez bien, que c'est votre fils, votre seul enfant, que vous avez envoyé comme officier dans l'embarcation....
—Et malheureux! que me rappelez-vous! s'écrie le capitaine en se cachant le visage.... Il n'est déjà plus peut-être, mon pauvre fils, et c'est mon imprudence qui lui aura coûté la vie.
En ce moment les cris poussés par les hommes de l'embarcation s'élèvent au large avec tant de violence, que les marins de l'équipage, en les entendant, demeurent frappés de stupeur et d'effroi. Au sein de ce calme profond des eaux et de l'air, la voix humaine porte si loin, acquiert un développement si solennel, qu'à deux lieues de distance deux hommes pourraient quelquefois s'entendre dans les solitudes de l'Océan; vaste silence que le croassement d'un oiseau de mer suffit pour troubler, ou que le souffle d'une baleine interrompt d'un point de l'immensité à l'autre!
Les cris affreux qui ont retenti à leurs oreilles épouvantées décident les gens de l'équipage, qui, malgré la défense paternelle de leur capitaine, affalent à l'eau la pirogue dans laquelle ils veulent s'embarquer pour voler vers leurs infortunés camarades.
Mais vain espoir! inutile dévoûment! les bordages de la pirogue, si long-temps exposés à l'action brûlante du soleil, se sont disjoints, et l'étoupe, qui s'est séchée dans les coutures, tombe par l'effet des secousses qu'éprouve l'embarcation en descendant le long du navire. A peine parvenue à la mer, la pirogue coule, s'enfonce et disparaît presque sous les flots que sa quille vient d'entr'ouvrir.
On ne le voit que trop à bord du navire, il n'y a plus rien à espérer ni à tenter pour les canotiers de la première embarcation.... Il faut se résigner et attendre. Mais à chaque instant, de nouveaux cris, des cris de mort et de démence, se répandent dans l'air qu'ils ébranlent, pour venir porter dans l'âme des marins et des passagers, le trouble, l'horreur et la désolation.
Le capitaine, désespéré, se retire dans sa chambre, pour cacher du moins à ses matelots les larmes que lui arrache la douleur qui le déchire, et pour fuir le spectacle affreux qu'il n'a eu que trop long-temps sous les yeux.
Un marin s'empare, après la disparition du chef, de la longue-vue que celui-ci a abandonnée sur le pont.... Il dirige de ses mains tremblantes le fatal instrument sur le canot qui flotte encore sans direction au large.... Ses camarades rangés autour de lui attendent en silence ce qu'il va dire, les premiers mots qu'il va prononcer...—Ils ne sont plus que quatre dans le canot! s'écrie-t-il; et il n'a plus la force d'achever....
Tous les marins se séparent consternés, sans oser former une conjecture, sans oser se communiquer ce qu'ils pensent sur le sort des trois malheureux qui ont disparu de l'embarcation.
La nuit descend du haut des cieux toujours immobiles, sur la mer qui se confond à l'horizon avec la teinte pâle du firmament. Le soleil cette fois s'est couché au milieu de vapeurs moins éclatantes que les autres jours. Mais cet indice plus favorable est encore si vague pour des infortunés qui ont presque cessé d'espérer, qu'ils craignent de se livrer de nouveau à une vaine confiance que l'expérience a déjà si souvent trompée. N'est-ce pas ainsi que cinq à six fois l'astre du jour a déjà disparu à leurs yeux abattus, en leur faisant croire que le lendemain le temps leur permettrait de faire route? N'est-ce pas dans des nuages grisâtres, comme ceux qu'ils voient encore, que la veille le soleil s'est abaissé sur l'horizon?
Et quelle brise est venue, et quel changement s'est opéré dans leur situation? Quelle journée a succédé à la journée passée? La plus cruelle de toutes celles qu'ils aient encore comptées!... Jusque-là ils avaient souffert, ils avaient succombé sous les coups meurtriers d'une épidémie; mais jusque-là au moins ils ne s'étaient pas encore massacrés de leurs propres mains....
Le capitaine revient sur le pont: l'obscurité qui règne cachera du moins à son équipage, déjà trop affligé de ses propres maux, le désordre de ses traits, image trop fidèle du trouble qui l'agite. Il veut parler, donner un ordre; mais il craint qu'à l'émotion de sa voix, ses gens ne reconnaissent l'altération de son âme.
Mais ses hommes ont prévenu les désirs et l'ordre de leur chef. Un large fanal a été hissé au haut du grand mât. La lumière qu'il répand, immobile comme le navire qu'il éclaire, jette sur le pont une lueur qui reste attachée aux mêmes objets. Les pâles matelots, marchant à pas lents à la clarté fixe de ce funèbre flambeau, semblent des fantômes sortis du sein des flots pour errer sur la carcasse d'un navire abandonné.
Le calme épouvantable de cette scène de mort n'est interrompu de temps à autre que par des clameurs funestes auxquelles succède bientôt un lugubre silence: ce sont encore les cris lamentables des hommes de l'embarcation, et la nuit prêtant une forme nouvelle à leurs voix et une sonorité plus parfaite aux ondes de l'air, on entend du bord jusqu'aux mots que prononcent les canotiers expirant avec rage sous les coups qu'ils se portent dans leur homicide délire.
Les heures fatales de la nuit s'écoulent dans cette horrible anxiété. A bord, tout le monde veille, et tout le monde se tait. Les matelots n'osent s'adresser un seul mot; les passagers, dispersés sur le pont, sont absorbés dans leur douleur et leurs souffrances. Les malades, étendus sur les matelas qui les ont reçus depuis tant de jours, demandent en vain le sujet de la stupeur nouvelle de ceux de leurs amis qui les environnent.... Personne ne répond à leurs questions. Ils appellent le capitaine, ils l'implorent comme un dieu aux pieds duquel ils ont placé leur dernière espérance.... si toutefois il leur est permis d'espérer encore....
Le capitaine, assis à l'écart sur le couronnement, est plongé dans le plus profond accablement, et nul n'oserait, oubliant le respect que doit inspirer son désespoir, interrompre la funeste méditation à laquelle il s'abandonne.
Jamais encore, malgré les longues privations qu'ils ont éprouvées, malgré les inconcevables tortures qu'ils ont subies, les infortunés du Mascarenhas n'avaient été livrés à une consternation pareille à celle qui paraît les avoir frappés comme d'un coup de foudre lancé du haut de ce ciel qu'ils ont si vainement imploré.... Long-temps l'équipage reste comme anéanti, et la mort enfin semble avoir enveloppé pour la dernière fois d'un linceul éternel, le navire, les marins, et les voyageurs qui leur avaient confié leur vie et leur fortune! Les objets mêmes qui environnent ces malheureux semblent aussi partager leur sort et devenir inanimés ou inertes comme eux. Le fanal qui du haut du mât éclairait quelque temps auparavant le pont du bâtiment, s'éteint par degrés comme la lampe funèbre qui s'évanouit dans l'obscurité sur le cercueil d'un mort.... Elle ne jette que par intervalles sa lueur expirante sur les livides figures des acteurs de cette scène sépulcrale....
Mais au moment où la clarté du fanal va se dissiper pour toujours dans l'air sans vie comme lui, un souffle léger agite la lumière, qui pour cette fois a vacillé en jetant autour du navire sa mobile lueur.
La tête d'un homme absorbé jusque-là dans l'amertume de ses réflexions s'est relevée tout-à-coup, ses yeux se sont portés avec la rapidité de l'éclair sur le fanal que la brise a balancé au haut du grand mât.
C'est le capitaine, qui, en s'élançant du couronnement sur le gaillard d'arrière, a senti sur ses joues abattues l'impression de la fraîcheur de l'air.
Ce n'est pas de la joie qu'il éprouve encore, c'est du délire, et malgré l'espèce d'égarement qui s'est emparé de lui, il s'arrête palpitant, craignant encore d'être abusé par un fol espoir.... Mais non, ses gens ont senti comme lui la première bouffée de la brise qui se forme. Tous ils se sont levés, prêts à exécuter le commandement qu'ils attendent de leur capitaine. L'espérance à laquelle s'ouvrent leurs cœurs n'est plus une illusion; le vent, sorti de gros nuages qui se sont amoncelés à l'horizon, a frémi dans les cordages, a agité les tentes qui couvraient les gaillards du navire. La mer, recouvrant le long du bord le mouvement et la voix qu'elle avait perdus, s'est soulevée pour clapoter à la flottaison. Il n'y a plus à en douter: c'est du vent qui leur vient, c'est du vent qu'ils ont senti; c'est le bonheur, c'est la joie, c'est la vie que la brise leur apporte avec la pluie et l'orage qui les inonde délicieusement, et qui rend enfin à leur sein altéré la force qu'ils ne trouvaient plus et le courage qu'ils n'avaient même plus pour mourir!
Les voiles serrées pendant les cruels jours du long supplice de l'équipage peuvent être bientôt livrées au souffle bienfaisant qui les arrondit et qui les enfle. Les matelots recouvrent, à défaut de vigueur encore, un peu d'énergie, réussissent à déferler et à hisser les huniers, pendant que les passagers recueillent goutte à goutte et comme une rosée d'or l'eau qui tombe du gréement sur le pont. Les barriques se remplissent; les malades les moins affaiblis veulent concourir à ce travail pieux, dussent-ils ne jamais en recueillir les fruits, et expirer du mal qui les consume, avant d'avoir atteint le rivage vers lequel recommence à voguer le navire.
Tous ces gens-là enfin s'abandonnent à l'avenir qui leur sourit encore après tant de maux!
Mais une autre prévoyance que celle de la vie, un autre soin que celui de quitter ces parages funestes, occupent le capitaine, chef de cette colonie errante, pour ainsi dire proscrite sur les flots. C'est sur l'embarcation qu'il a expédiée au large la veille, qu'il fait diriger la route du bâtiment, au premier souffle de la brise. Lui-même s'est placé à la barre du gouvernail, car plus puissant que tous les autres par le courage moral qu'il a su conserver au milieu des malheurs qui pesaient le plus violemment sur sa tête, il se trouve encore le plus fort après le combat qu'il lui a fallu livrer à la soif, à la faim, à la maladie et à la douleur.
Le Mascarenhas courut pendant tout le reste de la nuit vers le point où la veille il avait laissé son canot. Forcé de revenir sur sa route après n'avoir que lentement avancé dans la direction qu'il avait prise, ce ne fut qu'aux premières clartés du jour qu'il put découvrir enfin l'embarcation qu'il avait inutilement cherchée pendant l'obscurité....
Mais quel spectacle funeste s'offrit aux yeux du capitaine quand il put découvrir et retrouver son embarcation! Le silence le plus effrayant régnait autour d'elle: aucun des canotiers ne se montrait à bord.... Peut-être, se disaient encore les hommes de l'équipage du navire, se seront-ils couchés sous les bancs, accablés qu'ils ont dû être par la fatigue.... Cette lueur d'espoir avait aussi abusé le capitaine.... Bientôt la plus affreuse réalité ne lui permit plus de douter de tout son malheur. En approchant le canot, les matelots montés dans les haubans se turent, et la désolation peinte dans leurs regards apprit assez au capitaine ce qu'il n'avait déjà que trop redouté....
De larges taches de sang furent les seuls indices que l'on put retrouver sur le plabord et les bancs du canot, autour duquel rôdaient encore d'épouvantables requins!...
Personne, dans ce moment si fatal, n'osa proposer de reprendre l'embarcation à bord: les forces de tout l'équipage y auraient à peine suffi. Et d'ailleurs, quel spectacle la vue de ce canot n'aurait-elle pas sans cesse présenté au père qui venait de perdre son fils d'une manière si funeste, et aux matelots qui pleuraient ceux de leurs camarades morts avec le jeune officier qui la veille s'était si généreusement immolé au salut commun!...
Lorsque l'âme est en proie à la plus grande des souffrances qu'elle puisse éprouver, les événemens extérieurs ne sont plus que bien peu de chose pour elle. Le bâtiment que la veille le Mascarenhas avait aperçu avec tant de joie, le bâtiment dans lequel il avait vu un compagnon de voyage et d'infortune que lui amenait le Providence, s'était approché sans que le capitaine eût remarqué la manœuvre qu'il avait faite. Ce ne fut que lorsque ce navire se trouva rendu presqu'à portée de voix, qu'on se disposa, à bord du bâtiment anglais, à répondre aux questions qu'on pourrait adresser, et que son compagnon de route paraissait avoir l'intention de lui faire.
Mais, contre l'attente générale des marins du Mascarenhas, le bâtiment qu'ils examinaient se contenta de régler sa vitesse sur celle de son voisin, et de courir la même bordée que lui pendant long-temps, sans qu'aucun homme à bord de ce bâtiment inconnu élevât la voix pour leur adresser un seul mot.
Certes, il ne fallait rien moins que l'apparence singulière de ce nouveau camarade de route pour arracher le capitaine anglais aux sombres réflexions dans lesquelles il se trouvait absorbé depuis quelques heures.
Jamais navire d'un aspect aussi sombre et aussi étrange ne s'était offert encore à ses regards, depuis le temps où pour la première fois il avait parcouru les mers.
Une voilure grisâtre tombait, dans de larges dimensions, de ses longues vergues supérieures pour aller se border à bloc sur les vergues basses, au bout desquelles pendillaient encore de légers grappins d'abordage fourbis avec autant de soin que la lame reluisante d'un sabre. La peinture noire qui recouvrait toute sa partie extérieure contrastait de la manière la plus prononcée avec la vivacité de la couche de vermillon de l'intérieur de sa batterie. Dix-huit caronades, élégamment retenues dans leurs larges sabords par de belles bragues de soyeux filain blanc, accidentaient le pont uni et blanc sur lequel elles se trouvaient uniformément placées et amarrées. Autour de la bôme, d'où partait une large et haute brigantine, une vingtaine de piques et autant de haches d'abordage avaient été rangées comme des faisceaux de verges autour de la hache d'un licteur. Sur la guibre allongée de ce grand brick de guerre, une figure blanche, dont la tête paraissait être recouverte d'un manteau, s'élevait à chaque coup de tangage au-dessus des flots comme pour en effleurer rapidement la surface sans la toucher. Lorsque par l'effet du mouvement des vagues le Mascarenhas, placé au vent de son voisin, venait à être exhaussé par la lame, dans le creux de laquelle tombait alors le brick, l'œil des curieux, plongeant dans le coffre de ce mystérieux compagnon de voyage, pouvait voir l'ordre admirable qui partout régnait avec l'élégance à bord d'un des plus jolis bâtimens qu'eussent encore supportés les flots.
Une circonstance, bien faite sans doute pour ajouter à la curiosité que la vue de ce noble bâtiment devait inspirer, avait été remarquée par les marins du Mascarenhas. Un seul homme, assis sur le dôme de la chambre, et le timonnier, placé à sa roue de gouvernail, s'étaient jusque-là montrés sur le pont, depuis la manœuvre qu'avait dû faire le brick inconnu pour ne pas dépasser le trois-mâts anglais.
Deux ou trois fois déjà, le capitaine anglais, caché derrière le bastingage de l'arrière, avait dirigé sa longue-vue sur l'homme assis sur le dôme, pour tâcher de le reconnaître ou de l'examiner sans pouvoir être accusé de manquer aux égards que se doivent les capitaines entre eux.
L'homme assis n'avait pas changé de position. Un large chapeau de paille noire couvrait à moitié sa figure maigre et brune, et permettait à peine de voir de temps à autre les deux yeux vifs et enfoncés qu'il daignait à peine tourner par intervalles sur le Mascarenhas. Une veste de drap noir ou brun dessinait les larges épaules et le dos un peu voûté qu'il avait tourné du côté du timonnier.
Ces deux hommes, les seuls que le capitaine anglais eût jusque alors vus sur le pont de son voisin, ne s'étaient pas encore adressé un seul mot depuis que les deux navires naviguaient bord à bord, et sans les mouvemens que le matelot posté à la roue était quelquefois obligé de faire pour modérer ou prévenir les lancs du bâtiment, on aurait dit de deux statues posées l'une sur le dôme et l'autre à la barre du gouvernail.
Alarmé ou inquiété de cette rencontre, autant que sa douleur pouvait lui permettre d'être encore alarmé de quelque chose, le capitaine du Mascarenhas avait essayé à plusieurs reprises de lire le nom qui peut-être pouvait se trouver écrit sur l'arrière du brick; mais la position relative des deux navires ne favorisait guère cette envie de recueillir un tel indice: comme le brick, placé sous le vent du trois-mâts, nous l'avons déjà dit, ne présentait à celui-ci que le profil de sa poupe, il n'y aurait eu que dans le cas où il aurait laissé arriver, que l'on eût pu voir son arrière à bord du Mascarenhas, et jusque-là il avait toujours paru chercher à éviter la moindre embardée susceptible d'offrir à son compagnon la satisfaction qu'il semblait vouloir se procurer, soit en se laissant culer, soit en venant au vent. A chaque mouvement du trois-mâts hors de la direction exacte de sa route accoutumée, l'inévitable brick gouvernait de façon à conserver sa position le long de son camarade de bordée.
Fatigué enfin de l'obstination que ce brick mystérieux paraissait mettre à le suivre ou à l'escorter, le capitaine anglais se décida à provoquer quelques explications sur une manœuvre aussi étrange et une intention aussi évidente.
Monté sur sa dunette, et le porte-voix à la main, il se dispose à interroger celui qu'il suppose être le capitaine du navire qui court si près de lui.
Les passagers les plus alertes et les matelots les moins abattus entourent leur chef dans le plus grand silence, et ils s'apprêtent à recueillir les mots qui vont être échangés dans cet entretien si intéressant pour eux.
—Ship, oh! s'écrie enfin le capitaine anglais après avoir hésité quelque temps à prendre le premier la parole.
Tous les yeux se portent alors sur le commandant du brick, qui, toujours assis sur son dôme, paraît à peine avoir entendu ou avoir remarqué les mots qui viennent de lui être adressés.
Étonné de ce silence, le capitaine du Mascarenhas croit devoir répéter son appellation, et il crie de nouveau, et avec plus de force encore que la première fois:
—Ship, oh!
Pour toute réponse, celui à qui il vient de parler se contente de prendre négligemment un petit porte-voix en argent, sans changer de place, et de lui faire entendre ces seuls mots:
—Parlez français. Je n'aime pas l'anglais!
Le ton dédaigneux d'une réponse aussi sèche et aussi laconique semble d'abord déconcerter un peu le capitaine anglais. Avant de se résoudre à adresser la parole en français au commandant du brick noir, il croit prudent de faire hisser à la corne de son bâtiment le pavillon de sa nation. Peut-être, pense-t-il en lui-même, qu'en me voyant arborer les couleurs anglaises, le brick jugera à propos de me faire connaître aussi le pays auquel il appartient.... Mais c'est en vain que le pavillon de l'Angleterre monte et se déploie, en se jouant, en haut du pic du Mascarenhas, le brick mystérieux n'arbore aucune couleur, ne laisse échapper aucun signe qui puisse faire supposer au trois-mâts que son signal ait été aperçu ou que l'on soit dans l'intention d'y répondre.
—A quel homme sommes-nous donc destinés à avoir affaire! dit tristement le capitaine anglais aux personnes qui l'environnent et qui paraissent vouloir lire sur sa physionomie chagrine les maux auxquels il faut peut-être se préparer encore.
—Mais peu importe! ajoute le capitaine; la résignation doit peu nous coûter maintenant, et l'avenir ne saurait nous réserver des malheurs plus terribles que ceux qui ont déjà éprouvé notre courage.... Cependant n'est-il pas cruel, au moment où nous commencions à espérer, de rencontrer.... C'est égal: soumettons-nous jusqu'au bout à la destinée ou plutôt à la Providence. Ce capitaine veut que je parle français.... Parlons-lui français, pour faire acte de soumission au sort que le ciel nous envoie.
Et le vieux marin reprend son porte-voix pour crier à son voisin:
—Oh! du brick, oh!
Un moment d'espérance et une lueur de satisfaction brillent sur les visages des passagers: ils ont vu le capitaine du brick relever la tête, et tourner pour cette fois ses regards vers eux. Il répondra, il va même répondre; mais que va-t-il dire? quel arrêt va rendre la gueule de ce porte-voix, tournée vers le Mascarenhas? Ce sont les oracles du destin qui vont retentir dans cet instrument sonore sur lequel tous les yeux et pour ainsi dire toutes les âmes sont fixés.... Silence! il va parler.
—Holà! a répondu enfin le capitaine inconnu, mais sans changer de place.
—D'où vient le brick? lui demande alors le capitaine anglais un peu enhardi.
—De la mer! Et vous, depuis quand avez-vous quitté Londres?
—Hélas! capitaine, depuis cent jours, avec soixante passagers et vingt-six hommes d'équipage.
Mais comment, se disent les passagers et les marins du trois-mâts, sait-il que nous venons de Londres?... Silence! dit le capitaine, il va encore nous parler.
Effectivement, le capitaine étranger a élevé de nouveau son porte-voix:
—Depuis quand le Mascarenhas a-t-il éprouvé des calmes?
—Depuis quarante-et-un jours, capitaine.
—Avez-vous assez de vivres?
—Nous avons épuisé tous ceux que nous avions.
—Et de l'eau?
—Nous en avons recueilli quelques barriques hier pendant la pluie.
—Et vos malades?
—Nous en avons perdu quelques-uns.
—Pourquoi avez-vous abandonné le canot que vous aviez mis hier à la mer?
—Les malheureux qui le montaient se sont massacrés.... Mon fils commandait ce canot, qu'il croyait pouvoir conduire jusqu'à bord de votre navire.
Un moment de silence succéda à ces derniers mots.... Des larmes étouffaient la voix du malheureux qui venait de les prononcer avec effort.
Le commandant du brick reprit:....
—De quoi avez-vous le plus besoin?
—D'un chirurgien, capitaine; le nôtre a succombé.
—Je n'en ai qu'un à bord, et je le garde.
—S'il pouvait venir pour quelques instans seulement à notre bord, et qu'il voulût visiter nos malades, il nous rendrait le service le plus signalé que la Providence pût nous accorder.
—Oui, la Providence!... Quelle est la maladie qui s'est manifestée chez vous?
—Je l'ignore; c'est une fièvre, je crois; mais vous n'avez pas besoin d'avoir peur, elle ne se communique pas.
—Peur! reprend vivement et en souriant avec dédain le capitaine, peur! et en répétant ce dernier mot il fait un signe à son timonnier, qui pousse la barre un peu au vent.
Par l'effet de ce petit mouvement le brick arrive, et laisse voir sur la poupe, qu'il présente dans cette manœuvre au Mascarenhas, ce mot, ce mot unique écrit sur son tableau en longues lettres blanches:
LE FANTOME!
C'était la réponse, la seule réponse que le capitaine avait jugé à propos de faire à l'Anglais qui venait de lui dire qu'il ne devait pas avoir peur.
A la vue de ce nom si connu, de ce mot qui à lui seul était une révélation pour tous les marins, les matelots du Mascarenhas s'écrièrent: C'est le Capitaine-Noir! c'est le Capitaine-Noir! Et les regards des passagers, remplis d'une avide curiosité, s'attachent pour ne plus la quitter sur la mâle figure du commandant du Fantôme.
Dès que le brick, après la légère arrivée qu'il venait de faire, eut repris la route qu'il tenait auparavant à côté du Mascarenhas, le capitaine anglais, remis un peu du trouble que lui avait causé l'apparition du Fantôme et de son redoutable commandant, renoua en ces termes et avec un reste d'émotion la conversation qu'il avait commencée quelques minutes auparavant:
—Commandant, je vous demande pardon d'avoir employé une expression qui a paru vous déplaire; mais je ne savais pas....
Le commandant du Fantôme, à ces mots, se contenta de faire un signe de tête négatif qui signifiait que l'expression du capitaine n'avait pu l'offenser.
L'Anglais reprit, toujours avec la même altération de voix:
—Mais je ne savais pas avoir l'honneur de parler au Capitaine-Noir. Je me félicite, au surplus, d'avoir rencontré, à la suite de tous mes malheurs, un homme aussi renommé par l'intrépidité de son caractère que par l'humanité de son cœur.
—Finissons-en. De quoi avez-vous le plus besoin?
—D'un chirurgien, commandant, et de quelques vivres un peu frais pour nos pauvres malades.
—Mon chirurgien ne peut passer qu'une heure à votre bord: des vivres, vous allez en avoir.
Un geste impérieux du Capitaine-Noir fit sortir comme par magie de l'entrepont, où se trouvaient rangés en silence ses matelots et ses officiers, neuf hommes qui, paraissant avoir deviné l'intention de leur chef, s'empressèrent de placer quelques barils et beaucoup de provisions dans un canot suspendu, le long du gaillard d'arrière, sur d'élégans montans en fer.
A un autre signe du Capitaine-Noir, le navire se trouva mis en panne, et les neuf hommes laissèrent glisser, sans dire un seul mot, l'embarcation à la mer.
Jamais les marins du Mascarenhas n'avaient encore vu une manœuvre exécutée avec autant de promptitude, de précision et de silence. C'était, comme disaient les matelots, des ombres de canotiers qui paraissaient avoir mis à la mer une ombre d'embarcation. Jamais, selon eux, navire n'avait été mieux nommé que celui-là: LE FANTOME!!!
Le Mascarenhas, en voyant la manœuvre faite par son voisin, mit comme lui en panne aussi bien et aussi vivement qu'il le put; mais quelle différence! c'était un lourd éléphant voulant imiter la légèreté de l'oiseau qui plane et se joue dans les airs.
Le canot rapide du Fantôme élonge le grand navire; les huit matelots qui le montent relèvent d'un seul mouvement les huit avirons, avec lesquels semblent se jouer leurs vigoureuses mains; les provisions et les barils qu'ils ont l'ordre de livrer au capitaine anglais sont déposés sur le pont du bâtiment, sans que les marins qui les transportent osent franchir le plabord. Un seul homme monte à bord du Mascarenhas, c'est le chirurgien du Fantôme, qui a tenu la barre du gouvernail du canot pendant le court trajet qu'il a fallu faire pour se rendre de l'un à l'autre navire.
A l'aspect de ce jeune et grave officier, la figure des malades s'épanouit, et une lueur d'espoir se laisse voir à travers la douleur qui contracte leurs traits décomposés. Les passagers et les matelots entourent l'étranger. C'est un dieu réparateur qui leur apporte un baume pour leurs plaies, une consolation pour toutes leurs souffrances. Il interroge, il examine, il ordonne. On l'écoute comme un oracle; on recueille ses moindres paroles comme des arrêts célestes; on devine chacun de ses gestes; on exécute chacun de ses ordres. La confiance renaît à sa voix, et l'oubli de tous les maux passés coule de ses lèvres dans les cœurs des malheureux qu'il ranime par la persuasion et par le besoin même qu'ils ont de croire à un avenir de bonheur, après toutes les angoisses qu'ils ont éprouvées, tous les supplices qu'ils ont subis....
Le capitaine anglais seul est inconsolable. Le médecin a déclaré en vain que l'épidémie ne présentait plus de danger pour la plupart des malades, et qu'avec les soins qu'il a prescrits leur rétablissement serait assuré, le malheureux capitaine sent trop, pour partager la joie commune, que le mal qui le dévore est sans remède. Le médecin, qui soupçonne et qui apprend le sujet de sa douleur profonde, ne peut lui offrir aucune consolation; mais il cherche du moins à lui témoigner une bienveillance affectueuse: c'est le seul moyen d'adoucir l'amertume des maux que rien ne peut guérir.
—Capitaine, lui dit-il, il ne me reste qu'un devoir à remplir, après m'être acquitté à votre bord de la mission dont mon commandant m'a chargé: c'est de vous demander le service que je pourrais encore vous rendre.
—Pour moi personnellement, monsieur, je n'ai plus rien à réclamer de votre humanité. Le seul devoir qui me reste à remplir envers mes passagers et mon équipage sera bientôt accompli, si Dieu veut nous permettre de nous rendre à Buenos-Ayres. La tâche que je me suis imposée est la seule chose qui m'attache encore à la vie. J'ai navigué pendant quarante ans, et un malheur inouï vient de m'apprendre que ma pénible carrière était finie, et que l'homme à qui la Providence a refusé ses secours, n'est plus fait pour répondre de l'existence de ceux qui lui confiaient leur fortune, leur famille et leur vie.... Mais puisque vous êtes encore assez généreux pour me proposer un service après celui que votre capitaine a bien voulu me rendre, j'oserai vous adresser une prière.
—Parlez, capitaine, je suis encore à vos ordres.
—Une femme, la plus intéressante de toutes celles qui ont droit à nos respects et à nos égards, se meurt à mon bord, frappée par l'épidémie, qui à peine a épargné son mari.
Ces deux époux, que l'attachement le plus vif semble avoir enchaînés à une même destinée, sont riches, considérés, et résignés aux plus grands sacrifices. La femme, avec les secours de l'art, peut échapper à la mort, et elle périra, j'en suis sûr, pour peu que notre traversée se prolonge, sans que nous puissions lui offrir autre chose que des soins ordinaires et le plus souvent mal dirigés.... Votre bâtiment marche mieux que le mien; vous verrez la terre bien avant moi, sans doute, si jamais je la revois; à votre bord, vous pouvez prodiguer à vos malades, à chaque heure, à chaque instant, les secours si puissans que nous ignorons.... Si le Capitaine-Noir, cet homme si extraordinaire, que l'on dit brave et généreux jusqu'au fanatisme, consentait à recevoir à son bord la jeune malade et son malheureux époux, je croirais n'avoir plus aucun vœu à adresser au ciel dans ce monde qui va me devenir bientôt si indifférent.
Le docteur, à ces mots, baissa la tête et parut réfléchir long-temps avant de trouver ce qu'il avait à répondre au capitaine du Mascarenhas.
Celui-ci, désespérant d'obtenir ce qu'il avait demandé, se préparait déjà à éprouver un refus.
Le docteur, cependant, prit la parole après quelques momens d'hésitation.
—Capitaine, lui dit-il, je voudrais pouvoir vous promettre d'obtenir la faveur que vous sollicitez, et s'il ne dépendait que de moi de vous l'accorder, vous n'auriez déjà plus rien à désirer; mais je ne dois pas vous dissimuler, malgré tout le zèle que je pourrai mettre à seconder votre intention, la difficulté de réussir. A notre bord, nous ne savons qu'obéir aveuglément aux ordres de notre commandant, et jamais personne ne s'est hasardé à rien lui demander. Sa sollicitude pour nous, au reste, est si ingénieuse, qu'elle sait prévenir tous nos besoins, et qu'elle peut se passer de nos objections. Cet homme, que l'on connaît si mal partout où l'on parle de lui, a fait notre fortune; au milieu des dangers que nous allons chercher avec lui, il a toujours réussi jusqu'ici à nous arracher à la vengeance des ennemis qui avaient juré notre perte. Notre dévoûment pour lui va maintenant, je pourrais le dire, jusqu'à la superstition. A bord, ce n'est pas de l'obéissance que nous avons pour ses volontés, c'est un culte que nous avons voué à son étonnante supériorité.... Et puis, si vous saviez combien il est bon, noble et généreux!.. et combien il a souffert dans sa vie!.. On ne le connaît guère, sur ces mers qu'il a remplies de son nom, que par la gloire sanglante qu'il s'est acquise en écrasant les Espagnols; mais si l'on savait que de bienfaits il a répandus sur les infortunés même qui redoutent le plus sa terrible réputation, au lieu de le craindre comme un exterminateur, on l'aimerait comme un des hommes les plus magnanimes, et on le plaindrait comme un des êtres les plus malheureux qui soient au monde!...
—Comment! le Capitaine-Noir?...
—Oui. Cette révélation-là vous étonne, n'est-ce pas? mais rien n'est cependant plus vrai: vous ne connaissez que son nom, et moi je suis depuis long-temps son ami.
—Et vous pensez qu'il ne consentira pas?...
—Je ne pense rien encore. Aujourd'hui notre commandant paraît être dans un de ses bons jours, c'est-à-dire qu'il semble moins sombre et moins souffrant qu'à l'ordinaire.... Je me risquerai peut-être bien en arrivant à bord à lui parler; car, malgré l'amitié que j'ai pour lui et celle qu'il a pour moi, je ne lui parle pas, au moins, tous les jours. Depuis le dernier combat, dans lequel nous avons coulé une corvette espagnole, je ne lui ai adressé qu'une fois la parole pour lui rendre compte de l'état de nos blessés.
—Vous vous êtes donc battus depuis que vous avez quitté Buenos-Ayres?
—Trois combats et deux abordages.
—Et cependant je n'ai vu dans le corps du bâtiment ni dans votre gréement aucune trace de boulets!...
—Je le crois bien! Cinq à six heures après chaque action, l'œil du plus fin marin ne découvrirait à bord de notre brick aucune marque de boulet. Il ferait beau! Avec une vingtaine de charpentiers et les plus vaillans matelots du monde, nous aurions le temps en vingt-quatre heures de refaire, je crois, un autre brick. Mais pardon! j'ai cru voir le commandant baisser la tête en se promenant sur le pont: c'est mauvais signe; il trouve peut-être un peu longue la visite qu'il m'a ordonné de vous faire, et je vais maintenant retourner à mon bord.
—De grâce, monsieur, quand vous serez rendu, n'oubliez pas la prière que je viens de vous adresser; les deux passagers dont je vous ai parlé sont riches, fort riches, je vous le répète, et ils n'épargneront rien pour récompenser le Capitaine-Noir du service inappréciable qu'il peut leur rendre.
—Ah bien oui! Je serais bien venu, je vous assure, de parler d'argent au commandant! Ce serait le plus sûr moyen de n'obtenir rien que sa colère ou son mépris; et je n'y suis nullement disposé, je vous prie de le croire.
—Mais au moins vous intercéderez pour moi, n'est-ce pas, et pour mes deux infortunés passagers?
—Je ne vous promets rien encore; mais si j'entrevois un seul petit instant favorable, soyez sûr que j'en profiterai. Adieu, capitaine, ou peut-être à revoir.
—A revoir, généreux jeune homme; car j'espère, je ne sais pourquoi, vous revoir bientôt.
—Alors ce sera bon signe; car si vous me voyez déborder du Fantôme dans mon canot pour revenir à votre bord, cela indiquera que....
—Que le Capitaine-Noir est, comme vous me l'avez dit, le plus humain et le plus terrible des hommes; car je ne puis le regarder sans espérer en lui, et cependant sans en avoir un peu peur. A revoir, docteur.
—Adieu, capitaine.
La légère embarcation qui avait transporté à bord du Mascarenhas le docteur et ses huit hommes ne fut pas plutôt rendue le long du Fantôme que les hommes qui la montaient s'empressèrent de la hisser à bord et de la suspendre sur les montans qu'elle n'avait quittés que pour si peu de temps.
Puis, après avoir procédé à cette opération, les matelots et le docteur disparurent de dessus le pont pour aller, sans doute, reprendre la place qu'ils occupaient avant d'être appelés à remplir la corvée dont un geste seul de leur commandant les avait chargé.
Les deux navires, qui s'étaient tenus en panne pendant la visite du docteur à bord du Mascarenhas, éventèrent leur grand hunier et reprirent parallèlement leur route, toujours côte à côte, toujours à une demi-portée de pistolet l'un de l'autre.
La promptitude avec laquelle le capitaine anglais avait vu rehisser le canot à son arrivée le long du Fantôme ne lui fit augurer rien de bien favorable de la mission dont il avait chargé le docteur.
Si le médecin du Fantôme, se disait-il, avait cru pouvoir obtenir quelque chose de son commandant, il lui aurait adressé une demande avant de laisser remettre son embarcation sur les palans.... Il faut, je ne suis que trop fondé à le supposer, que le moment d'aborder le Capitaine-Noir ne lui ait pas paru opportun, et je crains bien de voir le Fantôme forcer de voiles et disparaître à nos yeux pour ne plus revenir.... Pauvre milady! dans quelques heures, peut-être, elle ne sera plus, et son malheureux époux ne tardera pas à la suivre au sein de ces flots qui vont devenir son tombeau.... Ah! pourquoi ce médecin n'a-t-il pu rester avec nous, ou pourquoi plutôt ai-je été le plus malheureux de tous les hommes qui ont confié leur existence à cet Océan infernal qui a englouti déjà tout ce que j'avais de plus cher au monde!
—Capitaine, capitaine, s'écria doucement et avec un air de mystère un des passagers qui avait entendu la conversation du docteur et de l'Anglais, voilà le chirurgien qui parle au Capitaine-Noir.
L'attention du capitaine du Mascarenhas, sollicitée par cet avertissement, se porta toute sur le docteur et le commandant du Fantôme.
Le médecin, en effet, la casquette à la main, s'était approché de son chef, et il paraissait occupé à répondre timidement à quelques questions.
Pendant que le docteur parlait, le Capitaine-Noir continuait à se promener à grands pas, la tête baissée et les mains dans les poches de côté de son large pantalon....
—Il baisse la tête, dit le capitaine anglais: le docteur m'a dit que c'était un mauvais signe.... Il n'y a rien à espérer pour milady ni pour sir Walace.... Cependant il paraît écouter le docteur, et le docteur parle encore.... Mais non, le voilà qui descend dans l'entre-pont, et le Capitaine-Noir ne lui a rien dit, rien ordonné....
Au bout de quelques minutes cependant, le capitaine anglais croit remarquer un mouvement à bord du Fantôme.... Au geste du commandant du brick, quelques hommes paraissent sur le pont, et bientôt le Fantôme masque son grand hunier pour se remettre en panne.... Sans rien dire au Mascarenhas, le Capitaine-Noir trouve le moyen de se faire entendre de lui: il lui fait un signe de la main, et ce signe équivaut à un commandement impérieux... Le Mascarenhas met aussi en panne, et l'embarcation du Fantôme, qui déjà est venue à bord avec le docteur, est de nouveau affalée à la mer. Les mêmes hommes la montent: le médecin s'est placé à la barre, sans paraître avoir reçu les ordres de son commandant. Mais cependant il a tout compris. Il s'éloigne en silence pour accoster une seconde fois le navire anglais.
—Eh bien! docteur, lui demande le capitaine du Mascarenhas, je vous l'avais bien dit que nous nous reverrions avant peu! Vous venez sans doute m'apporter de bonnes nouvelles?
—Oui, capitaine; j'ai tout obtenu de lui. Vous pouvez me confier vos deux passagers. Il a même permis que la femme à laquelle vous vous intéressez si vivement fût placée à notre bord. Faites vos dispositions pour qu'on puisse l'embarquer dans le canot sans risquer de lui faire éprouver des secousses qui pourraient nuire à l'état de cette pauvre malade. La mer est belle, le navire n'a que peu de mouvement, et il ne sera pas difficile de placer doucement cette dame dans l'embarcation, sur un bon matelas ou dans un cadre.
Toutes les dispositions nécessaires indiquées par le docteur furent prises, et la malade, accompagnée de son époux qui dirigeait ces apprêts avec la plus tendre sollicitude, fut reçue dans le canot du Fantôme par les matelots du Capitaine-Noir.
Le mari de la dame mourante embrassa avec effusion de cœur le capitaine du Mascarenhas. Le docteur en fit autant en recevant de ce brave marin l'expression de la vive reconnaissance que lui inspirait le service qu'il venait de rendre aux deux infortunés qu'il confiait à son humanité.
Le canot du Fantôme s'éloigna alors silencieusement du bâtiment anglais pour retourner à son bord.
Les matelots et les passagers du Mascarenhas, les yeux attachés sur cette embarcation qui emportait deux de leurs compagnons d'infortune, ne purent s'empêcher de remarquer avec étonnement et curiosité les précautions qu'avaient prises le docteur pour cacher à tous les yeux la figure de la malade. Un pavillon, posé sur deux cerceaux au-dessus de sa tête, avait été soigneusement étendu jusqu'au pied de son cadre, non pas seulement pour la garantir des rayons du soleil ou du souffle de la brise, mais ce pavillon paraissait avoir été placé de manière à empêcher tous les regards de se porter sur la personne qu'il recouvrait si soigneusement.
Dans quel but, se demandait-on, prendre un soin aussi scrupuleux? Est-ce pour épargner aux marins du Fantôme l'impression pénible que peut causer la vue d'une femme expirante? Mais sur de pareilles gens quel effet redoutable pourrait produire un tel spectacle, quelque douloureux qu'il soit?... Cet intrépide équipage du Capitaine-Noir est-il habitué à trembler de peur à l'aspect d'une femme souffrante? Si d'un autre coté le docteur n'a voulu que procurer un peu d'abri à l'agonisante, pourquoi, non content d'avoir étendu sur elle un épais pavillon, se place-t-il encore dans son canot de manière à empêcher le Capitaine-Noir d'apercevoir la jeune passagère qu'il a bien voulu par son humanité recevoir à son bord?...
Tout le monde à bord du Mascarenhas se perd en conjectures sur les minutieuses précautions prises par le docteur à l'égard de la malade.
Mais l'étonnement redouble encore, lorsque le canot se trouve rendu le long du Fantôme.... Personne ne paraît sur le pont: les hommes seuls de l'embarcation se disposent à embarquer la passagère au commandement du docteur. Le Capitaine-Noir, au lieu de témoigner quelque curiosité et de jeter au moins les yeux sur les nouveaux venus que son canot lui amène, semble au contraire éviter de les regarder. Il se promène toujours comme absorbé dans ses réflexions, et cette fois, au lieu de se tenir du côté du vent, il a passé du bord opposé, comme s'il craignait d'être témoin de la triste et silencieuse scène dont son bâtiment est devenu le théâtre....
La malade cependant venait d'être élevée dans son cadre jusque sur le plabord du Fantôme; mais alors, au lieu de démasquer son visage, le docteur a fait élever une toile au pied du grand mât, comme pour cacher, plus soigneusement encore qu'il ne l'a fait déjà, la passagère aux regards du timonnier et du capitaine, qui seuls se trouvent sur l'arrière. Le lugubre cortége se dirige du pied du grand mât jusque vers un panneau élégant situé en avant du milieu du navire, et le cadre de la malade, suivi par le mari de l'infortunée, disparaît, transporté avec soin par quatre matelots.
Les marins anglais ne savent que penser de l'étrangeté de cette scène muette et mystérieuse.
Le Fantôme rehisse à son bord le canot que pour un instant il a mis à la mer. Les hommes qui ont nagé dans cette embarcation servent eux-mêmes à la replacer sur ses palans, et puis, après avoir exécuté avec promptitude et précision cette opération, ils se portent, toujours sans se dire un seul mot, sur les bras du grand hunier. Le Fantôme, poussé alors par le vent qu'il reçoit dans ses voiles orientées au plus près, quitte la panne qu'il avait tenue jusque-là le long du Mascarenhas, et en quelques minutes il a dépassé son compagnon de route, qui reste derrière lui comme un navire à l'ancre, tant la vitesse prodigieuse du brick est supérieure à celle du trois-mâts anglais.
Au moment de leur séparation, le capitaine du Mascarenhas a voulu faire ses adieux au commandant du brick. Trois fois le pavillon anglais a été hissé et amené au bout de la corne du trois-mâts, en signe de salut. Mais le Capitaine-Noir n'a pas jugé à propos de répondre à cette politesse. Il s'est éloigné sans paraître même avoir remarqué qu'on le saluât.
Vers l'approche du soir, quand le soleil, disparaissant dans l'ouest, sembla abandonner à la nuit qui s'avançait l'empire de ces vastes mers que la solitude rend quelquefois si affreuses, l'équipage du navire anglais, rassemblé sur le gaillard d'avant, voulut encore repaître pour la dernière fois ses avides regards de la vue du brick redoutable qu'il croyait à peine avoir contemplé pendant plusieurs heures. Est-ce bien la vérité que nous avons vue, se disaient les matelots, ou un songe que nous avons fait? Avons-nous bien passé une demi-journée bord à bord avec ce fameux Capitaine-Noir dont on nous parlait comme d'un être invisible? Lorsque, rendus à terre, nous dirons que nous l'avons vu, que notre capitaine a causé avec lui, que son navire et le nôtre ont communiqué, personne ne voudra nous croire, et cependant c'est bien lui que nous avons rencontré et qui a pris à son bord nos deux passagers.... Mais avez-vous remarqué les matelots qui montaient le canot du Fantôme? Ils n'avaient pas le même air que les autres marins. Ils n'ont répondu à aucune des questions que nous leur avons adressées. Ils paraissaient même ne pas nous entendre.... Mais ce sont peut-être aussi, comme leur capitaine, des êtres surnaturels ou des malheureux qui ont signé un pacte avec le diable.
La nuit avait déjà descendu sur la surface de la mer, et à l'horizon, vers le point sur lequel les matelots n'avaient pas cessé de tenir leurs regards attachés, on vit sautiller un petit feu rouge qui indiqua que c'était là qu'était encore le Fantôme. Les marins du Mascarenhas, s'abandonnant à leurs idées superstitieuses, continuèrent leur conversation en observant au sein de l'obscurité la lueur que jetait par intervalles ce feu que l'éloignement allait bientôt leur dérober pour toujours.
—C'est la clarté de l'habitacle du Fantôme que vous voyez là, disaient-ils avec une sorte d'effroi aux passagers qui écoutaient en palpitant leurs récits fabuleux sur le brick mystérieux.... C'est, dit-on, dans une tête de mort que la lumière nécessaire à la boussole est placée pendant la nuit. Le jour, quand le Fantôme combat, il ne hisse qu'un grand pavillon noir au milieu duquel se trouve encore une tête de mort. Le nom même du bâtiment, que vous avez lu sur l'arrière, tracé en grandes lettres blanches, a été formé avec les os des officiers espagnols que le Capitaine-Noir a tués de sa propre main à l'abordage.
—Comment, répondaient les passagers aux crédules matelots, pouvez-vous ajouter foi à de telles exagérations, bonnes tout au plus pour effrayer de jeunes enfans?
—Comment nous pouvons ajouter foi à cela! Mais, messieurs, vous ne connaissez donc pas la complainte faite à Buenos-Ayres sur le Capitaine-Noir?
—Jamais nous n'en avons entendu parler.
—Dis donc, Herry, chante donc un peu, si tu n'as pas perdu tout-à-fait la voix, la complainte du Capitaine-Noir à ces messieurs, pour leur faire savoir si c'est des contes, ce que nous leur contons.
—Je veux bien si je peux, répond Herry à l'invitation de ses camarades; mais ma voix n'a pas pris beaucoup de force pendant nos quarante derniers jours de calme.... C'est égal, j'essaierai pour vous faire plaisir.... Approchez-vous de moi, si vous voulez m'entendre, car je ne crois pas pouvoir chanter comme je le faisais il y a seulement deux mois.
Tout le monde, réuni sur le gaillard d'avant autour du chanteur Herry, prêta une oreille attentive à la complainte du Capitaine-Noir.
L'orateur commença ainsi, d'une voix basse et rauque comme les flots qui murmuraient autour du navire:
La complainte de Herry sur le Capitaine-Noir n'était pas finie, que déjà le feu du Fantôme avait disparu à l'horizon. Mais fidèles à leurs superstitions, les matelots anglais répétaient aux passagers qu'il ne fallait pas pour cela s'imaginer que le Capitaine-Noir les eût quittés pour ne plus revenir. Cet homme, ou plutôt ce diable, car c'est sans doute un démon, n'a pas pour habitude de lâcher comme il l'a fait la proie qui lui tombe sous la griffe. Aussi, à minuit, vous pouvez vous attendre à le voir revenir le long de notre bord et jeter ses redoutables grappins sur le pauvre Mascarenhas. Minuit, c'est son heure, et avec lui il n'est pas de tempête qui puisse mettre un bâtiment à l'abri de ses coups de patte. Quand la mer est furieuse pour les autres, elle est unie comme une glace pour le Fantôme, qui jamais, même dans un ouragan, n'a pris de ris dans ses huniers, et n'a amené ses perroquets pour un grain. Le Capitaine-Noir est si certain du succès quand il approche un bâtiment marchand ou un bâtiment de guerre, que quelquefois il ne se donne pas la peine de monter sur le pont pour commander l'abordage. Ce sont ses lieutenans qui ordonnent pour lui et qui font la plupart des prises dont s'engraisse l'équipage du Fantôme, car jamais le Capitaine-Noir ne partage avec ses gens; il leur donne tout: il ne prend pour son propre compte que la gloire, et afin que son nom seul soit connu, ses hommes ne sont désignés entre eux à son bord que par des numéros. En mettant le pied sur le plabord du corsaire, chaque nouvel arrivé perd son nom et prend un nombre d'ordre. Le second du navire est le nº 1, le premier lieutenant le nº 2, le second lieutenant le nº 3, ainsi de suite jusqu'au dernier mousse.
Les passagers, souriant avec l'air de l'incrédulité à tous les contes des matelots, allèrent se reposer, et le pont du Mascarenhas resta livré aux hommes de quart, encore tout préoccupés des idées qu'avait fait naître en eux l'apparition du Fantôme et du Capitaine-Noir.
Mais pendant le temps où les marins s'entretenaient ainsi du fameux capitaine et de son merveilleux bâtiment, que se passait-il à bord du Fantôme? Nous allons le voir.
Quelques heures après avoir perdu de vue le Mascarenhas, le docteur, chargé du soin de la malade que lui avait confiée le capitaine anglais, s'empressa de prodiguer tous les secours de son art à cette infortunée. Le mari de la mourante paraissait absorbé dans une douleur qui lui permettait à peine de répondre aux questions qu'on lui adressait. Il ne semblait trouver d'expressions que pour demander en espagnol au médecin: Croyez-vous qu'elle puisse en réchapper? et puis il ajoutait avec désespoir: Je donnerais toute ma fortune et toute ma vie pour conserver un seul de ses jours!
La tête penchée au pied du lit qu'on avait préparé à son épouse, l'infortuné mari n'avait pas voulu changer de position, et cependant les instances du médecin avaient été vives, car, prévoyant le moment où la malade pourrait cesser de vivre, il avait voulu éloigner son époux du fatal spectacle qui se préparait pour lui dans ce funèbre entre-pont du Fantôme, éclairé seulement par la lampe allumée au chevet de la couche de l'agonisante.
Dans la nuit, le docteur, pour faire diversion au sentiment funeste que cette scène douloureuse avait jeté dans son cœur, vint respirer sur le pont l'air frais qui enflait les voiles du navire. Le Capitaine-Noir était, contre son ordinaire, descendu dans sa chambre, car presque toujours il se promenait seul jusqu'à minuit ou une heure du matin sur le gaillard d'arrière.
Le docteur trouva le second du Fantôme parcourant tout seul l'espace compris entre le grand mât et le mât de misaine. Bien rarement les officiers du bord, même quand le Capitaine-Noir s'était retiré dans sa chambre, s'exposaient à se montrer sur le gaillard d'arrière, à moins que ce ne fut pour surveiller de temps à autre la manière dont gouvernait l'homme placé à la barre.
Maître Arnold, second du bâtiment, était un rude marin français, fort peu familiarisé avec le sentiment, et très-expert en fait de chose expéditive, soit sur terre, soit sur mer. Dans son temps, comme il disait, la bamboche avait été sa passion. Mais voulant terminer honorablement une carrière orageuse, il s'était fait corsaire sous les ordres du Capitaine-Noir. Le docteur du bord et lui étaient au mieux, quoique leurs manières et leur humeur fussent tout-à-fait différentes.
—Eh bien! docteur, s'écria maître Arnold en voyant monter sur le pont son ami tout préoccupé, comment va la malade et monsieur son époux?
—Mais fort mal à mon avis, mon cher lieutenant. Vous me voyez tout bouleversé de la scène déchirante qui vient de se passer dans l'entrepont entre ces deux infortunés.
—Allons donc, docteur, je vous croyais plus de moral que cela; un homme qui tue par état être vent-dessus vent-dedans pour une femme qui va avaler naturellement sa gaffe!
—Que voulez-vous? ce sont là des contradictions qu'on ne s'explique pas, mais qui existent dans notre pauvre cœur humain.... A propos, est-ce que le capitaine s'est déjà couché?
—Ah! mon Dieu, oui! Aujourd'hui il paraissait être plus triste encore que de coutume. Cependant il a fallu qu'il ne fût pas de très-mauvais poil pour vous accorder la permission de prendre à bord cette femme malade et son pleurnicheur de mari.
—C'est vrai; je ne reviens pas moi-même de l'audace que j'ai eue de lui demander de faire venir une femme à bord du Fantôme, et je conçois encore moins l'indulgence qu'il lui a fallu pour ne pas m'envoyer promener avec ma demande.
—Écoutez-donc, docteur, notre capitaine veut peut-être se rapatrier avec le beau sexe; qui sait!
—J'en doute.
—Et moi donc. Quand celui-là aimera une femme, moi j'irai à confesse au premier calotin venu. Avez-vous vu la grimace qu'il faisait quand dernièrement, dans notre relache à la Guayra, je voulais amener ces deux mulâtresses à bord? C'était cependant de bien belle marchandise; mais notre capitaine m'a fait bientôt refouler le sentiment en dedans. Quelle paire d'yeux il m'a faite! Une autre fois je vous assure qu'on ne m'y reprendra plus. Plus d'amour, Lisette, à bord du Fantôme.
—Et vous aurez raison. Je connais notre capitaine depuis plus long-temps que vous, et je vous jure que ce serait un mauvais moyen pour se mettre bien avec lui que de renouveler la petite scène qui a déjà eu lieu à la Guayra.
—Cependant on m'a dit, docteur, que, tel que vous le voyez, le capitaine n'avait pas toujours craché sur la beauté!
—Bah! on vous a peut-être débité des contes comme on en fait tant sur le Capitaine-Noir.
—Ecoutez, je ne vous donne tout cela qu'au prix où on me l'a donné à moi-même. On m'a dit entre autres choses, que c'était parce qu'il s'était trouvé trop échaudé par une particulière qu'il avait aimée trop dur, qu'il ne voulait plus remettre la patte dans le sentiment.
—Qui a pu vous débiter de telles balivernes? Il y a dix ans que je connais notre commandant et que je le suis sur toutes les mers, et jamais rien n'a pu, je vous assure, me donner à penser qu'il eût été trompé par une femme.
—Ecoutez donc, docteur, ce sont là de ces choses qu'un individu aussi fin que lui n'aime pas à faire savoir à propos de botte. Mais croyez bien que dans ce que je vous dis là, il y a quelque chose de vrai.
—Ne vous a-t-on pas raconté aussi que cette femme qui l'avait trompé était son épouse, et que le dépit d'avoir perdu celle qu'il aimait l'avait conduit à courir les mers?
—Sans doute que l'on m'a raconté tout cela.
—Eh bien! rien n'est plus faux. Ce sont toujours les mêmes bagatelles que l'on débite sur son compte. Ah! parbleu! si l'on voulait écouter les mille et un romans que l'on a faits sur notre pauvre capitaine, on en composerait plus d'un volume....
—A l'usage des maisons d'éducation, n'est-ce pas, docteur?
—Mais je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de si immoral dans tout cela? Le Capitaine-Noir, ancien officier dans la marine française, s'est attaché au sort de la république de Buenos-Ayres. Il a rendu le plus de services qu'il a pu à sa nouvelle patrie; le tort qu'il a fait aux ennemis n'a servi qu'à augmenter légitimement sa gloire.... Et nous que ses succès ont enrichis, qu'avons-nous à lui reprocher?...
—Oh! rien sans doute, docteur, bien au contraire....
—Son avarice?
—Lui avare! il nous donne tout, bien loin de là, et ne garde rien pour lui, ce brave homme!
—Son inhumanité?
—Lui! ah bien oui! c'est le meilleur des hommes quand il veut!
—Son défaut de courage?
—Son défaut de courage, dites-vous, docteur? Mais c'est un lion, et le premier qui viendrait me dire.... Jamais la mer ne peut se flatter d'avoir porté un marin aussi intrépide que ce poulet-là.
—Eh bien! qu'avons-nous donc à lui reprocher? le silence qu'il garde avec nous? Mais si c'est là un moyen d'obtenir ce qu'il est en droit d'attendre de notre obéissance, pourquoi le forcerait-on à nous parler pour nous dire des choses inutiles?
—Vous avez raison, docteur, vous avez mille fois raison, et n'en parlons plus. Notre commandant est ce qu'il nous faut, et, voyez-vous, je ne le changerais pas pour un roi.... Mais causons, si vous le voulez bien, d'autre chose, car il pourrait nous avoir entendus jaser ensemble, lui qui voit tout ce qu'on fait à bord et qui sait tout ce qu'on s'imagine lui cacher.
—Oui, parlons d'autre chose, je le veux bien. Vous ne vous douteriez guère, j'en suis sûr, du motif qui m'a fait monter sur le pont? J'y venais avec l'espoir d'y rencontrer encore le commandant.
—Et qu'auriez-vous fait si vous l'y aviez trouvé?
—Je lui aurais demandé une faveur.
—Et quelle faveur?
—Une faveur qu'il ne m'accordera pas sans doute, mais qui au reste n'est pas pour moi.
—Et pour qui donc est-elle?
—Pour cette dame malade. Imaginez-vous qu'elle m'a d'abord demandé comment se nommait le capitaine du navire et quelle espèce d'homme c'était.
—Et vous lui avez répondu....
—La première chose venue. Dans la crainte de l'effrayer dans l'état où elle se trouve, je me suis bien gardé, comme vous le pensez bien, de prononcer le nom du commandant, et je lui ai dit, ma foi! qu'il se nommait.... Antonio.
—Antonio, c'est, ma foi! un nom tout comme un autre.
—Et quand elle a voulu savoir quel homme c'était, je lui ai dit que c'était un capitaine très-distingué et en grande réputation.
—Fort bien, et après?...
—Après elle m'a prié en grâce de l'inviter à se rendre auprès d'elle, parce qu'elle désirait lui confier avant de mourir ses dernières volontés.
—Ah bien oui! je serai bien curieux de voir pour la rareté du fait le Capitaine-Noir faisant auprès d'une femme le service d'un confesseur.... Il ne manquerait plus que cela pour me faire crever de rire, moi qui depuis si long-temps n'ai fait une once de bon sang.... Et que diable veut-elle, cette brave dame, avec sa confession et ses dernières volontés? Est-ce que son grand bat-la-lame de mari n'est pas là au poste pour un coup?
—Par une singularité que je n'attribue qu'au désordre des idées causé par la maladie chez cette pauvre femme, elle paraît depuis quelques heures ne supporter qu'avec répugnance la présence de son mari au chevet de son lit.
—Voilà bien les femmes, docteur! en maladie comme en santé, toujours le caprice en avant jusqu'au moment de faire l'éternuement final et définitif. En v'là une qui au lit de la mort ne veut plus de son seigneur et maître. Ah! notre commandant a peut-être bien raison de ne pas taper plus qu'il ne le fait sur le féminin.... Mais encore, docteur, comment allez-vous débrouiller vos lignes pour tirer au capitaine la carotte sentimentale dont la moribonde vous a chargé?
—Je ne sais; mais j'irai, ma foi! tout droit pour remplir un devoir de conscience.
—Ah! c'est vrai, vous avez de la conscience, vous. Mais voyez-vous bien, si j'étais à votre place, moi, savez-vous ce que je ferais?
—Que feriez-vous?
—D'abord je me dirais: Aller parler au commandant pour lui faire avaler les récits des vieux péchés d'une concitoyenne, c'est comme si je chantais femme sensible. Ainsi donc, pas de démarche inutile. Mais d'un autre côté, pour empêcher la mourante de crier après le capitaine, je dirais au second du navire, qui est un bon pèlerin, et c'est moi: Arnold, faites-moi le plaisir, mon ami, de remplir la corvée pour le commandant et d'écouter le chapelet que ma malade veut filer par le bout avant d'appareiller pour l'autre monde. Alors, comprenez-vous bien, Arnold descendrait dans l'entre-pont en se donnant un air bonhomme, et il écouterait tout ce que la chrétienne aurait à restituer à la vérité. Par ce petit moyen-là vous auriez rempli votre consigne, et votre malade défilerait en paix la parade, contente comme une sainte du paradis.
—Y pensez-vous bien, lieutenant! Ce serait tromper les dernières volontés d'un mourant, et je me reprocherais cela toute ma vie.
—Eh bien! vous vous le reprocheriez; mais la chose tout de même serait faite!
—Non, j'aime beaucoup mieux m'exposer à un refus de la part du commandant, et m'acquitter scrupuleusement de mon devoir, que de me débarrasser de ma mission en abusant de la confiance d'une malheureuse qui n'a peut-être plus qu'une minute à vivre.
—Voilà, par exemple, ce que je n'ai jamais compris, moi! Il y a des gens qui sont assez heureux pour avoir réussi à se faire une provision de scrupules. Ça les rend tranquilles, à ce qu'ils disent. Moi, j'ai voulu aussi me scrupuliser un peu; eh bien! jamais je n'ai pu y arriver. Mais cependant tout cela ne m'empêche pas de dormir, de boire bien et de manger de même, comme à l'ordinaire; et je défie le plus honnête homme d'être plus tranquille d'esprit que je ne le suis. Il paraît que pour certains individus, c'est trop difficile que de s'installer une conscience un peu propre. Mais écoutez, au bout du compte, si c'est une chose qui ne se donne pas que la conscience, quand la nature ne vous a pas bâti pour en avoir une, on serait bien bête de chercher à contrarier le vœu de la nature; n'est-ce pas, docteur?
En ce moment les deux interlocuteurs virent, malgré l'obscurité qui les environnait, l'ombre de quelque chose sortir du dôme de l'arrière. Comme le capitaine du Fantôme avait seul le privilége de monter à cette heure par l'escalier de la chambre, ils se dirent l'un à l'autre: Voilà le commandant qui vient sur le pont. Attention! Séparons-nous.
—Oui, répondit le docteur au second, séparons-nous; vous, pour veiller à votre quart, et moi pour aller faire ma demande au commandant.
—Votre demande! répliqua le second.... Il faut que vous ayez joliment du courage, docteur; et franchement, j'aime mieux que ce soit vous que moi qui ayez quelque chose à lui demander à l'heure qu'il est.... Allons, poussez de l'avant, et bonne chance que je vous souhaite.
Le Capitaine-Noir jeta d'abord les yeux sur la boussole pour s'assurer si le timonnier gouvernait bien en route. Ce pauvre timonnier, sentant à ses côtés son commandant, se tenait droit comme un piquet, les yeux fixés sur son compas, et osant à peine exhaler son souffle, tant il avait peur si près de son terrible chef. Après avoir stationné quelques minutes auprès de l'habitacle, le capitaine se mit à parcourir à pas lents, comme à son ordinaire, le gaillard d'arrière du navire. Pendant une heure il ne fit pas autre chose.
Quant au chirurgien, qui guettait le moment le moins défavorable pour aborder son chef, il s'était assis au pied du grand mât. Deux ou trois fois déjà il s'était levé avec la ferme résolution d'adresser la parole au capitaine, et deux ou trois fois il avait repris sa première position, sentant ses jarrets trembler sous lui au moment d'ouvrir la bouche.
Le second du bâtiment, maître Arnold, tout satisfait de trouver dans le médecin un homme qui avait aussi peur que lui de son capitaine, harcelait tant qu'il pouvait le malheureux docteur pour l'engager à se lancer. A chaque tour qu'il faisait entre le mât de misaine et le grand mât, il ne manquait pas de coudoyer son ami en lui répétant: Eh bien! docteur, qu'attendez-vous pour parler au commandant? L'occasion est belle, le voilà qui bâille à se démonter la mâchoire. Allez donc, docteur, et plus vite que cela.
Le docteur n'osait.
Le Capitaine-Noir, au bout de son heure de promenade sur le gaillard d'arrière, alla enfin s'asseoir sur le couronnement du navire. Dans la position qu'il avait prise, la lueur de la lampe d'habitacle jetait par intervalle sur sa sévère physionomie une clarté que faisait vaciller de temps à autre le roulis du bâtiment. Dans un de ces momens où les accidens de la lumière permettaient au docteur de voir la figure du commandant, le médecin crut remarquer sur les traits de son chef une expression moins austère que celle qu'ils avaient ordinairement. Pour cette fois notre médecin jugea le moment opportun. Il quitte le pied du grand mât, il se dresse sur ses jambes, et le voilà, poussé par le second, faisant quatre pas et en reculant deux, en train de s'avancer, le chapeau bas, vers son capitaine.
Dès qu'il se sentit en face de son redoutable chef, la résolution lui vint avec la nécessité de parler clairement.
—Commandant, lui dit-il, j'ai une grâce à vous demander!
—Une grâce, docteur? Mais il me semble que c'est aujourd'hui le jour!
—Effectivement, commandant; vous m'avez déjà accordé une grande faveur en permettant à cette dame malade de passer à votre bord; mais j'ai plus que cela encore à réclamer de votre bonté.
—Plus que cela? Vous m'effrayez. De quoi s'agit-il?
—D'accomplir les dernières volontés d'une femme qui se meurt.
—D'une femme qui se meurt! Et quels rapports peut-il y avoir entre une femme qui se meurt et moi?
—Cette malheureuse, à qui vous avez accordé si généreusement l'hospitalité à bord du Fantôme, voudrait confier à vous, mais à vous seul, un secret qui va s'exhaler avec son dernier soupir.
—Et pourquoi à moi plutôt qu'à vous?
—Parce que vous êtes le capitaine du navire.
—Et n'a-t-elle pas son mari à côté d'elle pour recueillir ses suprêmes volontés?
—Elle ne veut absolument se confier qu'à vous.
—Plaisante idée! C'est bien cela, au reste.... Nommez-moi à cette mourante, et l'envie de me prendre pour dépositaire du secret qui lui pèse se passera peut-être.
—Je vous ai nommé, commandant.
—Et qu'a-t-elle dit?
—Elle a persisté dans sa résolution.
—C'est donc une femme bien extraordinaire!... Au surplus, il en faut comme ça.... Et prévoyez-vous ce qu'elle peut avoir à me dire?
—De tels secrets ou peut-être de tels remords ne se devinent pas. C'est une étrangère, et je la connais depuis quelques heures seulement.
—Des remords! Elles en ont donc aussi quelquefois les femmes!... Oui, mais au moment de mourir, au moment où ces remords sont inutiles!... Je verrai votre malade.... mais il faudra qu'elle parle vite.... Aujourd'hui, vous voyez que je vous accorde tout, et pour une femme encore!... Dites-lui qu'elle se prépare à me recevoir....
Le médecin, étonné de la facilité avec laquelle il a obtenu de son capitaine la faveur qu'il a sollicitée pour la malade, passe comme un trait auprès du second, qui, le voyant se diriger pour descendre dans l'entrepont, lui demande:
—Et bien, docteur, y a-t-il de bonnes nouvelles?
—Il a consenti, lui répond le médecin.
—Consenti! s'écrie maître Arnold.... Quand je vous disais qu'il voulait se rapatrier avec le sexe.... Ah! par la sambleu! je serais bien curieux de savoir la grimace qu'il va faire en accostant le lit de la moribonde!
Et aussitôt maître Arnold se dispose, en se plaçant au coin du grand panneau, à épier le moment où le Capitaine-Noir se rendra auprès de la dame mourante; mais il se poste de manière à tout voir sans que son chef puisse soupçonner le motif qui le fait agir, car le second tremblerait de laisser apercevoir à son commandant le moindre indice de curiosité....
Le docteur, en revenant auprès de la dame anglaise, lui annonce que bientôt elle va recevoir la visite du capitaine, et que celui-ci s'est montré disposé à entendre ce qu'elle paraît avoir eu intention de lui communiquer. A ces mots, l'infortunée paraît recouvrer un peu de force, et relevant sa belle tête sur son oreiller, elle semble vouloir se recueillir un moment et réunir quelques idées.... Sa main défaillante a fait signe à son époux de s'écarter un moment.... L'époux en pleurs a obéi avec une soumission qui laisse voir combien il fait d'efforts sur lui-même pour s'écarter en cet instant douloureux de celle qu'il chérit.... Mais les yeux de la mourante ne versent pas une larme.... Sa bouche brûlante exhale à peine un soupir, et ses regards ne daignent pas même suivre dans l'obscurité son malheureux mari qui s'éloigne en sanglotant....
Le docteur, armé d'un flambeau, attend dans l'attitude du respect la visite du commandant.... Des pas solennels se sont fait entendre sur l'escalier qui conduit du pont dans l'entrepont.... Tout est calme à bord: les matelots de quart, comme à l'ordinaire, se sont retirés devant, prêts à paraître au premier commandement de l'officier, mais n'osant se montrer sans qu'on leur en ait donné l'ordre. Un seul homme se promène sur les passavans.... C'est maître Arnold, qui en marchant bien fort veut faire croire à son capitaine qu'il a à peine remarqué le mouvement qu'il a fait pour se rendre auprès du docteur....
Le Capitaine-Noir paraît enfin dans l'entrepont. Il saisit d'une main ferme la lumière qu'il voit briller dans les mains du docteur. Il s'avance vers la chambre de la malade.... Le docteur se retire avec humilité, et va rejoindre le second du navire, qui de son côté guette tant qu'il peut chacun des gestes de son capitaine.
Un rideau de soie enveloppe la couche de la mourante, qui s'est efforcée de tourner la tête vers le côté où il lui semble avoir entendu les pas du commandant.... Le Capitaine-Noir, en s'avançant près du lit de mort de la passagère, approche le flambeau qu'il tient de la main gauche, et de son autre main il écarte avec lenteur le rideau sous lequel lui apparaît la figure pâle et livide d'une femme mourante....
A l'aspect de ce flambeau et de l'homme qui le porte, les yeux presque éteints de l'infortunée s'élèvent sur le Capitaine-Noir.... Un cri horrible s'échappe de ses lèvres contractées.... Le flambeau tombe.... Le Capitaine-Noir remonte avec la vivacité de l'éclair sur le pont, où le docteur et le second le voient passer comme un spectre irrité.... Ils ont entendu le cri perçant et terrible parti de l'entrepont. Une idée épouvantable les a frappés comme d'un coup de foudre.... Le médecin se précipite vers le lit de la malade: il gagne, malgré l'obscurité qui règne sur ses pas, la chambre que vient d'abandonner le commandant, et sur cette couche qu'il cherche de ses mains tremblantes, il retrouve un cadavre.... C'est la femme qui vient d'expirer.... Des fanaux arrivent; à leur fatale clarté il aperçoit l'époux de la victime, qui, tout palpitant d'effroi, vient fixer ses regards épouvantés sur le corps inanimé de son épouse.... C'en est fait, la mort a étendu son voile lugubre sur l'infortunée, qui, dans son dernier soupir, a jeté un cri de terreur et de désespoir dont le médecin lui-même tremble encore....
Ses traits, horriblement convulsionnés, offrent dans leur ensemble affreux l'expression des sentimens qu'elle a éprouvés en expirant; son front glacé porte l'empreinte de l'épouvante qui vient de causer son trépas....
—Quel funeste mystère a accompagné ses derniers momens? demande l'époux désespéré au docteur.... Répondez, monsieur.... Votre capitaine pourra l'expliquer.... Il était là; lui seul a recueilli de la bouche de la victime.... Je veux savoir....
—Gardez-vous bien, répond le médecin, d'interroger le commandant!... Si le secret qui lui a été confié lui fait un devoir de se taire, n'espérez pas....
—Je puis tout braver, maintenant que j'ai tout perdu.... Peu m'importe le vain respect dont vous entourez un homme à qui j'ai droit de demander par quelle fatalité cette infortunée a succombé au moment même où il a paru près d'elle.... Est-il donc invisible pour qui veut parler à son honneur, ce capitaine si terrible....
—Non, répond une voix lugubre à ces derniers mots du malheureux époux, il n'est pas invisible, cet homme à l'honneur duquel vous voulez parler.... Le voilà!...
Et devant l'imprudent qui n'a pas craint d'exhaler ainsi sa douleur, se présente, les bras croisés et l'œil en feu, le redoutable Capitaine-Noir!...
Un silence affreux suit ces paroles sinistres; le docteur ose à peine lever les yeux sur la figure de son commandant.... Le malheureux époux, à l'aspect de l'homme qui lui est apparu, sent sa résolution s'évanouir, et la peur succède à son exaltation. C'est au Capitaine-Noir seul de parler dans cet instant solennel.... Il parlera sans qu'aucune bouche ait l'audace de s'ouvrir pour l'interrompre....
—Faites enlever ce cadavre, dit-il en s'adressant au docteur et en accompagnant cet ordre d'un de ces gestes qui ne permettent ni la désobéissance ni même la plus légère hésitation....
Puis appliquant sa redoutable main sur le bras de celui qui un instant auparavant voulait l'interroger, il entraîne ce malheureux dans la chambre de l'arrière, dans cette chambre où lui seul avait le droit de pénétrer....
Maître Arnold, resté sur le pont, a saisi quelques-uns des incidens étranges de cette scène nocturne. Il brûle d'interroger le docteur.... Il a vu le commandant rentrer dans sa chambre avec le passager.... Que s'est-il donc passé? demande-t-il impatiemment au médecin en le voyant revenir sur le pont, après le départ du capitaine. Est-ce une comédie infernale qu'il veut jouer aujourd'hui? Le médecin consterné ne répond rien: il semble même ne pas entendre les questions que lui adresse son ami....
Celui-ci, livré à la plus vive curiosité, redouble d'instances pour obtenir quelques mots au moins du docteur, et après l'avoir arraché à sa stupeur, en le secouant comme un homme qui dort, il parvient à en tirer ces mots:
—La femme est morte, et le mari ne sortira pas vivant de la chambre du commandant.
Alarmé à son tour de cette lugubre prédiction, maître Arnold s'écrie avec effroi:
—Et si ce passager désespéré osait, seul avec notre commandant....
—N'ayez pas peur pour le commandant, répond le docteur.... Oh! si vous aviez vu le regard qu'il a lancé sur ce malheureux....
—Mais encore une fois, docteur, avançons-nous, croyez-moi, vers le dôme de la chambre du commandant.... Ce que vous me dites-là et votre air d'enterrement me présagent quelque malheur.... Approchons.... Je serai plus tranquille quand je me sentirai plus près de....
A l'instant même où maître Arnold prononçait ces derniers mots, en entraînant presque malgré lui le docteur sur l'arrière du navire, le bruit soudain d'une arme à feu les arrête....
Les deux amis et le timonnier placé à la barre se précipitent à la fois à l'entrée du dôme pour se jeter dans la chambre du commandant....
—Grand Dieu! s'écrie Arnold tremblant, c'est lui qu'on a tué!
—Non, lui répond en se montrant à ses côtés le Capitaine-Noir, ce n'est pas lui.... Faites monter à l'instant tout l'équipage sur le pont!...
Cet ordre était inutile: à la détonation de l'arme à feu, tous les hommes du Fantôme, oubliant, à l'idée du danger de leur chef, la règle sévère qui ne leur permettait de se montrer que lorsqu'ils étaient appelés en haut, s'étaient élancés de leurs hamacs sur le gaillard d'avant.
Le premier objet que leurs yeux hagards cherchent dans l'obscurité, c'est leur capitaine, et en l'apercevant derrière, entre le docteur et le second, ils se sentent rassurés....
L'ordre de rester sur le pont leur est cependant donné par maître Arnold.... Tous se pressent en silence, le bonnet à la main, pour entendre ce qu'il plaira à leur commandant d'ordonner....
Un homme monte seul sur le bastingage du vent: c'est le Capitaine-Noir. Il va parler.
Tous ses gens palpitent d'impatience; et de peur de perdre un seul mot, ils retiennent leur souffle dans leurs poitrines haletantes....
—Enfans! s'écrie leur terrible chef, la carrière de votre capitaine est finie.... Une misérable femme l'avait trompé, un lâche avait flétri son honneur.... Ma vue a donné la mort à la misérable, et cette main vient de venger l'honneur de votre capitaine sur le lâche qui l'avait flétri.... Je meurs digne de vous; vivez dignes de moi....
A ces mots, qui portent un effroi subit dans tous les cœurs, l'équipage se précipite d'un seul bond sur son capitaine.... Il n'était plus temps: l'arme qu'il tenait dans sa main venait de le renverser mort le long du navire....
—Mettons en travers, mettons en travers, crient à la fois tous les matelots; et trois embarcations, dans lesquelles se jettent les plus alertes, sont amenées en même temps en vrac à la mer. Ceux qui n'ont pu s'élancer assez tôt dans les canots se précipitent dans les flots pour chercher, en plongeant autour du navire, le corps de leur bien-aimé capitaine.... Les cris de rage des uns, les gémissemens des autres, donnent à cette scène nocturne l'appareil le plus étrange et le plus lugubre....
—Eh bien! demandent à chaque instant les officiers avec anxiété, l'avez-vous trouvé, mes amis?...
Et tous les matelots consternés répondent:
—Non, pas encore.... Ils cherchent de nouveau, ils nagent toujours: on dirait qu'ils ont fait le serment de retirer des flots un trésor auquel leur fortune et leur vie sont attachées....
Le ciel, qui jusque-là avait été doux et serein, s'est voilé de nuages; la mer s'est soulevée tout-à-coup à la lueur de la foudre qui commence à gronder.... Le vent gémit dans les cordages et les voiles du Fantôme. Mais ni la mer qui se gonfle, ni le vent qui mugit, ni la foudre qui gronde, ne peuvent arracher les matelots à l'endroit où ils croient retrouver les précieux restes de leur brave commandant....
La tempête, cependant, restera la plus forte.... Maître Arnold a répété vingt fois l'ordre de revenir à bord, et vingt fois ses gens lui ont désobéi....
Cependant à la voix brève de leur chef, qui s'unit à celle de l'ouragan, au fracas du tonnerre et au mugissement des flots, les matelots rallient le corsaire, en lançant vers le ciel, qui hurle sur leurs têtes, toutes les imprécations de l'impuissance et du désespoir....
En rentrant à bord, l'équipage furieux cherche encore à assouvir sa rage sur quelque chose qu'il demande vaguement....
Il lui reste deux cadavres.... Il les cherche.... Il les trouve.... Le corps d'une femme est resté dans l'entrepont.... Le corps d'un homme doit être étendu dans la chambre du capitaine.... Ces restes épouvantables sont amenés sur le pont à la lueur des torches funèbres que les officiers ont allumées....
—Voilà la misérable qui l'a trompé, s'écrient les matelots.
—Voilà le lâche qui a flétri son honneur, répondent d'autres matelots à leurs camarades....
—Envoyons-les ensemble par-dessus le bord; non, plutôt par-dessus la poulaine, disent-ils tous....
—Non! envoyons-les à l'eau tout nus, sans un lambeau de toile, et avec un baril vide amarré aux pieds, ajoutent-ils, pour qu'ils flottent long-temps, et pour que les oiseaux de mer dévorent leurs exécrables cadavres.... C'est l'enterrement des lâches, et c'est encore trop bon pour eux.
Et cette sentence cruelle de la vengeance est exécutée à l'instant même.... En voyant disparaître les corps des deux victimes, ignominieusement lancés à la mer, les matelots, irrités de ne pouvoir exhaler leur rage que contre des restes inanimés, unissent du moins leurs blasphèmes et leurs malédictions, en appelant la colère du ciel sur les deux êtres à qui ils attribuent la mort de leur capitaine....
C'est avec peine que le docteur est parvenu à les empêcher de lacérer les deux cadavres, sur lesquels, à défaut d'autre chose, ils voulaient assouvir leur fureur.
—Est-ce ainsi, répètent-ils en pleurant leur commandant, que devait finir le Capitaine-Noir....
—Un si vaillant homme mourir pour une coquine de femme....
Puis ils s'écrient en s'adressant à maître Arnold:
—Vous qui êtes devenu maintenant notre capitaine, conduisez-nous à terre le plus tôt possible....
—Nous ne voulons plus naviguer désormais....
—Plus de Capitaine-Noir, plus de Fantôme....
—Lui seul était digne de commander notre corsaire....
—Menez-nous à la première terre venue....
—Notre course, sans lui, est à jamais finie....
Le dégoût qui s'était emparé de tout l'équipage après la mort du Capitaine-Noir ne permettait plus aux officiers du corsaire de tenir plus long-temps la mer avec des hommes pour qui la discipline, qu'ils avaient observée jusqu'alors comme une sorte de culte, n'était devenue qu'un vain mot. A peine les matelots retrouvaient-ils assez de courage et de bonne volonté pour manœuvrer le navire et pour obéir aux ordres de leur nouveau commandant.
Les officiers tinrent entre eux un long conseil à la suite duquel il fut résolu qu'on poursuivrait la route qu'on avait déjà prise pour attérir à Buenos-Ayres.
Au bout de trois jours on découvrit enfin la terre.... C'étaient les côtes de l'embouchure de la Plata.... C'était là que si souvent le Fantôme, couvert de gloire et chargé des riches dépouilles de l'ennemi, était revenu après ses rapides courses et ses nombreux combats.... A peine les matelots eurent-ils reconnu cet attérage, qu'ils supplièrent leurs chefs de seconder le projet qu'ils avaient conçu....
—Quelle est donc votre dernière intention? leur demanda le second....
—De brûler le navire, répondirent-ils tous, et de nous en aller à terre dans nos embarcations, pour qu'il ne soit pas dit que le Fantôme puisse naviguer encore sans le Capitaine-Noir.
Cette volonté étrange était exprimée avec tant d'unanimité et de résolution, qu'il fallut bien que l'état-major du brick se rendît au vœu du grand nombre....
L'ordre de brûler le navire est donné.... Les embarcations, chargées de monde, sont prêtes à l'exécuter. C'est un hommage expiatoire, un sacrifice pieux que l'équipage veut offrir à la mémoire de son capitaine....
Les voiles du Fantôme viennent d'être déployées....
Les grappins d'abordage ont été hissés, comme s'il s'était encore agi de combattre....
Les caronades ont été chargées... le pavillon noir arboré à la poupe.... C'est à ce signal que les bâtimens ennemis reconnaissaient qu'il n'y avait plus de quartier pour eux.... Une fois ces dispositions prises, les torches dont les officiers et les matelots sont munis mettent le feu au navire mouillé sur ses deux ancres, et en quelques minutes l'incendie dévore, en hurlant dans le gréement et la voilure, ces cordages si fins, ces voiles si gracieuses, chefs-d'œuvre des habiles marins qu'avait choisis l'intrépide capitaine.... Bientôt le feu gagne la coque; il craque en pénétrant dans la cale, qui lance vers le ciel, par les panneaux et le dôme de la chambre, de noirs tourbillons de fumée: les pièces chargées sur le pont partent et tonnent.... Les hommes, groupés, debout et le chapeau bas, dans les embarcations, attendent dans le silence et le recueillement le moment fatal.... Les poudres vont sauter.... Une explosion effroyable, dont la terre et la mer sont frappées au loin, a retenti comme si les entrailles d'un volcan s'étaient déchirées.... Long-temps après ce fracas épouvantable, l'onde reste couverte d'un nuage de soufre que l'œil ne peut percer, et que la brise ne parvient qu'avec peine à chasser vers l'horizon, que la secousse semble avoir aussi ébranlé.... Mais quand le vent a enfin passé sur les flots, et que la clarté du jour s'est de nouveau étendue sur leur surface, les regards des matelots cherchent la place où était le Fantôme.... Ils ne le retrouvent plus.... Le brick n'a laissé après lui aucune trace, et la mer a tout englouti pour jamais dans son abîme....
A l'aspect de ce néant, les voix de tous les marins du corsaire qui n'est plus s'élèvent pour la dernière fois, et l'on entend partir de toutes les embarcations ce cri lamentable:
Plus de Capitaine-Noir! plus de Fantôme!!!
Une petite flotte de négriers français, espagnols et portugais, encombrait l'ouverture du vaste fleuve de Boni, attendant avec anxiété l'occasion favorable d'échapper à la croisière anglaise qui la bloquait étroitement depuis deux ou trois mois dans les parages où chacun des navires de cette escadrille de marchands d'esclaves avait réussi à achever sa traite.
La corvette le Soho, commandée par un officier aussi intrépide qu'entreprenant, était venue pendant une nuit sombre et orageuse mouiller entre les bancs de Boni, pour essayer de surprendre, au jour, les négriers qu'elle avait cru pouvoir approcher à la faveur de la nuit et du temps épouvantable qu'elle avait choisi comme le plus propre à cacher sa périlleuse manœuvre et son projet hardi.
Il faudrait avoir vu éclater un orage sur les côtes d'Afrique, pour se faire une idée de la scène imposante qui se passait à bord de la corvette anglaise pendant cette nuit solennelle.
Jamais encore le tonnerre, qui semble habiter ces climats de feu, n'avait retenti avec plus de fracas dans les mornes sonores de ces sombres rivages. Jamais encore les éclairs n'avaient embrasé avec autant d'ardeur le ciel convulsionné qui vomissait sur les flots soulevés par une houle sourde, des torrens de pluie, de soufre et de chaude fumée; et le vent, qui si souvent hurle par tornades dans l'atmosphère étouffante de ces contrées désolées, s'était éteint sur les ondes gonflées, comme pour abandonner un moment à toute la fureur des élémens les lieux funèbres dont s'étaient emparées les ténèbres de la nuit.
Le silence que l'on gardait à bord de la corvette anglaise dans l'intervalle des coups de foudre n'était interrompu que par la voix retentissante du capitaine, qui, de temps à autre, gémissait dans un porte-voix pour faire entendre ces mots à son équipage attentif:
Babord la barre! Pare à mouiller! Mouille! File du câble encore! Monte en double serrer les voiles!
Dès que tous ces ordres furent exécutés avec promptitude et ponctualité, et que la corvette se trouva tranquillement mouillée, le second du bord ordonna à ceux des hommes qui n'étaient pas de quart d'aller prendre quelque repos avant l'heure où leur présence deviendrait nécessaire sur le pont. Puis il se rendit auprès de son capitaine, qui lui dit:
—Recommandez-leur bien de dormir s'ils le peuvent, car demain, selon toute apparence, la journée sera chaude et fatigante pour eux et pour nous!
Le commandant et les officiers passèrent le reste de la nuit à se promener sur le gaillard d'arrière, mais sans causer ensemble comme ils en avaient l'habitude dans les circonstances ordinaires du service. La pluie tombait en nappe sur eux; le tonnerre continuait à gronder sur leurs têtes; mais aucun d'eux ne pensait ni à la pluie qui les inondait, ni à la foudre qui venait éblouir leurs yeux distraits.
Ils attendaient le jour.
Le soleil, à travers les masses de nuages rougeâtres dont l'horizon se trouvait encore surchargé dans l'est, se leva enfin, vif, étincelant comme après les nuits délirantes d'orage, et à la faveur de ses premiers rayons, projetés sous la voûte du ciel encore convulsionné du choc atmosphérique de la veille, les gabiers, perchés en vigie sur les barres de cacatois, aperçurent au-dessus des bancs de sable en dehors desquels était mouillée la corvette, l'extrémité de la mâture d'un bâtiment à l'ancre....
Les officiers, après avoir observé à la longue-vue le navire nouvellement découvert par les gabiers, vinrent prévenir le commandant qu'on ne voyait encore personne sur le pont de ce trois-mâts; car c'était un trois-mâts, et un fort négrier sans doute....
La résolution du capitaine du Soho fut bientôt prise et son plan d'attaque bientôt arrêté.
—Comme il nous serait impossible, dit-il à ses officiers, d'approcher ce vendeur de nègres, avec notre corvette, sans nous exposer à échouer sur les récifs qui nous séparent de lui, nous irons le chercher dans son refuge avec nos embarcations. Chacun de vous, messieurs, commandera un des canots de l'expédition, et l'abordage nous fera justice de l'impassibilité insultante de ce misérable.
En quelques minutes les cinq embarcations de la corvette sont mises à la mer, et armées des meilleurs marins de l'équipage. L'ardeur des matelots qui les montent est au moins égale au zèle des officiers qui les commandent: elles partent; elles nagent vers le négrier qu'elles vont atteindre en quelques coups de rames; et, malgré le danger qui le menace de si près, le négrier, toujours paisiblement mouillé sur ses deux ancres, ne fait aucun mouvement, ne laisse apercevoir aucun préparatif de combat!... Aucun homme même n'a paru sur son pont.... C'est probablement un navire abandonné....
Pendant le petit trajet que devaient effectuer les péniches anglaises pour aborder ce navire mystérieux, le capitaine du Soho était monté lui-même sur les barres de grand perroquet de sa corvette, pour suivre les mouvemens de son escadrille de canots, et être plus à portée, s'il le fallait, de donner encore des ordres à ses officiers....
Un hourra épouvantable, poussé jusqu'aux cieux par tous les vaillans Anglais qui montent les canots assaillans, lui indiqua bientôt le moment de l'abordage, et le capitaine remarqua avec joie qu'aucun homme ne s'était encore présenté sur le pont du navire que ses gens devaient enlever sans que lui, leur ami et leur chef, pût partager les périls qu'il avait eu à leur faire courir.
Mais au moment où les péniches entourent, abordent, élongent le trois-mâts, la scène change subitement d'aspect. Des masses de matelots armés, lancés comme par un volcan des écoutilles du négrier, se précipitent avec rage sur les premiers assaillans, qu'ils repoussent, qu'ils massacrent, et qu'ils hachent sans pousser un cri, sans proférer une parole; et au bout d'un quart d'heure de carnage, les Anglais, accablés par l'impétuosité du choc inattendu qu'ils viennent d'éprouver, sont réduits à s'éloigner du redoutable trois-mâts qui voit fuir leurs embarcations à moitié coulées par la mitraille et jonchées des cadavres de ceux qui ont voulu franchir ses formidables bastingages.
Cet échec si inconcevable, si imprévu, loin de décourager les officiers des péniches, ne sert au contraire qu'à ranimer leur ardeur.
Ils reviennent à la charge dès qu'ils ont pu rétablir un peu l'ordre que leur défaite a un instant troublé.
Cette seconde attaque, plus terrible, plus acharnée encore que la première, fut repoussée aussi par le négrier avec encore plus de fureur que le premier choc.
Ce nouveau massacre dura une demi-heure, et les péniches anglaises, privées presque toutes de leurs chefs et de leurs plus vaillans matelots, se virent forcées d'abandonner pour la dernière fois le champ de bataille qu'elles venaient de couvrir si vainement de sang et de fumée.
Quelle ne fut pas la douleur du commandant anglais, lorsqu'en voyant revenir à bord le reste de la plus forte partie de son équipage, il aperçut les groupes de matelots du négrier victorieux rentrer dans leur cale et quitter le pont de leur navire, comme ils l'auraient fait après avoir exécuté une manœuvre ordinaire dans la circonstance la plus paisible!
Quel pouvait donc être ce bâtiment infernal, armé de tant d'hommes et résigné à une résistance si opiniâtre et si meurtrière!
A la suite de cette expédition trop fatale, la corvette anglaise, réduite à s'éloigner avec le peu de monde que lui avait laissé le feu de l'ennemi, ne songea plus qu'à quitter le mouillage qu'elle ne pouvait plus garder avec sécurité, et où l'arrivée possible de quelques autres négriers bien armés aurait suffi pour la placer dans la position la plus passive et la plus humiliante.... Il fallut se résoudre à appareiller! Mais dans quelle situation et avec quelles ressources.... Vingt ou trente matelots, les seuls qui pussent encore agir, allèrent larguer ses huniers et ses basses voiles, ces voiles serrées, la veille encore, par un équipage de deux cents hommes si alertes et si dévoués!
Le malheureux commandant, livré à la tristesse trop naturelle de ses idées et au dépit cruel d'avoir échoué si complètement dans une tentative qui ne lui avait d'abord paru que trop facile, trouva à peine en lui assez de force et de calme pour commander la manœuvre qu'il lui fallait ordonner pour fuir.... A l'abattement qu'il éprouvait déjà vint se joindre encore un sentiment d'effroi....
Le négrier, le redoutable négrier, qui jusque-là avait semblé vouloir rester à l'ancre et garder la position qu'il avait si bien défendue, se dispose aussi à appareiller.... Il s'est même hâlé à pic sur ses ancres: ses huniers paraissent s'élever le long de leurs mâts, sous ses capelages, et quelques-uns de ses matelots ont sauté sur les vergues.
Plus de doute, il va appareiller....
Un large pavillon, un pavillon couleur de sang se hisse sur sa poupe, au bout de sa corne d'artimon; et au milieu de cette fatale bannière se laisse voir une tête de mort dessinée en blanc.... Ce signal funeste n'indique que trop bien le projet du forban: il va venir attaquer le Soho, le Soho dépourvu de monde, le Soho découragé, accablé par la double défaite qu'ont essuyée ses embarcations.
Le fatal, l'inévitable négrier, poussé par la brise qui frémit dans les airs, déploie toutes ses voiles, comme un vautour étend ses ailes funèbres pour fondre sur un ennemi sans défense.... Il contourne les bancs qui le séparent de la corvette: sa proue élancée fend, avec la rapidité du vent qui l'entraîne, la mer sur laquelle il bondit; il court; il approche; il va tomber sur le Soho.
—Oh! pour le coup, c'en est trop, s'écrie le commandant anglais en s'adressant à ses compagnons consternés. C'est notre mort ou notre déshonneur que veut ce pirate. Il sait que la corvette ne peut plus combattre; mais apprenons lui, mes malheureux amis, qu'un bâtiment de sa majesté peut sauter pour échapper à l'infamie de tomber entre les mains d'un corsaire.
—Oui, oui, commandant, répondent tous les marins anglais à leur chef désespéré. Faisons-nous sauter avec la corvette, plutôt que d'amener le pavillon du roi pour cet infernal pirate.
Et un jeune officier, blessé dans le deuxième abordage livré au négrier, s'arme d'une mèche allumée, et se traînant péniblement vers la soute aux poudres, il n'attend plus que l'ordre de son commandant pour faire sauter la corvette.
Plus tranquille après avoir trouvé dans son équipage la ferme résolution dont il est lui-même animé, le commandant du Soho attend avec résignation l'approche du négrier, certain qu'il est, désormais, de trouver contre la honte qu'il redoutait un refuge dans la mort qu'il s'est assurée.
Une portée de pistolet sépare à peine les deux bâtimens qui vont se mesurer bord à bord.... Mais quelle différence dans leur attitude et dans l'aspect qu'ils présentent! L'un bondé de monde, les voiles hautes et son artillerie prête à faire feu: l'autre se traînant avec effort sous les deux huniers et la misaine qu'il est parvenu à larguer, et ne montrant à l'ennemi que quelques pièces dégarnies de leurs canonniers et un pont aussi désert que sa longue batterie!
Un coup de sifflet de silence s'est fait entendre à bord du négrier, qui s'est mis en panne par la hanche de la corvette, sans que celle-ci ait pu manœuvrer pour échapper au danger de cette position.
Un homme monté sur le couronnement du négrier a posé sur sa bouche un long porte-voix: c'est le capitaine forban qui va parler!
—Comment se nomme ta barque en dérive? demande ironiquement d'une voix de Stentor le commandant du corsaire.
—Quel est ton nom, écumeur de mer? lui répond le capitaine anglais. Je te ferai savoir le mien après.
—Mon nom? hurle alors le forban. Attends un peu, tu vas le savoir, si tu sais lire!
Et au moment où le capitaine négrier achève de prononcer ce mot, une épouvantable bordée lancée par son trois-mâts va percer le flanc ébranlé et couvrir de flamme et de fumée le pont et la batterie de la malheureuse corvette, qui ne riposte à la volée de son orgueilleux ennemi qu'en lui envoyant un à un quelques coups de canon tirés en désordre; et en s'éloignant dédaigneusement du Soho, le fier négrier laisse lire au capitaine anglais ce nom sinistre écrit en grandes lettres blanches sur sa poupe toute noire: le Revenant!!!
Trois heures après cette terrible entrevue des deux navires, le Revenant disparut comme une ombre fantastique, au bord de l'horizon lointain, sous les éclats de la foudre qui recommençait à gronder, et sous la masse du grain furieux dont le ciel s'était obscurci, comme la veille, aux approches lugubres de la nuit!
Un grand lougre noir, long, élancé, ras sur l'eau, à l'air forban, aux voiles hautes et tannées, était venu mouiller, pour quelques heures seulement, à Bréhat, afin de vomir sur le rivage de cette île une centaine de ses fauves marins qui avaient demandé à leur capitaine la permission de se retremper dans les orgies de la terre, avant de reprendre une croisière déjà longue et pénible pour eux.
Après avoir saccagé tous les cabarets de l'île, battu les filles, assommé une partie de la garnison et mis le feu à deux ou trois granges, qu'ils avaient eu la délicatesse de payer d'avance, les superbes corsaires du lougre l'Invisible étaient revenus à leur bord, frais et dispos, vaillans et satisfaits, comme s'ils eussent passé un mois dans une des champêtres maisons de santé des îles d'Hyères ou de Nice. Rien ne rafraîchit mieux le sang impétueux des marins que la vive débauche et les brûlantes orgies. C'est l'hygiène des hommes de mer, et les capitaines connaissent tous le tempérament de leurs matelots.
L'Invisible appareilla dans la nuit avec tous ses joyeux bandits, pour couper, poussé par un joli frais du sud-ouest, sur la côte d'Angleterre, vers le bill de Portland....
Cent cinquante renégats en chemise rouge, en bonnet noir et en grosses et larges bottes de Terreneuviers, couvraient le pont du corsaire, et présentaient, dans leur sauvage agglomération, l'abrégé informe de toutes les nations maritimes du globe, avec leurs jargons différens, leur physionomie caractéristique, leurs passions diverses et leur humeur originelle. Il y avait dans ce singulier et terrible assemblage, des Génois confondus avec des Malais, des Américains pêle-mêle avec des Danois; des Africains mangeaient à la gamelle avec des Français, mais de ces Français qui sont de toutes les nations, qui font la course en temps de guerre et quelquefois même en temps de paix.
Un intrépide jeune homme de Saint-Malo commandait despotiquement à toute cette écume maritime, que d'un souffle de sa voix il envoyait à l'abordage, et qu'un seul de ses gestes impérieux suffisait pour faire rentrer dans l'ordre le plus passif et dans le calme le plus absolu.
Deux heures après avoir quitté Bréhat, la moitié de l'équipage s'était endormie profondément, et l'autre moitié était restée sur le pont, pour veiller au large, manœuvrer le navire et sauter au besoin à bord du premier bâtiment marchand qu'on aurait pu rencontrer barbe à barbe au milieu de l'obscurité presque impénétrable de la nuit.
Le jeune capitaine, assis sur son banc de quart près du timonier, qu'il faisait gouverner, cherchait depuis long-temps dans sa tête rêveuse l'endroit où il pourrait lui être favorable d'établir sa croisière. Les gens de quart, en se disant à l'oreille: Le capitaine est sur le pont, n'auraient eu garde d'interrompre par le bruit de leurs grossiers entretiens les méditations de leur chef. Quand on parle trop haut, s'étaient-ils répété, ça lui donne la fièvre, et quand il a la fièvre, le b.... n'est pas bon!
Le maître d'équipage cependant, malgré la prudente réserve que lui prescrivait la règle silenciaire du bord, s'était hasardé à conter, assez timidement d'abord, des histoires de sa vie aux hommes du gaillard d'avant; et l'éloquent narrateur, en remarquant du coin de l'œil que le capitaine s'était avancé sur le passavant de tribord pour recueillir quelques-unes de ses paroles, s'était mis en tête de fleurir son discours et d'élever son style à la hauteur de l'élite de son auditoire.
«Il y a, disait-il, auprès de Portland, une jolie petite coquine de ville que les Anglais appellent Weymouth dans leur jargon, où ce que les plus comme il faut du pays vont se baigner comme des canards riches; de façon qu'une fois, ayant déserté des pontons de Portsmouth, en compagnie de deux chenapans comme moi, je nous trouvions le soir sans pain et sans embarcation sur la côte, le long d'une case avec de beaux rideaux éclairés par de la chandelle en cire. Une crâne Anglaise, taillée pour l'amour comme un balaou pour la marche, se dégréait pour à seule fin d'aller s'élonger, la paresseuse qu'elle était, dans son hamac. Voilà que je dis par manière d'acquit à mes deux acoulites:
«—Il y a gras, les enfans, dans la turne, selon l'apparence du temps. Et comme la porte était fermée et condamnée au cadenas, je me pommoie le long du mur par la fenêtre, et j'entre, quoi!
«La particulière, en me distinguant, a peur de mon physique. J'avais cinq ans de pontons sur le casaquin, qui ne vous refont pas le cadavre d'un homme. Je dis poliment cependant à l'hôtesse: Ce n'est pas pour ça que j'entre sans façon par la fenêtre de chez vous: c'est du métal qu'il me faut pour le moment; et je croche dans tout....»
«Après quoi je referme la porte de la cassine en dedans, en envoyant la clé par-dessus le bord.
«J'amarre avec deux tours-morts et une demi-clé la belle Anglaise sur sa table, un mouchoir de batiste sur sa bouche, et une bouche un peu bien garnie, allez; et en avant les pierres à fusil! que j'me dis. Me v'là descendu en double parmi mes deux matelots de route, ma cale pleine et mes panneaux condamnés.
«Avec de l'argent il n'y a rien d'impossible pour les mortels. Un smogleur anglais, sentant à la bonne odeur que j'avais le gousset fourré comme un premier hauban au portage de la ralingue, nous fit l'amitié d'une embarcation à clins de dix-huit pieds neuf pouces de tête en tête, pour nous remettre sur les côtes chéries de notre belle patrie: et ce qui fut dit fut fait.»
Le conteur eut à peine achevé son récit, qu'une voix impérieuse et brève s'éleva pour lui demander, au milieu du silence qui avait succédé à la péroraison:
—Reconnaîtrais-tu bien la maison que tu as pillée?
—Capitaine, comme si j'avais encore l'honneur d'y être; le smogleur dont que je l'ai corrompu m'ayant signifié que je m'étais adressé à la première famille de lords du royaume.
—Combien s'est-il écoulé de temps depuis ton aventure?
—Trois mois et un jour, capitaine; d'autant plus que voilà la première fois, depuis mon exeat des pontons, que j'ai repris la course avec vous, Dieu merci!
—C'est bon; va te coucher pour te préparer à passer toute la nuit prochaine; demain je te ferai casser la figure, ou tu me ramèneras à bord toute ta riche famille de lords.
—Vous êtes vraiment trop bon, mon capitaine, pour l'article de mon sommeil dont je vous suis obligé. J'ai la maison dans la tête tout aussi horizontalement que je vous l'ai dit il n'y a pas seulement une heure.
Dès les premières ombres de la nuit suivante, le lougre l'Invisible avait débarqué dans sa légère chaloupe, près du cap St-Alban, cinq de ses plus vaillans officiers, qui, conduits à Weymouth par le maître d'équipage, étaient parvenus à s'établir mystérieusement sous les murs du château que le forban avait escaladé, pour la première fois, trois mois auparavant.
Le lougre corsaire, pendant cette petite expédition nocturne, louvoyait au large, enveloppé des ténèbres qui favorisaient sa hasardeuse exploration, et attendait avec anxiété le retour de la chaloupe qu'il venait d'aventurer sur la côte ennemie.
Quelques heures se passèrent sans qu'aucun indice pût révéler au capitaine le sort de ses audacieux maraudeurs.... Mais avec les premiers rayons du jour, on aperçut, à bord de l'Invisible, un petit point noir qui se détachait légèrement de la côte de St-Alban pour venir vers le corsaire.... C'était la chaloupe chargée d'un nombre d'individus plus considérable que celui avec lequel elle avait été expédiée à terre.
Du plus loin que le maître d'équipage put se faire entendre, perché à la barre de la chaloupe, il cria au capitaine attentif: Mon capitaine, nous vous apportons du fameux! le père, le mari et la belle Anglaise! tous des lords pour le moins: il y aura gras! le père-lord seul en pèse au moins deux comme vous!
Les trois infortunés captifs furent embarqués plus morts que vifs à bord du fatal corsaire.
Le second de l'Invisible, après avoir présidé à cette petite opération de détail, s'approcha du capitaine pour lui dire:
—Savez-vous bien, capitaine, que cette Anglaise est joliment tapée?...—Qu'importe! avec l'argent que nous tirerons d'elle, nous en aurons de cent fois plus belles encore, en les payant. Que dit le jeune mari de ce coup de temps?—Mais, pas grand'chose de nouveau: il demande seulement à vous parler.
—Faites-le venir et qu'il s'explique vite et rondement: le temps file et la timidité m'ennuie.
Le mari de la jeune lady s'avança. C'était le seul des trois prisonniers qui pût encore retrouver assez de force et de résolution pour oser s'adresser au terrible chef des corsaires.
—Monsieur, demanda-t-il au capitaine en se remettant un peu de son émotion, après l'attentat dont nous venons d'être victimes, que pouvons-nous espérer de vous?
—La vie sauve, et rien de plus. Mais je vais vous parler sans phrases, car je n'ai pas le temps d'en faire. Voici le fait. Vous avez, dit-on, beaucoup d'argent, et nous en cherchons. J'ai mis la patte sur vous, votre beau-père et votre femme, et pour les ravoir il vous faudra financer. C'est tout et c'est juste. Combien me donnerez-vous de prime pour votre liberté?—Combien exigez-vous pour notre délivrance?—Puisque c'est à moi de parler le premier, j'entre en matière sans cérémonie. Vous me donnerez six mille guinées, et il n'en sera plus question.
—Six mille guinées? Vous les aurez, pour peu que vous me procuriez les moyens d'aller vous chercher cette somme à Weymouth.
—Cela ne sera pas difficile; mais entendons-nous bien d'abord, pour ne pas embrouiller nos lignes. Le vent porte en côte, et avec ce petit canot que voilà, et deux hommes dont vous me répondrez, je vais vous faire mettre à terre. Votre femme et le papa beau-père resteront à mon bord pendant le temps qu'il vous faudra pour rassembler vos espèces en bloc. Demain, vers le milieu de la nuit, je courrai un gentil petit bord sous le cap St-Alban, où vous viendrez me rejoindre dans une barque de pêche et mon petit canot, si vous êtes un brave homme. Mais si, au cas contraire, pendant l'arrangement de notre affaire, j'aperçois quelque croiseur qui ait l'apparence de vouloir me chicaner, je prendrai chasse, et, pour mieux marcher, je vous préviens que j'enverrai par-dessus le bastingage tout ce qui pourra me gêner à bord et qui me paraîtra charger inutilement le pont, la cale ou la chambre de mon navire....
A ces mots épouvantables, le pauvre Anglais ne put s'empêcher de frémir. Le capitaine s'aperçut de l'effroi qu'il venait de jeter dans le cœur de son prisonnier, et aussitôt il continua afin de profiter de l'émotion qu'il avait eu l'intention de produire sur lui:
—Ces conditions sont dures à avaler, je le sais; mais je suis le maître et vous êtes pour le moment l'esclave de ma volonté. Vous m'avez entendu; je ne répète jamais la même chose.
L'affaire vous chausse-t-elle?
—Je souscris à tout: permettez-moi d'embrasser ma femme et son père, et faites-moi débarquer sur le rivage: demain, je vous donne ma parole d'honneur que vous serez satisfait.
Les choses se passèrent comme il avait été convenu. L'Invisible, après avoir couru un bord au large toute la journée, remit dans la soirée le cap à terre, et vers le milieu de la nuit il se trouva au lieu du rendez-vous, sous la pointe de St-Alban. Un bateau de pêche, à l'heure dite et à l'endroit indiqué, s'approcha remorquant un petit canot.
C'était la barque parlementaire dans laquelle devait se trouver l'Anglais avec ses six mille guinées. Bientôt en effet le pauvre mari se jeta tout palpitant d'espoir dans les bras de son beau-père et de son épouse éplorée.
—Eh bien! dit le capitaine en le revoyant, la rançon est-elle à son poste?
—Oui, monsieur; je vous avais donné ma parole, et voilà vos six mille guinées.
—Eh bien! en ce cas, reprends ta femme, mon garçon, et le beau-père par-dessus le marché! Je fais toujours noblement les choses.
—Puis-je au moins compter, monsieur, que pendant mon absence mon épouse aura été respectée de vous et de vos compagnons?
—Tiens, morbleu! il est bon là le gentleman! Est-ce que, s'il en avait été autrement, tu aurais voulu la reprendre au prix coté? Apprends donc, mon amour, que les corsaires ont toujours de bonnes mœurs.... quand il y a de l'or au bout....
Mais pas de sentiment, si ça ne te gêne pas. Le temps est beau, la brise est ronde et la nuit sombre. Tu as ta femme au complet et moi mes piastres bien comptées. La barque de pêche t'attend, et nous n'avons ni l'un ni l'autre une minute à perdre. Embarquez-vous en double, heureuse famille, à moins que vous ne vouliez cependant siffler un verre de Cognac avec moi; et après, filez-moi votre câble plus vite que ça. Adieu donc, bon voyage, les amis; et si le cœur vous en dit, n'oubliez pas, mylord, que nous en sommes encore là pour un coup!
Le lendemain de son heureuse expédition, le lougre l'Invisible flottait majestueusement sur la rade de Solidor, après avoir fait une prise, en se rendant tranquillement du cap St-Alban à St-Malo.
Il y a beaucoup de gens, j'en suis sûr, qui, pour l'honneur de la galanterie française, voudraient bien que cette aventure ne fût pas historique. Mais j'en suis très-fâché: l'histoire des corsaires ne peut s'écrire à l'encre rose, sur papier lilas vaporisé d'essence de jasmin!
Un joli brick du commerce, nommé l'Oiseau-Bleu, nous transportait, moi et quelques autres joyeux passagers, de Bordeaux à Maragnan. Depuis quelques jours nous avions fait beaucoup de route avec un vent assez fort et un temps fort brumeux, sans que des rapports de familiarité se fussent encore établis entre les personnes de la chambre et les gens de l'équipage. Les matelots qui, pour la première fois, naviguaient à bord du navire, se connaissaient trop peu pour qu'il régnât entre eux cette intimité qui donne un air de famille si piquant à tout le personnel d'un bâtiment marchand, et quant à nous, hôtes éphémères du bord, retenus par le froid ou la peur de la mer dans le fond de nos chaudes cabines, nous n'avions pas encore songé à communiquer assez directement avec les gens chargés de nous mener à notre destination, pour pouvoir nous flatter d'avoir mérité leur confiance.
Les marins, sans être ce qu'on appelle défians, sont en général peu communicatifs avec les individus étrangers à leur profession.
Il faut presque toujours que l'occasion de lier connaissance avec eux arrive naturellement et à propos, pour qu'ils accueillent favorablement les avances qui ont pour but de capter leur attention ou leur bienveillance.
Ce ne fut guère que lorsque nous nous trouvâmes dans les délicieux parages de l'île de Madère, que l'on commença à jaser un peu à bord de l'Oiseau-Bleu. Les voyageurs qui ont éprouvé la douce influence de l'air des tropiques, savent l'effet que la température vivifiante de ces climats produit presque toujours sur les équipages qui viennent de quitter la frigide et sombre monotonie de nos contrées septentrionales. Il semble que le premier souffle des brises alisées ait l'heureux privilége d'épanouir toutes les idées, de dilater tous les cœurs. Les marins qui sortent, dans l'hiver surtout, d'un de nos ports d'Europe, pour aller chercher le ciel du midi, ne se ressemblent pas plus au bout de quelques jours de mer, que si c'étaient des hommes de deux espèces différentes.
Sur nos côtes (qu'on me permette de me servir de cette comparaison triviale pour exprimer vulgairement mon idée), ce sont des ours, des bêtes féroces ou tout ce qu'on voudra. Sous des latitudes plus méridionales, ce sont des colibris, des oiseaux-mouches, tout ce qu'il y a de plus vif, de plus mignon et de plus sémillant au monde.
Les colibris un peu goudronnés de l'Oiseau-Bleu commencèrent, donc à caqueter, comme je l'ai déjà raconté, à la vue de Madère.
Le maître d'équipage, en apercevant cette île si célèbre par la qualité de ses vins, n'eut garde de laisser passer une occasion aussi belle de faire de la topographie de gaillard d'avant.
—L'île de Madère, s'écria-t-il sentencieusement, ressemble à la vraie croix sur le plabord de laquelle est mort notre seigneur Jésus-Christ.
—Et comment cela? me hasardai-je à demander à notre faiseur de parallèle.
—La raison du comment? me répondit-il avec un air qui me fit deviner la satisfaction qu'il éprouvait d'avoir provoqué la question à laquelle il s'attendait, c'est que si on rassemblait tous les morceaux de bois de la vraie croix, il y aurait de quoi à en faire cent vaisseaux de ligne, comme de même que si on faisait l'appel général de tout le vin qui passe pour du Madère, il y aurait de quoi à soumerger toute cette île que voilà sous sa propre produisance.
Je fis semblant de rire beaucoup de l'observation statistique du maître d'équipage, et il se mit à fredonner:
pour ne pas avoir l'air d'attacher une trop grande importance scientifique à la remarque ingénieuse qu'il venait de faire.
Une petite passagère fort maigre, la seule que nous eussions le bonheur de posséder à bord, monta en ce moment sur le pont et demanda au capitaine, avec cette candeur de curiosité que savent avoir toutes les passagères:
—Capitaine, comment nomme-t-on cette autre petite île que l'on voit là à côté de la grosse?
—Mademoiselle, cette petite île se nomme Porto-Santo?
—Porto-Santo! s'écria la jeune personne; oh! le drôle de nom, Santo!
—Oui, Santo! grommela entre ses dents mon maître d'équipage, et de manière à n'être entendu que de moi; si on te sentait les os, à toi, on serait en vérité bigrement embarrassé de te sentir autre chose, madame Santo!
Cette saillie me prouva que le maître du bord était calembouriste, et je devinai dès lors qu'il ne me serait pas très-difficile de tirer parti de la gaîté naturelle de son esprit, pour les conversations que je me promettais d'entretenir avec cet original, pendant la traversée.
Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer aux amateurs d'études philosophiques, que le sobriquet de madame Santo ou Sent-os resta pendant tout le voyage à la pauvre fluette passagère qui avait si indiscrètement demandé à notre capitaine le nom de la petite île voisine de Madère.
Le soir de notre première journée d'entrée en matière, les hommes de quart, étalés nonchalamment sur le gaillard d'avant, jouissaient, dans les postures les plus voluptueuses qu'ils pussent se donner en se couchant sur le guindeau ou les écoutilles, d'un calme enchanteur.
Les voiles, mollement arrondies par la brise de l'arrière, semblaient, en pesant à peine sur leurs vergues, nous renvoyer, comme pour nous rafraîchir à dessein, le vent léger et pur qui les avait enflées.
Le silence contemplatif qu'observaient depuis quelque temps les matelots, pour jouir plus intimement du repos charmant qu'ils savouraient, ne fut interrompu que par la grosse voix d'un ennuyé qui, après avoir bien contracté sa bouche pour mieux bâiller, se prit à crier:
—Sac..dié! que je donnerais bien mon quart de vin pour que queuqu'un nous contât un conte.
—Ah! tu aimes donc les contes, marquis! Excusez de la friandise: si tu avais dit ça avant dîner, on t'en aurait servi un pour ton dessert.
C'était, comme on s'en doute déjà, le maître d'équipage qui venait de faire cette réponse à l'amateur de contes.
—Ah ça, maître Révolté, reprit l'amateur, vous ne vous douteriez pas du pari que j'ai fait, il y a bien, ma foi! une semaine, avec l'équipage?
—Tu as fait un Paris, mon ami, il y a une semaine? Eh bien! je t'en fais mon compliment, car pour faire un Paris aussi vite, il faut que tu n'aies pas perdu ton temps à enfiler des perles au clair de la lune.
—Quand je dis, maître Révolté, que j'ai fait un pari, c'est que je ne sais pas ce que je dis.
—Je m'en étais douté, rien qu'à tes premiers mots, et toute ta vie je te pronostique qu'il en sera de même.
—Je voulais dire que vous ne vous douteriez pas de ce que j'ai gagé en pari, avec l'équipage.
—Je commencerai peut-être à m'en douter quand tu me l'auras dit; mais auparavant, si tu penses que je vais me sabouler le coco pour mettre la main dessus, tu t'es fichu dedans comme un arracheur de dents! (A part.) Mais est-il donc bête, ce baptisé-là! C'est la lune dans son plein avec une fente au milieu.
Le parieur reprend:
—Eh bien! pour tout vous dire, maître Révolté, j'ai gagé, sans être trop curieux, que maître Révolté n'était pas votre vrai nom!
—Non! Oui!
—Mais, sans vous offenser, est-ce oui-t-ou non?
—Tu as parlé de mon nom, n'est-ce pas? Eh bien! j'ai dit nom, pour faire écho; mais je n'ai pas dit non, c'est-à-dire no senhor, comme dit l'Anglais. C'est une double entente que tu n'entends pas.
—Mais, finalement, j'ai parié avec les autres que maître Révolté, c'était pas plus votre nom de famille que votre nom de baptême. Ai-je t'i gagné, ou bien ai-je t'i perdu, quoi?
—Tu as gagné ou tu as perdu, personne ne peut te refuser ça, à moins que tu n'aies ni perdu ni gagné, comme dans un pari d'une pareille nature. Mais pour que tu aies raison une fois dans ta bête de vie, je te dirai que tu n'as pas perdu.... C'est-à-dire que tu n'as pas perdu l'esprit, attendu que tu n'as pas ce qu'il faut pour ce genre de perdition.
—Ah! en ce cas-là, vous ne vous appelez pas devant la loi maître Révolté!
—Pas précisément.
—C'est donc comme qui dirait censément un sobriquet?
—Sot toi-même, entends-tu, mal appris!
Ah! mon Dieu du bon Dieu, est-ce-t-il malheureux de ne pas savoir bien parler le français! C'était pas pour vous offenser, maître Révolté, bien acertainement, que je disais un sobriquet. Je voulais dire que c'était, comme on dit, comment donc déjà? une espèce de nom de guerre qu'on vous avait donné en vous appelant....
—Oui, c'est cela! un nom de guerre en temps de paix, n'est-ce pas. Autre raison, autre bêtise! C'est comme défunt capitaine La Sottise, qui, pour ne pas échouer son navire, l'a fichu droit à la côte. Allons, paliaca de Moka, allons, va donc un peu de l'avant, si tu ne veux pas aller en dérive du côté du champ de navets, de l'autre bord de l'eau.
—Ma foi, maître Révolté, je ne sais plus quoi que vous dire, tant vous avez de l'esprit au-dessus de moi. J'ai parié, quoi, et j'aurai perdu faute d'avoir la langue aussi bien amarrée que la vôtre.
Pour venir un peu en aide au pauvre diable dont les questions avaient été si mal accueillies par le subtil et impérieux maître, je crus pouvoir m'interposer entre les interlocuteurs et renouer au profit même de ma curiosité le dialogue qui venait d'être interrompu. Je l'avouerai même, ce nom ou ce surnom de Révolté que portait le maître d'équipage semblait cacher quelque signification piquante, et au risque d'éprouver le sort qu'avait déjà subi le matelot investigateur, je dis à notre savant du gaillard d'avant:
—Maître, vous excuserez ma curiosité, sans doute; mais, je vous l'avouerai, j'ai été tenté plusieurs fois, comme ce matelot dont vous venez de blâmer l'indiscrétion, de vous demander d'où pouvait vous être venu ce nom de maître Révolté qui semble cacher le mot de quelque énigme, si c'est, comme tout me porte à le croire, un nom de guerre qui vous a été donné.
—Le mot d'une égnime, me répondit vivement le maître d'équipage; il n'y a pas plus de mot d'égnime là-dessous que de pommade à la rose sur le cataugan d'un tondu.
La nomination de Révolté m'est venue par rapport à une affaire que j'ai éprouvée dans mon vieux temps, et d'où j'ai été bien heureux de me retirer avec un sobriquet seulement et avec un petit coup de briquet, ainsi que vous pouvez le voir par la marque qui m'en est restée sous le menton. C'est un certificat de bonne conduite signé par un capitaine, et que je ne perdrai pas, tant ce gaillard-là aimait à se servir de bonne encre pour signer ses certificats.
—Diable! l'affaire dont vous nous parlez là doit être intéressante.
—Oui, surtout quand, comme votre serviteur très-humble, on en a payé les intérêts.
—Et y a-t-il long-temps que cet événement-là vous est arrivé?
—Quel événement, s'il vous plaît, si j'en étais capable?
—Mais celui dont vous venez de parler.
—Moi, je viens de parler d'un événement! Ah bien bigre! tant mieux! Dites plutôt, monsieur le passager, que vous voulez tout bonifacement me tirer une carotte du nez. Je vois votre truc, tout nuit qu'il fait dans le moment actuel, encore mieux que si la bougie était allumée. Mais c'est égal, puisque vous désirez savoir le pourquoi-t-est-ce de mon nom d'emprunt, je vais vous le raconter à la bonne franquette, pourvu toutefois et néanmoins, pendant la chose que je vais vous réciter, personne ne vienne me fiche malheur et me couper le fil de carret de mon histoire; car, voyez-vous, monsieur, quand je parle, moi, je n'aime pas qu'on s'avise de vouloir être plus savant que moi et de me couper le câble de mon discours pour me faire faire une épissure dedans.... Est-ce-t-il entendu, vous autres? cria le maître aux gens de quart qui l'écoutaient.
—Oui, maître Révolté, nous avons bien entendu; vous pouvez parler, et le premier qui dira quelque chose sur votre parole sera mis à l'amende.
—Et à quelle amende encore?
—A l'amende que vous voudrez, maître.
—Eh bien! à l'amende d'un revers de main et d'une convulsion de pied au derrière. C'est convenu et entendu. Attention, je parle, et qu'on ne se mouche plus! Les toussemens et les crachemens sont suspendus pendant toute la séance.
L'orateur, ou plutôt l'historien, prit alors la parole de l'air le plus grave, et au milieu du silence le plus profond il s'exprima ainsi:
«Une fois et quantes, j'étais embarqué dans ma jeunesse et du temps de la guerre passée, à bord d'un corsaire de Bordeaux qui avait un nom qui ne se trouve pas dans l'almanach des saints du paradis. Ce particulier de corsaire, gréé en trois-mâts, et on peut dire aux œufs et aux champignons, s'appelait, ni plus ni moins, le Mange-Tout.
«Il avait en batterie seize caronades de dix-huit et deux canons de huit; car vous savez assez qu'en course, sans qu'il soit besoin de vous le récidiver, c'est avec du fer qu'on a des piastres, et avec une autre poudre que la poudre à friser qu'on peut attraper de la poudre d'or plein son sac.
«Nous étions à bord du Mange-Tout environ cent trente à cent quarante poulets de ma façon, c'est-à-dire pas trop avariés par l'eau de mer, et un peu trop durs pour être mis à la broche ou en fricassée.
«Notre capitaine était un petit homme de cinq pieds à cinq pieds un pouce de hauteur, et un peu plus large que long. Il avait nom Doublemin. Je ne sais pas bien encore si ses mains étaient doubles, comme le portait sa nominaison, mais ce que je sais très-bien, c'est que chacune de ses pattes en valait bien deux comme celles des meilleurs lapins du bord. A lui seul, quand il n'était pas content de la force de l'équipage, il se mettait à hisser le grand hunier, en nous disant que nous étions des carognes. C'était le seul compliment qu'il nous faisait quand il était d'humeur à nous dire quelque chose d'amicable.
«Pendant tout le temps que nous restâmes mouillés avec le corsaire au bas de la rivière de Bordeaux, en attendant une bonne nuaison de vents pour mettre à la mer, la joie et la gaîté ne désemparaient pas à bord du Mange-Tout. Les équipages des autres navires disaient que notre trois-mâts était le bâtiment le bien-nommé, car on mangeait tout et même l'on buvait tout à bord.
«Il y avait toujours une touque d'eau-de-vie crochée au pied du mât d'artimon, et quand la touque était vide, il n'en coûtait pas plus que d'aller la remplir à la cambuse.
«L'ouvrage n'allait pas guère, mais les vivres allaient rondement. C'était un vrai paradis, affourché sur ses deux ancres, pour les cagnes (les paresseux) et les ivrognes. C'est l'Anglais qui paiera tout ça, que je nous disions. Oui, l'Anglais, pas mal! c'était nous, comme finalement vous allez l'apprendre par la suite.
«Le vent devint bon au bout de trois semaines de ribottes au mouillage du Verdon. Le corsaire appareilla; et en descendant de dessus l'empointure du grand hunier, où j'étais monté pour affaler les cargues, je m'aperçus du coin de l'œil que l'on avait décroché la touque d'eau-de-vie du pied du mât d'artimon, pendant que j'étions en train de faciliter la manœuvre.
«Effectivement, une fois en dehors des passes, le capitaine Doublemin avait changé de barre et avait dit à ses officiers et au cambusier que c'était assez causé comme ça entre l'équipage et la touque de spiritueux. La sobriété, qu'il avait proclamé, est l'âme du matelot une fois au large.
«Il disait là une parole bien sage, le capitaine Doublemin; c'est aussi mon opinion à moi, que la sobriété. Alors je ne pensais pas encore de cette façon. Mais depuis j'ai appris à gouverner droit et à mettre le cap sur une autre aire de vent.»
Parvenu à ce point de son histoire, notre conteur s'interrompit un instant pour adresser les mots suivans à un jeune novice de quart, qui l'écoutait avec la plus vive curiosité depuis le commencement de sa narration:
—Dis donc, Piloneau, si, au lieu de m'écouter là, la bouche ouverte et les yeux sans bouger, tu allais me chercher une bouteille de Rochelle qui est de service depuis ce matin à la tête de ma cabane!
—Oui, tout de suite, maître, répondit le novice Piloneau en se laissant glisser par le capot du logement de l'équipage.
Pendant la courte absence de Piloneau, maître Révolté eut soin de nous dire:
Quand je me laisse descendre du gosier une marée de paroles un peu trop conséquente, la gorge me reste à sec, et les mots que je veux pousser ne flottent plus dans la passe. Hum! hum! mon coup de Rochelle va m'arriver bien à propos pour me permettre de reprendre la bordée de mon discours.
Après avoir avalé la moitié de l'eau-de-vie qui restait dans la bouteille que venait de lui remettre le novice, notre historien reprit:
«Je vous disais donc, avant de prendre un peu de rafraîchissement dans le fond de cette bouteille, que la sobriété est le plus beau devoir de l'officier et du matelot à la mer.
«Les gens du Mange-Tout, et moi tout le premier, coquin que j'étais alors, ne pensèrent pas de cette manière. En voyant que la touque de schnick n'était plus à son poste de combat, ils se dirent les uns aux autres: Tout va aller mal à bord du corsaire. Il n'y a plus rien pour nous soutenir, et le capitaine est un véritable traître.
«Qui dit matelot, voyez-vous, dit un homme bigrement difficile à contenter. Donnez deux jours de suite du gigot rôti à un équipage, et le troisième jour de gigot, l'équipage se révoltera pour avoir de la viande salée. C'est physique cette chose-là, et moi je suis juste; j'ai été matelot tout comme un autre, et je sais bien que le huitième péché capital, c'est de faire du bien à un matelot et de caresser un chat. Ingrat une fois, ingrat deux fois, et ingrat trois fois, voilà le proverbe. Je ne sors pas de là. Tant pis pour ceux qui ne seront pas contens: il iront se coucher, s'ils ne sont pas de quart.
«Les plus farauds du corsaire firent d'abord des cabales. Allons trouver le capitaine, qu'ils se dirent, pour lui réclamer notre contingent d'eau-de-vie. Allons, répondirent les autres. Mais une fois qu'il fallut en dégoiser et s'escrimer pour aller parler au capitaine Doublemin, personne n'avait plus de jambes ni de langue à son service.
«Deux grands turbuleux néanmoins, ou nez-en-plus comme vous voudrez, prirent un peu de cœur à la bouche, et les voilà partis en députation pour parler au capitaine au nom de tout l'équipage réuni en comité de cabale.
«Une fois en face de notre gare-la-bûche, qui se promenait comme un ours du Canada tout seul sur le gaillard d'arrière, les deux ambassadeurs du gaillard d'avant ne surent faire autre chose que de mettre leur bonnet à la main.
—«Que voulez-vous? leur demanda Doublemin pour commencer la conversation.
—«Rien pour le moment, répondirent les deux lofias, bien embêtés de la commission qu'ils avaient prise.
—«Eh bien! en ce cas, allez-vous-en et fichez-moi la paix.
—«Mais c'est que, capitaine, dit le plus hardi en revenant sur ses pas, la touque d'eau-de-vie n'est plus crochée au mât d'artimon.
—«C'est qu'on l'aura décrochée, voilà tout.
—«Oui, mais c'est que nous vous demanderions à la revoir au pied du mât.
—«Oui! se met à crier Doublemin avec une voix qui avait l'air d'avoir passé par le gosier du diable, quand tu la verras recrochée au pied du mât, cette touque, c'est qu'auparavant vous m'aurez croché moi-même par le dormant du cou au bout de cette vergue. Allez vous coucher, tas de pochards: deux quarts de vin et un boujaron d'eau-de-vie, voilà ce qui vous revient, et c'est, trois fois par jour, plus que vous ne valez tous ensemble.
—«Vous voulez donc en ce cas, capitaine, répondit le cabaleur un peu désorienté, nous traiter comme des matelots du service ou comme des pauvres rafalés de marins du marchand?
«Doublemin, en entendant ces paroles, ne fit seulement pas semblant d'y faire attention, et il se mit à commander de suite une manœuvre par manière d'acquit et à seule fin de couper la conversation par le bout.
«L'équipage devint de plus en plus mécontent, et il ne cessait de répéter: Il veut traiter des hommes comme nous comme des marins du service; c'est notre malheur qu'il ambitionne en nous rognant d'une manière aussi féroce les vivres de l'armement. Si encore, tout en nous faisant jeûner d'eau-de-vie, il nous faisait faire des prises, on se contenterait de la rafale de la cambuse, par la palpaison de l'argent; mais avec lui, pas plus de prises que de fioles de tafia à vider.
«Voilà bientôt un mois que nous balandons à la mer, bordaillant bord sur bord, et nous n'avons seulement pas rencontré ce qui s'appelle une barque à piment. Il faut en finir, il n'y a pas d'autre moyen!
«Les plus obstinés criaient en entendant ces paroles qu'il fallait en finir en jetant le capitaine à la mer; que c'était le meilleur moyen de faire quelque chose de bien à bord.
«Je ne suis pas bien certainement ici pour blâmer la conduite des chefs. Qui ne sait pas obéir ne sait pas commander, et qui doit commander doit savoir obéir: c'est connu dans la marine. Mais je me permettrai de dire nonobstant que si le capitaine du Mange-Tout avait mis un peu plus de douceur dans sa réponse aux gens de l'équipage, il aurait pu nous faire avaler tout bonnement la chose de ne rien nous donner à boire. La douceur dans le commandement est ce qu'il y a de plus beau, selon ma petite manière de voir.
«Supposez que vous soyez médecin pour un instant, et que vous vous mettiez dans la boule de faire avaler à un malade une boisson à lui faire rendre l'âme par le haut. Eh bien! que mettrez-vous pour que la boisson passe dans la cale du malade? Vous y mettrez un peu de sucre, n'est-ce pas? afin de masquer le mauvais goût de la drogaille, et à l'abri de la sucraison, la tisane fera son petit bonhomme de chemin.
«Le commandement n'est pas une chose plus maline que ça. C'est un peu de sucre qu'il faut y mettre, pour qu'il soit avalé sans faire faire trop la grimace à vos inférieurs. Voilà comme moi j'entends le service. La douceur et la sévérité, c'est ma consigne, et je ne sors pas de là.»
L'occasion de joindre l'exemple au précepte sembla s'offrir en ce moment même à la philosophie pratique de maître Révolté.
Pendant qu'il prononçait emphatiquement la dernière phrase qu'on vient de lire, un jeune novice du bord s'avisa de jeter sous le vent une seille qu'il voulait remplir d'eau de mer. Mais négligeant la précaution prescrite en pareil cas, le pauvre petit matelot avait oublié d'amarrer le bout de la bosse du seau qu'il venait de jeter à la mer et qu'il exposait à être enlevé par la rapidité du courant que la vitesse du navire formait le long du bord.
Le maître d'équipage, s'apercevant de l'imprudence que venait de commettre le novice inexpérimenté, interrompit tout-à-coup sa narration et se leva brusquement en nous disant: Laissez-moi aller dire une calotte ou deux à l'oreille de ce failli gars qui envoie un seau par-dessus les bastingages, sans amarrer le bout de la bosse à bord.
Le maître s'avança alors vers le délinquant, et après lui avoir reproché son imprévoyance et lui avoir donné deux ou trois bonnes tapes sur les oreilles, il revint reprendre sa place et continuer la narration que cet acte de sévérité avait un instant interrompue.
«Je vous disais donc tout à l'heure, reprit-il, que la douceur dans les chefs était ma consigne. C'est toujours comme ça que j'ai pensé et agi. Mais revenons à ce qui se passait à bord du Mange-Tout.
«Je crois déjà vous avoir récité que nous n'avions rien trouvé à gratter sur mer, depuis notre départ du bas de la rivière de Bordeaux. Cependant, au bout de quinze à vingt jours ou un mois, plus ou moins, de croisière d'embêtement, voilà qu'on aperçoit à bord, du côté de l'île de Madère, ma foi! dans les parages où nous nous trouvons à peu près actuellement, un navire ou deux; car on ne savait pas trop bien encore si c'était un seul bâtiment, ou s'il y en avait plus d'un. La vigie du grand mât cria d'abord:
—«Voilà que je vois quatre mâts sous le vent à nous.
—«C'est deux bricks bout à bout, dit le capitaine.
—«Oui, répondit la vigie, ça m'a l'air de deux bricks; mais les quatre mâts de ces deux bricks ne sont pas séparés deux à deux. C'est quasiment comme si c'étaient quatre mâts sur le même navire.
«Le capitaine et les officiers se pommoyèrent sur les barres pour y voir mieux avec leurs longues-vues.
«Les quatre mâts étaient toujours plantés à égale distance avec leurs voiles orientées au plus près, et courant la même bordée.
—«Tiens, se mirent à crier quelques-uns des malins du gaillard d'avant, car il y a toujours des plus malins que les autres à bord de tous les navires, si c'était le corsaire le Quatre-Mâts qui est appareillé quelques jours avant nous de la rivière[1]?
—«Quatre-Mâts ou non, fit notre capitaine, je veux en avoir le cœur net.
«Et il ordonne de laisser arriver sur les quatre bouts de bois et de faire faire à notre bord le branle-bas général de combat.
«Le Mange-Tout, quand il était poussé de bonne brise et qu'il avait de la toile sur le casaquin, n'avait pas l'habitude de rester en route de crainte d'user ses escarpins. Au bout d'une heure de chasse grand largue et les bonnettes du vent amurées, nous commencions à tomber assez rondement sur le navire ou les navires en vue. Mais tant plus nous en approchions et tant plus on ne pouvait pas encore dire si c'était une farce que nous avions vue ou si c'était une vérité.
«Figurez-vous une longue batterie jaune sur l'eau, et sur cette batterie quatre mâts plantés, à peu près de même hauteur et avec le même entre-deux. Il n'y avait qu'une brigantine sur le mât de l'arrière, un pavillon anglais au bout de cette brigantine, et on ne voyait qu'un seul beaupré avec ses focs sur l'avant de tout cet embrouillamini.
«Si c'était deux bricks naviguant bout à bout, disaient les plus savans, on verrait leurs deux brigantines et les deux boute-hors de beaupré, et le mât de l'arrière du dernier serait plus haut que son mât d'avant. Mais ces coquins de mâts paraissent tout taillés et coupés comme ceux du Quatre-Mâts de Bordeaux, et il n'y a pas moyen de soutenir que c'est ça ou que ce n'est pas ça.
«Tout en débitant des contes sur cette affaire qui n'était pas tout-à-fait aussi claire qu'une chandelle allumée, nous approchions pas moins du phénomène qui nous taquinait l'esprit depuis plus de deux heures de temps. Il ne restait guère plus que deux portées de canon entre le susdit phénomène à quatre mâts et nous, lorsque nous vîmes enfin ces quatre grands imposteurs de mâts se séparer à la douce, et faire deux beaux bricks de guerre anglais, dédoublés un peu proprement l'un de l'autre par une manœuvre analogue à la circonstance.
«Pour lors, nous commençâmes à voir deux pavillons, deux beauprés, deux grands mâts plus hauts que les mâts de misaine. Celui qui ne se trompe jamais n'est pas fait pour être marin. Il est trop savant, et les trop savans se font toujours mettre dans le sac dix ans avant les autres.
«Voyant qu'il s'était mystifié lui-même, le capitaine Doublemin ne voulut pas perdre de temps; c'était bien assez d'avoir perdu la vue.
«Il prit chasse en un coup de temps devant les deux deux mâts. Notre corsaire, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de vous le certifier, ne laissait pas moisir sa quille en route. Nous nous mettons à courir, et plus vite que la petite poste, sur la côte d'Afrique. Les deux bricks escarpinent tant qu'ils peuvent, et il y avait d'un côté comme de l'autre un peu plus de toile au vent qu'il n'y en a dans la poche où je mets usagément mon mouchoir.
«La première nuit vient, et les deux bricks sont toujours dans nos eaux. Le jour suivant même histoire; la seconde nuit la brise fraîchit et des grains nous tombent à bord. C'était l'inclination du Mange-Tout, qui ne se patinait jamais si bien que de fort temps.
«Finalement, après soixante heures de chasse, pas plus de bricks anglais en vue que de doublons ou de quadruples en or dans la besace en chair humaine de la femme d'un Hottentot.
«Le danger était passé; mais la farce revint. Quoi, braillaient les anciens faiseurs de complots contre le capitaine, il prend deux bricks de guerre pour un? C'est donc des prises à quatre-mâts qu'il veut amariner pour nous faire faire notre fortune! Oh! il faut que ça change, soit de la tête ou de la queue. A l'eau le canard! notre capitaine n'est qu'un dindonneau!
«Soi-disant, en courant comme nous le faisions sur la côte d'Afrique, nous devions rencontrer dans ces parages, de gros bâtimens anglais, de Londres ou de Liverpool, bondés de poudre d'or, de dents d'éléphant ou d'hippopotame, et d'huile de palme; il y en a qu'appellent cela de l'huile de palmier, mais le nom ne fait rien à la chose. Vous n'êtes pas sans avoir entendu parler du commerce que font les Anglais avec les nègres sauvages, qu'il leur est facile de mettre dedans. Faire le commerce et embêter son monde, c'est syllonyme, c'est-à-dire la même chose.
«C'était bien l'idée du capitaine de faire, s'il le pouvait, une raffle de bâtimens richement chargés dans ces parages. Mais le pauvre cher homme était tombé dans une si grande rafale de respect et d'estime aux yeux de son monde, qu'on pensait beaucoup plus à bord à se priver de sa douce présence, qu'à écouter ses ordres pour le bien du service et l'honneur de la croisière du Mange-Tout.
«J'avais oublié, tout en vous contant mon conte, qu'il y avait à bord de nous un petit mauvais pas grand'chose qui avait été embarqué sur le corsaire pour apprendre le métier de la course: c'était le frère du capitaine, qui servait en gros et en détail comme mousse; le plus vilain et le plus traître des enfans perdus que j'ai connus dans la navigation. Pour en revenir à ce bout d'engeance de Lucifer, je vous dirai que quand le carcaillon entendit parler de la révolte préparée par les plus déterminés, il se mit à crier plus fort que tous les autres ensemble que le capitaine était un brigand dénaturé, et qu'en sa qualité de frère de Doublemin, il demandait qu'on envoyât son pauvre aîné par dessus le bord, pour lui apprendre une autre fois à être plus juste envers l'équipage. Les mal intentionnés, dont j'étais du nombre, en voyant la bonne volonté du coquin de mousse à l'égard de son frère, dirent que c'était un bon petit bigre. Ce n'était néanmoins qu'une vile et jeune canaille, ainsi que je me ferai un plaisir de vous le prouver dans la suite.
«Le mousse en question s'appelait Chéri, de son nom de baptême. Une nuit que j'étais de quart, je lui dis: Ecoute, Chéri, si tu veux rendre un vrai service à tout l'équipage en général, il faut que tu nous préviennes quand il sera à propos d'envoyer monsieur ton frère de l'autre bord du bastingage sous le vent.
—«Je ne demande pas mieux, me répondit l'enfant avec la franchise de l'âge; mais c'est qu'il est malin comme un chat, mon gredin de frère, et qu'il serait un peu lourd à décapeler de cette façon, attendu qu'il est fort comme toute une escouade d'abordage, et que je crois qu'il a toujours sur lui un poignard de longueur, avec accompagnement de pistolets de poche.
—«Quel moyen amical y aurait-il donc de finir bientôt la conversation avec le particulier?
«Le petit Chéri me répondit pour lors:
—«Si j'avais seulement un bon paquet de vert-de-gris, d'arsenic, ou une ration suffisante de mort-aux-rats, je répondrais bien de l'affaire, parce qu'en mêlant l'empoisonnement en question dans la bouteille d'eau-de-vie du pacha mon frère, je serais sûr de lui faire gober la pilule de santé.
—«Ah! le gueux! il boit donc de l'eau-de-vie à discrétion, lui? que je ripostai tout en colère.
—«Une bouteille toutes les nuits, quand la mer est belle, et quelquefois deux fioles, quand il se réveille pour le mauvais temps.
—«Non, que je dis au petit Chéri après le moment de la réflexion. On peut bien avoir du vert-de-gris à bord où il y a du cuivre; mais le vert-de-gris, c'est du poison, et le poison n'est pas une arme brave et loyale pour un équipage qui veut se révolter avec honneur et sans reproches. Pour ne pas qu'il soit redit que nous avons pris notre capitaine en traître, il vaut mieux le jeter coûte qui coûte à la mer, au profit des requins ou autres carnivores de cette espèce, que de l'empoisonner comme un insecte malfaisant.
«Chéri, l'infernal scélérat de mousse, me quitta en disant: Vous êtes un brave homme, je vous respecte; mais mon frère n'en est pas moins une carcaille. Et le mousse alla se coucher tout naturellement comme à l'ordinaire.
«Pendant tout ce bataclan, nous n'en faisions pas moins route sur la côte d'Afrique, où nous devions rencontrer, comme plus haut, à ce que nous promettait l'état-major du navire, ces gros bâtimens anglais en question, chargés de poudre d'or, de dents d'éléphant, autrement dit morphil, et d'huile de palme ou de palmier.
«Oui, beaux bâtimens chargés de tout cela, que nous devions rencontrer, comme vous allez le voir!
«Quand donc, nous demandions-nous les uns aux autres, jetterons-nous définitivement notre capitaine à la mer? Demain, gourgonnaient les moins pressés. Aujourd'hui, à la nuit tombante, disaient les plus déterminés. Oui, mais quand il fallait faire le coup, les plus pressés remettaient encore l'affaire au lendemain. La révolte, voyez-vous, est quasiment une pièce de canon de malheur! On trouve cent hommes pour la charger, et personne pour y mettre le feu.
«Finalement, un beau matin avec le jour, on aperçut terre devant nous. Le capitaine ordonna de laisser courir comme pour aller au mouillage. Nous ne tardâmes pas à nous voir entre des petites îles désertes, habitées par des sauvages qui ne paraissaient pas avoir reçu beaucoup d'éducation. Autant qu'on pouvait le remarquer, même du bord, ces individus étaient nègres de la tête aux pieds, et c'était d'autant plus facile à deviner qu'ils n'avaient rien pour se couvrir le casaquin. Le seul habillement de quelques-uns, c'étaient des flèches et des gros bâtons.
«Si c'est comme ça que nous faisons la course, se mit à crier l'équipage en examinant la physionomie de ces naturels, le capitaine nous la fiche bonne! Croit-il donc que nous allons amariner une de ces îles avec les habitans à bord, pour la térir sur les côtes de France? Belles parts de prises que nous aurons là! Un rocher au lieu d'un navire anglais, et des sauvages nègres, au lieu de balles de coton ou de boucauts de sucre!
«Nous ne fûmes pas plutôt mouillés entre ces îlots abandonnés, que le capitaine Doublemin ordonna à quarante hommes de bonne volonté d'embarquer dans nos trois plus grandes embarcations pour aller faire de l'eau à terre. Ce qui fut commandé fut exécuté. On mit des barriques vides dans les embarcations. Les officiers qui commandaient la corvée demandèrent quelques fusils pour leurs gens afin de pouvoir se défendre à l'occasion contre les sauvages, et les trois canots débordèrent du bord pour aller nous chercher de l'eau fraîche dont nous avions besoin dans le fait, car depuis que l'on avait retranché l'eau-de-vie à discrétion à l'équipage, il s'était jeté à corps perdu sur l'eau, pour avoir à boire quelque chose.
«Vous pensez bien, sans qu'il soit nécessaire de vous le faire sentir apparemment, qu'en demandant des hommes de bonne volonté pour aller en corvée à terre, le chien de Doublemin avait son plan. Presque tous les plus mutins du bord, à seule fin de s'entendre ensemble pour mieux manigancer l'infâme complot, avaient demandé à être de la partie. Moi seul et quelques autres parmi les cabaleurs, nous étions restés à bord pour ne pas laisser le navire tout-à-fait sans mauvais sujets.
«Ah! il est bon de vous dire peut-être que le chef du coup monté depuis si long-temps était aussi resté avec nous autres. A lui seul il criait du soir au matin qu'il se chargerait, une fois le beau moment venu, de nous délivrer de Doublemin, quand bien même personne ne voudrait l'assister dans sa bonne action.
«Une fois nos embarcations parties pour aller aborder la première île venue, nous les vîmes accoster la terre, et les sauvages se retirer dans les bois, par politesse et sans doute, à ce que nous pensions, pour faire honneur aux nouveaux venus. Des politesses et des honneurs comme ça, on vous en donnera tant que vous voudrez et treize à la douzaine encore!
«La première chose que firent nos hommes de corvée en mettant le pied à terre, ce ne fut pas d'aller chercher de l'eau, comme le portait leur consigne; mais ils se mirent à courir comme dans la canicule après les sauvagesses de l'endroit, et je dis comme dans la canicule, car il fait rudement chaud au moins sur la côte d'Afrique. C'est le pays de la sueur et des désirs indécens, la nature y marchant toute nue sans les vêtemens qui distinguent nos climats et nos habitudes.
«Le capitaine n'eut pas plutôt vu la manœuvre des mal-poussés qui quittaient les embarcations pour courir après la négraille fugitive dans les bois, qu'il se dit ou qu'il eut l'air de se dire en lui-même: Bon! c'est ça! Je n'en attendais pas moins de cette vermine!
«Et aussitôt le voilà qui descend dans sa chambre et qu'un instant après il remonte sur le pont. Mais excusez, dans l'intervalle de sa descente en bas et de sa remontée sur le gaillard d'arrière, il vous avait changé de costume de la tête aux pieds.
«En allant dans sa chambre, il était habillé comme de coutume, veste bleue, casquette de cuir et cravate noire.
«Pour revenir sur le pont, il s'était mis plus à la légère: un mouchoir sur la tête, plus de veste, mais les manches de chemise retroussées jusqu'à l'épaule, un poignard large comme la main à la place de sa montre, et une paire de pistolets longs comme une cuillère à pot, sous le bras gauche.
«Il va y avoir du nouveau à coup sûr, que je dis aux autres en voyant le physique inhumain du capitaine. Personne dans le moment ne répondit à ce mot d'avertissement.
«J'avais bien deviné qu'il sortirait avant peu des paroles indécrottables de la bouche du lapin. Rien n'est si aisé pour les gens qui ont navigué que de lire les malheurs qui doivent arriver, sur la physionomie des chefs.
«Je vous ordonne de faire filer le câble par le bout, cria Doublemin d'une vois féroce à son second; et le second passa devant avec les officiers du bord, pour faire exécuter le commandement.
«La brise venait de terre: quand le corsaire eut filé son câble, le voilà qu'il va en dérive au large, en laissant, comme vous entendez bien, à terre les trois embarcations qui étaient à nous chercher de l'eau.
«On n'avait seulement même pas ordonné de faire hisser le petit foc à bord: le navire, avec toutes ses voiles serrées, s'en allait tranquillement en dérive, ne bougeant pas plus que s'il avait continué à être mouillé.
«La preuve que je ne m'étais pas trompé en pensant qu'il allait y avoir du nouveau à bord, c'est que pendant que nous étions tous les bras croisés à attendre ce qui allait cuire pour notre service, le capitaine se promenait seul sur le pont, comme un crâne qui veut chercher dispute à un particulier quelconque.
«Au bout d'un quart d'heure de promenade, le v'là tout-à-coup qui s'arrête. Il va en dégoiser: tout le monde se tait; respect aux chefs, obéissance à la loi.
«Un complot abominable, dit-il en s'adressant à nous autres tous indistinctement, a été manigancé à bord. Je connais les chefs de la révolte, et les misérables vont recevoir le châtiment qu'ils ont mérité.
«Anténor, avance ici; j'ai depuis long-temps un mot à te dire. Le moment de régler nos comptes est arrivé. Approche, infâme!
«Anténor était le premier cabaleur parmi les autres. Il s'avance à la rencontre du capitaine, l'air assez délibéré, les mains dans les poches de son pantalon et la casquette sur la tête.
«Le capitaine, en se voyant accoster de cette façon, lui arrache primo sa casquette de dessus l'oreille, et après l'avoir jetée par-dessus le bord, il se met à lui crier:
«Cette dernière insolence vient encore confirmer ton crime, scélérat que tu es. Depuis quand une mateluche de ton espèce accoste-t-elle son capitaine la tête couverte?
—«Depuis que les mateluches comme moi se sont mis dans le toupet de vivre en liberté! répond Anténor.
—«Et c'est aussi, il y a toute apparence, pour vivre en liberté, que tu avais formé le plan, avec quelques brigands de ton numéro, de m'envoyez par-dessus le bord?
—«Je ne sais pas seulement de quoi vous voulez me parler, dit Anténor en regardant Doublemin.
—Eh bien! moi, je vais te l'apprendre. Une révolte s'était organisée à bord, et c'est toi qui étais le chef du complot. Tu devais me jeter à la mer pour t'emparer du navire. Un des comploteurs m'a tout appris; à chaque heure, à chaque minute, j'étais instruit de votre lâche et abominable dessein.
—«Ah! se mit à crier pour lors Anténor, c'est votre petit gredin de frère qui est là, qui nous a vendus, la vermine!
—«Par Dieu, dit sur le moment le petit Chéri, vous aviez cru, manière de cornichons que vous êtes, que je serais assez insensible pour vous laisser tuer mon frère! Ils sont encore bons là ces gréeurs de conspirations pourries. Avale ça, Las Cazas!
«Le capitaine, après avoir fait taire la bouche à l'enfant, qui était dans le fond un bon frère, mais une méchante petite frapouille, reprit, en parlant toujours à Anténor:
—«Connais-tu bien, exécrable criminel, comment les lois punissent la révolte à bord d'un navire?
—«J'ignore; mais je serai plus savant peut-être quand une fois vous me l'aurez appris.
—«Eh bien! ces lois punissent la révolte de mort!
—«Oui, quand il y a des juges apparemment.
—«Ton juge, c'est moi; la loi, la voilà. Le coupable, c'est toi.
—«Et la condamnation?
—«Elle est sur ton infernale figure, et l'exécution du jugement au bout de ma main. A terre, il y a vingt-quatre heures pour exécuter le coupable; ici, il n'y a plus pour toi qu'une minute, et la minute vient de sonner.
«Et en vous prononçant cette parole, voilà mon capitaine qui vous empoigne la crinière d'Anténor de la main gauche, et qui vous lui envoie à bout portant, de la main droite, un coup de pistolet d'arçon dans la physionomie.
«Le corps du pauvre Anténor tomba sur le pont baigné dans son sang: tout le haut de sa tête était resté dans la main gauche de Doublemin[2].
«Le commencement de la justice est fait, cria alors le capitaine. La loi vient de parler. Avancez quatre hommes et envoyez-moi le cadavre du criminel par-dessus le bord.
«Ma foi! dans un moment comme celui-là et avec un Sarrasin de ce calibre, il n'y a pas guère moyen de désobéir. Je fus un des quatre hommes de bonne volonté qui débarquèrent défunt Anténor de l'autre côté du bastingage.
«Il y avait lieu de penser vraisemblablement après ce coup de temps que tout était fini à bord. Personne ne soufflait plus un mot plus haut l'un que l'autre. On aurait entendu une moustique voler sur le pont. L'équipage enfin en avait assez de cet exemple, pour son compte. Mais Doublemin, lui, n'était pas encore plus content qu'il ne fallait.
«Cependant, comme je l'ai lu anciennement dans un livre: coupez la tête d'un complot, et le complot n'aura plus de jambes.
«Quant à moi, sans me vanter, je n'avais plus ni bras ni jambes. C'est que, écoutez donc, on aime bien se mêler un peu des affaires où tout le monde met son nez; mais on n'aime pas, comme de juste et de raison, à payer les pots cassés pour tout le monde. Vous entendez bien cette parole, n'est-ce pas, vous autres jeunes gens qui m'écoutez à l'heure qu'il est?»
—Oui, sans doute, maître Révolté; nous serions bien fâchés de perdre un seul mot de votre conte, répondirent les jeunes matelots composant l'auditoire du maître.
—A la bonne heure, reprit gravement celui-ci. Les fautes des anciens, voyez-vous, c'est à peu près comme les roches à fleur d'eau et les bas-fonds qu'il faut éviter. Je vous dis mes fautes, à seule fin qu'en naviguant, vous ne tombiez pas dessus en grand, comme des badernes qui ne savent pas gouverner leur barque. Danger connu est à moitié paré.
Après avoir débité d'un ton très-imposant et très-grave cet avertissement tout paternel, notre narrateur reprit ainsi le fil de son histoire:
«Ainsi que je l'ai annoncé, Doublemin n'était pas trop content.
«Il n'y avait pas un demi-quart d'heure qu'il venait de faire l'affaire à ce pauvre Anténor, qu'il se mit à crier d'une voix qui semblait sortir du fond de la cale d'un trois-ponts:
«Je sais qu'il y a encore de mauvais bandits à mon bord. Je les connais tous un à un, et si, dans cinq minutes d'horloge, à partir du moment actuel, ils ne viennent pas tous, les uns après les autres, se dénoncer eux-mêmes de bonne volonté et me demander leur pardon, il y aura du grabuge encore sur le pont du Mange-Tout, après les cinq minutes de grâce.
«Une minute se passe, deux minutes sont déjà passées; personne encore ne prend la route du pardon général.
«Doublemin voyant le retard, se met à dire, pour nous engager à prendre notre parti en braves:
«Si vous attendez que je vous nomme, je vous nommerai tous individuellement ou ensemble; mais à chaque nom qui sortira de ma bouche, je vous préviens qu'il y aura un homme de moins à l'appel.
«Et sans plus de façon que ça, le pèlerin vous dégaîne de sa ceinture son poignard qui était bien large comme une feuille de bananier.
«Ah! il ne s'agit pas ici de faire les bégueules, dit un de nos camarades qui n'avait pas trop la conscience blanche. Je me dénonce moi-même. Capitaine, j'ai eu tort et me v'là à vos ordres.
«Quand un homme bat en retraite, il ne manque jamais de compagnons de route, comme on dit.
«Après le premier révolté qui venait de fouiner, arrive un autre, et puis un autre, et puis moi après le troisième. Si bien que nous formions une rangée de dix à douze renégats repentans sur le pont.
«Une fois que Doublemin nous vit alignés, la figure un peu renversée du mauvais côté, il nous dit, pour nous faire compliment sur notre soumission:
«Vous êtes tous des crapules qui mériteriez les galères, si j'étais aussi méchant que je devrais être juste. Mais je viens d'en expédier un, et ça ne m'amuserait pas de recommencer la même cérémonie pour chacun de vous. Cependant, sans être aussi criminels que le chef du complot, vous êtes coupables, et vous ne devez pas porter celle-là en paradis; et afin de signer avec de bonne encre un certificat de mauvaise conduite à chacun de vous, je vais vous mettre ma signature dans un endroit où vous ne pourrez pas la cacher aussi facilement qu'au fond de votre sac.
«Après nous avoir adressé ce petit discours, ne voilà-t-il pas que ce diable de Doublemin vient à chacun de nous face à face, et qu'il nous fait en particulier une petite entaille sur le menton avec le bout de son poignard!
«La chose, me direz-vous, peut être légère: d'accord; mais il n'en est pas moins bigrement gênant d'être marqué à la partie la plus vulière du visage pour le restant de sa vie, et pour une affaire aussi désagréable qu'une révolte à bord.
«S'il ne faisait pas nuit, vous pourriez voir encore sur mon physique la signature de Doublemin. Je ne m'en cache pas, je ne l'avais pas volé, et qui convient de ses fautes est plus méritant que celui qui dit qu'il n'a jamais péché. La vie de l'homme, sans comparaison, est un grand câble de vaisseau, et avant qu'un grand câble soit filé jusqu'au bout, il peut se faire joliment des coques depuis l'étalingure jusqu'à la bitture.
«Ceux-là qui sont matelots et qui m'écoutent entendront assez ce que je veux dire; les autres chercheront le motus de l'égnime que j'ai voulu faire en passant.
«Dès le moment où tout se trouva arrangé à l'amiable à bord du corsaire, le capitaine, voyant l'équipage content et satisfait, nous commanda d'aller larguer les voiles; car vous vous rappelez bien que pendant la petite affaire qui venait de se passer à bord, le navire avait été laissé en dérive, poussé au large par la brise de terre.
«L'appareillage, je vous en donne mon billet, ne fut pas long à faire. Nous courions tous du pont sur les vergues pour larguer la toile, comme de vrais écureuils. Jamais nous n'avions été aussi lestes du jarret et aussi vifs de la patte. Il y a des instans où une solide correction retrempe furieusement la bonne volonté d'un équipage, et une fois que les chefs ont réglé leur décompte avec leurs matelots, on se remet à travailler pour une autre campagne.
«C'était pas encore le tout que d'avoir mis de la toile au vent à bord du Mange-Tout, il nous restait ensuite à louvoyer contre le vent pour regagner le chemin que nous avions perdu en dérivant, et pour rattraper le bout de notre câble que nous avions filé sur une bouée deux heures auparavant. Avec cela, vous vous souvenez bien, sans le moindre doute, des trois embarcations que nous avions envoyées sur la petite île déserte des sauvages, pour y faire de l'eau. Le capitaine avait bien voulu, vous entendez, punir la révolte; mais il ne voulait pas abandonner les gens qu'il avait expédiés à terre pour le bien du service en général, et pour recevoir en même temps une bonne frottée en particulier.
«Ainsi donc nous voilà à louvoyer bord sur bord, amures sur écoutes, avec notre gueux de corsaire qui pinçait le vent comme la plus fine couturière pince un ourlé avec son aiguille. En moins d'une heure on peut dire que nous avions déjà regagné une bonne partie du chemin perdu, lorsque nous entendons un bruit de coups de fusil sur la petite île où nous avions laissé nos gens de corvée.
«A ce carillon de coups de feu, le capitaine se mit à dire: Est-ce que ces gaillards-là s'aviseraient de déchirer de la toile avec les naturels du pays?...
«Et puis il prend sa longue-vue, et après avoir regardé à terre du côté d'où venait le tintamarre de la fusillade, il nous redit: Oui, ce sont nos gens qui saluent avec du plomb de calibre les antropophages qui leur font une conduite de politesse.
«Quelle conduite de politesse! que nous pensâmes en entendant le capitaine. Si la politesse dure encore une demi-heure, il n'y aura plus personne à conduire par ces abominables gueusaillons de sauvages.
«Nous arrivions toujours, à bord du corsaire, à l'endroit de notre premier mouillage, et les coups de fusil que nous avions entendus continuaient à pétailler, mais plus en douceur qu'à l'instant où nous avions commencé à distinguer le roulement de la mousqueterie.
«Qu'est-ce que ça peut annoncer? que nous nous demandions à bord. Que nos gens ont fait la paix avec les antropophages de l'île, ou qu'ils sont plutôt bûchés à ne pouvoir plus jouer du mousqueton?
«Nous ne fûmes pas long-temps heureusement à apprendre ce qui venait de se passer sur ce rivage cruel et barbare où nous avions cru trouver de l'eau, et où il n'y avait à ramasser que des coups à discrétion, et même plus qu'à discrétion.
«Le jour, au moment dont je vous parle, commençait à tomber; mais il faisait encore assez clair au loin cependant pour nous permettre de voir que nos trois embarcations venaient de déborder de l'île des sauvages. En une minute, comme elles avaient vent arrière pour venir sur nous, elles larguèrent leurs voiles, et nous autres, pour aller à leur rencontre, nous élongeâmes sous terre la dernière bordée que nous avions à courir au plus près.
«Je parierais bien, n'importe quoi au monde, qu'aucun de vous ici n'est fichu pour se figurer ce que nous vîmes à bord du corsaire, quand une fois nos embarcations furent rendues à portée de vue de nous? Non, jamais, au grand jamais, sous la voute immensurable du firmament que v'là au-dessus des girouettes de notre mâture, on ne verra deux spectacles de cette manière. Une vraie comédie en action, une véritable mascarade de côte d'Afrique.
«Imaginez-vous qu'aussitôt que nous pûmes bien apercevoir et compter un à un nos gens dans les embarcations, nous vîmes les uns avec une flèche dans le derrière, les autres avec une zagaie plantée raide dans le dos, et les moins avariés enfin avec des coups de massue de sauvages, en travers sur la mine. Nous avions peine à reconnaître nos camarades, tant ces accidens-là les avaient changés de ce qu'ils étaient auparavant. C'était, à vous dire le vrai, un spectacle à rire d'un côté et à pleurer de l'autre, une farce et une pitié tout ensemble, finalement.
«Quand la première des trois embarcations de cette expédition de malheur fut accostée à bord, notre capitaine commença par demander à l'officier qui commandait la corvée:
—«Eh bien! monsieur, que vous est-il donc arrivé à terre?
—Capitaine, répondit l'officier, il nous est arrivé des coups comme s'il en pleuvait.
—«Parbleu, je ne le vois que de reste, lui dit le capitaine. Mais comment cette affaire entre les sauvages et vous a-t-elle eu lieu, et par la faute de qui a-t-elle commencé?
—«Capitaine, que répondit encore l'officier, personne n'a commencé l'affaire: elle est venue toute seule et tout le monde ensuite s'en est mêlé. Mais puisque vous paraissez souhaiter avoir des détails là-dessus, je vais vous faire mon procès-verbal aussi bien que je pourrai.
«Imaginez-vous, capitaine, qu'une fois à terre, je dis aux hommes de mon canot et des deux autres embarcations: Mes garçons, débarquons en double nos pièces à eau, et allons les mettre sous cette cascade d'eau fraîche qui coule là-bas. Mes hommes me répondirent: Oui, nous allons faire ce que vous nous dites. Mais au lieu de suivre mes ordres, les gredins ayant vu des femmes sauvages qui étaient là avec leurs maris à nous regarder, se mirent à faire des grimaces pour entamer la conversation avec ces négresses. Les habitans et habitantes commencèrent par rire, et mes gens, encouragés par les figures riantes des noirs du pays, voulurent tâter de trop près les appas ou plutôt les apparences qui étaient devant eux. Mais les maris sauvages voyant cela ne firent ni une ni deux. Ils se mirent à battre en retraite avec leurs épouses qui paraissaient ne s'en aller qu'avec un air qui disait qu'elles auraient autant aimé rester sur la place, afin d'être insultées par nos gens. Malheureusement mes hommes, ne devinant pas la malice, eurent l'indiscrétion de donner en grand dans l'écoutille. Les voilà à poursuivre la bande des nègres et négresses faisant route vers le milieu des bois; j'avais beau crier à mes matelots: Restez ici, je ne veux pas que vous vous engagiez plus loin! Bah! c'était comme si j'avais chanté femme sensible avec accompagnement de tambour de basque! Mes gredins de canotiers chassèrent toujours les polissonnes de sauvagesses qui s'enfonçaient toujours dans les taillis. Vous savez bien, capitaine, que vous nous aviez fait prendre à chacun un mousqueton, en disant que ça pourrait nous servir. Ça a servi effectivement à faire casser les reins à une bonne partie de nos enragés, car lorsqu'ils se sont vus un peu engagés avec les carnibales, ils ont voulu leur envoyer des coups de fusil pour leur faire peur par manière d'acquit; mais au lieu d'avoir peur, les imbécilles de sauvages n'ont-ils pas commencé à nous poivrer à grands coups de flèches, de bâtons pointus et d'anspects en bois de fer! Vous voyez mes gens, capitaine, ils sont presque tous à moitié éreintés, et si le docteur veut de l'ouvrage, il en aura plus qu'il ne pourra peut-être en faire.
—«Quels sont les hommes que vous avez perdus dans cet engagement et qui sont restés sur place?
—«Capitaine, ce sont ceux-là qui étaient les plus galans et les plus emportés sur l'article du sexe; car, vous entendez bien, comme ils voulaient faire la cour à brûle-pourpoint aux épouses des sauvages, ils se sont engagés naturellement le plus avant dans le bois, où ils ont été caressés les premiers si impolitiquement.
—«Tant mieux! répondit sur ce mot-là le capitaine Doublemin. Ce sont les plus mauvais sujets du bord et les faiseurs de complots dont les sauvages m'ont débarrassé. Je ne demandais pas mieux. A présent nous allons naviguer tranquillement comme de petites demoiselles. Faites embarquer et hisser à bord les blessés, que le chirurgien va panser aussi bien qu'il le pourra. Nous allons maintenant courir au large et continuer notre croisière, comme si de rien n'était.
«Quand les hommes revenus de terre apprirent ce que le capitaine avait fait à bord pendant qu'ils étaient sur l'île déserte, ils se dirent tous à la fois: Le capitaine est un fameux lapin, et Anténor était un cabaleur; c'est bien fait pour lui et pour nous; ce qui vient de lui arriver n'était que le décompte qui lui revenait depuis long-temps.
«Voilà bien sur quel gabarit sont construits tous les hommes! C'est le battu qui a toujours tort, et le plus fort qui a toujours raison.
«Mais afin d'en finir une bonne fois pour toutes avec mon histoire, je vous dirai, mes amis, que toutes ces aventures nous portèrent bonheur. Trois ou quatre jours après l'époque, en cinglant au large de la côte d'Afrique, nous fûmes assez chanceux pour mettre le cap sur un grand coquin de trois-mâts anglais qui revenait de l'Inde, chargé d'indigo, de riz, de salpêtre, et autres comestibles de même nature. La prise fut amarinée, comme de raison, et expédiée pour France. Deux jours après, un autre navire venant des mêmes parages tomba de la même manière sous notre grande écoute, et l'amarinage eut lieu tout aussi bien; il n'y avait quasiment qu'à se baisser pour en prendre, comme on dit. La moitié de notre équipage fut envoyée à bord des prises qui venaient se faire gober comme des moutons par le Mange-Tout, et c'est pour lors que nous vîmes clair comme le jour que le corsaire avait été bien baptisé de son nom. Bref, quand nous eûmes bien écumé les mers où nous croisions, nous revînmes tranquillement comme Baptiste au port de Bordeaux, d'où nous étions partis. Les bâtimens anglais que nous avions capturés en tout bien tout honneur avaient eu le sort d'attérir sains et saufs, et chacun des gens de l'équipage, une fois les parts de prises comptées au bureau, eut sa fortune faite pour le restant de ses jours, excepté moi qui trouvai moyen de manger tout mon argent en trois mois avec des amis et des filles publiques. L'économie est une belle chose; mais la bamboche est la perte du matelot.
«Vous m'aviez demandé la raison pourquoi on m'avait donné le nom de maître Révolté. Je viens de vous la dire; c'est parce que j'avais eu le malheur de faire partie d'une révolte à bord du corsaire le Mange-Tout. Les beaux noms de guerre ne tiennent pas long-temps: les mauvais sobriquets ou faux-briquets restent toujours. Sur le rôle d'équipage que le capitaine a dans sa chambre, je suis inscrit sous le nom de Frédéric-Stanislas Labous, qui est mon vrai nom de famille; mais ça n'a pas empêché que depuis vingt ans on continue à m'appeler partout, en toute occasion, maître Révolté, en punition sans doute de mon ancienne faute, que le diable confonde, si jamais il en était capable!
«Ceci doit vous apprendre, jeunes gens qui êtes là la bouche ouverte comme des dorades qui attendent les poissons-volans, que jamais il ne faut faire un pas de travers dans la route du service, si on veut toujours aller droit son chemin. Mon exemple est un avertissement que je vous donne, et un avertissement vaut mieux que si je vous avais mis à chacun une piastre dans la poche pour aller lécher du tafia dans le premier cabaret venu.»
Ainsi finit la longue et philosophique histoire de maître Révolté, et, après l'avoir écouté attentivement près d'une heure, et avoir observé, autant que me le permettait le clair de lune, les mouvemens de sa physionomie pendant sa narration, je restai édifié de la franchise avec laquelle ce brave homme nous avait avoué une des fautes de sa jeunesse et exprimé le repentir sincère dont ce moment d'égarement contre la discipline avait été suivi. Ce n'est pas lui, me disais-je, qui retombera dans la même faiblesse! Il a trop bien appris à obéir et éprouvé trop cruellement ce qu'il en coûte pour avoir enfreint les lois de la subordination! La sévérité du capitaine Doublemin lui a donné une leçon qui lui servira toute sa vie!
J'éprouvais tant d'estime en ce moment pour la rude naïveté de notre maître d'équipage, que je me disposais déjà à le féliciter sur la sincérité des aveux honorables qu'il nous avait faits avec tant de bonhomie dans sa biographie, lorsque le capitaine de notre Oiseau-bleu monta sur le pont et regarda le temps qu'il faisait. Maître Révolté, en voyant le capitaine s'informer du nombre de nœuds que filait le navire, et en l'entendant, une minute après, ordonner de gréer les bonnettes de perroquet, ne put s'empêcher de s'écrier presque assez haut pour être entendu de tout le monde:
—Le tonnerre de Dieu t'enlève, ivrogne patenté et breveté! Le voilà qui vient de s'étourdir la tête d'eau-de-vie, et qui va nous éreinter à nous faire manœuvrer toute la nuit! J'aimerais cent mille fois mieux naviguer à bord du diable, qu'avec des rossignols de ce régiment-là!
Il aurait suffi que notre capitaine, qui n'était pas très-patient, eût entendu un seul des propos que tenait maître Révolté, pour que notre pacifique navire devînt, comme autrefois le corsaire le Mange-Tout, le théâtre d'une rébellion en mer.
Belle perspective!
En passant sur le gaillard d'arrière et en pensant à la manière dont maître Révolté mettait en pratique les maximes de subordination qu'il nous avait débitées dans son histoire, je ne pus m'empêcher de me rappeler cet antique proverbe que j'avais souvent entendu répéter, dans mes voyages nautiques, par les philosophes goudronnés du gaillard d'avant:
«Le vieux matelot meurt dans le péché de sa jeunesse, comme le dur requin dans sa première peau.»
Un bâtiment sarde, destiné pour Gênes, avait perdu à la Havane son capitaine, le seul homme du bord qui pouvait reconduire le navire en Europe. Le capitaine du brick la Céladine, de Bordeaux, avait sous ses ordres un lieutenant à qui il désirait procurer les avantages dont sa capacité et sa bonne conduite l'avaient rendu digne. Il lui proposa la place qui s'offrait à bord du navire sarde. Le lieutenant accepta avec joie, et il se disposa à partir pour Gênes, en qualité de capitaine provisoire du navire étranger.
Ce jeune marin avait fait, dans le cours de plusieurs voyages à la Havane, la connaissance d'une Française à qui il avait réussi à inspirer l'attachement le plus vif. En apprenant le départ prochain de son amant et en prévoyant l'isolement dans lequel il allait se trouver au milieu d'un équipage d'étrangers, Mathilde n'hésita pas à sacrifier sa position et son avenir à l'homme qu'elle aimait plus que sa famille et que sa vie.
Le bâtiment sarde appareille, emportant avec lui le jeune officier de la Céladine et sa jolie maîtresse, heureuse d'avoir tout sacrifié à son amour, et fière de s'associer aux dangers que son dévoûment pouvait lui faire courir auprès de celui à qui elle avait voué son existence.
Cet acte d'abnégation et de courage édifia les jeunes camarades de l'heureux lieutenant. Mathilde fut citée comme le plus rare exemple de fidélité par tous les Français qui la connaissaient. On parla beaucoup des deux amans dans les premiers jours qui suivirent leur départ, et on les oublia ensuite, pour s'occuper du choléra qui régnait alors avec beaucoup d'intensité à la Havane.
Un brick du Havre, la Milise, commandé par le capitaine Noël, avait fait voile peu de temps après le bâtiment sarde que l'on croyait déjà bien loin, et que les marins du brick havrais ne s'attendaient guère à gagner. Cependant, au bout de quelques journées de mer, le capitaine Noël aperçut, au nombre des bâtimens qu'il rencontrait dans les débouquemens, un navire qu'il crut reconnaître pour celui que conduisait l'ancien lieutenant de la Céladine. En s'approchant de ce brick, ses doutes se confirmèrent. C'était le bâtiment sarde parti avant lui, et qui poursuivait sa route, mais avec une apparence de défiance et d'hésitation que les marins savent reconnaître aussi bien qui si les navires avaient, comme les individus, une démarche et une physionomie.
Curieux de connaître la cause qui avait pu retarder ainsi dans les débouquemens un navire monté par l'un de ses amis, le capitaine de la Milise fit gouverner de manière à parler à son nouveau compagnon de route. Rendu à peu de distance du brick sarde, il le hèle au porte-voix et demande des nouvelles du lieutenant français.... Un des hommes de l'équipage lui répond que le malheureux est tombé dangereusement malade, et que cet événement les a jetés dans un tel embarras, qu'ils ne savent plus quelle route suivre pour se rendre à leur destination ou pour regagner la Havane. Une jeune femme paraît bientôt sur le pont: c'est la pauvre Mathilde, qui confirme douloureusement la vérité de ce triste rapport. L'équipage sarde, presque abandonné à la merci des vents et des flots, sur un navire qu'il ne sait ni manœuvrer ni conduire, implore la pitié et le secours du brick français. Le capitaine Noël met en panne, et se rend à bord du bâtiment étranger.
Il trouve le jeune Lag... étendu presque mourant dans sa cabane et luttant avec un courage, hélas! trop inutile, contre un mal terrible qui paraît offrir tous les symptômes du choléra. A côté du malade veille depuis plusieurs jours, sans vouloir prendre un seul instant de repos, l'infortunée Mathilde. C'est elle qui, seule jusque-là, a soigné son amant, et c'est de sa main qu'il a reçu tout ce que son ingénieuse tendresse a cru lui préparer de salutaire. La contagion, que redoutent les gens de l'équipage, elle l'a bravée pour devenir la garde et l'infirmière de celui qu'elle aime, et la crainte de cette contagion lui a laissé du moins le privilége d'approcher seule du lit du moribond. A la vue du capitaine Noël, le malade semble oublier ses souffrances pour ne s'occuper que de sa maîtresse; il supplie le capitaine français d'engager Mathilde à passer à bord de la Milise; il veut sauver à cette infortunée le spectacle de la mort qui ne peut tarder à le frapper. Mathilde a compris l'intention de son amant. Elle prévient par un seul mot les instances que le capitaine Noël croit devoir faire auprès d'elle pour remplir la volonté du mourant. Je l'ai suivi, lui dit-elle, jusqu'ici, et j'aime mieux mourir à côté de lui, que de l'abandonner pour ne plus le revoir.
Le capitaine de la Milise, convaincu bientôt de l'inutilité des efforts qu'il ferait auprès de cette pauvre fille pour l'engager à quitter son amant, et privé de tous les moyens de secourir le malade, voulut du moins contribuer autant qu'il le pouvait à sauver l'équipage sarde, en lui donnant un officier qui fût en état de le conduire. Il laissa à bord du bâtiment étranger son lieutenant, M. Bérez, pour remplacer le malheureux Lag....
Les deux bricks, après avoir navigué quelque temps ensemble dans les débouquemens, se séparèrent, l'un pour venir au Havre, l'autre pour se rendre à Gênes.
En acceptant le commandement du bâtiment sarde, le lieutenant de la Milise avait senti qu'il lui serait nécessaire de réunir tout son courage pour supporter le spectacle des scènes déchirantes qui allaient avoir lieu à bord. Le pauvre jeune homme auquel il venait de succéder ne pouvait résister long-temps aux douleurs qui à chaque instant lui arrachaient les cris les plus aigus. Sa maîtresse, exténuée par les veilles qu'elle avait prodiguées au moribond, prévoyait avec une terreur que redoublait encore sa faiblesse le moment où elle perdrait l'homme qui seul l'attachait à la vie. Au bout de quelques jours de fatigues, de larmes et d'angoisses, elle-même se sentit atteinte de la maladie qui dévorait Lag.... Ce ne fut qu'après des efforts inouïs qu'on parvint à l'éloigner du lit du mourant, pour la placer dans une petite chambre où ses yeux n'auraient pas du moins à supporter la vue de la mort prochaine de celui que son dévoûment n'avait pu arracher au trépas.
Dès ce moment fatal, la sollicitude du nouveau capitaine se partagea entre les deux malades. Tous les momens qu'il pouvait dérober aux soins qu'exigeait la conduite du bâtiment, il les passait au chevet des deux amans. Rien n'était plus touchant et plus pénible, rapporte cet officier, que d'entendre à chaque instant ces infortunés demander des nouvelles l'un de l'autre. Il semblait que chacun d'entre eux ne souffrît que dans la personne de l'autre malade. Quand Lag... voyait son compatriote s'approcher de lui en revenant d'auprès de Mathilde, il n'entr'ouvrait ses lèvres éteintes que pour répéter: Et Mathilde, est-elle mieux? En reviendra-t-elle?.. Oh! si elle pouvait en revenir! Puis un moment après c'était Mathilde qui disait au capitaine: Et ce pauvre Lag...? Oh! s'il pouvait vivre, je mourrais contente! Dites-lui que je l'aimerai jusqu'au tombeau!»
Les vœux de la malheureuse ne furent pas exaucés: son amant succomba enfin à ses souffrances. On lui cacha d'abord ce trépas funeste; mais au bout de quelques jours elle pénétra l'horrible mystère.... Il lui semblait, disait-elle, quoiqu'elle n'eût pas vu Lag... depuis le jour où elle était tombée malade, qu'il lui manquait quelque chose de plus qu'auparavant. L'instinct de son cœur lui avait tout appris, tout révélé, jusqu'à l'heure même où son amant avait cessé de vivre.
Dès cet instant elle parut entrevoir avec moins de terreur le moment de sa mort prochaine. Rien ne l'attachait plus à la vie, disait-elle.... Elle se prépara à mourir avec un calme qu'elle venait de retrouver dans l'excès même de son malheur.
Le capitaine s'efforçait de lui inspirer un espoir qu'il n'avait plus pour elle, mais c'était en vain.
Elle expira, l'infortunée!... Un cadavre, recouvert d'une toile à voile, fut monté de la chambre sur le pont. Les hommes chargés de ce sinistre fardeau pleuraient en le portant. Les autres matelots, les mains jointes et la tête découverte, virent en sanglotant passer le cadavre devant eux, et long-temps encore après que les flots l'eurent enseveli pour toujours, les yeux du capitaine et de l'équipage restèrent fixés, pleins de pleurs, sur l'endroit où le corps de Mathilde avait disparu... disparu pour l'éternité!
Oh! si dans les mystérieuses profondeurs de l'Océan, les deux cadavres, jetés à la mer à si peu d'intervalle l'un de l'autre, venaient à se rencontrer, à se heurter! Mais là, plus rien... rien.... Des ossemens horribles, des cœurs en lambeaux que la gueule affreuse des requins aura déjà rongés... et ces deux cœurs se froissant sans tressaillir, eux qui furent remplis de tant d'amour l'un pour l'autre! N'y a-t-il donc rien autre chose dans autant d'amour, que le néant et l'éternité?
Quelque capacité, du courage, de l'intelligence, et beaucoup de bonheur surtout, avaient fait d'un ancien maître pilote un contre-amiral de l'empire. La révolution tout entière avait passé sur cette existence de marin, et la révolution, comme on sait, avait le talent de faire vite des choses extraordinaires.
L'officier qui se trouvait avoir été traité si libéralement par elle possédait, entre autres qualités, une force athlétique. Souvent, avant son élévation militaire, son humeur taquine lui avait, dit-on, fourni plus d'une occasion d'exercer sa puissance musculaire, dans le cours d'une jeunesse orageuse.
Avec des passions vives, il est bon, dans la marine surtout, d'avoir de bons bras, et ce qu'on appelle vulgairement à bord une bonne pogne.
Le héros de notre petite histoire, une fois devenu enseigne ou même lieutenant de vaisseau, sentit qu'il ne lui serait plus permis de faire usage de cette force physique qui, jusque-là, lui avait acquis une certaine réputation parmi ses égaux. L'épaulette venait de lui imposer une contrainte qu'il devait supporter impatiemment, car ses longues habitudes gymnastiques lui faisaient éprouver chaque jour le besoin impérieux de dépenser la vigueur dont la nature l'avait doué outre mesure.
Quelquefois il s'amusait à soulever des fardeaux énormes, à haler avec violence sur une manœuvre, pour ne pas laisser, disait-il, sa nerveuse main se rouiller tout-à-fait. Mais ce n'était pas là ce qui pouvait satisfaire, et, pour ainsi dire, rassasier son inépuisable énergie musculaire. Le pugilat anglais aurait seul eu le privilége de l'amuser. Mais où trouver à donner, sans se compromettre, un bon et solide coup de poing, un simple et vigoureux coup de pied! La dignité de l'épaulette pouvait-elle se prêter facilement à ces délassemens vulgaires? L'athlétique officier pouvait-il trouver dans ses collègues assez de complaisance ou assez de vigueur pour se donner ou recevoir de temps en temps une volée bien conditionnée?
Hélas! non; il maigrissait faute d'exercice, faute de boxe, et son œil abattu voyait, presque en se mouillant de larmes, sa force herculéenne s'évanouir dans les muscles de ses bras oisifs et de ses jarrets énervés par l'inaction.
Quelquefois cependant il trouvait encore avec ravissement à se délasser de son long repos, en distribuant par ci par là une furtive tape ou un lourd black-eyes à d'indignes adversaires; il appelait cela se refaire la main. Mais ce n'était pas là remporter une palme....
Quand ses jeunes camarades, déguisés en marins, se rendaient à terre pour parcourir, incognito, ces maisons plus que suspectes où les soldats et les matelots vont épancher en liberté leurs joies tant soit peu brutales, notre héros ne manquait jamais d'être de la partie; et il fallait voir alors comme il réparait le temps perdu, soit qu'un habitué de la maison voulût en découdre, soit qu'un robuste et lourd galant s'avisât de disputer aux bruyans officiers déguisés la possession d'une des Laïs du logis.
Tous les rivaux qui se présentaient étaient sûrs de tomber sous le poing redoutable du damné lieutenant; et quand, par hasard, un matelot du bord venait à reconnaître avec effroi son chef dans l'adversaire qu'il allait combattre, les marques de respect et d'humilité qu'il ne manquait pas de prodiguer à son terrible supérieur ne désarmaient que bien faiblement celui-ci.
—Lieutenant, je vous demande bien pardon! je ne savais pas que c'était vous. Je vous prenais, avec votre veste, pour un matelot tout comme moi, et....
—En garde, jeanfesse, et défends-toi.
—Mon lieutenant, je vous demande excuse; mais que le bon Dieu m'élingue si je vous reconnaissais.
—Allons, pas tant de politesses, canaille. Tape sur moi comme sur ton égal.... Pein, pan, attrape! V'lin, v'lan, empoigne!...
Et alors les horions volaient sur la figure du pauvre diable.
Le lieutenant était devenu la terreur de tout l'équipage, à bord comme à terre.
La fortune, en l'élevant au grade d'officier supérieur, sembla vouloir contrarier encore plus qu'elle ne l'avait fait jusque-là sa vocation toute gymnastique. Une fois devenu capitaine de frégate, il lui fallut vivre de privations. Il renonça aux courses nocturnes, qu'il ne pouvait plus continuer à faire avec les jeunes officiers, auxquels il devait avant tout l'exemple de la réserve et de la dignité.
Pendant dix-huit mois, c'est à peine s'il trouva l'occasion d'asséner une bonne giffle par ci par là à son domestique ou à quelque maladroit patron d'embarcation.
Il devint capitaine de vaisseau, et ce fut encore bien pis. Ses articulations menacèrent de se rouiller incurablement.
Un jour, cependant, en se rendant à terre dans son canot, il sut faire naître l'occasion favorable d'exercer et de ranimer cette vigueur qui dépérissait à vue d'œil.
L'embarcation dans laquelle se trouve un capitaine de vaisseau doit porter sur son arrière un pavillon déferlé. Les canots qui passent près d'elle et qui ne sont montés que par des officiers inférieurs, ou des gens de l'équipage, lèvent rames pour faire honneur au chef dont le pavillon du canot indique la présence: c'est une espèce de présentez-armes usité en mer entre les canots qui portent des officiers de différens grades.
Celui sur l'arrière duquel s'étalait notre commandant n'avait pas arboré le signe distinctif qui devait le faire reconnaître. La chaloupe d'un vaisseau, montée par un aspirant de corvée, vient à croiser le canot de notre célèbre fort-à-bras, et l'aspirant, en n'apercevant pas le pavillon de commandement sur l'arrière de l'embarcation qui s'approche, continue tranquillement sa route sans faire lever-rames à ses chaloupiers. Le commandant devient furieux: il ordonne à son patron d'aborder la chaloupe qui lui refuse les honneurs auxquels il croit injustement pouvoir prétendre.
La chaloupe est accostée dans un clin d'œil, et à peine le canot touche-t-il le bord ennemi, que le commandant, sans plus de façon, saute sur le pauvre aspirant de corvée. Celui-ci, qui, par bonheur, se trouvait de taille à se défendre, et qui n'était pas d'humeur à se laisser battre, répond par un grand coup de poing à l'impétueuse attaque de son supérieur. La lutte s'engage corps à corps, et le jeune aspirant finit par terrasser son intraitable adversaire sur l'arrière de sa chaloupe.
—Ma foi, commandant, lui dit-il en relevant le vaincu avec courtoisie, je ne me croyais pas si fort, car à présent je vois à qui j'ai eu l'honneur d'avoir affaire.
—Pourquoi n'as-tu pas fait lever-rames pour moi, b.... d'insolent?
—Parce que vous n'aviez pas de pavillon sur l'arrière de votre canot, mon commandant.
—C'est ma foi vrai!... C'est mon gredin de patron qui a oublié de le mettre, ce gueux de pavillon.... mais il va me le payer.... Accoste, patron! accoste, coquin!
Le patron paya cher l'oubli qu'il avait commis.
—Ah! tu n'as pas déferlé mon pavillon sur l'arrière, fichu animal!
—Commandant, j'ai z'oublié; et, comme vous n'étiez pas en uniforme, j'ai cru, ma foi, que....
—Ah! tu as cru. Eh bien! attrape pour te rafraîchir la mémoire!
—Mon commandant, je vous promets bien qu'une autre fois....
—Oui, une autre fois il sera bien temps, n'est-ce pas, quand tu viens de me faire donner une raclée par un blanc-bec de cette espèce....
—Il est sûr, mon commandant, qu'il vous a amuré du bon coin; mais c'est moi qu'a reçu la pile que vous n'avez pas eu la chose de lui donner, et qu'il a z'eu l'insubordination de vous participer.
—Chien d'aspirant! ça n'a pas de barbe seulement, et ça se croit plus fort que moi.... Gouverne en double sur sa chaloupe. Je veux lui parler encore.
Le commandant, en ennemi généreux, désirait en effet savoir à qui il venait d'avoir affaire. Il questionna ainsi son vainqueur, qui, monté sur le banc de sa chaloupe, regagnait lentement son bord, encore tout ému de l'aventure.
—Dites donc, payeur de coups de poings arriérés, de quel vaisseau êtes-vous?
—Commandant, je suis du vaisseau le Watignies, à votre service.
—A mon service! Il se moque de moi encore, le drôle....—Quel âge avez-vous?
—Vingt-deux ans, mon commandant.
—Vingt-deux ans! Est-il donc fort pour son âge, ce gaillard-là!... Quand vous serez rendu à bord de votre vaisseau, vous direz à votre commandant que je le prie....
—De m'envoyer à la fosse-aux-lions, en attendant le reste; n'est-ce pas, mon commandant?
—Non pas: vous lui direz que je le prie de vous permettre de venir à mon bord dîner avec moi, parce que vous êtes un bon b....
—Trop d'honneur, mon commandant.... Je suis au désespoir à présent de vous avoir....
—Et moi, je suis tout meurtri.... Mais c'est égal, vous êtes un bon b...., je ne m'en dédis pas.
Cette circonstance porta bonheur à notre aspirant. Dès que le commandant à qui il avait affaire fut fait contre-amiral, il le prit pour son aide-de-camp, en qualité d'enseigne de vaisseau.
Ce ne fut pas, cependant, sans quelque peine que notre nouvel aide-de-camp parvint à éviter avec son chef le renouvellement de la scène à laquelle il avait dû la faveur dont il jouissait près de lui.
Lorsque, seuls dans la galerie du vaisseau-amiral, il prenait fantaisie au vieux loup de mer d'entamer une partie de boxe avec le compagnon obligé de ses caprices, celui-ci ne trouvait moyen d'échapper au danger de la lutte qu'en prétextant une indisposition subite; et alors le général de s'écrier avec dépit:
—La belle acquisition que j'ai faite en vous prenant pour mon aide-de-camp! Je croyais m'être donné un bon luron, et ce n'est qu'une chiffe que toute la journée j'ai là en pendille devant moi!
—Que voulez-vous, mon général! on ne conserve pas toujours sa force, comme vous avez eu le bonheur de le faire, vous. Ce n'est pas ma faute si je suis aussi souvent malade à présent.
—Malade! malade! Vous n'étiez pas malade le jour où, dans votre chaloupe, vous m'avez donné une si bonne raclée!
—Quoi! général, vous auriez encore, depuis le temps, cette petite pile sur le cœur!
—Peste! vous appelez cela une petite pile! vous êtes bigrement modeste, vous. Mais, ce qui me fait enrager, c'est de n'avoir pu encore vous la rendre, et vous payer votre arriéré en détail. Aussi, pourquoi êtes-vous toujours indisposé quand il faut en découdre, et vous portez-vous toujours si bien lorsqu'il s'agit de boire ou de manger? Mais, il n'y a pas de bon Dieu! vous ou un autre, il faut que je me dérouille sur le dos de quelque bon lapin; et si vous ne pouvez pas faire mon affaire vous-même, je vous avertis qu'il faut que vous me trouviez quelque solide carcasse à qui je puisse faire payer cher le jeûne auquel votre mollesse me condamne depuis si long-temps.
Cet ordre du général devint un trait de lumière pour l'aide-de-camp, qui entrevit dès lors qu'il pourrait lui être facile de satisfaire son supérieur, sans s'exposer au danger de le battre ou à l'inconvénient d'être battu par lui.
Il existait à bord du vaisseau un gros et large canonnier d'artillerie de marine, réputé dans tout l'équipage pour l'énormité de sa force animale. L'aide-de-camp prévoyant tout le parti qu'il pourrait tirer de cette espèce de buffle humain, le fit appeler un jour que le général paraissait disposé à se donner une classique peignée.
—Vous m'avez fait demander, mon officier? dit le canonnier en s'approchant avec respect de son chef.
—Oui, mon ami; passe dans la chambre du général, qui a quelque chose à te dire. Mais surtout fais en sorte de ne pas le ménager s'il exige que tu acceptes la botte qu'il va te proposer.
—Et quelle botte, sans être trop curieux?
—Un assaut à coups de poings: le général, comme tu sais, est un amateur.
—Oui, je me suis laissé dire qu'il en mangeait; mais, moi aussi, je suis assez goulu sur l'article.
—Allons, vite; le voilà justement qui s'avance.
Le canonnier, l'air un peu embarrassé, se présenta à son amiral, qui le questionna en ces termes:
—Que veux-tu, gros bêta?
—Mon général, je viens pour savoir ce qu'il y a pour votre service?
—Qui t'a ordonné de venir me trouver?
—Mais c'est monsieur votre aide-de-camp, qui m'a dit que vous aimiez les solides de mon calibre.
—Ah! tu te crois donc bien solide des reins?
—Mais, pour ce qui est de ça, mon général, je crois, sans me vanter, que je peux passer pour n'être pas trop déchiré du côté de la partie dont auquelle vous me faites l'honneur de me parler.
—Voyons, as-tu déjeûné?
—Oui, mon général; j'ai déjeûné à la manière du bord, la demi-livre de pain et le petit coup de riquiqui.
—François! François!
C'était le nom du maître-d'hôtel de l'amiral. Le maître-d'hôtel arrive.
—Plaît-il, mon général?
—Apporte à déjeûner à ce bœuf. La première chose venue: un poulet froid et deux bouteilles de vin.
En une minute le déjeûner est servi. Le canonnier, tout confus, ose à peine jeter les yeux sur le poulet qu'on vient de lui servir.
—Voyons, espèce d'hippopotame, mange en double, bois à ta soif, et prends des forces autant que tu le pourras, car il te faudra bientôt en démancher.
—Mais, mon général, si je ne craignais pas, le respect....
—Mange, te dis-je, et trève de bégueuleries. Je n'aime pas qu'on me fasse attendre.
—Puisque finalement, mon amiral, vous voulez bien me le permettre, je vais, avec votre autorisation, donner un petit soufflet à ce poulet.
Le canonnier s'assied; en peu de temps, la volaille a passé de sa main dans son vorace estomac. Les deux bouteilles de vin, avalées à plein verre, arrosent le tout, et, pendant qu'il déjeune, le général ôte son habit, se retrousse les manches de chemise en jetant sur son vigoureux adversaire un regard furtif qui semble dire: Peste! le gaillard m'a l'air assez lourdement bâti.
Le déjeuner est achevé; la table est enlevée par le maître-d'hôtel, qui quitte enfin l'appartement.
Le canonnier, bien repu, se trouve seul en face de son supérieur, qui déjà a pris une pose académique.
—Autant que je puis le voir, mon amiral, c'est comme qui dirait un assaut à la force du poignet que vous me faites l'honneur de... v'là ce que c'est.
—Allons! en garde! tu feras des phrases et des façons après. Défends-toi; chacun ici pour son compte.
—Mais, permettez-moi, mon général, de vous dire, si j'en étais capable, avant l'engagement, que je n'oserai jamais vous mettre la patte sur la physionomie.
—Ose ou n'ose pas, peu importe. Si tu ne pares pas la botte, tu la recevras, voilà tout.... Pan, attrape! V'lan! hale encore celle-là dedans!
—Mais, mon général, c'est donc tout de bon l'assaut?
—Tiens, vois plutôt si c'est pour rire. V'lin, v'lan!
—Bien tapé celle-là. J'en ai vu trente-six chandelles; mais puisque vous voulez bien le permettre, je vais riposter avec tout l'honneur et le respect que.... Pan; v'lan! pardon, mon général.
—Ah! coquin, c'est ainsi que tu en dégoises! Attrape!
—Mon amiral, celle-là était en réponse à l'honneur de la chère vôtre.
Les coups pleuvent de côté et d'autre comme grêle: tantôt le général rosse son canonnier, tantôt le canonnier reprend l'avantage auquel il avait d'abord renoncé par déférence. L'ardeur de l'un redouble, la résignation respectueuse de l'autre l'abandonne, et le très-humble subordonné finit bientôt par allonger à son amiral un coup de bout si pesant, que notre général, comme une maison qui croule, tombe en le brisant sur le pied d'une commode de la chambre, et en criant:
—Assez, assez, jeanfesse! J'ai le bras cassé! Il m'a cassé le bras, le maladroit!
Aux cris réitérés de l'amiral, l'aide-de-camp arrive. Il voit le gros canonnier, les yeux tout pochés, cherchant à relever de son mieux l'adversaire vaincu qu'il vient d'étaler sur l'arène.
Le médecin en chef est demandé: il reste tout ému en apercevant l'amiral; et, après avoir pris connaissance de l'état du blessé, il déclare que le bras droit a été rompu par l'effet d'un choc violent.
Le canonnier tremble de tous ses membres, et son effroi redouble quand il entend le redoutable vaincu s'écrier en le montrant au médecin:
—C'est cet animal qui a fait ce beau coup.
—Ah! bon Dieu du ciel! mon général, si j'avais su!...
—Pardieu, si tu avais su! la belle fichue raison!... Je sais bien que ce n'est pas exprès que tu as été aussi bêtement maladroit; mais il n'en est pas moins vrai que.... Ahie! ahie! Le diable t'enlève à cinq cent mille lieues, triple imbécille!
—Eh bien! mon général, faites-moi fusiller, si ça peut vous faire le moindrement plaisir: je ne demande pas mieux, puisque je l'ai mérité par la chose de vous avoir cassé le bras indistinctement.
—Quand je vous disais, docteur, que c'était un imbécille! Ne voilà-t-il pas qu'il veut qu'on le fusille pour un mauvais coup de poing, porté en dépit du bon sens, et dont je ne donnerais pas deux sous! Voyons, qu'on me couche et qu'on me saigne.... François, tu feras dîner ce gros garçon copieusement, car je dois lui avoir donné une fière besogne en le rossant comme j'étais en train de le faire avant ce maudit accident.
Depuis ce temps-là, notre amiral, satisfait d'avoir trouvé un adversaire digne de lui, s'en tint prudemment au dernier coup de poing, qui venait de lui donner ses invalides. Ce fut, pour le héros, la bataille qui ferma glorieusement la carrière qu'il s'était ouverte à la force du poignet.
Son aide-de-camp, tranquille désormais dans le poste qu'il avait à remplir auprès du vieil athlète retraité, bénit mille fois le moment où il avait eu l'idée d'opposer le canonnier démolisseur à la fureur gymnastique de l'amiral; et le canonnier, devenu l'homme de confiance du général, regarda comme un coup du ciel la faveur à laquelle il avait été appelé le jour où il fut assez heureux pour casser le bras à son amiral.
Sur ce sable brûlant qui forme la limite maritime de toutes nos villes des Antilles, vous voyez sans cesse folâtrer, avec une turbulence d'enfant, de grands et fort nègres, bravant à demi nus l'ardent du soleil qui les inonde, pour occuper de leurs jeux et de leurs gambades les passans oisifs, dont ils cherchent surtout à captiver l'attention et à exciter l'hilarité.
Ces noirs si athlétiques et si gais, l'élite des hommes insoucians de leur race, sont ce qu'on appelle dans le pays, des nègres canotiers.
Ces embarcations longues, étroites, pointues, faites du tronc d'un seul arbre, rehaussées de fargues légères et recouvertes sur l'arrière d'un tendelet à rideaux, sont les pirogues que montent ces hercules africains.
Halées à sec sur le rivage et rangées les unes à côté des autres, de manière à présenter leur proue aiguë aux flots qui viennent se briser à sept ou huit pas d'elles, ces fragiles embarcations n'attendent que le signe d'un passager ou d'un voyageur pour glisser sur l'eau, poussées par les bras vigoureux de leurs canotiers, qui ne s'embarqueront qu'après avoir laissé voguer un peu au large et leur pirogue et le passager qui l'a affrêtée.
Une fois que les canotiers, sautant de l'eau à bord de leur petite barque, auront saisi leurs rames, se seront un peu disputés et auront dit, répété, crié jusqu'à satiété à leur patron: Un peu sur bâbord, un peu sur tribord, gouvernez sur la terre, venez plus du large, ne vous embarrassez pas du reste; bientôt le canot qui vous balance si nonchalamment sur la houle qu'il effleure, vous aura emporté à une lieue de votre point de départ.
Trois nègres avec leurs longs avirons, le patron avec sa large pagaie, suffiront pour produire cette vitesse. Mais pour peu que vous vouliez ne pas contrarier la marche du frêle véhicule, gardez-vous bien de faire un mouvement qui pourrait déranger l'équilibre sans lequel la pirogue qui vous transporte serait infailliblement exposée à chavirer sur vous. Il faut qu'allongé pendant tout le trajet sur le matelas ou la natte qui vous a été réservé, vous calculiez votre poids de manière à ne pas charger, ne fût-ce que d'une livre, un bord plus que l'autre. C'est un métier d'équilibriste que vous aurez à faire pendant tout le temps que durera votre traversée.
Les avertissemens au surplus ne vous manqueront pas dans les occasions nécessaires ou les incidens importans de votre navigation, et à chaque mouvement inopportun, le patron aura soin de vous crier plutôt deux fois qu'une: Bougez pas, maître; pesez pas tribord; tranquille, s'il vous plaît; chargez pas trop babord. Tant qu'il vous tiendra sous sa dépendance, il vous regardera bien moins comme son passager que comme le lest volant de sa pirogue; et vous, son maître ou son supérieur dans toutes les circonstances ordinaires de la vie des colonies, vous lui servirez une fois au moins, à lui esclave et nègre, de contre-poids et de moyen d'arrimage, comme ferait un ballot ou une mesure de lest à votre place. C'est une revanche que se permet de prendre l'être dépendant sur l'être dominateur, une petite compensation d'un moment à l'asservissement de tous les jours.
Mais n'allez pas vous imaginer que la contrainte locomotive que vous imposent les canotiers de la pirogue soit en apparence une loi nécessaire pour eux comme pour vous. Au contraire, pendant tout le temps où ils jugent à propos de vous emprisonner dans l'immobilité qu'ils vous ont recommandée, ils causent entre eux, ils chantent, ils se meuvent et passent quelquefois même de l'avant à l'arrière ou de l'arrière à l'avant pour prendre du tabac, une gorgée d'eau, ou partager une orange avec le patron, qui ne cesse de vous répéter pour mieux vous narguer: Tranquille là, maître; pesez pas tant babord.
Dans les premiers momens de cette étrange navigation, les Européens, peu faits encore aux voyages de pirogue, s'imagineraient que les précautions d'équilibre que leur imposent les nègres, et que ceux-ci paraissent négliger pour leur propre compte, ne sont qu'une mystification réservée malignement à l'inexpérience des nouveaux passagers; mais ce serait là une grande erreur. Les nègres canotiers, tout en prenant leurs aises dans leurs fragiles embarcations, comme ils le feraient à bord d'une lourde chaloupe de vaisseau, sont ce qu'on pourrait appeller les plus habiles pondérateurs du monde. Avec leur finesse extrême de perceptions physiques, ils acquièrent dans l'habitude du métier une science usuelle de statique si surprenante, que même en s'assoupissant quelquefois sur les bancs de leur pirogue, leur corps se balance au sein du sommeil, de manière à maintenir l'aplomb le plus parfait entre toutes les parties du canot qui semble plutôt voler sur la lame que vaincre la résistance de la mer. Jamais nos marins de l'Europe, les plus déliés et les plus alertes, ne pourraient approcher de cette délicatesse de tact, quand ils navigueraient dans les pirogues dès l'âge le plus tendre, jusqu'à l'âge où les marins sont ordinairement le mieux servis par leurs facultés et leurs sens.
Ce qui doit contribuer le plus, selon moi, à faire supporter aux nouveaux voyageurs la gêne qu'ils éprouvent en naviguant pour la première fois en pirogue, c'est le chant, c'est la mélopée moitié africaine, moitié créole, dont les nègres ne cessent d'accompagner la cadence des vigoureux coups d'avirons qu'ils engouffrent dans l'eau. Rien de plus étrange que les airs et les paroles qu'ils improvisent pour charmer les heures de leurs travaux les plus pénibles; et n'allez pas croire que pour éveiller le démon de la poésie dans leur sein, il faille des incidens bien extraordinaires ou des secousses intellectuelles bien violentes; ce qu'ils font chaque jour, ce qu'ils voient toute leur vie, suffit à leur verve. En fauchant un champ de cannes à sucre, en ramant dans une pirogue, l'inspiration leur arrive comme l'amie du logis, et la rime même se trouve souvent pour eux au bout d'une faucille ou d'un aviron.
Ecoutez, par exemple, ce noir tout ruisselant de sueur, et halant sur l'aviron qu'il fait plier sous l'effort de ses bras si musculeusement attachés à cette large poitrine d'où la voix va sortir comme du fond d'un porte-voix:
Il faudrait sans doute une indulgence excessive, une pénétration bien exquise, pour trouver dans de semblables improvisations des idées un peu élevées ou un caractère poétique fortement indiqué. Mais si l'on pouvait se figurer le charme que le langage doux et naïf du nègre créole sait quelquefois jeter sur ces pensées si communes, si incohérentes, mais toujours si justement encadrées dans ce rhythme dont tous les noirs sont si habiles à marquer la cadence, on trouverait peut-être qu'il ne doit pas être désagréable d'être bercé mollement dans une pirogue au son de ces chants mélancoliques et paisibles qui vous apprennent en cinq ou six couplets toute l'histoire de vos nouveaux compagnons de voyage. La poésie des nègres n'atteindra jamais à coup sûr l'élévation de la poésie primitive des peuples qui nous ont appris l'harmonie des vers et la puissance du langage perfectionné, mais la douceur de leur idiôme d'enfant et l'extrême euphonie de leurs expressions volubiles sont quelquefois telles, qu'on les écoute chanter, et sans bien comprendre ce qu'ils disent, avec autant de plaisir que si l'on entendait une flûte champêtre exhaler des airs naïfs sur un petit nombre de notes habilement harmoniées. Organisés physiquement comme ils le sont presque tous, les noirs, avec un peu plus d'imagination, devraient être la race la plus musicale du monde. Mais les sensations harmoniques qu'ils reçoivent semblent s'arrêter à leur oreille et ne pouvoir pas pénétrer plus avant. C'est un sens intérieur qui manque à l'excessive délicatesse de cette organisation, pour ainsi dire toute superficielle.
Je n'ai parlé encore dans mon traité sur la navigation en pirogues que de la manière de voyager à bord de ces embarcations, à l'aviron et avec belle mer; et c'est là à coup sûr la façon la plus commode et la moins dangereuse d'employer un tel moyen de locomotion maritime. C'est pour les traversées à la voile qu'il est nécessaire aux passagers de réserver tout leur courage et de s'armer de toute leur résignation.
Deux voilettes de calicot, hissées sur deux mauvais bambous, composent tout le grément de ces nacelles à peine flottantes, et que les trois ou quatre nègres qui les montent porteraient facilement au besoin sur leurs robustes épaules. Ce sont ces deux voilettes, hautes et larges à peu près comme votre mouchoir de poche, que les canotiers vont livrer à l'inconstance de la brise, pour vous faire faire le plus rapidement possible les sept ou huit lieues qu'il vous reste à parcourir avant la nuit qui s'avance sur les flots déjà agités. Au moment du départ, le patron a eu soin d'amarrer sur les bancs de son canot les sacs d'argent et les objets précieux qui pourraient couler à la mer s'ils étaient abandonnés à leur propre poids; et si vous osez demander le motif de cette précaution, le patron vous répondra que c'est pour prévoir le cas où la pirogue viendrait à chavirer. Du reste, pour mieux vous rassurer contre les périls de la navigation que vous allez tenter, il aura la complaisance de vous engager à ne pas avoir peur si par hasard la pirogue faisait capout; ses nègres et lui sont là pour vous sauver, pour vider leur canot rempli d'eau, et rétablir les choses dans leur état naturel. Il vous suffira enfin de savoir qu'il répond de vous, pour que vous n'ayez plus de crainte à concevoir sur la solvabilité de cette compagnie d'assurance d'un nouveau genre sur la vie des hommes.
La pirogue part, la brise l'emporte; elle vole sur le dos des lames qui la mouillent à peine; les nègres se mettent à causer entre eux ou à chanter; la risée qui passe à travers les petites voiles transparentes qu'on a exposées à son souffle irrégulier, fait pencher le canot tout d'un côté; peu importe! le souple corps des nègres est là pour servir de contre-poids aux plus fortes comme aux plus faibles impulsions de la brise. A chaque instant d'ailleurs, le patron, toujours attentif par instinct, au milieu même des distractions auxquelles il paraît se livrer, a soin de crier à ses gens toujours prompts à prévenir les moindres avertissemens: Veille à la risée; veille à la fausse risée; attention à la risée qui va venir! Et si, dans l'intervalle de ces risées ou de ces fausses risées, un instant de calme plat arrive subitement, n'ayez pas peur que les noirs, qui se sont portés du côté opposé à celui où l'effort du vent était le plus marqué, conservent une seule seconde leur dernière position. En un clin d'œil l'équilibre est rétabli par un mouvement de contre-balancement aussi subtil et aussi bien mesuré que le mouvement contraire imprimé extérieurement à la pirogue. Les nègres sont les machines intelligentes les mieux physiquement organisées que l'on puisse voir.
Si cependant malgré toute leur adresse et toute leur prévoyance, leur frêle canot vient à disparaître sous la lame qui l'a rempli de son lourd volume, c'est alors que vous serez à même d'apprécier la sincérité de la promesse que vous a faite le patron au départ; que vous sachiez nager ou non, c'est votre affaire et non la leur; deux nègres s'emparent de vous, vous êtes leur marchandise et ils vous tiendront à flot, pendant que leurs camarades s'occuperont de vider et de remettre sur sa quille la pirogue qui est restée là, arrêtée dans sa course entre deux eaux. Une fois cette besogne faite, en quelques minutes, et le plus souvent même en chantant, vous vous trouvez replacé, réintégré, dans le poste que vous occupiez un moment auparavant, à bord du fragile esquif, et vous voilà naviguant, voltigeant de nouveau sur l'onde, jusqu'à nouvel ordre ou nouvel événement.
Il n'est pas très-rare aux Antilles de voir, quand la lame est un peu grosse, une pirogue chavirer une ou deux fois dans des trajets assez courts; mais ces accidens de mer sont presque toujours sans gravité: les nègres des canots de poste, capotant avec leur pirogue qui ne coule jamais, ne tombent qu'à l'eau, et là ils se retrouvent tout aussi bien sur leur élément que s'ils étaient à galopper sur le sable, et, comme ils le disent eux-mêmes, en tombant sur terre, on se casse une jambe; en tombant à l'eau on ne risque que de se mouiller, et le soleil est là. Un voyage en pirogue n'est pas le trajet le plus rassurant que l'on puisse entreprendre, mais c'est bien certainement une des courses les plus curieuses que l'on puisse faire.
Toutes les marines ont construit leur navire fantastique, dans la grotesque épopée que poursuit, depuis que la navigation existe, l'imagination assez raconteuse des matelots des différons peuples. Chaque nation maritime, une fois le sujet trouvé, a ensuite brodé à sa manière et selon le génie particulier de ses poètes le fond commun de l'histoire primitive de ce navire miraculeux. Les marins du Nord, avec leur caractère un peu rêveur et leurs habitudes mélancoliques, en ont fait un bâtiment mystérieux cherchant, sous le nom de Voltigeur-Hollandais, de sinistres aventures de mer dans l'atmosphère brumeuse et sur les flots orageux de la Baltique et de la froide Norwége. Les Anglais, moins romanesques peut-être dans la forme dont ils ont revêtu le vaisseau chimérique de leurs vieux conteurs de bord, n'ont donné à leur Marie-des-Dunes (Merry Dunn) que des proportions gigantesques, sans chercher même à lui attribuer des accidens extraordinaires de navigation. Chez eux, cette immense construction, imaginée par la grossière poésie des premiers navigateurs, n'est que l'informe caricature d'un bâtiment monstrueux; leur invention s'est arrêtée là, à l'extrême limite du ridicule matériel; ils n'ont pas même songé à faire un vaisseau de guerre de leur Marie-des-Dunes, qui, dans les Mille et une Nuits de leur gaillard d'avant, n'est, je crois, qu'un trois-mâts charbonnier débarquant de la houille par l'avant à Sunderland, et débarquant en même temps un partie de sa cargaison, par ses sabords de l'arrière, dans le port de Douvres; tandis que pour les peuples maritimes de la Dalécarlie et de la Scandinavie, le Voltigeur-Hollandais est resté un lugubre navire de guerre, abordant pendant l'orage les bâtimens surpris, leur demandant des nouvelles d'un autre siècle, et les chargeant de dépêches diaboliques pour des ports de mer que la nuit des temps a ensevelis sans même laisser un nom, une date, sur leurs ruines foulées et dispersées par le pied appesanti des âges écoulés.
Là, comme on le voit, il y a encore de la poésie, du mystère sombre et de vagues rêveries pour les bardes maritimes. Nos antiques conteurs de bord, à nous, ne nous ont pas laissé des épis aussi féconds à glaner dans le champ où ils ont promené leur faux rapide et tranchante.
Après les marins-poètes du Nord et les caricaturistes un peu lourds de l'Angleterre, sont venus nos Homères goudronnés, nos conteurs de quart, nos Orphées en hamac, de la batterie basse et du gaillard d'avant; Homères français fort légers de poésie, mais très-riches en gaîté, en énormes saillies et en épigrammes extravagantes, mettant à contribution le ciel et la terre, la mythologie, la géologie et la géographie, pour faire du vaisseau fantasmagorique de leur nation le bâtiment le plus fou et le plus colossal que la tête écervelée d'un peuple à la fois marin et soldat ait pu inventer pour redevenir enfant dans ses jeux d'esprit et d'imagination.
Le nom seul que nos matelots ont donné à cette création de leurs rêves nautiques indiquerait assez la nation à laquelle appartient ce conte bleu, quand bien même il serait traduit dans toute autre langue que celle des allégoristes qui lui ont imprimé le caractère de leur humeur et de leurs habitudes. Les marins du Nord avaient nommé leur navire symbolique le Voltigeur-Hollandais; les matelots anglais avaient laissé au leur le nom antique et encore très-supportable de la Marie-des-Dunes; les Français ont fait plus ou ont fait moins convenablement que leurs devanciers dans la carrière des grosses créations poétiques: ils ont flanqué à leur vaisseau gigantesque le nom de Grand-Chasse-Fichtre, nom composé dont nous sommes même obligé, par euphémisme, de dénaturer le dernier mot, pour ne pas effrayer, par l'énergie trop crue de l'expression, la bonne volonté des personnes délicates qui auraient envie de se familiariser avec les mœurs maritimes de nos héros. Ce nom au reste dit tout; à lui seul il renferme un cours d'histoire universelle. Rapproché de la dénomination de Voltigeur-Hollandais et de la Marie-des-Dunes, il indique, par une comparaison philologique facile à saisir, la différence morale qui doit exister entre les matelots qui ont adopté les deux premières de ces appellations, et ceux qui n'ont rien trouvé de mieux à faire que de baptiser une des hallucinations de leurs longues nuits de veille, du nom de Grand-Chasse-Fichtre. Le titre du conte a du reste un autre mérite, si toutefois ce que nous venons de faire remarquer en parlant de ce titre peut passer pour un mérite; il indique au mieux le genre et l'espèce de composition à laquelle il sert de frontispice et de laissez-passer.
Nos farceurs de bivouac ont fait vivre au reste plusieurs siècles de suite, dans leurs soldatesques fictions, l'histoire burlesque du père La Ramée et de Défunt-Terrible, caporal dans le Poitou. Ces deux poèmes épiques de la tradition des camps n'ont pas toujours été exempts de la licencieuse hardiesse des détails que l'on est peut-être aussi en droit de reprocher de temps à autre aux chantres du Grand-Chasse-Fichtre. Mais comme on a pardonné jusqu'ici aux historiographes des caporaux La Ramée et Défunt-Terrible une certaine liberté de style, nous avons lieu d'espérer que nos lecteurs accorderont une indulgence au moins aussi grande aux historiens du fameux vaisseau dont nous allons nous occuper. Plus d'un maréchal de France, devenu homme du monde et homme d'état à force de courage et de talent, a peut-être, avant son élévation, contribué à broder sous la tente le canevas déjà si long des aventures de La Ramée. Les tambours sont conteurs, et plus d'un de nos maréchaux a, dit-on, été tambour. Pourquoi ne passerait-on pas à des matelots qui n'ont jamais eu la prétention de devenir amiraux, les petites drôleries de style que personne ne songe aujourd'hui à reprocher comme des choses de mauvais goût aux anciens troubadours en guêtres de notre grande armée? Un gabier de misaine ou un chef de pièce de la batterie basse doit-il être, sous peine de ridicule, plus littéraire et plus chaste dans ses expressions que ne l'étaient, il y a quarante ans, les futures renommées de notre épopée militaire?
Il ne me reste plus, après avoir présenté quelques réflexions préliminaires dans cette introduction que certaines considérations rendaient indispensable, qu'à résumer l'histoire du Grand-Chasse-Fichtre. C'est ce que nous allons faire, en nous renfermant le plus strictement qu'il nous sera possible dans la simple exposition des faits et surtout dans la convenance des termes.
L'histoire prodigieuse de ce navire incommensurable n'est pas encore terminée, et ne le sera probablement jamais; chaque jour les annalistes du gaillard d'avant y ajoutent quelque chose, et pour peu que leur imagination vienne au secours de leur mémoire, les faits se multiplient tellement, et le nouveau fragment statistique devient si long, que l'on reste convaincu que l'étendue de l'histoire complète du Grand-Chasse-Fichtre égalera au moins les dimensions infinies du bâtiment lui-même.
L'impossibilité de trouver, même en mettant à contribution toutes les productions de la terre, les matériaux nécessaires à la construction de ce vaisseau miraculeux, a conduit les historiographes à placer son origine dans le berceau du merveilleux. Ne pouvant expliquer raisonnablement le fait, ils ont inventé un miracle, à peu près comme ces biographes de l'antiquité qui faisaient des demi-dieux de tous les héros dont ils désespéraient de deviner la généalogie.
Le Grand-Chasse-Fichtre n'a été mis sur les chantiers par personne; et pour épargner des recherches inutiles aux savans qui, après moi, voudraient remonter au temps du posage de sa quille et du clouage de sa dernière étraque, je répèterai ici, d'après tous mes auteurs, que le Grand-Chasse-Fichtre est descendu un beau jour des nues, du firmament, des étoiles ou du soleil, si l'on veut, pour venir se placer, par l'effet des lois générales de la gravitation, sur l'eau, dans la partie la plus vaste et la plus profonde des deux Océans. C'est un présent que le ciel avait apparemment voulu faire à la terre: il était beau. On concevra bien au surplus, pour peu qu'on se donne la peine d'y réfléchir sérieusement, qu'un navire de cette espèce n'aurait jamais pu être lancé à l'eau, quand bien même la main et le génie de l'homme eussent pu parvenir à trouver une cale pour le construire et des matériaux pour le bâtir. Il n'a pu exister, bien évidemment, que par un caprice de la Providence et un effet de la toute-puissance divine. Comment d'ailleurs, en le lançant sur les vagues, qu'il aurait couvertes de l'immense volume de ses œuvres-mortes, aurait-on fait pour arrêter l'aire qu'il aurait prise par l'effet de l'inclinaison, sans risquer de l'envoyer se briser sur quelque terre lointaine ou inconnue? N'eût-il pas été exposé à faire le tour du monde pour son coup d'essai, et à chavirer peut-être sur un des pôles en l'abordant, dans l'essor impétueux et irrésistible de sa mise à l'eau?
Pour donner autant que possible une idée un peu complète de l'aspect que présenta ce phénomène maritime quand il arriva d'on ne sait où pour faire on ne sait quoi, il est nécessaire de procéder peut-être avec une certaine méthode dans la description que je vais offrir à mes lecteurs, en leur rappelant quelques-unes des parties dont se composait cet immense tout.
Je commencerai par la batterie basse du vaisseau.
Cette batterie fut ainsi désignée, par rapport au calibre approximatif des pièces d'artillerie qu'elle renfermait. On disait, en parlant de la batterie basse du Grand-Chasse-Fichtre, la batterie de trois-cent-mille-cinq-cent-quarante-huit, comme on dit la batterie de trente-six d'un vaisseau qui a du calibre de 36 pour grosse artillerie.
La hauteur de cette partie du fameux vaisseau était si étonnante, que les hommes qui la parcouraient pouvaient à peine, en levant la tête, apercevoir à la longue-vue les barreaux et barrotins sur lesquels étaient placée la batterie supérieure. La longueur et la largeur de sa batterie basse répondaient à l'incroyable énormité de sa dimension verticale.
Chaque sabord était grand et ouvert à peu près comme un arc-en-ciel ordinaire. Les affûts de canon n'étaient gros que comme les plus fortes montagnes du globe.
Quand on mesura les boulets qui devaient servir aux pièces de la batterie, on trouva qu'ils avaient près de cent mille toises de moins que le calibre voulu, ce qui fit penser avec raison que le fournisseur s'était trompé dans son calcul, ou qu'il avait voulu tromper le gouvernement dans les conditions du marché. Cette dernière supposition est regardée encore comme la plus probable.
Un millier de pièces environ se trouvèrent toutes chargées fort heureusement, car, sans cela, on n'aurait jamais pu se flatter de pouvoir en bourrer une seule. Mais aucune d'elles n'était amorcée, et lorsqu'on voulut en essayer deux ou trois, on fut obligé de mettre sur la lumière toute la poudre confectionnée dans l'univers depuis vingt-cinq ans. Le boulet du premier canon partit, mais l'amorce brûla une année entière avant qu'on entendît le coup, et comme la pièce se trouvait pointée à toute volée, quand elle détona, un demi-siècle après cette expérience, le boulet envoyé à démater, alla écorner un peu le soleil et l'embarbouiller de manière à en obscurcir l'éclat pour un moment assez long. C'est depuis ce temps que l'on remarque quelques petites taches dans une des parties de cet astre lumineux qui n'en continue pas moins à faire mûrir les raisins, les concombres et les citrouilles.
Une nuit, par l'effet d'un petit coup de roulis, la gueule d'une pièce que l'on n'avait pas eu la précaution de tapper, c'est-à-dire de boucher avec la tappe, enleva une des grandes îles de la mer du Sud, qui disparut dans le fond du canon et qui engagea la lumière de cette pièce. Depuis cet accident, le canon en question fut mis hors de service, et l'île a été notée sur la carte, au nombre des terres qu'on n'a plus revues à leur poste d'habitude. Avis aux géographes qui copient toutes les cartes anciennes, pour en faire de nouvelles!
Comme les navires ordinaires de son espèce, le Grand-Chasse-Fichtre n'avait que trois mâts perpendiculaires et un mât oblique; le mât d'artimon, le grand mât, le mât de misaine et le beaupré.
Mais ces trois ou quatre mâts, tant droits qu'oblique, pouvaient passer pour être de taille.
Le diamètre du grand mât était si grand, que ceux qui voulaient faire le tour de sa braïe, c'est-à-dire de sa circonférence, s'approvisionnaient pour ce trajet comme pour un voyage de découvertes à pied autour du monde. Ils n'en revenaient presque jamais; circonstance qui a porté à penser qu'ils étaient tous restés en route.
La hauteur de ce mât principal valait au moins sa grosseur. La lune lui servait de pomme quand elle était pleine, et l'une des pyramides d'Egypte formait la partie la plus pointue de son paratonnerre.
La flamme du vaisseau s'étant engagée un jour dans un ouragan qui avait chaviré toutes les capitales de l'Europe, on envoya trente-six mille escouades de mousses pour parer cette flamme. Mais les plus jeunes parmi ces enfans si intéressans revinrent au bout de cinquante ans, la barbe grise et le toupet rafflé, sans avoir pu dépasser, en gigottant jour et nuit dans les enfléchures, la grand'hune du navire.
D'après le rapport de ces jeunes orphelins, cette grand'hune, où ils s'étaient reposés par besoin, à moitié de leur course à pic, pour redescendre sur le pont, n'était autre chose que la cinquième partie du monde peuplée d'auberges, de maisons de joie et de vin à neuf sous la bouteille.
Sur chacune des enfléchures qu'ils avaient été obligés de grimper le long des grands haubans, il y avait des villages et des chevaux qui mangeaient de l'herbe en plein champ.
Plusieurs de ces petits malheureux rapportèrent que, dans le cours de leur long voyage, ils avaient cru remarquer, à sept ou huit lieues de distance, il y avait environ vingt ans, une assez forte avarie sous les jautreaux du grand mât, mais, malgré cette avarie, le bas mât leur avait paru pouvoir encore aller dans cet état jusqu'à la résurrection générale.
Quelques-unes des nations habitant le Nord de la grand'hune leur avaient dit que dans l'hiver elles n'avaient pas trop chaud, pendant que, dans la même saison, les nations vivant dans le Sud s'étalaient au soleil comme des grenouilles à la pluie. On prétendait même que dans certaines parties du Sud-Ouest, on trouvait des peuplades de nègres tirant un peu sur le rouge de casserole foncé, teint de chaudière en cuivre sortant de dessus le feu.
La langue la plus commune chez ces peuples grand'huniers, ainsi que les avaient nommés les mousses envoyés pour parer la flamme, était la langue de bœuf. On en voyait de fumées suspendues à presque toutes les cheminées. Du reste, les grand'huniers paraissaient si bornés, qu'ils ignoraient complètement que c'était la hune d'un vaisseau qu'ils habitaient depuis la naissance des rats et des souris et l'invention de la chandelle à la baguette.
Seulement, quand un petit coup de roulis ou de tangage du bâtiment venait remuer toute leur vaisselle et leur batterie de cuisine, ils allaient prier le bon Dieu contre les tremblemens de terre, ne se doutant pas plus que de la patte à Jacko que ce n'étaient que des tremblemens d'eau et des gigottemens de navire.
Cette flamme si embêtante que les escouades de mousses avaient été expédiées en haut pour aller parer, n'était autre chose que l'arc-en-ciel; car l'arc-en-ciel des cinq cents diables servait de flamme au Grand-Chasse-Fichtre, depuis le lever du soleil dans les temps d'orage, jusqu'au coucher de Bourguignon[3], au moment où il capelle son bonnet de nuit pour prendre son bain ordinaire du soir dans la lame de l'Ouest[4].
Pleine lune pour pomme de flèche de cacatois;
Pyramide d'Égypte pour pointe de paratonnerre;
Arc-en-ciel en guise de flamme faraude;
Pour grand'hune toute une île grande comme l'Amérique, non compris l'Europe, l'Asie, l'Afrique et Saint-Malo de l'île, la cinquième partie du monde[5];
Une mâture à perte de vue pour d'autres que des aveugles;
Des vergues hautes et basses finissant bien gentiment en pointe d'aiguille comme la tour à feu de Cordouan;
Soixante-douze mille paires de bas-haubans, deux fois moins gros que la cuisse du Père-Éternel;
Bois de première qualité partout, filain du premier brin haut et bas, en proportion des haubans et cale-haubans, gréement peigné, ridé, noirci, fourré, suiffé et ciré comme pour aller au bal ou du côté des paquets de raisins du Bonhomme-Tropique; avec cela le Grand-Chasse je t'en fiche pouvait naviguer de Tours en Touraine à Brest en Bretagne, sans prendre de billet de sortie au bureau du chef de la direction du port.
La voilure du fabuleux navire n'avait pas pu bien évidemment être faite par la main des hommes: tout le chanvre récolté depuis la création n'y aurait pas plus suffi que le travail de tous les tisserands depuis l'invention de la toile. La grande voile à elle seule aurait couvert un des deux Océans, et pour peu qu'il eût été possible à l'équipage de la laisser tomber sur ses cargues pour la mettre au sec, il est bien certain que cet immense morceau de toile aurait occasioné une éclipse de lune et de soleil, en masquant pour l'un des côtés de la terre une bonne moitié du ciel. Mais à cet égard, les habitans du globe pouvaient être fort tranquilles; pour déferler une des plus petites des voiles seulement du Grand-Chasse-Fichtre, il aurait fallu toute une armée de gabiers aussi hauts que les bastingages du navire; et un corps de manœuvre d'hommes de cette espèce n'était pas une chose facile à trouver, même chez les Patagons, qui passent pourtant pour des lurons assez carrés et assez bien plantés sur leurs pieds d'éléphant.
Un jeu complet de voiles était au reste une chose tout-à-fait inutile à bord. C'était uniquement pour prouver qu'il n'était pas avare de sa petite monnaie, que l'armateur du bâtiment avait fait serrer sur chaque vergue la voile qu'elle devait avoir. Avec son petit foc seul, qui était venu au monde tout hissé et tout bordé, le navire naviguait comme un poisson. Ce petit foc lui-même était si grand, que les gens du gaillard d'avant, placés cependant les plus près de son écoute, n'ont jamais pu apercevoir que cinq à six lieues de sa ralingue. Une nuit que, pendant un coup de vent à décorner les bœufs, cette ralingue de petit foc vint à faseyer légèrement et à battre du côté de sa chûte, tout l'univers et les autres parties de la terre crurent que c'était le monde qui chavirait pour le jour du jugement dernier. Ce ne fut que lorsque l'ouragan eut mis un peu de vent dans la voile et de façon à l'empêcher de ralinguer, que les montagnes et les bancs de roches commencèrent à se tenir un peu tranquilles et à ne pas tomber les uns sur les autres comme des moutons qui dégringolent plus vite que l'ordonnance de dégringolage ne le permet aux moutons.
Néanmoins, malgré la bonne qualité de la toile, ce petit foc se déchira dans la partie de son point d'écoute; ce n'était presque rien pour le navire, et c'était beaucoup pour le capitaine, qui voulait faire réparer l'avarie, afin que le trou ne s'augmentât pas avec le temps. Toute la toile à voile disponible fut mise en réquisition, et les voiliers de tous les ports de mer, soit ports marchands ou ports de guerre, furent appelés au raccommodage. Mais quatre ou cinq générations d'ouvriers moururent de père en fils sur l'ouvrage sans pouvoir venir à bout de la réparation: pendant ce temps-là, le petit foc continuait à se déchirer; mais avant que l'ouverture n'eût gagné le quart seulement de la voile, il aurait fallu plein la cale du bâtiment, de cent années: il ne s'en déchirait qu'une cinquantaine de lieues toutes les vingt-quatre heures. Un cheval de poste au galop aurait presque pu suivre le progrès que faisait par jour la déchirure.
L'armateur ou les armateurs du navire, car on n'a pas encore bien pu deviner s'il n'y en avait qu'un ou s'il y en avait plusieurs, mais cette dernière supposition étant la plus vraisemblable, vu la somme qu'il avait fallu débourser ou les apprêts qu'il avait fallu faire, nous dirons les armateurs; les armateurs donc avaient bien fourni, ainsi que nous l'avons dit précédemment, toutes les voiles nécessaires à la barque, et ils avaient même poussé la générosité si inutilement, qu'ils avaient donné un jeu complet de voiles à un bâtiment qui ne pouvait se servir que de son petit foc. Mais, soit oubli ou caprice de la part des armateurs, le Grand-Chasse-Fichtre n'avait pas reçu son pavillon de poupe. C'était la seule chose un peu majeure qui manquât à bord.... Il fallut songer à lui faire un grand pavillon; mais ce n'était pas l'affaire d'un jour et d'un coup d'aiguille.
Le commandant du bateau, personnage dont il sera parlé plus tard, fit avertir tous les pays et toutes les nations qui savent faire quelque chose de leurs doigts, qu'il n'avait pas de pavillon, et qu'il ordonnait à tous ceux ou celles qui se trouvaient avoir une quantité quelconque d'étoffe de n'importe quoi, de lui faire parvenir cette étoffe, laine, soie, fil, ou coton. On n'est pas difficile sur la qualité de la marchandise, quand tout est bon pour faire quelque chose de pressé. Les paquets de drap, les ballots de toile, les pièces de soierie, les cargaisons de calicot, tombèrent à bord comme la grêle en hiver avec un grand frais de nord-ouest. Pendant toute la vie du père Adam, qui ne fila son câble, à ce qu'on dit, qu'à l'âge de neuf cents ans, on travailla à bord à faire le pavillon de poupe. Mais comme tous les morceaux qu'on apportait au rendez-vous général des couseurs et des couturières étaient tantôt gris, tantôt blancs, tantôt bleus, jaunes, rouges, verts, bruns ou noirs, il s'ensuivit que le pavillon, une fois à peu près fini, se trouva être de toutes les couleurs venues, et qu'il ne parut appartenir à aucune nation reconnue par les gouvernemens.
Le bâtiment lui-même n'était non plus d'aucune nation, et n'appartenait pas plus aux Anglais qu'aux Français, aux Hollandais qu'aux Danois, aux Suédois qu'aux Russes, aux Espagnols qu'aux Portugais, aux Algériens qu'aux Tunisiens, à la marine de notre saint-père le pape qu'à la marine autrichienne, qui consiste en un brick désarmé et en un brick qui n'armera jamais; il n'appartenait pas plutôt non plus aux Cafres qu'aux Malgaches, aux Hottentots qu'aux Mozambiques, aux Malais qu'aux Chinois, aux Égyptiens qu'aux Mamelucks, au Grand-Turc qu'au Grand-Mogol, à la mer Noire qu'à la mer Rouge, à la mer Blanche qu'à la mer Jaune, au cap Français qu'à la pointe à l'Anglais, à l'île à Ramiers qu'à l'îlet à Cochons, à l'île de la Tortue qu'au Grand-Caïman, et finalement à l'île aux Moines qu'à la pointe du Corbeau en rade de Brest[6]. C'était un composé de tout et de rien, un fricot de toutes les nations et d'aucune nation en particulier; un forban sans pavillon, si vous voulez; mais un forban qu'il aurait été bigrement difficile d'amariner avec une chaloupe de corvette.
Quand le pavillon de toutes couleurs fut une fois fait, on commença à se demander comment on le hisserait au bout de la corne d'artimon. On se mit alors à le frapper sur un tas de câbles de vaisseaux, gros ensemble comme la tour de Babylone, et longs comme un jour sans pain et sans fin. Dans le moment actuel la drisse n'est pas encore frappée sur la gaine de ce pavillon de poupe, à ce que rapportent les matelots congédiés qui ont navigué dernièrement à bord de ce coquin de navire.
Toutes les conjectures que l'on a pu former sur le compte de l'officier supérieur qui obtint l'honneur de commander le Grand-Chasse-Fichtre, ont porté les savans à supposer que la direction et la conduite du navire n'avaient pu être confiées qu'à l'Antechrist en personne.
Un ou deux érudits ont pensé cependant, avec quelque apparence de raison, que le Juif-Errant réunissait autant de titres que l'Antechrist lui-même pour faire admettre la probabilité de sa présence à bord, aux yeux des commentateurs les plus instruits. Mais une seule objection a suffi pour ruiner de fond en comble cette dernière opinion. On a fait observer que le Juif-Errant n'avait jamais passé pour marin, et que l'Antechrist possédait au contraire la connaissance parfaite de toutes les professions; la pratique jointe à la théorie, la science à l'expérience.
Cette assertion a universellement prévalu: c'est l'Antechrist qui est proclamé aujourd'hui pour l'unique et seul commandant du Grand-Chasse-Fichtre, et qui en cette qualité, a été reconnu pour maître après Dieu du bâtiment susdit dénommé.
Le capitaine avait pour état-major tous les officiers de toutes les marines de l'univers. Le second était un gaillard à peu près taillé sur le même gabarit que son chef, un peu moins grand, un peu moins gros peut-être, mais buvant tous les matins son boujaron d'eau-de-vie dans une tasse à café de la grandeur de la rade de Rio, et sans se lécher les babines après avoir flûté cette ration, destinée à tuer le ver et à lui ouvrir l'appétit.
Tous les peuples, nègres ou blancs, rouges ou jaunes, verts ou gris, avaient été portés sur le rôle par rang d'ancienneté, pour former l'équipage. Chaque nation formait un plat de sept millions d'individus, plus ou moins[7]. Les enfans faisaient le service de mousses. Chaque nation mangeait à la même gamelle et buvait au même bidon. Mais comme il n'était que midi devant quand il était déjà quatre heures du soir derrière, eu égard à la différence des méridiens, chaque plat ne dînait que quand le soleil arrivait sur la tête des hommes qui appartenaient à la même gamelle.... Il n'y avait pas besoin, en suivant cet ordre, de sonner la cloche et de faire battre le tambour pour faire manger le monde.
Le commandant, qui n'était pas plus bête que ne le portait l'ordonnance de 81, avait recommandé à son capitaine de frégate, c'est-à-dire à son Antechrist en second, de placer les nations du Sud, et de tous les pays chauds enfin, sur l'avant et dans le milieu du navire, et tous les hommes du Nord sur l'arrière de la chaloupe et du grand mât; attendu, disait-il, que presque toujours le bâtiment aurait le cap sur l'Inde, et l'arrière dans les pays froids. Mais ne voilà-t-il pas que pendant un siècle où l'on eut besoin de faire virer la barque de bord lof pour lof, le navire, au bout de dix mille ans de manœuvre, se trouva avoir l'avant dans les glaces, et l'arrière sous la ligne. De façon finalement que les Chinois et les nègres placés à leur poste de manœuvre sur le gaillard d'avant crevaient de froid, tandis que les gens du Nord, tels que les Suédois, les Danois et les Russes, grillaient de chaud sur leur gaillard d'arrière.
L'équipage se mit alors à crier qu'on voulait mettre la peste et la mortalité à bord: il y eut une révolte de ceux de l'avant et de ceux de l'arrière, qui, ne pouvant pas se battre contre le commandant, qui n'était pas facile à démâter, se prirent à se battre entre eux. Mais comme la révolte devait durer long-temps, le commandant laissa crier ses gens et il se mit à ordonner à son second de commencer à faire revirer le navire de bord, pour rétablir un peu l'ordre et la discipline. Ce qui fut dit fut fait; mais le second revirement n'est pas encore fini à l'heure qu'il est. Un accident dont nous parlerons bientôt vint contrarier cette manœuvre importante.
Il n'arriva qu'une fois au commandant de vouloir traiter ses amis à son bord; mais le dîner fut assez remarquable. Les gens qui ne traitent pas souvent traitent bigrement bien quand une fois ils s'y mettent.
Les amis du commandant n'étaient pas des personnes ordinaires, comme on peut bien le penser. Sans être tout-à-fait de sa taille, ni même de celle du second, ils ne laissaient pas que d'avoir quelques lieues de hauteur avec un embonpoint proportionné, ni trop gras ni trop maigres, entrelardés enfin, ainsi qu'il convenait à de beaux hommes et à des invités à la table du capitaine du Grand-Chasse-Fichtre.
Ils arrivèrent, on ne sait ni d'où ni comment, à l'heure dite, sur les billets d'invitation qui n'avaient pas été remis à la poste, mais au domicile de chacun par un domestique inconnu.
Pour le domicile de ces messieurs, les plus malins seraient bien embarrassés de le dire: la lune, le ciel, le soleil peut-être bien; mais tout ce qu'on sait et tout ce qu'on ne sait pas prouve à coup sûr qu'ils ne pouvaient habiter aucune partie bien fréquentée de la terre.
Les moins pressés arrivèrent après les autres, ainsi que cela se pratique même chez les gens les mieux élevés et les plus polis.
La compagnie, avant de se mettre à table, fut obligée d'attendre une cinquantaine d'années d'horloge les traînards qui étaient restés de l'arrière ou qui n'avaient pas bien réglé leur montre sur la cloche du bord.
Enfin, une fois le soleil venu d'aplomb, le jour du dîner, sur la tête du commandant, on ordonna de servir le repas, qui devait être long et fameux.
Le commandant avait fait prendre pour sa table à manger la baie de la Table, au cap de Bonne-Espérance, à condition qu'il la remettrait lui-même en place après la cérémonie.
Les plateaux de la Côte-Ferme avaient été empruntés pareillement, et à la même condition, pour servir d'assiettes à tous les va-de-la-bouche du festin.
Les pics de Ténériffe, de Fayal et tous les pics qu'on put trouver aux Açores, aux Canaries et ailleurs, furent mis en réquisition pour servir de bouteilles, avec le vin qui vient dans ces parages et qui n'est pas trop déchiré, quand on le baptise d'une bonne moitié d'eau-de-vie ou de tafia.
En guise de verres à boire on devait se contenter provisoirement des bassins de radoub du port de Brest, du port de Portsmouth et de Cherbourg: c'était un peu petit, mais c'était tout ce qu'on avait trouvé encore de plus commode.
Tous les vaisseaux à trois ponts démâtés, soit français, anglais ou russes, emmanchés de leurs beauprès, devaient faire le service de cuillère à soupe.
Les pointes, telles que la Pointe-à-Pitre, à la Guadeloupe, la Pointe de la Gonave, à St-Domingue, la Pointe des Salines, à la Martinique, la Pointe St-Mathieu, près de Brest, la Pointe du Conquet, idem, et un tas de petites autres pointes de la même espèce, rassemblées trois par trois, firent des semblans de fourchettes pour la société, mais de fourchettes anglaises, attendu qu'elles n'étaient qu'à trois branches, et que les fourchettes françaises en ont quatre, sans compter le manche.
La cuisine fut grosse, mais pas difficile à faire: on ne mangea que des baleines, des hippopotames et des rhinocéros cuits et bouillis à l'eau de mer sans plus de façon, à côté d'un volcan que le commandant avait vu et qui faisait bouillir la lame, comme quatre tisons font bouillir deux pintes et demie d'eau dans le pot-au-feu d'un pauvre homme.
Les baleines, les hippopotames et les rhinocéros une fois bien cuits à la bonne eau dans leur bouillon d'occasion, on les prit cent par cent, ou mille par mille, il y en a qui disent, pour en faire des beignets.
Vous savez bien dans les colonies ces beignets que fabriquent les négresses avec ces fusillades de petits poissons pas plus gros que des épingles, et qu'en langue du pays on appelle des titiris: eh bien! les invités mangèrent des beignets de baleines, comme les nègres vous avalent des beignets de titiris! C'étaient tous des va-du-gosier.
Vers le milieu du repas néanmoins, les personnes de la société se trouvèrent un peu échauffées de la salaison et des cargaisons de pimens qu'on avait chavirées dans la sauce. Ils demandèrent à se rafraîchir autrement qu'avec du vin, et pour lors le commandant leur fit donner la moitié des glaces du banc de Terre-Neuve, sans les arranger à la vanille.
Au dessert ensuite, on mit sur la table, pour l'agrément de la compagnie, des îles à fruit, telles que la Grenade, les Barbadines, l'île à Goyaves, l'île des Cocotiers, assaisonnées et arrosées, comme de raison, par Madère et Malaga, que l'on but dans de petits verres à liqueurs, ou, autrement dit, des frégates de second rang.
L'aimable société, en se levant de table, se cura les dents avec une partie du banc des Aiguilles, le commandant avec le bout Nord-Est de Foulpointe et de Madagascar.
Ah! j'ai oublié de vous dire qu'il y avait deux dames parmi les personnes invitées. Le commandant ayant été content de toutes les deux pendant et après le dîner, mit le rocher qu'on appelle la Perle, à la Martinique, au cou de la plus jeune, et le Diamant de la passe du Fort-Royal, au doigt de la plus ancienne. C'était un galant fini, un vrai Français de la vieille roche, et comme il n'y en avait même pas à la cour des haricots et de la fleur des pois.
En parlant de haricots, il est peut-être à propos de ne pas passer sous silence l'indisposition d'un invité qui avait trop bu et trop mangé, et qui, ne pouvant pas retenir son mal de cœur sur le pont, ou il se trouva saisi par le grand air, laissa échapper le trop plein de sa jauge et noya une partie de l'équipage dans les coups de mer de sa malhonnêteté.
Le commandant pour lors fit une grimace que toute la barque en trembla; il ne dit rien; on ne prit pas le café, et le repas fut fini.
La figure du bâtiment était un chef-d'œuvre de sculpture, un vrai modèle dans son genre, et son genre n'était pas commun. Rien qu'en l'apercevant du côté du large, on voyait assez qu'elle n'avait pas été moulée en France, où toutes figures ne sortent que de travers des ateliers de la marine. Celle-ci était droite en joues, en nez, en oreilles et en menton.
Elle vous représentait un chasseur costumé à la romaine, c'est-à-dire sans bas ni culotte; mais au lieu d'être tourné le visage devant, comme les autres figures des bâtimens de S. M., le chasseur du vaisseau dont je vous fais ici la description était tourné le derrière où les autres ont l'habitude d'avoir le nez; une figure à rebours enfin, le visage donnant sur l'arrière du navire et le dos regardant au large.
Autre particularité: c'était un fusil à deux coups qui servait d'arme à ce chasseur en bois, car il était de bois de la tête aux pieds, et de bois d'une seule pièce encore; mais au lieu d'ajuster son fusil la crosse sur l'épaule droite, la joue collée sur la flasque, et l'œil prolongeant le canon de l'arme, comme le dit l'école de peloton, c'était par ailleurs qu'il ajustait son coup, le bout du canon au corps et la crosse en l'air: le commandant avait eu soin de prévenir l'équipage que dans son pays, où le monde se trouvait renversé, les alouettes et les perdrix ne se tiraient pas autrement qu'avec le gros bout du fusil. Je t'en fiche, que le chasseur du Grand-Chasse-Fichtre aurait tué des perdrix rouges ou grises, en visant le gibier de ce côté-là, et en faisant l'exercice à rebours comme dans le régiment de l'Antechrist!
Ce n'est pas encore tout. Vous me demanderez peut-être où était placée la carnassière de la figure du chasseur du vaisseau, et je vous dirai que les autres chasseurs la mettent sur le côté, à hauteur de bouton et de bretelle; mais que lui, ce n'était pas sur le côté qu'il avait la sienne, c'était plus droit et tant soit peu plus bas: ayez la complaisance de chercher, si vous n'y êtes pas encore; et si vous n'y êtes jamais, tant mieux pour vous.
Cela doit vous apprendre assez que la figure ne correspondait pas trop mal avec le nom barroque du bâtiment; car tout le monde, en voyant ce chasseur aller tirer les cailles le dos tourné au gibier et la crosse en l'air, se mettait à dire: Si c'est comme ça que tu vas à la chasse, mon ami, on pourra bien t'appeler le Grand-Chasse-je-t'en-Fiche! D'autres disaient le Grand-Chasse-Fichtre. Mais j'ai l'honneur de vous faire observer, si j'en étais capable, que le vrai mot n'est pas poli, en vérité.
Sur l'arrière et tout autour du couronnement de ce bâtiment, installé un peu à l'envers, il y avait des ornemens et des enjolivemens analogues à la circonstance.
A bord des autres vaisseaux, on voit dans cette partie, des manières de syrènes qui ont des têtes de femme et des jambes de poisson, des singes qui portent des bailles d'eau sur la tête et qui font des grimaces de possédés, des lions qui ont tout l'air de dormir comme des chats paresseux, et des tritons avec des faces d'enfans de chœur, qui ont la mine d'avoir servi la messe au curé de Roscanvel[8], le jour du mardi-gras. On voit enfin sur l'arrière des vaisseaux torchés comme à l'ordinaire, des physionomies et des figures humaines en bois. Mais à bord du Grand-Chasse-Fichtre, ce n'étaient pas des figures d'hommes, d'animaux et de femmes en pieds de poissons qu'on voyait, c'était autre chose, toujours l'histoire du chasseur de l'avant, qui tournait le dos au large: une vraie farce conforme au nom de la barque, ni plus ni moins.
L'épouse du second, grosse belle femme de bonne mine, haute et carrée à peu près comme l'île de Palme, voulut un jour venir voir à bord monsieur son mari, qu'elle appelait son chouchou. Mais cette grosse petite mère eut le malheur de monter par l'escalier de babord, au moment où monsieur son époux, revenant en Europe, dans sa yole, de l'île de Madagascar, où il avait été casser la croûte avec la reine de l'île, montait à tribord, par l'escalier de commandement. La femme du second eut beau courir à la rencontre de son mari, et celui-ci à la rencontre de son épouse, ça fit brosse pour eux; la grosse mère mourut de vieillesse avant de pouvoir rejoindre son chouchou, la largeur du navire s'étant opposée, pendant la moitié de leur vie, à la rencontre de ces époux infortunés.
A bord des autres vaisseaux, on suspendait anciennement, comme vous le savez ou comme vous ne l'avez jamais su, un filet de casse-tête au-dessus du gaillard d'arrière, pour empêcher les poulies ou les matelots qui se laissaient tomber de là-haut, de descendre en double sur la boule des officiers, quand le lieutenant de quart et ses amis se promenaient sur le pont en faisant crier leurs bottes neuves. Mais à bord du Grand-Chasse-Fichtre, pas plus de filet de casse-tête que de pommade à la rose dans le creux de la main: quand une centaine de tiens-bon-là[9] dégringolaient de dessus la grand'hune ou les barres de perroquet de fougue, pas de soucis pour les officiers, les dégringolés restaient toute leur vie durante à tomber sur le pont, et ils étaient généralement réduits en poussière dans l'air, avant de pouvoir jouir de la satisfaction de s'étaler en grand sur le tillac ou sur la dunette.
Un navire de la force et de la façon du Grand-Chasse-Fichtre ne pouvait jamais à coup sûr être amariné par d'autres bâtimens, ni tomber sous l'écoute d'une frégate pour amener, comme une mauvaise barque, devant un bout de pavillon anglais ou français. Il n'y avait que par lui-même qu'il pouvait être vaincu enfin. Mais ce n'était pas là encore une chose facile à faire.
Cependant il arriva un jour où le Grand—Chasse-Fichtre devait se trouver à deux doigts et demi de sa perte: mais à deux doigts et demi de la main de son commandant, qui avait le bras long et la pogne forte.
Le commandant l'Antechrist, ainsi que nous l'avons déjà récité plus haut, avait ordonné à monsieur son second de faire revirer le navire de bord, en laissant arriver vent-arrière. Le second avait commandé de mettre en conséquence la barre au vent, et de border à plat, s'il était possible, l'écoute du petit foc. Cette évolution demanda un peu de temps.... Or, pendant qu'on faisait manœuvre à bord, pour remettre l'arrière du bateau dans les climats froids et le milieu sous la ligne ou à peu près, voilà que l'arrière, au bout de quelques siècles, plus ou moins, s'engage sur le fond de la côte d'Irlande, tandis que le beaupré va chavirer en même temps tous les verres et les assiettes qui se trouvaient sur la Table-Baie du cap de Bonne-Espérance. La barque donna trois ou quatre petits coups de talon, mais de ces coups de talon si doux que l'équipage ne s'en aperçut seulement pas dans le premier moment. Ce ne fut que lorsque le second ordonna de jeter un peu de lest par dessus le bord, pour alléger seulement le navire de trente-six mille ou quarante mille pieds, que les gens du gaillard d'avant commencèrent à se douter de l'échouage.... On se mit d'abord à envoyer par le petit panneau de l'avant et de l'arrière quelques manées de sable et de cailloux à l'eau; mais voyez la chose! Les plus gros galets que l'on envoya en pagaye le long du bord firent des îles dans la mer et restèrent en place debout à la lame et au vent; ce sont ces petites îles que vous voyez sur les côtes d'Afrique, et c'est le menu sable débarqué du bord qui a formé les bancs de la Grande-Sole et de la Petite-Sole que vous trouvez encore avant d'entrer en Manche. Faute de précautions, on faisait bien des bêtises à bord de ce navire-là. Mais que voulez-vous? n'est pas marin qui ne se met jamais dedans....
Enfin, pour en finir, l'équipage se doutant que le bâtiment avait touché, se mit à avoir peur et à vouloir jouer des jambes pour sauter à terre plus vite que ça dans les embarcations. Les officiers de quart sur le gaillard d'avant dirent aussitôt et tout d'une voix: Doucement, les amoureux! on ne va pas à terre ici les uns sans les autres; tout le monde ou personne: c'est la consigne du bord en cas d'événement. Les nations de devant qui n'étaient, comme vous le savez bien, que des tas de Chinois, de Malais, de Lascars, de Malgaches et autres beaux-sales[10] de la même acabite, se révoltent net et sec: ramassis de canailles qui se débarbouillent la figure à l'eau trouble, dans la marée du Gange et le courant de la rivière Jaune!
Les officiers du gaillard d'avant, voyant la farce, attendu qu'ils étaient placés debout aux premières loges, tinrent conseil pendant plusieurs années de suite sans désemparer.... On décida, après bien des cérémonies, qu'il fallait informer le commandant ou le second de la révolte des Pékins et Paliacas de l'avant. Aussitôt que l'affaire fut décidée, arrêtée et conclue, l'on expédia des courriers à cheval en grosses bottes sur des chameaux d'Égypte, pour aller prévenir les chefs de l'insubordination des carabeaux de Poulaine. Les courriers envoyés avec les dépêches à l'adresse du commandant, les dromadaires et chameaux qui portent ces courriers, et ces courriers qui portent ces dépêches, les petits mousses qui galoppent à la course à la queue des chameaux, les gendarmes d'ordonnance qui suivent les mousses, l'escadre légère des éléphans et des hippopotames expédiés pour escorter la diligence, tout le bataclan enfin de cette caravane en plein pont, est encore même en route au moment où je vous parle, le cap sur la chambre du commandant, faisant bonne route au nord, toutes voiles dehors haut et bas, avec une brise carabinée de sud-ouest. A la date des dernières nouvelles, elle n'était pas encore arrivée, depuis plus de mille cinq cents ans de voltige et de poste-aux-matelots....
Voilà l'histoire: la révolte fera long feu, parce qu'elle a été mal amorcée. Le Grand-Chasse-Fichtre, malgré son avarie sur les bas-fonds de la côte d'Irlande, tiendra bon, parce que les ingénieurs de la marine, descendus dans la cale, où on ne voyait goutte, pour examiner le mal, ont dit que le navire pourrait encore aller un bon million et demi d'années après la fin du monde. C'est un million et demi de plus qu'il ne m'en faut pour vous souhaiter bon quart et bonne nuit, et pour avoir l'honneur de me fiche un peu proprement de tous ceux qui m'ont écouté le panneau de cambuse ouvert[11] comme la gueule de mon sac, et les sabords de chasse[12] fermés comme le trou de la bouteille[13] du commandant.
[1] Il a existé à Bordeaux un corsaire qui avait quatre-mâts, et qui fut bientôt connu dans la marine sous le nom vulgaire du Quatre-Mâts. Cette disposition, que l'on croyait devoir être favorable à la marche de ce navire, n'obtint pas tout le succès que l'on attendait d'une telle innovation. Au bout de quelques jours de mer, le Quatre-Mâts fut amariné par une frégate qui, elle, n'avait que trois-mâts.
[2] Un capitaine de corsaire, qui, pendant la dernière guerre maritime, s'était conduit de la même manière que mon capitaine Doublemin, dans une circonstance pareille à celle que je viens de retracer, fut acquitté honorablement à Brest par la cour martiale convoquée pour juger la conduite de cet officier. Le fond dans lequel j'ai puisé l'aventure de maître Révolté est historique.
[3] Les matelots se servent souvent de ce nom métaphorique pour désigner le soleil.
[4] Dans la lame de l'Ouest, pour indiquer la partie occidentale de l'horizon sous laquelle disparaît le soleil à la mer.
[5] J'ai long-temps cherché, avec un zèle digne de tout historien consciencieux, à savoir la raison pour laquelle les conteurs de bord assignaient à la ville de Saint-Malo le rang de cinquième partie du monde. Plusieurs annalistes m'ont répondu que c'était parce que les premiers Malouins ne voulaient être d'abord ni Bretons ni Normands, qu'on avait fini par faire une cinquième partie du monde pour eux, dans l'impossibilité où l'on se trouvait de classer à leur fantaisie la ville de Saint-Malo dans la nomenclature des anciennes cités provinciales du royaume. On en a fait autant, dans les vieux dictons de bord, pour les villes qui se trouvaient sur la lisière de deux provinces, pour Nantes par exemple, dont les habitans ne savaient trop s'ils étaient Hauts-Bretons ou Angevins. C'est une grosse plaisanterie du gaillard d'avant.
[6] Les matelots qui racontent ont l'habitude de parfumer tous leurs récits des fleurs d'érudition qu'ils ont cueillies dans le cours de leurs voyages, en parcourant les points maritimes les plus remarquables du globe. C'est cette prétention qui explique le soin avec lequel ils introduisent, à l'occasion, autant de noms propres qu'ils peuvent le faire dans leurs contes et leurs histoires de mer.
[7] A bord des navires de guerre, on divise, pour la distribution des vivres, tout l'équipage en plats, c'est-à-dire en chambrées d'ordinaire; chaque plat réunit sept hommes, six matelots et un mousse, qui mangent à la même gamelle et qui reçoivent leur ration liquide dans le même bidon.
[8] Village du Finistère, très-connu des marins.
[9] Nom que donnent par dérision les matelots aux marins inexpérimentés qui se cramponnent le plus fortement qu'ils peuvent pour ne pas tomber en montant dans les haubans.
[10] Nom que les matelots donnent généralement aux hommes de couleur de différens peuples des tropiques ou de la ligne.
[11] La bouche, en langage figuré.
[12] Les yeux, dans le jargon métaphorique du gaillard d'avant.
[13] Le mot de bouteille a, dans le dictionnaire maritime, une tout autre signification que dans le langage ordinaire.
End of Project Gutenberg's Scènes de mer, Tome II, by Édouard Corbière *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SCÈNES DE MER, TOME II *** ***** This file should be named 18296-h.htm or 18296-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/2/9/18296/ Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***