The Project Gutenberg EBook of Hamlet, by William Shakespeare

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Hamlet

Author: William Shakespeare

Release Date: February 13, 2005 [EBook #15032]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAMLET ***




Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)






Note du transcripteur:

==========================================================================
Ce document est tiré de:

OEUVRES COMPLÈTES DE
SHAKSPEARE

TRADUCTION DE
M. GUIZOT

NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

Volume 1
Vie de Shakspeare
Hamlet.—La Tempête.—Coriolan.

PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1864

==========================================================================



HAMLET

TRAGÉDIE




NOTICE SUR HAMLET

Hamlet n'est pas le plus beau des drames de Shakspeare; Macbeth et, je crois aussi Othello, lui sont, à tout prendre, supérieurs; mais c'est peut-être celui qui contient les plus éclatants exemples de ses beautés les plus sublimes comme de ses plus choquants défauts. Jamais il n'a dévoilé avec plus d'originalité, de profondeur et d'effet dramatique, l'état intime d'une grande âme; jamais aussi il ne s'est plus abandonné aux fantaisies terribles ou burlesques de son imagination, et à cette abondante intempérance d'un esprit pressé de répandre ses idées sans les choisir, et qui se plaît à les rendre frappantes par une expression forte, ingénieuse et inattendue, sans aucun souci de leur forme naturelle et pure.

Selon sa coutume, Shakspeare ne s'est point inquiété, dans Hamlet, d'inventer ni d'arranger son sujet: il a pris les faits tels qu'il les a trouvés dans les récits fabuleux de l'ancienne histoire de Danemark, par Saxon le Grammairien, transformés en histoires tragiques par Belleforest, vers le milieu du XVIe siècle, et aussitôt traduits et devenus populaires en Angleterre, non-seulement dans le public, mais sur le théâtre, car il paraît certain que six ou sept ans avant Shakspeare, en 1589, un poëte anglais, nommé Thomas Kyd, avait déjà fait de Hamlet une tragédie. Voici le texte du roman historique dans lequel, comme un sculpteur dans un bloc de marbre, Shakspeare a taillé la sienne.

«Fengon, ayant gagné secrètement des hommes, se rua un jour en un banquet sur son frère Horwendille, lequel occit traîtreusement, puis cauteleusement se purgea devant ses sujets d'un si détestable massacre. Avant de mettre sa main sanguinolente et parricide sur son frère, il avoit incestueusement souillé la couche fraternelle, abusant de la femme de celui dont il pourchassa l'honneur devant qu'il effectuât sa ruine....

«Enhardi par telle impunité, Fengon osa encore s'accoupler en mariage à celle qu'il entretenoit exécrablement durant la vie du bon Horwendille.... Et cette malheureuse, qui avoit reçu l'honneur d'être l'épouse d'un des plus vaillants et sages princes du septentrion, souffrit de s'abaisser jusqu'à telle vilenie que de lui fausser sa foi, et qui pis est, épouser celui qui étoit le meurtrier tyran de son époux légitime....

«Géruthe s'étant ainsi oubliée, le prince Amleth, se voyant en danger de sa vie, abandonné de sa propre mère, pour tromper les ruses du tyran, contrefit le fol avec telle ruse et subtilité que, feignant d'avoir tout perdu le sens, il couvrit ses desseins et défendit son salut et sa vie. Tous les jours il étoit au palais de la reine, qui avoit plus de soin de plaire à son paillard que de soucy à venger son mari ou à remettre son fils en son héritage; il couroit comme un maniaque, ne disoit rien qui ne ressentît son transport des sens et pure frénésie, et toutes ses actions et gestes n'étoient que d'un homme qui est privé de toute raison et entendement; de sorte qu'il ne servoit plus que de passe-temps aux pages et courtisans éventés qui étoient à la suite de son oncle et beau-père.... Et faisoit pourtant des actes pleins de grande signifiance, et répondoit si à propos qu'un sage homme eût jugé bientôt de quel esprit est-ce que sortoit une invention si gentille....

«Amleth entendit par là en quel péril il se mettoit si, en sorte aucune, il obéissoit aux mignardes caresses et mignotises de la demoiselle envoyée par son oncle. Le prince, ému de la beauté de la fille, fut par elle assuré encore de la trahison, car elle l'aimoit dès son enfance, et eût été bien marrie de son désastre....

«Il faut, dit un des amis de Fengon, que le roi feigne de s'en aller en quelque voyage, et que cependant on enferme Amleth seul avec sa mère dans une chambre dans laquelle soit caché quelqu'un pour ouïr leurs propos et les complots de ce fol sage et rusé compagnon.... Celuy même s'offrit pour être l'espion, et témoin des propos du fils avec la mère.... Le roi prit très-grand plaisir à cette invention....

«Cependant le conseiller entra secrètement en la chambre de la reine, et se cacha sous quelque loudier 1, un peu auparavant que le fils y fût enclos avec sa mère. Comme il étoit fin et cauteleux, sitôt qu'il fut dedans la chambre, se doutant de quelque trahison ou surprise, il continua en ses façons de faire folles et niaises, sauta sur ce loudier où, sentant qu'il y avoit dessous quelque cas caché, ne faillit aussitôt de donner dedans avec son glaive.... Ayant ainsi découvert l'embûche et puni l'inventeur d'icelle, il s'en revint trouver la reine, laquelle pleuroit et se lamentoit; puis ayant visité encore tous les coins de la chambre, se voyant seul avec elle, il lui parla fort sagement en cette manière:

«—Quelle trahison est ceci, ô la plus infâme de toutes celles qui onc se sont prostituées au vouloir de quelque paillard abominable, que sous le fard d'un pleur dissimulé, vous couvriez l'acte le plus méchant et le crime le plus détestable? Quelle fiance puis-je avoir en vous qui, déréglée sur toute impudicité, allez courant les bras étendus après cetuy félon et traitre tyran qui est le meurtrier de mon père, et caressez incestueusement le voleur du lit légitime de votre loyal époux?... Ah! reine Géruthe, c'est la lubricité seule qui vous a effacé en l'âme la mémoire des vaillances et vertus du bon roi votre époux et mon père.... Ne vous offensez pas, je vous prie, Madame, si, transporté de douleur, je vous parle si rigoureusement et si je vous respecte moins que mon devoir; car, vous ayant mis à néant la mémoire du défunt roi mon père, ne faut s'ébahir si aussi je sors des limites de toute reconnoissance....

Note 1: (retour) Couverture, courte-pointe.

«Quoique la reine se sentît piquer de bien près, et que Amleth la touchât vivement où plus elle se sentoit intéressée, si est-ce qu'elle oublia tout dépit qu'elle eût pu concevoir d'être ainsi aigrement tancée et reprise pour la grande joie qui la saisit, connoissant la gentillesse d'esprit de son fils. D'un côté, elle n'osoit lever les yeux pour le regarder, se souvenant de sa faute, et de l'autre elle eût volontiers embrassé son fils pour les sages admonitions qu'il lui avoit faites, et lesquelles eurent tant d'efficace que sur l'heure elles éteignirent les flammes de sa convoitise....

«Avec lui furent envoyés en Angleterre deux des fidèles ministres de Fengon, portant des lettres gravées dans du bois, qui portoient la mort de Amleth et la commandoient à l'Anglois. Mais le rusé prince danois, tandis que ses compagnons dormoient, ayant visité le paquet et connu la trahison de son oncle et la méchanceté des courtisans qui le conduisoient à la boucherie, rasa les lettres mentionnant sa mort, et au lieu y grava et cisela un commandement à l'Anglois de faire pendre et étrangler ses compagnons....

«Vivant son père, Amleth avoit été endoctriné en cette science avec laquelle le malin esprit abuse les hommes, et avertissoit le prince des choses déjà passées. Il y auroit fort à discourir si ce prince, par la violence de sa mélancolie, recevoit telles impressions qu'il devinât ce que nul homme ne lui avoit jamais déclaré.»

Évidemment, c'est Hamlet qui, dans ce récit, a frappé et séduit Shakspeare. Ce jeune prince, fou par calcul, peut-être un peu par nature, rusé et mélancolique, ardent à venger la mort de son père et habile à veiller pour sa propre vie, adoré de la jeune fille envoyée pour le perdre, objet de l'effroi et toujours pourtant de la tendresse de sa coupable mère, et, jusqu'au moment de l'explosion, caché et incompréhensible pour toutes les deux; ce personnage plein de passion, de péril et de mystère, versé dans les sciences occultes et à qui peut-être, «à travers la violence de sa mélancolie, le malin esprit fait deviner ce que nul homme ne lui a jamais déclaré;» quelle donnée admirable pour Shakspeare, scrutateur si curieux et si profond des agitations obscures de l'âme et de la destinée humaines! N'eût-il fait que peindre, en les dessinant avec la fermeté et en les colorant avec l'éclat de son pinceau, ce caractère et cette situation tels que les lui donnait la chronique, il eût, à coup sûr, produit un chef-d'oeuvre.

Mais Shakspeare a fait bien davantage: sous sa main la folie de Hamlet devient tout autre chose que la préméditation obstinée ou l'exaltation mélancolique d'un jeune prince du moyen âge, placé dans une situation périlleuse et plongé dans un sombre dessein: c'est un grave état moral, une grande maladie de l'âme qui, à certaines époques et dans certaines conditions de l'état social et des moeurs, se répand parmi les hommes, atteint souvent les mieux doués et les plus nobles, et les frappe d'un trouble quelquefois bien voisin de la folie. Le monde est plein de mal, de toute sorte de mal. Que de souffrances et de crimes, et d'erreurs fatales, quoique innocentes! Que d'iniquités générales et privées, éclatantes et ignorées! Que de mérites étouffés ou méconnus, perdus pour le public, à charge pour leurs possesseurs! Que de mensonges et de froideur, et de légèreté, et d'ingratitude, et d'oubli dans les relations et les sentiments des hommes! La vie si courte et pourtant si agitée, tantôt si pesante et tantôt si vide! L'avenir si obscur! tant de ténèbres au terme de tant d'épreuves! A ceux qui ne voient que cette face du monde et de la destinée humaine, on comprend que l'esprit se trouble, que le coeur défaille, et qu'une mélancolie misanthropique devienne une disposition habituelle qui les jette tour à tour dans l'irritation ou dans le doute, dans le mépris ironique ou dans l'abattement.

Ce n'était point là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakspeare lui-même. Le moyen âge et le XVIe siècle étaient des époques trop actives et trop rudes pour que ces contemplations amères et ces développements malsains de la sensibilité humaine y trouvassent aisément accès. Ils appartiennent bien plutôt à des temps de vie molle et d'une excitation morale à la fois vive et oisive, quand les âmes sont jetées hors de leur repos et dépourvues de toute occupation forte et obligée. C'est alors que naissent ces mécontentements méditatifs, ces impressions partiales et irritées, cet entier oubli des biens, cette susceptibilité passionnée devant les maux de la condition humaine, et toute cette colère savante de l'homme contre l'ordre et les lois de cet univers.

Ce malaise douloureux, ce trouble profond que porte dans l'âme une si sombre et si fausse appréciation des choses en général et de l'homme lui-même, et qu'il ne rencontrait guère dans son propre temps, ni dans les temps dont il lisait l'histoire, Shakspeare les a devinés et en a fait la figure et le caractère de Hamlet. Qu'on relise les quatre grands monologues où le prince de Danemark s'abandonne à l'expression réfléchie de ses sentiments intimes2; qu'on recueille dans toute la pièce les mots épars où il les manifeste en passant; qu'on recherche et qu'on résume ce qui éclate et ce qui se cache dans tout ce qu'il pense et ce qu'il dit; partout on reconnaîtra la maladie morale que je viens de décrire. Là réside vraiment, bien plus que dans ses chagrins ou dans ses périls personnels, la source de la mélancolie de Hamlet; c'est là son idée fixe et sa folie.

Note 2: (retour) Acte Ier, scène II;—Acte II, scène II;—Acte III, scène Ire—Acte IV, scène IV.

Et avec l'admirable bon sens du génie, pour rendre, non-seulement supportable, mais saisissant, le spectacle d'une maladie si sombre, Shakspeare a mis, dans le malade lui-même, les qualités les plus douces et les plus attrayantes. Il a fait Hamlet beau, populaire, généreux, affectueux, tendre même. Il a voulu que le caractère instinctif de son héros relevât en quelque sorte la nature humaine des méfiances et des anathèmes dont sa mélancolie philosophique l'accablait.

Mais, en même temps, guidé par cet instinct d'harmonie qui n'abandonne jamais le vrai poëte, Shakspeare a répandu sur tout le drame la même couleur sombre qui ouvre la scène: le spectre du roi assassiné imprime dès les premiers pas et conduit jusqu'au terme le mouvement. Et quand le terme arrive, c'est aussi la mort qui règne; tous meurent, les innocents comme les coupables, la jeune fille comme le prince, et plus folle que lui: tous vont rejoindre le spectre qui n'est sorti de son tombeau que pour les y pousser tous avec lui. L'événement tout entier est aussi lugubre que la pensée de Hamlet. Il ne reste sur la scène que les étrangers norwégiens, qui y paraissent pour la première fois et qui n'ont pris aucune part à l'action.

Après cette grande peinture morale, vient la seconde des beautés supérieures de Shakspeare, l'effet dramatique. Elle n'est nulle part plus complète et plus frappante que dans Hamlet, car les deux conditions du grand effet dramatique s'y trouvent, l'unité dans la variété; une seule impression constante, dominante; et cette même impression diversifiée selon le caractère, le tour d'esprit, la condition des divers personnages dans lesquels elle se reproduit. La mort plane sur tout le drame; le spectre du roi assassiné la représente et la personnifie; il est toujours là, tantôt présent lui-même, tantôt présent à la pensée et dans les discours des autres personnages. Grands ou petits, coupables ou innocents, intéressés ou indifférents à son histoire, ils sont tous constamment occupés de lui; les uns avec remords, les autres avec affection et douleur, d'autres encore simplement avec curiosité, quelques-uns même sans curiosité et uniquement par occasion: par exemple, ce grossier fossoyeur qui avait, dit-il, commencé son métier le jour où feu ce grand roi avait remporté une grande victoire sur son voisin le roi de Norwège, et qui, en le continuant pour creuser la fosse de la belle Ophélia, la maîtresse folle de Hamlet fou, retrouve le crâne du pauvre Yorick, ce bouffon du roi défunt, le crâne du bouffon de ce spectre qui sort à chaque instant de son tombeau pour troubler les vivants et obtenir justice de son assassin. Tous ces personnages, au milieu de toutes ces circonstances, sont amenés, retirés, ramenés tour à tour, chacun avec sa physionomie, son langage, son impression propre; et tous concourent incessamment à entretenir, à répandre, à fortifier cette impression unique et générale de la mort, de la mort juste ou injuste, naturelle ou violente, oubliée ou pleurée, mais toujours présente, et qui est la loi suprême et devrait être la pensée permanente des hommes.

Au théâtre, devant des spectateurs réunis en grand nombre et mêlés, l'effet de ce drame, à la fois si lugubre et si animé, est irrésistible; l'âme est remuée dans ses dernières profondeurs, en même temps que l'imagination et les sens sont occupés et entraînés par un mouvement extérieur continu et rapide. C'est là le double génie de Shakspeare, philosophe et poëte également inépuisable, moraliste et machiniste tour à tour, aussi habile à remplir bruyamment la scène qu'à pénétrer et à mettre en lumière les plus intimes secrets du coeur humain. Soumis à l'action immédiate d'une telle puissance, les hommes en masse ne lui demandent rien au delà de ce qu'elle leur donne; elle les domine et emporte d'assaut leur sympathie et leur admiration. Les esprits difficiles et délicats, qui jugent presque au même moment où ils sentent, et qui portent le besoin de la perfection jusque dans leurs plus vifs plaisirs, goûtent et admirent aussi immensément Shakspeare; mais ils sont désagréablement troublés dans leur admiration et leur jouissance, tantôt par l'entassement et la confusion des personnages et des incidents inutiles; tantôt par les longs et subtils développements d'une réflexion ou d'une idée qu'il conviendrait au personnage d'indiquer en passant, mais dans laquelle le poëte se complaît et s'arrête pour son propre compte; plus souvent encore par ce bizarre mélange de grossièreté et de recherche dans le langage qui donne quelquefois, aux sentiments les plus vrais, des formes factices et pédantes, et, aux plus belles inspirations de la philosophie ou de la poésie, une physionomie barbare. Ces défauts abondent dans Hamlet. Je ne veux ni me donner la pénible satisfaction de le prouver, ni me dispenser de le dire. En fait de génie, Shakspeare n'a peut-être point de rivaux; dans les hautes et pures régions de l'art, il ne saurait être un modèle.




HAMLET

TRAGÉDIE



PERSONNAGES

CLAUDIUS, roi de Danemark.
HAMLET, fils de Hamlet et neveu de Claudius.
POLONIUS, seigneur chambellan.
HORATIO, ami de Hamlet.
LAERTES, fils de Polonius.
VOLTIMAND,
CORNÉLIUS, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, seigneurs de la cour de Danemark.
OSRICK, seigneur de la cour.
UN AUTRE SEIGNEUR DE LA COUR.
UN PRÊTRE.
MARCELLUS, BERNARDO, officiers.
FRANCISCO, soldat.
REYNALDO, domestique de Polonius.
UN CAPITAINE, ambassadeur.
L'OMBRE du père d'Hamlet.
FORTINBRAS, prince de Norwége.
GERTRUDE, reine de Danemark et mère d'Hamlet.
OPHÉLIA, fille de Polonius.
SEIGNEURS, DAMES, OFFICIERS, SOLDATS, COMÉDIENS, FOSSOYEURS, MATELOTS, MESSAGERS et autres serviteurs.

La scène est à Elseneur.




ACTE PREMIER



SCÈNE I


Elseneur.—Une plate-forme devant le château.

FRANCISCO montant la garde, BERNARDO vient à lui.

BERNARDO.—Qui va là?

FRANCISCO.—Non, répondez vous-même. Arrêtez-vous et faites-vous reconnaître.

BERNARDO.—Vive le roi!

FRANCISCO.—Bernardo?

BERNARDO.—En personne.

FRANCISCO.—Vous venez très-soigneusement à votre heure.

BERNARDO.—Minuit vient de sonner: va regagner ton lit, Francisco.

FRANCISCO.—Pour cette délivrance, mille grâces. Le froid est aigre, et j'ai le coeur saisi.

BERNARDO.—Avez-vous eu une garde tranquille?

FRANCISCO.—Pas une souris qui ait bougé!

BERNARDO.—Allons, bonne nuit. Si vous rencontrez Horatio et Marcellus, mes compagnons de garde, priez-les de faire hâte.

(Horatio et Marcellus entrent.)

FRANCISCO.—Je pense que je les entends.—Holà! halte! qui va là?

HORATIO.—Amis de ce pays.

MARCELLUS.—Et hommes liges du roi de Danemark.

FRANCISCO.—Je vous souhaite une bonne nuit.

MARCELLUS.—Adieu donc, honnête soldat; qui vous a relevé?

FRANCISCO.—Bernardo a pris mon poste; je vous souhaite une bonne nuit.

(Francisco sort.)

MARCELLUS.—Holà! Bernardo!

BERNARDO.—Que dites-vous? Est-ce Horatio qui est là?

HORATIO.—Un petit morceau de lui, oui.

BERNARDO.—Soyez le bienvenu, Horatio. Soyez le bienvenu, bon Marcellus.

MARCELLUS.—Eh bien! cette chose a-t-elle encore apparu cette nuit?

BERNARDO.—Je n'ai rien vu.

MARCELLUS.—Horatio dit que c'est pure imagination, et il ne veut pas souffrir que la croyance ait prise sur lui, quant à cette terrible vision que nous avons vue par deux fois. C'est pourquoi j'ai insisté auprès de lui, l'invitant à veiller avec nous chaque minute de cette nuit, afin que, si cette apparition vient encore, il puisse confirmer nos regards et lui parler.

HORATIO.—Bah! bah! elle ne paraîtra pas.

BERNARDO.—Asseyez-vous un moment, et laissez-nous encore une fois livrer assaut à vos oreilles, qui sont si bien fortifiées contre notre histoire, contre ce que nous avons vu pendant deux nuits.

HORATIO.—Bien! asseyons-nous, et écoutons Bernardo parler de ceci.

BERNARDO.—La dernière de toutes ces nuits, à l'heure où cette même étoile, qui est à l'occident du pôle, avait fait son voyage jusqu'à éclairer cette partie du ciel où elle flamboie à présent, Marcellus et moi, la cloche sonnant alors une heure....

MARCELLUS.—Paix! supprime le reste! regarde, le voici qui revient.

(L'ombre entre.)

BERNARDO.—C'est la même apparence que celle du roi qui est mort.

MARCELLUS.—Toi qui es un savant, parle-lui, Horatio.

BERNARDO.—Ne ressemble-t-il pas au roi? Observe-le, Horatio.

HORATIO.—Tout semblable. Il me bouleverse de peur et d'étonnement.

BERNARDO.—Il voudrait qu'on lui parlât.

MARCELLUS.—Parle-lui, Horatio.

HORATIO.—Qui es-tu, toi qui usurpes ensemble cette heure de la nuit et cette forme noble et guerrière sous laquelle la majesté du Danemark, maintenant ensevelie, a pour un temps marché? Au nom du ciel, je te somme: parle.

MARCELLUS.—Il est offensé.

BERNARDO.—Vois, il s'éloigne avec hauteur.

(L'ombre s'en va.)

HORATIO.—Arrête; parle, parle; je te somme de parler.

MARCELLUS.—Il est parti et ne répondra pas.

BERNARDO.—Eh bien! Horatio, vous tremblez, et vous êtes tout pâle; ceci n'est-il pas quelque chose de plus que de l'imagination? Qu'en pensez-vous?

HORATIO.—Devant mon Dieu, je ne pourrais pas le croire, sans le sensible et sûr témoignage de mes propres yeux.

MARCELLUS.—Ne ressemble-t-il pas au roi?

HORATIO.—Comme tu te ressembles à toi-même. C'est bien là la même armure qu'il portait lorsqu'il combattit le Norwégien ambitieux; ce fut ainsi qu'un jour il fronça le sourcil lorsque, dans une conférence furieuse, il arracha le Polonais de son traîneau et l'étendit sur la glace. Cela est étrange!

MARCELLUS.—Deux fois déjà, justement à cette heure de mort, il a passé près de notre poste avec cette démarche guerrière.

HORATIO.—Sur quel point précis doit, à ce propos, travailler notre pensée, je n'en sais rien; mais, à dire l'ensemble et la pente de mon opinion, ceci annonce quelque étrange explosion dans notre royaume.

MARCELLUS.—C'est bon; asseyons-nous, et dites-moi, si vous le savez, pourquoi ces continuelles gardes, si strictes et si rigoureuses, fatiguent ainsi, chaque nuit, les sujets de ce royaume? Et pourquoi, chaque jour, ces canons de bronze que l'on coule, et tout ce trafic, à l'étranger, pour des munitions de guerre? Pourquoi la presse sur les charpentiers de vaisseau, dont le rude labeur ne distingue plus le dimanche de la semaine? Qu'y a-t-il en jeu pour que cette hâte abondante en sueurs fasse les journées et les nuits compagnes du même travail? Quel est celui qui peut m'instruire?

HORATIO.—Je le puis, ou, du moins, ainsi vont les rumeurs: notre dernier roi, dont à l'heure même l'image vient de nous apparaître, fut, comme vous savez, provoqué au combat par Fortinbras de Norwége, qu'un jaloux orgueil avait excité à ce défi. Dans ce combat, notre vaillant Hamlet (car cette partie de notre monde connu le tenait pour tel) tua ce Fortinbras, qui, par un acte bien scellé et fait dans toutes les formes des lois et de la science héraldique, abandonnait au vainqueur, avec sa vie, tous les domaines dont il était possesseur. Contre ce gage notre roi avait assigné une portion équivalente qui serait entrée dans le patrimoine de Fortinbras, s'il fût resté vainqueur, comme son lot, d'après la convention et la teneur des articles ratifiés, est échu à Hamlet. Maintenant, mon cher, le jeune Fortinbras, tout plein et tout bouillant d'une fougue inexpérimentée, a ramassé çà et là sur les frontières de la Norwége une troupe d'aventuriers sans feu ni lieu, moyennant les vivres et l'entretien, pour quelque entreprise où il s'agisse d'avoir du coeur; ce ne peut être (comme en est bien convaincu notre gouvernement) que le projet de reprendre sur nous à main armée, et par voie de contrainte, les susdites terres, ainsi perdues par son père; et c'est là, je crois, la cause majeure de nos préparatifs, l'origine de ces gardes que nous montons, et le grand but de ce train de poste et de ce remue-ménage que vous voyez par tout le pays.

BERNARDO.—Je pense que ce ne peut être autre chose, et cela s'accorde bien avec cette figure d'augure étrange qui passe, armée, au milieu de notre veille, si semblable au roi qui était et est encore l'occasion de ces guerres.

HORATIO.—Ah! cela, c'est un grain de poussière qui tombe dans l'oeil de l'esprit, pour l'inquiéter. Au temps de la plus grande et plus florissante force de Rome, un peu avant que le très-puissant Jules-César ne tombât, les sépulcres se dépeuplèrent, et les morts en linceul s'en allaient, criant et gémissant par les rues de Rome; on voyait des étoiles avec des queues de flamme, et des rosées de sang, et des ravages dans le soleil; et l'humide planète, dont l'influence régit l'empire de Neptune, était atteinte d'une éclipse presque comme si c'eût été le jour du jugement. Eh bien! ce sont de semblables signes précurseurs d'événements terribles, comme des hérauts qui ouvrent la marche des destins, comme un prologue du sort qui s'avance, c'est là ce que le ciel et la terre tout ensemble viennent de montrer dans nos climats et à nos concitoyens. (L'ombre reparaît.) Mais, silence! voyez: le voilà. Il revient encore. Je veux me mettre devant lui, dût-il m'anéantir! Arrête, illusion! si tu as un son, une voix dont tu fasses usage, parle-moi.

S'il y a quelque chose de bien à faire qui puisse compter pour ton soulagement et pour mon salut, parle-moi.

Si tu es dans le secret des destins de ta patrie, et que, pour notre bonheur, la prescience puisse les faire éviter, oh! parle.

Ou si, pendant ta vie, tu as enfoui dans le sein de la terre quelque trésor extorqué, ce pourquoi, dit-on, vous autres esprits, vous errez souvent, tout morts que vous êtes, dis-le-moi. Arrête-toi et parle. (Le coq chante.) Arrêtez-le, Marcellus.

MARCELLUS.—Le frapperai-je de ma pertuisane?

HORATIO.—Oui, s'il ne veut pas s'arrêter.

BERNARDO.—Le voici!

HORATIO.—Le voici!

(L'ombre s'en va.)

MARCELLUS.—Le voilà parti. Nous lui faisons tort, à lui qui est si majestueux, en essayant contre lui ces démonstrations de violence; il est invulnérable comme l'air, et nos coups frappant dans le vide n'auraient été qu'une méchante raillerie.

BERNARDO.—Il était au moment de parler, quand le coq a chanté.

HORATIO.—Et alors il a tressailli comme un être coupable à un terrible appel. J'ai ouï dire que le coq, qui est le clairon du matin, par sa voix haute et perçante, éveille le dieu du jour; et qu'à ce signal, les esprits échappés et errants, qu'ils soient dans la mer ou dans le feu, vont se cacher dans leur prison; et ce que nous venons de voir a prouvé qu'on dit vrai.

MARCELLUS.—Il s'est évanoui au cri du coq. Quelques-uns disent que, toujours, quand la saison s'approche où la naissance de notre Sauveur est célébrée, cet oiseau de l'aurore chante durant toute la nuit; alors, dit-on, aucun esprit n'ose se risquer dehors; les nuits sont saines; alors nulle planète dont l'action nous frappe, nulle fée qui nous surprenne, nulle sorcière qui ait le pouvoir de charmer, tant ce moment de l'année est sanctifié et riche de grâces.

HORATIO.—Je l'ai ouï dire ainsi, et je le crois en partie. Mais voyez: le matin, drapés dans son manteau rougissant, s'avance parmi la rosée sur cette haute colline à l'orient. Descendons notre garde, et si vous m'en croyez, faisons part au jeune Hamlet de ce que nous avons vu cette nuit; car, sur ma vie, cet esprit, muet pour nous, lui parlera. Vous accordez-vous à vouloir que nous l'instruisions de cela, comme nous l'ordonnent nos affections, conformes à notre devoir?

MARCELLUS.—Faisons cela, je vous prie; je sais où nous pourrons le trouver ce matin fort à propos.



SCÈNE II

Une salle de réception dans le château.

LE ROI, LA REINE, HAMLET, POLONIUS, LAERTES, VOLTIMAND, CORNÉLIUS, et des seigneurs de leur suite, entrent.

LE ROI.—Bien que le souvenir de la mort de Hamlet, notre frère bien-aimé, soit encore vert et vivace, bien qu'il nous convînt, à nous, délaisser nos coeurs dans la tristesse, et à notre royaume tout entier de montrer comme un seul front contracté par la même douleur, la raison, cependant, combattant la nature, nous a amenés à penser à lui avec une sage douleur et non sans quelque souvenir de nous-mêmes. C'est pourquoi voici celle qui fut d'abord notre soeur, maintenant notre reine, compagne de notre empire sur ces belliqueux États, et que, avec une joie déroutée, avec un oeil brillant, tandis que l'autre versait des larmes, mêlant les réjouissances aux funérailles et les obsèques au mariage, pesant dans une balance égale le plaisir et l'affliction, nous avons prise pour femme. Nous n'avons point résisté en ceci à vos sagesses supérieures, qui ont eu leur libre allure dans tout le cours de cette affaire. Recevez tous nos remercîments.

Maintenant il s'agit, comme vous le savez, du jeune Fortinbras, qui, faisant peu de cas de ce que nous pouvons valoir, ou pensant que la mort récente de notre frère bien-aimé aurait ébranlé ce royaume et dérangé ses ressorts, et sans autre allié que ce fantôme de ses avantages rêvés, n'a pas manqué de nous insulter par un message, pour redemander les domaines perdus par son père, et que notre très-vaillant frère a acquis par tous les liens et avec tous les sceaux de la loi. Mais c'est assez parler de lui. Quant à nous et à l'objet de cette assemblée, voici quelle est l'affaire: nous avons écrit par ces lettres au roi de Norwége, oncle du jeune Fortinbras, qui, impotent et alité, a à peine ouï parler du projet de son neveu, en l'invitant à en arrêter la suite; car les levées, les enrôlements et la pleine organisation des corps, tout se fait parmi ses sujets. Et nous vous dépêchons aujourd'hui, brave Cornélius, et vous, Voltimand, pour porter nos salutations à ce vieux roi, sans vous donner pouvoir personnel pour traiter avec ce prince en dehors du cercle où peut s'étendre le développement de ces instructions. Adieu, et que votre diligence témoigne de votre dévouement.

VOLTIMAND.—En cela et en toutes choses, nous montrerons notre dévouement.

LE ROI.—Nous n'en doutons point. Adieu de bon coeur. (Voltimand et Cornélius sortent.) Et maintenant, Laërtes, qu'avez-vous de nouveau à nous dire? Vous nous avez annoncé une demande; qu'est-ce, Laërtes? Vous ne pouvez point dire une chose raisonnable au roi de Danemark, et perdre vos paroles. Que peux-tu demander, Laërtes, qui ne soit d'avance mon offre plutôt que ta demande? La tête n'est pas soeur du coeur, ni la main servante des lèvres plus étroitement que le trône de Danemark n'est lié à ton père. Que souhaites-tu, Laërtes?

LAËRTES.—Mon redouté seigneur, je demande votre congé et votre agrément pour retourner en France. Quoique j'en sois parti avec empressement pour vous rendre hommage lors de votre couronnement, maintenant, je l'avoue, ce devoir une fois rempli, mes pensées et mes désirs se tournent de nouveau vers la France, et s'inclinent devant vous pour obtenir votre gracieux congé et votre indulgence.

LE ROI.—Avez-vous le congé de votre père? Que dit Polonius?

POLONIUS.—Il m'a, monseigneur, arraché par l'effort de ses instances une lente permission, et à la fin j'ai scellé son désir de mon pénible consentement. Je vous supplie de lui donner congé de partir.

LE ROI.—Prends l'heure qui te sourira, Laërtes; tes moments sont à toi, et à toi mes meilleures volontés3; fais-en usage selon tes souhaits. Et maintenant, Hamlet, mon cousin, mon fils...

Note 3: (retour) Nous traduisons d'après une correction excellente de Johnson:

Take thy fair hour, Laertes; time is thine,

And my best graces.

HAMLET, à part.—Un peu plus que cousin, et un peu moins que fils.

LE ROI.—D'où vient que les nuages pèsent encore sur vous?

HAMLET.—Mais non, mon seigneur; je ne suis que trop en plein soleil.

LA REINE.—Cher Hamlet, renonce à ces couleurs ténébreuses, et que ton oeil regarde en ami le roi de Danemark. Ne va pas, sans fin, sous le voile baissé de tes paupières, cherchant ton noble père dans la poussière. Tu le sais, c'est le sort commun; tout ce qui vit doit mourir et ne fait que traverser ce monde pour aller à l'éternité.

HAMLET.—Oui, madame, c'est le sort commun.

LA REINE.—S'il en est ainsi, pourquoi cela te semble-t-il étrange?

HAMLET.—Cela me semble, madame! non, cela est. Sembler et moi, nous ne nous connaissons pas. Ce n'est pas seulement mon manteau noir comme l'encre, bonne mère, ni la traditionnelle livrée d'un deuil d'apparat, ni le souffle orageux d'une respiration pénible, non, ni la source abondante qui ruisselle dans les yeux, ni l'apparence abattue du visage, ni toutes les formes, tous les modes, tous les signes de la douleur, qui peuvent témoigner de moi vraiment. A bien dire, c'est là ce qui «semble:» car ce sont des actions qu'un homme peut jouer; mais je porte au dedans de moi ce que n'égale aucun signe, ce que ne disent pas tous ces harnais et cette livrée de la douleur.

LE ROI.—C'est une tendre et honorable marque de votre nature, Hamlet, que de rendre à votre père ces lugubres devoirs. Mais, vous devez le savoir, votre père perdit un père; ce père qu'il perdit avait perdu le sien; et le survivant est tenu, par obligation filiale, à faire au mort, pendant quelque temps, hommage de sa douleur. Mais persévérer dans une affliction obstinée, c'est un acte d'opiniâtreté impie, c'est un chagrin qui n'est point d'un homme. Cela fait voir une volonté très-indisciplinée envers le ciel, un coeur désarmé ou un esprit rebelle, une intelligence trop simple et sans étude: car ce qui doit être, à notre connaissance, de toute nécessité, ce qui est aussi habituel que la plus vulgaire des choses qui tombent sous les sens, pourquoi, dans notre révolte puérile, prendrions-nous cela tant à coeur? Fi! c'est un péché contre le ciel, un péché contre les morts, un péché contre la nature, une absurdité contre la raison, dont le texte habituel est la mort des pères, et qui n'a pas cessé de crier, depuis le premier cadavre jusqu'à celui qui est mort aujourd'hui: Cela doit être ainsi. Nous vous en prions, jetez bas cette infructueuse douleur, et considérez-nous comme un père; car il faut que le monde le sache, vous êtes le plus proche de notre trône, et cette même excellence d'amour que le père le plus tendre porte à son fils, nous-même nous vous l'offrons. Quant à votre dessein de retourner aux écoles de Wittenberg, il est des plus contraires à nos désirs. Nous vous en supplions, soumettez-vous à rester ici pour la consolation et la joie de nos yeux, vous, le premier de notre cour, notre cousin et notre fils.

LA REINE.—Que les prières de ta mère ne soient pas perdues; Hamlet, je t'en prie, demeure avec nous, ne va pas à Wittenberg.

HAMLET.—Je vous obéirai de mon mieux en tout, madame.

LE ROI.—Bien, voilà une tendre et bonne réponse. Soyez en Danemark comme nous-mêmes.—Venez, madame; cette douce et volontaire concession de Hamlet entre en souriant dans mon coeur; en actions de grâces, je veux que le roi de Danemark ne boive pas aujourd'hui une joyeuse santé, sans que le grand canon le dise aux nuages, et le ciel répondra à chaque rasade du roi, en répétant le fracas du tonnerre terrestre. Allons.

(Le roi, la reine, la cour, etc., Polonius et Laërtes sortent.)

HAMLET.—Oh! si cette solide, trop solide chair pouvait se fondre, s'écouler et se résoudre en une rosée! Ou si, du moins, l'Éternel n'avait pas établi sa loi sacrée contre le meurtre de soi-même! O Dieu! ô Dieu! combien pesantes et usées, et plates et sans profit me semblent toutes les pratiques de ce monde! Fi de ce monde! oh! fi! c'est un jardin non sarclé où tout monte en graine; ce sont des herbes grossières et sauvages qui s'en emparent uniquement... Que les choses en soient venues là! Mort depuis deux mois seulement... non, moins encore, il n'y a pas deux mois... Un si excellent roi! qui était à celui-ci ce qu'Apollon est à un satyre... si tendre pour ma mère qu'il ne pouvait pas même souffrir que les vents du ciel s'approchassent de son visage trop rudement. Ciel et terre! faut-il que je me souvienne? Comment? On l'aurait vue se pendre à lui comme si l'appétit en elle n'eût fait que s'accroître de ce dont il se nourrissait... et pourtant, en un mois... Ne pensons pas à cela. Fragilité, ton nom est femme! Un petit mois, et avant que ces souliers fussent vieux, avec lesquels elle avait suivi le corps de mon pauvre père, tout en pleurs, comme une Niobé... Comment? Elle, elle-même? O ciel! une bête à qui manquent les discours de la raison se serait plus longtemps lamentée.—Mariée avec mon oncle, avec le frère de mon père, qui ne ressemble pas plus à mon père que moi à Hercule... en un mois, avant que le sel de ses larmes vicieuses eût cessé de rougir ses yeux endoloris, elle s'est mariée! O criminelle hâte de se jeter—et si légèrement—dans un lit incestueux! Cela n'est pas bien, cela ne peut tourner à bien. Mais brise-toi, mon coeur; car je dois retenir ma langue.

(Horatio, Marcellus et Bernardo entrent.)

HORATIO.—Salut à votre seigneurie.

HAMLET.—Je suis charmé de vous voir en bonne santé. Horatio, n'est-ce pas?... ou je ne sais plus qui je suis moi-même.

HORATIO.—Lui-même, monseigneur, et votre très-humble serviteur pour toujours.

HAMLET.—Dites mon bon ami, monsieur; je veux échanger ce nom avec vous. Et quel motif vous ramène de Wittenberg, Horatio?—Marcellus?

MARCELLUS.—Mon bon seigneur...

HAMLET.—Je suis charmé de vous voir. Bonjour, monsieur. Mais, en vérité, qu'est-ce qui vous a fait quitter Wittenberg?

HORATIO.—Un naturel de vagabond, mon bon seigneur.

HAMLET.—Je ne m'accommoderais pas d'entendre votre ennemi parler de la sorte; vous ne voudrez pas faire à mon oreille cette violence de la rendre dépositaire de votre témoignage contre vous-même. Je sais bien que vous n'êtes pas un vagabond. Mais quelle affaire avez-vous à Elseneur? Nous vous apprendrons à boire à pleins bords avant que vous repartiez d'ici.

HORATIO.—Mon seigneur, j'étais venu pour voir les funérailles de votre père.

HAMLET.—Je te prie, camarade, ne te moque pas de moi; je pense que c'est pour voir les noces de ma mère.

HORATIO.—Il est vrai, mon seigneur, qu'elles ont suivi de bien près.

HAMLET.—Économie, Horatio, économie pure! Les viandes cuites pour les funérailles ont été resservies froides sur les tables du mariage. Plût à Dieu que j'eusse rencontré dans le ciel mon meilleur ennemi, plutôt que d'avoir vu ce jour, Horatio!—Mon père!—Il me semble que je vois mon père?

HORATIO.—Où, mon seigneur?

HAMLET.—Avec les yeux de l'âme, Horatio.

HORATIO.—Je l'ai vu autrefois; c'était un roi parfait.

HAMLET.—C'était un homme, pour tout dire en un mot, tel que je ne reverrai jamais son pareil.

HORATIO.—Mon seigneur, je crois l'avoir vu durant la nuit d'hier.

HAMLET.—Vu! Qui?

HORATIO.—Mon seigneur, le roi votre père.

HAMLET.—Le roi mon père!

HORATIO.—Modérez pour un instant votre surprise, en prêtant une oreille attentive, afin que je puisse, avec le témoignage de ces messieurs, vous raconter ce prodige.

HAMLET.—Pour l'amour de Dieu, fais-toi entendre.

HORATIO.—Pendant deux nuits de suite, ces messieurs, Marcellus et Bernardo, étant en faction, à l'heure oisive et morte du milieu de la nuit, ont eu l'aventure que voici: une figure, semblable à votre père, armée de toutes pièces, exactement de pied en cap, apparaît devant eux, et, avec une démarche solennelle, passe lentement et gravement près d'eux. Trois fois il se promena devant leurs yeux accablés et fixes d'épouvante, à la distance de ce bâton, tandis que, dissous presque en je ne sais quelle gelée fondante, par l'effet de la peur, ils demeuraient muets et ne lui parlaient point. Ils m'ont fait part de cela comme d'un secret terrible; et moi, la troisième nuit, j'ai monté la garde avec eux. Alors, tout comme ils me l'avaient raconté, à la même heure, en la même forme, chacune de leurs paroles se trouvant vraie et certaine, l'apparition est venue. J'ai reconnu votre père; ces deux mains ne sont pas plus semblables.

HAMLET.—Mais où cela s'est-il passé?

MARCELLUS.—Mon seigneur, sur la plate-forme où nous montions la garde.

HAMLET.—Ne lui avez-vous point parlé?

HORATIO.—Mon seigneur, c'est ce que j'ai fait. Mais il n'a fait nulle réponse; une fois, pourtant, à ce qu'il m'a semblé, il a levé la tête et a commencé à se mouvoir comme s'il voulait parler; mais, à ce moment même, le coq du matin a chanté à haute voix, et lui, à ce bruit, il a reculé en toute hâte, et s'est évanoui à nos yeux.

HAMLET.—Cela est fort étrange.

HORATIO.—Aussi sûrement que j'existe, mon honorable seigneur, cela est vrai; et nous avons pensé que notre devoir nous prescrivait de vous en donner connaissance.

HAMLET.—En vérité, en vérité, messieurs, cela me trouble. Montez-vous la garde ce soir?

TOUS.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—Armé, dites-vous?

TOUS.—Armé, mon seigneur.

HAMLET.—De la tête aux pieds?

TOUS.—Mon seigneur, de pied en cap.

HAMLET.—Alors, vous n'avez pas vu son visage.

HORATIO.—Oh! si, mon seigneur; sa visière était levée.

HAMLET.—Eh bien! avait-il un aspect irrité?

HORATIO.—Un air de tristesse plutôt que de colère.

HAMLET.—Pâle ou rouge?

HORATIO.—Non, très-pâle.

HAMLET.—Et il fixait les yeux sur vous?

HORATIO.—Constamment.

HAMLET.—Je voudrais avoir été là.

HORATIO.—Cela vous aurait fortement frappé.

HAMLET.—Sans doute, sans doute. A-t-il demeuré longtemps?

HORATIO.—Le temps de compter jusqu'à cent, sans trop se presser?

MARCELLUS et BERNARDO.—Plus longtemps! plus longtemps!

HORATIO.—Non pas quand je l'ai vu.

HAMLET.—Sa barbe était grisonnante, n'est-ce pas?

HORATIO.—Comme lorsque je l'ai vu durant sa vie; comme un blason de sable semé d'argent4.

Note 4: (retour) Dans le langage du blason, le sable est la couleur noire.

HAMLET.—Je veillerai cette nuit, peut-être paraîtra-t-il encore.

HORATIO.—Je le garantis, il paraîtra.

HAMLET.—S'il revêt encore la forme de mon noble père, je lui parlerai, dût l'enfer béant m'ordonner de me tenir en paix. Je vous prie tous, si vous avez caché cette vision, persistez dans votre silence; et, quelque chose qui puisse encore advenir cette nuit, livrez-le à votre réflexion, mais point à votre langue. Je récompenserai votre affection! Ainsi, adieu. Sur la plate-forme, entre onze heures et minuit, j'irai vous trouver.

TOUS.—Nos respects à votre seigneurie.

HAMLET.—Non, votre affection, comme la mienne est à vous. Adieu! (Horatio, Marcellus et Bernardo sortent.)—L'âme de mon père tout armée! tout ne va pas bien. Je soupçonne quelque mauvais mystère. Oh! je voudrais que la nuit fût venue! Jusque-là, sois calme, mon âme! Les mauvaises actions, quand la terre entière pèserait sur elles, surgiront aux yeux des hommes.

(Il sort.)



SCÈNE III

Un appartement dans la maison de Polonius.

LAERTES ET OPHÉLIA entrent.

LAERTES.—Mes bagages sont embarqués; adieu! Et maintenant, soeur, quand les vents en offriront l'occasion et qu'un convoi nous viendra en aide, ne vous endormez pas, mais donnez-moi de vos nouvelles.

OPHÉLIA.—Pouvez-vous en douter?

LAERTES.—Quant à Hamlet, et au badinage de ses gracieusetés, regardez cela comme une fantaisie de mode et un jeu auquel son sang s'amuse,—comme une violette née en la jeunesse de la nature qui s'éveille,—hâtive, mais passagère, suave, mais sans durée; le parfum et la distraction d'une minute, rien de plus.

OPHÉLIA.—Quoi! rien de plus?

LAERTES.—Non, croyez-moi, rien de plus; car la nature, dans son progrès, ne développe pas seulement les muscles et la masse du corps, mais à mesure que s'agrandit ce temple, s'étendent aussi largement, pour la pensée et pour l'âme, les charges de leur dignité intérieure. Peut-être vous aime-t-il maintenant; peut-être aucune souillure, aucune fraude n'altèrent maintenant la vertu de ses volontés; mais vous devez craindre, en pesant sa grandeur, que ses volontés ne lui appartiennent pas. Il est lui-même sujet de sa naissance; il ne lui est pas possible, comme aux gens qui ne comptent pas, de se tailler à lui-même sa destinée, car de son choix dépendent le salut et la santé de tout l'État; et c'est pourquoi son choix doit être restreint à ce que demande ou permet le corps dont il est la tête. Si donc Hamlet dit qu'il vous aime, il est de votre sagesse de le croire seulement jusqu'à ce point où peut aller, selon le rôle et le rang qui lui sont propres, son droit d'agir comme il a parlé, c'est-à-dire jusque-là seulement où peut aller avec lui la grande voix du Danemark. Pesez donc la perte que votre honneur aurait à subir, si, d'une oreille trop crédule, vous écoutiez ses chansons, ou perdiez votre coeur, ou ouvriez à ses importunités sans frein le trésor de votre chasteté. Craignez cela, Ophélia, craignez cela, chère soeur; tenez-vous toujours en deçà de votre affection, hors de l'atteinte et du danger des désirs. La vierge la plus ménagère d'elle-même est déjà assez prodigue si elle démasque sa beauté aux regards de la lune. La vertu même n'échappe point aux traits de la calomnie; le ver ronge les enfants du printemps, trop souvent même avant que leurs boutons soient épanouis; et c'est au matin de la jeunesse, sous ses limpides rosées, que les souffles contagieux ont plus de menaces. Soyez donc prudente; la meilleure sauvegarde, c'est la peur: assez souvent la jeunesse se révolte d'elle-même, quoiqu'elle n'ait près d'elle personne qui l'y pousse.

OPHÉLIA.—Je conserverai l'impression de cette leçon salutaire, comme un gardien pour mon coeur. Mais, mon bon frère, ne faites pas comme quelques rudes pasteurs: il ne faut pas me montrer une route escarpée et épineuse vers le ciel, et, comme un libertin vantard et insouciant, suivre soi-même le sentier fleuri de la licence, et s'inquiéter peu de ses propres leçons.

LAERTES.—Oh! ne craignez pas pour moi. Je m'arrête trop longtemps. Mais voici venir mon père. (Polonius entre.) Une double bénédiction est une double faveur. L'occasion me rit pour un second adieu.

POLONIUS.—Encore ici, Laërtes! A bord, à bord! c'est une honte: le vent est là qui pousse au dos de votre voile, et vous vous faites attendre! Allons, que ma bénédiction soit avec vous (il met sa main sur la tête de Laërtes); et songe à graver en ta mémoire ces quelques préceptes: «Ne donne pas à toutes tes pensées une langue, ni à aucune pensée non calculée son exécution. Sois familier, mais jamais banal. Les amis que tu auras, et dont le choix sera éprouvé, attache-les à ton âme par des crampons d'acier; mais n'use pas la paume de ta main à fêter tout camarade éclos d'hier et encore sans plumes. Garde-toi d'entamer une querelle; mais une fois engagé, comporte-toi de manière que l'adversaire prenne garde à toi. Prête l'oreille à tous, mais ne livre tes paroles qu'à peu de gens. Recueille l'opinion de chacun, mais réserve ton jugement. Que tes habits soient aussi coûteux que ta bourse le permet, sans recherches singulières; riches, sans être voyants; car l'ajustement révèle souvent l'homme; et les gens les plus relevés en France par leur rang et par leur position sont, surtout en cela, des modèles de goût et de dignité. Ne sois ni emprunteur, ni prêteur, car le prêt fait souvent perdre et l'argent et l'ami, et l'emprunt émousse le tranchant de l'économie. Ceci pardessus tout: sois vrai envers toi-même; et, comme la nuit suit le jour, ceci doit s'en suivre que tu ne pourras être faux envers personne.» Adieu! que ma bénédiction fasse pénétrer tout cela en toi.

LAERTES.—Je prends humblement congé de vous, mon seigneur.

POLONIUS.—L'heure vous réclame. Allez, vos serviteurs vous attendent.

LAERTES.—Adieu, Ophélia, et souvenez-vous bien de ce que je vous ai dit.

OPHÉLIA.—Cela est enfermé en ma mémoire, et vous en garderez vous-même la clef.

LAERTES.—Adieu!

(Laërtes sort.)

POLONIUS.—Qu'est-ce, Ophélia? que vous a-t-il dit?

OPHÉLIA.—C'est, ne vous en déplaise, quelque chose touchant le seigneur Hamlet.

POLONIUS.—Certes, c'est fort à propos. On m'a dit que depuis peu il vous avait très-souvent consacré ses moments de loisir intime, et que vous-même aviez été très-libérale et prodigue de vos audiences; s'il en est ainsi (comme on me l'a raconté, par voie de précaution), je dois vous dire que vous ne comprenez pas assez clairement par vous-même ce qui convient à ma fille et à votre honneur. Qu'y a-t-il entre vous? confiez-moi la vérité.

OPHÉLIA.—Il m'a dernièrement, mon seigneur, fait beaucoup d'offres de son affection.

POLONIUS.—Son affection? Bah! vous parlez comme une fillette encore toute verdelette qui n'a pas été passée au crible dans des circonstances de ce péril; croyez-vous à ses offres, comme vous les appelez?

OPHÉLIA.—Je ne sais pas, mon seigneur, ce que je dois penser.

POLONIUS.—Eh bien! je vais vous l'apprendre. Pensez que vous n'êtes qu'un petit enfant, et que vous avez pris pour argent comptant des offres qui ne sont que fausse monnaie. Offrez-vous à vous-même un tarif plus cher de votre valeur, ou (pour ne pas essouffler plus longtemps ce pauvre mot, dont j'abuse ainsi), vous n'aurez plus qu'à m'offrir le titre de sot.

OPHÉLIA.—Mon seigneur, il m'a importunée de son amour, mais d'une manière honorable.

POLONIUS.—Ah! oui. Vous pouvez appeler cela de belles manières!... Allez, allez!

OPHÉLIA.—Et il donnait autorité à ses discours, mon seigneur, par presque tous les plus saints serments du ciel.

POLONIUS.—Ah! oui, pièges à attraper des bécasses! Je sais, quand le sang brûle, combien l'âme est prodigue à prêter à la langue des serments. Ce sont des éclairs, ma fille, donnant plus de lumière que de chaleur, qui perdent aussitôt chaleur et lumière, et dont les promesses mêmes s'éteignent aussitôt faites. Vous ne devez pas les prendre pour du feu. A partir de cette heure, soyez un peu plus avare de votre virginale présence; mettez vos entretiens à plus haut prix, et que votre conversation ne soit pas à commandement. Quant au seigneur Hamlet, ce que vous en devez croire, c'est qu'il est jeune et qu'il lui est permis d'aller au bout d'une longe plus longue que ne saurait être la vôtre. Bref, Ophélia, ne croyez pas à ses serments; ce sont des enjôleurs, ils n'ont pas la couleur dont ils sont revêtus en dehors; ce ne sont rien qu'entremetteurs de projets fort profanes, qui ne semblent respirer que saintes et dévotes instances, afin de mieux tromper. Une fois pour toutes, et pour parler clairement, je ne veux pas que désormais vous fassiez mauvais usage de votre loisir en parlant au seigneur Hamlet, ou en l'écoutant; prenez-y garde, entendez-vous, et passez votre chemin.

OPHÉLIA.—J'obéirai, mon seigneur.

(Ils sortent.)



SCÈNE IV

La plate-forme.

HAMLET, HORATIO ET MARCELLUS entrent.

HAMLET.—L'air est subtil et mordant; il fait très-froid.

HORATIO.—Oui, c'est un air aigre et qui pique.

HAMLET.—Quelle heure est-il à présent?

HORATIO.—Peu s'en faut, je crois, qu'il ne soit minuit.

MARCELLUS.—Non, il est sonné.

HORATIO.—Vraiment? je ne l'ai pas entendu. Alors, le moment approche, où l'esprit a l'habitude de se promener. (On entend dans le palais une fanfare de trompettes et des décharges d'artillerie.) Qu'est-ce que cela signifie, mon seigneur?

HAMLET.—Le roi passe la nuit et boit à toute sa soif; il tient séance d'orgie et danse en chancelant la gigue impudente, et à chaque fois qu'il avale ses rasades de vin du Rhin, la timbale et la trompette se mettent à braire ainsi pour le triomphe des santés qu'il porte.

HORATIO.—Est-ce la coutume?

HAMLET.—Oui, ma foi! c'est la coutume. Mais selon mon sentiment, encore que je sois enfant de ce pays et né pour en prendre les manières, c'est une coutume qu'il est plus honorable d'enfreindre que d'observer. Ces divertissements qui appesantissent les têtes nous font, de l'orient à l'occident, citer et condamner par les autres nations; elles nous appellent ivrognes, et souillent notre nom du sobriquet de pourceaux. Et en vérité, quels que soient nos exploits et malgré la hauteur où ils atteignent, cela leur retire la sève même et la moelle de la gloire qu'ils nous mériteraient. De même, il arrive fréquemment aux individus que, s'ils ont en eux quelque tache d'un vice naturel; si, par exemple, ils sont, de naissance (et par conséquent sans en être coupables, puisque la créature n'a pas le choix de son origine), dominés par l'excès de telle ou telle humeur du tempérament qui renverse souvent les remparts et les forteresses de la raison, ou si quelque habitude met en eux un levain qui les fasse trop sortir du moule des manières approuvées; parce que ces hommes, dis-je, portent la marque d'un seul défaut, soit que ce défaut soit une livrée dont la nature les a revêtus, ou une cicatrice que leur a faite le hasard, leurs autres vertus (fussent-elles aussi pures que la grâce céleste et aussi infinies que l'homme les peut posséder) seront, dans l'opinion générale, gâtées par ce tort unique, et la goutte d'alliage impur abaisse souvent au taux de son propre mépris toute la noble substance où elle est mêlée.

(Le fantôme entre.)

HORATIO.—Regardez, mon seigneur, il vient.

HAMLET.—Anges et ministres de grâce, défendez-nous! Que tu sois un esprit de bénédiction ou un lutin damné, que tu apportes avec toi le souffle du ciel ou la vapeur de l'enfer, que tes intentions soient perverses ou charitables, tu te présentes sous une forme si provoquante, que je dois te parler. Je t'appelle, Hamlet, roi, père, souverain du Danemark! Oh! réponds-moi: ne me laisse pas éclater d'angoisse sans rien savoir. Pourquoi tes ossements sanctifiés, et ensevelis dans la mort, ont-ils rompu leur linceul? Pourquoi le sépulcre, où nous t'avons vu tranquillement enclos, a-t-il ouvert ses pesantes mâchoires de marbre pour te rejeter ici? Que signifie ceci? Pour que toi, corps mort, de nouveau couvert de tout ton acier, tu reviennes ainsi revoir les lueurs de la lune, et rendre la nuit hideuse, et pour que nous, pauvres plastrons de la nature, nous soyons si horriblement ébranlés jusqu'au fond de notre être par des pensées qui excèdent la portée de nos âmes,—dis, qu'y a-t-il? pourquoi cela? que devons-nous faire?

HORATIO.—Il vous fait signe d'aller vers lui, comme s'il avait quelque communication à vous faire, à vous seul.

MARCELLUS.—Voyez avec quel geste courtois il vous invite à le suivre dans un endroit plus écarté. Mais n'allez pas avec lui.

HORATIO.—Non, certes, en aucune façon.

HAMLET.—Il ne veut point parler ici; je veux le suivre.

HORATIO.—N'en faites rien, mon seigneur.

HAMLET.—Pourquoi? qu'ai-je à craindre? je donnerais ma vie pour une épingle; et quant à mon âme, que pourrait-il lui faire, étant immortelle comme lui? Il me fait signe de nouveau; je vais le suivre.

HORATIO.—Eh quoi! s'il vous attire vers les flots, mon seigneur, ou sur la terrible cime de ce rocher qui, surplombant sa base, s'avance au-dessus de la mer; s'il prend là quelque autre forme horrible qui vous prive de l'empire de la raison et vous entraîne dans la démence? Pensez-y, le lieu même pourrait, sans nulle autre cause, jeter des boutades de désespoir dans le cerveau de tout homme qui voit une hauteur de tant de brasses entre la mer et lui, et qui l'entend rugir au-dessous.

HAMLET.—Il me fait signe encore.—Marche, je te suivrai.

MARCELLUS.—Vous n'irez point, mon seigneur.

HAMLET.—Lâchez-moi donc.

HORATIO.—Soyez raisonnable, n'y allez pas.

HAMLET.—Mon destin me hèle, et rend la plus petite artère du corps que voici aussi roide que les nerfs du lion de Némée. (Le fantôme fait un signe.) Il m'appelle encore; lâchez-moi, messieurs. (Il se dégage.) Par le ciel! je ferai un fantôme du premier qui m'arrêtera... Je l'ai dit...—Allons... marche... je te suivrai.

(Le fantôme et Hamlet sortent.)

HORATIO.—Il est mis tout hors de lui par son imagination.

MARCELLUS.—Suivons-le; il ne convient pas que nous lui obéissions ainsi.

HORATIO.—Oui, marchons. Quelle issue aura tout ceci?

MARCELLUS.—Il y a quelque chose de vermoulu dans l'état du Danemark.

HORATIO.—Le ciel en décidera.

MARCELLUS.—Eh bien! suivons-le.

(Ils sortent.)



SCÈNE V

Un endroit plus écarté de la plate-forme.

LE FANTOME ET HAMLET entrent.

HAMLET.—Où veux-tu me conduire? Parle, je n'irai pas plus loin.

LE FANTOME.—Écoute-moi.

HAMLET.—Je le veux.

LE FANTOME.—L'heure est presque arrivée où je dois retourner dans les flammes sulfureuses et torturantes.

HAMLET.—Hélas! pauvre âme!

LE FANTOME.—Ne me plains pas; mais prête une attention sérieuse à ce que je vais te révéler.

HAMLET.—Parle, je suis tenu d'écouter.

LE FANTOME.—Et de venger aussi, quand tu auras entendu.

HAMLET.—Quoi donc?

LE FANTOME.—Je suis l'esprit de ton père, condamné pour un certain temps à errer durant la nuit, et, durant le jour, à jeûner, confiné dans les flammes, jusqu'à ce que la souillure des crimes commis pendant les jours de ma vie soit consumée et purifiée. S'il ne m'était pas défendu de dire les secrets de ma prison, je pourrais dérouler un récit dont la plus légère parole bouleverserait ton âme, glacerait ton jeune sang, pousserait hors de leurs orbites tes deux yeux comme des étoiles, disperserait les boucles noires et agencées de ta tête, et ferait que chacun de tes cheveux se dresserait à part sur sa racine, comme les piquants sur le porc-épic craintif. Mais ces révélations de l'éternité ne sont pas faites pour des oreilles de chair et de sang. Écoute,... écoute,... oh! écoute!... si tu as jamais aimé ton tendre père...

HAMLET.—O ciel!

LE FANTOME.—Venge-le d'un meurtre affreux et dénaturé.

HAMLET.—D'un meurtre?

LE FANTOME.—D'un meurtre affreux; et dans le meilleur cas tel est un meurtre; mais celui-ci fut le plus affreux, le plus inouï, le plus dénaturé.

HAMLET.—Hâte-toi de m'instruire, afin que moi, sur des ailes aussi rapides que la réflexion ou que les pensées de l'amour, je puisse voler à ma vengeance.

LE FANTOME.—Je te trouve prêt; et quand tu serais plus inerte que l'herbe grasse qui pourrit à loisir sur les bords du Léthé, ne serais-tu pas excité par ceci? Maintenant, Hamlet, écoute: on a donné à entendre qu'un serpent m'avait piqué pendant que je dormais dans mon verger; c'est ainsi que la publique oreille du Danemark a été grossièrement abusée par un rapport forgé sur ma mort. Mais sache, toi, noble jeune homme, que le serpent dont la piqûre frappa la vie de ton père porte maintenant sa couronne.

HAMLET.—O mon âme prophétique! Mon oncle!

LE FANTOME.—Oui, cette brute incestueuse, adultère, par la magie de son esprit, par des dons perfides (ô damnable esprit, damnables dons, qui ont le pouvoir de séduire ainsi!) gagna à sa honteuse convoitise la volonté de ma reine, si vertueuse en apparence. O Hamlet! quelle décadence il y eut là! De moi, de qui l'amour était d'une dignité telle qu'il marchait toujours, mains jointes, avec le serment que je lui avais fait au mariage, descendre jusqu'à un misérable dont les dons naturels étaient si pauvres auprès des miens! Mais, ainsi que la vertu ne sera jamais ébranlée, quand même la luxure la courtiserait sous une forme divine; ainsi l'impureté, quoique unie à un ange rayonnant, se rassasiera vite en un lit céleste, et se ruera aussitôt sur l'immonde curée. Mais doucement! Je crois sentir l'air du matin! abrégeons. Comme je dormais dans mon verger, ainsi que c'était toujours mon usage après midi, ton oncle envahit furtivement l'heure de ma sécurité, avec une note du suc maudit de la jusquiame, et il répandit dans les porches de mes oreilles cette essence qui distille la lèpre, et dont l'action est en telle hostilité avec le sang de l'homme que, prompte comme le vif-argent, elle court à travers toutes les barrières naturelles et toutes les allées du corps, et que, par une force subite, comme une goutte acide dans le lait, elle fait figer et cailler le sang le plus coulant et le plus sain. Ainsi du mien; et une dartre toute soudaine enveloppa comme d'une écorce qui me fit ressembler à Lazare, d'une croûte honteuse et dégoûtante, la surface lisse de tout mon corps. Voilà comme, en dormant, par la main d'un frère, je fus d'un seul coup frustré de ma vie, de ma couronne, de ma reine, fauché en pleine floraison de mes péchés, sans sacrements, sans préparation, sans les saintes huiles, sans avoir fait mon examen, et envoyé là où il faut rendre compte, avec toutes mes fautes pesant sur ma tête. O horrible! ô horrible! très-horrible! Si la nature vit encore en toi, ne supporte pas cela! Ne laisse pas le lit royal du Danemark servir de couche à la luxure et à l'inceste damné. Mais quelle que soit la voie par où tu poursuivras cette action, ne souille pas ta pensée, et ne laisse point ton âme projeter la moindre chose contre ta mère; abandonne-la au ciel et à ces épines qui habitent dans son sein pour la piquer et la percer. Adieu une fois pour toutes! Le ver luisant montre que le matin approche; sa flamme inefficace commence à pâlir. Adieu, adieu, adieu, souviens-toi de moi.

(Il sort.)

HAMLET.—O vous toutes, armées du ciel! ô terre! quoi de plus? dois-je vous associer aussi l'enfer? Arrête, arrête, mon coeur; et vous, mes nerfs, ne vieillissez pas tout à coup, mais soutenez-moi de toute votre roideur. Me souvenir de toi? Oui, pauvre âme, tant que la memoire conservera un siège dans ce crâne bouleversé. Me souvenir de toi? Oui, j'effacerai du registre de ma mémoire tous les vulgaires souvenirs qui m'étaient chers, toutes les sentences des livres, toutes les formes, toutes les impressions du passé que la jeunesse et l'observation y ont inscrites; sur les pages et dans tout le volume de mon cerveau, ton commandement seul vivra, dégagé de tout sujet moins noble... Oui, par le ciel!—O femme perverse entre toutes! O scélérat! scélérat! souriant et damné scélérat! Ici, mes tablettes! car il importe d'y noter qu'un homme peut sourire, et sourire, et être un scélérat. Je suis sûr, du moins, que cela peut être ainsi en Danemark (il écrit); vous y êtes, mon oncle. Et maintenant, à mon mot d'ordre! C'est: «Adieu, adieu, souviens-toi de moi.» Je l'ai juré.

HORATIO, derrière la scène.—Mon seigneur, mon seigneur!

MARCELLUS, derrière la scène.—Seigneur Hamlet!

HORATIO, derrière la scène.—Dieu le garde!

HAMLET.—Ainsi soit-il!

MARCELLUS, derrière la scène.—Holà! ho! ho! mon seigneur!

HAMLET.—Holà! oh, oh, petit! Viens, l'oiseau, viens!

(Horatio et Marcellus entrent.)

MARCELLUS.-Où en êtes-vous, mon noble seigneur?

HORATIO.—Quelles nouvelles, mon seigneur?

HAMLET.—Oh! prodigieuses!

HORATIO.—Mon bon seigneur! dites-les.

HAMLET.—Non; vous les révélerez.

HORATIO.—Pas moi, mon seigneur; par le ciel!

MARCELLUS.—Ni moi, mon seigneur.

HAMLET.—Qu'en dites-vous donc? Un coeur d'homme eût-il pu le croire?... Mais vous serez secrets?

HORATIO et MARCELLUS.—Oui, par le ciel, mon seigneur!

HAMLET.—Il n'y a nulle part, dans tout le Danemark, un scélérat... qui ne soit un fieffé coquin.

HORATIO.—Il n'est pas besoin, mon seigneur, d'un fantôme qui sorte du tombeau pour nous dire cela.

HAMLET.—Oui, vraiment, vous dites vrai, et par conséquent, sans aucun détail de plus, je tiens pour convenable que nous nous serrions la main et que nous nous séparions, vous, pour aller où vous conduiront vos affaires et vos penchants, car chaque homme a ses affaires et ses penchants, quels qu'ils soient; et moi, pour mon propre et pauvre compte, voyez-vous, j'irai prier.

HORATIO.—Ce ne sont que paroles d'égarement et de vertige, mon seigneur.

HAMLET.—Je suis fâché qu'elles vous offensent; sincèrement; oui, ma foi, sincèrement.

HORATIO.—Il n'y a point là d'offense, mon seigneur.

HAMLET.—Si fait, par saint Patrice! il y en a une, Horatio, et même une grande offense. Quant à cette vision, c'est un honnête fantôme, permettez-moi de vous dire cela; et pour ce qui est de votre désir de connaître ce qu'il y a entre nous, réprimez-le comme vous pourrez. Et maintenant, mes bons amis, comme camarades, compagnons d'armes et amis, accordez-moi une pauvre faveur.

HORATIO.—Qu'est-ce, mon seigneur? Nous le ferons.

HAMLET.—Ne faites jamais connaître ce que vous avez vu cette nuit.

HORATIO et MARCELLUS.—Mon seigneur, nous n'en dirons rien.

HAMLET.—Bien, mais jurez-le.

HORATIO.—Sur ma foi, monseigneur, ce ne sera pas moi.

MARCELLUS.—Ni moi, mon seigneur, sur ma foi.

HAMLET.—Sur mon épée.

MARCELLUS.—Nous avons déjà juré, mon seigneur.

HAMLET,—N'importe, sur mon épée; n'importe.

LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!

HAMLET.—Ah! ah! mon garçon, c'est ton avis? Es-tu là, bonne pièce? Allons, vous entendez le camarade, là-bas, à la cave; consentez à jurer.

HORATIO.—Dites la formule du serment, mon seigneur.

HAMLET.—Ne parlez jamais de ce que vous avez vu ici. Jurez par mon épée.

LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!

HAMLET.—Hic et ubique? Changeons donc de place. Venez ici, messieurs, et replacez vos mains sur mon épée. Jurez par mon épée de ne jamais parler de ce que vous avez entendu!

LE FANTOME, sous la terre.—Jurez par son épée!

HAMLET.—Bien dit, vieille taupe. Peux-tu travailler si vite sous terre? Un précieux mineur!... Allons encore plus loin, mes bons amis.

HORATIO.—Oh! par le jour et la nuit, voilà un prodige étrange!

HAMLET.—Faites-lui donc l'accueil qu'on fait à un étranger. Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, qu'il n'en est rêvé dans votre philosophie. Mais allons: ici comme auparavant, jurez que jamais (et en aide vous soit la miséricorde de Dieu!) si étrange et si bizarre que je puisse me montrer, comme je trouverai peut-être à propos par la suite de m'habiller d'un caractère fantasque, jamais, me voyant en de tels moments, vous ne croiserez les bras de la sorte, ni ne secouerez ainsi la tête, ni ne prononcerez quelqu'une de ces phrases équivoques, comme: «Bien, bien, nous savons;» ou: «Nous pourrions, si nous voulions...» ou: «Si nous avions envie de parler...» ou: «Si l'on pouvait, il y aurait...» ou telle autre parole ambiguë donnant à entendre que vous savez quelque chose de moi... Jurez vous cela?... Que la grâce et la miséricorde vous soient donc en aide au besoin!

LE FANTOME, sous la terre.—Jurez!

HAMLET.—Calme-toi, calme-toi, âme en peine!... Ainsi, messieurs, je me recommande à vous de toute mon affection, et tout ce qu'un aussi pauvre homme que Hamlet pourra faire pour vous exprimer son attachement et son amitié, Dieu aidant, ne vous manquera pas. Allons-nous en ensemble; et toujours le doigt sur les lèvres, je vous prie. Notre siècle est en désarroi. O fatalité maudite, que je sois jamais né pour le remettre en ordre! Allons, venez, partons ensemble.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




ACTE DEUXIÈME



SCÈNE I

Une chambre dans la maison de Polonius.

POLONIUS ET REYNALDO entrent.

POLONIUS.—Donnez-lui cet argent et ces lettres, Reynaldo.

REYNALDO.—Ainsi ferai-je, mon seigneur.

POLONIUS.—Vous serez sage à miracle, bon Reynaldo, si vous voulez bien, avant de lui faire visite, vous enquérir de sa conduite.

REYNALDO.—Mon seigneur, j'étais dans cette intention.

POLONIUS.—Bien dit, ma foi, très-bien dit. Suivez ceci, monsieur. Commencez-moi par demander quels Danois se trouvent à Paris, comment ils y sont, qui ils sont, leurs ressources, leur demeure, leurs compagnies, leurs dépenses; et quand, par cette enceinte continue de questions, en allant à la dérive, vous trouverez qu'on connaît mon fils, côtoyez de plus près, plutôt que d'aborder tout de suite par des questions particulières. Présentez-vous, par exemple, comme ayant de lui quelque lointaine connaissance. Ainsi, dites: «Je connais «son père et ses amis, et même lui un peu.» Vous comprenez cela, Reynaldo?

REYNALDO.—Oui, très-bien, mon seigneur.

POLONIUS.—«Et lui, un peu... mais,» pourrez-vous ajouter, «pas très-bien. Au reste, si c'est celui que je veux dire, il est fort dérangé, adonné à ceci, à cela.» Et alors mettez à sa charge tel conte bleu qu'il vous plaira. Ah ça! pourtant, rien d'assez bas pour le déshonorer. Prenez garde à cela, monsieur. Mais seulement cette légèreté, ce désordre, ces écarts ordinaires qui sont les compagnons notoires et bien connus de la jeunesse et de la liberté.

REYNALDO.—Comme de jouer, mon seigneur.

POLONIUS.—Oui; ou de boire, de bretailler, de jurer, de quereller, de courir les filles;... vous pouvez aller jusque-là.

REYNALDO.—Mon seigneur, cela le déshonorerait.

POLONIUS.—Ma foi, non, si vous savez, tout en l'accusant, tempérer la chose. Il ne faudra pas mettre à sa charge un surcroît de scandale, comme de le donner pour livré à la débauche-Ce n'est pas là ce que je veux dire. Mais murmurez si délicatement ses fautes qu'elles puissent passer pour les torts de la liberté, pour les éclairs et les éclats d'une âme en feu, pour une fougue naturelle au sang indompté dont tous, à cet âge, sentent les assauts.

REYNALDO.—Mais, mon bon seigneur...

POLONIUS.—Pourquoi je vous charge de faire cela?

REYNALDO.—Oui, mon seigneur, je voudrais le savoir.

POLONIUS.—Eh bien! monsieur, voici mon but; et ce stratagème, je crois, est d'un succès garanti. Quand vous aurez attribué à mon fils ces légers défauts, comme s'il s'agissait d'un objet qui, à Fuser, se serait un peu taché,—suivez-moi bien,—si le partenaire de votre entretien, celui que vous voudriez sonder, a jamais vu le jeune homme sur qui portent vos murmures coupable de quelqu'un des forfaits susdits, soyez assuré qu'il finira par vous dire en conclusion: «Mon bon monsieur,» ou «mon ami,» ou «monsieur,» selon la façon de parler ou le titre usité dans le pays, ou par la personne en question...

REYNALDO.—Très-bien, mon seigneur.

POLONIUS.—Et alors, monsieur, il dira que... il dira... qu'est-ce que j'étais en train de dire? Par la sainte messe! j'étais en train de dire quelque chose... où en suis-je resté?

REYNALDO.—Et il finira par dire, en conclusion...

POLONIUS.—Il finira par dire, en conclusion, oui, morbleu! il finira par vous dire: «Je connais ce gentilhomme, je l'ai vu hier ou l'autre jour, ou à tel moment, ou à tel autre, avec tel ou tel; et, comme vous dites, il était là à jouer; ou il avalait sa rasade, ou il avait une dispute à la paume;» ou peut-être: «je l'ai vu entrer dans une de ces maisons de commerce,» videlicet, un mauvais lieu,... ou telle autre chose. Voyez-vous maintenant? Le hameçon de votre mensonge prendra ainsi la carpe de la vérité; et, voilà comme, nous autres gens de bon sens et de pénétration, à force de machines et en essayant de biais, nous savons indirectement suivre notre direction. C'est ainsi, d'après mes instructions et mes avis ci-dessus, que vous en agirez avec mon fils. Y êtes-vous, ou n'y êtes-vous pas?

REYNALDO.—J'y suis, mon seigneur.

POLONIUS.—Dieu soit avec vous! Bon voyage.

REYNALDO.—Mon bon seigneur...

POLONIUS.—Observez ses penchants par vous-même.

REYNALDO.—Ainsi ferai-je, mon seigneur.

POLONIUS.—Et laissez-le chanter sa gamme.

REYNALDO.—Bien, mon seigneur.

(Il sort.)

(Ophélia entre.)

POLONIUS.—Adieu!—Qu'est-ce, Ophélia? De quoi s'agit-il?

OPHÉLIA.—Oh! mon seigneur, mon seigneur, j'ai été si effrayée!

POLONIUS.—De quoi, au nom du ciel?

OPHÉLIA.—Mon seigneur, comme j'étais à coudre dans mon cabinet, le seigneur Hamlet, avec son pourpoint tout défait, sans chapeau sur la tête, ses bas froissés, sans jarretières, et tombant, enroulés, jusque sur sa cheville, pâle comme sa chemise, ses genoux se heurtant l'un contre l'autre, et avec un regard d'une expression aussi pitoyable que s'il avait été détaché du fond de l'enfer pour faire un récit d'horreurs... il est venu se poser devant moi.

POLONIUS.—Fou pour l'amour de toi?

OPHÉLIA.—Mon seigneur, je ne sais pas; mais vraiment, je le crains.

POLONIUS.—Qu'a-t-il dit?

OPHÉLIA.—Il m'a prise par le poignet et m'a serrée très-fort; puis il s'écarte de toute la longueur de son bras, et tenant son autre main, ainsi, au dessus de son front, il tombe en une contemplation de mon visage comme s'il eût voulu le dessiner. Il est longtemps resté ainsi. Enfin,—une petite secousse à mon bras, et trois fois sa tête ainsi balancée de bas en haut,—il a poussé un soupir si pitoyable et si profond qu'il semblait devoir faire éclater tout son corps et mettre fin à son existence. Cela fait, il me laisse aller; et, la tête tournée par-dessus son épaule, il paraissait trouver son chemin sans ses yeux, car il a passé la porte sans leur secours, et jusqu'au dernier moment, il a tenu leur lumière tournée vers moi.

POLONIUS.—Allons, viens avec moi; je vais trouver le roi. C'est là, au vrai, le délire de l'amour qui se ravage lui-même par la violence qui lui appartient, et entraîne la volonté à des entreprises désespérées, aussi souvent que toute autre passion qui soit sous le ciel pour affliger notre nature. J'en suis fâché. Mais quoi? Lui avez-vous adressé dernièrement quelques paroles rudes?

OPHÉLIA.—Non, mon bon seigneur; mais, comme vous l'aviez commande, j'ai repoussé ses lettres, et j'ai refusé ses visites.

POLONIUS.—C'est cela qui l'a rendu fou. Je suis fâché de ne l'avoir pas observé avec plus d'attention et de discernement; je craignais que ce ne fût seulement une plaisanterie, et qu'il ne se proposât ton naufrage. Mais maudits soient mes soupçons jaloux! Il semble que ce soit le propre de notre âge de dépasser notre portée, en nos jugements, comme, parmi les gens plus jeunes, c'est le défaut commun de manquer de réflexion. Viens, allons vers le roi; ceci doit être connu, dont le secret gardé pourrait causer plus de peine que ne causera de haine cet amour révélé. Allons.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Un appartement dans le château.

LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ, GUILDENSTERN, SUITE, entrent.

LE ROI.—Soyez les bienvenus, cher Rosencrantz, et vous, Guildenstern! Outre le grand désir que, depuis longtemps, nous avions de vous voir, le besoin que nous avons de vos services a provoqué notre hâtif appel. Vous avez su quelque chose de la transformation de Hamlet; je dis transformation, car en lui ni l'homme extérieur ni l'intérieur ne ressemblent plus à ce qu'il était. Quelle pourrait être la cause, autre que la mort de son père, qui l'a jeté à ce point hors de toute conscience de lui-même, je ne saurais l'imaginer. Vous donc qui avez été dès un si jeune âge élevés avec lui, et qui, depuis lors, avez vécu si voisins de sa jeunesse et de ses goûts, je vous prie tous deux de vouloir bien consacrer à notre cour quelque peu de votre loisir, afin de l'attirer vers les plaisirs par votre compagnie, et de saisir, par tous les indices que le hasard vous permettra de glaner, s'il y a quelque motif à nous inconnu qui l'afflige ainsi, et qui, venant à être découvert, serait à portée de nos remèdes.

LA REINE.—Mes bons messieurs, il a beaucoup parlé de vous; et je suis sûre qu'il n'y a pas en ce monde deux hommes à qui il soit plus attaché. S'il vous plaît de nous montrer assez de courtoisie et de bon vouloir pour passer quelque temps avec nous, au secours et au profit de nos espérances, votre visite sera comblée de tous les remerciements qui conviennent à la gratitude d'un roi.

ROSENCRANTZ.—Vos Majestés pourraient, en vertu du souverain pouvoir qu'elles ont sur nous, donner à leur bon plaisir redouté la forme d'un ordre plutôt que d'une prière.

GUILDENSTERN.—Nous obéissons d'ailleurs tous les deux, et nous faisons ici hommage de nous-mêmes et de nos efforts tendus jusqu'au bout, mettant à vos pieds nos services pour être commandés par vous.

LE ROI.—Je vous remercie, Rosencrantz, et vous, aimable Guildenstern.

LA REINE.—Je vous remercie, Guildenstern, et vous, aimable Rosencrantz; et je vous conjure d'aller à l'instant voir mon fils, hélas! trop changé.—Que quelques-uns de vous conduisent ces messieurs là où est Hamlet.

GUILDENSTERN.—Que le ciel lui rende notre présence et nos soins agréables et salutaires!

LA REINE.—Hélas! Ainsi soit-il!

(Rosencrantz, Guildenstern et quelques hommes de la suite sortent.)

(Polonius entre.)

POLONIUS.—Les ambassadeurs sont revenus de Norwége, fort satisfaits, mon bon seigneur.

LE ROI.—Tu es toujours le père aux bonnes nouvelles.

POLONIUS.—Vraiment, mon seigneur? Soyez sûr, mon bon souverain, que je tiens mes services, comme je tiens mon âme, tout ensemble à la disposition de mon Dieu et de mon gracieux roi; et je pense (ou bien cette mienne cervelle ne sait plus suivre la piste d'une affaire aussi sûrement qu'elle en avait coutume) je pense que j'ai trouvé la vraie cause de la démence de Hamlet.

LE ROI.—Ah! dis-moi cela! Voilà ce qu'il me tarde d'entendre!

POLONIUS.—Donnez d'abord audience aux ambassadeurs; mes nouvelles seront le dessert après ce grand festin.

LE ROI.—Fais-leur toi-même les honneurs, et introduis-les. (Polonius sort.) Il me dit, ma chère Gertrude, qu'il a trouvé le point capital et la source de tout le dérangement de notre fils.

LA REINE.—Je doute qu'il y en ait une autre que cette grande cause: la mort de son père et l'extrême hâte de notre mariage.

(Polonius rentre avec Voltimand et Cornélius.)

LE ROI.—Bien! nous le sonderons.—Soyez les bienvenus, mes bons amis. Dites, Voltimand, que nous apportez-vous de la part de notre frère de Norwége?

VOLTIMAND.—La plus riche réciprocité de compliments et de voeux. Dès notre première démarche, il a envoyé l'ordre de suspendre les recrutements de son neveu, qui lui paraissaient être des préparatifs contre le Polonais; mais, y ayant mieux regardé, il les trouva réellement dirigés contre Votre Altesse. Alors, blessé de voir comment on avait abusé de sa maladie, de son âge, de son impuissance, il fait signifier ses ordres à Fortinbras, qui obéit sur-le-champ, reçoit les réprimandes du roi, et, finalement, fait serment devant son oncle de ne plus faire jamais essai de ses armes contre Votre Majesté. Sur quoi le vieux roi, débordé de joie, lui assigne un revenu annuel de trois mille écus, et lui donne commission d'employer contre le Polonais les soldats qu'il a levés auparavant. Ci-jointe une supplique (il remet un papier), que son contenu expliquera plus amplement, vous demandant qu'il vous plaise donner un libre passage à travers vos États pour cette expédition, sous telles conditions de sûreté et de bonne entente qui sont proposées ici.

LE ROI.—Cela nous convient fort, et à un moment de loisir plus réfléchi, nous lirons, nous répondrons, et nous aviserons à cette affaire. Cependant nous vous remercions de la peine que vous avez si bien su prendre: allez vous reposer; ce soir, nous festoierons ensemble; vous serez les très-bienvenus chez moi.

(Voltimand et Cornélius sortent)

POLONIUS.—Cette affaire est bien terminée. Mon souverain, et vous, madame, rechercher ce que doit être la majesté, ce qu'est l'obéissance, pourquoi le jour est le jour, la nuit, la nuit, et le temps, le temps, ce ne serait autre chose que perdre la nuit, le jour et le temps; donc... puisque la brièveté est l'âme de l'esprit, duquel l'anatomie et les fleurs de parade extérieure ne sont qu'ennui, je serai bref. Votre noble fils est fou. Fou je l'appelle, car vouloir définir au vrai la folie, qu'est-ce? si ce n'est n'être soi-même rien de moins que fou? Mais laissons cela.

LA REINE.—Plus de choses et moins d'art.

POLONIUS.—Madame, je vous jure que je n'emploie l'art aucunement. Que votre fils est fou, cela est vrai. Il est vrai que c'est une pitié. Et c'est une pitié que cela soit vrai. Sotte figure de rhétorique. Mais disons-lui adieu, car je ne veux pas employer l'art. Ainsi, accordons qu'il est fou; et maintenant il nous reste à trouver la cause de cet effet, ou, pour mieux dire, la cause de ce méfait, car cet effet est un méfait qui vient d'une cause. Voilà ce qui demeure démontré, et voici ce qui reste à démontrer. Pesez bien tout. J'ai une fille; je l'ai, puisqu'elle est encore à moi; une fille qui, dans son respect et son obéissance, suivez bien, m'a remis ceci. Maintenant, résumez et concluez...

A la céleste idole de mon âme, à la bienheureuse beauté Ophélia...

C'est une mauvaise phrase, une phrase vulgaire. «Bienheureuse beauté» est un mot vulgaire. Mais écoutez; poursuivons.

Puissent, dans sa parfaite et blanche poitrine, ces paroles, etc.

LA REINE.—Ceci lui a été adressé par Hamlet?

POLONIUS.—Ma bonne dame, attendez un moment, je serai exact.

(Il lit.)

Doute que les étoiles soient de feu,

Doute que le soleil tourne,

Doute que la vérité ne puisse être un mensonge5,

Mais ne doute jamais de mon amour.

O chère Ophélia! je suis mal à l'aise dans ce mètre; je n'ai pas l'art de calculer la longueur de mes gémissements. Mais que je t'aime bien, oh! parfaitement bien, crois-le. Adieu.

A toi pour toujours, dame chérie, tant que cette machine mortelle lui appartiendra.

HAMLET.

C'est là ce que ma fille, par obéissance, m'a montré; et de plus, les instances de votre fils, à quelles dates, de quelles manières et en quels lieux elles se produisirent, elle a tout confié à mon oreille.

Note 5: (retour)

Ceci est vague. Mais pourquoi le traducteur prendrait-il parti quand l'auteur a laissé la pensée en suspens? Le texte porte:

Doubt thou, the stars are fire;

Doubt that the sun doth move;

Doubt truth to be a liar;

But never doubt I love.

Le verbe anglais to doubt signifie tantôt douter, tantôt soupçonner. Fallait-il traduire le troisième vers par: «Soupçonne la vérité d'être une menteuse»—ou par: «Doute que la vérité soit une menteuse?» Les deux sens sont dans le texte; il fallait les garder dans la traduction, confondus et même confus. N'enlevons jamais au langage de Hamlet, surtout à partir du second acte, après qu'il a vu le spectre, appris le crime et conçu la vengeance, après qu'il a annoncé à ses amis l'intention de feindre un caractère fantasque, après que le roi l'a dépeint comme tout transformé et malade, n'enlevons jamais à son langage ni un trait de brusquerie, ni une goutte d'amertume, ni une ombre d'obscurité. Hamlet dit-il que le vrai est vrai, ou que ce qu'on appelle ainsi n'est que mensonge? Est-ce un axiome de sens commun ou un axiome de scepticisme subtil et triste qu'il propose à Ophélia? Est-ce à la certitude de la vérité ou à la vérité de l'incertitude qu'il compare et préfère l'évidence de son amour? Qui sait? Mais quoi qu'il en soit, voulue ou fortuite, la confusion des deux sens est de Shakspeare. On dirait volontiers qu'Ophélia, en lisant ce vers, l'a compris dans le sens le plus simple, et que Hamlet l'avait écrit dans l'autre sens, le plus dérobé et le plus désolé.

LE ROI.—Mais comment a-t-elle reçu son amour?

POLONIUS.—Quelle idée avez-vous de moi?

LE ROI.—L'idée d'un homme fidèle et honorable.

POLONIUS.—Je ne demanderais, sur ce point, qu'à faire mes preuves. Mais que pourriez-vous penser si, lorsque j'ai vu ce chaleureux amour prendre son essor (car je m'en suis aperçu, je dois vous le dire, avant que ma fille m'eût parlé), que pourriez-vous penser de moi, vous et sa gracieuse Majesté la reine ici présente, si j'avais joué le rôle inerte d'un pupitre ou d'un portefeuille, ou si j'avais laissé mon coeur travailler sourdement et silencieusement, ou si j'avais regardé cet amour d'un oeil nonchalant? Que pourriez-vous penser? Non, je me suis rondement mis en besogne; et j'ai parlé ainsi à ma jeune damoiselle: «Le seigneur Hamlet est un prince au-dessus de ta sphère; ceci ne doit pas être.» Et alors je lui ai donné pour préceptes de se tenir enfermée hors de ses atteintes, de n'admettre aucun messager, de ne recevoir aucun cadeau. Cela fait, elle a recueilli le fruit de mes avis, et lui (pour vous faire une courte histoire), se voyant rebuté, est tombé dans la tristesse; de là dans le dégoût; de là dans l'insomnie; de là dans la faiblesse; de là dans les rêveries flottantes, et, par ce déclin, dans la folie, où maintenant il s'égare, et qui nous met tous en deuil.

LE ROI.—Pensez-vous que ce soit cela?

LA REINE.—Cela peut être, très-vraisemblablement.

POLONIUS.—Est-il arrivé une seule fois (je voudrais bien le savoir) que j'aie dit positivement: cela est, et que cela se soit trouvé autrement?

LE ROI.—Non, pas que je sache.

POLONIUS, montrant sa tête et ses épaules.—Ôtez ceci de là, si cela est autrement. Pourvu que je sois guidé par les circonstances, je trouverai le point où la vérité est cachée, fût-elle cachée, en vérité, dans le centre de la terre.

LE ROI.—Comment pourrons-nous pousser plus loin l'enquête?

POLONIUS.—Vous savez que, parfois, il se promène quatre heures de suite ici, dans la galerie.

LA REINE.—Il s'y promène, en effet.

POLONIUS.—Dans un de ces moments-là je lui lâcherai ma fille; soyons alors, vous et moi, derrière une tapisserie; observez leur rencontre; s'il ne l'aime pas et si ce n'est pas ce qui l'a fait déchoir de la raison, ne me laissez plus être conseiller d'un royaume, envoyez-moi gouverner une ferme et des charretiers.

LE ROI.—Nous essayerons cela.

(Hamlet entre en lisant.)

LA REINE.—Mais regardez de quel air de tristesse le pauvre malheureux vient en lisant.

POLONIUS.—Éloignez-vous, je vous en conjure, éloignez-vous tous deux; je vais l'aborder sur-le-champ: oh! donnez-moi carte blanche. (Le roi, la reine et leur suite sortent.) Comment va mon bon seigneur Hamlet?

HAMLET.—Bien, Dieu merci!

POLONIUS.—Me connaissez-vous, mon seigneur?

HAMLET.—Parfaitement bien: vous êtes un marchand de poisson.

POLONIUS.—Non pas moi, mon seigneur.

HAMLET.—En ce cas, je voudrais que vous fussiez un aussi honnête homme.

POLONIUS.—Honnête, mon seigneur?

HAMLET.—Oui, monsieur; être honnête, au train dont va ce monde, c'est être un homme trié sur dix mille.

POLONIUS.—C'est très-vrai, mon seigneur.

HAMLET.—Car si le soleil engendre des vers dans un chien mort,—lui qui est un dieu, baisant une charogne...—avez-vous une fille?

POLONIUS.—J'en ai une, mon seigneur.

HAMLET.—Ne la laissez pas se promener au soleil. La conception est une bonne chose: mais quant à la façon dont votre fille pourrait concevoir.... ami, prenez-y garde.

POLONIUS.—Qu'entendez-vous par là? (A part.) Encore son refrain sur ma fille! Cependant il ne m'a pas reconnu d'abord; il a dit que j'étais un marchand de poisson. Il n'y est plus, il n'y est plus! A vrai dire, dans ma jeunesse, j'ai subi bien des extrémités par le fait de l'amour; à bien peu de chose près autant que ceci. Je veux lui parler encore. Que lisez-vous, mon seigneur?

HAMLET.—Des mots, des mots, des mots!

POLONIUS.—De quoi est-il question, mon seigneur?

HAMLET.—Question? Entre qui?

POLONIUS.—Je veux dire dans le livre que vous lisez, mon seigneur.

HAMLET.—Des calomnies, monsieur; car ce maraud de satirique dit que les vieillards ont des barbes grises; que leurs figures sont ridées; que leurs yeux sécrètent une ambre épaisse et comme une gomme de prunier, et qu'ils ont une abondante absence d'esprit, avec des jarrets très-faibles. Tout cela, monsieur, bien que j'y croie de tout mon pouvoir et de toute ma puissance, je tiens pourtant qu'il n'y a pas d'honnêteté à l'avoir ainsi couché par écrit; car vous-même, monsieur, vous serez aussi vieux que je le suis, si jamais, comme un crabe, vous pouvez aller à reculons.

POLONIUS, à part.—Quoique ce soient des folies, il y a pourtant de la suite là-dedans. Voulez-vous changer d'air, mon seigneur, et venir ailleurs?

HAMLET.—Dans mon tombeau?

POLONIUS.—Ce serait assurément changer d'air tout à fait. Comme ses répliques sont parfois grosses de sens! Heureux hasards, où souvent la folie frappe en plein, tandis que la raison et les saines pensées ne seraient pas aussi chanceuses à bien s'exprimer! Je vais le laisser et aviser sur-le-champ aux moyens d'amener une rencontre entre lui et ma fille. Mon honorable seigneur, je prendrai très-humblement congé de vous.

HAMLET.—Vous ne pouvez, monsieur, rien prendre de moi dont je fasse plus volontiers l'abandon... si ce n'est ma vie, si ce n'est ma vie, si ce n'est ma vie!

POLONIUS.—Adieu, mon seigneur.

HAMLET.—Ces ennuyeux vieux fous!

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

POLONIUS.—Vous cherchez le seigneur Hamlet; il est ici.

ROSENCRANTZ, à Polonius.—Dieu vous garde, monsieur!

(Polonius sort.)

GUILDENSTERN.—Mon honoré seigneur!...

ROSENCRANTZ.—Mon très-cher seigneur!...

HAMLET.—Mes bons, mes excellents amis! comment vas-tu, Guildenstern? Ah! Rosencrantz! Bons compagnons, comment allez-vous tous les deux?

ROSENCRANTZ.—Comme le vulgaire des enfants de la terre.

GUILDENSTERN.—Heureux par cela même que nous ne sommes pas trop heureux. Nous ne sommes pas précisément le plus beau fleuron que la fortune porte à sa toque.

HAMLET.—Ni les semelles que foulent ses souliers?

ROSENCRANTZ.—Non, mon seigneur.

HAMLET.—Alors vous vivez près de sa ceinture, dans le centre de ses faveurs?

GUILDENSTERN.—Oui, ma foi! nous sommes de ses amis privés.

HAMLET.—Logés dans le secret giron de la fortune? Oh! oui, cela est vrai. C'est une catin. Quelles nouvelles?

ROSENCRANTZ.—Aucune, mon seigneur; si ce n'est que le monde est devenu honnête.

HAMLET.—Alors le jugement dernier est proche; mais votre nouvelle n'est pas vraie. Laissez-moi vous faire une question plus particulière: qu'avez-vous donc fait à la fortune, mes bons amis, pour qu'elle vous envoie en prison ici?

GUILDENSTERN.—En prison, mon seigneur?

HAMLET.—Le Danemark est une prison.

ROSENCRANTZ.—Alors le monde en est une aussi.

HAMLET.—Une grande prison, dans laquelle il y a beaucoup de caveaux, de basses fosses et de cachots: le Danemark est un des pires.

ROSENCRANTZ.—Nous ne pensons pas ainsi, mon seigneur.

HAMLET.—Soit! c'est donc que, pour vous, le Danemark n'est pas un cachot; car il n'y a de bien et de mal que selon l'opinion qu'on a. Pour moi, c'est une prison.

ROSENCRANTZ.—Soit! C'est donc votre ambition qui vous le fait paraître ainsi; il est trop étroit pour votre âme.

HAMLET.—O Dieu! je pourrais être enfermé dans une coque de noix, et m'estimer roi d'un espace infini, n'était que j'ai de mauvais rêves.

GUILDENSTERN.—Lesquels rêves sont assurément l'ambition; car la substance même des ambitieux n'est rien de plus que l'ombre d'un rêve.

HAMLET.—Un rêve lui-même n'est qu'une ombre.

ROSENCRANTZ.—Assurément, et je tiens que l'ambition est d'une essence si aérienne et si légère qu'elle n'est que l'ombre d'une ombre.

HAMLET.—En ce cas nos gueux sont des corps réels, et nos monarques et nos grands héros qui n'en finissent pas sont des ombres de gueux.—Irons-nous à la cour? car, par ma foi, je ne suis pas en état de raisonner.

ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN.—Nous y serons de votre suite.

HAMLET.—Il ne s'agit pas de cela; je ne veux point vous ranger avec le reste de mes serviteurs, car à vous parler en honnête homme, je suis terriblement accompagné. Mais dites-moi,—pour aller droit par les sentiers battus de l'amitié,—que venez-vous faire à Elseneur?

ROSENCRANTZ.—Vous voir, mon seigneur, pas d'autre motif.

HAMLET.—Gueux comme je le suis, je suis pauvre même en remerciements, mais je vous remercie, et soyez sûrs, mes chers amis, que mes remerciements sont trop chers à un sou. Ne vous a-t-on pas envoyé chercher? Est-ce votre propre penchant? est-ce une visite de plein gré? Allons, allons! agissez en toute justice avec moi. Allons, allons! en vérité, parlez!

GUILDENSTERN.—Que pourrions-nous dire, mon seigneur?

HAMLET.—Quoi que ce soit, mais que cela aille au fait. On vous a envoyé chercher, et il y a une sorte de confession dans vos regards que votre pudeur n'a pas l'habileté de colorer. Je le sais, le bon roi et la reine vous ont envoyé chercher.

ROSENCRANTZ.—A quelle fin, mon seigneur?

HAMLET.—C'est ce que vous avez à m'apprendre. Mais permettez-moi de vous conjurer, par les droits de notre camaraderie, par l'harmonie de notre jeunesse, par les devoirs de notre tendresse toujours maintenue, et par tous les motifs encore plus touchants qu'un meilleur orateur pourrait invoquer auprès de vous, soyez simples et droits envers moi: vous a-t-on envoyé chercher, oui ou non?

ROSENCRANTZ, à Guildenstern.—Que dites-vous?

HAMLET, à part.—Bon! j'ai déjà un aperçu sur votre compte. (Haut). Si vous m'aimez, ne me tenez pas rigueur.

GUILDENSTERN.—Mon seigneur, on nous a envoyé chercher.

HAMLET.—Je vais vous dire pourquoi. Ainsi mes aveux anticipés vous dispenseront de vos confidences, et votre discrétion envers le roi et la reine n'aura pas à muer d'une seule plume. J'ai, depuis peu (mais pourquoi? je ne sais), perdu toute ma gaieté, laissé là tous mes exercices accoutumés; et en vérité, il y a tant d'accablement dans ma disposition, que ce vaste assemblage, la terre, me semble un promontoire stérile; que cet admirable pavillon, l'air, voyez-vous, ce firmament hardiment suspendu, cette majestueuse voûte incrustée de flammes d'or, eh bien! cela ne me parait rien autre chose qu'un immonde et pestilentiel amas de vapeurs. Quel chef-d'oeuvre que l'homme! combien noble par la raison! combien infini par les facultés! combien admirable et expressif par la forme et les mouvements! dans l'action combien semblable aux anges! dans les conceptions combien semblable à un dieu! Il est la merveille du monde, le type suprême des êtres animés! Eh bien! à mes yeux, qu'est-ce que cette quintessence de la poussière? L'homme ne me charme pas, ni la femme non plus, quoique par votre sourire vous paraissiez me démentir.

ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il n'y avait rien de cela dans mes pensées.

HAMLET.—Pourquoi donc avez-vous ri, lorsque j'ai dit: «L'homme ne me plaît pas?»

ROSENCRANTZ.—Parce que je me disais, mon seigneur,—si l'homme ne vous plaît pas,—quel maigre accueil les comédiens recevront de vous! Nous les avons rencontrés en chemin; ils viennent ici vous offrir leurs services.

HAMLET.—Celui qui joue le roi sera le bienvenu; Sa Majesté aura un tribut de moi; l'aventureux chevalier pourra faire usage de son fleuret et de son écu; l'amoureux ne soupirera pas gratis; le bouffon pourra achever tranquillement son rôle; le niais fera rire ceux-là même dont les poumons sont secoués par une toux sèche, et la princesse nous contera ses sentiments en toute liberté, dût le vers blanc boiter pour la suivre. Quels sont ces comédiens?

ROSENCRANTZ.—Ceux-là même que vous aviez coutume de voir avec plaisir, les tragédiens de la Cité.

HAMLET.—Et par quel hasard sont-ils devenus ambulants? Leur résidence fixe, autant pour la réputation que pour le profit, valait mieux à tous égards.

ROSENCRANTZ.—Je pense que leur empêchement vient de la récente innovation.

HAMLET.—Se maintiennent-ils dans la même estime que lorsque j'étais en ville? Sont-ils aussi suivis?

ROSENCRANTZ.—Non, en vérité, ils ne le sont pas.

HAMLET.—D'où vient cela? Est-ce qu'ils se rouillent?

ROSENCRANTZ.—Non, leurs efforts n'ont rien perdu de leur allure accoutumée. Mais il y a, monsieur, une nichée d'enfants, de fauconneaux à la brochette, qui piaillent à force tout au haut du dialogue, et sont claqués à outrance pour cela; ils sont aujourd'hui à la mode, et ils ont tant décrié le théâtre ordinaire (c'est ainsi qu'ils l'appellent) que beaucoup de gens portant l'épée ont peur des plumes d'oie et n'osent presque plus y venir.

HAMLET.—Comment, sont-ce des enfants? Qui les entretient? Comment est réglé leur écot? Poursuivront-ils cette profession aussi longtemps seulement qu'ils pourront chanter? Ne diront-ils point, par la suite, s'ils arrivent eux-mêmes à être comédiens ordinaires (ainsi que cela est vraisemblable, s'ils n'ont rien de mieux à faire), que les auteurs de leur troupe leur ont fait tort, en les faisant d'avance déclamer contre leur futur héritage?

ROSENCRANTZ.—Ma foi! il y a eu beaucoup à faire de part et d'autre, et la nation estime que ce n'est pas un péché de les exciter à la dispute. Il n'y a eu pendant un temps point d'argent à gagner avec une pièce, à moins que le poëte et le comédien n'en vinssent à se gourmer avec leurs rivaux en plein dialogue.

HAMLET.—Est-il possible?

GUILDENSTERN.—Oh! il y a eu déjà beaucoup d'effusion de cervelles.

HAMLET.—Sont-ce les enfants qui l'emportent?

ROSENCRANTZ.—Oui, mon seigneur, ils emportent tout, Hercule et son fardeau avec lui6.

Note 6: (retour) Tout ce passage n'est qu'un tissu d'allusions à l'histoire des divers théâtres qui s'étaient établis peu avant la représentation de Hamlet, et où les enfants de choeur de l'église de Saint-Paul et de la chapelle royale d'Élisabeth faisaient concurrence à la troupe de Shakspeare. Ce n'est pas seulement de leur concurrence que Shakspeare se plaint, mais aussi des abus et des désordres qui s'étaient introduits sur la scène avec les nouveaux acteurs. Les attaques personnelles y avaient pris toute licence. On voit dans l'Apologie des acteurs, par Heywood, publiée en 1612, «que l'État, la cour, la loi, la cité et leurs gouvernements» n'étaient aucunement épargnés et que certains auteurs «mettaient leurs amères invectives dans les bouches enfantines, comptant que la jeunesse des comédiens aurait le privilége de faire passer ces particularités violentes contre les humeurs diverses d'hommes privés et vivants, nobles ou autres.» Mais le succès fit bientôt scandale; une partie du public se dégoûta et s'éloigna; les représentations des enfants furent interdites de 1591 à 1600, et les autres troupes souffrirent tour à tour de la vogue et du décri de leurs jeunes rivaux, des règlements sévères auxquels ils donnèrent lieu et de leur retour sur la scène. Le théâtre de Shakspeare était le théâtre du Globe et avait pour enseigne Hercule portant le monde.

HAMLET.—Ce n'est pas fort étrange, car mon oncle est roi de Danemark; et ceux qui, du vivant de mon père, lui auraient fait la moue, donnent maintenant vingt, quarante, cinquante, cent ducats par tête pour avoir son portrait en miniature. Par la sambleu! il y a là quelque chose qui est plus que naturel; si la philosophie pouvait le découvrir!

(On entend une fanfare de trompette derrière le théâtre.)

GUILDENSTERN.—Ce sont les comédiens.

HAMLET.—Messieurs, vous êtes les bienvenus à Elseneur. Vos mains. Approchez: la marque ordinaire d'un bon accueil, ce sont les compliments et les cérémonies; permettez que je vous traite de cette façon, de peur que mes manières, en recevant les comédiens, à qui je dois, je vous en préviens, montrer beaucoup d'égards, ne paraissent plus polies qu'envers vous. Vous êtes les bienvenus; mais cet oncle qui est mon père, et cette tante qui est ma mère, sont abusés.

GUILDENSTERN.—En quoi, mon cher seigneur?

HAMLET.—Je ne suis fou que lorsque le vent est nord-nord-ouest; quand le vent est au sud, je distingue très bien un faucon d'un héron.

(Polonius entre.)

POLONIUS.—Grand bien vous fasse, messieurs.

HAMLET.—Écoutez, Guildenstern... et vous aussi... pour chaque oreille un auditeur... ce grand marmot que vous voyez là n'est pas encore hors du maillot.

ROSENCRANTZ.—Peut-être y est-il revenu, car on dit que le vieillard est une seconde fois enfant.

HAMLET.—Je vous fais ma prophétie qu'il vient pour me parler des comédiens; garde à vous!... Vous avez raison, monsieur; lundi matin, c'est bien cela, en vérité.

POLONIUS.—Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.

HAMLET.—«Mon seigneur, j'ai des nouvelles à vous apprendre.» Du temps que Roscius était acteur à Rome...

POLONIUS.—Les acteurs sont ici, mon seigneur.

HAMLET.—Bah! bah!

POLONIUS.—Sur mon honneur.

HAMLET.—Alors arrive chaque acteur sur son âne...

POLONIUS.—Les meilleurs acteurs du monde, pour la tragédie, pour la comédie, le drame historique, la pastorale comique, l'histoire pastorale, la tragédie historique, la tragi-comédie, les pièces avec unité, ou les poëmes sans règles, Sénèque ne peut être trop lourd, ni Plaute trop léger pour eux; pour le genre régulier, comme pour le genre libre, ils n'ont pas leurs pareils.

HAMLET.—O Jephté, juge d'Israël! Quel trésor tu avais!

POLONIUS.—Quel trésor avait-il, mon seigneur?

HAMLET.—Quel trésor!

Une fille très-belle, et rien de plus,

Il l'aimait mieux que bien.

POLONIUS, à part.—Encore question de ma fille!

HAMLET.—Ne suis-je pas dans le vrai, vieux Jephté?

POLONIUS.—Si vous m'appelez Jephté, mon seigneur, j'ai une fille que j'aime mieux que bien.

HAMLET.—Non, cela ne fait pas suite.

POLONIUS.—Qu'est-ce donc qui fait suite, mon seigneur?

HAMLET.—Eh bien!

Comme par hasard,

Dieu le sait!....

Et puis vous savez:

Il advint donc,

Comme on pouvait le croire?

Le premier couplet de la pieuse complainte vous en apprendra plus long, car, regardez! voici venir mon interruption. (Quatre ou cinq comédiens entrent.) Vous êtes les bienvenus, mes maîtres, tous les bienvenus.—Je suis enchanté de te voir bien portant.—Bonjour, mes bons amis.—Oh! mon vieil ami, qu'est-ce donc? ta tête a pris de la frange depuis la dernière fois que je t'ai vu; viens-tu en Danemark pour me faire la barbe? Eh quoi! ma jeune dame et princesse, par Notre-Dame! Votre Seigneurie est plus près du ciel que la dernière fois où je vous vis, de toute la hauteur d'un socque à l'italienne! Dieu veuille que votre voix, comme une pièce d'or qui n'a plus cours, ne se soit pas fêlée au delà de l'anneau7! Mes maîtres, vous êtes tous les bienvenus. Allons, sus tout de suite, sus, comme des fauconniers de France, et volons au premier gibier que nous voyons. Il nous faut une tirade à l'instant; donnez-nous un avant-goût de votre talent; allons, quelque tirade passionnée.

Note 7: (retour) Cela s'adresse à un jeune acteur chargé des rôles de femmes. Hamlet, le voyant grandi, suppose que sa voix a mué ou va muer et le rendre impropre à ses anciens rôles. C'était la règle, en Angleterre, qu'une pièce d'or n'avait plus cours quand elle était entamée par quelque fêlure au delà du cercle dont l'effigie était entourée.

LE PREMIER COMÉDIEN.—Quelle tirade, mon seigneur?

HAMLET.—Je t'ai entendu une fois dire une tirade, mais elle n'a jamais été jouée sur le théâtre, ou si elle l'a été, elle n'est pas allée au delà d'une fois; car la pièce, je m'en souviens, ne plaisait pas à la multitude; c'était du caviar pour le plus grand nombre8; mais, à mon avis, et selon d'autres personnes dont les jugements en cette matière donnent le ton aux miens de bien plus haut, c'était une excellente pièce; des scènes bien filées, écrites avec autant de réserve que de finesse. Je me souviens que quelqu'un disait qu'il n'y avait point d'épices dans les vers pour donner à la pensée du montant, ni dans les phrases une pensée qui pût convaincre l'auteur d'affectation; il disait que c'était une oeuvre d'un goût estimable, aussi saine que douce, et bien plutôt belle que parée9. Il y avait surtout un morceau que j'aimais beaucoup; c'était le récit d'Enée à Didon, et surtout le passage où il parle du meurtre de Priam. Si cela vit encore en votre mémoire, commencez à ce vers,... voyons un peu, voyons:

Le hérissé Pyrrhus, pareil à la bête hyrcanienne....

Note 8: (retour) Le caviar, connu depuis peu des Anglais au temps de Shakspeare, faisait les délices des gourmets raffinés, et Ben Jonson a souvent tourné en ridicule l'importance de ces friandises exotiques, anchois, macaroni, caviar, etc.
Note 9: (retour) Les commentateurs sont une race d'hommes à part et capables de tout; il faut être convaincu de cela par avance pour en croire ses yeux, quand on voit un des plus savants et plus fervents interprètes anglais de Shakspeare prétendre qu'il n'y a point d'ironie dans les remarques de Hamlet que nous venons de traduire, ni de parodie dans les tirades qui vont suivre. Autant dire que Molière était de l'avis de Philinte, et non de l'avis d'Alceste, à propos du sonnet d'Oronte. On verra plus loin (acte III, sc. II) ce que Shakspeare pensait des acteurs emphatiques. Ici nous avons son opinion sur les écrivains ampoulés et précieux. Que Shakspeare lui-même soit parfois tombé, en courant, dans quelques-uns des défauts qu'il raille ainsi, on doit l'avouer; mais on n'en doit pas conclure que, de sang-froid, et chez les autres, il ait admiré ces défauts systématiquement entassés et sans aucune beauté qui les compensât. Chacun des éloges mis ici dans la bouche de Hamlet est une contre-vérité sous la plume de Shakspeare. Hamlet annonce comme simples et mesurés les vers où Shakspeare a imité la violence et les faux ornements du style à la mode. A quel point l'intention est satirique et son imitation exacte, on en peut juger par ce fragment de la pièce qu'il a parodiée: Didon, reine de Carthage, tragédie de Christophe Marlowe et de Thomas Nash. Ænée raconte à Didon comment Pyrrhus, dans le palais royal de Troie, répondit aux larmes de Priam et d'Hécube: «N'étant pas du tout ému, souriant de leurs larmes, ce boucher, tandis que Priam tenait encore les mains levées, lui marcha sur la poitrine, et de son épée lui fit voler les mains.... Aussitôt la reine frénétique sauta aux yeux de Pyrrhus, et, se suspendant par les ongles à ses paupières, prolongea un peu la vie de son époux; mais à la fin les soldats la tirèrent par les talons et la balancèrent, haletante, dans le vide qui envoya un écho au roi blessé; alors celui-ci souleva du sol ses membres alités et aurait voulu se colleter avec le fils d'Achille, oubliant à la fois son manque de forces et son manque de mains. Pyrrhus le dédaigne; il balaye autour de lui, avec son épée, dont le choc a fait tomber le vieux roi, et depuis le nombril jusqu'à la gorge, d'un seul coup, il fend le vieux Priam. Au dernier soupir du mourant, la statue de Jupiter commença à baisser son front de marbre, comme en haine de Pyrrhus et de sa méchante action; mais lui, insensible, il prit le drapeau de son père, le plongea dans le sang froid et glacé du vieux roi, et courut eu triomphe vers les rues; il ne put passer à cause des hommes tués: alors, appuyé sur son épée, il se tint aussi immobile qu'une pierre, contemplant le feu dont brûlait la riche Ilion.» Mais, n'êtes-vous pas de l'avis de Didon qui s'écrie, dès que les mains de Priam sont coupées: «Oh! arrêtez.... Je n'en puis entendre davantage?»

Ce n'est pas cela; cela commence par Pyrrhus.

Le hérissé Pyrrhus, dont les armes de sable, noires comme son projet, ressemblaient à la nuit quand il était couché dans le sinistre cheval, porte maintenant ces redoutables et noires couleurs barbouillées d'un blason plus lugubre: de pied en cap, maintenant il est tout gueules, horriblement colorié du sang des pères, des mères, des filles, des fils, cuit et empâté par les rues brûlantes qui prêtent une tyrannique et damnée lueur au meurtre de leur seigneur et maître. Rôti dans son courroux et dans ces flammes, et ainsi bardé de caillots coagulés, avec des yeux semblables à des escarboucles, l'infernal Pyrrhus cherche le vieil ancêtre Priam....»

Continuez, à présent.

POLONIUS.—Devant Dieu! mon seigneur, bien déclamé, avec bon accent et bon discernement!

LE PREMIER COMÉDIEN.—Bientôt il le trouve lançant des coups trop courts aux Grecs; son antique épée, rebelle à son bras, demeure où elle tombe et désobéit au commandement. Inégal adversaire, Pyrrhus pousse à Priam; dans sa rage, il frappe à côté; mais rien qu'au sifflement et au vent de sa féroce épée, le père énervé tombe. Alors l'insensible Ilion, qu'on dirait ému par ce coup, s'affaisse sur sa base avec ses sommets enflammés, et, avec un hideux fracas, fait prisonnière l'oreille de Pyrrhus; car voici: son épée qui allait s'abattant sur la tête, blanche comme le lait, du respectable Priam, sembla adhérer à l'air et s'y fixer. Pyrrhus donc, ainsi qu'un tyran en peinture, s'arrêta, et comme s'il eût été une personne neutre en présence de sa volonté et de ses intérêts, il ne fit rien. Mais comme nous voyons souvent, à l'approche de quelque orage, un silence dans les cieux, les nuées arrêtées, les hardis aquilons sans parole, et, au-dessous, le globe aussi muet que la mort, et tout à coup l'effroyable tonnerre déchirant toute la contrée; ainsi, après cette pause de Pyrrhus, un réveil de vengeance le ramène à l'oeuvre, et jamais les marteaux des Cyclopes ne tombèrent sur l'armure de Mars, forgée pour être mise à l'épreuve de l'éternité, avec moins de remords que l'épée sanglante de Pyrrhus ne tombe maintenant sur Priam. Hors d'ici, hors d'ici, toi, prostituée, ô Fortune! Et vous tous, ô dieux! assemblés en synode général, ôtez-lui son pouvoir; brisez tous les rayons et toutes les jantes de sa roue, et faites-en rouler le moyeu arrondi sur la pente des collines du ciel, aussi bas que chez les démons!

POLONIUS.—Ce discours est trop long.

HAMLET.—Il ira chez le barbier en même temps que votre barbe. Je t'en prie, continue; il lui faut quelque gigue ou quelque conte de mauvais lieu; sans cela il s'endort; continue. Passons à Hécube.

LE PREMIER COMÉDIEN.—Mais celui (ah! malheur!) qui aurait vu la reine encapuchonnée...

HAMLET.—La reine encapuchonnée!

POLONIUS.—Est-ce bien? Oui, «reine encapuchonnée» est bien.

LE PREMIER COMÉDIEN.—...courir, pieds nus, çà et là, et, du flux aveugle de ses yeux, menacer les flammes—ayant un chiffon sur sa tête où naguère se tenait le diadème—et en manière de robe, autour de ses reins décharnés et tout fourbus par trop d'enfantements, une courtepointe ramassée dans l'alarme de la peur,—celui qui eût vu cela aurait, avec une langue infusée de venin, prononcé contre l'empire de la fortune le grief de haute trahison. Mais si les dieux eux-mêmes l'avaient vue alors, quand elle vit Pyrrhus se faire un jeu malicieux de réduire en hachis, à coups d'épée, le corps de son mari, le soudain éclat de clameurs qu'elle fit (à moins que les choses mortelles ne les émeuvent pas du tout) aurait pu traire les yeux brûlants du ciel et toute la passion qui est dans les dieux.

POLONIUS.—Regardez s'il n'a pas changé de couleur; il a les larmes aux yeux. Je t'en prie, restons-en là.

HAMLET.—C'est bon! je te ferai bientôt déclamer le reste. Mon bon seigneur, voulez-vous veiller à ce que les comédiens soient bien pourvus? Vous entendez, il faut en user bien avec eux, car ils sont l'essence et la chronique abrégée des temps. Il vaudrait mieux pour vous avoir une méchante épitaphe après votre mort, que d'être maltraité par eux durant votre vie.

POLONIUS.—Mon seigneur, je les traiterai selon leur mérite.

HAMLET.—Eh! l'homme! beaucoup mieux, par la tête-bleu! Traitez-moi chaque homme selon son mérite, et qui donc, en ce cas, échappera aux étrivières? Traitez-les selon votre propre rang et votre dignité; moindres seront leurs droits, plus méritoire sera votre bonté. Emmenez-les.

POLONIUS.—Venez, messieurs.

HAMLET.—Suivez-le, mes amis; nous verrons une pièce demain. Écoute, mon vieil ami: pouvez-vous jouer le Meurtre de Gonzague?

LE PREMIER COMÉDIEN.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—Eh bien! nous donnerons cela demain au soir. Vous pourriez, au besoin, étudier un discours de quelques douze ou seize vers que je voudrais mettre par écrit et y insérer? ne pourriez-vous pas?

LE PREMIER COMÉDIEN.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—Très-bien. Suivez ce seigneur, et faites attention à ne pas vous moquer de lui. (Polonius et les comédiens sortent.)—(A Rosencrantz et à Guildenstern.) Mes bons amis, je vous laisse jusqu'à ce soir; vous êtes les bienvenus à Elseneur.

ROSENCRANTZ.—Mon bon seigneur!

(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)

HAMLET.—Or çà, Dieu soit avec vous!—Maintenant je suis seul. Oh! quel drôle et quel rustre inerte je suis! N'est-ce pas chose monstrueuse que ce comédien que voici, dans une pure fiction, dans une passion rêvée, puisse, selon sa propre idée, contraindre son âme à ce point que, par le travail de son âme, son visage entier blêmisse. Et des pleurs dans ses yeux! l'égarement dans sa physionomie! une voix brisée! et toute son action appropriant les formes à l'idée! Et tout cela pour rien! pour Hécube! Qu'est-ce que lui est Hécube, ou qu'est-ce qu'il est à Hécube, lui, pour qu'il pleure pour elle? Que ferait-il donc s'il avait, pour se passionner, le motif et le mot d'ordre que j'ai? Il inonderait de larmes le théâtre, il déchirerait l'oreille de la multitude par de formidables paroles, il rendrait fou le coupable et épouvanterait l'innocent; il confondrait l'ignorant et frapperait de stupeur, sur ma parole! les facultés mêmes d'entendre et de voir. Et moi! moi, cependant, plat coquin, courage de boue, je suis là à parler comme un Jeannot rêveur10, mal imprégné de la fécondité de ma cause, et je ne puis rien dire, non, rien pour un roi dont le domaine et la très-chère vie ont subi un infernal échec. Suis-je un lâche? Qui vient m'appeler drôle? se jeter au travers de mon chemin11? m'arracher la barbe et me la souffler à la face? me tirer par le nez? me donner des démentis par la gorge, jusqu'à me les enfoncer dans les poumons? Qui me fait cela? ah! qu'est-ce donc? Je prendrais bien la chose, car il faut assurément que j'aie un foie de pigeonneau, et que je manque du fiel qui doit rendre amère l'oppression; autrement, avant cette heure, j'aurais engraissé déjà tous les vautours de la contrée avec les entrailles de ce laquais! O sanglant, sensuel coquin! Traître sans remords, sans pudeur, dénaturé coquin! Eh bien! quoi? Quel âne suis-je donc? Ceci est très-brave que, moi, fils d'un bien-aimé père assassiné, moi, excité à ma vengeance par le ciel et l'enfer, j'aie besoin comme une catin de décharger mon coeur en paroles et que je tombe dans les malédictions comme une vraie coureuse de rues, comme une fille de cuisine! Fi donc! fi! En avant, mon cerveau! Un instant: j'ai entendu dire que des créatures coupables, assistant à une pièce de théâtre, avaient, par l'artifice même de la scène, été frappées à l'âme de telle sorte que, sur l'heure, elles avaient déclaré leurs forfaits12. Car le meurtre, quoiqu'il n'ait pas de langue, saura parler par quelque organe miraculeux. Je ferai jouer, par ces comédiens, quelque chose qui ressemble au meurtre de mon père, devant mon oncle, et j'observerai son apparence, je le sonderai jusqu'au vif; s'il se trouble, je sais mon chemin. L'esprit que j'ai vu pourrait bien être un démon; le démon a le pouvoir de prendre une forme qui plaît; oui, et peut-être, grâce à ma faiblesse et à ma mélancolie (car il est très-puissant sur les tempéraments ainsi faits), m'abuse-t-il pour me damner. Je veux me fonder sur des preuves plus directes que cela. Oui, cette pièce est le piège où je surprendrai la conscience du roi.

(Il sort.)

Note 10: (retour) John-a-dreams, par allusion à quelque personnage d'une histoire populaire. De même en France, on donnait autrefois, et Brantôme donnait encore le surnom de Guillot le Songeur à ceux qui perdaient leur temps et leurs escrimes à excogiter divers moyens d'agir—en souvenir du chevalier Guillan le Pensif, l'un des personnages de l'Amadis.
Note 11: (retour) Le texte porte:

Who calls me villain? breaks my pate across?

Mais il me semble évident qu'il faut lire: my pacemy path. L'extrême négligence avec laquelle ont été imprimées les premières éditions de Shakspeare excuse, et au delà, cette petite correction. Tel quel, le texte voudrait dire: «Qui vient me fendre d'outre en outre la caboche?» Après cela, le nez tiré et les plus profonds démentis seraient peu de chose, et Hamlet ne serait pas très-lâche de prendre bien un traitement qui le mettrait hors d'état de prendre mal quoi que ce fût. Sa folie, si folie il y a, n'est pas si sotte; elle a de la méthode, comme nous l'a dit Polonius. A chaque pensée qu'il conçoit, à chaque fait qu'il imagine, on le voit rapidement aller et rouler de conséquence en conséquence, raisonneur passionné qui s'enivre de ses remarques, de ses calculs, de ses soupçons, du jeu qu'il joue devant les autres, de sa sévérité envers lui-même. Ce cours précipitamment régulier, ces bonds suivis par lesquels avance l'impétueuse logique des pensées et des paroles de Hamlet étaient trop selon le génie de Shakspeare pour n'être pas partout dans le caractère de son héros. Hamlet, dans le passage qui nous occupe ici, se représente une série graduée d'injures dont il se trouve digne; il y pense, il la voit, il y est; son adversaire s'emporte à plus d'insolence à mesure que lui-même il s'abaisse à plus de patience; c'est ainsi que tout se passe dans son esprit. C'est ainsi que, peu de lignes plus haut, quand il suppose un comédien poussé par les motifs qui laissent Hamlet immobile, quand il se représente en même temps l'acteur et les spectateurs sous le coup d'une réalité si poignante, il arrive enfin à «frapper de stupeur les facultés même d'entendre et de voir.» Notez cette abstraction. L'oreille était déjà déchirée, l'oeil déjà épouvanté; mais plus loin encore, tout au fond de la cervelle et de l'âme, Hamlet va chercher la faculté même d'entendre et de voir; c'est la dernière hyperbole d'un analyste furieux. On est trop heureux quand il n'a qu'à traduire avec une véritable exactitude pour reproduire ces nuances admirablement raisonnables de Shakspeare. Quand il n'y a qu'une lettre à changer pour les lui rendre, faut-il respecter jusqu'à la superstition un vieux texte, condamné en cent autres endroits?

Note 12: (retour) > Il est probable que Shakspeare avait en vue une aventure de son temps. La vieille histoire du frère François était jouée par les comédiens du comte de Sussex, à Lynn, dans la province de Norfolk; une femme y était représentée éprise d'un jeune gentilhomme; et, pour mieux s'assurer la possession de son amant, elle avait secrètement assassiné son mari, dont l'ombre la poursuivait et se présentait différentes fois devant elle dans les lieux les plus retirés où elle s'enfermait. Il y avait au spectacle une femme de la ville qui jusqu'alors avait joui d'une bonne réputation, et qui sentit en ce moment sa conscience extrêmement troublée et poussa ce cri soudain: «O mon mari! mon mari!» «Je vois l'ombre de mon mari qui me poursuit et me menace..» A ces cris aigus et inattendus, le peuple qui l'environnait fut étonné, et lui en demanda la raison. Aussitôt, sans autres instances, elle répondit qu'il y avait sept ans que pour jouir d'un jeune amant qu'elle nomma, elle avait empoisonné son mari, dont l'image terrible s'était représentée à elle sous la forme de ce spectre; elle avoua tout devant les juges, et fut condamnée. Les acteurs et plusieurs habitants de la ville furent témoins de ce fait.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




ACTE TROISIÈME



SCÈNE I

(Un appartement dans le château.)

LE ROI, LA REINE, POLONIUS, OPHÉLIA, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN entrent.

LE ROI.—Et vous ne pouvez pas, en faisant dériver la conversation, savoir de lui pourquoi il montre ce désordre, déchirant si cruellement tous ses jours de repos par une turbulente et dangereuse démence?

ROSENCRANTZ.—Il avoue bien qu'il se sent lui-même dérouté; mais pour quel motif, il ne veut en aucune façon le dire.

GUILDENSTERN.—Et nous ne le trouvons pas disposé à se laisser sonder; mais avec une folie rusée, il nous échappe, quand nous voudrions l'amener à quelque aveu sur son véritable état.

LA REINE.—Vous a-t-il bien reçus?

ROSENCRANTZ.—Tout à fait en galant homme.

GUILDENSTERN.—Mais avec beaucoup d'effort dans sa manière.

ROSENCRANTZ.—Avare de paroles, mais quant à nos questions seulement; très-libre dans ses répliques.

LA REINE.—L'avez-vous provoqué à quelque passe-temps?

ROSENCRANTZ.—Madame, il s'est justement trouvé que nous avons rencontré sur notre chemin certains comédiens; nous lui avons parlé d'eux, et nous avons cru voir en lui une espèce de joie d'entendre cette nouvelle. Ils sont quelque part dans le palais; et, à ce que je crois, ils ont déjà l'ordre de jouer ce soir devant lui.

POLONIUS.—Cela est très-vrai, et il m'a prié d'engager Vos Majestés à entendre et à voir cette affaire.

LE ROI.—De tout mon coeur, et j'ai beaucoup de contentement à apprendre qu'il soit porté à cela. Mes chers messieurs, aiguisez encore en lui ce goût et poussez plus avant ses projets vers de tels plaisirs.

ROSENCRANTZ.—Ainsi ferons-nous, mon seigneur.

(Rosencrantz et Guildenstern sortent.)

LE ROI.—Douce Gertrude, laissez-nous aussi, car nous avons, sans nous découvrir, mandé Hamlet ici, afin qu'il y puisse, comme par hasard, se trouver en face d'Ophélia. Son père et moi, espions sans reproche, nous nous placerons de manière que, voyant sans être vus, nous puissions juger avec certitude de leur rencontre, et conclure d'après lui-même, selon qu'il se sera comporté, si c'est le renversement de son amour, ou non, qui le fait ainsi souffrir.

LA REINE.—Je vais vous obéir. Et quant à vous, Ophélia, je souhaite que vos rares beautés soient l'heureuse cause de l'égarement de Hamlet; car je pourrai ainsi espérer que vos vertus, au grand honneur de tous deux, le remettront dans la bonne voie.

OPHÉLIA.—Madame, je souhaite que cela se puisse.

(La reine sort.)

POLONIUS.—Ophélia, promenez-vous ici.... Gracieux maître, s'il vous plaît, nous irons nous placer. (A Ophélia.) Lisez dans ce livre; cette apparence d'une telle occupation pourra colorer votre solitude.... Nous sommes souvent blâmables en ceci.... la chose n'est que trop démontrée.... avec le visage de la dévotion et une démarche pieuse, nous faisons le diable lui-même blanc et doux comme sucre, de la tête aux pieds.

LE ROI (à part).—Oh! cela est trop vrai! De quelle cuisante lanière ce langage fouette ma conscience! La joue de la prostituée, savamment plâtrée d'une fausse beauté, n'est pas plus laide sous la matière dont elle s'aide, que ne l'est mon action sous mes paroles peintes et repeintes! O pesant fardeau!

POLONIUS.—Je l'entends venir, retirons-nous, mon seigneur. (Le roi et Polonius sortent.) (Hamlet entre).

HAMLET.—Être ou n'être pas, voilà la question.... Qu'y a-t-il de plus noble pour l'âme? supporter les coups de fronde et les flèches de la fortune outrageuse? ou s'armer en guerre contre un océan de misères et, de haute lutte, y couper court?... Mourir.... dormir.... plus rien.... et dire que, par un sommeil, nous mettons fin aux serrements de coeur et à ces mille attaques naturelles qui sont l'héritage de la chair! C'est un dénoûment qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir.... dormir.... dormir! rêver peut-être? Ah! là est l'écueil; car dans ce sommeil de la mort, ce qui peut nous venir de rêves, quand nous nous sommes soustraits à tout ce tumulte humain, cela doit nous arrêter. Voilà la réflexion qui nous vaut cette calamité d'une si longue vie! Car qui supporterait les flagellations et les humiliations du présent, l'injustice de l'oppresseur, l'affront de l'homme orgueilleux, les angoisses de l'amour méprisé, les délais de la justice, l'insolence du pouvoir, et les violences que le mérite patient subit de la main des indignes?—quand il pourrait lui-même se donner son congé avec un simple poignard!—Qui voudrait porter ce fardeau, geindre et suer sous une vie accablante, n'était que la crainte de quelque chose après la mort, la contrée non découverte dont la frontière n'est repassée par aucun voyageur, embarrasse la volonté et nous fait supporter les maux que nous avons, plutôt que de fuir vers ceux que nous ne connaissons pas? Ainsi la conscience fait de nous autant de lâches; ainsi la couleur native de la résolution est toute blêmie par le pâle reflet de la pensée, et telle ou telle entreprise d'un grand élan et d'une grande portée, à cet aspect, se détourne de son cours et manque à mériter le nom d'action.... Doucement, maintenant! Voici la belle Ophélia. Nymphe, dans tes oraisons, puissent tous mes péchés être rappelés!

OPHÉLIA.—Mon bon seigneur, comment se porte Votre Honneur depuis tant de jours?

HAMLET.—Je vous remercie humblement. Bien, bien, bien.

OPHÉLIA.—Mon seigneur, j'ai de vous des souvenirs que, depuis longtemps, il me tarde de vous rendre; je vous prie, recevez-les maintenant.

HAMLET.—Non, ce n'est pas moi; je ne vous ai jamais rien donné.

OPHÉLIA.—Mon honoré seigneur, vous savez bien que si; et même avec ces dons allaient des paroles faites d'une si suave haleine qu'elles rendaient les choses plus précieuses; leur parfum est perdu, reprenez-les; car pour une âme noble, le plus riche bienfait devient pauvre lorsque le bienfaiteur se montre malveillant. Les voici, mon seigneur.

HAMLET.—Ah! ah! êtes-vous honnête?

OPHÉLIA.—Mon seigneur?

HAMLET.—Êtes-vous belle?

OPHÉLIA.—Que veut dire Votre Seigneurie?

HAMLET.—Que si vous êtes honnête et belle, il faut bien prendre garde que votre beauté n'ait aucun commerce avec votre honnêteté.

OPHÉLIA.—Mais la beauté, mon seigneur, peut-elle être en meilleure compagnie qu'avec l'honnêteté?

HAMLET.—Oui, vraiment; car le pouvoir de la beauté aura transformé l'honnêteté, de ce qu'elle est, en une sale entremetteuse plus tôt que la force de l'honnêteté n'aura transfiguré la beauté à son image. C'était, il y a quelque temps, un paradoxe, mais le temps présent le prouve. Je vous ai aimée jadis.

OPHÉLIA.—En vérité, mon seigneur, vous me l'avez fait croire.

HAMLET.—Vous n'auriez pas dû me croire; car la vertu a beau greffer notre vieille souche, nous nous sentirons toujours de noire origine. Je ne vous aimais pas.

OPHÉLIA.—Je n'en ai été que plus déçue.

HAMLET.—Va-t'en dans un cloître. Pourquoi voudrais-tu te faire mère et nourrice de pécheurs? Je suis moi-même passablement honnête, et pourtant je pourrais m'accuser de choses telles qu'il vaudrait mieux que ma mère ne m'eût pas mis au monde; je suis très-orgueilleux, vindicatif, ambitieux; j'ai en cortège autour de moi plus de péchés que je n'ai de pensées pour les loger, d'imagination pour leur donner une forme, ou de temps pour les commettre. Qu'est-ce que des gens comme moi ont à faire de traînasser entre la terre et le ciel13? Nous sommes tous de fieffés coquins, ne crois aucun de nous. Va-t'en droit ton chemin jusqu'à un cloître. Où est votre père?

Note 13: (retour) Une rencontre de Hamlet et de René dans le même sentiment de tristesse et la même rapide image, une ressemblance de hardiesse familière dans l'expression, entre Shakspeare et Chateaubriand, n'est-ce pas un fait tout naturel et comme un hasard qu'on devait prévoir? Ainsi M. de Chateaubriand, peu d'années avant sa mort (10 août 1840), écrivait à madame Récamier: «Si ce n'était votre belle et chère personne, je m'en voudrais d'avoir traînassé si longtemps sous le soleil.» (Souvenirs de madame Récamier, tome II, p. 499.)

OPHÉLIA.—À la maison, mon seigneur.

HAMLET.—Qu'on ferme la porte sur lui, afin qu'il ne puisse pas jouer le rôle d'un sot ailleurs qu'en sa propre maison. Adieu!

OPHÉLIA.—Oh! secourez-le, cieux cléments!

HAMLET.—Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette malédiction; sois aussi chaste que la glace, aussi pure que la neige, tu n'échapperas pas à la calomnie. Va-t'en dans un cloître; adieu! Ou si tu veux à toute force te marier, épouse un sot; car les hommes sages savent bien quels monstres vous faites d'eux. Au cloître, allons, et au plus vite! Adieu.

OPHÉLIA.—O puissances célestes, guérissez-le!

HAMLET.—J'ai aussi entendu parler de vos peintures, bien à ma suffisance. Dieu vous a donné un visage, et vous vous en faites vous-mêmes un autre. Vous dansez, vous trottez, vous chuchotez, vous débaptisez les créatures de Dieu, et vous mettez votre frivolité sur le compte de votre ignorance. Allez, je ne veux plus de cela; c'est cela qui m'a rendu fou. Je vous le dis, nous ne ferons plus de mariage; ceux qui sont mariés déjà vivront ainsi, tous, excepté un; les autres resteront comme ils sont. Au cloître! Allez.

(Hamlet sort.)

OPHÉLIA.—Oh! quel noble esprit est là en ruines! Courtisan, soldat, savant, le regard, la langue, l'épée! L'attente et la fleur de ce beau royaume, le miroir de la mode et le moule des bonnes formes, le seul observé de tous les observateurs, tout à fait, tout à fait à bas! Et moi, de toutes les femmes la plus accablée et la plus misérable, moi qui ai sucé le miel de ses voeux mélodieux, maintenant je vois cette noble et tout à fait souveraine raison, telle que les plus douces cloches quand elles se fêlent, rendre des sons faux et durs! cette forme incomparable et ces traits de jeunesse épanouie flétris par de tels transports! Oh! le malheur est sur moi! Avoir vu ce que j'ai vu et voir ce que je vois!

(Le roi et Polonius rentrent.)

LE ROI.—L'amour? non, ses affections ne suivent pas cette route; et ce qu'il disait, quoique manquant un peu de suite, ne ressemblait pas à de la folie. Il y a dans son âme quelque chose sur quoi sa mélancolie s'est établie à couver, et je soupçonne fort que l'éclosion et le produit seront quelque danger. Pour le prévenir, je viens, par une résolution vive, de régler tout ainsi: il partira en hâte pour l'Angleterre, et ira réclamer nos tributs négligés. Peut-être les mers, la différence des pays et la varieté des objets, pourront-elles chasser ce je ne sais quoi qui est l'idée fixe de son coeur et où se heurte sans cesse son cerveau qui le jette ainsi hors de l'usage de lui-même. Qu'en pensez-vous?

POLONIUS.—Cela fera bon effet; mais néanmoins je crois que l'origine et le commencement de son chagrin proviennent d'un amour maltraité.—Eh bien! Ophélia, vous n'avez pas besoin de nous dire ce que le seigneur Hamlet a dit; nous avons tout entendu.—Mon seigneur, agissez comme il vous plait; mais, si vous le trouvez bon, faites qu'après la représentation, la reine sa mère, toute seule avec lui, le presse de dévoiler son chagrin. Qu'elle le traite rondement; et moi, si tel est votre bon plaisir, je me placerai dans le vent de toute leur conversation. Si elle ne le pénètre pas, envoyez-le en Angleterre, ou confinez-le dans le lieu que votre sagesse croira le meilleur.

LE ROI.—C'est ce que nous ferons; la folie d'un homme de haut rang ne peut rester sans surveillance.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

(Une salle dans le château.)

HAMLET entre avec quelques comédiens.

HAMLET.—Dites ce discours, je vous prie, comme je l'ai prononcé devant vous, en le laissant légèrement courir sur la langue; mais si vous le déclamez à pleine bouche, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aurais tout aussi bien pour agréable que mes vers fussent dits par le crieur de la ville. N'allez pas non plus trop scier l'air en long et en large avec votre main, de cette façon; mais usez de tout sobrement car dans le torrent même et la tempête et, pour ainsi dire, le tourbillon de votre passion, vous devez prendre sur vous et garder une tempérance qui puisse lui donner une douceur coulante. Oh! cela me choque dans l'âme d'entendre un robuste gaillard, grossi d'une perruque, déchiqueter une passion, la mettre en lambeaux, en vrais haillons, pour fendre les oreilles du parterre, qui, le plus souvent, n'est à la hauteur que d'une absurde pantomime muette, ou de beaucoup de bruit. Je voudrais qu'un tel gaillard fût fouetté, pour charger ainsi les Termagants;14 c'est se faire plus Hérode qu'Hérode lui-même. Je vous en prie, évitez cela.

Note 14: (retour) Termagant était, dit-on, dans les vieux poëmes romanesques, le nom donné au dieu des tempêtes chez les Sarrasins. De là son nom vint, dans les vieux mystères, partager avec le nom d'Hérode le privilège de désigner un tyran plein de violence et d'ostentatoire orgueil, personnage presque obligé de ce théâtre primitif, sorte de Matamore tragique et toujours pris au sérieux.

PREMIER COMÉDIEN.—J'assure Votre Altesse....

HAMLET.—Ne soyez pas non plus trop apprivoisé, mais que votre propre discernement soit votre guide; réglez l'action sur les paroles, et les paroles sur l'action, avec une attention particulière à n'outre-passer jamais la convenance de la nature; car toute chose ainsi outrée s'écarte de la donnée même du théâtre, dont le but, dès le premier jour comme aujourd'hui, a été et est encore de présenter, pour ainsi parler, un miroir à la nature; de montrer à la vertu ses propres traits, à l'infamie sa propre image, à chaque âge et à chaque incarnation du temps sa forme et son empreinte.15 Tout cela donc, si vous outrez ou si vous restez en deçà, quoique cela puisse faire rire l'ignorant, ne peut que faire peine à l'homme judicieux, dont la censure, fût-il seul, doit, dans votre opinion, avoir plus de poids qu'une pleine salle d'autres spectateurs. Oh! il y a des comédiens que j'ai vus jouer,—et je les ai entendu vanter par d'autres personnes, et vanter grandement, pour ne pas dire grossement, qui, n'ayant ni voix de chrétiens, ni démarche de chrétiens, ni de païens, ni d'hommes se carraient et beuglaient au point de m'avoir donné à penser que quelques-uns des manouvriers de la nature avaient fait des hommes et ne les avaient pas bien faits, tant ces gens-là imitaient abominablement l'humanité!

Note 15: (retour) Nous avons adopté ici une légère correction de M. Mason: every âge and body of the time, au lieu de the very age, qui ne donnait aucun sens admissible. Même avec cette correction, le sens est vague. La langue anglaise n'est pas aussi rigoureuse que la langue française, et souvent la plume hâtive de Shakspeare esquisse avec une ampleur flottante telle ou telle idée que nous voudrions plus nettement définie. The time, est-ce seulement le temps même des comédiens et leurs contemporains, ou bien est-ce le passé comme le présent, et l'ensemble de la durée humaine? Every âge, est-ce la jeunesse, l'âge mûr et la vieillesse, ou l'époque du roi Henri VI, celle de Macbeth, celle de Jules César, celle d'Énée et des héros épiques? Sont-ce les diverses générations d'un même siècle, ou les divers siècles de l'histoire? Every body, est-ce chaque personnage saillant, ou chaque caractère personnifié, ou chaque classe, chaque groupe de la société? Tout cela peut et doit, selon nous, être sous-entendu à la fois dans les quelques mots abstraits et incertains de Shakspeare, comme, plus haut, lorsqu'il appelait le théâtre «l'essence et la chronique abrégée du temps.» En somme, every age and body of the time, dans cet autre mauvais langage qui est du XIXe siècle, cela se dirait probablement: chaque phase et chaque type de la vie.

PREMIER COMÉDIEN.—J'espère que nous avons passablement réformé cela chez nous.

HAMLET.—Ah! réformez-le tout à fait. Et que ceux qui jouent vos clowns n'en disent pas plus qu'on n'en a écrit dans leur rôle; car il y en a qui se mettent à rire eux-mêmes, pour mettre en train de rire un certain nombre de spectateurs imbéciles. Cependant, à ce moment-là même, il y a peut-être quelque situation essentielle de la pièce qui exige l'attention. Cela est détestable, et montre la plus pitoyable prétention de la part du sot qui use de ce moyen. Allez, préparez-vous. (Les comédiens sortent.)—(Polonius, Rosencrantz et Guildenstern entrent.) Où en sommes-nous, mon seigneur? Le roi veut-il entendre ce chef-d'oeuvre?

POLONIUS.—Oui, et la reine aussi, et cela tout de suite.

HAMLET.—Dites aux acteurs de faire hâte. (Polonius sort.) Voulez-vous tous deux aller aussi les presser?

TOUS DEUX.—Oui, mon seigneur.

(Horatio entre.) (Rosencrantz et Guildenstern sortent.)

HAMLET.—Qu'est-ce? Ah! Horatio!

HORATIO.—Me voici, mon doux seigneur, à votre service.

HAMLET.—Horatio, tu es de tout point l'homme le plus juste que jamais ma pratique du monde m'ait fait rencontrer.

HORATIO.—Oh! mon cher seigneur!

HAMLET.—Non, ne crois pas que je flatte; car quel avantage puis-je espérer de toi qui n'as d'autre revenu que ton bon courage, pour te nourrir et t'habiller? Pourquoi le pauvre serait-il flatté? Non! Que la langue doucereuse aille lécher la pompe stupide! que les charnières moelleuses du genou se courbent là où le profit récompense la servilité!... M'entends-tu bien? depuis que mon âme tendre a été maîtresse de son choix et a pu distinguer parmi les hommes, elle t'a pour elle-même marqué du sceau de son élection; car tu as été, en souffrant tout, comme un homme qui ne souffre rien, un homme qui, des rebuffades de la fortune à ses faveurs, a tout pris avec des remerciments égaux; et bénis sont ceux-là dont le sang et le jugement ont été si bien combinés, qu'ils ne sont pas des pipeaux faits pour les doigts de la fortune et prêts à chanter par le trou qui lui plait! Donnez-moi l'homme qui n'est point l'esclave de la passion, et je le porterai dans le fond de mon coeur, oui, dans le coeur de mon coeur, comme je fais de toi.... Mais en voilà un peu trop à ce sujet. On joue ce soir une pièce devant le roi, une des scènes se rapproche fort des circonstances que je t'ai racontées sur la mort de mon père. Je te prie, quand tu verras cet acte en train, aussitôt, avec la plus intime pénétration de ton âme, observe mon oncle. Si son crime caché ne se débusque pas de lui-même, à une certaine tirade, c'est un esprit infernal que nous avons vu, et mes imaginations sont aussi noires que l'enclume de Vulcain. Surveille-le attentivement. Quant à moi, je riverai mes yeux sur son visage, et ensuite, nous réunirons nos deux jugements pour prononcer sur ce qu'il aura laissé voir.

HORATIO.—Bien, mon seigneur. S'il nous dérobe rien, pendant que la pièce sera jouée, et s'il échappe aux recherches, je prends ce vol-là à mon compte.

HAMLET.—Ils viennent pour la pièce; il faut que je flâne; trouvez une place.

(Marche danoise; fanfare. Le roi, la reine, Polonius, Ophélia, Rosencrantz, Guildenstern et autres entrent.)

LE ROI.—Comment se porte notre cousin Hamlet?

HAMLET.—A merveille, sur ma foi! vivant des reliefs du caméléon, je mange de l'air, et je m'engraisse de promesses. Vous ne pourriez pas mettre vos chapons à ce régime.

LE ROI.—Je n'ai rien à voir dans cette réponse, Hamlet; je ne suis pour rien dans ces paroles.

HAMLET.—Ni moi non plus, désormais.16 (À Polonius.) Mon seigneur, vous avez joué la comédie autrefois à l'Université, dites-vous?

Note 16: (retour) Les paroles d'un homme, dit le proverbe anglais, ne lui appartiennent plus dès qu'il les a dites.

POLONIUS.—Oui, mon seigneur, je l'ai jouée, et je passais pour bon acteur.

HAMLET.—Et qu'avez-vous joué?

POLONIUS.—J'ai joué Jules César. Je fus tué au Capitole, Brutus me tua.

HAMLET.—Il joua un rôle de brute, en tuant en pareil lieu un veau d'une si capitale importance.17 Les comédiens sont-ils prêts?

Note 17: (retour) Double jeu de mots entre Brutus et brute, Capitole et capitale.

ROSENCRANTZ.—Oui, mon seigneur, ils n'attendent que votre permission.

LA REINE.—Venez ici, mon cher Hamlet, asseyez-vous près de moi.

HAMLET.—Non, ma bonne mère, voici un aimant qui a plus de force d'attraction.

POLONIUS, au roi.—Oh! oh! remarquez-vous ceci?

HAMLET, s'asseyant aux pieds d'Ophélia.—Madame, me coucherai-je entre vos genoux?

OPHÉLIA.—Non, mon seigneur.

HAMLET.—Je veux dire la tête sur vos genoux.

OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—Pensez-vous donc que j'aie eu dans l'esprit un propos de manant?

OPHÉLIA.—Je ne pense rien, mon seigneur.

HAMLET.—Ce n'est pas une vilaine pensée que celle de s'étendre parmi des jambes de jeunes filles.

OPHÉLIA.—Comment, mon seigneur?

HAMLET.—Rien.

OPHÉLIA.—Vous êtes gai, mon seigneur.

HAMLET.—Qui, moi?

OPHÉLIA.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—Oh! je ne suis que votre bouffon. Qu'est-ce que l'homme peut faire de mieux que de s'égayer? car, voyez comme ma mère a l'air joyeux... et il n'y a pas deux heures que mon père est mort.

OPHÉLIA.—Mais non, mon seigneur, il y a deux mois.

HAMLET.—Si longtemps? eh bien, que le diable porte le noir! Pour moi, je veux avoir un assortiment de martre zibeline.18 Oh, ciel! mort depuis deux mois et pas encore oublié? Alors il y a de l'espoir pour que la mémoire d'un grand homme survive à sa vie la moitié d'une année; mais, par Notre-Dame, il faut alors qu'il bâtisse des églises; autrement, il aura à souffrir du mal de non-souvenance, avec le pauvre dada de bois, dont l'épitaphe est connue:

«Car oh! car oh! le dada de bois, «Le dada de bois est oublié!19»

(Les trompettes sonnent; suit une pantomime: un roi et une reine entrent d'un air fort amoureux. La reine l'embrasse, et il embrasse la reine, elle se met à genoux devant lui, et par gestes lui proteste de son amour. Il la relève, et penche la tête sur son épaule. Il se couche sur un banc couvert de fleurs. Le voyant endormi, elle se retire. Alors survient un autre personnage, qui lui enlève sa couronne, la baise, puis verse du poison dans l'oreille du roi, et s'en va. La reine revient, elle trouve le roi mort, et fait des gestes de désespoir. L'empoisonneur arrive avec deux ou trois acteurs muets, et semble se lamenter avec elle. On emporte le corps. L'empoisonneur offre à la reine des présents de mariage; elle paraît un moment les repousser et les refuser; mais à la fin, elle accepte le gage de son amour. Les comédiens sortent.)

Note 18: (retour) Le texte dit: «Let the devil wear black, for I'll have a suit of «sables;» il y a là un de ces jeux de mots qu'il faut expliquer quand on ne peut les traduire. En anglais, sable veut dire la fourrure de la martre zibeline, la plus luxueuse parure au temps de Shakspeare, et en même temps, dans la langue du blason, la couleur noire, comme on a pu deux fois déjà le remarquer dans cette pièce même, à propos de la barbe du roi mort (acte I, sc. II) et à propos de l'armure de Pyrrhus (acte II, sc. II). En employant ce mot, Shakspeare a voulu nous laisser hésiter entre les deux sens. En même temps que nous entendons Hamlet dire à Ophélia: «Au diable le deuil! à moi l'élégance!» nous l'entendons se dire à lui-même, par un subtil calembour, par une contradiction imprévue, par une restriction mentale aussi prompte que l'éclair: «Je parle de belles fourrures à Ophélia, mais c'est un vêtement noir que je veux toujours avoir, et je garde pieusement ce deuil que je semble rejeter et railler.» N'oublions pas que Hamlet vit double: il vit devant des gens qu'il veut sonder et tromper, ennemis ou amis; et il vit en lui-même, s'observant sans cesse, et comme en présence du spectre paternel auquel il veut donner satisfaction. De là, souvent des paroles doubles comme la vie de Hamlet, et adressées en un sens aux personnages réels du drame, en un autre sens à l'invisible témoin du drame intérieur qui se passe dans le coeur de Hamlet. Et nous, admis a suivre ces deux drames, confidents de son secret comme spectateurs de ses actions, tâchons de n'en rien perdre, exerçons-nous à l'écouter avec cette même présence d'esprit si subtile et si soudaine qui aiguise son langage, si nous voulons admirer assez l'art unique de Shakspeare dans la création de Hamlet, tant de suite à travers un tel labyrinthe, l'harmonie de tous ces contrastes, la profondeur de plus d'une puérilité.
Note 19: (retour) Parmi les jeux du mois de mai, populaires dans les villages d'Angleterre, il y avait un cheval de bois, hobby-horse, occasion de diverses farces et d'une danse qui avait reçu le même nom. Mais l'humeur puritaine ayant maudit et proscrit tous ces divertissements, une complainte fut faite sur le pauvre dada mis à mal, et Hamlet la rappelle, opposant l'oubli où était tombée cette innocente victime des sectaires, à l'éternelle mémoire que s'assurait un fondateur d'église, dont le nom avait place dans les prières publiques à la fête du patron.

OPHÉLIA.—Que veut dire cela, mon seigneur?

HAMLET.—Ma foi! c'est l'embûche de la méchanceté; cela veut dire: crime.

OPHÉLIA.—Sans doute cette pantomime indique le sujet de la pièce.

(Le Prologue entre.)

HAMLET.—Nous allons le savoir de ce garçon-là. Les comédiens ne peuvent garder un secret, ils nous diront tout.

OPHÉLIA.—Nous dira-t-il ce que signifiait cette pantomime?

HAMLET.—Oui, et toute autre pantomime que vous voudrez lui mimer. N'ayez pas honte, vous, de faire le spectacle, et lui, il n'aura pas honte de vous faire le commentaire.

OPHÉLIA.—Vous êtes un vaurien, vous êtes un vaurien. Je veux écouter la pièce.

LE PROLOGUE.—Pour nous et pour notre tragédie, nous agenouillant ici devant votre clémence, nous implorons de vous audience et patience.20

Note 20: (retour) L'idée première de cette scène n'est pas de Shakspeare. Avant lui, le poëte Kid, dans sa pièce intitulée la Tragédie espagnole, avait mêlé et fait concourir à l'action principale une autre représentation théâtrale; voici comment: Hiéronimo, vieux maréchal espagnol, a un fils qui est assassiné, mais dont il ne connaît pas les assassins: il se lamente et il cherche, il croit découvrir et hésite encore; enfin la maîtresse de son fils lui révèle les coupables, et pour s'assurer une vengeance éclatante, il complote avec la jeune femme de donner au roi d'Espagne le divertissement d'une tragédie où les meurtriers auront des rôles et trouveront la mort. Le plan s'exécute: Hiéronimo et Belimpéria tuent leurs ennemis, Belimpéria se tue elle-même, toute la cour applaudit le jeu terriblement naturel des acteurs, et alors Hiéronimo s'avance, montre le cadavre de son fils, et le dénoûment de la tragédie devient ainsi celui du drame.—Cela seul suffirait à prouver que Shakspeare a imité Kid, tout en remaniant son idée; mais il y a d'autres ressemblances encore entre les deux pièces: «Je retrouve dans le caractère de Hiéronimo le germe de celui de Hamlet,» écrivait récemment M. Alfred Mézières, dans ses savantes et élégantes études sur les contemporains de Shakspeare; «comme Hamlet, le vieux maréchal espagnol poursuit la vengeance d'un meurtre dont il ne connaît pas avec certitude les auteurs; comme lui, il doute, il hésite; comme lui, il simule la folie pour s'instruire et pour cacher ses projets, en même temps qu'il en éprouve quelquefois les transports par l'excès de son désespoir. Leur démence est une ruse, mais par instants elle devient réelle. Il y a de l'habileté dans leur conduite et de l'égarement dans leur pensée. L'un se sert de la petite pièce, jouée dans la grande, pour amener le dénoûment, l'autre pour convaincre les meurtriers de leur crime. Mais au fond le procédé est le même; si Shakspeare en a tiré un plus grand parti, Kid l'a employé le premier.» (Magasin de librairie, 10 février 1859.)

HAMLET.—Est-ce là un prologue, ou la devise d'une bague?

OPHÉLIA.—C'est bref, mon seigneur.

HAMLET.—Comme l'amour d'une femme.

(Un roi et une reine entrent.)

LE ROI DE LA COMÉDIE.—Trente fois le chariot de Phébus a fait le tour entier du bassin salé de Neptune et du sol arrondi de Tellus, et trente fois douze lunes, de leur splendeur empruntée, ont marqué autour du monde douze fois trente étapes du temps, depuis que l'amour a uni nos coeurs, et l'hymen nos mains, par la réciprocité des liens les plus sacrés.

LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! puissent le soleil et la lune nous faire encore compter leurs voyages en aussi grand nombre, ayant que c'en soit fait de l'amour! mais, malheureuse que je suis! vous êtes si malade depuis quelque temps, si loin de l'allégresse et de votre ancienne façon d'être, que je suis défiante à votre sujet. Cependant, quoique je me défie, cela ne doit en rien, mon seigneur, vous décourager: car les craintes et les tendresses des femmes vont par égales quantités, pareillement nulles, ou pareillement extrêmes. Maintenant, ce qu'est mon amour, l'expérience vous l'a fait connaître, et la mesure de mon amour est celle de ma crainte aussi. Là où l'amour est grand, les plus petits soupçons sont une crainte; là où les petites craintes deviennent grandes, là croissent les grandes amours.

LE ROI DE LA COMÉDIE.—Oui, vraiment, mon amour, je dois te dire adieu, et bientôt sans doute; mes forces actives renoncent à accomplir leurs fonctions; et toi, tu resteras en arrière, à vivre en ce monde si beau, honorée, chérie; et peut-être un autre aussi tendre sera-t-il, par toi, comme époux.....

LA REINE DE LA COMÉDIE.—Ah! supprimez le reste! Un tel amour, dans mon sein, ne pourrait être qu'une trahison. Un second époux, ah! que je sois maudite en lui! Nulle n'épousa le second sans avoir tué le premier.

HAMLET (à part).—Voilà l'absinthe! voilà l'absinthe!

LA REINE DE LA COMÉDIE.—Les motifs qui amènent un second mariage sont de basses raisons de gain, non des raisons d'amour. Je tue une seconde fois mon époux mort, quand un second époux m'embrasse dans mon lit.

LE ROI DE LA COMÉDIE.—Je vous crois, vous pensez ce que vous dites maintenant. Mais ce que nous décidons, il nous arrive souvent de l'enfreindre. Un dessein n'est rien de plus qu'un esclave de notre mémoire et, violemment né, est pauvre en validité. Aujourd'hui, comme un fruit vert, il tient à l'arbre; mais il tombe même sans secousse, quand il est mûr. De toute nécessité, nous oublions de nous payer à nous-mêmes la dette où nous sommes seuls nos propres créanciers. Ce que, dans la passion, nous nous proposons à nous-mêmes, devient hors de propos quand la passion est finie. La violence des peines ou des joies, en les détruisant elles-mêmes, détruit aussi les ordonnances qu'elles s'étaient signifiées. Là où la joie s'ébat le plus, là où se lamente le plus la peine, la peine s'égaye et la joie s'attriste au plus léger accident. Ce monde n'est pas pour toujours, et il n'est pas étrange que nos amours mêmes changent avec nos fortunes. Car cette question nous reste encore à décider: Est-ce l'amour qui mène la fortune, ou bien la fortune l'amour? Que le grand homme soit à bas, voyez-vous, son favori s'envole. Que le pauvre monte, il fait de ses ennemis autant d'amis, et jusqu'à ce jour l'amour s'est dirigé d'après la fortune; car celui qui n'a pas besoin ne manque jamais d'un ami, et celui qui, par nécessité, met à l'épreuve une de ces amitiés creuses, la fait aussitôt tourner en inimitié. Mais pour revenir en règle conclure là où j'ai commencé, nos volontés et nos destinées se contrarient tellement dans leur course, que nos plans sont toujours renversés. Nôtres sont nos pensées, mais leur issue n'est pas nôtre. Pense donc que tu ne veux jamais t'unir à un second époux: tes pensées pourront mourir, quand ton premier seigneur sera mort.

LA REINE DE LA COMÉDIE.—Alors, que la terre ne me donne plus la nourriture, ni le ciel la lumière! Que les jeux et le repos me soient jour et nuit fermés! Puissent en désespoir se changer ma foi et mon espérance! Puisse au fond d'une prison et aux plaisirs d'un anachorète se borner ma carrière! Puissent tous les revers qui décontenancent le visage de la joie rencontrer mes meilleurs souhaits et les détruire! Et que, dans ce monde et dans l'autre, je sois poursuivie par le plus durable tourment, si, veuve une fois, je redeviens jamais femme!

HAMLET, à Ophélia.—Maintenant, si elle manquait à son serment....

LE ROI DE LA COMÉDIE.—Voilà de profonds serments. Douce amie, laisse-moi seul ici pour un peu de temps. Mes esprits s'appesantissent, et je voudrais tromper par le sommeil l'ennui traînant du jour.

(Il s'endort.)

LA REINE DE LA COMÉDIE.—Que le sommeil berce ton cerveau, et que jamais le malheur ne vienne se glisser entre nous deux.

(Elle sort.)

HAMLET.—Madame, comment vous plaît cette pièce?

LA REINE.—La reine fait trop de protestations, ce me semble.

HAMLET.—Oh! mais elle tiendra sa parole.

LE ROI.—Connaissez-vous le sujet de la pièce? N'y a-t-il rien qui puisse blesser?

HAMLET.—Non, non; ils ne font que rire; ils empoisonnent pour rire; il n'y a rien au monde de blessant.

LE ROI.—Comment appelez-vous la pièce?

HAMLET.—La Souricière. Et pourquoi cela, direz-vous? Par métaphore. Cette pièce est la représentation d'un meurtre commis à Vienne. Le duc s'appelle Gonzague, et sa femme Baptista. Vous verrez tout à l'heure. C'est un chef-d'oeuvre de scélératesse; mais qu'importe? Votre Majesté, et nous, qui avons la conscience libre, cela ne nous touche en rien. Que la haridelle écorchée rue, si le bât la blesse: notre garrot n'est pas entamé. (Lucianus entre.) Celui-là est un certain Lucianus, neveu du roi.

OPHÉLIA.—Vous êtes d'aussi bon secours que le Choeur, mon seigneur.

HAMLET.—Je pourrais dire le dialogue entre vous et votre amant, si je voyais jouer les marionnettes.

OPHÉLIA.—Vous êtes piquant, mon seigneur, vous êtes piquant.

HAMLET.—Il ne vous en coûterait qu'un soupir, et la pointe serait émoussée.

OPHÉLIA.—De mieux en mieux, mais de pis en pis.

HAMLET.—Oui, comme vous vous méprenez quand vous prenez vos maris! Commence donc, assassin! Cesse tes maudites grimaces, et commence. Allons! Le corbeau croassant hurle pour avoir sa vengeance!

LUCIANUS.—Noire pensée, bras dispos, drogue appropriée, moment favorable, occasion complice! Nulle autre créature qui voie! O toi, mélange violent d'herbes sauvages recueillies à minuit, trois fois flétries, trois fois infectées par l'imprécation d'Hécate, que ta nature magique et ta cruelle puissance envahissent sans retard la vie encore saine!

(Il verse du poison dans l'oreille du roi endormi.)

HAMLET.—Il l'empoisonne dans le jardin pour s'emparer de ses possessions.—Son nom est Gonzague. L'histoire existe, écrite en italien, style de premier choix. Vous verrez tout à l'heure comment l'assassin acquiert l'amour delà femme de Gonzague.

OPHÉLIA.—Le roi se lève!

HAMLET.—Quoi! effrayé par un feu follet?

LA REINE.—Qu'avez-vous, mon seigneur?

POLONIUS.—Laissez-là la pièce!

LE ROI.—Donnez-moi de la lumière! Sortons.

POLONIUS.—Des lumières! des lumières! des lumières!

(Tous sortent hormis Hamlet et Horatio.)

HAMLET.—«Eh bien! que le daim frappé s'échappe et pleure; que le cerf non blessé se joue! Les uns doivent veiller, les autres doivent dormir. Ainsi va le monde.» Ne croyez-vous pas, monsieur, qu'un coup de théâtre comme celui-ci, avec accompagnement d'une forêt de plumes sur la tête, et deux roses de Provins sur des souliers tailladés,21 pourrait, si la fortune, par la suite, me traitait de Turc à More, me faire recevoir compagnon dans une meute de comédiens?

HORATIO.—À demi-part.

HAMLET.—A part entière, vous dis-je!22

«Car tu sais, bien-aimé Damon, que ce royaume démantélé appartenant à Jupiter lui-même, et maintenant règne en ces lieux un vrai... un vrai... un vrai paon.»

HORATIO.—Vous auriez pu mettre la rime.23

Note 21: (retour) Au temps de Shakspeare, sur les souliers élégants, tailladés comme l'étaient souvent les vêtements, pour laisser-voir des crevés d'étoffes brillantes, on portait de gros noeuds de rubans disposés en forme de roses, et la ville de Provins était dès lors partout célèbre par ses roses dont elle fait commerce depuis six siècles, pour la pharmacie comme pour les jardins.
Note 22: (retour) Les acteurs, au temps de Shakspeare, n'avaient pas de traitements annuels et fixes. La somme des bénéfices de la troupe était divisée en un certain nombre départs; l'entrepreneur des spectacles prenait celles qu'il s'était réservées, et chaque acteur, selon son mérite et la convention faite, en recevait, ou plusieurs, ou une, ou quelque partie d'une. Horatio n'attribue à Hamlet qu'une demi-part parce qu'il n'a qu'un droit de collaborateur dans la pièce qu'il a fait jouer; mais Hamlet, estimant davantage la valeur de sa ruse et l'effet dramatique de son succès, réclame une part entière.
Note 23: (retour) Hamlet dit: A very peacock; la rime voulait: A very ass; et Horatio dit à Hamlet que l'indigne roi de Danemark mérite aussi bien le titre d'âne que celui de paon.

HAMLET.—Oh! mon cher Horatio! à présent je tiendrais mille livres sterling sur la parole du fantôme. As-tu remarqué?

HORATIO.—Très-bien, monseigneur.

HAMLET.—Quand il a été question de l'empoisonnement....

HORATIO.—Je l'ai très-bien remarqué!

HAMLET.—Ah! ah!—Allons, un peu de musique! les flageolets!

«Car si le roi n'aime pas la comédie, eh bien! alors probablement.....c'est qu'il ne l'aime pas pardieu!»

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

Allons! un peu de musique.

GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, accordez-moi la grâce de vous dire un mot.

HAMLET.—Toute une histoire, monsieur.

GUILDENSTERN.—Le roi, monsieur....

HAMLET.—Ah! oui, monsieur. Quelles nouvelles de lui?

GUILDENSTERN.—Il est dans son appartement, singulièrement indisposé.

HAMLET.—Par la boisson, monsieur?

GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, par la colère.

HAMLET.—Votre sagesse se serait montrée mieux en fonds, en instruisant de ceci le médecin; car, quant à moi, me charger de lui porter des purgatifs, ce serait peut-être le plonger encore plus avant dans le cholérique.

GUILDENSTERN.—Mon bon seigneur, mettez quelque règle à vos discours, et ne faites pas ces bonds sauvages hors de mon sujet.

HAMLET.—Je suis apprivoisé, monsieur; parlez.

GUILDENSTERN.—La reine votre mère, dans une très-grande affliction d'esprit, m'a envoyé vers vous.

HAMLET.—Vous êtes le bienvenu.

GUILDENSTERN.—Non, mon seigneur, cette courtoisie n'est pas de race franche. S'il vous plaît de me faire une saine réponse, j'exécuterai les ordres de votre mère; sinon, votre pardon et mon retour mettront fin à mon office.

HAMLET.—Monsieur, je ne puis....

GUILDENSTERN.—Quoi, mon seigneur?

HAMLET.—.... Vous faire une saine réponse; mon esprit est malade. Mais, monsieur, ma réponse, telle que je puis la faire, est bien à votre service, ou plutôt, comme vous dites, à celui de ma mère. Ainsi, sans plus de paroles, venons au fait: ma mère, dites-vous....?

ROSENCRANTZ.—Voici ce qu'elle dit: votre conduite l'a frappée de surprise et de stupéfaction.

HAMLET.—O fils prodigieux, qui peut ainsi étonner sa mère! Mais la stupéfaction de cette mère n'a-t-elle pas quelque suite qui lui coure surles talons? Instruisez-moi.

ROSENCRANTZ.—Elle désire causer avec vous dans son cabinet, avant que vous alliez vous coucher.

HAMLET.—Nous obéirons, fût-elle dix fois notre mère. Avez-vous quelque autre affaire à traiter avec nous?

ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il fut un temps où vous m'aimiez.

HAMLET.—Et je vous aime encore, par la pilleuse que voici et la voleuse que voilà!24

Note 24: (retour) C'est à-dire: «Par mes mains,» et sans doute Hamlet les tend à Rosencrantz. La singulière périphrase dont il se sert vient du catéchisme anglais, qui enseigne au catéchumène, parmi ses devoirs envers son prochain, à abstenir ses mains du pillage et du vol (picking and stealing).

ROSENCRANTZ.—Mon bon seigneur, quelle est la cause de votre trouble? C'est assurément fermer la porte à votre propre délivrance que de refuser vos chagrins à votre ami.

HAMLET.—Monsieur, ce qui me manque, c'est de l'avancement.

ROSENCRANTZ.—Gomment cela se peut-il, lorsque vous avez la voix du roi lui-même, en gage de votre succession à la couronne du Danemark?25

HAMLET.—Oui; mais «pendant que l'herbe pousse...;26» le proverbe lui-même s'est un peu moisi. (Des comédiens et des joueurs de flageolets entrent.) Ah! les joueurs de flageolets! Voyons-en un. (À Guildenstern.) Me retirer avec vous! Pourquoi tourner autour de moi, et flairer ma piste comme si vous vouliez me pousser dans un piège?

Note 25: (retour) En Danemark, comme dans la plupart des royaumes goths, la royauté était élective; mais c'était la coutume, quand le roi mourait, de choisir son successeur d'après ses conseils et dans sa famille. Bien des détails, dans Hamlet, attestent cette nature complexe de la monarchie danoise. Si elle n'avait pas été jusqu'à un certain point élective, l'oncle de Hamlet n'aurait pu garder à sa cour son neveu frustré; Laërte ne parlerait pas à Ophélia de cette «grande voix du Danemark» qui doit régir la vie de Hamlet (acte I, scène III); Hamlet appellerait formellement son oncle usurpateur, au lieu de l'appeler: «celui qui s'est glissé entre l'élection et mes espérances» (acte V, scène II); il ne prédirait pas, en mourant, que «le choix va tomber sur le jeune «Fortinbras» (acte V, scène n). D'autre part, si la monarchie danoise n'avait pas été jusqu'à un certain point héréditaire, le roi ne dirait pas à Hamlet: «Vous êtes le plus proche de notre «trône» (acte I, scène II); le jeune étudiant de Wittemberg n'aurait point eu de chances à perdre ni de titres à réclamer; et quand les séditieux veulent porter Laërte au trône (acte IV, scène v), le messager ne dirait pas que «l'antiquité est oubliée et la coutume méconnue;» enfin si, en Danemark, la déclaration du dernier roi n'avait pas influé, par force d'habitude et presque de loi, sur l'élection du roi nouveau, il ne serait pas ainsi question, ici même, des promesses faites à Hamlet par son oncle, et Hamlet, quand il meurt (acte V, scène II), ne songerait pas à donner sa voix à Fortinbras, pour lequel elle n'a de prix que comme acte de cette autorité d'un instant dont Hamlet a été à demi investi par les promesses et la mort de Claudius. Shakspeare n'a jamais perdu de vue la triple source du pouvoir royal chez les Danois: élection populaire, demi-hérédité, suffrage du roi défunt. Shakspeare est rempli d'ignorance, de distractions historiques, d'anachronismes; mais quand il sait bien un fait, et une fois qu'il l'a fait entrer dans son drame, ce fait devient comme un personnage du drame et s'y meut sans effort et s'y retrouve partout. L'exemple que nous venons d'en donner nous a paru assez concluant pour être donné tout au long.
Note 26: (retour) Ce proverbe que Hamlet n'achève pas était: «Pendant que l'herbe pousse, le cheval affamé maigrit.» Cachant, sous une impatience ambitieuse, son impatience de se venger, Hamlet va avouer que son oncle, à son gré, vit trop longtemps; tout en dissimulant, il va se trahir; il s'échappe à demi; mais il s'arrête, il tourne court, et Rosencrantz est déjoué.

GUILDENSTERN.—Ah! mon seigneur, si mes devoirs envers le roi me rendent trop hardi, c'est aussi mon amour pour vous qui me rend importun.

HAMLET.—Je n'entends pas bien cela. Voulez-vous jouer de cette flûte?

GUILDENSTERN.—Mon seigneur, je ne puis.

HAMLET.—Je vous prie.

GUILDENSTERN.—Croyez-moi; je ne puis.

HAMLET.—Je vous en conjure.

GUILDENSTERN.—Je n'en connais pas une seule touche, mon seigneur.

HAMLET.—Cela est aussi aisé que de mentir. Gouvernez ces prises d'air avec les doigts et le pouce, animez l'instrument du souffle de votre bouche, et il se mettra à discourir en très-éloquente musique. Voyez-vous? Voici les soupapes.

GUILDENSTERN.—Mais je ne saurais les faire obéir à l'expression d'aucune harmonie. Je n'ai pas le talent requis.

HAMLET.—Eh bien! voyez maintenant quelle indigne chose vous faites de moi! Vous voudriez jouer de moi; vous voudriez avoir l'air de connaître mes soupapes, vous voudriez me tirer de vive force Pâme de mon secret; vous voudriez me faire résonner, depuis ma note la plus basse jusqu'au haut de ma gamme. Il y a beaucoup de musique, il y a une voix excellente dans ce petit tuyau d'orgue; et pourtant vous ne pouvez le faire parler. Par la sang-bleu! pensez-vous qu'il soit plus aisé de jouer de moi que d'une flûte? Prenez-moi pour tel instrument que vous voudrez; vous pouvez bien tourmenter mes touches, vous ne pouvez pas jouer de moi. (Polonius entre.) Dieu vous bénisse, monsieur!

POLONIUS.—Mon seigneur, la reine voudrait vous parler, et à l'heure même.

HAMLET.—Voyez-vous ce nuage, qui a presque la forme d'un chameau?

POLONIUS.—Par la sainte messe, il ressemble à un chameau, en vérité!

HAMLET.—Je crois qu'il ressemble à une belette.

POLONIUS.—Il a comme un dos de belette.

HAMLET.—Ou de baleine?

POLONIUS,—Oui, tout à fait de baleine.

HAMLET.—Ainsi, j'irai donc trouver ma mère tout à l'heure... L'arc est à bout de corde; ils me tirent à me rendre fou... J'irai tout à l'heure.

POLONIUS—Je le lui dirai.

(Polonius sort.)

HAMLET.—Tout à l'heure est aisé à dire. Laissez-moi, mes amis. (Rosencrantz, Guildenstern, Horatio, etc., sortent.) Voici justement l'heure de la nuit, cette heure qui ensorcelle, l'heure où les cimetières bâillent et où l'enfer même souffle sur ce monde la contagion. Maintenant, je pourrais boire du sang chaud et faire des actions si amères que le jour frémirait de les regarder... Doucement! chez ma mère, maintenant? O mon coeur! ne perds pas ta nature; que jamais l'âme de Néron ne pénètre dans cette ferme poitrine; soyons cruel, mais-non dénaturé: je lui parlerai de poignards, mais je n'en mettrai point en usage. Ma langue et mon âme, soyez hypocrites en ceci, et de quelque façon que mes discours puissent frapper sur elle,—quant à les sceller des sceaux qui font agir, ô mon âme! n'y consens jamais!

(Il sort.)



SCÈNE III

(Un appartement dans le château.)

LE ROI, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN entrent.

LE ROI.—Il m'est déplaisant; et, d'ailleurs, il n'y a point de sûreté pour nous à laisser errer sa folie. Préparez-vous donc; je vais expédier sur-le-champ votre commission, et il partira pour l'Angleterre avec vous. Les intérêts de notre empire ne peuvent endurer ces hasards dangereux, et croissant d'heure en heure, qui naissent de ses accès.

GUILDENSTERN.—Nous allons nous préparer. Elle est très-sainte et religieuse la crainte qui s'éveille pour maintenir saufs tant et tant de corps qui vivent et se nourrissent de Votre Majesté.

ROSENCRANTZ.—La vie isolée et privée est sujette à ce devoir d'employer la force et l'armure entière de l'esprit pour se préserver de toute atteinte; mais bien plus encore cette âme au salut de laquelle se marchent et se fient les vies de beaucoup d'autres. Le fin d'une majesté n'est pas une mort unique; mais, comme un gouffre, elle entraîne avec elle tout ce qui est près d'elle. C'est une roue énorme fixée au sommet de la plus haute montagne; dans ses vastes rayons sont enchâssées et engagées dix mille menues pièces; lorsqu'elle tombe, chaque petit accessoire, conséquence chétive, la suit dans sa bruyante ruine. Jamais ne vont seuls les soupirs du roi, mais toujours avec un gémissement public.

LE ROI.—Équipez-vous, je vous prie, pour ce pressant voyage; car nous voulons mettre des entraves à cette crainte qui maintenant marche d'un pied trop libre.

ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN.—Nous allons nous hâter.

(Rosencrantz et Guildenstern sortent; Polonius entre.)

POLONIUS.—Mon seigneur, il se rend dans le cabinet de sa mère: je me placerai derrière la tapisserie pour entendre la conversation. Je garantis qu'elle va le réprimander sans cérémonie; mais, comme vous l'avez dit, et cela était très-sagement dit, il est à propos que quelque autre auditoire qu'une mère (puisque la nature rend les mères partiales) soit là pour constater leurs discours à l'occasion. Adieu, mon souverain, j'irai vous trouver avant que vous vous mettiez au lit, et vous dire ce que j'aurai su.

LE ROI.—Merci, mon cher seigneur. (Polonius sort.) Oh! mon crime est sauvage; son odeur impure va jusqu'au ciel. Il porte avec lui la première, la plus ancienne des malédictions: le meurtre d'un frère!... Prier, je ne le puis, malgré le penchant qui m'y porte aussi vivement que la volonté; ma faute plus forte triomphe de ma forte intention, et, comme un homme astreint à une double tâche, je demeure en suspens, ne sachant par où commencer, et je néglige l'une et l'autre. Eh quoi? quand même cette main maudite serait plus épaisse du sang d'un frère que de sa propre chair, n'y a-t-il pas assez de pluie dans les cieux cléments pour la rendre aussi blanche que la neige? A quoi sert la miséricorde, si ce n'est à tenir tête à la face du péché? et qu'y a-t-il dans la prière, sinon cette double force de nous retenir avant que nous en venions à tomber, ou de nous faire pardonner quand nous sommes à bas? Je lèverai donc les yeux; ma faute est passée... Mais hélas! quelle forme de prière peut servir ma cause?... Pardonne-moi mon infâme meurtre. Cela ne se peut, puisque je suis encore en possession de ces résultats pour lesquels j'ai commis le meurtre... ma couronne, mon ambition propre, et ma reine. Peut-on être pardonné et garder ce qui fait l'offense? Dans le train corrompu de ce monde, la main dorée du crime peut écarter la justice, et souvent on a vu les profits criminels employés eux-mêmes à se racheter de la loi; mais il n'en est pas ainsi là-haut. Là, point de subterfuges. Là est exposée l'action, dans toute la vérité de sa nature, et nous sommes contraints de comparaître nous-mêmes, devant le front découvert de nos fautes et comme à portée de leurs dents, et de rendre témoignage!... Quoi donc alors? Que me reste-t-il? Essayer ce que peut la repentance? Et que ne peut-elle pas? Que peut-elle cependant, quand on ne peut se repentir? Oh! l'état misérable! ô conscience aussi noire que la mort! ô âme engluée, qui, te débattant pour te délivrer, n'es que plus engagée! Secourez-moi, ô anges! faites effort! Pliez, genoux roides, et toi, coeur aux fibres d'acier, sois tendre comme les nerfs de l'enfant nouveau-né! Alors tout pourra aller bien.

(Il s'éloigne et se met à genoux.) (Hamlet entre.)

HAMLET.—Maintenant je puis le faire, fort à propos; maintenant il est en prières; et maintenant, je vais le faire... et ainsi il va au ciel, et moi, suis-je ainsi vengé? Ceci veut être examiné. Un scélérat tue mon père, et pour cela, moi, son fils unique, j'envoie ce même scélérat droit au ciel! Eh! mais ce serait salaire et profit, et non vengeance. Il a surpris mon père brutalement, plein de pain,27 quand tous ses péchés étaient largement épanouis et frais comme le mois de mai... Et comment ses comptes se balancent, qui le sait, hormis le ciel? Mais, du point de vue où nous sommes et dans notre ordre de pensées, la charge est lourde pour lui. Serai-je donc vengé en surprenant celui-ci au moment où il purifie son âme, lorsqu'il est prêt et accommodé pour le voyage? Non. Halte-là, mon épée, et médite une plus horrible atteinte. Quand il sera ivre, endormi, ou dans sa rage, ou dans les plaisirs incestueux de son lit; jouant ou jurant, ou en train de quelque action qui n'ait aucun parfum de salut; alors, abats-le, de façon que ses talons ruent vers le ciel et que son âme soit aussi damnée et aussi noire que l'enfer où elle va.—Ma mère attend.—Ce cordial, vois-tu, ne fait que prolonger tes jours incurables.

(Il sort.) (Le roi se lève et revient.)

LE ROI.—Mes paroles s'envolent, mes pensées demeurent ici-bas. Les paroles sans les pensées ne vont jamais au ciel.

(Il sort.)

Note 27: (retour) Expression biblique empruntée à Ézéchiel, XVI, 49: «Voici! ç'a été ici l'iniquité de Sodome, ta soeur: l'orgueil, la plénitude de pain et une molle oisiveté.»


SCÈNE IV

(Un autre appartement dans le château.)

LA REINE ET POLONIUS entrent.

POLONIUS.—Il va venir tout de suite. N'oubliez pas de le réprimander sans cérémonie. Dites-lui que ses écarts se sont donné trop large carrière pour être supportés, et que Votre Grâce a eu à se dresser comme abri entre lui et une grande chaleur de colère. Je rentre en silence, ici même; mais, je vous en prie, menez-le rondement.

LA REINE.—Je vous le garantis, ne craignez rien de ma part. Retirez-vous, je l'entends venir.

(Hamlet entre.)

HAMLET.—Eh bien! ma mère, de quoi s'agit-il?

LA REINE.—Hamlet, tu as beaucoup offensé ton père.

HAMLET.—Ma mère, vous avez beaucoup offensé mon père.

LA REINE.—Allons, allons, vous me répondez d'une langue oiseuse.

HAMLET.—Allez, allez, vous m'interrogez d'une langue méchante.

LA REINE.—Comment! Qu'est-ce donc, Hamlet?

HAMLET.—De quoi s'agit-il donc?

LA REINE.—Avez-vous oublié qui je suis?

HAMLET.—Non, par la sainte croix, non, vraiment! Vous êtes la reine, la femme du frère de votre mari.... et... plût au ciel que cela ne fût pas!... vous êtes ma mère.

LA REINE.—Eh bien! je vais vous adresser des gens qui sauront vous parler.

HAMLET.—Allons, allons, asseyez-vous; vous ne bougerez pas; ne sortez pas que je ne vous aie présenté un miroir, où vous pourrez voir le plus intime fond de vous-même.

L'A REINE.—Que veux-tu faire? tu ne veux pas m'assassiner? Au secours! au secours! Holà!

POLONIUS (derrière la tapisserie),—Qu'y a-t-il? Holà! au secours!

HAMLET.—Qu'est-ce donc? un rat!28 (Il donne un coup d'épèe à travers la tapisserie.) Mort! un ducat qu'il est mort!

Note 28: (retour) Le traducteur anglais des Histoires tragiques de Belleforest avait ajouté au récit ce cri de Hamlet, qui était ainsi devenu une donnée du sujet, et que Shakspeare ne pouvait se dispenser de reproduire; mais comme il en a préparé l'explication et l'effet! À la fin du premier acte, Hamlet a dit que la pièce était le piège où se prendrait la conscience du roi. Pendant la représentation, il dit au roi que la pièce s'appelle: la Souricière. De sorte que ce cri, qui est pour la reine un trait de folie, nous dit tout de suite que Hamlet croit tuer en embuscade le roi qu'il n'a pas voulu tuer à genoux. C'est ainsi que Molière, dans le Festin de Pierre, conservait toutes les circonstances qui avaient frappé l'attention du public et qui venaient d'être consacrées par la vogue des pièces jouées sur le même sujet aux autres théâtres.

POLONIUS (derrière la tapisserie).—Ah! je suis assassiné!

(Il tombe et meurt.)

LA REINE.—Malheur à moi! Qu'as-tu fait?

HAMLET.—Ma foi, je n'en sais rien. Est-ce le roi?

(Il lève la tapisserie et tire le corps de Polonius.)

LA REINE.—Ah! quelle furieuse et sanglante action est ceci!

HAMLET.—Une action sanglante?... presque aussi mauvaise, ma bonne mère, que de tuer un roi et d'épouser son frère.

LA REINE.—Que de tuer un roi?

HAMLET.—Oui, madame, c'est le mot dont je me suis servi. (À Polonius.) Et toi, misérable, absurde, importun imbécile, adieu! Je t'ai pris pour quelqu'un de meilleur que toi; prends ton sort comme il est: tu t'aperçois qu'à faire trop l'empressé il y a quelque danger... Cessez de vous tordre ainsi les mains. Paix! asseyez-vous, et attendez-vous à avoir le coeur tordu par moi, car c'est ce que je vais faire s'il n'est pas d'une matière impénétrable, si l'infernale habitude ne l'a pas bronzé de telle sorte qu'il soit à l'épreuve et fortifié contre tout sentiment.

LA REINE.—Qu'ai-je donc fait, pour que tu oses darder ta langue avec un bruit si rude contre moi?

HAMLET.—Une action telle qu'elle souille la grâce et la rougeur de la pudeur; qu'elle donne à la vertu le nom d'hypocrite; qu'elle ôte la rose au front serein d'un innocent amour, et met là un ulcère; qu'elle rend les voeux du mariage aussi faux que les serments d'un joueur; oh! une action telle, que, des formes et du corps du contrat, elle retire leur âme même, et fait de la douce religion une rapsodie de mots! La face du ciel s'en est enflammée; oui, en vérité, cette masse compacte et solide, avec un visage triste, comme à la menace du jugement dernier, est malade de penser à cet acte.

LA REINE.—Hélas! quelle est cette action qui gronde si haut et qui tonne déjà pour s'annoncer?

HAMLET.—Regardez ici, ce tableau d'abord, puis celui-ci, cette confrontation simulée de deux frères... Voyez quelle grâce résidait sur ce visage; les bouches d'Apollon, le front de Jupiter lui-même, l'oeil semblable à celui de Mars pour la menace et pour le commandement; une stature semblable à celle du héraut Mercure, quand il vient d'abattre son vol sur une hauteur qui baise le bord du ciel; un ensemble et une forme, en vérité, où chaque dieu semblait avoir mis son cachet, afin de donner au monde la certitude de voir un homme: c'était votre mari. Regardez maintenant ce qui suit: voici votre mari, pareil à l'épi corrompu par la nielle, qui dévora son frère florissant... Avez-vous des yeux? avez-vous pu quitter les pâturages de cette belle montagne, pour aller vous engraisser dans ce marais? Ah! avez-vous des yeux? vous ne pouvez appeler cela de l'amour; car, à votre âge, la fermentation du sang est domptée; il est humble, il est au service de la raison. Et quelle raison voudrait passer de celui-ci à celui-là? Assurément, vous avez la faculté de sentir; sans quoi vous n'auriez pas celle de vous mouvoir; mais, assurément, cette faculté de sentir est, chez vous, frappée d'apoplexie, car la folie elle-même ne se tromperait pas de la sorte, et jamais les sens n'ont été asservis à un tel transport, qu'il ne leur restât pas une certaine dose de discernement pour apercevoir une telle différence. Quel démon vous a ainsi jouée à ce jeu de colin-maillard? Les yeux sans le toucher, le toucher sans la vue, les oreilles sans les mains ni les yeux, l'odorat sans rien autre, ou même ne fût-ce qu'une moitié infirme d'un seul de nos véritables sens, ne pourraient pas être hébétés à ce point... O honte! où est ta rougeur? O enfer révolté! si tu peux mutiner ainsi la moelle des os d'une matrone, souffrons désormais que, pour la jeunesse brûlante, la vertu soit comme une cire et fonde à son propre feu! Ne proclamez plus qu'il y a honte quand la tyrannique ardeur de l'âge donne l'assaut, puisque la glace elle-même est aussi active à brûler, et que la raison s'entremet à prostituer la volonté!

LA REINE.—O Hamlet! n'en dis pas davantage. Tu tournes mes yeux vers le fond de mon âme, et j'y aperçois des places si noires et si pénétrées de noirceur, qu'elles n'en pourront jamais perdre la teinte.

HAMLET.—Et cela pour vivre dans l'infecte moiteur d'un lit souillé, toute confite en joies dans la corruption, s'emmiellant les lèvres, et faisant l'amour sur un sale fumier!

LA REINE.—Oh! ne m'en dis pas davantage! Ces paroles sont comme des poignards qui entrent dans mes oreilles. Assez, mon doux Hamlet.

HAMLET.—Un meurtrier et un scélérat! un laquais qui n'est pas le vingtième de la dîme de ce que valait votre premier maître! un roi de carnaval!29 un coupe-bourse de l'empire et des lois, qui a pris sur une planche le précieux diadème, et l'a mis dans sa poche!

Note 29: (retour) A vice of kings..... et plus bas: A king of shreds and patches, double allusion au personnage du fou, du bouffon, qui s'appelait he vice, dans les farces anglaises, et dont le costume était composé d'étoffes diverses et bariolées comme celui d'Arlequin.

LA REINE.—Assez!

HAMLET.—Un roi de pièces et de morceaux!... (Le fantôme entre.) Sauvez-moi et couvrez-moi de vos ailes, célestes gardiens!... Que veut votre gracieuse apparition?

LA REINE.—Hélas, il est fou!

HAMLET.—Ne venez-vous pas gourmander votre fils tardif, qui, faisant défaut à l'heure propice et à l'élan du coeur, laisse s'éloigner l'importante exécution de vos ordres révérés? Ah! parlez.

LE FANTÔME.—N'oublie pas. Cette visite n'est faite que pour rafraîchir le souvenir presque effacé de ton dessein. Mais, regarde! la stupeur s'est emparée de ta mère. Ah! place-toi entre elle et son âme qui combat: c'est dans les plus faibles corps que l'imagination opère le plus fortement. Parle-lui, Hamlet.

HAMLET.—Qu'avez-vous, madame?

LA REINE.—Hélas! qu'avez-vous vous-même, pour tendre ainsi vos regards dans le vide, et pour converser ainsi avec l'air incorporel? Vos esprits vitaux se sont élancés dans vos yeux, et, de là, épient sauvagement, tandis que, pareils aux soldats endormis quand vient l'alarme, vos cheveux d'abord couchés, se soulèvent maintenant, comme si leur végétation prenait vie, et se tiennent debout. O mon doux fils, répands sur cette chaleur et ces flammes de ton transport la patience d'un sang plus froid. Que regardes-tu donc?

HAMLET.—Lui, lui! Regardez comme il brille d'un pâle éclat! Une telle forme et une telle cause, réunies pour prêcher à des pierres, les rendraient sensibles.... Ne me regarde pas, de peur que, par cette démarche pitoyable, tu n'altères la fermeté de mes actes: ce que j'ai à faire y perdrait peut-être sa vraie couleur; ce seraient des larmes, peut-être; au lieu de sang.

LA REINE.—A qui dites-vous cela?

HAMLET.—Ne voyez-vous rien ici?

LA REINE.—Rien du tout: et cependant, tout ce qui est ici, je le vois.

HAMLET.—Et n'avez-vous, non plus, rien entendu?

LA REINE.—Non, rien que nos propres paroles.

HAMLET.—Eh bien! regardez là, regardez, comme il se retire, mon père, dans le costume qu'il avait durant sa vie! Regardez, il s'en va, à ce moment même, vers le portail!

(Le fantôme sort.)

LA REINE.—C'est votre cerveau même qui se frappe de cette image; le délire est très-adroit à ces créations sans corps.

HAMLET.—Le délire! mon pouls, comme le vôtre, bat tranquillement sa mesure et ne chante pas une moins saine musique. Ce n'est point la folie qui m'a fait parler: mettez-moi à l'épreuve, et je répéterai la chose mot pour mot, tandis que la folie ne ferait que s'en écarter par gambades. Mère, pour l'amour de votre salut! ne mettez pas ce baume flatteur sur votre âme, ne croyez pas que ce soit, au lieu de votre faute, ma folie qui vous parle; ce ne serait que cacher et masquer la place de l'ulcère, pendant que la corruption infecte, minant tout au dedans, travaille à empoisonner sans être vue. Confessez-vous au ciel, repentez-vous du passé, gardez-vous de l'avenir, et ne répandez pas l'engrais sur les herbes mauvaises, qui deviendraient plus fortes... Pardonnez-moi ces devoirs de ma vertu; car telle est la douillette enflure de ce siècle poussif que la vertu même doit demander pardon au vice, oui, c'est elle qui doit se courber et supplier pour obtenir la permission de lui faire du bien.

LA REINE.—O Hamlet, tu as brisé mon coeur en deux.

HAMLET.—Ah! rejetez-en la pire partie, et vivez, d'autant plus pure, avec l'autre moitié. Bonne nuit, mais n'allez pas au lit de mon oncle; faites-vous une vertu, si vous ne l'avez pas. L'habitude, ce monstre qui dévore toute raison à l'ordinaire démon, est pourtant un ange en ceci; il nous donne aussi, pour la pratique des belles et bonnes actions un vêtement, une livrée, qui s'ajuste heureusement. Abstenez-vous ce soir, et cela prêtera une sorte de facilité à la prochaine abstinence; la suivante sera plus facile encore, car l'usage peut presque changer l'empreinte de la nature, soumettre le démon, ou même le chasser, par une merveilleuse puissance. Encore une fois, bonne nuit, et quand vous désirerez d'être bénie, je viendrai vous demander votre bénédiction. Quant à ce même seigneur de tout à l'heure (montrant Polonius), je me repens; mais il a plu ainsi aux cieux de me punir par lui, et lui par moi; j'ai dû être leur fléau et leur ministre. Je me charge de lui, et je répondrai de la mort que je lui ai donnée. Ainsi, encore une fois, bonne nuit; je dois être cruel, mais seulement pour être humain: le mal vient de commencer, et le pire reste encore à suivre.

LA REINE.—Que vais-je faire?

HAMLET.—Rien, en aucune façon, de ce que je vous ai dit de faire. Non, laissez ce roi bouffi vous attirer encore au lit, vous pincer gaiement la joue, vous appeler sa petite souris; laissez-le, pour une paire de baisers fumeux, ou pour quelques jeux de ces doigts damnés sur votre cou, vous amener à lui révéler toute cette affaire, comme quoi je ne suis pas réellement en démence, mais fou par artifice. Il serait bon que vous le lui fissiez connaître; car quelle femme, à moins d'être une belle, chaste et sage reine, voudrait cacher à un tel crapaud, à une telle chauve-souris, à un tel matou, des secrets qui l'intéressent si chèrement? qui voudrait en user ainsi? Non, en dépit du bon sens et de la discrétion, allez, sur le toit de la maison, ôter la cheville qui fermait la cage; laissez s'envoler les oiseaux; et puis, comme le singe fameux, glissez-vous dans la cage pour en faire l'essai, et rompez vous vous-même le col à terre30.

Note 30: (retour) Un autre auteur anglais, du commencement du XVIIe siècle sir John Suckling, dans une de ses lettres, semble faire allusion à la même histoire enfantine ou populaire d'où provenait ce passage de Shakspeare: «C'est, dit sir J. Suckling, l'histoire des singes et des perdrix: tu restes tout ébahi à contempler une beauté jusqu'à ce qu'elle soit perdue pour toi, et alors tu en laisses sortir une autre et tu la contemples encore jusqu'à ce qu'elle soit partie aussi.»

LA REINE.—Sois assuré que, si les paroles sont faites de souffle et si le souffle est fait de vie, je n'ai pas de vie pour exhaler un souffle de ce que tu m'as dit.

HAMLET.—Il faut que je parte pour l'Angleterre, vous le savez?

LA REINE.—Hélas! je l'avais oublié. Cela a été décidé?

HAMLET.—Les lettres sont déjà scellées! et mes deux camarades d'études,—à qui je me fierai comme je me fierai à des vipères armées de leurs crocs,—portent le mandat; ils doivent me frayer le chemin, et me guider vers l'embuscade! laissons faire, car là est l'amusement: faire sauter l'ingénieur par son propre pétard! Ou la besogne sera bien dure, ou je creuserai à une toise au-dessous de leur mine, et je les lancerai dans la lune. Oh! cela est bien doux, lorsque deux ruses se rencontrent juste en droite ligne!—Cet homme va me mettre en train de faire mes paquets; je vais traîner cette panse jusque dans la chambre voisine31. Bonsoir, ma mère... Vraiment, ce conseiller est maintenant bien tranquille, bien discret et bien grave, lui qui fut, en sa vie, un drôle si niais et si babillard. Allons, monsieur, tâchons d'en finir avec vous. Bonsoir, ma mère.

(Ils s'en vont, chacun de son côté; Hamlet traînant le corps de Polonius.)

Note 31: (retour)

Le texte porte:

I'll lug the guts into the neighbour room.

Faut-il traduire à la lettre? Guts, les boyaux. Voilà un de ces vers qui irritent les gens de goût contre Shakspeare et contre ses admirateurs. Mais la plupart du temps on ne s'irrite que faute de comprendre, et ici, par exemple, Shakspeare n'a pas même besoin d'être excusé, pourvu qu'on ne traduise pas inconsidérément la langue du XVIe siècle avec les dictionnaires du XIXe. De même qu'en France on disait estomac, là où il faudrait aujourd'hui dire coeur, de même en Angleterre, là où il faudrait aujourd'hui dire entrails, on disait guts au temps de Shakspeare; un Corneille anglais n'aurait pas hésité à l'employer alors, pour peindre Rome

...de ses propres mains déchirant ses entrailles,

et n'eût point été accusé de tomber dans la bassesse du langage, car les euphuïstes eux-mêmes s'en servaient sans scrupule, quoique ces précieux et précieuses d'outre-Manche fussent aussi célèbres que nos femmes savantes

Par les proscriptions de tous les maux divers

Dont ils voulaient purger et la prose et les vers.

Mais en même temps que je me reporte à la date du texte que je traduis, il faut que je me pénètre de l'intention de l'auteur; ce n'est pas seulement d'un siècle à un autre siècle que le sens d'un mot peut changer, mais aussi d'une page à l'autre, surtout dans la variété du drame, de ses scènes et de ses personnages: guts n'est pas grossier, au temps de Shakspeare, mais il est sarcastique dans la bouche de Hamlet; traduire par boyaux serait un contre-sens contre le XVIe siècle; par entrailles, un contre-sens contre Hamlet et contre son mépris de Polonius; il ne regarde Polonius que comme un gros corps à tête vide, et il l'appelle «cette panse,» à peu près comme, selon saint Paul, Épiménide ou Callimaque appelait les Crétois: «mauvaises bêtes, ventres paresseux» (Ép. à Tite, I, 12). Sans doute, Hamlet aurait pu se dispenser de cette dernière insulte à un cadavre: mais ne soyons pas trop prompts à blâmer Shakspeare, quand il y a un mort sur le théâtre; de son temps, les acteurs étaient peu nombreux dans les troupes, les personnages très-nombreux dans les pièces, de sorte que chaque comédien avait plusieurs rôles à remplir et que les comparses mêmes suffisaient difficilement à leur tâche multipliée; de plus, il n'y avait pas d'entr'actes, puisqu'il n'y avait pas d'actes, et les scènes se suivaient sans interruption; aussi quand un des personnages venait de mourir devant le public, la plus pressante affaire était de le faire rentrer dans les coulisses, afin que le cadavre redevînt un acteur et passât à un autre rôle; quand, pour satisfaire à cette nécessité, l'auteur ne pouvait introduire un comparse à cause du caractère intime de la scène, comme dans le cas présent, ou pour toute autre cause, il fallait bien qu'un des interlocuteurs se chargeât de tirer ou d'emporter le mort, et il fallait sauver tant bien que mal l'invraisemblance. Shakspeare tâchait toujours d'accommoder à la situation et aux personnages les expédients que cette gêne scénique l'obligeait à inventer; il en a de toute sorte: railleries, imprécations, adieux pathétiques, promesses de vengeance, précautions du meurtrier, etc., etc., toujours quelques paroles qui conviennent à l'action du moment accompagnent le cadavre emporté et motivent l'incident; rien que dans la trilogie de Henri VI, on en peut remarquer neuf exemples (part. I, act. I, sc. IV; act. II, sc. V; act. IV; sc. VII;—part. II, act. IV, sc. I; act. IV, sc. X; act. V, sc. II;—part. III, act II, sc. V, deux fois dans la même scène; et act. V, sc. VI). Si quelques-uns trouvent indigne de Shakspeare son attention à de telles minuties, ou si d'autres trouvent mal dissimulées les ruses qu'il imagine pour sortir d'embarras, nous ne sommes ni de l'un ni de l'autre avis. Passionnément inspiré et profondément moraliste, Shakspeare nous semble encore admirable par cela même qu'il se rappelle à chaque instant qu'il écrit pour le théâtre, et parce qu'il prépare de détails en détails l'effet de la représentation, tout en se livrant à sa verve de poëte et en développant sa connaissance du coeur humain; et en même temps il a raison de traiter les expédients comme des expédients; il a raison de ne pas ciseler avec un art prétentieux les chevilles nécessaires à ses grandes charpentes; quand quelque chose manque à ses ressources d'impresario, il a raison d'y suppléer par l'adresse, mais simplement, et de n'y point attarder son génie.

FIN DU TROISIÈME ACTE.



ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Le château.

LE ROI, LA REINE, ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN entrent.

LE ROI.—Ces sanglots ont une cause; ces profonds soulèvements de votre coeur, il faut les expliquer; il est à propos que nous les comprenions. Où est votre fils?

LA REINE, à Rosencrantz et à Guildenstern.—Laissez-nous un moment. (Ils s'en vont.) Ah! mon bon seigneur, qu'ai-je vu ce soir?

LE ROI.—Quoi, Gertrude! comment va Hamlet?

LA REINE.—Fou, comme la mer et le vent, lorsqu'ils luttent ensemble à qui sera le plus puissant. Dans son accès effréné, entendant remuer quelque chose derrière la tapisserie, de sa rapière tirée il fouette l'air, il crie: «Un rat! un rat!» et dans ce saisissement de son cerveau, il tue le bon vieillard sans le voir.

LE ROI.—O lourd forfait! Il nous en serait arrivé autant si nous avions été là. Sa liberté est pour tous pleine de menaces; pour vous-même, pour nous, pour tout le monde. Hélas! comment répondre à ce sanglant événement? Il retombera sur nous, dont la prévoyance aurait dû tenir de court, en bride et loin de toute hantise, ce jeune homme en démence. Mais tel était notre amour que nous ne voulions pas comprendre ce qu'il était à propos de faire, et nous avons agi comme un homme affligé d'une honteuse maladie, et qui, pour éviter de la divulguer, la laisse se nourrir de la moelle même de sa vie. Où est-il allé?

LA REINE.—Tirer à l'écart le corps qu'il a tué; et sur ce corps sa folie même, comme un peu d'or dans un minerai de vils métaux, se montre pure. Il pleure de ce qu'il a fait.

LE ROI.—O Gertrude, venez! Le soleil n'aura pas plutôt touché les montagnes, que nous le ferons embarquer. Quant à cette affreuse action, nous devons tous deux employer toute notre majesté et notre adresse à la couvrir et à l'excuser.—Holà! Guildenstern (Rosencrantz et Guildenstern entrent.) Amis, allez tous deux, prenez avec vous quelque renfort; Hamlet, dans son délire, a tué Polonius, et l'a traîné hors du cabinet de sa mère. Allez, cherchez-le; parlez-lui comme il faut; et portez le corps dans la chapelle: je vous prie, faites diligence. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Venez, Gertrude; nous convoquerons nos plus sages amis, et nous leur ferons connaître en même temps ce que nous comptons faire et ce qui est malheureusement déjà fait. Ainsi nous avons chance que la calomnie,—dont le murmure, parcourant la circonférence du monde, lance, aussi droit que le canon à son but, sa charge empoisonnée,—manque pourtant notre nom, et ne frappe que l'air insensible. Oh! venez; mon âme est pleine de discorde et d'effroi.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Un autre appartement dans le château.

HAMLET entre.

HAMLET.—Déposé en lieu sûr...

ROSENCRANTZ ET GUILDENSTERN, derrière la scène.—Hamlet! seigneur Hamlet!

HAMLET.—Mais doucement! Quel est ce bruit? qui appelle Hamlet? Oh! ils viennent ici!

(Rosencrantz et Guildenstern entrent.)

ROSENCRANTZ.—Qu'avez-vous fait du cadavre, monseigneur?

HAMLET.—Confondu avec la poussière, dont il est parent.

ROSENCRANTZ.—Dites-nous où il est, pour que nous puissions le tirer de là et le porter à la chapelle.

HAMLET.—N'allez pas croire cela.

ROSENCRANTZ.—Croire quoi?

HAMLET.—Que je puisse garder votre secret et non le mien. Et puis, être importuné par une éponge! Quelle réponse doit faire à cela le fils d'un roi?

ROSENCRANTZ.—Me prenez-vous pour une éponge, mon seigneur?

HAMLET.—Oui, monsieur, une éponge qui pompe la physionomie du roi, ses faveurs, son autorité. Mais de tels officiers rendent en définitive de grands services au roi; il les tient en réserve, comme ferait un singe avec des noisettes, dans le coin de sa mâchoire—embouchés tout d'abord, pour être avalés au dernier moment;—quand il a besoin de ce que vous avez recueilli, il n'a qu'à vous presser un peu, éponge, et vous redevenez sèche.

ROSENCRANTZ.—Je ne vous comprends pas, mon seigneur.

HAMLET.—Cela me fait grand plaisir; un méchant propos doit mourir dans une sotte oreille.

ROSENCRANTZ.—Mon seigneur, il faut nous dire où est le corps, et venir avec nous chez le roi.

HAMLET.—Le corps est avec le roi, mais le roi n'est pas avec le corps. Le roi est une chose...

GUILDENSTERN.—Une chose, mon seigneur?

HAMLET.—...de rien. Conduisez-moi vers lui. Cache-toi, renard! et tous en chasse!32

(Ils sortent.)

Note 32: (retour) Remarquez-vous comme les paroles de Hamlet deviennent tantôt plus hardies, tant plus obscures, à mesure que l'action avance? De plus en plus obsédé par la certitude croissante du crime qu'il doit punir, par les émotions qui se multiplient, par les pièges qui s'ouvrent sous ses pas, par la haine qu'il voit s'amonceler sur lui, par l'idée de la vengeance dont il est, de minute en minute, plus altéré et plus effrayé tout ensemble, parce que chaque minute l'a retardée et la rapproche, il parle comme il sent, et les saccades de son langage reproduisent le tumulte de son âme. La plupart de ses répliques aux courtisans ont un sens confus et une portée manifeste: on voit plus d'ombre envahir son esprit et plus d'amertume jaillir de son coeur. Il faut renoncer à expliquer des phrases comme: «Le corps est avec le roi, mais le roi n'est pas avec le corps.» Veut-il dire que le cadavre est dans le palais, comme le roi, maïs que le roi a encore à mourir, comme Polonius, et à rejoindre de plus près le cadavre? Ou bien parle-t-il tour à tour des deux rois, du faux roi vivant, son oncle, et du vrai roi mort, son père? Mais à, quoi bon expliquer? Il ne veut pas être compris et ne peut pas se retenir d'être menaçant. Il appelle le roi une chose, les courtisans l'interrompent à ce mot méprisant, et il coupe court aux périls de l'entretien, mais par une pire insolence: «Le roi est une chose de rien,» expression toute faite et courante chez tous les poëtes du même temps et qui leur venait, comme tant d'autres, de la Bible, du quatrième verset du psaume CXLIV, où il est dit, selon la traduction anglaise: «L'homme est comme une chose de rien.» Quant aux derniers mots de Hamlet, c'est le refrain du jeu des enfants anglais qui correspond à notre cache-cache. Les sources de la langue de Shakspeare sont aussi diverses que les courants des pensées de Hamlet.


SCÈNE III

Un autre appartement dans le château.

LE ROI entre avec sa suite.

LE ROI.—Je l'ai envoyé quérir, et l'on cherche le corps. Combien il est dangereux que cet homme aille en liberté! Il ne faut pas, cependant, lui appliquer la loi rigoureuse; il est aimé de la multitude désordonnée, qui aime, non d'après son jugement, mais d'après ses yeux; et là où il en est ainsi, on pèse le fléau qui frappe l'offenseur, jamais on ne pèse l'offense. Pour que tout se passe doucement et sans bruit, il faut que cet éloignement soudain paraisse une décision réfléchie. Les maux qui sont devenus désespérés veulent des remèdes désespérés pour être guéris ou ne le sont pas du tout. (Rosencrantz entre.) Eh bien! qu'est-il arrivé?

ROSENCRANTZ.—Où le corps est-il déposé? c'est ce que nous ne pouvons tirer de lui, mon seigneur.

LE ROI.—Mais lui, où est-il?

ROSENCRANTZ.—À la porte, mon seigneur; on le garde et l'on attend vos ordres.

LE ROI.—Amenez-le devant nous.

ROSENCRANTZ.—Holà! Guildenstern, faites entrer mon seigneur.

(Hamlet et Guildenstern entrent.)

LE ROI.—Voyons, Hamlet, où est Polonius?

HAMLET.—À souper.

LE ROI.—A souper? où donc?

HAMLET.—Non pas dans un endroit où il mange, mais dans un endroit où il est mangé: il y a un certain congrès de vermine politique qui est en affaire avec lui en ce moment même. Votre ver est l'empereur qui préside seul à toute votre diète:33 nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser; et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots. Votre roi bien gras et votre mendiant bien maigre ne font qu'un service différent; deux plats, mais pour la même table: c'est la la fin de tout.

Note 33: (retour) Les vers, en anglais: the worms. On sait que c'est dans la ville de Worms que furent tenues, par les empereurs d'Allemagne, plusieurs des diètes les plus célèbres, entre autres celle de 1521, fameuse en tout pays protestant comme ayant eu pour conséquence l'édit de Worms contre Luther. On comprendra donc sans peine comment, dans le texte des sinistres plaisanteries de Hamlet se mêlent et jouent les vers, l'empereur et la diète. Toute votre diète, c'est-à-dire toutes vos habitudes de nourriture et de vie, selon l'ancien sens du mot, que l'usage a maintenant réduit au point de le changer tout à fait et de le, rendre presque synonyme de jeune.

LE ROI.—Hélas! hélas!

HAMLET.—Un homme peut pêcher avec le ver qui a mangé d'un roi, et manger le poisson qui s'est nourri de ce ver.

LE ROI.—Que veux-tu dire par là?

HAMLET.—Rien, mais seulement vous montrer comment un roi peut faire un voyage à travers les entrailles d'un mendiant.

LE ROI.—Où est Polonius?

HAMLET.—Dans le ciel: envoyez-y voir. Si votre messager ne le trouve pas là, allez vous-même le chercher à l'autre endroit. Mais, en vérité, si vous ne le trouvez pas d'ici à un mois, vous le flairerez en montant l'escalier de la galerie.

LE ROI, à quelqu'un de sa suite.—Allez le chercher là.

HAMLET.—Oh! il attendra bien jusqu'à votre arrivée.

(Quelques hommes de la suite sortent.)

LE ROI.—Hamlet, pour ta propre sûreté, qui nous occupe aussi tendrement que nous afflige ce que tu as fait, cette action exige que tu partes d'ici avec la promptitude de l'éclair. Ainsi prépare-toi: la barque est prête, et le vent est favorable, tes compagnons t'attendent, et toutes choses sont disposées pour ton voyage en Angleterre.

HAMLET.—En Angleterre?

LE ROI.—Oui, Hamlet.

HAMLET.—C'est bon.

LE ROI.—Tu dis vrai; si tu connais nos projets.

HAMLET.—Je vois un ange qui les voit. Mais allons, en Angleterre! Adieu, mère chérie.

LE ROI.—Et ton père qui t'aime, Hamlet?

HAMLET.—Ma mère! père et mère sont mari et femme; mari et femme ne sont qu'une même chair; et ainsi, ma mère.....Allons, en Angleterre!

(Il sort.)

LE ROI.—Suivez-le pas à pas; attirez-le en toute hâte à bord. Ne différez pas; je veux qu'il soit hors d'ici ce soir. Allez, car tout ce qui touche, d'ailleurs, à cette affaire est fait et scellé; je vous prie, hâtez-vous. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Et toi, Angleterre, si tu tiens mon amitié pour quelque chose (comme ma grande puissance peut te rendre ce point sensible, puisque ta cicatrice se montre encore vive et rouge là où a passé l'épée danoise, et puisque le libre mouvement de ta crainte nous rend hommage), tu n'accueilleras pas froidement notre message souverain, qui implique nettement, par lettres instantes à cet effet, la mort immédiate de Hamlet; entends-moi, Angleterre! car il fait rage comme la fièvre dans mon sang, et il faut que tu me guérisses. Jusqu'à ce que je sache que c'en est fait, quoi qu'il m'arrive, mes joies ne recommenceront pas.

(Il sort.)



SCÈNE IV

Une plaine en Danemark.

FORTINBRAS entre à la tête de ses troupes.

FORTINBRAS.—Allez, capitaine, saluer de ma part le roi de Danemark; dites-lui, qu'avec son agrément, Fortinbras réclame le passage promis pour une expédition à travers son royaume. Vous savez où est le rendez-vous. Si Sa Majesté nous veut quelque chose, nous irons en personne lui rendre nos devoirs; faites-le-lui savoir.

LA CAPITAINE.—Je le ferai, mon seigneur.

FORTINBRAS.—Avancez doucement.

(Fortinbras et ses troupes sortent.)

(Hamlet, Rosencrantz, Guildenstern, etc., entrent.)

HAMLET.—Mon bon monsieur, à qui sont ces forces?

LE CAPITAINE.—Ce sont des Norvégiens, monsieur.

HAMLET.—Quelle est leur destination, monsieur, je vous prie?

LE CAPITAINE.—Ils marchent contre une partie de la Pologne?

HAMLET.—Qui les commande, monsieur?

LE CAPITAINE.—Le neveu du vieux roi de Norvège, Fortinbras.

HAMLET.—Marchent-ils contre le gros de la Pologne, monsieur, ou s'agit-il de quelque frontière?

LE CAPITAINE.—À parler vrai, monsieur, et sans amplification, nous allons conquérir un petit morceau de terre qui n'a guère d'autre valeur que son nom. S'il en fallait payer cinq ducats, je dis cinq! je ne voudrais pas l'affermer, et il ne rapportera pas à la Norvège, non plus qu'à la Pologne, un plus gros profit, quand même on le vendrait en toute propriété.

HAMLET.—Eh bien! alors les Polonais ne voudront jamais le défendre.

LE CAPITAINE.—Si fait, il y a déjà une garnison.

HAMLET.—Deux mille âmes et vingt mille ducats ne suffiront pas à décider la question de ce fétu. Ceci est comme un abcès, amassé par trop de richesse et de paix, qui éclate au dedans et ne montre pas au dehors la cause qui fait mourir l'homme. Je vous remercie humblement, monsieur.

LE CAPITAINE.—Dieu vous soit en aide, monsieur!

(Le capitaine sort.)

ROSENCRANTZ.—Vous plaira-t-il d'avancer, mon seigneur?

HAMLET.—Je vous aurai rejoints dans un instant. Allez un peu en avant. (Rosencrantz et Guildenstern sortent.) Comme toutes les circonstances témoignent contre moi et éperonnent ma molle vengeance!... Qu'est-ce qu'un homme pour qui le bien suprême et le seul débit de son temps ne seraient que de dormir et de manger? un animal, et rien de plus. Certes, celui qui nous a créés, avec cette vaste intelligence qui regarde en avant et en arrière, ne nous a pas donné cette capacité et cette raison divine pour moisir en nous sans emploi. Maintenant donc, que ce soit par un bestial oubli, ou par quelque lâche scrupule de vouloir réfléchir trop précisément à l'issue.... et dans ces réflexions-là, à les couper en quatre, il n'y a qu'un quart de sagesse et toujours trois quarts de couardise... je ne sais pourquoi je continue à vivre pour dire: «Cela est à faire;» tandis que j'ai motif, volonté, force et moyen de Je faire. J'en ai gros comme la terre, d'exemples qui m'exhortent! Témoin cette armée, d'une telle masse et d'un tel poids, conduite par un prince délicat et frêle, dont l'âme, enflée d'une ambition divine, fait une grimace de défi, à l'invisible événement, et qui expose tout ce qui, en lui, est mortel et fragile, à tout ce que peuvent oser la fortune, la mort et le péril; et cela pour une coquille d'oeuf! A le bien prendre, être grand, c'est ne s'émouvoir pas sans une grande cause, mais grandement aussi tirer une querelle d'un fétu, lorsque l'honneur est en jeu. Comment puis-je donc rester là, moi, qui ai un père assassiné, une mère déshonorée, tant d'excitants de ma raison et de mon sang! et laisser tout cela dormir, tandis qu'à ma honte je vois la mort imminente de vingt mille hommes, qui, pour une fantaisie et une babiole de gloire, s'en vont à leur tombeau comme à un lit, combattant pour un coin de sol, où les joueurs trop nombreux ne pourront engager la partie, et qui n'est même pas une fosse et un espace suffisants pour cacher les morts?... Oh! désormais que mes pensées soient sanglantes, ou estimées à néant!

(Il sort.)



SCÈNE V

Elseneur.—Un appartement dans le château.

LA REINE ET HORATIO entrent.

LA REINE.—Je ne veux pas lui parler.

HORATIO.—Elle est pressante, en vérité; elle est en délire: toutes ses façons vous feront certainement pitié.

LA REINE.—Que veut-elle?

HORATIO.—Elle parle beaucoup de son père; elle dit qu'elle sait qu'on joue de mauvais tours dans le monde; elle sanglote et se frappe la poitrine; elle piétine avec colère pour un fétu; elle dit des choses équivoques, qui n'ont de sens qu'à moitié; ses paroles ne sont rien; et pourtant, l'informe usage qu'elle en fait pousse ceux qui les entendent à les assembler; ils ne les perdent pas de vue et recousent les mots selon leurs propres pensées; de là, comme ses clignements d'yeux, et ses hochements de tête, et ses gestes, leur viennent encore en aide, quelqu'un pourrait croire, en vérité, qu'elle a quelque pensée, sans rien de certain, mais d'une tournure très-fâcheuse.

LA REINE.—Il serait bon de lui parler; car elle pourrait jeter de dangereuses conjectures dans les esprits qui nourrissent un mauvais vouloir. Qu'on la fasse entrer. (Horatio sort.) Pour mon âme malade,—telle est la vraie nature du péché!—toute bagatelle semble le prologue de quelque grand mécompte; tant nos fautes nous remplissent de malhabile défiance! Elles se découvrent elles-mêmes, en craignant d'être découvertes.

(Horatio rentre avec Ophélia.)

OPHÉLIA.—Où est la belle reine de Danemark?

LA REINE.—Eh bien! Ophélia?

OPHÉLIA, chantant.

Comment pourrai-je distinguer d'un autre votre
véritable ami? A son chapeau orné de coquillages,
et à son bâton, et à ses sandales34.

Note 34: (retour) Ophélia décrit le costume d'un pèlerin, lequel, dans les histoires et les chansons du vieux temps, servait souvent de déguisement aux amoureux.

LA REINE.—Hélas! gentille dame, que signifie cette chanson?

OPHÉLIA.—Que dites-vous? Remarquez bien, je vous prie.

(Elle chante.)

Il est mort et parti, madame, il est mort et parti:
à sa tête est un tertre d'herbe verte; à ses talons
est une pierre.
Ah! ah!

LA REINE.—Oui; mais, Ophélia....

OPHÉLIA.—Je vous prie, remarquez bien.

(Elle chante.)

Son linceul, blanc comme la neige des montagnes...

(Le roi entre.)

LA REINE.—Hélas! voyez ceci, mon seigneur.

OPHÉLIA.

...est tout semé de douces fleurs, qui, tout humides
de pleurs, allèrent au tombeau, humides des
ondées du sincère amour.

LE ROI.—Comment vous trouvez-vous, ma belle demoiselle?

OPHÉLIA.—Bien. Dieu vous assiste! Ils disent que la chouette était la fille d'un boulanger35. Seigneur, nous savons ce que nous sommes, mais nous ne savons pas ce que nous pouvons être. Que Dieu soit à votre table!

Note 35: (retour) C'est une légende du Gloucestershire, que N.S. Jésus-Christ entra un jour dans la boutique d'un boulanger qui enfournait. Il demanda un peu de pain. La femme du boulanger mit tout de suite au four un morceau de pâte pour le lui faire cuire; mais elle fut vivement réprimandée par sa fille qui trouvait la part trop grosse et la réduisit presque à rien. Aussitôt la pâte se gonfla et devint un pain énorme; ce que voyant, la fille du boulanger se mit à crier: «Heugh! heugh! heugh!» et afin de la punir de sa méchanceté, Notre-Seigneur la changea en chouette, parce qu'elle avait imité le cri de cet oiseau. On raconte cette histoire aux petits enfants pour leur apprendre à être généreux envers les pauvres.

LE ROI.—Elle songe à son père.

OPHÉLIA.—Je vous en prie, ne disons pas un mot de cela; mais si l'on vous demande ce que cela signifie, dites ceci:

(Elle chante.)

Bonjour! c'est le jour de Saint-Valentin36; tous, ce matin, sont levés de bonne heure, et moi, jeune fille, je suis à votre fenêtre, pour être votre Valentine. Il se leva et mit ses habits, et ouvrit la porte de la chambre: il fit entrer la jeune fille, mais jeune fille elle ne sortit plus.

Note 36: (retour) La fête de saint Valentin est le 14 février. Selon la tradition des campagnes, c'est vers ce moment de l'année que les couples d'oiseaux se choisissent; de là vient sans doute la coutume à laquelle Ophélia fait allusion. Dans certaines parties de l'Angleterre, la première jeune fille qu'un jeune homme rencontrait le 14 février était officiellement son amoureuse; en d'autres endroits, les noms des jeunes gens étaient mis dans une urne, et les jeunes filles tiraient au sort. C'était, disait-on, un bon présage de mariage entre ceux que le hasard fiançait ainsi; on pourrait, même sans la chanson d'Ophélia, croire que cette coutume naïve ne tournait pas toujours si bien. Aujourd'hui encore, en Angleterre, les jeunes gens et les jeunes filles s'envoient mutuellement, le 14 février, des déclarations en prose et en vers; mais on ne les signe pas, on ne les écrit même pas, la plupart du temps; on les achète toutes faites pour les jeter à la poste, et les vignettes ou les dentelles du papier mignon qui sert à ces galanteries imprimées n'ajoutent pas assez d'attrait à un témoignage banal de souvenir qu'on ne prend pas même la peine de porter comme une carte de visite.

LE ROI.—Ma charmante Ophélia!

OPHÉLIA.—En vérité, sans vouloir jurer, je finirai cette chanson:

Par Gis37 et par sainte Charité! hélas! fi! quelle
honte! Ainsi font les jeunes gens quand ils peuvent
le faire. Ah! Dieu! qu'ils sont blâmables!
Avant de me chiffonner, dit-elle, vous m'aviez
promis de m'épouser....

Et il répond:

Aussi l'aurais-je fait, par l'astre que voilà, si tu
n'étais pas arrivée à mon lit.

Note 37: (retour) Gis, abréviation corrompue et populaire de Jésus, venant des lettres J.H.S., qui servaient seules à marquer le nom de N.S. sur les autels, sur les reliures, etc. Sainte Charité n'est pas la vertu théologale, mais une sainte souvent invoquée, comme ici, en manière de juron pieux, dans l'ancienne poésie anglaise, et qui a sa place dans le martyrologe à la date du 1er août, comme ayant subi le martyre à Rome, sous l'empereur Hadrien, avec deux autres vierges qui s'appelaient Espérance et Foi.

LE ROI.—Depuis combien de temps est-elle ainsi?

OPHÉLIA.—J'espère que tout ira bien. Il faut prendre patience...; mais je ne puis m'empêcher de pleurer, en songeant qu'ils l'ont mis dans la froide terre. Mon frère saura cela; et, sur ce, je vous remercie de vos bons avis.... Allons, ma voiture. Bonsoir, mesdames; bonsoir, mes chères dames; bonsoir, bonsoir.

(Elle sort.)

LE ROI.—Suivez-la de près; donnez-lui bonne garde, je vous en prie. (Horatio sort.) Ah! voilà bien le poison d'une profonde douleur, jaillissant tout entier de la mort de son père. Et maintenant regardez, ô Gertrude, Gertrude! quand les chagrins arrivent, ils ne viennent pas un à un comme des éclaireurs, mais par bataillons. D'abord son père tué, puis votre fils parti—votre fils, très-violent auteur de son propre et juste exil—le peuple, fange troublée, épaisse, exhalant de pernicieuses pensées, et murmurant au sujet de la mort du bon Polonius; car nous n'avons pas mûrement agi en le faisant enterrer en tapinois; puis la pauvre Ophélia enlevée à elle-même et à cette noble raison sans laquelle nous ne sommes que des simulacres humains ou de vraies brutes; enfin, et cela est aussi important que tout le reste, son frère, revenu secrètement de France, se repaît de ses cruelles surprises, s'enveloppe de nuages, et ne manque pas de mouches bourdonnantes qui infestent ses oreilles de discours empoisonnés sur la mort de son père; et, dans ces discours, les exigences d'un sujet trop pauvre ne leur laisseront nul scrupule de nous accuser en personne, d'oreille en oreille. O ma chère Gertrude, tout ceci, comme un canon à mitraille, me frappe à bien des places et me donne à la fois trop de morts!

(Bruit derrière le théâtre.)

LA REINE.—Hélas! quel bruit est ceci?

(Un gentilhomme entre.)

LE ROI.—Holà! où sont mes Suisses? qu'ils gardent la porte.... De quoi s'agit-il?

LE GENTILHOMME.—Sauvez-vous, mon seigneur. L'Océan, franchissant ses barrières, ne dévore pas les plages avec une plus impétueuse hâte que le jeune Laërtes, à la tête de la sédition, ne renverse vos officiers! La cohue l'appelle son seigneur; et, comme si le monde n'en était qu'à commencer aujourd'hui, l'antiquité est mise en oubli, la coutume est méconnue, elles par qui sont ratifiés et soutenus tous les titres. Ils crient: «Choisissons nous-mêmes! Laërtes sera roi!» Et les bonnets, et les mains, et les langues applaudissent, jusqu'aux nues à ce cri: «Laërtes sera notre roi! Laërtes roi!»

LA REINE.—Avec quelle joie ils s'en vont aboyant sur cette fausse piste! Ah! vous êtes en défaut, mauvais chiens danois!

(Bruit derrière le théâtre.)

LE ROI.—Les portes sont brisées.

(Laërtes armé entre; il est suivi d'une foule de peuple.)

LAERTES.—Où est ce roi?... Messieurs, restez tous en dehors.

LE PEUPLE.—Non, entrons.

LAERTES.—Je vous en prie, laissez-moi faire.

LE PEUPLE.—Oui, oui!

(Ils se retirent hors de la porte.)

LAERTES.—Je vous remercie,... gardez la porte.... O toi, roi infâme, rends-moi mon père!

LA REINE.—Calmez-vous, brave Laërtes.

LAERTES.—Une seule goutte de mon sang, si elle est calme, me proclame bâtard, crie à mon père: «cocu!» et brûle, ici même, du nom de fille de joie, le front chaste et immaculé de ma loyale mère.

LE ROI.—Quelle est la cause, Laërtes, qui fait prendre à ta rébellion ces airs gigantesques?... Laissez-le aller, Gertrude; ne craignez pas pour notre personne; il y a une magie divine qui entoure les rois d'une telle haie, que la trahison peut à peine regarder à la dérobée ce qu'elle voudrait et met en action peu de sa volonté!... Dis-moi, Laërtes, pourquoi tu es à ce point enflammé.... Laissez-le aller, Gertrude... Parle, ô homme!

LAERTES.—Où est mon père?

LE ROI.—Mort.

LA REINE.—Mais non par la faute du roi.

LE ROI.—Laissez-le questionner à sa suffisance.

LAERTES.—Et comment s'est-il fait qu'il soit mort? Je ne veux pas qu'on jongle avec moi. Aux enfers la fidélité! et les serments au plus noir des diables! au fond de l'abîme la conscience et le salut! Je brave la damnation. Je m'en tiens à ce point: mettre en oubli ce monde et l'autre, et advienne que pourra! Seulement, j'aurai pleine vengeance pour mon père.

LE ROI.—Qui pourra vous arrêter?

LAERTES.—Ma volonté, non celle de l'univers entier; et pour ce qui est de mes ressources, je les ménagerai si bien qu'avec peu elles iront loin.

LE ROI.—Brave Laërtes, si vous désirez connaître la vérité certaine sur la mort de votre cher père, avez-vous écrit dans votre projet de vengeance que, d'un seul coup de rafle, vous emporterez à la fois ses amis et ses ennemis, les coupables et les innocents?

LAERTES.—Non, ses ennemis seuls.

LE ROI.—Alors, voulez-vous les connaître?

LAERTES.—Quant à ses bons amis, voici comment je leur ouvrirai mes bras, tout larges; et semblable au tendre pélican qui donne sa vie, je les nourrirai de mon sang.

LE ROI.—Eh bien! maintenant vous parlez comme un bon fils et un loyal gentilhomme. Que je ne suis pas coupable de la mort de votre père, et que j'en ai le plus sensible chagrin, c'est ce qui pénétrera dans votre propre raison, aussi droit que le jour pénètre dans vos yeux.

LE PEUPLE, derrière le théâtre.—Laissez-la entrer.

LAERTES.—Qu'est-ce donc? quel est ce bruit? (Ophélia entre, bizarrement ajustée avec des fleurs et des brins de paille.) O chaleur, dessèche mon cerveau! ô larmes sept fois salées, consumez en mes yeux tout don de sentir et d'agir! Par le ciel, ta folie sera si bien payée à son poids que ce sera notre plateau qui fera tourner le fléau de la balance! O rose de mai, chère fille, bonne soeur, douce Ophélia! O ciel, est-il possible que la raison d'une jeune fille soit aussi mortelle que la vie d'un vieillard? La nature s'affine dans l'amour; et, ainsi affinée, elle envoie, en témoignage d'elle-même, vers l'objet tant aimé, quelque chose de sa précieuse essence.

OPHÉLIA.—(Elle chante.)

Ils l'ont porté le visage nu dans la bière, tra, la,
la, la! tra, la, la, la! et sur son tombeau vinrent
pleuvoir bien des larmes...

Bonsoir, mon tourtereau.

LAERTES.—Tu aurais ta raison, et tu m'exciterais à la vengeance, que cela ne pourrait pas m'émouvoir autant.

OPHÉLIA.—Il faut que vous chantiez:

A bas! à bas! jetez-le donc à bas!

Comme la ritournelle va bien là38! C'est ce traître
d'intendant, qui avait ravi la fille de son maître.

Note 38: (retour) A la scène antérieure, entre Ophélia folle et la reine de Danemark, la première édition de Hamlet donne cette indication oubliée: «Ophélia entre les cheveux flottants, jouant du luth et chantant.» Sans doute il était aussi de tradition qu'elle jouât ici sur son luth cette ritournelle qui lui plaît.

LAERTES.—Ces non-sens sont plus que du bon sens.

OPHÉLIA, à Laërtes.—Voilà du romarin39; c'est pour le souvenir. Je vous en prie, amour, souvenez-vous. Et voici des pensées; c'est pour vous faire penser.

LAERTES.—Il y a un enseignement dans sa folie: les pensées et le souvenir assemblés.

OPHÉLIA, au roi.—.Voilà du fenouil pour vous40, et des ancolies.—(A la reine.) Voilà de la rue pour vous41, et il y en a encore pour moi; nous pourrons, les dimanches, la nommer herbe de grâce; vous pouvez porter votre bouquet de rue avec une différence. Voila aussi une marguerite42; je vous donnerais bien des violettes, mais elles se fanèrent toutes quand mon père mourut43..... Ils disent qu'il a fait une bonne fin;

Car ce cher bon Robin, il fait toute ma joie....

Note 39: (retour) Le langage emblématique des fleurs était en grande vogue au temps de Shakspeare et tenait de près à la foi superstitieuse qu'on avait encore en la puissance médicinale ou magique des végétaux. Ophélia donne à chacun une fleur qui fait allusion à un événement du drame ou au caractère connu du personnage, et elle fait son choix avec une présence d'esprit, avec une justesse d'application, qui semblerait démentir sa folie si quelques-unes de ces allusions, par leur justesse même et leur imprudente vérité, ne montraient qu'Ophélia n'est plus maîtresse de sa parole et de ses actes. Le romarin, toujours vert, était l'emblème de la fidélité; on le portait aux funérailles et aux fiançailles; dans son dialogue en vers entre la nature et le phénix (1601), R. Chester dit: «Voici du romarin: les Arabes, médecins d'une habileté parfaite, affirment qu'il reconforte le cerveau et la mémoire.» Aussi Ophélia choisit-elle le romarin pour son frère afin qu'il se souvienne d'elle et de leur père mort.
Note 40: (retour) Le fenouil qu'Ophélia donne au roi était la fleur de la flatterie et de la dissimulation; l'ancolie était la fleur de l'ingratitude et du délaissement. Dans le dictionnaire italien-anglais de Florio (1598), on lit: «Dare finnochio, donner du fenouil, flatter, dissimuler.» Parmi les sonnets publiés en 1584 sous le titre d'Une Poignée de Délices, il y a un poëme qui s'appelle Bouquets toujours doux aux amants, à envoyer comme gages d'amour, et où l'amoureux dit: «Le fenouil est pour les flatteurs, mauvaise chose assurément, mais je n'ai jamais eu que des intentions droites, un coeur constant et pur.» Dans la comédie de Chapman, Rien que des fous (1605), un personnage dit: «Qu'est-ce? une ancolie?»—«Non,» répond l'interlocuteur, «cette fleur ingrate ne pousse pas dans mon jardin.»
Note 41: (retour) La rue était un emblème de douleur, à cause de la ressemblance qui existe, en anglais, entre le mot rue et le mot ruth, chagrin. Shakspeare, dans Richard II (acte III, sc. IV), a refait le même jeu de mots; un jardinier y dit, en parlant de la reine détrônée: «Ici elle a laissé couler une larme; ici, à cet endroit même, je mettrai une plate-bande de rue; et la rue, à la place du chagrin, se montrera bientôt en souvenir d'une reine qui pleura.» La rue était aussi nommée herbe de grâce, parce qu'on lui attribuait la puissance d'inspirer la contrition et de corriger les vices, et comme telle elle était employée dans les exorcismes. Dans une vieille ballade anglaise qui a pour titre: Les Conseils du docteur Bien-Faire, la recette pour l'usage de la rue est ainsi donnée: «Si quelqu'un a des doigts trop lestes, qu'il n'a pas pu conjurer, des doigts qui veulent fouiller dans la poche des gens ou faire tout autre mal de ce genre, il faut qu'il se fasse saigner, qu'il porte son bras en écharpe, et qu'il boive une infusion d'herbe de grâce dans un mélange tiède de lait et de vin.» Ophélia garde de la rue pour elle-même, en symbole de sa tristesse filiale; elle veut que la reine en porte aussi en symbole de sa tristesse maternelle; mais chaque fois que reviendra le dimanche, le jour consacré à Dieu, Ophélia veut que la rue reprenne son sens encore plus mystique, pour que la reine se repente et se délivre de l'amour criminel auquel elle a vendu son âme. Voilà pourquoi Ophélia marque une différence. Une différence, en langage héraldique, était le signe qui faisait distinguer entre un aîné et un cadet les armoiries de la famille; ainsi le plus jeune des Spencer portait, comme différence, une bordure de gueules autour de son écusson (Holinshed, Règne du roi Richard II, p. 443). D'après ce blason des fleurs auquel Ophélia emprunte ses images, la rue, aux mains de la pauvre folle innocente, ne parlera que de regrets, et se compliquant de son autre nom, aux mains de la reine coupable, parlera à la fois de regrets et de remords.
Note 42: (retour) Un des contemporains de Shakspeare, Greene, dit, dans son Coup de dent à un courtisan parvenu: «...Près de là poussait la marguerite dissimulée, pour avertir toutes ces donzelles trop promptes à la tendresse de ne se pas fier à chaque belle promesse de tous ces garçons amoureux.»
Note 43: (retour) Dans les sonnets cités tout à l'heure, la violette est ainsi commentée: «La violette est pour la fidélité, qui demeurera toujours en moi; et j'espère que vous, de même, vous ne la laisserez pas s'échapper de votre coeur.» Mais ici, ce qu'il faut noter, n'est-ce pas plutôt le dernier trait si touchant et si triste d'Ophélia qui croit les violettes flétries par la mort de son père? Après ce cliquetis rapide d'allusions, quand ce babil à double entente va fatiguer, quand Shakspeare a fini de nous peindre la folle et veut nous rendre la fille, un mot jaillit, ou pour mieux, dire une larme de pure poésie, une seule, et c'est assez, car la sobriété même et la grâce des Grecs les plus délicats ne sont point étrangères à cet impétueux génie du Nord. Bion avait dit, comme Shakspeare, dans l'élégie sur la mort d'Adonis: «Et toutes avec lui, quand il mourut, toutes les fleurs aussi se fanèrent.»

LAERTES.—Mélancolie et abattement, désespoir, enfer même, tout en elle tourne en charme et en grâce.

OPHÉLIA.—(Elle chante.)

Et ne reviendra-t-il pas? et ne reviendra-t-il pas? Non, non, il est mort! Va à ton lit de mort! Il ne reviendra jamais. Sa barbe était blanche comme la neige, sa tête toute blonde comme le lin; il est parti, il est parti, et nous gémissons en vain. Dieu fasse miséricorde à son âme!...

Et à toutes les âmes chrétiennes!... Je prie Dieu... Dieu soit avec vous!

(Elle sort.)

LAERTES.—Voyez-vous ceci, ô Dieu!

LE ROI.—Laërtes, je dois converser avec votre douleur, ou vous me refuseriez un droit qui m'appartient. Retirons-nous seulement. Faites choix de qui vous voudrez parmi vos plus sages amis; ils entendront et jugeront entre vous et moi. Si, par action directe ou collatérale, ils nous trouvent compromis, nous vous livrons notre royaume, notre couronne, notre vie et tout ce que nous disons nôtre, pour vous faire satisfaction. Mais, s'il n'en est rien, résignez-vous à nous prêter votre patience, et nous travaillerons en commun avec votre âme pour lui donner les contentements qui lui sont dus.

LAERTES.—Qu'il en soit donc ainsi. Le genre de sa mort, son obscur enterrement, point de trophée, ni d'épée, ni d'écusson sur son cercueil, point de rite nobiliaire, ni d'appareil officiel, tout cela me crie, comme une voix qui se ferait entendre de ciel en terre, que je dois en demander compte.

LE ROI.—Ainsi ferez-vous; et là où est le crime, que la grande hache y tombe! Je vous prie, venez avec moi.

(Ils sortent.)



SCÈNE VI

Un autre appartement dans le château.

HORATIO ET UN SERVITEUR entrent.

HORATIO.—Qui sont les gens qui veulent me parler?

UN SERVITEUR.—Des matelots, monsieur; ils disent qu'ils ont des lettres pour vous.

HORATIO.—Fais-les entrer. (Le serviteur sort.) J'ignore de quelle partie du monde je puis recevoir un message, si ce n'est du seigneur Hamlet.

(Les matelots entrent.)

PREMIER MATELOT.—Dieu vous bénisse, monsieur!

HORATIO.—Qu'il te bénisse aussi!

PREMIER MATELOT.—Ainsi fera-t-il, monsieur, si tel est son bon plaisir. Voici une lettre pour vous, monsieur,—elle vient de l'ambassadeur qui s'était embarqué pour l'Angleterre,—si votre nom est Horatio, comme je me le suis laissé dire.

HORATIO, lisant.—«Horatio, quand tu auras lu ceci, donne à ces gens-là quelque moyen d'arriver jusqu'au roi; ils ont des lettres pour lui. Nous n'avions pas vieilli de deux jours en mer, lorsqu'un pirate, très-bien équipé en guerre, nous a donné la chasse. Nous trouvant trop faibles de voiles, nous avons eu recours à un courage forcé. Les grappins jetés, j'ai monté à l'abordage. Au même instant ils se sont dégagés de notre vaisseau; ainsi je suis demeuré seul leur prisonnier. Ils en ont usé avec moi en brigands pleins de miséricorde; mais ils savaient bien ce qu'ils faisaient: je suis en passe de leur donner du retour. Que le roi ait les lettres que je lui envoie; et toi, viens me rejoindre avec autant de hâte que si tu fuyais la mort. J'ai à te dire à l'oreille des paroles qui te rendront muet; encore seront-elles bien trop légères pour le calibre de cette affaire. Ces braves gens t'amèneront là où je suis. Rosencrantz et Guildenstern continuent leur route vers l'Angleterre; j'ai beaucoup à te dire sur eux. Adieu.

«Celui que tu sais à toi,

«HAMLET.»

Venez, je vous donnerai le moyen de remettre vos lettres: faites au plus vite, afin que vous puissiez me conduire vers celui qui vous en avait chargés.

(Ils sortent.)



SCÈNE VII

Un autre appartement dans le château.

LE ROI ET LAERTES entrent.

LE ROI.—Maintenant votre conscience doit sceller mon acquittement, et vous devez me donner place dans votre coeur comme à un ami; car vous avez entendu,—et d'une oreille qui sait ce qu'elle entend,—comment celui qui a tué votre noble père en voulait à ma vie.

LAERTES.—Oui, cela apparaît bien. Mais, dites-moi pourquoi vous n'avez pas fait procéder contre des actes si criminels et d'une si mortelle nature, comme votre sûreté, votre grandeur, votre sagesse, tout enfin vous y poussait puissamment.

LE ROI.—Oh! pour deux raisons spéciales qui vous sembleront peut-être avoir bien peu de nerf, et qui cependant sont fortes pour moi. La reine, sa mère, ne vit presque que par ses yeux; et, quant à moi (qu'elle soit mon salut ou mon fléau, n'importe!), elle est si intimement unie à ma vie et à mon âme, que, comme l'étoile ne peut se mouvoir hors de sa sphère, moi, je ne vais que par elle. L'autre motif qui ne me permettrait pas de pousser jusqu'à une enquête publique, c'est le grand amour que la masse du peuple lui porte. Toutes ses fautes disparaîtraient plongées dans leur affection qui, semblable à cette source où le bois tourne à la pierre, changerait ses chaînes en faveurs; de sorte que mes flèches, faites d'un bois trop léger pour un vent si fort, seraient revenues à mon arc au lieu d'aller à mon but.

LAERTES.—Ainsi j'ai perdu un noble père! ainsi ma soeur a été jetée dans un état désespéré! elle, dont le mérite (s'il est permis à la louange de retourner en arrière), droit et ferme sur le plus haut faîte, mettait tout notre siècle au défi d'égaler ses perfections! Mais ma vengeance viendra!

LE ROI.—Ne rompez point pour cela vos sommeils. Il ne faut pas nous croire faits d'une assez plate et molle matière pour souffrir que le danger vienne nous secouer par la barbe, et pour regarder cela comme un passe-temps. Vous en saurez bientôt davantage. J'aimais votre père, nous nous aimons nous-mêmes, et cela vous apprendra, j'espère, à concevoir que... (Un messager entre.) Mais qu'est-ce donc? quelles nouvelles?

LE MESSAGER.—Des lettres, mon seigneur, de la part de Hamlet; celle-ci pour Votre Majesté, celle-là pour la reine.

LE ROI.—De Hamlet? qui les a apportées?

LE MESSAGER.—Des matelots, à ce qu'on dit, mon seigneur; je ne les ai pas vus: elles m'ont été remises par Claudio; il les avait reçues de celui qui les avait apportées.

LE ROI.—Laërtes, vous allez les entendre. Laissez-nous.

(Le messager sort.)

Le roi lit:

«Haut et puissant seigneur,

Vous saurez que j'ai été débarqué nu en votre royaume. Demain je demanderai la permission d'être admis en votre royale présence, et alors, après avoir imploré votre pardon pour tout ceci, je vous raconterai les circonstances de mon si soudain et encore plus étrange retour.

HAMLET.»

Que signifie ceci? Est-ce que tous les autres sont aussi de retour? ou bien est-ce quelque tromperie, et n'y a-t-il rien de vrai?

LAERTES.—Reconnaissez-vous la main?

LE ROI.—C'est l'écriture de Hamlet. Nu! et, dans ce post-scriptum, il ajoute: seul. Pouvez-vous me conseiller?

LAERTES.—Je m'y perds, mon seigneur; mais laissez-le venir. Tout ce que mon coeur a de malade se réchauffe quand je pense que je vivrai assez pour lui dire à ses dents: voilà ce que tu as fait!

LE ROI.—S'il en est ainsi, Laërtes... et comment cela pourrait-il être ainsi?... mais comment cela serait-il autrement?... voulez-vous vous laisser gouverner par moi?

LAERTES.—Oui, mon seigneur, pourvu que vous ne vouliez pas me tyranniser jusqu'à me faire faire la paix.

LE ROI.—Non. La paix avec toi-même seulement. S'il est vrai que Hamlet soit déjà revenu, et, rebuté de son voyage, s'il a dessein de ne point l'entreprendre à nouveau, je l'engagerai dans une aventure, maintenant mûrie dans ma pensée, et où il ne pourra si bien faire qu'il n'y succombe; sa mort ne soulèvera aucun souffle de blâme, mais sa mère elle-même innocentera l'affaire et l'appellera un accident.

LAERTES.—Mon seigneur, je me laisserai gouverner, et plus volontiers encore, si vous pouvez arranger vos plans de telle manière que j'en sois moi-même l'instrument.

LE ROI.—-Cela tombe bien. On a beaucoup parlé de vous depuis votre voyage, et cela en présence de Hamlet, à cause d'un talent où vous brillez, dit-on; l'ensemble de vos mérites n'a pas tiré de lui autant d'envie que celui-là seul; et celui-là, pourtant, à mes yeux, est de l'ordre le moins élevé.

LAERTES.—Quel mérite est-ce donc, mon seigneur?

LE ROI.—Un simple ruban sur la toque de la jeunesse; utile cependant, car la jeunesse n'est pas moins bienséante, avec la livrée légère et libre dont elle se revêt, que l'âge mûr sous son deuil et ses fourrures, convenables à la santé et à la gravité.... Ici se trouvait, il y a deux mois, un gentilhomme de Normandie; j'ai vu moi-même les Français, et j'ai servi contre eux; ils montent bien à cheval; mais ce galant cavalier va en ce genre jusqu'à la sorcellerie; il prenait racine en selle et obtenait de son cheval des exercices aussi merveilleux que s'il eût fait corps et double créature avec ce brave animal. Vraiment, il surpassait de si loin toutes mes idées, que j'avais beau imaginer des passes et des voltiges, je demeurais au-dessous de ce qu'il faisait.

LAERTES.—C'était un Normand?

LE ROI.—Un Normand.

LAERTES—Sur ma vie, c'est Lamord!

LE ROI.—Lui-même.

LAERTES.—Je le connais bien; il est, en vérité, l'ornement et la perle de toute sa nation.

LE ROI.—Il a rendu témoignage de vous, et vous donnait rang de passé maître, pour votre science et votre pratique de l'escrime, et tout singulièrement pour votre faconde manier la rapière. Il s'écriait que ce serait un vrai spectacle à voir, si quelqu'un pouvait vous faire votre partie; il jurait que les escrimeurs de sa nation n'avaient ni botte, ni parade, ni coup d'oeil, lorsque vous leur teniez tête. Un tel éloge dans sa bouche, monsieur, empoisonna Hamlet d'une telle jalousie qu'il ne faisait plus autre chose que de souhaiter et demander votre soudain retour, pour faire assaut avec vous. D'après cm donc......

LAERTES.—Eh bien! d'après cela, mon seigneur?

LE ROI.—Laërtes, votre père vous était-il cher? ou n'êtes-vous pour ainsi dire que le portrait d'un chagrin, un visage qui n'a point de coeur?

LAERTES.—Pourquoi me demandez-vous cela?

LE ROI.—Ce n'est pas que je pense que vous n'ayez pas aimé votre père. Mais ce que je sais, c'est que le temps fait naître l'amour; et ce que je vois, dans les épreuves où l'amour passe, c'est que le temps en modifie l'éclat et l'ardeur. Il y a, au centre même de la flamme de l'amour, une sorte de mèche ou de lumignon qui finit par l'étouffer. Rien ne reste fixe en la même excellence, car l'excellence arrive à la surabondance et meurt de son propre excès. Ce que nous voulons faire, nous devrions le faire quand nous le voulons; car ce «nous le voulons» vient à changer et souffre autant de défaillances et de délais qu'il y a autour de nous de langues, et de mains, et d'accidents; et ce n'est plus alors qu'un «nous devrions», semblable au soupir d'un mauvais sujet, et pernicieux parce qu'il soulage.44 Mais droit dans le vif de la plaie! Hamlet revient; que sauriez-vous entreprendre pour montrer, en fait plutôt que par des paroles, que vous êtes fils de votre père?

Note 44: (retour) On croyait très-fermement, au temps de Shakspeare, que les soupirs usaient la vie. On lit dans les Discours tragiques de Fenton (1579): «Pourquoi n'arrêtez-vous pas à temps la source de ces brûlants soupirs qui ont déjà mis votre corps à sec de toutes les humeurs salubres dont la nature l'avait pourvu pour donner du suc à vos entrailles et à vos secrets ressorts?» Ailleurs encore, dans Henri VI, Shakspeare a dit «des soupirs qui consument le sang.» Ici, cette croyance, plus ou moins scientifique, complique bizarrement et termine par un vrai noeud gordien les observations de moraliste où Shakspeare vient de se complaire. Ne dirait-on pas d'abord un commentaire sur Hamlet lui-même, mis par inadvertance dans la bouche du roi, son ennemi? Ce «je veux» qui, de retards en retards, s'exténue et se réduit à un «je devrais,» c'est le premier thème. Puis les projets dépensés en paroles sont comparés aux remords dépensés en regrette; oublions vite Hamlet, il ne s'agit plus d'un contemplateur qui rêve au lieu d'agir: il s'agit du mauvais sujet qui soupire au lieu de se corriger, s'enfonçant et se perdant d'autant plus en ses fautes qu'il vient, en les condamnant un instant, de se mettre mieux à l'aise envers sa conscience. Est-ce tout? Non; encore un soubresaut d'imagination! Aussi vite que la pensée de Shakspeare a couru de l'irrésolution dans la vie pratique à la mollesse dans la vie morale, aussi vite passe-t-elle maintenant à un fait de la vie physique, à une doctrine des médecins d'alors, au soulagement pernicieux des soupirs qui ne dégonflent le coeur qu'en appauvrissant le sang. Il y a là, en un vers et demi, deux comparaisons si brusquement lancées que l'esprit du lecteur, étourdi et comme étranglé parce double coup de lazzo, s'arrête et chancelle.

LAERTES.—Je lui couperais la gorge dans l'église même.

LE ROI.—Aucun lieu, à vrai dire, ne devrait être un sanctuaire pour le meurtre. La vengeance ne devrait pas avoir de bornes. Mais, brave Laërtes, voulez-vous faire ceci? Tenez-vous enfermé dans votre chambre. Hamlet revenu apprendra que vous êtes aussi de retour; nous mettrons en avant des gens qui vanteront votre talent et donneront un nouveau lustre à la réputation que ce Français vous a faite; nous vous amènerons l'un en face de l'autre, et il y aura des paris établis sur vos têtes. Lui qui est distrait, fort généreux, innocent de tout artifice, il n'examinera pas les fleurets. De sorte que vous pourrez sans peine, ou avec un peu de ruse, choisir une épée non émoussée, et, par un coup de secrète adresse, lui payer tout pour votre père.

LAERTES.—C'est ce que je ferai; et, dans ce dessein, je veux oindre mon épée. J'ai acheté d'un charlatan un onguent si meurtrier, que vous avez seulement à y plonger votre couteau, et s'il vient ensuite à tirer une goutte de sang, il n'est au monde cataplasme si rare, fût-il composé de tous les simples qui ont le plus de vertu sous les rayons de la lune, qui puisse sauver de la mort un être que vous auriez seulement égratigné. Ma pointe sera touchée de cette peste, afin que, si je pique légèrement, ce soit la mort.

LE ROI.—Pensons encore çà ceci, pesons bien quels agencements de temps et de moyens peuvent convenir à notre plan. Si ceci échouait, si une exécution manquée devait laisser voir notre dessein, il vaudrait mieux ne l'avoir point essayé. Notre projet doit donc avoir une arrière-garde, un second qui tienne encore, si celui-ci se brise à l'épreuve. Doucement... voyons un peu... nous ferons un pari solennel sur le savoir-faire de chacun de vous...... j'y suis.....Lorsque, par votre assaut, vous serez échauffés et altérés (poussez les bottes plus violemment pour qu'il en soit ainsi), et lorsqu'il demandera à boire, je lui aurai préparé une coupe à cet effet; et si, par hasard, il a échappé à votre fer empoisonné, qu'il la goûte seulement, nos efforts pourront s'en tenir là! Mais arrêtez; quel est ce bruit? (La reine entre.) Qu'est-ce donc, ma chère reine?

LA REINE.—Toujours, sur les talons d'un malheur, marche un autre malheur, tant ils se suivent de près!... Votre soeur est noyée, Laërtes.

LAERTES.—Noyée! Oh! où donc?

LA REINE,—Il y a, au bord du ruisseau, un saule qui réfléchit son feuillage blanchâtre dans le miroir du courant; elle était là, faisant de fantasques guirlandes de renoncules, d'orties, de marguerites, et de ces longues fleurs pourpres que nos bergers licencieux nomment d'un nom plus grossier, mais que nos chastes vierges appellent des doigts de morts. Et là, comme elle grimpait pour attacher aux rameaux pendants sa couronne d'herbes sauvages, une branche ennemie se rompit; alors ses humbles trophées, et elle-même avec eux, tombèrent dans le ruisseau qui pleurait. Ses vêtements s'enflent et s'étalent; telle qu'une fée des eaux, ils la soutiennent un moment à la surface; pendant ce temps elle chantait, des lambeaux de vieilles ballades, comme désintéressée de sa propre détresse, ou comme une créature née et douée pour cet élément. Mais cela ne pouvait durer longtemps; si bien qu'enfin, la pauvre malheureuse! ses vêtements, lourds de l'eau qu'ils buvaient, l'ont entraînée de ses douces chansons à une fangeuse mort.

LAERTES.—Hélas! elle est donc noyée!

LA REINE.—Noyée! noyée!

LAERTES.—Tu n'as déjà que trop d'eau, pauvre Ophélia; aussi je retiens mes larmes. Mais non; c'est notre train courant, la nature conserve ses coutumes, la honte a beau dire ce qui lui plait. Que ces larmes partent, et c'en est fait de la femme en moi...45 Adieu, mon seigneur! Je me sens des paroles de flamme qui éclateraient volontiers, n'était que cette folie les noie.

(Il sort.)

LE ROI.—Suivons-le, Gertrude. Combien j'ai eu à faire pour calmer sa rage! maintenant je crains que ceci ne lui donne un nouvel élan. Ainsi donc, suivons-le.

(Ils sortent.)

Note 45: (retour) Ainsi dans Henri V, acte IV, scène vi: «Mais toute ma mère me monta aux yeux et me livra en proie aux larmes.»

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




ACTE CINQUIÈME



SCÈNE I

Un cimetière.

DEUX PAYSANS entrent avec leurs bêches, etc.

PREMIER PAYSAN.—Doit-elle être enterrée en terre chrétienne, celle qui volontairement est allée chercher son salut?

SECOND PAYSAN.—Je te dis que oui; creuse donc sa fosse tout de suite. Le coroner a tenu séance sur elle et a conclu à la sépulture chrétienne.

PREMIER PAYSAN.—Comment cela se peut-il, à moins qu'elle ne se soit noyée en un cas de légitime défense?

SECOND PAYSAN.—Eh bien! c'est ce qu'on a reconnu.

PREMIER PAYSAN.—Non, cela doit être un cas de personnelle offense; cela ne peut être autrement. Car voici où gît la question: si je me noie volontairement, cela constitue un acte; or un acte se divise en trois branches, qui sont: agir, faire et accomplir. Ergo, elle s'est noyée volontairement.

SECOND PAYSAN.—Bien! mais écoutez-moi, bonhomme de fossoyeur.

PREMIER PAYSAN.—Permettez. Ici passe l'eau; bien. Là se tient l'homme; bien. Si l'homme va à l'eau et se noie,—qu'il le veuille ou non,—c'est parce qu'il y va qu'il se noie; remarquez bien ceci. Mais si l'eau vient à lui et le noie, il ne se noie point lui-même: ergo, celui qui n'est point coupable de sa propre mort n'a point abrégé sa propre vie.46

Note 46: (retour) Shakspeare ici tourne en ridicule les subtilités de la logique judiciaire de son temps. On trouve dans les Commentaires de Plowden un procès qui semble lui avoir servi de thème. Sir James Haie s'étant suicidé en se noyant dans une rivière, il s'agissait de décider si un bail dont il jouissait devait continuer à courir au profit de sa veuve, ou bien, à cause du suicide, passer au profit de la Couronne; et le sergent Walsh raisonnait ainsi—«L'action consiste en trois parties: la première partie est la conception, qui est l'acte de l'esprit se repliant et méditant pour savoir s'il convient ou s'il ne convient pas de se noyer et quelles sont les façons de le faire; la seconde partie est la résolution qui est l'acte de l'esprit se déterminant à se détruire et à le faire, spécialement de telle ou telle façon; la troisième partie est l'accomplissement, qui est l'exécution de ce que l'esprit s'est déterminé à faire. Et cet accomplissement consiste, encore en deux parties, qui sont le commencement et la fin: le commencement est la perpétration de l'acte qui cause la mort, et la fin est la mort, qui est seulement une conséquence de l'acte, etc., etc.» Voyez encore si les juges Weston, Anthony Brown et lord Dyer ne se montrèrent pas eux-mêmes, dans leurs considérants, aussi puérilement pointilleux que le sergent Walsh ou le paysan de Shakspeare: «Sir James Haie est mort,» dirent-ils, «et comment en vint-il à mourir? par noyade, peut-on répondre. Et qui est-ce qui l'a noyé? Sir James Haie. Et quand l'a-t-il noyé? De son vivant. De sorte que sir James Haie étant en vie a causé le décès de sir James Haie, et l'acte du vivant fut la mort du défunt. La raison veut, par conséquent, que l'on punisse de cette offense le vivant qui l'a commise, et non le mort, etc., etc.» En vérité, Shakspeare n'a pas exagéré.

SECOND PAYSAN.—Mais est-ce la loi?

PREMIER PAYSAN.—Oui, pardieu! c'est la loi, la loi touchant l'enquête du coroner.

SECOND PAYSAN.—Voulez-vous savoir la vérité là-dessus? Si ce n'avait point été une demoiselle noble, elle aurait été enterrée en dehors de la terre sainte.

PREMIER PAYSAN.—Pour çà, c'est bien parlé; et de plus c'est une pitié que les grands personnages, en ce monde, soient en passe de se noyer et de se pendre plus que leurs frères en Jésus-Christ. Allons, ma bêche; il n'y a point de plus anciens gentilshommes que les jardiniers, les terrassiers et les fossoyeurs: ils continuent la profession d'Adam.

SECOND PAYSAN.—Était-il gentilhomme?

PREMIER PAYSAN.—Il est le premier qui ait jamais porté de sable et de vair.

SECOND PAYSAN.—Bah! il n'avait aucun blason.

PREMIER PAYSAN.—Quoi? es-tu donc un païen? comment entends-tu l'Écriture? L'Écriture dit: «Adam cultiva;» et comment aurait-il cultivé sans porter du sable et du vert47? Mais je te proposerai une autre question; si tu ne me réponds point juste, confesse-toi...

Note 47: (retour)

Dans le texte, le jeu de mots roule sur le double sens de arms, qui signifie tantôt bras, tantôt armes ou blason. «Adam avait un blason, car il n'aurait pu cultiver sans bras;» tel est, littéralement, le sophisme facétieux du fossoyeur. Nous avons cherché un équivalent qui eût trait aussi au blason. Vair, dans le langage héraldique, est le nom des fourrures, comme sable est synonyme de noir. Dans le même langage, porter d'une couleur signifie: avoir des armes de la couleur indiquée. Le jeu de mots admis dans la traduction ne vaut rien: mais nous ne demandons même pas qu'on nous en pardonne la pauvreté; sans finesse et sans orthographe, il ne va que mieux au personnage et au sinistre effet de toute cette gaieté vulgaire que Shakspeare a mise en scène dans un lieu si solennel. Tous les détails de ce dialogue sont d'ailleurs autant de traits satiriques que Shakspeare lance contre les ridicules de son temps, contre ceux de la science héraldique après ceux de la logique judiciaire. Malgré le très-ancien distique populaire qui avait dit:

Adam poussait sa bêche, Ève tournait son fil,

Le gentilhomme, alors, où donc se trouvait-il?

Les archéologues de la noblesse anglaise professaient, au XVIe siècle, dans tous leurs traités sur le blason, tantôt qu'Abel avait été le premier gentilhomme, tantôt que Caïn était devenu un vilain sous le coup de la colère divine et Seth un gentilhomme par la bénédiction de ses parents. Les plus modérés ne faisaient remonter qu'à Jésus-Christ l'origine de l'aristocratie et donnaient pour armoiries à Notre-Seigneur les instruments de sa Passion, comme en font foi les figures et les devises imprimées sur quelques vieilles reliures de livres pieux. D'autres encore enseignaient que le fer même de la bêche d'Adam était le type des écussons triangulaires et que l'écusson en forme de losange, habituellement consacré aux armoiries féminines, imitait le fuseau d'Ève.

SECOND PAYSAN.—Va!

PREMIER PAYSAN.—Quel est celui qui bâtit plus solidement que le maçon, le charpentier et l'ouvrier de marine?

SECOND PAYSAN.—Le faiseur de potences; car sa bâtisse survit à mille de ceux qui viennent s'y loger.

PREMIER PAYSAN.—Par ma foi, j'aime ta répartie: la potence fait bien là. Mais comment fait-elle bien? Elle fait bien pour ceux qui font mal. Et toi, tu fais mal de dire qu'une potence est bâtie plus solidement qu'une église. Ergo, la potence ferait bien pour toi. Recommence, allons.

SECOND PAYSAN.—Qui est-ce qui bâtit plus solidement que le maçon, et l'ouvrier de marine, et le charpentier?

PREMIER PAYSAN.—Oui, dis-moi cela et dételle ensuite.

SECOND PAYSAN.—Pardieu, oui, maintenant je peux le dire.

PREMIER PAYSAN.—Allons!

SECOND PAYSAN.—Par la sainte messe! je ne puis point le dire.

(Hamlet et Horatio entrent et restent à quelque distance.)

PREMIER PAYSAN.—Ne te romps point la cervelle davantage à propos de cela, car ton fainéant d'âne ne corrigera point son allure pour avoir été battu; et quand on te posera cette question une autre fois, réponds: le fossoyeur. Les maisons qu'il fait durent jusqu'au jugement dernier. Allons, va-t'en chez Vaughan, et apporte-moi un pot de liqueur.

(Le second paysan sort. Le premier paysan se met à bêcher en chantant.)

Dans ma jeunesse, quand j'aimais, quand j'aimais,
il me semblait que c'était très-doux, pour abréger...
hop!... le temps. Quant à... holà!... mes convenances...
hop!... il me semblait que rien ne m'allait plus48.

Note 48: (retour)

Les trois stances que le fossoyeur chante, en les coupant par une exclamation à chaque effort qu'il fait pour bêcher, sont des fragments d'une romance écrite par lord Vaux. La première stance est, dans le texte de Shakspeare, absolument informe et décousue. Quiconque a entendu un paysan chanter une chanson des villes, sait bien à quel point, en passant de bouche en bouche, les mots se brouillent et le sens se perd. Voici la traduction complète de la romance même de lord Vaux:

L'Amoureux vieilli renonce à l'amour.

«Je romps avec ce que j'aimais, avec ce qui me paraissait doux en mes jours de jeunesse; le temps me rappelle à d'autres convenances; ces choses-là, je le vois, ne me vont plus. Mes souplesses m'abandonnent, mes fantaisies se sont toutes envolées, et sous les traces du temps ma tête commence à être mêlée de cheveux gris. L'âge à pas furtifs est venu me déchirer de sa griffe, et la vie souple au loin s'évade, comme si elle n'avait jamais été. Ma muse ne me réjouit plus ainsi qu'autrefois; ma main et ma plume ne sont plus d'accord ainsi que jadis. La raison me refuse toute chanson insouciante et légère, et jour après jour elle me crie: «Laisse là ces hochets avant qu'il soit trop tard!» Les rides sur mon front, les sillons sur mon visage disent: «La vieillesse boiteuse veut habiter ici, il faut que la jeunesse lui fasse place.» Je vois galoper vers moi l'avant-coureur de la mort; la toux, le froid, la pénible haleine m'engagent à faire préparer une pioche et une bêche, et un drap pour me couvrir, une maison d'argile qui soit bien faite pour un hôte tel que moi. Il me semble que j'entends le bedeau sonner le glas funèbre; il m'invite à laisser là mes déplorables oeuvres avant que la Nature m'y contraigne. O mes serviteurs! tissez pour moi ce tissu dont la jeunesse rit et ricane, le linceul pour moi qui serai tout de suite aussi oublié que si je n'étais jamais né! Il faut donc que je renonce à la jeunesse dont j'ai si longtemps arboré les couleurs! Je passe la joyeuse coupe à ceux qui peuvent la porter mieux. Tenez: voyez cette tête chauve, dont la nudité m'apprend que l'âge toujours courbé m'arrachera ce que semaient les jeunes années. C'est la Beauté, avec toute sa troupe, qui a forgé mes soucis aigus et qui me fait déjà m'échouer en cette terre d'où j'ai été tiré au premier jour. O vous qui restez en deçà! n'entretenez point une autre croyance: vous êtes, par naissance, pétris d'argile, et vous vous évanouirez en poussière aussi.»

HAMLET.—Est-ce que ce gaillard-là n'a aucun sentiment de son métier? Il chante en creusant un tombeau!

HORATIO.—L'habitude a engendré en lui une faculté d'insouciance.

HAMLET.—C'est cela même; la main qui fait peu de service a le tact plus délicat.

PREMIER PAYSAN.—Mais l'âge, à pas furtifs, est venu me déchirer de sa griffe et m'a fait échouer en terre comme si je n'avais jamais été.

(Il ramasse un crâne et le jette.)

HAMLET.—Ce crâne avait une langue autrefois et pouvait chanter. Comme ce maraud le fait rouler par terre! Ferait-il autrement si c'était la mâchoire de Caïn, qui commit le premier meurtre?... C'est peut-être la caboche d'un politique que cet âne-là traite maintenant du haut en bas... quelqu'un qui aurait circonvenu Dieu lui-même..... n'est-ce pas bien possible?

HORATIO.—C'est bien possible, mon seigneur.

HAMLET.—Ou d'un courtisan, qui savait dire: «Bonjour, mon gracieux seigneur; comment te portes-tu, mon excellent seigneur?» C'est peut-être monseigneur un tel, qui vantait le cheval de monseigneur un tel, quand il avait dessein de le lui demander49. N'est-ce pas bien possible?

Note 49: (retour) Shakspeare a mis cela en scène dans Timon d'Athènes, acte I, scène II. Timon, qui n'est pas encore misanthrope, n'ayant pas encore éprouvé l'ingratitude de ses amis, leur donne un banquet somptueux et leur fait à tous des présents; un d'entre eux se récrie sur sa générosité, alors Timon lui dit: «Je me souviens maintenant, mon cher seigneur, que l'autre jour vous avez parlé en bons termes d'un cheval bai que je montais. Il est à vous puisqu'il vous a plu.»

HORATIO.—Oui, mon seigneur.

HAMLET.—N'est-ce pas? c'est cela même. Et maintenant le voilà marié à milady Vermine, décharné, et bien cogné à la mâchoire par la bêche d'un sacristain. Il y a là une belle révolution, si seulement nous avions le bon esprit d'y regarder! Ces os ont-ils coûté si peu à fabriquer qu'ils doivent servir à jouer aux quilles? Les miens me font mal quand je songe à cela.

PREMIER PAYSAN.—Une pioche et une bêche, et une bêche, et un drap pour se couvrir... holà!... et un trou d'argile à faire... cela convient à un tel hôte.

(Il jette encore un crâne.)

HAMLET.—En voici un autre; pourquoi ne serait-ce pas le crâne d'un légiste? Où sont ses équivoques maintenant, ses distinguo, ses points de fait, ses points de droit et tous ses tours? Pourquoi souffre-t-il que ce maraud brutal lui cogne maintenant la tête avec une pelle crottée? Et pourquoi ne lui intente-t-il pas son action pour coups, sévices et injures graves? Hum! ce monsieur-là était peut-être en son temps un grand acheteur de terres, avec ses hypothèques, ses reconnaissances, ses redevances, ses doubles garanties, ses recouvrements! Est-ce donc là la redevance finale de toutes ses fines redevances, et le recouvrement de tous ses recouvrements, que d'avoir sa fine caboche pleine de fine boue? Est-ce que ses garanties, les doubles comme les simples, ne lui garantiront de tous ses achats rien de plus qu'un espace long et large comme deux rôles d'écritures? A eux seuls, les titres de transmission de ses propriétés tiendraient difficilement dans cette boîte; et faut-il donc que le propriétaire lui-même n'en ait pas davantage? Hein?

HORATIO.—Pas un pouce de plus.

HAMLET.—Le parchemin n'est-il pas fait de peau de mouton?

HORATIO,—Oui, mon seigneur; et aussi de peau de veau.

HAMLET.—Ceux-là sont des veaux et des moutons qui cherchent là leur assurance... Je veux parler à ce camarade. Dites-moi, l'homme! de qui est-ce la fosse?

PREMIER PAYSAN.—C'est la mienne, monsieur.

Holà!... Et un trou d'argile à faire... cela convient
à un tel hôte.

HAMLET.—En vérité, oui, je crois qu'elle est à toi, car tu y fais des tiennes, en voulant me mettre dedans.

PREMIER PAYSAN.—Là-dessus, monsieur, c'est bien plutôt vous qui voulez me mettre dedans; mais vous n'y êtes point, et ça prouve bien qu'elle n'est point à vous. Quant à vous mettre dedans, pour ma part, je n'y travaille point. Et pourtant, c'est ma fosse.

HAMLET.—Si fait, tu travailles à me mettre dedans, puisque tu y travailles, à cette fosse, et puisque tu dis qu'elle est à toi; tu sais bien qu'elle est faite pour tenir le mort, et non pour saisir le vif. Voilà comment tu veux me mettre dedans.

PREMIER PAYSAN.—Ce qui est vif, monsieur, c'est de vouloir me mettre dedans. Mais ces vivacités-là pourront bien rebrousser chemin de vous à moi50.

Note 50: (retour) Il y a dans ce passage une joute de quiproquos volontaires dont la traduction ne saurait être aussi brève que le texte. Dans le texte ils roulent sur l'absolue ressemblance du verbe to lie, mentir, et de l'autre verbe to lie, être couché, enterré, situé, etc. Ils roulent aussi sur le double sens de quick, qui, dans le langage usuel, signifie vif, prompt, impétueux, et dans une acception spéciale vivant, quand on dit the quick, par opposition à the dead, comme en français le vif, dans quelques termes de la langue juridique. Mais tel est l'imbroglio de ces subtilités qu'on courrait grand risque, en les commentant, de les emmêler au lieu de les dénouer; les équivalents de la traduction suffiront à eux seuls si le lecteur, dans son esprit, voit bien la scène, s'il voit bien le fossoyeur dans sa fosse, le paysan narquois et lent qui bavarde entre deux coups de pioche, tient tête au gentilhomme et veut avoir le dernier.

HAMLET.—Pour quel homme est-ce que tu la creuses?

PREMIER PAYSAN.—Ce n'est point pour un homme, monsieur.

HAMLET.—Pour quelle femme donc?

PREMIER PAYSAN.—Ni pour une femme non plus.

HAMLET.—Qui donc doit être enterré là?

PREMIER PAYSAN.—Quelqu'un qui fut une femme, monsieur; mais paix soit à son âme! elle est morte.

HAMLET.—Comme ce drôle-là est rigoureux! Il faut lui parler selon les règles, ou les équivoques nous mettront à mal. Par le seigneur Dieu, Horatio, depuis trois ans je remarque ceci: notre siècle est devenu si pointilleux, que le paysan, du bout de son pied, serre d'assez près les talons du courtisan pour lui écorcher ses engelures.... Depuis combien de temps es-tu fossoyeur?

PREMIER PAYSAN.—De tous les jours de l'année je pris, pour commencer le métier, celui où notre feu roi Hamlet battit Fortinbras.

HAMLET.—Combien y a-t-il de cela?

PREMIER PAYSAN.—Ne sauriez-vous point le dire? Il n'est si nigaud qui ne le sache. C'est le jour même où naquit le jeune Hamlet, celui qui est fou, et qu'on a envoyé en Angleterre.

HAMLET.—Ah! vraiment? et pourquoi l'a-t-on envoyé en Angleterre?

PREMIER PAYSAN.—Mais, parce qu'il était fou. Il retrouvera l'esprit là-bas. Ou bien, s'il ne l'y retrouve point, ce ne sera que petit dommage dans ce pays-là.

HAMLET.—Pourquoi?

PREMIER PAYSAN.—Cela ne se verra aucunement en lui: les hommes, là-bas, sont tous aussi fous que lui.

HAMLET.—Comment est-il devenu fou?

PREMIER PAYSAN.—Fort étrangement, dit-on.

HAMLET.—Étrangement? et comment?

PREMIER, PAYSAN—C'est, par ma foi, en perdant l'esprit.

HAMLET.—Et sur quel point?

PREMIER PAYSAN.—Sur un point de ce territoire, en Danemark. Moi, j'y suis sacristain depuis trente ans, tant jeune que vieux.

HAMLET.—Combien de temps un homme reste-t-il en terre avant de pourrir?

PREMIER PAYSAN.—Ma foi! s'il n'est pas pourri avant de mourir (comme nous en voyons parle temps qui court, et beaucoup! de ces cadavres véroles qui peuvent à peine supporter l'enterrement), il vous durera quelque huit ans... ou neuf ans...; un tanneur vous durera neuf ans.

HAMLET.—Pourquoi lui plus qu'un autre?

PREMIER PAYSAN.—Ah! voilà, monsieur! Son cuir est si bien tanné par le fait de son métier, qu'il peut tenir contre l'eau pendant longtemps; et c'est l'eau qui vous est un rude démolisseur de tous vos corps morts de fils de catins!—Tenez, voici un crâne qui vous est resté déjà en terre vingt-trois ans.

HAMLET.—De qui était-ce le crâne?

PREMIER PAYSAN.—Ah! le fils de catin, quel triple fou c'était! Qui pensez-vous que ce fût?

HAMLET.—En vérité, je n'en sais rien!

PREMIER PAYSAN.—La peste soit de lui, ce gredin de fou! il me versa une fois sur la tête un flacon de vin du Rhin. Ce même crâne-là, monsieur! ce même crâne-là, monsieur, était le crâne d'Yorick, le bouffon du roi.

HAMLET.—Celui-là?

PREMIER PAYSAN.—Oui-da, cette chose-là.

HAMLET.—Laisse-moi voir. (Il prend le crâne.) Hélas! pauvre Yorick.... Je l'ai connu, Horatio, c'était un garçon d'une verve infinie, d'une fantaisie tout à fait rare. Il m'a porté sur son dos un millier de fois; et maintenant, comme mon imagination y répugne! Cela me soulève le coeur. Là étaient attachées ces lèvres que j'ai baisées je ne sais combien de fois! Où sont vos moqueries, maintenant? vos folâtreries? vos chansons? vos éclats de gaieté qui avaient coutume de faire tonner les rires de toute la table? Et rien de tout cela, maintenant, rien pour vous moquer de votre propre grimace? quoi! bouche béante, décidément? Allez-vous-en maintenant dans la chambre de Madame, et dites à Sa Seigneurie qu'elle aura beau se peindre jusqu'à en avoir un pouce d'épaisseur, voilà la figure à laquelle il faudra qu'elle en vienne! Faites-la rire à ce propos.51—Je te prie, Horatio, dis-moi une chose.

Note 51: (retour)

Shakspeare, en mettant ces dernières paroles dans la bouche de Hamlet, pensait probablement à quelque gravure, à quelque tableau qui l'avait frappé. L'art chrétien s'est longtemps complu à figurer sous mille formes, avec une rude et religieuse ironie, ce même spectacle de la Mort venant avertir les vivants au milieu de leurs plaisirs, d'où l'art païen tirait, avec tant de gracieuse et molle tristesse, une invitation à jouir vite du monde et de ses biens. Vive nemor lethi, dit la Volupté, dans Perse; et dans ce petit chef-d'oeuvre attribué à Virgile et digne de lui, aux derniers vers de l'Hôtesse syrienne:

Pone merum et talos; pereant qui crastina curant!

Mors vellens aurem: vivite, ait, venio.

Entre ces images de la poésie antique et celles de la poésie shakspearienne, on sent que toute la Danse Macabre a passé. La scène que décrit Hamlet n'est-elle pas cette gravure de Goltzius, où la Vanité est figurée par une dame, assise à sa toilette et entourée de ses bijoux, surprise par l'apparition de la Mort, ou ce tableau dont parle l'inventaire du mobilier d'Henri VIII à Westminster, qui représentait une femme jouant du luth, tandis qu'un vieillard lui tend d'une main un miroir et de l'autre un crâne?

HORATIO.—Qu'est-ce, mon seigneur?

HAMLET.—Penses-tu qu'Alexandre fit cette figure-là sous terre?

HORATIO.—Oui, certes.

HAMLET.—Et qu'il eût cette odeur-là? pouah!

(Il jette le crâne.)

HORATIO.—Oui, certes, mon seigneur.

HAMLET.—A quels vils emplois nous pouvons revenir, Horatio! Pourquoi l'imagination ne pourrait-elle pas dépister la noble poussière d'Alexandre jusqu'à la trouver bouchant la bonde d'une barrique?

HORATIO.—Ce serait considérer les choses avec trop de recherche que de les considérer ainsi.

HAMLET.—Non, ma foi, je n'en rabats point un iota; on peut le suivre jusque-là assez simplement, et il y a de la vraisemblance à mener le raisonnement comme ceci: Alexandre mourut, Alexandre fut enterré, Alexandre retourna en poussière; la poussière est de la terre; avec de la terre nous faisons du ciment; et pourquoi donc, de ce ciment en quoi il a été converti, n'aurait-on point pu boucher une barrique de bière? L'auguste César, mort, et changé en argile, pourrait boucher un trou et arrêter le vent. Oh! dire que cette poussière qui tenait le monde en'arrêt était destinée à rapiécer un mur et à repousser le souffle de l'hiver! Mais doucement! doucement! retirons-nous: voici venir le roi.

(Entrent les prêtres en procession. Viennent ensuite le corps d'Ophélia, Laërtes et des pleureuses; puis le roi, la reine et leur suite.)

La reine, les courtisans! qui est-ce qu'ils suivent? Et comme ces rites sont mutilés! Cela indique que le cadavre auquel ils font cortège a, d'une main désespérée, attenté à sa propre vie. C'était une personne de quelque marque. Cachons-nous un moment et observons.

(Il se retire avec Horatio.)

LAERTES.—Quelle autre cérémonie?...

HAMLET.—C'est Laërtes, un fort noble jeune homme: écoutons.

LAERTES.—Quelle autre cérémonie?...

PREMIER PRÊTRE.—Ses obsèques ont été poussées aussi loin que nous en avons mission. Sa mort prêtait au doute, et sans cette haute volonté qui l'emporte sur l'ordre établi, elle eût été logée dans une terre non bénite jusqu'à la trompette du dernier jugement. Au lieu de charitables prières, on eût jeté sur elle des tessons, des pierres et des cailloux; mais on lui a accordé ses couronnes de jeune fille, ses jonchées de fleurs virginales, et l'accompagnement des cloches et des funérailles.

LAERTES.—Ne doit-on rien faire de plus?

PREMIER PRÊTRE.—Non, rien de plus; ce serait profaner l'office des morts que de chanter pour elle le Requiem et ce repos réservé aux âmes qui partent en paix.

LAERTES.—Placez-la dans la terre, et puissent de sa chair belle et sans tache mille violettes naître ici!52 Je te dis ceci, prêtre brutal: ma soeur sera un ange protecteur, quand tu seras, toi, tombé là-bas en hurlant!

Note 52: (retour) De même Perse, Sat. 1, v. 39:

Nunc non e tumulo fortunataqne faville

Nascentur victae?

HAMLET.—Quoi? la belle Ophélia!

LA REINE, répandant des fleurs.—Les plus douces à la plus douce! Adieu! J'avais espéré que tu serais la femme de mon Hamlet; je pensais, douce fille, à parer de ces fleurs ton lit nuptial, et non à en joncher ton tombeau.

LAERTES.—Oh! qu'une triple peine tombe trois fois dix fois sur cette tête maudite dont l'action méchante t'a privée de ta très-délicate raison! Tenez pour un moment cette terre encore écartée, jusqu'à ce-que je l'aie saisie une dernière fois dans mes bras. (Il s'élance dans la fosse.) Et maintenant entassez votre poussière sur le vivant et sur le mort, jusqu'à ce que vous ayez fait de cette plaine une montagne qui dépasse le vieux Pêlion ou le front céleste de l'Olympe bleu!

HAMLET, avançant.—Quel est l'homme dont la douleur comporte une pareille hauteur d'accent, et dont les plaintes vont, comme une conjuration magique, atteindre les astres errants et les arrêter, tels que des auditeurs frappés d'une mortelle surprise? Je suis cet homme, moi, Hamlet le Danois!

(Il s'élance dans la fosse.)

LAERTES, le saisissant.—Que le démon prenne ton âme!

HAMLET.—Tu ne pries pas bien. Allons, ôte tes doigts de ma gorge; car bien que je ne sois ni bilieux ni brusque, j'ai cependant au-dedans de moi quelque chose de dangereux et que devra redouter ta prudence. Écarte ta main.

LE ROI.—Séparez-les.

LA REINE.—Hamlet! Hamlet!

TOUS.—Messieurs!

HORATIO.—Mon bon seigneur, calmez-vous.

(On les sépare et ils sortent de la fosse.)

HAMLET.—Or çà, je combattrai avec lui pour cette cause, jusqu'à ce que mes paupières refusent de se mouvoir.

LA REINE.—O mon fils, pour quelle cause?

HAMLET.—J'aimais Ophélia. Quarante mille frères ne pourraient pas, avec toute leur somme d'amour, monter au même total que moi... Que veux-tu faire pour elle?

LE ROI.—O Laërtes, il est fou.

LA REINE.—Pour l'amour de Dieu, laissez-le!

HAMLET.—Morbleu! montre-moi ce que tu veux faire. Veux-tu pleurer? veux-tu combattre? veux-tu t'affamer? veux-tu te mettre en-pièces? veux-tu t'abreuver de vinaigre?53 veux-tu manger un crocodile?... Je ferai tout cela... Ne viens-tu ici que pour gémir? pour me braver en t'élançant dans son tombeau? Fais-toi enterrer vivant avec elle; j'en ferai autant. Et puisque tu bavardes à propos de montagnes, qu'on jette sur nous des millions d'arpents de terre, jusqu'à ce que notre sol aille aux sphères brûlantes heurter et roussir sa tête et fasse ressembler le mont Ossa à une verrue!... Sur mon honneur! si tu déclames, je crierai aussi bien que toi.

Note 53: (retour)

Les galants, au temps de Shakspeare, avaient pour mode de prouver leur passion à leurs maîtresses par les plus extravagantes épreuves; une des moins folles, mais non la moins sotte, consistait à avaler quelque breuvage déplaisant. Il est donc inutile de supposer, comme quelques commentateurs, que Hamlet propose à Laërtes de boire une rivière telle que l'Yssel ou la Vistule. Le texte porte:

Woo't drink up esile?

et dans ce dernier mot on reconnaît aisément eisell, qui désignait alors tantôt le vinaigre, tantôt l'absinthe, et jouait souvent un rôle en ces défis de courage amoureux.—On le trouve ainsi mentionné dans les oeuvres de sir Th. Moor (1557): «Si tu affliges ton goût par un breuvage amer, souviens-toi que, pour toi, Jésus-Christ a goûté le vinaigre et le fiel;» et dans son IIIe sonnet Shakspeare a dit lui-même: «Malade docile, je boirai des potions d'absinthe pour combattre le poison violent qui m'envahit.»

LA REINE.—Ceci est de la folie toute pure! et son accès va le travailler ainsi pendant quelque temps; mais bientôt vous le verrez, aussi patiemment que la colombe quand ses jumeaux au duvet doré viennent d'éclore,54 couver un silence languissant.

Note 54: (retour) On sait que la colombe n'a jamais que deux oeufs à la fois, et que, ses petits étant sortis de l'oeuf, elle ne laisse plus le mâle couver à sa place, et demeure trois jours immobile dans son nid.

HAMLET.—Entendez-vous, monsieur? Quelle raison avez-vous pour en user ainsi avec moi? Je vous ai toujours aimé.... mais n'importe! Hercule lui-même aurait beau faire: le chat miaulera... et le chien aura son tour.

(Il sort.)

LE ROI.—Je te prie, cher Horatio, ne le quitte pas. (Horatio sort.)—(À Laërtes). Que votre patience s'affermisse sur notre entretien d'hier soir. Nous allons mettre cette affaire en train.—Chère Gertrude, ordonnez quelque surveillance autour de votre fils... Il faut à cette tombe un monument vivant; nous verrons ainsi venir l'heure du repos; d'ici là, usons de patience dans nos entreprises.

(Ils sortent.)



SCÈNE II

Une salle dans le château.

HAMLET ET HORATIO entrent.

HAMLET.—Assez sur ce sujet, monsieur; maintenant passons à l'autre. Vous vous souvenez bien de toutes les circonstances?

HORATIO.—Si je m'en souviens, mon seigneur?

HAMLET.—Monsieur, il y avait en mon coeur une sorte de combat qui ne me laissait point dormir. J'étais, à ce qui me semblait, couché plus mal à l'aise que les matelots mutins dans leurs entraves 55. Brusquement.... et bénie soit cette brusquerie! car notre irréflexion, sachons-le bien, nous profite parfois tandis que nos projets les plus profonds avortent, et cela devrait nous enseigner qu'il y a une divinité qui façonne nos destinées, quelle que soit notre volonté de les ébaucher...

Note 55: (retour) On montre encore à la Tour de Londres, parmi les trophées de la grande Armada, des barres de fer munies de chaînes (bilboes), qui servaient alors à enchaîner l'un à l'autre les marins indisciplinés, et dont les Anglais avaient emprunté le nom comme le modèle à la ville espagnole de Bilbao, célèbre par ses aciers. Le moindre mouvement d'un des malheureux ainsi entravés devait réveiller tous les autres.

HORATIO.—Cela est bien certain.

HAMLET.—Brusquement donc, je sors de ma cabine, mon manteau de marin roulé autour de moi, et dans l'obscurité, à tâtons, je les cherche, j'arrive à souhait, empoigne leur paquet, et enfin me retire vers ma chambre, où je rentre, et là, mes craintes mettant les convenances en oubli, je prends l'audace de décacheter leur auguste commission, où je découvre, Horatio, ô royale scélératesse! un ordre formel, lardé de toutes sortes de raisons, au nom de la prospérité du Danemark, et de l'Angleterre aussi—ha! ha! et avec quelle évocation d'épouvantails et de loups-garous, si je restais en vie!—un ordre à vue, sans délai permis, non! sans prendre même le temps d'aiguiser la hache,—l'ordre de me couper le cou.

HORATIO.—Est-ce possible?

HAMLET.—Voici la commission; lis-la plus à loisir. Mais veux-tu entendre ce que je fis?

HORATIO.—Oui, je vous en prie.

HAMLET.—Ainsi enlacé de toutes parts par des bandits,—je n'avais pas eu le temps de faire dans ma tête un prologue que déjà ils avaient commencé la pièce,—je m'assieds, et je compose une nouvelle commission. Je l'écris de ma plus belle main. Autrefois j'estimais, comme nos hommes d'État, qu'il y avait de la bassesse à avoir une belle écriture, et j'ai beaucoup travaillé à perdre ce talent; mais, monsieur, il me fit alors un bon et loyal service. Veux-tu savoir l'objet de ce que j'écrivis?

HORATIO.—Oui, mon bon seigneur.

HAMLET.—Une pressante mise en demeure, de par le roi,—considérant que l'Angleterre était sa tributaire fidèle; désirant que l'amitié pût entre eux fleurir comme un palmier; désirant que la Paix continuât à porter sa guirlande d'épis et à s'élever sur leurs frontières en signe de leurs bons sentiments,—et beaucoup de phrases semblables de quoi faire amplement la charge d'un âne,—à seule fin que, le contenu de ce pli aussitôt vu et connu, sans autre délibération longue ou brève, il fît mettre à mort tout soudainement les porteurs desdites dépêches, sans même leur donner le temps de se recommander à Dieu.

HORATIO.—Mais comment cela fut-il scellé?

HAMLET.—Ah! c'est à quoi le Ciel avait encore mis ordre; j'avais dans ma bourse le cachet de mon père, qui était la copie du grand sceau danois. Je ployai l'écrit dans la forme de l'autre; je le suscrivis; je mis l'empreinte et le déposai sans encombre; on ne s'est jamais douté de la substitution. Puis, le lendemain, advint notre combat naval, et ce qui s'en suivit, tu le sais déjà.

HORATIO.—Ainsi Guildenstern et Rosencrantz s'en vont là?

HAMLET.—Eh bien! ô homme? N'ont-ils pas amoureusement courtisé cette ambassade? Ah! je suis loin de les avoir sur la conscience. Leur perte provient de leur propre désir de s'insinuer; c'est chose dangereuse, aux gens de basse espèce, que d'intervenir dans les escrimes et entre les épées brûlantes de rage de deux adversaires puissants.

HORATIO.—Ah! quel roi nous avons là!

HAMLET.—Maintenant, ne suis-je pas mis en demeure? qu'en penses-tu? Celui qui a tué mon roi et débauché ma mère, celui qui s'est glissé entre l'élection et mes espérances, celui qui a jeté son hameçon pour prendre ma propre vie, et avec une telle perfidie, n'est-ce pas vraiment faire acte de bonne conscience que de le payer avec la main que voici, et n'est-ce pas de quoi se faire damner que de laisser aller à plus de ravages cette gangrène de notre vie?

HORATIO.—Il aura bientôt appris d'Angleterre quelle issue l'affaire a eue là-bas.

HAMLET.—Ce sera court, l'intervalle est à moi, et la vie d'un homme ne tient pas le temps de compter jusqu'à deux. Mais je suis très affligé, cher Horatio, de m'être oublié envers Laërtes, car dans le tableau de ma cause je vois une image de la sienne; je rechercherai ses bonnes grâces. C'est assurément la jactance de sa plainte qui m'a poussé à ce comble de vertigineuse fureur.

HORATIO,—Silence! qui vient ici?

(Osrick entre.)

OSRICK.—J'offre à Votre Seigneurie mes meilleurs compliments de bienvenue sur son retour en Danemark56.

HAMLET.—Je vous remercie humblement, monsieur... Connais-tu ce moucheron?

HORATIO.—Non, mon bon seigneur.

HAMLET.—Tu es d'autant mieux en état de grâce, car il y a du vice à le connaître. Il possède beaucoup de terres, et qui sont très-fertiles. Que le seigneur des animaux soit lui-même un animal, et celui-ci sera sûr d'avoir sa mangeoire mise à la table du roi. C'est un vrai perroquet; mais, comme je te le dis, il peut aller loin sur les boues qui sont à lui.

OSRICK.—Mon gracieux seigneur, si Votre Seigneurie était de loisir, j'aurais quelque chose à lui transmettre de la part de Sa Majesté.

Note 56: (retour) Cette scène est une satire des sottises de l'euphuïsme, des fausses délicatesses qui étaient à la mode, au temps de Shakspeare, dans le langage des courtisans. Osrick est, à vrai dire, un précieux ridicule, et c'est dans le langage de nos précieux du XVIIe siècle que nous avons cherché la traduction de cette scène. Il faut, sans doute, que les sots de tous les temps aient, comme les beaux esprits, le privilège de se rencontrer, car nous avons trouvé, dans les archives du jargon raillé par Molière, non-seulement de quoi imiter l'allure générale du jargon raillé par Shakspeare, mais souvent même de quoi en traduire à la lettre les plus singulières recherches.

HAMLET.—J'y ferai accueil, monsieur, en toute diligence d'esprit.... Mettez donc votre chapeau à sa vraie place; il est fait pour la tête.

OSRICK.—Je remercie Votre Seigneurie; il fait grand chaud.

HAMLET.—Non, croyez-moi, il fait grand froid. Le vent est du nord.

OSRICK.—Vraiment oui, mon seigneur, il fait passablement froid.

HAMLET.—Et pourtant, ce me semble, il fait tout à fait étouffant, tout à fait chaud; ou, peut-être, ma complexion....

OSRICK.—Furieusement, mon seigneur! Tout à fait étouffant,... comme si... je ne saurais dire à quel point57. Mon seigneur, Sa Majesté m'a donné ordre de vous mander gu'Elle a fondé sur votre tête une grande gageure. Voici, monsieur, de quoi il s'agit.....

HAMLET, le pressant de mettre son chapeau.—Je vous supplie, n'oubliez pas que....

OSRICK.—Non, mon bon seigneur; pour ma propre commodité, je vous jure.... Monsieur, l'on a vu, depuis peu, arriver à la cour Laërtes, un galant homme des plus accomplis, croyez-moi; il a cent perfections qui le tirent merveilleusement du commun; il est d'une grande douceur de commerce et fait grande figure dans le monde. En vérité, pour parler de lui selon les sentiments qui lui sont dus, il est la Carte et l'Almanach de la Galanterie58, car vous trouverez en lui l'extrait de tous les mérites59 qu'un galant homme aime à contempler.

Note 57: (retour) On dirait le Grec de Juvénal: «Si, au temps de la brume, tu demandes un peu de feu, il endosse son manteau; si tu dis: j'étouffe, il sue.»
Note 58: (retour) Osrick parle ici de Laërtes presque comme Ophélia parlait de Hamlet (acte III, sc. I, vers la fin). Comparez les deux passages. Le langage d'Ophélia est à peine moins subtil, à peine moins singulier; mais quelle différence d'accent! Là, il y a passion et poésie; ici, il n'y a que politesse d'étiquette et laborieux raffinement d'une exagération banale. On sent bien qu'Ophélia ne parlerait ainsi de personne autre; Osrick parlerait ainsi de tout le monde. En disant que Laërtes est la Carte et l'Almanach de la Galanterie, pour dire qu'il est le modèle des courtisans, Osrick fait allusion à ces manuels des belles manières et du beau style, où se complurent les euphuïstes comme les précieuses. De même, dans la comédie de Somaize, les Véritables Précieuses (sc. IV), Isabelle dit: «Voyez qu'il a bien sucé tout ce que la la Carte de Coquetterie lui a pu dogmatiser de tendresse!» et Somaize encore, dans le Dictionnaire des Précieuses, cite l'Almanach d'Amour comme faisant assez voir que l'auteur aime et réussit bien à la galanterie.
Note 59: (retour) Somaize, Dictionnaire des Précieuses: «Mademoiselle une telle a beaucoup d'esprit; mademoiselle une telle est un extrait de l'esprit humain.» Nous pourrions à chaque ligne indiquer un renvoi, pour les tournures de phrases comme pour les mots; mais le lecteur s'en fatiguerait vite, et avec raison.

HAMLET.—Monsieur, son portrait ne souffre point indigence d'éloges à être tracé par vous. Ce n'est pas que je ne sache bien que, si l'on se piquait de faire l'anatomie et tout l'inventaire de ce gentilhomme, s'il est permis de s'exprimer ainsi, on ne laisserait pas de stupéficier l'arithmétique de la mémoire, encore que l'on ne fît que voguer derrière lui et chercher le vent ça et là au prix de son rapide sillage60. Mais sans mentir ni le pousser trop avant dans le rang favori de notre pensée, je le tiens pour une âme du premier ordre, et le concert de ses qualités a tant d'étrange et d'inouï que, pour donner dans le vrai de la chose, il n'a son pareil que dans son miroir, et tout autre qui voudrait lui ressembler n'irait qu'à doubler son ombre, rien de plus.

Note 60: (retour) Là est le seul euphuïsme de cette scène que nous n'ayons pas retrouvé dans la langue des précieux; mais qui s'étonnerait de voir les Anglais plus maritimes que nous, même dans l'ancien patois de leurs gens de cour? Le mot du texte est technique, to yaw; en français: donner des embardées, c'est-à-dire des mouvements alternatifs de rotation, de droite à gauche et de gauche à droite, que le vent ou un courant considérable imprime à l'avant d'un navire.

OSRICK.—Votre Seigneurie parle de lui à coup sûr.

HAMLET.—Mais quelles affaires, monsieur? Pourquoi encapucinons-nous ce galant homme dans la rudesse indue de nos paroles?

OSRICK.—Monsieur?

HORATIO.—N'est-il pas possible de s'entendre en parlant une autre langue? Vous le pouvez, monsieur, j'en suis sûr.

HAMLET.—A quoi tend la citation de ce gentilhomme?

OSRICK.—De Laërtes?

HORATIO.—Sa bourse est déjà vide: il a dépensé toutes ses paroles dorées.

HAMLET.—Oui, monsieur, de lui.

OSRICK.—Je sais que vous n'êtes pas ignorant....

HAMLET.—Vous savez cela, monsieur? Je le voudrais. Et par ma foi! cependant, si vous le saviez, cela ne prouverait pas grand'chose en ma faveur. Eh bien! monsieur?

OSRICK.—Vous n'êtes pas ignorant du grand mérite que montre Laërtes....

HAMLET.—Je n'ose convenir de cela, de peur d'entrer en comparaison avec lui sur ce grand mérite; car on ne sait bien d'un homme que ce qu'on sait de soi-même.

OSRICK.—Je parle seulement, monsieur, du mérite qu'il montre pour son arme; mais d'après l'estime qu'on fait de lui, il n'a pas son égal en son genre.

HAMLET.—Quelle est son arme?

OSRICK.—La rapière et la dague.

HAMLET.—Ce sont deux de ses armes; mais à la bonne heure!

OSRICK.—Le roi, monsieur, a gagé contre lui six chevaux barbes; et lui, il a mis pour enjeu, à ce que j'ai cru comprendre, six rapières et poignards de France, avec toute leur garniture, savoir: ceinturons, pendants, et le reste. Trois de ces équipages sont, en honneur, très-précieux pour le goût, admirablement accommodés aux poignées; des équipages de la dernière délicatesse et du travail le plus ingénieux!

HAMLET.—Qu'appelez-vous équipages?

HORATIO.—Je pensais bien qu'il vous faudrait quelque glose à la marge avant d'être au bout.

OSRICK.—Les équipages, monsieur, ce sont les pendants.

HAMLET.—Le mot serait plus cousin germain de la chose, si nous étions équipés d'un canon au côté61; je voudrais bien que les pendants, d'ici là, restassent des pendants. Mais continuons: six chevaux barbes contre six épées françaises, leurs garnitures, et trois équipages ingénieusement travaillés, voilà le pari français contre le danois. Mais pourquoi a-t-on mis cet enjeu, comme vous l'appelez?

Note 61: (retour) Montaigne dit aussi: «La naïveté n'est-elle pas, selon nous, germaine à la sottise?» au lieu de voisine, semblable. Quant à l'équipage du canon, c'était le mot consacré au temps de Rabelais, puisqu'il est dit (liv. IV, chap. XXX) que Quaresme-Prenant avait les pensées comme un vol d'étourneaux et la repentance comme l'équipage d'un double canon.

OSRICK.—Le roi, monsieur, a parié que Laërtes, sur douze passes entre vous et lui, ne vous gagnera pas de trois bottes; Laërtes a parié pour neuf sur douze et l'épreuve sera faite sur-le-champ, si Votre Seigneurie veut me favoriser d'une réponse.

HAMLET.—Comment! même si je réponds non?

OSRICK.—Je veux dire, mon seigneur, si vous consentez à jouer en personne un rôle dans cette épreuve.

HAMLET.—Monsieur, je me promènerai ici, dans cette salle; s'il plaît à Sa Majesté, comme c'est pour moi l'heure de la récréation, faites qu'on apporte des fleurets, que ce gentilhomme soit de bonne volonté, que le roi tienne à son projet, et je lui gagnerai son pari, si je puis. Sinon, je n'y gagnerai que de la honte et de fâcheuses bottes.

OSRICK.—Vous ferai-je parler ainsi?

HAMLET.—En ce sens, oui, monsieur; mais avec telles fioritures que votre talent vous dictera.

OSRICK.—Je recommande mes services à Votre Seigneurie.

(Il sort.)

HAMLET.—Tout à vous, tout à vous. Il fait bien de se recommander lui-même; il n'y a pas d'autre bouche qui voulût s'en charger.

HORATIO.—Il s'en va courant, l'étourneau, encore coiffé de sa coquille.

HAMLET.—Lui? il a complimenté le sein de sa nourrice, avant de se mettre à téter. Voilà comme ils sont, lui et beaucoup d'autres de la même volée, dont je vois raffoler ce siècle pétillant et mousseux. Ils ont pris seulement le ton du jour et les dehors de la courtoisie à la mode: c'est comme une collection de petites rubriques écumées ça et là, qui les mettent en vogue à fort et à travers, de par les jugements les plus évaporés et les plus éventés; mais soufflez dessus seulement, en manière d'épreuve, et tout de suite ces bulles ont crevé.

(Un seigneur entre.)

LE SEIGNEUR.—Mon seigneur, Sa Majesté s'est recommandée à vous par le jeune Osrick, qui lui a rapporté que vous l'attendiez dans cette salle. Il envoie savoir s'il vous plaît toujours de faire assaut avec Laërtes, ou si vous voulez prendre plus de délai.

HAMLET.—Je suis constant dans mes résolutions; elles suivent le bon plaisir du roi: ses convenances n'ont qu'à parler, les miennes sont prêtes à la réplique. Maintenant, ou dans un autre instant, pourvu que je sois aussi dispos qu'à présent.

LE SEIGNEUR.—Le roi, la reine, tous vont venir.

HAMLET.—Et ils seront les bienvenus.

LE SEIGNEUR.—La reine désire de vous quelque compliment aimable pour Laërtes, avant de tomber en garde.

HAMLET.—Elle me donne un bon conseil.

(Le seigneur sort.)

HORATIO.—Vous perdrez ce pari, mon seigneur.

HAMLET.—Je ne crois pas. Depuis qu'il est parti pour la France, je me suis continuellement exercé; avec l'avantage qu'il me fait, je gagnerai..... Tu ne saurais croire combien tout va mal là, du côté de mon coeur. Mais, n'importe!

HORATIO.—Pourtant, mon bon seigneur...

HAMLET.—C'est pure sottise, mais c'est une sorte de pressentiment qui troublerait peut-être une femme.

HORATIO.—Si votre âme éprouve quelque répugnance, obéissez-lui; je préviendrai leur arrivée ici, et leur dirai que vous n'êtes pas bien disposé.

HAMLET.—N'en fois rien; nous bravons les augures Il y a une providence spéciale pour la chute d'un passereau.62 Si l'heure est venue, il n'y a plus à l'attendre; s'il n'y a plus à attendre, il n'y a rien à y faire. Si elle n'est pas encore venue, elle n'en viendra pas moins un jour ou l'autre. Le tout est d'être prêt. Puisque aucun homme ne sait ce qu'il quitte, qu'importe de quitter plus tôt!63

Note 62: (retour) Évangile selon saint Math, x, 29.
Note 63: (retour) C'est-à-dire: Qu'importe de mourir jeunes, puisque nous ignorons ce qui nous arriverait si nous vivions davantage!

(Entrent le roi, la reine, Laërtes, les seigneurs de la cour, Osrick, des serviteurs portant les fleurets.)

LE ROI.—Venez, Hamlet, venez, et que je place cette main dans la vôtre.

(Le roi met la main de Laërtes dans celle de Hamlet.)

HAMLET.—Pardonnez-moi, monsieur. Je vous ai offensé; mais pardonnez-moi comme un gentilhomme que vous êtes. Ceux qui sont ici présents savent, et vous avez nécessairement entendu dire, comment j'ai été affligé d'un cruel désordre d'esprit. Tout ce que j'ai fait, par quoi votre coeur, votre honneur, votre sévérité ont pu être mis rudement en éveil, je proclame ici que c'était de la folie. Est-ce Hamlet qui a offensé Laërtes? Hamlet? non, jamais. Si Hamlet est enlevé à lui-même, si, lorsqu'il n'est plus lui-même, il fait offense à Laërtes, alors ce n'est pas Hamlet qui la fait; Hamlet la désavoue. Qui donc fait l'offense? Sa folie? et s'il en est ainsi, Hamlet est du parti offensé; l'ennemi du pauvre Hamlet, c'est sa folie même. Monsieur, devant cette assistance, souffrez que mon désaveu de toute intention mauvaise m'absolve dans votre âme généreuse, comme si, lançant ma flèche par-dessus la maison, j'avais blessé mon frère.

LAERTES.—J'ai pleine satisfaction pour mon coeur, dont les griefs en cette affaire devraient me pousser le plus fortement à la vengeance. Mais sur le terrain de l'honneur, je me tiens dans la réserve et ne veux point de réconciliation, jusqu'à ce que j'aie, de quelques arbitres d'un honneur connu, la sentence et les précédents de paix qui doivent garder mon nom de toute tache; mais en attendant je reçois l'amitié que vous m'offrez comme une amitié vraie, et je ne lui ferai pas défaut.

HAMLET.—J'embrasse volontiers cette assurance, et je vais disputer loyalement cette gageure fraternelle.... Donnez-nous les fleurets. Allons.

LAERTES.—Allons.....Un pour moi.

HAMLET.—Oui, Laërtes, un fleuret, et moi, je serai votre plastron;64 enchâssée en ma maladresse, votre habileté, comme une étoile dans la nuit la plus obscure, va ressortir avec tout son feu.

Note 64: (retour) Le mot du texte foil, signifie fleuret ou feuille de métal, monture d'une pierre précieuse, tout ce qui encadre ou lait ressortir, tout ce qui fait contraste; d'où le jeu de mots de Hamlet et l'image qui suit.

LAERTES.—Vous me raillez, monsieur.

HAMLET.—Non, j'en jure par ma main droite.

LE ROI.—Jeune Osrick, donnez-leur les fleurets.—Cousin Hamlet, vous connaissez la gageure?

HAMLET.—Très-bien, mon seigneur. Votre Grâce a placé le plus gros enjeu du côté le plus faible.

LE ROI.—Je ne crains rien: je vous ai vus tous deux à l'oeuvre. Mais comme il a fait des progrès, nous avons pris un avantage.

LAERTES.—Celui-ci est trop lourd; voyons-en un autre.

HAMLET.—Celui-ci me va; sont-ils tous de longueur?

(Ils se disposent à l'assaut.)

OSRICK.—Oui, mon bon seigneur.

LE ROI.—Mettez-moi les flacons de vin sur cette table. Si Hamlet porte la première ou la seconde botte, s'il riposte à la troisième, que toutes les batteries fassent feu: le roi boira à Hamlet, lui souhaitant de moins perdre haleine, et il jettera dans la coupe la perle de sa bague d'alliance,65 une perle plus riche que celles de la couronne de Danemark depuis quatre règnes. Donnez-moi les coupes, et que les timbales disent aux trompettes, les trompettes aux canonniers du dehors, les canons au ciel et le ciel à la terre: «Maintenant le roi boit à Hamlet.» Allons, commencez.—Et vous, juges, ayez l'oeil attentif.

Note 65: (retour) En souvenir de Cléopâtre, c'était une prodigalité à la mode, que de jeter une perle dans la coupe avant de porter une santé. «Voilà,» dit un personnage de comédie, «seize mille livres sterling qui s'en vont d'une seule gorgée, en place de sucre. Gresham boit cette perle à la reine sa maîtresse.» On prétendait aussi que les perles donnaient une saveur cordiale à la liqueur où elles se dissolvaient; et c'est ce double prétexte que le vol saisit pour empoisonner la coupe destinée à Hamlet. Quelques mots ont été ajoutés ici au texte; on en verra la raison page 280, note 1.

HAMLET.—Allons, monsieur.

LAERTES.—Allons, mon seigneur.

(Ils commencent l'assaut.)

HAMLET.—Une.

LAERTES.—Non.

HAMLET.—Qu'on en juge.

OSRICK.—Une botte, une botte très-visible.

LAERTES.—Soit: recommençons.

LE ROI.—Attendez, qu'on me donne à boire. Hamlet, cette perle est à toi; à ta santé! Donnez-lui la coupe.

(Les trompettes sonnent, le canon tire.)

HAMLET.—Je veux achever cette passe auparavant: mettez la coupe de côté. Allons. (Ils recommencent.) Encore une: qu'en dites-vous?

LAERTES.—Touché, touché, je l'avoue.

LE ROI.—Notre fils gagnera.

LA REINE.—Il est gros et court d'haleine.66 Viens, Hamlet; prends mon mouchoir, essuie ton front. La reine boit à ton succès, Hamlet.

Note 66: (retour) On croit que ces mots font allusion à l'obésité de l'acteur Burbage, fameux dans le rôle de Hamlet. L'épitaphe de Burbage dit, en effet: «On ne verra plus en lui le jeune Hamlet, quoique court d'haleine, crier vengeance pour la mort de son père bien-aimé!» Ainsi dans, l'Avare (acte I, se. IV), Molière fait dire par Harpagon: «Voilà un pendard de valet qui m'incommode fort, et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là,» parce que Béjart le jeune, chargé du rôle de La Flèche, était boiteux.

HAMLET.—Chère madame....

LE ROI.—Gertrude, ne bois pas.

LA REINE.—Je boirai, mon seigneur. Excusez-moi, je vous prie.

LE ROI, à part.—C'est la coupe empoisonnée; il est trop tard.

HAMLET.—Je n'ose pas boire encore, madame. Tout à l'heure.

LA REINE.—Viens; laisse-moi t'essuyer le visage.

LAERTES.—Mon seigneur, maintenant je vais le toucher.

LE ROI.—Je ne crois pas.

LAERTES, à part.—Et pourtant c'est presque contre ma conscience.

HAMLET.—Allons, à la troisième, Laërtes. Vous ne faites que jouer. Je vous prie, poussez du meilleur de vos forces; je crains que vous ne me traitiez en petit garçon.

(Ils recommencent.)

LAERTES.—Le croyez-vous? Allons!

OSRICK.—Rien de part ni d'autre.

LAERTES.—À vous, maintenant.

(Laërtes blesse Hamlet, mais dans ce conflit ils changent de fleuret, et Hamlet blesse Laërtes.)

LE ROI.—Séparez-les; ils sont enflammés.

HAMLET.—Non; recommençons.

(La reine s'évanouit.)

OSRICK.—Voyez donc la reine! Oh!

HORATIO.—Ils sont tous deux en sang. Comment vous trouvez-vous, mon seigneur?

OSRICK.—Comment êtes-vous, Laërtes?

LAERTES,—Eh bien! Osrick, comme une bécasse prise à son propre piège. Je péris justement par ma propre trahison.

HAMLET.—Comment est la reine?

LE ROI.—Elle s'est évanouie en les voyant en sang.

LA REINE.—Non, non; la coupe, la coupe! O mon cher Hamlet! la coupe, la coupe; je suis empoisonnée!

(Elle meurt.)

HAMLET.—O scélératesse! Holà! qu'on ferme la porte. Trahison! Qu'on découvre la trahison!

(Laërtes tombe.)

LAERTES.—La voici, Hamlet. Hamlet, tu es mort; point de remède au monde qui puisse te faire du bien; tu n'as plus en toi une demi-heure de vie; le perfide instrument est, dans ta main, affilé et envenimé. L'infâme artifice s'est retourné contre moi; voici, je suis ici gisant pour ne me relever jamais. Ta mère est empoisonnée. Je n'en puis plus. Le roi, le roi est coupable!

HAMLET.—La pointe envenimée aussi! Alors, venin, fais ton oeuvre!

(Il frappe le roi.)

OSRICK ET LES SEIGNEURS.—Trahison! trahison!

LE ROI.—Oh! défendez-moi encore, amis, je ne suis que blessé.

HAMLET.—Tiens, toi, incestueux, assassin, damnable roi, achève ce breuvage! Est-elle là dedans, ta belle alliance? Eh bien! va rejoindre ma mère.67

(Le roi meurt.)

Note 67: (retour) Le texte porte:

Drink of this potion. Is thy union here? Follow my mother.

On appelait union toute perle de beauté rare et qu'on pouvait croire ou prétendre unique en son genre. Mais ici, très probablement, par un dernier sarcasme tout à fait conforme à ses habitudes de langage, Hamlet équivoque sur l'autre sens d'union; ce qu'il nous semble sous-entendre pourrait se développer ainsi: «Est-ce là qu'est ta perle, le gage empoisonné de ta feinte union avec moi? Eh bien! qu'il te réunisse à ta femme maintenant!» Notre mot français alliance, avec son second sens familier bague de mariage, se prête à un sous-entendu équivalent qui nous a seulement causé une très-légère addition, plus haut (v. p. 277, note 2); en l'avouant et en l'expliquant, le traducteur a cru pouvoir se la permettre.

LAERTES.—Il est servi selon ses mérites! C'est un poison préparé par lui-même... Échange le pardon avec moi, noble Hamlet; que ma mort et celle de mon père ne tombent pas sur toi, ni la tienne sur moi!

(Il meurt.)

HAMLET.—Que le ciel t'en absolve! je te suis. Je suis mort, Horatio. Reine misérable, adieu...! Vous, que je vois pâlir et trembler à ce coup, vous qui n'êtes, au milieu d'un tel spectacle, que des muets ou un public, si seulement j'avais le temps!... car c'est un huissier féroce que la mort, et strict à signifier ses arrêts.-Oh! je vous dirais... mais, laissons cela... Horatio, je suis mort, tu vis; redresse Hamlet et sa cause, aux yeux des mécontents.

HORATIO.—N'y comptez pas; je tiens plus de l'ancien Romain que du Danois. Il reste ici un peu de liqueur.

HAMLET.—Si tu es un homme, donne-moi la coupe. Lâche-la, par le ciel! je l'aurai... O Dieu! Horatio, quel nom meurtri va me survivre, si les choses demeurent ainsi ignorées! Si tu m'as jamais porté dans ton coeur, absente-toi quelque temps encore de la suprême félicité; reste dans ce monde cruel à respirer un air douloureux, pour raconter mon histoire, (Une marche sonne au loin; coups de canon derrière la scène.) Quel est ce bruit guerrier?

OSRICK.—Le jeune Fortinbras, revenu de Pologne en conquérant, envoie aux ambassadeurs d'Angleterre cette salve guerrière.

HAMLET.—Ah! je meurs, Horatio! le poison puissant abat tout à fait mes esprits; je ne pourrai vivre assez pour savoir les nouvelles d'Angleterre. Mais je prédis que l'élection se fixera sur Fortinbras: il a ma voix mourante; dis-lui cela, avec les circonstances, grandes ou petites, qui ont provoqué... le reste appartient au silence.

(Il meurt.)

HORATIO.—Ainsi se brise un noble coeur. Dors bien, cher prince; et que des essaims d'anges chantent pour te porter au repos! (Une marche derrière la scène.) Mais pourquoi le tambour vient-il ici?

(Entrent Fortinbras, les ambassadeurs d'Angleterre et autres.)

FORTINBRAS.—Où est ce spectacle?

HORATIO.—Qu'est-ce que vous voulez voir? Si c'est du malheur ou de la stupeur, ne cherchez pas plus loin.

FORTINBRAS.—Voilà une curée qui crie: point de quartier! O mort orgueilleuse, quel est donc le banquet qui se prépare dans ta caverne éternelle, pour que tu aies frappé tant de princes d'un seul coup si sanglant!

PREMIER AMBASSADEUR.—La vue en est horrible, et notre mission arrive trop tard d'Angleterre; elle est maintenant insensible, l'oreille qui devait nous donner audience pour apprendre de nous que ses ordres sont remplis, et que Rosencrantz et Guildenstern ont péri. D'où nous viendront les remerciements qui nous sont dus?

HORATIO.—Ce ne serait pas de sa bouche, si même il avait encore le pouvoir de la vie pour vous remercier: il n'a jamais donné l'ordre de leur mort. Mais puisque vous vous rencontrez si juste à point à ce sanglant aspect, vous, venus des guerres de Pologne, vous, venus d'Angleterre, donnez ordre que ces corps soient exposés aux regards sur une haute estrade, et laissez-moi raconter, au monde qui l'ignore, comment les choses en sont venues là; alors vous entendrez parler d'actions impudiques, sanguinaires et dénaturées, de jugements rendus par le hasard, de meurtres fortuits, de morts accomplies par la fourbe ou par une force majeure, et, quant à ce dernier acte, de projets qui, par méprise, sont retombés sur la tête de leurs auteurs. C'est là ce que je puis fidèlement raconter.

FORTINBRAS.—Hâtons-nous de l'entendre, et convoquons l'élite de la noblesse à cette assemblée; pour moi, c'est avec douleur que j'accepte ma fortune: j'ai sur ce royaume des droits dont on se souvient et que mon intérêt m'invite maintenant à réclamer.

HORATIO.—J'ai aussi mission de parler sur ce point, et de la part d'une bouche dont la voix en entraînera d'autres; mais accomplissons sur-le-champ ce projet, pendant que les esprits sont encore agités, de peur que, par complots ou par méprises, il n'arrive de nouveaux malheurs.

FORTINBRAS.—Que quatre de mes capitaines portent Hamlet, comme un soldat, vers l'estrade, car il donnait à croire que s'il était monté sur le trône, il se serait montré vraiment roi; que, sur son passage, la musique militaire et tous les honneurs de la guerre parlent hautement de lui. Emportez ces corps; un tel spectacle convient aux champs de bataille, mais il fait mal ici. Allez, et ordonnez aux soldats de faire feu.

(Marche funèbre.—Ils sortent, portant les corps; puis l'on entend une décharge d'artillerie.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.




NOTE SUR LA DATE DE HAMLET.

La préface qui précède cette traduction de Hamlet contient une assertion qui doit être rectifiée. Nous voulons parler de la conjecture, citée comme presque certaine, qui attribue à Thomas Kyd une tragédie écrite, dit-on, six ou sept ans avant celle de Shakspeare, sur le sujet de Hamlet. Voici l'origine de cette conjecture.

Jusqu'en 1825, la plus ancienne édition qu'on eût conservée du Hamlet de Shakspeare était un in 4°, daté Je 1604, dont le titre donnait la pièce comme «imprimée de nouveau et augmentée presque du double, suivant le texte véritable et parfait.» On croyait que l'édition antérieure, indiquée par ce titre même, devait être de 1602, parce qu'on trouvait la pièce inscrite sur les registres de la librairie au 26 juillet 1602, au nom de l'imprimeur James Roberts. On croyait aussi que la pièce avait été écrite en 1600, à cause du passage du second acte (scène II), où il est dit que l'empêchement des comédiens, c'est-à-dire la nécessité où ils se sont vus de faire une troupe ambulante, vient de la récente innovation; or, cette innovation ne peut pas être l'ordonnance rendue par le conseil privé, le 22 juin 1600, pour réduire à deux le nombre des salles de théâtre, car cette ordonnance favorisait la troupe de Shakspeare au lieu de lui nuire; et d'ailleurs elle ne fut jamais exécutée, quoique renouvelée en termes encore plus forts l'année suivante. Le fait auquel se rapporte le passage ci-dessus indiqué est donc au contraire la permission rendue, en 1600, aux enfants de la chapelle de Saint-Paul, qui reprirent alors avec une vogue nouvelle leurs représentations interrompues depuis 1591.

Ainsi, 1604, date de la plus ancienne édition conservée; 1602, date probable de la première édition; 1600, dale évidente de la composition de la pièce; telle était, en 1825, la chronologie du Hamlet de Shakspeare. Et cependant, plusieurs documents antérieurs à l'an 1600 parlaient d'une tragédie de Hamlet. Thomas Lodge, en 1596, pour donner l'idée d'une extrême pâleur, disait; «pâle comme le masque de ce spectre qui criait si misérablement, au théâtre: Hamlet, venge-moi!» Une troupe d'acteurs avait, en 1594, joué un Hamlet à Newington. Thomas Nash, en 1589, dans une épître qui sert de préface à l'Arcadie de Greene, écrivait ce qui suit: «Il y a aujourd'hui une espèce de compagnons vagabonds qui traversent tous les métiers sans faire leur chemin par aucun, et qui, abandonnant le commerce du droit pour lequel ils étaient nés, s'adonnent aux tentatives de l'art, eux qui sauraient à peine mettre un vers en latin, s'ils en avaient besoin; mais le Sénèque traduit en anglais, lu à la lueur d'une chandelle, fournit un bon nombre de bonnes sentences, comme: le sang est un mendiant, et ainsi de suite; et si vous l'implorez bien, par une froide matinée, il vous donnera de pleins Hamlets, je veux dire de pleines poignées de discours tragiques.»

Entre ces deux séries de faits, dont les uns fixaient à l'an 1600 la composition du Hamlet de Shakspeare, tandis que les autres montraient un Hamlet joué et critiqué dès 1589, quelle conciliation trouver? La seule qui dût sembler possible était cette conjecture même par laquelle Malone supposa un Hamlet antérieur à celui de Shakspeare; et s'il l'attribua à Thomas Kyd, ce fut peut-être à cause des ressemblances que nous avons signalées plus haut entre Hamlet et la Tragédie espagnole (voir page 206, note); peut-être pensait-il que Kyd, étant connu pour avoir fait quelques pas vers la conception de Hamlet, avait plus de titres qu'aucun autre à l'honneur supposé de s'en être approché tout à fait et d'avoir fourni à Shakspeare, non plus quelques traits seulement d'un caractère et le hardi modèle d'une seule scène, mais la donnée et le plan de la pièce entière.

La conjecture de Malone perdit tout à coup tout crédit, quand on eut retrouvé, en 1825, un exemplaire du Hamlet de Shakspeare, différent, par la date comme par le texte, du Hamlet jusqu'alors connu. La date n'était, que d'un an antérieure à celle de l'édition d'abord considérée comme la plus ancienne. Mais si la date ne faisait remonter qu'a 1603, le texte faisait remonter au moins à 1591; en effet, dans la seconde scène du second acte, dans le passage déjà mentionné tout à l'heure où il s'agit des comédiens ambulants, on pouvait noter une différence importante: dans le texte de 1603, l'allusion porte sur la réouverture du théâtre des Enfants de Saint-Paul, qui eut lieu en l'an 1600; dans le texte de 1603, l'allusion porte sur la première période des représentations de cette troupe enfantine, qui avaient commencé en 1584 et furent interdites en 1591. Voilà donc le Hamlet de Shakspeare composé tout au moins en 1591, c'est-à-dire neuf ans plus tôt qu'on ne croyait. Et comme il semble, d'ailleurs, que les plaisanteries citées plus haut de Thomas Nash s'appliquent fort exactement à Shakspeare; comme Nash était, avec Marlowe, l'auteur de cette tragédie de Didon qui est parodiée dans Hamlet, et avait par conséquent quelque rancune à satisfaire contre Shakspeare; comme il est certain que Shakspeare n'avait pas appris beaucoup de latin dans sa jeunesse; comme il paraît au contraire avoir été singulièrement versé dans la connaissance du droit, dont il emploie très-souvent les termes les plus subtils, il faut fixer la date du Hamlet de Shakspeare d'après la date des moqueries de Nash, c'est-à-dire en 1589 au plus tard.

On sait, du reste, par un document officiel trouvé dans les archives de lord Ellesmere, que Shakspeare, au mois de novembre 1589, était un des associés du théâtre de Blackfriars et avait part aux bénéfices; Harmlet, ne fût-ce qu'à l'état d'ébauche, pouvait bien lui valoir ces avantages; et que Shakspeare ait dû, en effet, au premier Hamlet, sa première admission parmi les associés du théâtre, c'est une hypothèse assez probable. Voyez, dans le Hamlet revu et développé, au troisième acte, à la seconde scène, après la représentation intercalée dans le drame, ce que le héros dit à son ami: «Ne croyez-vous pas qu'un coup de théâtre comme celui-ci pourrait me faire recevoir compagnon dans une troupe de comédiens?—A demi-part, répond Horatio.—A part entière, vous dis-je, reprend Hamlet.» Le premier Hamlet ne contient rien de ce passage, et n'est-on pas naturellement amené à croire que Shakspeare, en ajoutant ce fragment de dialogue, pensait à lui-même, qu'il voulait constater par-devant le public la valeur dramatique d'une péripétie si fortement exploitée, et que, par la bouche de son héros, au nom du succès de son oeuvre, il réclamait, dans les bénéfices de ses compagnons, la part entière dont une moitié seulement lui aurait été accordée pour le premier Hamlet? Il est remarquable, en effet, que, d'après le document trouvé chez lord Ellesmere, Shakspeare, en 1589, n'était encore rangé que l'un des derniers parmi les associés de Blackfriars, tandis que nous le trouvons nommé le second dans la licence royale octroyée à sa troupe en 1603.

Mais quand même l'in-quarto découvert en 1825 ne nous aurait pas rendu ce premier Hamlet qui commença la fortune de Shakspeare, quand même ni Lodge ni Nash n'en auraient fait soupçonner l'existence, il y a, parmi les curiosités du vieux théâtre anglais, une pièce qui aurait dû suffire, selon nous, à faire croire que le Hamlet de Shakspeare, au moins à l'état d'ébauche, était joué et connu en 1589.

C'est un drame intitulé: Avis aux belles femmes, dont l'intrigue roule sur le meurtre d'un négociant de Londres, commis en 1573 par sa femme et par l'amant de sa femme. Il est prouvé, par le texte même du drame, qu'il fut écrit en 1589. Notons, en passant, que, vers la fin de la pièce, un des personnages raconte, pour démontrer l'utilité du théâtre, cette même histoire à laquelle Hamlet fait allusion dans son dernier monologue du second acte et que nous avons rapportée en note à cet endroit (p. 491); mais qu'on attache ou non quelque valeur à cette coïncidence peut-être fortuite, voici un autre passage, bien plus important à nos yeux, de ce vieux drame; c'est un prologue où sont personnifiées la tragédie, la comédie et l'histoire, qui se disputent la supériorité et le droit d'occuper le théâtre, et voici le tableau des spectacles tragiques tel que la Comédie le retrace: «Un tyran damné, pour obtenir la couronne, empoisonne, poignarde, coupe des gorges; un vilain spectre pleurard, enveloppé dans une sale toile ou dans un manteau de cuir, entre en geignant comme un porc à demi-égorgé, et crie vindicta! vengeance, vengeance! Et quand il apparaît, on voit flamber un peu de résine, comme un peu de fumée sortirait d'une pipe, ou comme le pétard d'un enfant. Et à la fin, ils sont deux ou trois qui se percent l'un l'autre, avec des aiguilles à passer le lacet. N'est-ce pas là un bel étalage, un majestueux spectacle?» N'est-ce pas là, manifestement, dirons-nous à notre tour, la caricature grotesque d'une représentation de Hamlet et de la mesquine mise en scène qui en déparait les scènes les plus surnaturelles ou les plus meurtrières? Quand on voit dans une indication du premier Hamlet, au troisième acte, le spectre apparaître, sauf votre respect, en chemise de nuit, au moment même où son fils le contemple et le décrit avec la plus respectueuse terreur, ou s'imagine sans peine que ce pauvre fantôme pouvait bien n'avoir, au premier acte, sur la plate-forme d'Elseneur, qu'un manteau de cuir pour figurer sa fameuse armure connue des Polonais et qu'une torche de résine pour jouer quelque reflet de «ces flammes sulfureuses et torturantes» où il va être obligé de rentrer. On comprend aussi que les morts accumulées du dénoûment aient donné à rire aux rieurs; la comédie a toujours reproché à la tragédie son arsenal d'armes sans pointes et son cortège de faux cadavres. Ou nous sommes bien trompés, ou tous les traits que nous avons cités de ce prologue du vieux drame anglais sont autant de traces du Hamlet de Shakspeare, et contribuent à lui assigner pour date l'année 1589.

Shakspeare était né en 1564; ce serait donc à vingt-cinq ans qu'il aurait écrit son premier Hamlet. Une telle oeuvre, conçue par un si jeune homme, n'est-ce pas déjà le plus singulier exemple de la précocité du génie? Tous les admirateurs de Shakspeare ne se tiennent cependant pas pour satisfaits, et il en est qui voudraient fixer à 1584 la date du premier Hamlet. Deux arguments les y décident. Il est dit, dans le premier Hamlet, que les comédiens nomades se sont faits nomades parce que «la nouveauté l'emporte,» et que la majeure partie du public qui venait chez eux s'est tournée vers les théâtres privés «et vers les divertissements des enfants;» or, c'est en 1584 que les enfants de choeur de la chapelle Saint-Paul commencèrent à jouer, et que leurs divertissements furent, dit-on, une nouveauté. On a, de plus, remarqué que Shakspeare eut, en 1584, deux enfants jumeaux, une fille nommée Judith et un fils nommé Hamlet; or, ce dernier nom a semblé permettre de supposer que Shakspeare avait déjà en tête son grand drame danois, et que peut-être même, se sentant en proie à la misère et à la fatalité, il avait voulu pour ainsi dire se baptiser par avance un tragique vengeur en la personne de son fils nouveau-né. On peut répondre à ces arguments par plus d'une objection.

Examinons d'abord la phrase relative aux comédiens nomades. Elle prouve, comme nous l'avons dit plus haut, que le premier Hamlet ne peut pas être postérieur à 1591; voilà ce qu'elle prouve, et rien de plus; elle indique une période dont on sait la limite, non un fait précis dont on sache la date spéciale. Ce n'est pas aux débuts des enfants de Saint-Paul, mais à leur succès déjà décidé que cette phrase fait allusion; pour que l'ancienne troupe renonçât à son séjour accoutumé, il n'a pas suffi qu'une nouveauté se produisît près d'elle: il a fallu que la nouveauté l'emportât sur elle et lui enlevât la majeure partie du public.—Mais en 1589, dira-t-on, les représentations des enfants de Saint-Paul duraient déjà depuis cinq ans, et leur succès même ne pouvait plus passer pour la vogue d'une nouveauté.—Aux yeux du public, non, peut-être; mais aux yeux de l'ancienne troupe, assurément oui. Combien longtemps, pour quiconque a réussi, ceux qui réussissent après lui ne restent-ils pas des intrus! Combien longtemps, en France et dans notre siècle, n'a-t-on pas continué à appeler «poëtes de la nouvelle école» ceux qui étaient déjà passés au rang de modèles! Hernani, pendant bien des années, quoique faisant loi pour les uns, n'était encore pour beaucoup d'autres qu'une nouveauté à la mode. Mais pour en revenir au premier Hamlet et à la phrase qui nous occupe, il est singulier qu'on y cherche une allusion précise aux débuts des enfants de Saint-Paul, si l'on remarque que Shakspeare parle en même temps des théâtres privés. Quand les enfants de Saint-Paul commencèrent leurs représentations, il y avait déjà nombre d'années que les riches seigneurs de la cour avaient pris l'habitude d'enrôler parmi leurs serviteurs des troupes de comédiens; Élizabeth était depuis peu sur le trône, lorsque lord Leicester donna l'exemple, et avant 1584 il avait déjà eu dix imitateurs. C'est à l'ensemble de ces concurrences gênantes que Shakspeare, dans le premier Hamlet, attribue les défections du public; il n'y a point de chronologie exacte à tirer d'une phrase où sont rapprochés des faits qui s'espacent sur plus de dix années; la troupe où Shakspeare était engagé datait de 1575, et c'est à cause de son existence ancienne et non interrompue que cette troupe, par l'organe de son poëte, traitait de nouveaux venus tous ses rivaux. Ainsi, soit que l'on considère en elle-même cette phrase du premier Hamlet, soit qu'on la compare au passage correspondant du second Hamlet, tout ce qu'on en peut conclure, c'est que le second Hamlet a été écrit après 1600, et le premier avant 1591; mais elle ne prouve aucunement que le premier Hamlet date de 1584.

Mais Shakspeare, en 1584, donnait à son fils le nom de Hamlet! Oui, ou du moins celui de Hamnet; ainsi le mentionne le registre de l'état civil de Stratford-sur-Avon. Mais Hamlet ou Hamnet, peu importe: on voit, dans divers actes, les deux noms couramment confondus; seulement, comment voir dans cet acte de baptême la moindre trace d'intentions sombres ou de préoccupations poétiques? L'enfant reçut son nom tout simplement de son parrain, M. Hamnet ou Hamlet Sadler, comme sa soeur jumelle recevait le sien de Mme Judith Sadler, sa marraine; et si Amleth, le héros de la légende danoise et des histoires de Belleforest, a quelque chose à voir en tout ceci, ce n'est pas qu'il ait servi de patron au fils de Shakspeare: très-évidemment, au contraire, le prince de Danemark ne naquit pour la scène et ne s'appela Hamlet qu'après l'enfant obscur de Stratford-sur-Avon, à qui il emprunta l'orthographe anglaise du nom sous lequel il est à jamais connu. D'ailleurs, le lecteur trouvera à la fin de ce volume un Appendice consacré à la comparaison des différents textes de Hamlet, et cette étude plus générale lui fournira, nous l'espérons, quelques raisons encore de conclure comme nous sur le point du débat spécial auquel nous avons dû nous borner ici.







End of the Project Gutenberg EBook of Hamlet, by William Shakespeare

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HAMLET ***

***** This file should be named 15032-h.htm or 15032-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/5/0/3/15032/

Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team. This file was produced from images generously
made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.