Project Gutenberg's La reine Margot - Tome II, by Alexandre Dumas, Pere This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La reine Margot - Tome II Author: Alexandre Dumas, Pere Release Date: October 25, 2004 [EBook #13857] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA REINE MARGOT - TOME II *** This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Alexandre Dumas LA REINE MARGOT Tome II (1845) Table des matieres I Fraternite II La reconnaissance du roi Charles IX III Dieu dispose IV La nuit des rois V Anagramme VI La rentree au Louvre VII La cordeliere de la reine mere VIII Projets de vengeance IX Les Atrides X L'Horoscope XI Les confidences XII Les ambassadeurs XIII Oreste et Pylade XIV Orthon XV L'hotellerie de la Belle-Etoile XVI De Mouy de Saint-Phale XVII Deux tetes pour une couronne XVIII Le livre de venerie XIX La chasse au vol XX Le pavillon de Francois Ier XXI Les investigations XXII Acteon XXIII Le bois de Vincennes XXIV La figure de cire XXV Les boucliers invisibles XXVI Les juges XXVII La torture du brodequin XXVIII La chapelle XXIX La place Saint-Jean-en-Greve XXX La tour du Pilori XXXI La sueur de sang XXXII La plate-forme du donjon de Vincennes XXXIII La Regence XXXIV Le roi est mort: vive le roi! XXXV Epilogue DEUXIEME PARTIE I Fraternite En sauvant la vie de Charles, Henri avait fait plus que sauver la vie d'un homme: il avait empeche trois royaumes de changer de souverains. En effet, Charles IX tue, le duc d'Anjou devenait roi de France, et le duc d'Alencon, selon toute probabilite, devenait roi de Pologne. Quant a la Navarre, comme M. le duc d'Anjou etait l'amant de madame de Conde, sa couronne eut probablement paye au mari la complaisance de sa femme. Or, dans tout ce grand bouleversement il n'arrivait rien de bon pour Henri. Il changeait de maitre, voila tout; et au lieu de Charles IX, qui le tolerait, il voyait monter au trone de France le duc d'Anjou, qui, n'ayant avec sa mere Catherine qu'un coeur et qu'une tete, avait jure sa mort et ne manquerait pas de tenir son serment. Toutes ces idees s'etaient presentees a la fois a son esprit quand le sanglier s'etait elance sur Charles IX, et nous avons vu ce qui etait resulte de cette reflexion rapide comme l'eclair, qu'a la vie de Charles IX etait attachee sa propre vie. Charles IX avait ete sauve par un devouement dont il etait impossible au roi de comprendre le motif. Mais Marguerite avait tout compris, et elle avait admire ce courage etrange de Henri qui, pareil a l'eclair, ne brillait que dans l'orage. Malheureusement ce n'etait pas le tout que d'avoir echappe au regne du duc d'Anjou, il fallait se faire roi soi-meme. Il fallait disputer la Navarre au duc d'Alencon et au prince de Conde; il fallait surtout quitter cette cour ou l'on ne marchait qu'entre deux precipices, et la quitter protege par un fils de France. Henri, tout en revenant de Bondy, reflechit profondement a la situation. En arrivant au Louvre, son plan etait fait. Sans se debotter, tel qu'il etait, tout poudreux et tout sanglant encore, il se rendit chez le duc d'Alencon, qu'il trouva fort agite en se promenant a grands pas dans sa chambre. En l'apercevant, le prince fit un mouvement. -- Oui, lui dit Henri en lui prenant les deux mains, oui, je comprends, mon bon frere, vous m'en voulez de ce que le premier j'ai fait remarquer au roi que votre balle avait frappe la jambe de son cheval, au lieu d'aller frapper le sanglier, comme c'etait votre intention. Mais que voulez-vous? je n'ai pu retenir une exclamation de surprise. D'ailleurs le roi s'en fut toujours apercu, n'est-ce pas? -- Sans doute, sans doute, murmura d'Alencon. Mais je ne puis cependant attribuer qu'a mauvaise intention cette espece de denonciation que vous avez faite, et qui, vous l'avez vu, n'a pas eu un resultat moindre que de faire suspecter a mon frere Charles mes intentions, et de jeter un nuage entre nous. -- Nous reviendrons la-dessus tout a l'heure; et quant a la bonne ou a la mauvaise intention que j'ai a votre egard, je viens expres aupres de vous pour vous en faire juge. -- Bien! dit d'Alencon avec sa reserve ordinaire; parlez, Henri, je vous ecoute. -- Quand j'aurai parle, Francois, vous verrez bien quelles sont mes intentions, car la confidence que je viens vous faire exclut toute reserve et toute prudence; et quand je vous l'aurai faite, d'un seul mot vous pourrez me perdre! -- Qu'est-ce donc? dit Francois, qui commencait a se troubler. -- Et cependant, continua Henri, j'ai hesite longtemps a vous parler de la chose qui m'amene, surtout apres la facon dont vous avez fait la sourde oreille aujourd'hui. -- En verite, dit Francois en palissant, je ne sais pas ce que vous voulez dire, Henri. -- Mon frere, vos interets me sont trop chers pour que je ne vous avertisse pas que les huguenots ont fait faire aupres de moi des demarches. -- Des demarches! demanda d'Alencon, et quelles demarches? -- L'un d'eux, M. de Mouy de Saint-Phale, le fils du brave de Mouy assassine par Maurevel, vous savez... -- Oui. -- Eh bien, il est venu me trouver au risque de sa vie pour me demontrer que j'etais en captivite. -- Ah! vraiment! et que lui avez-vous repondu? -- Mon frere, vous savez que j'aime tendrement Charles, qui m'a sauve la vie, et que la reine mere a pour moi remplace ma mere. J'ai donc refuse toutes les offres qu'il venait me faire. -- Et quelles etaient ces offres? -- Les huguenots veulent reconstituer le trone de Navarre, et comme en realite ce trone m'appartient par heritage, ils me l'offraient. -- Oui; et M. de Mouy, au lieu de l'adhesion qu'il venait solliciter, a recu votre desistement? -- Formel... par ecrit meme. Mais depuis..., continua Henri. -- Vous vous etes repenti, mon frere? interrompit d'Alencon. -- Non, j'ai cru m'apercevoir seulement que M. de Mouy, mecontent de moi, reportait ailleurs ses visees. -- Et ou cela? demanda vivement Francois. -- Je n'en sais rien. Pres du prince de Conde, peut-etre. -- Oui, c'est probable, dit le duc. -- D'ailleurs, reprit Henri, j'ai moyen de connaitre d'une maniere infaillible le chef qu'il s'est choisi. Francois devint livide. -- Mais, continua Henri, les huguenots sont divises entre eux, et de Mouy, tout brave et tout loyal qu'il est, ne represente qu'une moitie du parti. Or, cette autre moitie, qui n'est point a dedaigner, n'a pas perdu l'espoir de porter au trone ce Henri de Navarre, qui, apres avoir hesite dans le premier moment, peut avoir reflechi depuis. -- Vous croyez? -- Oh! tous les jours j'en recois des temoignages. Cette troupe qui nous a rejoints a la chasse, avez-vous remarque de quels hommes elle se composait? -- Oui, de gentilshommes convertis. -- Le chef de cette troupe, qui m'a fait un signe, l'avez-vous reconnu? -- Oui, c'est le vicomte de Turenne. -- Ce qu'ils me voulaient, l'avez-vous compris? -- Oui, ils vous proposaient de fuir. -- Alors, dit Henri a Francois inquiet, il est donc evident qu'il y a un second parti qui veut autre chose que ce que veut M. de Mouy. -- Un second parti? -- Oui, et fort puissant, vous dis-je; de sorte que pour reussir il faudrait reunir les deux partis: Turenne et de Mouy. La conspiration marche, les troupes sont designees, on n'attend qu'un signal. Or, dans cette situation supreme, qui demande de ma part une prompte solution, j'ai debattu deux resolutions entre lesquelles je flotte. Ces deux resolutions, je viens vous les soumettre comme a un ami. -- Dites mieux, comme a un frere. -- Oui, comme a un frere, reprit Henri. -- Parlez donc, je vous ecoute. -- Et d'abord je dois vous exposer l'etat de mon ame, mon cher Francois. Nul desir, nulle ambition, nulle capacite; je suis un bon gentilhomme de campagne, pauvre, sensuel et timide; le metier de conspirateur me presente des disgraces mal compensees par la perspective meme certaine d'une couronne. -- Ah! mon frere, dit Francois, vous vous faites tort, et c'est une situation triste que celle d'un prince dont la fortune est limitee par une borne dans le champ paternel ou par un homme dans la carriere des honneurs! Je ne crois donc pas a ce que vous me dites. -- Ce que je vous dis est si vrai cependant, mon frere, reprit Henri, que si je croyais avoir un ami reel, je me demettrais en sa faveur de la puissance que veut me conferer le parti qui s'occupe de moi; mais, ajouta-t-il avec un soupir, je n'en ai point. -- Peut-etre. Vous vous trompez sans doute. -- Non, ventre-saint-gris! dit Henri. Excepte vous, mon frere, je ne vois personne qui me soit attache; aussi, plutot que de laisser avorter en des dechirements affreux une tentative qui produirait a la lumiere quelque homme... indigne... je prefere en verite avertir le roi mon frere de ce qui se passe. Je ne nommerai personne, je ne citerai ni pays ni date; mais je previendrai la catastrophe. -- Grand Dieu! s'ecria d'Alencon ne pouvant reprimer sa terreur, que dites-vous la?... Quoi! Vous, vous la seule esperance du parti depuis la mort de l'amiral; vous, un huguenot converti, mal converti, on le croyait du moins, vous leveriez le couteau sur vos freres! Henri, Henri, en faisant cela, savez-vous que vous livrez a une seconde Saint-Barthelemy tous les calvinistes du royaume? Savez-vous que Catherine n'attend qu'une occasion pareille pour exterminer tout ce qui a survecu? Et le duc tremblant, le visage marbre de plaques rouges et livides, pressait la main de Henri pour le supplier de renoncer a cette solution, qui le perdait. -- Comment! dit Henri avec une expression de parfaite bonhomie, vous croyez, Francois, qu'il arriverait tant de malheurs? Avec la parole du roi, cependant, il me semble que je garantirais les imprudents. -- La parole du roi Charles IX, Henri! ... Eh! l'amiral ne l'avait-il pas? Teligny ne l'avait-il pas? Ne l'aviez-vous pas vous-meme? Oh! Henri, c'est moi qui vous le dis: si vous faites cela, vous les perdez tous; non seulement eux, mais encore tout ce qui a eu des relations directes ou indirectes avec eux. Henri parut reflechir un moment. -- Si j'eusse ete un prince important a la cour, dit-il, j'eusse agi autrement. A votre place, par exemple, a votre place, a vous, Francois, fils de France, heritier probable de la couronne... Francois secoua ironiquement la tete. -- A ma place, dit-il que feriez-vous? -- A votre place, mon frere, repondit Henri, je me mettrais a la tete du mouvement pour le diriger. Mon nom et mon credit repondraient a ma conscience de la vie des seditieux, et je tirerais utilite pour moi d'abord et pour le roi ensuite, peut- etre, d'une entreprise qui, sans cela, peut faire le plus grand mal a la France. D'Alencon ecouta ces paroles avec une joie qui dilata tous les muscles de son visage. -- Croyez-vous, dit-il, que ce moyen soit praticable, et qu'il nous epargne tous ces desastres que vous prevoyez? -- Je le crois, dit Henri. Les huguenots vous aiment: votre exterieur modeste, votre situation elevee et interessante a la fois, la bienveillance enfin que vous avez toujours temoignee a ceux de la religion, les portent a vous servir. -- Mais, dit d'Alencon, il y a schisme dans le parti. Ceux qui sont pour vous seront-ils pour moi? -- Je me charge de vous les concilier par deux raisons. -- Lesquelles? -- D'abord, par la confiance que les chefs ont en moi; ensuite, par la crainte ou ils seraient que Votre Altesse, connaissant leurs noms... -- Mais ces noms, qui me les revelera? -- Moi, ventre-saint-gris! -- Vous feriez cela? -- Ecoutez, Francois, je vous l'ai dit, continua Henri, je n'aime que vous a la cour: cela vient sans doute de ce que vous etes persecute comme moi; et puis, ma femme aussi vous aime d'une affection qui n'a pas d'egale... Francois rougit de plaisir. -- Croyez-moi, mon frere, continua Henri, prenez cette affaire en main, regnez en Navarre; et pourvu que vous me conserviez une place a votre table et une belle foret pour chasser, je m'estimerai heureux. -- Regner en Navarre! dit le duc; mais si... -- Si le duc d'Anjou est nomme roi de Pologne, n'est-ce pas? J'acheve votre pensee. Francois regarda Henri avec une certaine terreur. -- Eh bien, ecoutez, Francois! continua Henri; puisque rien ne vous echappe, c'est justement dans cette hypothese que je raisonne: si le duc d'Anjou est nomme roi de Pologne, et que notre frere Charles, que Dieu conserve! vienne a mourir, il n'y a que deux cents lieues de Pau a Paris, tandis qu'il y en a quatre cents de Paris a Cracovie; vous serez donc ici pour recueillir l'heritage juste au moment ou le roi de Pologne apprendra qu'il est vacant. Alors, si vous etes content de moi, Francois, vous me donnerez ce royaume de Navarre, qui ne sera plus qu'un des fleurons de votre couronne; de cette facon, j'accepte. Le pis qui puisse vous arriver, c'est de rester roi la-bas et de faire souche de rois en vivant en famille avec moi et ma famille, tandis qu'ici, qu'etes-vous? un pauvre prince persecute, un pauvre troisieme fils de roi, esclave de deux aines et qu'un caprice peut envoyer a la Bastille. -- Oui, oui, dit Francois, je sens bien cela, si bien que je ne comprends pas que vous renonciez a ce plan que vous me proposez. Rien ne bat donc la? Et le duc d'Alencon posa la main sur le coeur de son frere. -- Il y a, dit Henri en souriant, des fardeaux trop lourds pour certaines mains; je n'essaierai pas de soulever celui-la; la crainte de la fatigue me fait passer l'envie de la possession. -- Ainsi, Henri, veritablement vous renoncez? -- Je l'ai dit a de Mouy et je vous le repete. -- Mais en pareille circonstance, cher frere, dit d'Alencon, on ne dit pas, on prouve. Henri respira comme un lutteur qui sent plier les reins de son adversaire. -- Je le prouverai, dit-il, ce soir: a neuf heures la liste des chefs et le plan de l'entreprise seront chez vous. J'ai meme deja remis mon acte de renonciation a de Mouy. Francois prit la main de Henri et la serra avec effusion entre les siennes. Au meme instant Catherine entra chez le duc d'Alencon, et cela, selon son habitude, sans se faire annoncer. -- Ensemble! dit-elle en souriant; deux bons freres, en verite! -- Je l'espere, madame, dit Henri avec le plus grand sang-froid, tandis que le duc d'Alencon palissait d'angoisse. Puis il fit quelques pas en arriere pour laisser Catherine libre de parler a son fils. La reine mere alors tira de son aumoniere un joyau magnifique. -- Cette agrafe vient de Florence, dit-elle, je vous la donne pour mettre au ceinturon de votre epee. Puis tout bas: -- Si, continua-t-elle, vous entendez ce soir du bruit chez votre bon frere Henri, ne bougez pas. Francois serra la main de sa mere, et dit: -- Me permettez-vous de lui montrer le beau present que vous venez de me faire? -- Faites mieux, donnez-le-lui en votre nom et au mien, car j'en avais ordonne une seconde a mon intention. -- Vous entendez, Henri, dit Francois, ma bonne mere m'apporte ce bijou, et en double la valeur en permettant que je vous le donne. Henri s'extasia sur la beaute de l'agrafe, et se confondit en remerciements. Quand ses transports se furent calmes: -- Mon fils, dit Catherine, je me sens un peu indisposee, et je vais me mettre au lit; votre frere Charles est bien fatigue de sa chute et va en faire autant. On ne soupera donc pas en famille ce soir, et nous serons servis chacun chez nous. Ah! Henri, j'oubliais de vous faire mon compliment sur votre courage et votre adresse: vous avez sauve votre roi et votre frere, vous en serez recompense. -- Je le suis deja, madame! repondit Henri en s'inclinant. -- Par le sentiment que vous avez fait votre devoir, reprit Catherine, ce n'est pas assez, et croyez que nous songeons, Charles et moi, a faire quelque chose qui nous acquitte envers vous. -- Tout ce qui me viendra de vous et de mon bon frere sera bienvenu, madame. Puis il s'inclina et sortit. -- Ah! mon frere Francois, pensa Henri en sortant, je suis sur maintenant de ne pas partir seul, et la conspiration, qui avait un corps, vient de trouver une tete et un coeur. Seulement prenons garde a nous. Catherine me fait un cadeau, Catherine me promet une recompense: il y a quelque diablerie la-dessous; je veux conferer ce soir avec Marguerite. II La reconnaissance du roi Charles IX Maurevel etait reste une partie de la journee dans le cabinet des Armes du roi; mais, quand Catherine avait vu approcher le moment du retour de la chasse, elle l'avait fait passer dans son oratoire avec les sbires qui l'etaient venus rejoindre. Charles IX, averti a son arrivee par sa nourrice qu'un homme avait passe une partie de la journee dans son cabinet, s'etait d'abord mis dans une grande colere qu'on se fut permis d'introduire un etranger chez lui. Mais se l'etant fait depeindre, et sa nourrice lui ayant dit que c'etait le meme homme qu'elle avait ete elle- meme chargee de lui amener un soir, le roi avait reconnu Maurevel; et se rappelant l'ordre arrache le matin par sa mere, il avait tout compris. -- Oh! oh! murmura Charles, dans la meme journee ou il m'a sauve la vie; le moment est mal choisi. En consequence il fit quelques pas pour descendre chez sa mere; mais une pensee le retint. -- Mordieu! dit-il, si je lui parle de cela, ce sera une discussion a n'en pas finir; mieux vaut que nous agissions chacun de notre cote. -- Nourrice, dit-il, ferme bien toutes les portes, et previens la reine Elisabeth[1], qu'un peu souffrant de la chute que j'ai faite, je dormirai seul cette nuit. La nourrice obeit, et, comme l'heure d'executer son projet n'etait pas arrivee, Charles se mit a faire des vers. C'etait l'occupation pendant laquelle le temps passait le plus vite pour le roi. Aussi neuf heures sonnerent-elles que Charles croyait encore qu'il en etait a peine sept. Il compta l'un apres l'autre les battements de la cloche, et au dernier il se leva. -- Nom d'un diable! dit-il, il est temps tout juste. Et, prenant son manteau et son chapeau, il sortit par une porte secrete qu'il avait fait percer dans la boiserie, et dont Catherine elle-meme ignorait l'existence. Charles alla droit a l'appartement de Henri. Henri n'avait fait que rentrer chez lui pour changer de costume en quittant le duc d'Alencon, et il etait sorti aussitot. -- Il sera alle souper chez Margot, se dit le roi; il etait au mieux aujourd'hui avec elle, a ce qu'il m'a semble du moins. Et il s'achemina vers l'appartement de Marguerite. Marguerite avait ramene chez elle la duchesse de Nevers, Coconnas et La Mole, et faisait avec eux une collation de confitures et de patisseries. Charles heurta a la porte d'entree: Gillonne alla ouvrir; mais a l'aspect du roi elle fut si epouvantee, qu'elle trouva a peine la force de faire la reverence, et qu'au lieu de courir pour prevenir sa maitresse de l'auguste visite qui lui arrivait, elle laissa passer Charles sans donner d'autre signal que le cri qu'elle avait pousse. Le roi traversa l'antichambre, et, guide par les eclats de rire, il s'avanca vers la salle a manger. "Pauvre Henriot! dit-il, il se rejouit sans penser a mal." -- C'est moi, dit-il en soulevant la tapisserie et en montrant un visage riant. Marguerite poussa un cri terrible; tout riant qu'il etait, ce visage avait produit sur elle l'effet de la tete de Meduse. Placee en face de la portiere, elle venait de reconnaitre Charles. Les deux hommes tournaient le dos au roi. -- Majeste! s'ecria-t-elle avec effroi. Et elle se leva. Coconnas, quand les trois autres convives sentaient en quelque sorte leur tete vaciller sur leurs epaules, fut le seul qui ne perdit pas la sienne. Il se leva aussi, mais avec une si habile maladresse, qu'en se levant il renversa la table, et qu'avec elle il culbuta cristaux, vaisselle et bougies. En un instant il y eut obscurite complete et silence de mort. -- Gagne au pied, dit Coconnas a La Mole. Hardi! hardi! La Mole ne se le fit pas dire deux fois; il se jeta contre le mur, s'orienta des mains, cherchant la chambre a coucher pour se coucher dans le cabinet qu'il connaissait si bien. Mais en mettant le pied dans la chambre a coucher il se heurta contre un homme qui venait d'entrer par le passage secret. -- Que signifie donc tout cela? dit Charles dans les tenebres, avec une voix qui commencait a prendre un formidable accent d'impatience; suis-je donc un trouble-fete, que l'on fasse a ma vue un pareil remue-menage? Voyons, Henriot! Henriot! ou es-tu? reponds-moi. -- Nous sommes sauves! murmura Marguerite en saisissant une main qu'elle prit pour celle de La Mole. Le roi croit que mon mari est un de nos convives. -- Et je lui laisserai croire, madame, soyez tranquille, dit Henri repondant a la reine sur le meme ton. -- Grand Dieu! s'ecria Marguerite en lachant vivement la main qu'elle tenait, et qui etait celle du roi de Navarre. -- Silence! dit Henri. -- Mille noms du diable! qu'avez-vous donc a chuchoter ainsi? s'ecria Charles. Henri, repondez-moi, ou etes-vous? -- Me voici, Sire, dit la voix du roi de Navarre. -- Diable! dit Coconnas qui tenait la duchesse de Nevers dans un coin, voila qui se complique. -- Alors, nous sommes deux fois perdus, dit Henriette. Coconnas, brave jusqu'a l'imprudence, avait reflechi qu'il fallait toujours finir par rallumer les bougies; et pensant que le plus tot serait le mieux, il quitta la main de madame de Nevers, ramassa au milieu des debris un chandelier, s'approcha du chauffe-doux[2], et souffla sur un charbon qui enflamma aussitot la meche d'une bougie. La chambre s'eclaira. Charles IX jeta autour de lui un regard interrogateur. Henri etait pres de sa femme; la duchesse de Nevers etait seule dans un coin; et Coconnas, debout au milieu de la chambre, un chandelier a la main, eclairait toute la scene. -- Excusez-nous, mon frere, dit Marguerite, nous ne vous attendions pas. -- Aussi Votre Majeste, comme elle peut le voir, nous a fait une peur etrange! dit Henriette. -- Pour ma part, dit Henri qui devina tout, je crois que la peur a ete si reelle qu'en me levant j'ai renverse la table. Coconnas jeta au roi de Navarre un regard qui voulait dire: "A la bonne heure! voila un mari qui entend a demi-mot." -- Quel affreux remue-menage! repeta Charles IX. Voila ton souper renverse, Henriot. Viens avec moi, tu l'acheveras ailleurs; je te debauche pour ce soir. -- Comment, Sire! dit Henri, Votre Majeste me ferait l'honneur?... -- Oui, Ma Majeste te fait l'honneur de t'emmener hors du Louvre. Prete-le moi, Margot, je te le ramenerai demain matin. -- Ah! mon frere! dit Marguerite, vous n'avez pas besoin de ma permission pour cela, et vous etes bien le maitre. -- Sire, dit Henri, je vais prendre chez moi un autre manteau, et je reviens a l'instant meme. -- Tu n'en as pas besoin, Henriot; celui que tu as la est bon. -- Mais, Sire..., essaya le Bearnais. -- Je te dis de ne pas retourner chez toi, mille noms d'un diable! n'entends tu pas ce que je te dis? Allons, viens donc! -- Oui, oui, allez! dit tout a coup Marguerite en serrant le bras de son mari, car un singulier regard de Charles venait de lui apprendre qu'il se passait quelque chose d'etrange. -- Me voila, Sire, dit Henri. Mais Charles ramena son regard sur Coconnas, qui continuait son office d'eclaireur en rallumant les autres bougies. -- Quel est ce gentilhomme, demanda-t-il a Henri en toisant le Piemontais; ne serait-ce point, par hasard, M. de La Mole? -- Qui lui a donc parle de La Mole? se demanda tout bas Marguerite. -- Non, Sire, repondit Henri, M. de La Mole n'est point ici, et je le regrette, car j'aurais eu l'honneur de le presenter a Votre Majeste en meme temps que M. de Coconnas, son ami; ce sont deux inseparables, et tous deux appartiennent a M. d'Alencon. -- Ah! ah! notre grand tireur! dit Charles. Bon! Puis en froncant le sourcil: -- Ce M. de La Mole, ajouta-t-il, n'est-il pas huguenot? -- Converti, Sire, dit Henri, et je reponds de lui comme de moi. -- Quand vous repondrez de quelqu'un, Henriot, apres ce que vous avez fait aujourd'hui, je n'ai plus le droit de douter de lui. Mais n'importe, j'aurais voulu le voir, ce M. de La Mole. Ce sera pour plus tard. En faisant de ses gros yeux une derniere perquisition dans la chambre, Charles embrassa Marguerite et emmena le roi de Navarre en le tenant par dessous le bras. A la porte du Louvre, Henri voulut s'arreter pour parler a quelqu'un. -- Allons, allons! sors vite, Henriot, lui dit Charles. Quand je te dis que l'air du Louvre n'est pas bon pour toi ce soir, que diable! crois-moi donc. -- Ventre-saint-gris! murmura Henri; et de Mouy, que va-t-il devenir tout seul dans ma chambre?... Pourvu que cet air qui n'est pas bon pour moi ne soit pas plus mauvais encore pour lui! -- Ah ca! dit le roi lorsque Henri et lui eurent traverse le pont- levis, cela t'arrange donc, Henriot, que les gens de M. d'Alencon fassent la cour a ta femme? -- Comment cela, Sire? -- Oui, ce M. de Coconnas ne fait-il pas les doux yeux a Margot? -- Qui vous a dit cela? -- Dame! reprit le roi, on me l'a dit. -- Raillerie pure, Sire; M. de Coconnas fait les doux yeux a quelqu'un, c'est vrai, mais c'est a madame de Nevers. -- Ah bah! -- Je puis repondre a Votre Majeste de ce que je lui dis la. Charles se prit a rire aux eclats. -- Eh bien, dit-il, que le duc de Guise vienne encore me faire des propos, et j'allongerai agreablement sa moustache en lui contant les exploits de sa belle-soeur. Apres cela, dit le roi en se ravisant, je ne sais plus si c'est de M. de Coconnas ou de M. de La Mole qu'il m'a parle. -- Pas plus l'un que l'autre, Sire, dit Henri, et je vous reponds des sentiments de ma femme. -- Bon! Henriot, bon! dit le roi; j'aime mieux te voir ainsi qu'autrement; et, sur mon honneur, tu es si brave garcon que je crois que je finirai par ne plus pouvoir me passer de toi. En disant ces mots, le roi se mit a siffler d'une facon particuliere, et quatre gentilshommes qui attendaient au bout de la rue de Beauvais le vinrent rejoindre, et tous ensemble s'enfoncerent dans l'interieur de la ville. Dix heures sonnaient. -- Eh bien, dit Marguerite quand le roi et Henri furent partis, nous remettons nous a table? -- Non, ma foi! dit la duchesse, j'ai eu trop peur. Vive la petite maison de la rue Cloche-Percee! on n'y peut pas entrer sans en faire le siege, et nos braves ont le droit d'y jouer des epees. Mais que cherchez-vous sous les meubles et dans les armoires, monsieur de Coconnas? -- Je cherche mon ami La Mole, dit le Piemontais. -- Cherchez du cote de ma chambre, monsieur, dit Marguerite, il y a la un certain cabinet... -- Bon, dit Coconnas, j'y suis. Et il entra dans la chambre. -- Eh bien, dit une voix dans les tenebres, ou en sommes-nous? -- Eh! mordi! nous en sommes au dessert. -- Et le roi de Navarre? -- Il n'a rien vu; c'est un mari parfait, et j'en souhaite un pareil a ma femme. Cependant je crains bien qu'elle ne l'ait jamais qu'en secondes noces. -- Et le roi Charles? -- Ah! le roi, c'est different; il a emmene le mari. -- En verite? -- C'est comme je te le dis. De plus, il m'a fait l'honneur de me regarder de cote quand il a su que j'etais a M. d'Alencon, et de travers quand il a su que j'etais ton ami. -- Tu crois donc qu'on lui aura parle de moi? -- J'ai peur, au contraire, qu'on ne lui en ait dit trop de bien. Mais ce n'est point de tout cela qu'il s'agit, je crois que ces dames ont un pelerinage a faire du cote de la rue du Roi-de- Sicile, et que nous conduisons les pelerines. -- Mais, impossible! ... Tu le sais bien. -- Comment, impossible? -- Eh! oui, nous sommes de service chez son Altesse Royale. -- Mordi, c'est ma foi vrai; j'oublie toujours que nous sommes en grade, et que de gentilshommes que nous etions nous avons eu l'honneur de passer valets. Et les deux amis allerent exposer a la reine et a la duchesse la necessite ou ils etaient d'assister au moins au coucher de monsieur le duc. -- C'est bien, dit madame de Nevers, nous partons de notre cote. -- Et peut-on savoir ou vous allez? demanda Coconnas. -- Oh! vous etes trop curieux, dit la duchesse. _Quaere et invenies._ _ _ Les deux jeunes gens saluerent et monterent en toute hate chez M. d'Alencon. Le duc semblait les attendre dans son cabinet. -- Ah! ah! dit-il, vous voila bien tard, messieurs. -- Dix heures a peine, Monseigneur, dit Coconnas. Le duc tira sa montre. -- C'est vrai, dit-il. Tout le monde est couche au Louvre, cependant. -- Oui, Monseigneur, mais nous voici a vos ordres. Faut-il introduire dans la chambre de Votre Altesse les gentilshommes du petit coucher? -- Au contraire, passez dans la petite salle et congediez tout le monde. Les deux jeunes gens obeirent, executerent l'ordre donne, qui n'etonna personne a cause du caractere bien connu du duc, et revinrent pres de lui. -- Monseigneur, dit Coconnas, Votre Altesse va sans doute se mettre au lit ou travailler? -- Non, messieurs; vous avez conge jusqu'a demain. -- Allons, allons, dit tout bas Coconnas a l'oreille de La Mole, la cour decouche ce soir, a ce qu'il parait; la nuit sera friande en diable, prenons notre part de la nuit. Et les deux jeunes gens monterent les escaliers quatre a quatre, prirent leurs manteaux et leurs epees de nuit, et s'elancerent hors du Louvre a la poursuite des deux dames, qu'ils rejoignirent au coin de la rue du Coq-Saint-Honore. Pendant ce temps, le duc d'Alencon, l'oeil ouvert, l'oreille au guet, attendait, enferme dans sa chambre, les evenements imprevus qu'on lui avait promis. III Dieu dispose Comme l'avait dit le duc aux jeunes gens, le plus profond silence regnait au Louvre. En effet, Marguerite et madame de Nevers etaient parties pour la rue Tizon. Coconnas et La Mole s'etaient mis a leur poursuite. Le roi et Henri battaient la ville. Le duc d'Alencon se tenait chez lui dans l'attente vague et anxieuse des evenements que lui avait predits la reine mere. Enfin Catherine s'etait mise au lit, et madame de Sauve, assise a son chevet, lui faisait lecture de certains contes italiens dont riait fort la bonne reine. Depuis longtemps Catherine n'avait ete de si belle humeur. Apres avoir fait de bon appetit une collation avec ses femmes, apres avoir regle les comptes quotidiens de sa maison, elle avait ordonne une priere pour le succes de certaine entreprise importante, disait-elle, pour le bonheur de ses enfants; c'etait l'habitude de Catherine, habitude, au reste toute florentine, de faire dire dans certaines circonstances des prieres et des messes dont Dieu et elle savaient seuls le but. Enfin elle avait revu Rene, et avait choisi, dans ses odorants sachets et dans son riche assortiment, plusieurs nouveautes. -- Qu'on sache, dit Catherine, si ma fille la reine de Navarre est chez elle; et si elle y est, qu'on la prie de venir me faire compagnie. Le page auquel cet ordre etait adresse sortit, et un instant apres il revint accompagne de Gillonne. -- Eh bien, dit la reine mere, j'ai demande la maitresse et non la suivante. -- Madame, dit Gillonne, j'ai cru devoir venir moi-meme dire a Votre Majeste que la reine de Navarre est sortie avec son amie la duchesse de Nevers... -- Sortie a cette heure! reprit Catherine en froncant le sourcil; et ou peut-elle etre allee? -- A une seance d'alchimie, repondit Gillonne, laquelle doit avoir lieu a l'hotel de Guise, dans le pavillon habite par madame de Nevers. -- Et quand rentrera-t-elle? demanda la reine mere. -- La seance se prolongera fort avant dans la nuit, repondit Gillonne, de sorte qu'il est probable que Sa Majeste demeurera demain matin chez son amie. -- Elle est heureuse, la reine de Navarre, murmura Catherine, elle a des amies et elle est reine; elle porte une couronne, on l'appelle Votre Majeste, et elle n'a pas de sujets; elle est bien heureuse. Apres cette boutade, qui fit sourire interieurement les auditeurs: -- Au reste, murmura Catherine, puisqu'elle est sortie! car elle est sortie, dites-vous? -- Depuis une demi-heure, madame. -- Tout est pour le mieux; allez. Gillonne salua et sortit. -- Continuez votre lecture, Charlotte, dit la reine. Madame de Sauve continua. Au bout de dix minutes Catherine interrompit la lecture. -- Ah! a propos, dit-elle, qu'on renvoie les gardes de la galerie. C'etait le signal qu'attendait Maurevel. On executa l'ordre de la reine mere, et madame de Sauve continua son histoire. Elle avait lu un quart d'heure a peu pres sans interruption aucune, lorsqu'un cri long, prolonge, terrible, parvint jusque dans la chambre royale et fit dresser les cheveux sur la tete des assistants. Un coup de pistolet le suivit immediatement. -- Qu'est-ce cela, dit Catherine, et pourquoi ne lisez-vous plus, Carlotta? -- Madame, dit la jeune femme palissante, n'avez-vous point entendu? -- Quoi? demanda Catherine. -- Ce cri? -- Et ce coup de pistolet? ajouta le capitaine des gardes. -- Un cri, un coup de pistolet, ajouta Catherine, je n'ai rien entendu, moi... D'ailleurs, est-ce donc une chose bien extraordinaire au Louvre qu'un cri et qu'un coup de pistolet? Lisez, lisez, Carlotta. -- Mais ecoutez, madame, dit celle-ci, tandis que M. de Nancey se tenait debout la main a la poignee de son epee et n'osant sortir sans le conge de la reine; ecoutez, on entend des pas, des imprecations. -- Faut-il que je m'informe, madame? dit ce dernier. -- Point du tout, monsieur, restez la, dit Catherine en se soulevant sur une main comme pour donner plus de force a son ordre. Qui donc me garderait en cas d'alarme? Ce sont quelques Suisses ivres qui se battent. Le calme de la reine, oppose a la terreur qui planait sur toute cette assemblee, formait un contraste tellement remarquable que, si timide qu'elle fut, madame de Sauve fixa un regard interrogateur sur la reine. -- Mais, madame, s'ecria-t-elle, on dirait que l'on tue quelqu'un. -- Et qui voulez-vous qu'on tue? -- Mais le roi de Navarre, madame; le bruit vient du cote de son appartement. -- La sotte! murmura la reine, dont les levres, malgre sa puissance sur elle-meme, commencaient a s'agiter etrangement, car elle marmottait une priere; la sotte voit son roi de Navarre partout. -- Mon Dieu! mon Dieu! dit madame de Sauve en retombant sur son fauteuil. -- C'est fini, c'est fini, dit Catherine. Capitaine, continua-t- elle en s'adressant a M. de Nancey, j'espere que, s'il y a du scandale dans le palais, vous ferez demain punir severement les coupables. Reprenez votre lecture, Carlotta. Et Catherine retomba elle-meme sur son oreiller dans une impassibilite qui ressemblait beaucoup a de l'affaissement, car les assistants remarquerent que de grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage. Madame de Sauve obeit a cet ordre formel; mais ses yeux et sa voix fonctionnaient seuls. Sa pensee errante sur d'autres objets lui representait un danger terrible suspendu sur une tete cherie. Enfin, apres quelques minutes de ce combat, elle se trouva tellement oppressee entre l'emotion et l'etiquette que sa voix cessa d'etre intelligible; le livre lui tomba des mains, elle s'evanouit. Soudain un fracas plus violent se fit entendre; un pas lourd et presse ebranla le corridor; deux coups de feu partirent faisant vibrer les vitres; et Catherine, etonnee de cette lutte prolongee outre mesure, se dressa a son tour, droite, pale, les yeux dilates; et au moment ou le capitaine des gardes allait s'elancer dehors, elle l'arreta en disant: -- Que tout le monde reste ici, j'irai moi-meme voir la-bas ce qui se passe. Voila ce qui se passait, ou plutot ce qui s'etait passe: De Mouy avait recu le matin des mains d'Orthon la clef de Henri. Dans cette clef, qui etait foree, il avait remarque un papier roule. Il avait tire le papier avec une epingle. C'etait le mot d'ordre du Louvre pour la prochaine nuit. En outre, Orthon lui avait verbalement transmis les paroles de Henri qui invitaient de Mouy a venir trouver a dix heures le roi au Louvre. A neuf heures et demie, de Mouy avait revetu une armure dont il avait plus d'une fois deja eu l'occasion de reconnaitre la solidite; il avait boutonne dessus un pourpoint de soie, avait agrafe son epee, passe dans le ceinturon ses pistolets, recouvert le tout du fameux manteau cerise de La Mole. Nous avons vu comment, avant de rentrer chez lui, Henri avait juge a propos de faire une visite a Marguerite, et comment il etait arrive par l'escalier secret juste a temps pour heurter La Mole dans la chambre a coucher de Marguerite, et pour prendre sa place aux yeux du roi dans la salle a manger. C'etait precisement au moment meme que, grace au mot d'ordre envoye par Henri et surtout au fameux manteau cerise, de Mouy traversait le guichet du Louvre. Le jeune homme monta droit chez le roi de Navarre, imitant de son mieux, comme d'habitude, la demarche de La Mole. Il trouva dans l'antichambre Orthon qui l'attendait. -- Sire de Mouy, lui dit le montagnard, le roi est sorti, mais il m'a ordonne de vous introduire chez lui et de vous dire de l'attendre. S'il tarde par trop, il vous invite, vous le savez, a vous jeter sur son lit. De Mouy entra sans demander d'autre explication, car ce que venait de lui dire Orthon n'etait que la repetition de ce qu'il lui avait deja dit le matin. Pour utiliser son temps, de Mouy prit une plume et de l'encre; et s'approchant d'une excellente carte de France pendue a la muraille, il se mit a compter et a regler les etapes qu'il y avait de Paris a Pau. Mais ce travail fut l'affaire d'un quart d'heure, et ce travail fini, de Mouy ne sut plus a quoi s'occuper. Il fit deux ou trois tours de chambre, se frotta les yeux, bailla, s'assit et se leva, se rassit encore. Enfin, profitant de l'invitation de Henri, excuse d'ailleurs par les lois de familiarite qui existaient entre les princes et leurs gentilshommes, il deposa sur la table de nuit ses pistolets et la lampe, s'etendit sur le vaste lit a tentures sombres qui garnissait le fond de la chambre, placa son epee nue le long de sa cuisse, et, sur de n'etre pas surpris puisqu'un domestique se tenait dans la piece precedente, il se laissa aller a un sommeil pesant, dont bientot le bruit fit retentir les vastes echos du baldaquin. De Mouy ronflait en vrai soudard, et sous ce rapport aurait pu lutter avec le roi de Navarre lui-meme. C'est alors que six hommes, l'epee a la main et le poignard a la ceinture, se glisserent silencieusement dans le corridor qui, par une petite porte, communiquait aux appartements de Catherine et par une grande donnait chez Henri. Un de ces six hommes marchait le premier. Outre son epee nue et son poignard fort comme un couteau de chasse, il portait encore ses fideles pistolets accroches a sa ceinture par des agrafes d'argent. Cet homme, c'etait Maurevel. Arrive a la porte de Henri, il s'arreta. -- Vous vous etes bien assure que les sentinelles du corridor ont disparu? demanda-t-il a celui qui paraissait commander la petite troupe. -- Plus une seule n'est a son poste, repondit le lieutenant. -- Bien, dit Maurevel. Maintenant il n'y a plus qu'a s'informer d'une chose, c'est si celui que nous cherchons est chez lui. -- Mais, dit le lieutenant en arretant la main que Maurevel posait sur le marteau de la porte, mais, capitaine, cet appartement est celui du roi de Navarre. -- Qui vous dit le contraire? repondit Maurevel. Les sbires se regarderent tout surpris, et le lieutenant fit un pas en arriere. -- Heu! fit le lieutenant, arreter quelqu'un a cette heure, au Louvre, et dans l'appartement du roi de Navarre? -- Que repondriez-vous donc, dit Maurevel, si je vous disais que celui que vous allez arreter est le roi de Navarre lui-meme? -- Je vous dirais, capitaine, que la chose est grave, et que, sans un ordre signe de la main de Charles IX... -- Lisez, dit Maurevel. Et, tirant de son pourpoint l'ordre que lui avait remis Catherine, il le donna au lieutenant. -- C'est bien, repondit celui-ci apres avoir lu; je n'ai plus rien a vous dire. -- Et vous etes pret? -- Je le suis. -- Et vous? continua Maurevel en s'adressant aux cinq autres sbires. Ceux-ci saluerent avec respect. -- Ecoutez-moi donc, messieurs, dit Maurevel, voila le plan: deux de vous resteront a cette porte, deux a la porte de la chambre a coucher, et deux entreront avec moi. -- Ensuite? dit le lieutenant. -- Ecoutez bien ceci: il nous est ordonne d'empecher le prisonnier d'appeler, de crier, de resister; toute infraction a cet ordre doit etre punie de mort. -- Allons, allons, il a carte blanche, dit le lieutenant a l'homme designe avec lui pour suivre Maurevel chez le roi. -- Tout a fait, dit Maurevel. -- Pauvre diable de roi de Navarre! dit un des hommes, il etait ecrit la-haut qu'il ne devait point en rechapper. -- Et ici-bas, dit Maurevel en reprenant des mains du lieutenant l'ordre de Catherine, qu'il rentra dans sa poitrine. Maurevel introduisit dans la serrure la clef que lui avait remise Catherine, et, laissant deux hommes a la porte exterieure, comme il en etait convenu, entra avec les quatre autres dans l'antichambre. -- Ah! ah! dit Maurevel en entendant la bruyante respiration du dormeur, dont le bruit arrivait jusqu'a lui, il parait que nous trouverons ici ce que nous cherchons. Aussitot Orthon, pensant que c'etait son maitre qui rentrait, alla au-devant de lui, et se trouva en face de cinq hommes armes qui occupaient la premiere chambre. A la vue de ce visage sinistre, de ce Maurevel qu'on appelait le Tueur de roi, le fidele serviteur recula, et se placant devant la seconde porte: -- Qui etes-vous? dit Orthon; que voulez-vous? -- Au nom du roi, repondit Maurevel, ou est ton maitre? -- Mon maitre? -- Oui, le roi de Navarre? -- Le roi de Navarre n'est pas au logis, dit Orthon en defendant plus que jamais la porte; ainsi vous ne pouvez pas entrer. -- Pretexte, mensonge, dit Maurevel. Allons, arriere! Les Bearnais sont entetes; celui-ci gronda comme un chien de ses montagnes, et sans se laisser intimider: -- Vous n'entrerez pas, dit-il; le roi est absent. Et il se cramponna a la porte. Maurevel fit un geste; les quatre hommes s'emparerent du recalcitrant, l'arrachant au chambranle auquel il se tenait cramponne, et, comme il ouvrait la bouche pour crier, Maurevel lui appliqua la main sur les levres. Orthon mordit furieusement l'assassin, qui retira sa main avec un cri sourd, et frappa du pommeau de son epee le serviteur sur la tete. Orthon chancela et tomba en criant: -- Alarme! alarme! alarme! Sa voix expira, il etait evanoui. Les assassins passerent sur son corps, puis deux resterent a cette seconde porte, et les deux autres entrerent dans la chambre a coucher, conduits par Maurevel. A la lueur de la lampe brulant sur la table de nuit, ils virent le lit. Les rideaux etaient fermes. -- Oh! oh! dit le lieutenant, il ne ronfle plus, ce me semble. -- Allons, sus! dit Maurevel. A cette voix, un cri rauque qui ressemblait plutot au rugissement du lion qu'a des accents humains partit de dessous les rideaux, qui s'ouvrirent violemment, et un homme, arme d'une cuirasse et le front couvert d'une de ces salades qui ensevelissaient la tete jusqu'aux yeux, apparut assis, deux pistolets a la main et son epee sur les genoux. Maurevel n'eut pas plus tot apercu cette figure et reconnu de Mouy, qu'il sentit ses cheveux se dresser sur sa tete; il devint d'une paleur affreuse; sa bouche se remplit d'ecume; et, comme s'il se fut trouve en face d'un spectre, il fit un pas en arriere. Soudain la figure armee se leva et fit en avant un pas egal a celui que Maurevel avait fait en arriere, de sorte que c'etait celui qui etait menace qui semblait poursuivre, et celui qui menacait qui semblait fuir. -- Ah! scelerat, dit de Mouy d'une voix sourde, tu viens pour me tuer comme tu as tue mon pere! Deux des sbires, c'est-a-dire ceux qui etaient entres avec Maurevel dans la chambre du roi, entendirent seuls ces paroles terribles; mais en meme temps qu'elles avaient ete dites, le pistolet s'etait abaisse a la hauteur du front de Maurevel. Maurevel se jeta a genoux au moment ou de Mouy appuyait le doigt sur la detente; le coup partit, et un des gardes qui se trouvaient derriere lui, et qu'il avait demasque par ce mouvement, tomba frappe au coeur. Au meme instant Maurevel riposta, mais la balle alla s'aplatir sur la cuirasse de De Mouy. Alors prenant son elan, mesurant la distance, de Mouy, d'un revers de sa large epee, fendit le crane du deuxieme garde, et, se retournant vers Maurevel, engagea l'epee avec lui. Le combat fut terrible, mais court. A la quatrieme passe, Maurevel sentit dans sa gorge le froid de l'acier; il poussa un cri etrangle, tomba en arriere, et en tombant renversa la lampe, qui s'eteignit. Aussitot de Mouy, profitant de l'obscurite, vigoureux et agile comme un heros d'Homere, s'elanca tete baissee vers l'antichambre, renversa un des gardes, repoussa l'autre, passa comme un eclair entre les sbires qui gardaient la porte exterieure, essuya deux coups de pistolet, dont les balles eraillerent la muraille du corridor, et des lors il fut sauve, car un pistolet tout charge lui restait encore, outre cette epee qui frappait de si terribles coups. Un instant de Mouy hesita pour savoir s'il devait fuir chez M. d'Alencon, dont il lui semblait que la porte venait de s'ouvrir, ou s'il devait essayer de sortir du Louvre. Il se decida pour ce dernier parti, reprit sa course d'abord ralentie, sauta dix degres d'un seul coup, parvint au guichet, prononca les deux mots de passe et s'elanca en criant: -- Allez la-haut, on y tue pour le compte du roi. Et profitant de la stupefaction que ses paroles jointes au bruit des coups de pistolet avaient jetee dans le poste, il gagna au pied et disparut dans la rue du Coq sans avoir recu une egratignure. C'etait en ce moment que Catherine avait arrete son capitaine des gardes en disant: -- Demeurez, j'irai voir moi-meme ce qui se passe la-bas. -- Mais, madame, repondit le capitaine, le danger que pourrait courir Votre Majeste m'ordonne de la suivre. -- Restez, monsieur, dit Catherine d'un ton plus imperieux encore que la premiere fois, restez. Il y a autour des rois une protection plus puissante que l'epee humaine. Le capitaine demeura. Alors Catherine prit une lampe, passa ses pieds nus dans des mules de velours, sortit de sa chambre, gagna le corridor encore plein de fumee, s'avanca impassible et froide comme une ombre, vers l'appartement du roi de Navarre. Tout etait redevenu silencieux. Catherine arriva a la porte d'entree, en franchit le seuil, et vit d'abord dans l'antichambre Orthon evanoui. -- Ah! ah! dit-elle, voici toujours le laquais; plus loin sans doute nous allons trouver le maitre. Et elle franchit la seconde porte. La, son pied heurta un cadavre; elle abaissa sa lampe; c'etait celui du garde qui avait eu la tete fendue; il etait completement mort. Trois pas plus loin etait le lieutenant frappe d'une balle et ralant le dernier soupir. Enfin, devant le lit un homme qui, la tete pale comme celle d'un mort, perdant son sang par une double blessure qui lui traversait le cou, raidissant ses mains crispees, essayait de se relever. C'etait Maurevel. Un frisson passa dans les veines de Catherine; elle vit le lit desert, elle regarda tout autour de la chambre, et chercha en vain parmi ces trois hommes couches dans leur sang le cadavre qu'elle esperait. Maurevel reconnut Catherine; ses yeux se dilaterent horriblement, et il tendit vers elle un geste desespere. -- Eh bien, dit-elle a demi-voix, ou est-il? qu'est-il devenu? Malheureux! l'auriez-vous laisse echapper? Maurevel essaya d'articuler quelques paroles; mais un sifflement inintelligible sortit seul de sa blessure, une ecume rougeatre frangea ses levres, et il secoua la tete en signe d'impuissance et de douleur. -- Mais parle donc! s'ecria Catherine, parle donc! ne fut-ce que pour me dire un seul mot! Maurevel montra sa blessure, et fit entendre de nouveau quelques sons inarticules, tenta un effort qui n'aboutit qu'a un rauque ralement et s'evanouit. Catherine alors regarda autour d'elle: elle n'etait entouree que de cadavres et de mourants; le sang coulait a flots par la chambre, et un silence de mort planait sur toute cette scene. Encore une fois elle adressa la parole a Maurevel, mais sans le reveiller: cette fois, il demeura non seulement muet, mais immobile; un papier sortait de son pourpoint, c'etait l'ordre d'arrestation signe du roi. Catherine s'en saisit et le cacha dans sa poitrine. En ce moment Catherine entendit derriere elle un leger froissement de parquet; elle se retourna et vit debout, a la porte de la chambre, le duc d'Alencon, que le bruit avait attire malgre lui, et que le spectacle qu'il avait sous les yeux fascinait. -- Vous ici? dit-elle. -- Oui, madame. Que se passe-t-il donc, mon Dieu? demanda le duc. -- Retournez chez vous, Francois, et vous apprendrez assez tot la nouvelle. D'Alencon n'etait pas aussi ignorant de l'aventure que Catherine le supposait. Aux premiers pas retentissant dans le corridor, il avait ecoute. Voyant entrer des hommes chez le roi de Navarre, il avait, en rapprochant ce fait des paroles de Catherine, devine ce qui allait se passer, et s'etait applaudi de voir un ami si dangereux detruit par une main plus forte que la sienne. Bientot des coups de feu, les pas rapides d'un fugitif, avaient attire son attention, et il avait vu dans l'espace lumineux projete par l'ouverture de la porte de l'escalier disparaitre un manteau rouge qui lui etait par trop familier pour qu'il ne le reconnut pas. -- De Mouy! s'ecria-t-il, de Mouy chez mon beau-frere de Navarre! Mais non, c'est impossible! Serait-ce M. de La Mole?... Alors l'inquietude le gagna. Il se rappela que le jeune homme lui avait ete recommande par Marguerite elle-meme, et voulant s'assurer si c'etait lui qu'il venait de voir passer, il monta rapidement a la chambre des deux jeunes gens: elle etait vide. Mais, dans un coin de cette chambre, il trouva suspendu le fameux manteau cerise. Ses doutes avaient ete fixes: ce n'est donc pas La Mole, mais de Mouy. La paleur sur le front, tremblant que le huguenot ne fut decouvert et ne trahit les secrets de la conspiration, il s'etait alors precipite vers le guichet du Louvre. La il avait appris que le manteau cerise s'etait echappe sain et sauf, en annoncant qu'on tuait dans le Louvre pour le compte du roi. -- Il s'est trompe, murmura d'Alencon; c'est pour le compte de la reine mere. Et, revenant vers le theatre du combat, il trouva Catherine errant comme une hyene parmi les morts. A l'ordre que lui donna sa mere, le jeune homme rentra chez lui affectant le calme et l'obeissance, malgre les idees tumultueuses qui agitaient son esprit. Catherine, desesperee de voir cette nouvelle tentative echouee, appela son capitaine des gardes, fit enlever les corps, commanda que Maurevel, qui n'etait que blesse, fut reporte chez lui, et ordonna qu'on ne reveillat point le roi. -- Oh! murmura-t-elle en rentrant dans son appartement la tete inclinee sur sa poitrine, il a echappe cette fois encore. La main de Dieu est etendue sur cet homme. Il regnera! il regnera! Puis, comme elle ouvrait la porte de sa chambre, elle passa la main sur son front et se composa un sourire banal. -- Qu'y avait-il donc, madame? demanderent tous les assistants, a l'exception de madame de Sauve, trop effrayee pour faire des questions. -- Rien, repondit Catherine; du bruit, voila tout. -- Oh! s'ecria tout a coup madame de Sauve en indiquant du doigt le passage de Catherine, Votre Majeste dit qu'il n'y a rien, et chacun de ses pas laisse une trace sur le tapis! IV La nuit des rois Cependant Charles IX marchait cote a cote avec Henri appuye a son bras, suivi de ses quatre gentilshommes et precede de deux porte- torches. -- Quand je sors du Louvre, disait le pauvre roi, j'eprouve un plaisir analogue a celui qui me vient quand j'entre dans une belle foret; je respire, je vis, je suis libre. Henri sourit. -- Votre Majeste serait bien dans les montagnes du Bearn, alors! dit Henri. -- Oui, et je comprends que tu aies envie d'y retourner; mais si le desir t'en prend par trop fort, Henriot, ajouta Charles en riant, prends bien tes precautions, c'est un conseil que je te donne: car ma mere Catherine t'aime si fort qu'elle ne peut pas absolument se passer de toi. -- Que fera Votre Majeste ce soir? dit Henri en detournant cette conversation dangereuse. -- Je veux te faire faire une connaissance, Henriot; tu me diras ton avis. -- Je suis aux ordres de Votre Majeste. -- A droite, a droite! nous allons rue des Barres. Les deux rois, suivis de leur escorte, avaient depasse la rue de la Savonnerie, quand, a la hauteur de l'hotel de Conde, ils virent deux hommes enveloppes de grands manteaux sortir par une fausse porte que l'un d'eux referma sans bruit. -- Oh! oh! dit le roi a Henri, qui selon son habitude regardait aussi, mais sans rien dire, cela merite attention. -- Pourquoi dites-vous cela, Sire? demanda le roi de Navarre. -- Ce n'est pas pour toi, Henriot. Tu es sur de ta femme, ajouta Charles avec un sourire; mais ton cousin de Conde n'est pas sur de la sienne, ou, s'il en est sur, il a tort, le diable m'emporte! -- Mais qui vous dit, Sire, que ce soit madame de Conde que visitaient ces messieurs? -- Un pressentiment. L'immobilite de ces deux hommes, qui se sont ranges dans la porte depuis qu'ils nous ont vus et qui n'en bougent pas; puis, certaine coupe de manteau du plus petit des deux... Pardieu! ce serait etrange. -- Quoi? -- Rien; une idee qui m'arrive, voila tout. Avancons. Et il marcha droit aux deux hommes, qui, voyant alors que c'etait bien a eux qu'on en avait, firent quelques pas pour s'eloigner. -- Hola, messieurs! dit le roi, arretez. -- Est-ce a nous qu'on parle? demanda une voix qui fit tressaillir Charles et son compagnon. -- Eh bien, Henriot, dit Charles, reconnais-tu cette voix-la, maintenant? -- Sire, dit Henri, si votre frere le duc d'Anjou n'etait point a La Rochelle, je jurerais que c'est lui qui vient de parler. -- Eh bien, dit Charles, c'est qu'il n'est point a La Rochelle, voila tout. -- Mais qui est avec lui? -- Tu ne reconnais pas le compagnon? -- Non, Sire. -- Il est pourtant de taille a ne pas s'y tromper. Attends, tu vas le reconnaitre... Hola! he! vous dis-je, repeta le roi; n'avez- vous pas entendu, mordieu! -- Etes-vous le guet pour nous arreter? dit le plus grand des deux hommes, developpant son bras hors des plis de son manteau. -- Prenez que nous sommes le guet, dit le roi, et arretez quand on vous l'ordonne. Puis se penchant a l'oreille de Henri: -- Tu vas voir le volcan jeter des flammes, lui dit-il. -- Vous etes huit, dit le plus grand des deux hommes, montrant cette fois non seulement son bras mais encore son visage, mais fussiez-vous cent, passez au large! -- Ah! ah! le duc de Guise! dit Henri. -- Ah! notre cousin de Lorraine! dit le roi; vous vous faites enfin connaitre! c'est heureux! -- Le roi! s'ecria le duc. Quant a l'autre personnage, on le vit a ces paroles s'ensevelir dans son manteau et demeurer immobile apres s'etre d'abord decouvert la tete par respect. -- Sire, dit le duc de Guise, je venais de rendre visite a ma belle-soeur, madame de Conde. -- Oui... et vous avez emmene avec vous un de vos gentilshommes, lequel? -- Sire, repondit le duc, Votre Majeste ne le connait pas. -- Nous ferons connaissance, alors, dit le roi. Et marchant droit a l'autre figure, il fit signe a un des deux laquais d'approcher avec son flambeau. -- Pardon, mon frere! dit le duc d'Anjou en decroisant son manteau et s'inclinant avec un depit mal deguise. -- Ah! ah! Henri, c'est vous! ... Mais non, ce n'est point possible, je me trompe... Mon frere d'Anjou ne serait alle voir personne avant de venir me voir moi-meme. Il n'ignore pas que pour les princes du sang qui rentrent dans la capitale, il n'y a qu'une porte a Paris: c'est le guichet du Louvre. -- Pardonnez, Sire, dit le duc d'Anjou; je prie Votre Majeste d'excuser mon inconsequence. -- Oui-da! repondit le roi d'un ton moqueur; et que faisiez-vous donc, mon frere, a l'hotel de Conde? -- Eh! mais, dit le roi de Navarre de son air narquois, ce que Votre Majeste disait tout a l'heure. Et se penchant a l'oreille du roi, il termina sa phrase par un grand eclat de rire. -- Qu'est-ce donc?... demanda le duc de Guise avec hauteur, car, comme tout le monde a la cour, il avait pris l'habitude de traiter assez rudement ce pauvre roi de Navarre. Pourquoi n'irais-je pas voir ma belle-soeur? M. le duc d'Alencon ne va-t-il pas voir la sienne? Henri rougit legerement. -- Quelle belle-soeur? demanda Charles; je ne lui en connais pas d'autre que la reine Elisabeth. -- Pardon, Sire! C'etait sa soeur que j'aurais du dire, madame Marguerite, que nous avons vue passer en venant ici il y a une demi-heure dans sa litiere, accompagnee de deux muguets qui trottaient chacun a une portiere. -- Vraiment! ... dit Charles. Que repondez-vous a cela, Henri? -- Que la reine de Navarre est bien libre d'aller ou elle veut, mais je doute qu'elle soit sortie du Louvre. -- Et moi, j'en suis sur, dit le duc de Guise. -- Et moi aussi, fit le duc d'Anjou, a telle enseigne que la litiere s'est arretee rue Cloche-Percee. -- Il faut que votre belle-soeur, pas celle-ci, dit Henri en montrant l'hotel de Conde, mais celle de la-bas, et il tourna son doigt dans la direction de l'hotel de Guise, soit aussi de la partie, car nous les avons laissees ensemble, et, comme vous le savez, elles sont inseparables. -- Je ne comprends pas ce que veut dire Votre Majeste, repondit le duc de Guise. -- Au contraire, dit le roi, rien de plus clair, et voila pourquoi il y avait un muguet courant a chaque portiere. -- Eh bien, dit le duc, s'il y a scandale de la part de la reine et de la part de mes belles-soeurs, invoquons pour le faire cesser la justice du roi. -- Eh! pardieu, dit Henri, laissez la madames de Conde et de Nevers. Le roi ne s'inquiete pas de sa soeur... et moi j'ai confiance dans ma femme. -- Non pas, non pas, dit Charles; je veux en avoir le coeur net; mais faisons nos affaires nous-memes. La litiere s'est arretee rue Cloche-Percee, dites-vous, mon cousin? -- Oui, Sire. -- Vous reconnaitriez l'endroit? -- Oui, Sire. -- Eh bien, allons-y; et s'il faut bruler la maison pour savoir qui est dedans, on la brulera. C'est avec ces dispositions, assez peu rassurantes pour la tranquillite de ceux dont il est question, que les quatre principaux seigneurs du monde chretien prirent le chemin de la rue Saint-Antoine. Les quatre princes arriverent rue Cloche-Percee; Charles, qui voulait faire ses affaires en famille, renvoya les gentilshommes de sa suite en leur disant de disposer du reste de leur nuit, mais de se tenir pres de la Bastille a six heures du matin avec deux chevaux. Il n'y avait que trois maisons dans la rue Cloche-Percee; la recherche etait d'autant moins difficile que deux ne firent aucun refus d'ouvrir; c'etaient celles qui touchaient l'une a la rue Saint-Antoine, l'autre a la rue du Roi-de-Sicile. Quant a la troisieme, ce fut autre chose: c'etait celle qui etait gardee par le concierge allemand, et le concierge allemand etait peu traitable. Paris semblait destine a offrir cette nuit les plus memorables exemples de fidelite domestique. M. de Guise eut beau menacer dans le plus pur saxon, Henri d'Anjou eut beau offrir une bourse pleine d'or, Charles eut beau aller jusqu'a dire qu'il etait lieutenant du guet, le brave Allemand ne tint compte ni de la declaration, ni de l'offre, ni des menaces. Voyant que l'on insistait, et d'une maniere qui devenait importune, il glissa entre les barres de fer l'extremite de certaine arquebuse, demonstration dont ne firent que rire trois des quatre visiteurs... Henri de Navarre se tenant a l'ecart, comme si la chose eut ete sans interet pour lui... attendu que l'arme, ne pouvant obliquer dans les barreaux, ne devait guere etre dangereuse que pour un aveugle qui eut ete se placer en face. Voyant qu'on ne pouvait intimider, corrompre ni flechir le portier, le duc de Guise feignit de partir avec ses compagnons; mais la retraite ne fut pas longue. Au coin de la rue Saint- Antoine, le duc trouva ce qu'il cherchait: c'etait une de ces pierres comme en remuaient, trois mille ans auparavant, Ajax, Telamon et Diomede; il la chargea sur son epaule, et revint en faisant signe a ses compagnons de le suivre. Juste en ce moment le concierge, qui avait vu ceux qu'il prenait pour des malfaiteurs s'eloigner, refermait la porte sans avoir encore eu le temps de repousser les verrous. Le duc de Guise profita du moment: veritable catapulte vivante, il lanca la pierre contre la porte. La serrure vola, emportant la portion de la muraille dans laquelle elle etait scellee. La porte s'ouvrit, renversant l'Allemand, qui tomba en donnant, par un cri terrible, l'eveil a la garnison, qui, sans ce cri, courait grand risque d'etre surprise. Justement en ce moment-la meme, La Mole traduisait, avec Marguerite, une idylle de Theocrite, et Coconnas buvait, sous pretexte qu'il etait Grec aussi, force vin de Syracuse avec Henriette. La conversation scientifique et la conversation bachique furent violemment interrompues. Commencer par eteindre les bougies, ouvrir les fenetres, s'elancer sur le balcon, distinguer quatre hommes dans les tenebres, leur lancer sur la tete tous les projectiles qui leur tomberent sous la main, faire un affreux bruit de coups de plat d'epee qui n'atteignaient que le mur, tel fut l'exercice auquel se livrerent immediatement La Mole et Coconnas. Charles, le plus acharne des assaillants, recut une aiguiere d'argent sur l'epaule, le duc d'Anjou un bassin contenant une compote d'orange et de cedrats, et le duc de Guise un quartier de venaison. Henri ne recut rien. Il questionnait tout bas le portier, que M. de Guise avait attache a la porte, et qui repondait par son eternel: -- _Ich verstehe nicht._ _ _ Les femmes encourageaient les assieges et leur passaient des projectiles qui se succedaient comme une grele. -- Par la mort-diable! s'ecria Charles IX en recevant sur la tete un tabouret qui lui fit rentrer son chapeau jusque sur le nez, qu'on m'ouvre bien vite, ou je ferai tout pendre la-haut. -- Mon frere! dit Marguerite bas a La Mole. -- Le roi! dit celui-ci tout bas a Henriette. -- Le roi! le roi! dit celle-ci a Coconnas, qui trainait un bahut vers la fenetre, et qui tenait a exterminer le duc de Guise, auquel, sans le connaitre, il avait particulierement affaire. Le roi! je vous dis. Coconnas lacha le bahut, regarda d'un air etonne. -- Le roi? dit-il. -- Oui, le roi. -- Alors, en retraite. -- Eh! justement La Mole et Marguerite sont deja partis! venez. -- Par ou? -- Venez, vous dis-je. Et le prenant par la main, Henriette entraina Coconnas par la porte secrete qui donnait dans la maison attenante; et tous quatre, apres avoir referme la porte derriere eux, s'enfuirent par l'issue qui donnait rue Tizon. -- Oh! oh! dit Charles, je crois que la garnison se rend. On attendit quelques minutes; mais aucun bruit ne parvint jusqu'aux assiegeants. -- On prepare quelque ruse, dit le duc de Guise. -- Ou plutot on a reconnu la voix de mon frere et l'on detale, dit le duc d'Anjou. -- Il faudra toujours bien qu'on passe par ici, dit Charles. -- Oui, reprit le duc d'Anjou, si la maison n'a pas deux issues. -- Cousin, dit le roi, reprenez votre pierre, et faites de l'autre porte comme de celle-ci. Le duc pensa qu'il etait inutile de recourir a de pareils moyens, et comme il avait remarque que la seconde porte etait moins forte que la premiere, il l'enfonca d'un simple coup de pied. -- Les torches, les torches! dit le roi. Les laquais s'approcherent. Elles etaient eteintes, mais ils avaient sur eux tout ce qu'il fallait pour les rallumer. On fit de la flamme. Charles IX en prit une et passa l'autre au duc d'Anjou. Le duc de Guise marcha le premier, l'epee a la main. Henri ferma la marche. On arriva au premier etage. Dans la salle a manger etait servi ou plutot desservi le souper, car c'etait particulierement le souper qui avait fourni les projectiles. Les candelabres etaient renverses, les meubles sens dessus dessous, et tout ce qui n'etait pas vaisselle d'argent en pieces. On passa dans le salon. La pas plus de renseignements que dans la premiere chambre sur l'identite des personnages. Des livres grecs et latins, quelques instruments de musique, voila tout ce que l'on trouva. La chambre a coucher etait plus muette encore. Une veilleuse brulait dans un globe d'albatre suspendu au plafond; mais on ne paraissait pas meme etre entre dans cette chambre. -- Il y a une seconde sortie, dit le roi. -- C'est probable, dit le duc d'Anjou. -- Mais ou est-elle? demanda le duc de Guise. On chercha de tous cotes; on ne la trouva pas. -- Ou est le concierge? demanda le roi. -- Je l'ai attache a la grille, dit le duc de Guise. -- Interrogez-le, cousin. -- Il ne voudra pas repondre. -- Bah! on lui fera un petit feu bien sec autour des jambes, dit le roi en riant, et il faudra bien qu'il parle. Henri regarda vivement par la fenetre. -- Il n'y est plus, dit-il. -- Qui l'a detache? demanda vivement le duc de Guise. -- Mort-diable! s'ecria le roi, nous ne saurons rien encore. -- En effet, dit Henri, vous voyez bien, Sire, que rien ne prouve que ma femme et la belle-soeur de M. de Guise aient ete dans cette maison. -- C'est vrai, dit Charles. L'Ecriture nous apprend: il y a trois choses qui ne laissent pas de traces: l'oiseau dans l'air, le poisson dans l'eau, et la femme... non, je me trompe, l'homme chez... -- Ainsi, interrompit Henri, ce que nous avons de mieux a faire... -- Oui, dit Charles, c'est de soigner, moi ma contusion; vous, d'Anjou, d'essuyer votre sirop d'oranges, et vous, Guise, de faire disparaitre votre graisse de sanglier. Et la-dessus ils sortirent sans se donner la peine de refermer la porte. Arrives a la rue Saint-Antoine: -- Ou allez-vous, messieurs? dit le roi au duc d'Anjou et au duc de Guise. -- Sire, nous allons chez Nantouillet, qui nous attend a souper, mon cousin de Lorraine et moi. Votre Majeste veut-elle venir avec nous? -- Non, merci; nous allons du cote oppose. Voulez-vous un de mes porte-torches? -- Nous vous rendons grace, Sire, dit vivement le duc d'Anjou. -- Bon; il a peur que je ne le fasse espionner, souffla Charles a l'oreille du roi de Navarre. Puis prenant ce dernier par-dessous le bras: -- Viens! Henriot, dit-il; je te donne a souper ce soir. -- Nous ne rentrons donc pas au Louvre? demanda Henri. -- Non, te dis-je, triple entete! viens avec moi, puisque je te dis de venir; viens. Et il entraina Henri par la rue Geoffroy- Lasnier. V Anagramme Au milieu de la rue Geoffroy-Lasnier venait aboutir la rue Garnier-sur-l'Eau, et au bout de la rue Garnier-sur-l'Eau s'etendait a droite et a gauche la rue des Barres. La, en faisant quelques pas vers la rue de la Mortellerie, on trouvait a droite une petite maison isolee au milieu d'un jardin clos de hautes murailles et auquel une porte pleine donnait seule entree. Charles tira une clef de sa poche, ouvrit la porte, qui ceda aussitot, etant fermee seulement au pene; puis ayant fait passer Henri et le laquais qui portait la torche, il referma la porte derriere lui. Une seule petite fenetre etait eclairee. Charles la montra du doigt en souriant a Henri. -- Sire, je ne comprends pas, dit celui-ci. -- Tu vas comprendre, Henriot. Le roi de Navarre regarda Charles avec etonnement. Sa voix, son visage avaient pris une expression de douceur qui etait si loin du caractere habituel de sa physionomie, que Henri ne le reconnaissait pas. -- Henriot, lui dit le roi, je t'ai dit que lorsque je sortais du Louvre, je sortais de l'enfer. Quand j'entre ici, j'entre dans le paradis. -- Sire, dit Henri, je suis heureux que Votre Majeste m'ait trouve digne de me faire faire le voyage du ciel avec elle. -- Le chemin en est etroit, dit le roi en s'engageant dans un petit escalier, mais c'est pour que rien ne manque a la comparaison. -- Et quel est l'ange qui garde l'entree de votre Eden, Sire? -- Tu vas voir, repondit Charles IX. Et faisant signe a Henri de le suivre sans bruit, il poussa une premiere porte, puis une seconde, et s'arreta sur le seuil. -- Regarde, dit-il. Henri s'approcha et son regard demeura fixe sur un des plus charmants tableaux qu'il eut vus. C'etait une femme de dix-huit a dix-neuf ans a peu pres, dormant la tete posee sur le pied du lit d'un enfant endormi dont elle tenait entre ses deux mains les petits pieds rapproches de ses levres, tandis que ses longs cheveux ondoyaient, epandus comme un flot d'or. On eut dit un tableau de l'Albane representant la Vierge et l'enfant Jesus. -- Oh! Sire, dit le roi de Navarre, quelle est cette charmante creature? -- L'ange de mon paradis, Henriot, le seul qui m'aime pour moi. Henri sourit. -- Oui, pour moi, dit Charles, car elle m'a aime avant de savoir que j'etais roi. -- Et depuis qu'elle le sait? -- Eh bien, depuis qu'elle le sait, dit Charles avec un soupir qui prouvait que cette sanglante royaute lui etait lourde parfois, depuis qu'elle le sait, elle m'aime encore; ainsi juge. Le roi s'approcha tout doucement, et sur la joue en fleur de la jeune femme, il posa un baiser aussi leger que celui d'une abeille sur un lis. Et cependant la jeune femme se reveilla. -- Charles! murmura-t-elle en ouvrant les yeux. -- Tu vois, dit le roi, elle m'appelle Charles. La reine dit Sire. -- Oh! s'ecria la jeune femme, vous n'etes pas seul, mon roi. -- Non, ma bonne Marie. J'ai voulu t'amener un autre roi plus heureux que moi, car il n'a pas de couronne; plus malheureux que moi, car il n'a pas une Marie Touchet. Dieu fait une compensation a tout. -- Sire, c'est le roi de Navarre? demanda Marie. -- Lui-meme, mon enfant. Approche, Henriot. Le roi de Navarre s'approcha. Charles lui prit la main droite. -- Regarde cette main, Marie, dit-il; c'est la main d'un bon frere et d'un loyal ami. Sans cette main, vois-tu... -- Eh bien, Sire? -- Eh bien, sans cette main, aujourd'hui, Marie, notre enfant n'aurait plus de pere. Marie jeta un cri, tomba a genoux, saisit la main de Henri et la baisa. -- Bien, Marie, bien, dit Charles. -- Et qu'avez-vous fait pour le remercier, Sire? -- Je lui ai rendu la pareille. Henri regarda Charles avec etonnement. -- Tu sauras un jour ce que je veux dire, Henriot. En attendant, viens voir. Et il s'approcha du lit ou l'enfant dormait toujours. -- Eh! dit-il, si ce gros garcon-la dormait au Louvre au lieu de dormir ici, dans cette petite maison de la rue des Barres, cela changerait bien des choses dans le present et peut-etre dans l'avenir[3]. -- Sire, dit Marie, n'en deplaise a Votre Majeste, j'aime mieux qu'il dorme ici, il dort mieux. -- Ne troublons donc pas son sommeil, dit le roi; c'est si bon de dormir quand on ne fait pas de reves! -- Eh bien, Sire, fit Marie en etendant la main vers une des portes qui donnaient dans cette chambre. -- Oui, tu as raison, Marie, dit Charles IX; soupons. -- Mon bien-aime Charles, dit Marie, vous direz au roi votre frere de m'excuser, n'est-ce pas? -- Et de quoi? -- De ce que j'ai renvoye nos serviteurs. Sire, continua Marie en s'adressant au roi de Navarre, vous saurez que Charles ne veut etre servi que par moi. -- Ventre-saint-gris! dit Henri, je le crois bien. Les deux hommes passerent dans la salle a manger, tandis que la mere, inquiete et soigneuse, couvrait d'une chaude etoffe le petit Charles, qui, grace a son bon sommeil d'enfant que lui enviait son pere, ne s'etait pas reveille. Marie vint les rejoindre. -- Il n'y a que deux couverts, dit le roi. -- Permettez, dit Marie, que je serve Vos Majestes. -- Allons, dit Charles, voila que tu me portes malheur, Henriot. -- Comment, Sire? -- N'entends-tu pas? -- Pardon, Charles, pardon. -- Je te pardonne. Mais place-toi la, pres de moi, entre nous deux. -- J'obeis, dit Marie. Elle apporta un couvert, s'assit entre les deux rois et les servit. -- N'est-ce pas, Henriot, que c'est bon, dit Charles, d'avoir un endroit au monde dans lequel on ose boire et manger sans avoir besoin que personne fasse avant vous l'essai de vos vins et de vos viandes? -- Sire, dit Henri en souriant et en repondant par le sourire a l'apprehension eternelle de son esprit, croyez que j'apprecie votre bonheur plus que personne. -- Aussi dis-lui bien, Henriot, que pour que nous demeurions ainsi heureux, il ne faut pas qu'elle se mele de politique; il ne faut pas surtout qu'elle fasse connaissance avec ma mere. -- La reine Catherine aime en effet Votre Majeste avec tant de passion, qu'elle pourrait etre jalouse de tout autre amour, repondit Henri, trouvant, par un subterfuge, le moyen d'echapper a la dangereuse confiance du roi. -- Marie, dit le roi, je te presente un des hommes les plus fins et les plus spirituels que je connaisse. A la cour, vois-tu, et ce n'est pas peu dire, il a mis tout le monde dedans; moi seul ai vu clair peut-etre, je ne dis pas dans son coeur, mais dans son esprit. -- Sire, dit Henri, je suis fache qu'en exagerant l'un comme vous le faites, vous doutiez de l'autre. -- Je n'exagere rien, Henriot, dit le roi; d'ailleurs, on te connaitra un jour. Puis se retournant vers la jeune femme: -- Il fait surtout les anagrammes a ravir. Dis-lui de faire celle de ton nom et je reponds qu'il la fera. -- Oh! que voulez-vous qu'on trouve dans le nom d'une pauvre fille comme moi? quelle gracieuse pensee peut sortir de cet assemblage de lettres avec lesquelles le hasard a ecrit Marie Touchet? -- Oh! l'anagramme de ce nom, Sire, dit Henri, est trop facile, et je n'ai pas eu grand merite a la trouver. -- Ah! ah! c'est deja fait, dit Charles. Tu vois... Marie. Henri tira de la poche de son pourpoint ses tablettes, en dechira une page, et en dessous du nom: _Marie Touchet,_ _ _ ecrivit: _Je charme tout._ _ _ Puis il passa la feuille a la jeune femme. -- En verite, s'ecria-t-elle, c'est impossible! -- Qu'a-t-il trouve? demanda Charles. -- Sire, je n'ose repeter, moi. -- Sire, dit Henri, dans le nom de Marie Touchet, il y a, lettre pour lettre, en faisant de l'I un J comme c'est l'habitude: _Je charme tout._ _ _ -- En effet, s'ecria Charles, lettre pour lettre. Je veux que ce soit ta devise, entends-tu, Marie! Jamais devise n'a ete mieux meritee. Merci, Henriot. Marie, je te la donnerai ecrite en diamants. Le souper s'acheva; deux heures sonnerent a Notre-Dame. -- Maintenant, dit Charles, en recompense de son compliment, Marie, tu vas lui donner un fauteuil ou il puisse dormir jusqu'au jour; bien loin de nous seulement, parce qu'il ronfle a faire peur. Puis, si tu t'eveilles avant moi, tu me reveilleras, car nous devons etre a six heures du matin a la Bastille. Bonsoir, Henriot. Arrange-toi comme tu voudras. Mais, ajouta-t-il en s'approchant du roi de Navarre et en lui posant la main sur l'epaule, sur ta vie, entends-tu bien, Henri? sur ta vie, ne sors pas d'ici sans moi, surtout pour retourner au Louvre. Henri avait soupconne trop de choses dans ce qu'il n'avait pas compris pour manquer a une telle recommandation. Charles IX entra dans sa chambre, et Henri, le dur montagnard, s'accommoda sur un fauteuil, ou bientot il justifia la precaution qu'avait prise son beau-frere de l'eloigner de lui. Le lendemain, au point du jour, il fut eveille par Charles. Comme il etait reste tout habille, sa toilette ne fut pas longue. Le roi etait heureux et souriant comme on ne le voyait jamais au Louvre. Les heures qu'il passait dans cette petite maison de la rue des Barres etaient ses heures de soleil. Tous deux repasserent par la chambre a coucher. La jeune femme dormait dans son lit; l'enfant dormait dans son berceau. Tous deux souriaient en dormant. Charles les regarda un instant avec une tendresse infinie. Puis se tournant vers le roi de Navarre: -- Henriot, lui dit-il, s'il t'arrivait jamais d'apprendre quel service je t'ai rendu cette nuit, et qu'a moi il m'arrivat malheur, souviens-toi de cet enfant qui repose dans son berceau. Puis les embrassant tous deux au front, sans donner a Henri le temps de l'interroger: -- Au revoir, mes anges, dit-il. Et il sortit. Henri le suivit tout pensif. Des chevaux tenus en main par des gentilshommes auxquels Charles IX avait donne rendez-vous, les attendaient a la Bastille. Charles fit signe a Henri de monter a cheval, se mit en selle, sortit par le jardin de l'Arbalete, et suivit les boulevards exterieurs. -- Ou allons-nous? demanda Henri. -- Nous allons, repondit Charles, voir si le duc d'Anjou est revenu pour madame de Conde seule, et s'il y a dans ce coeur-la autant d'ambition que d'amour, ce dont je doute fort. Henri ne comprenait rien a l'explication: il suivit Charles sans rien dire. En arrivant au Marais, et comme a l'abri des palissades on decouvrait tout ce qu'on appelait alors les faubourgs Saint- Laurent, Charles montra a Henri, a travers la brume grisatre du matin, des hommes enveloppes de grands manteaux et coiffes de bonnets de fourrures qui s'avancaient a cheval, precedant un fourgon pesamment charge. A mesure qu'ils avancaient, ces hommes prenaient une forme precise, et l'on pouvait voir, a cheval comme eux et causant avec eux, un autre homme vetu d'un long manteau brun et le front ombrage d'un chapeau a la francaise. -- Ah! ah! dit Charles en souriant, je m'en doutais. -- Eh! Sire, dit Henri, je ne me trompe pas, ce cavalier au manteau brun, c'est le duc d'Anjou. -- Lui-meme, dit Charles IX. Range-toi un peu, Henriot, je desire qu'il ne nous voie pas. -- Mais, demanda Henri, les hommes aux manteaux grisatres et aux bonnets fourres quels sont-ils? et dans ce chariot qu'y a-t-il? -- Ces hommes, dit Charles, ce sont les ambassadeurs polonais, et dans ce chariot il y a une couronne. Et maintenant, continua-t-il en mettant son cheval au galop et en reprenant le chemin de la porte du Temple, viens, Henriot, j'ai vu tout ce que je voulais voir. VI La rentree au Louvre Lorsque Catherine pensa que tout etait fini dans la chambre du roi de Navarre, que les gardes morts etaient enleves, que Maurevel etait transporte chez lui, que les tapis etaient laves, elle congedia ses femmes, car il etait minuit a peu pres, et elle essaya de dormir. Mais la secousse avait ete trop violente et la deception trop forte. Ce Henri deteste, echappant eternellement a ses embuches d'ordinaire mortelles, semblait protege par quelque puissance invincible que Catherine s'obstinait a appeler hasard, quoique au fond de son coeur une voix lui dit que le veritable nom de cette puissance fut la destinee. Cette idee que le bruit de cette nouvelle tentative, en se repandant dans le Louvre et hors du Louvre, allait donner a Henri et aux huguenots une plus grande confiance encore dans l'avenir, l'exasperait, et en ce moment, si ce hasard contre lequel elle luttait si malheureusement lui eut livre son ennemi, certes avec le petit poignard florentin qu'elle portait a sa ceinture elle eut dejoue cette fatalite si favorable au roi de Navarre. Les heures de la nuit, ces heures si lentes a celui qui attend et qui veille, sonnerent donc les unes apres les autres sans que Catherine put fermer l'oeil. Tout un monde de projets nouveaux se deroula pendant ces heures nocturnes dans son esprit plein de visions. Enfin au point du jour elle se leva, s'habilla toute seule et s'achemina vers l'appartement de Charles IX. Les gardes, qui avaient l'habitude de la voir venir chez le roi a toute heure du jour et de la nuit, la laisserent passer. Elle traversa donc l'antichambre et atteignit le cabinet des Armes. Mais la, elle trouva la nourrice de Charles qui veillait. -- Mon fils? dit la reine. -- Madame, il a defendu qu'on entrat dans sa chambre avant huit heures. -- Cette defense n'est pas pour moi, nourrice. -- Elle est pour tout le monde, madame. Catherine sourit. -- Oui, je sais bien, reprit la nourrice, je sais bien que nul ici n'a le droit de faire obstacle a Votre Majeste; je la supplierai donc d'ecouter la priere d'une pauvre femme et de ne pas aller plus avant. -- Nourrice, il faut que je parle a mon fils. -- Madame, je n'ouvrirai la porte que sur un ordre formel de Votre Majeste. -- Ouvrez, nourrice, dit Catherine, je le veux! La nourrice, a cette voix plus respectee et surtout plus redoutee au Louvre que celle de Charles lui-meme, presenta la clef a Catherine, mais Catherine n'en avait pas besoin. Elle tira de sa poche la clef qui ouvrait la porte de son fils, et sous sa rapide pression la porte ceda. La chambre etait vide, la couche de Charles etait intacte, et son levrier Acteon, couche sur la peau d'ours etendue a la descente de son lit, se leva et vint lecher les mains d'ivoire de Catherine. -- Ah! dit la reine en froncant le sourcil, il est sorti! J'attendrai. Et elle alla s'asseoir, pensive et sombrement recueillie, a la fenetre qui donnait sur la cour du Louvre et de laquelle on decouvrait le principal guichet. Depuis deux heures elle etait la immobile et pale comme une statue de marbre, lorsqu'elle apercut enfin rentrant au Louvre une troupe de cavaliers a la tete desquels elle reconnut Charles et Henri de Navarre. Alors elle comprit tout, Charles, au lieu de discuter avec elle sur l'arrestation de son beau-frere, l'avait emmene et sauve ainsi. -- Aveugle, aveugle, aveugle! murmura-t-elle. Et elle attendit. Un instant apres des pas retentirent dans la chambre a cote, qui etait le cabinet des Armes. -- Mais, Sire, disait Henri, maintenant que nous voila rentres au Louvre, dites-moi pourquoi vous m'en avez fait sortir et quel est le service que vous m'avez rendu? -- Non pas, non pas, Henriot, repondit Charles en riant. Un jour tu le sauras peut-etre; mais pour le moment c'est un mystere. Sache seulement que pour l'heure tu vas, selon toute probabilite, me valoir une rude querelle avec ma mere. En achevant ces mots, Charles souleva la tapisserie et se trouva face a face avec Catherine. Derriere lui et par-dessus son epaule apparaissait la tete pale et inquiete du Bearnais. -- Ah! vous etes ici, madame! dit Charles IX en froncant le sourcil. -- Oui, mon fils, dit Catherine. J'ai a vous parler. -- A moi? -- A vous seul. -- Allons, allons, dit Charles en se retournant vers son beau- frere, puisqu'il n'y avait pas moyen d'y echapper, le plus tot est le mieux. -- Je vous laisse, Sire, dit Henri. -- Oui, oui, laisse-nous, repondit Charles; et puisque tu es catholique, Henriot, va entendre la messe a mon intention, moi je reste au preche. Henri salua et sortit. Charles IX alla au-devant des questions que venait lui adresser sa mere. -- Eh bien, madame, dit-il en essayant de tourner la chose au rire; pardieu! vous m'attendez pour me gronder, n'est-ce pas? j'ai fait manquer irreligieusement votre petit projet. Eh! mort d'un diable! je ne pouvais pas cependant laisser arreter et conduire a la Bastille l'homme qui venait de me sauver la vie. Je ne voulais pas non plus me quereller avec vous; je suis bon fils. Et puis, ajouta-t-il tout bas, le Bon Dieu punit les enfants qui se querellent avec leur mere, temoin mon frere Francois II. Pardonnez-moi donc franchement, et avouez ensuite que la plaisanterie etait bonne. -- Sire, dit Catherine, Votre majeste se trompe; il ne s'agit pas d'une plaisanterie. -- Si fait, si fait! et vous finirez par l'envisager ainsi, ou le diable m'emporte! -- Sire, vous avez par votre faute fait manquer tout un plan qui devait nous amener a une grande decouverte. -- Bah! un plan... Est-ce que vous etes embarrassee pour un plan avorte, vous, ma mere? Vous en ferez vingt autres, et dans ceux- la, eh bien, je vous promets de vous seconder. -- Maintenant, me secondassiez-vous, il est trop tard, car il est averti et il se tiendra sur ses gardes. -- Voyons, fit le roi, venons au but. Qu'avez-vous contre Henriot? -- J'ai contre lui qu'il conspire. -- Oui, je comprends bien, c'est votre accusation eternelle; mais tout le monde ne conspire-t-il pas peu ou prou dans cette charmante residence royale qu'on appelle le Louvre? -- Mais lui conspire plus que personne, et il est d'autant plus dangereux que personne ne s'en doute. -- Voyez-vous, le Lorenzino! dit Charles. -- Ecoutez, dit Catherine s'assombrissant a ce nom qui lui rappelait une des plus sanglantes catastrophes de l'histoire florentine; ecoutez, il y a un moyen de me prouver que j'ai tort. -- Et lequel, ma mere? -- Demandez a Henri qui etait cette nuit dans sa chambre. -- Dans sa chambre... cette nuit? -- Oui. Et s'il vous le dit... -- Eh bien? -- Eh bien, je suis prete a avouer que je me trompais. -- Mais si c'etait une femme cependant, nous ne pouvons pas exiger... -- Une femme? -- Oui. -- Une femme qui a tue deux de vos gardes et qui a blesse mortellement peut-etre M. de Maurevel! -- Oh! oh! dit le roi, cela devient serieux. Il y a eu du sang repandu? -- Trois hommes sont restes couches sur le plancher. -- Et celui qui les a mis dans cet etat? -- S'est sauve sain et sauf. -- Par Gog et Magog! dit Charles, c'etait un brave, et vous avez raison, ma mere, je veux le connaitre. -- Eh bien, je vous le dis d'avance, vous ne le connaitrez pas, du moins par Henri. -- Mais par vous, ma mere? Cet homme n'a pas fui ainsi sans laisser quelque indice, sans qu'on ait remarque quelque partie de son habillement? -- On n'a remarque que le manteau cerise fort elegant dans lequel il etait enveloppe. -- Ah! ah! un manteau cerise, dit Charles; je n'en connais qu'un a la cour assez remarquable pour qu'il frappe ainsi les yeux. -- Justement, dit Catherine. -- Eh bien? demanda Charles. -- Eh bien, dit Catherine, attendez-moi chez vous, mon fils, et je vais voir si mes ordres ont ete executes. Catherine sortit et Charles demeura seul, se promenant de long en large avec distraction, sifflant un air de chasse, une main dans son pourpoint et laissant pendre l'autre main, que lechait son levrier chaque fois qu'il s'arretait. Quant a Henri, il etait sorti de chez son beau-frere fort inquiet, et, au lieu de suivre le corridor ordinaire, il avait pris le petit escalier derobe dont plus d'une fois deja il a ete question et qui conduisait au second etage. Mais a peine avait-il monte quatre marches, qu'au premier tournant il apercut une ombre. Il s'arreta en portant la main a son poignard. Aussitot il reconnut une femme, et une charmante voix dont le timbre lui etait familier lui dit en lui saisissant la main: -- Dieu soit loue, Sire, vous voila sain et sauf. J'ai eu bien peur pour vous; mais sans doute Dieu a exauce ma priere. -- Qu'est-il donc arrive? dit Henri. -- Vous le saurez en rentrant chez vous. Ne vous inquietez point d'Orthon, je l'ai recueilli. Et la jeune femme descendit rapidement, croisant Henri comme si c'etait par hasard qu'elle l'eut rencontre sur l'escalier. -- Voila qui est bizarre, se dit Henri; que s'est-il donc passe? qu'est-il arrive a Orthon? La question malheureusement ne pouvait etre entendue de madame de Sauve, car madame de Sauve etait deja loin. Au haut de l'escalier Henri vit tout a coup apparaitre une autre ombre; mais celle-la c'etait celle d'un homme. -- Chut! dit cet homme. -- Ah! ah! c'est vous, Francois! -- Ne m'appelez point par mon nom. -- Que s'est-il donc passe? -- Rentrez chez vous, et vous le saurez; puis ensuite glissez-vous dans le corridor, regardez bien de tous cotes si personne ne vous epie, entrez chez moi, la porte sera seulement poussee. Et il disparut a son tour par l'escalier comme ces fantomes qui au theatre s'abiment dans une trappe. -- Ventre-saint-gris! murmura le Bearnais, l'enigme se continue; mais puisque le mot est chez moi, allons-y, et nous verrons bien. Cependant ce ne fut pas sans emotion que Henri continua son chemin; il avait la sensibilite, cette superstition de la jeunesse. Tout se refletait nettement sur cette ame a la surface unie comme un miroir, et tout ce qu'il venait d'entendre lui presageait un malheur. Il arriva a la porte de son appartement et ecouta. Aucun bruit ne s'y faisait entendre. D'ailleurs, puisque Charlotte lui avait dit de rentrer chez lui, il etait evident qu'il n'avait rien a craindre en y rentrant. Il jeta un coup d'oeil rapide autour de l'antichambre; elle etait solitaire, mais rien ne lui indiquait encore quelle chose s'etait passee. -- En effet, dit-il, Orthon n'est point la. Et il passa dans la seconde chambre. La tout fut explique. Malgre l'eau qu'on avait jetee a flots, de larges taches rougeatres marbraient le plancher; un meuble etait brise, les tentures du lit dechiquetees a coups d'epee, un miroir de Venise etait brise par le choc d'une balle; et une main sanglante appuyee contre la muraille, et qui avait laisse sa terrible empreinte, annoncait que cette chambre muette alors avait ete temoin d'une lutte mortelle. Henri recueillit d'un oeil hagard tous ces differents details, passa sa main sur son front moite de sueur, et murmura: -- Ah! je comprends ce service que m'a rendu le roi; on est venu pour m'assassiner... Et... -- Ah! de Mouy! qu'ont-ils fait de De Mouy! Les miserables! ils l'auront tue! Et, aussi presse d'apprendre des nouvelles que le duc d'Alencon l'etait de lui en donner, Henri, apres avoir jete une derniere fois un morne regard sur les objets qui l'entouraient, s'elanca hors de la chambre, gagna le corridor, s'assura qu'il etait bien solitaire, et poussant la porte entrebaillee, qu'il referma avec soin derriere lui, il se precipita chez le duc d'Alencon. Le duc l'attendait dans la premiere piece. Il prit vivement la main de Henri, l'entraina en mettant un doigt sur sa bouche, dans un petit cabinet en tourelle, completement isole, et par consequent echappant par sa disposition a tout espionnage. -- Ah! mon frere, lui dit-il, quelle horrible nuit! -- Que s'est-il donc passe? demanda Henri. -- On a voulu vous arreter. -- Moi? -- Oui, vous. -- Et a quel propos? -- Je ne sais. Ou etiez-vous? -- Le roi m'avait emmene hier soir avec lui par la ville. -- Alors il le savait, dit d'Alencon. Mais puisque vous n'etiez pas chez vous, qui donc y etait? -- Y avait-il donc quelqu'un chez moi? demanda Henri comme s'il l'eut ignore. -- Oui, un homme. Quand j'ai entendu le bruit, j'ai couru pour vous porter secours; mais il etait trop tard. -- L'homme etait arrete? demanda Henri avec anxiete. -- Non, il s'etait sauve apres avoir blesse dangereusement Maurevel et tue deux gardes. -- Ah! brave de Mouy! s'ecria Henri. -- C'etait donc de Mouy? dit vivement d'Alencon. Henri vit qu'il avait fait une faute. -- Du moins, je le presume, dit-il, car je lui avais donne rendez- vous pour m'entendre avec lui de votre fuite, et lui dire que je vous avais concede tous mes droits au trone de Navarre. -- Alors, si la chose est sue, dit d'Alencon en palissant, nous sommes perdus. -- Oui, car Maurevel parlera. -- Maurevel a recu un coup d'epee dans la gorge; et je m'en suis informe au chirurgien qui l'a panse, de plus de huit jours il ne pourra prononcer une seule parole. -- Huit jours! c'est plus qu'il n'en faudra a de Mouy pour se mettre en surete. -- Apres cela, dit d'Alencon, ca peut etre un autre que M. de Mouy. -- Vous croyez? dit Henri. -- Oui, cet homme a disparu tres vite, et l'on n'a vu que son manteau cerise. -- En effet, dit Henri, un manteau cerise est bon pour un dameret et non pour un soldat. Jamais on ne soupconnera de Mouy sous un manteau cerise. -- Non. Si l'on soupconnait quelqu'un, dit d'Alencon, ce serait plutot... Il s'arreta. -- Ce serait plutot M. de La Mole, dit Henri. -- Certainement, puisque moi-meme, qui ai vu fuir cet homme, j'ai doute un instant. -- Vous avez doute! En effet, ce pourrait bien etre M. de La Mole. -- Ne sait-il rien? demanda d'Alencon. -- Rien absolument, du moins rien d'important. -- Mon frere, dit le duc, maintenant je crois veritablement que c'etait lui. -- Diable! dit Henri, si c'est lui, cela va faire grand-peine a la reine, qui lui porte interet. -- Interet, dites-vous? demanda d'Alencon interdit. -- Sans doute. Ne vous rappelez-vous pas, Francois, que c'est votre soeur qui vous l'a recommande? -- Si fait, dit le duc d'une voix sourde; aussi je voudrais lui etre agreable, et la preuve c'est que, de peur que son manteau rouge ne le compromit, je suis monte chez lui et je l'ai rapporte chez moi. -- Oh! oh! dit Henri, voila qui est doublement prudent; et maintenant je ne parierais pas, mais je jurerais que c'etait lui. -- Meme en justice? demanda Francois. -- Ma foi, oui, repondit Henri. Il sera venu m'apporter quelque message de la part de Marguerite. -- Si j'etais sur d'etre appuye par votre temoignage, dit d'Alencon, moi je l'accuserais presque. -- Si vous accusiez, repondit Henri, vous comprenez, mon frere, que je ne vous dementirais pas. -- Mais la reine? dit d'Alencon. -- Ah! oui, la reine. -- Il faut savoir ce qu'elle fera. -- Je me charge de la commission. -- Peste, mon frere! elle aurait tort de nous dementir, car voila une flambante reputation de vaillant faite a ce jeune homme, et qui ne lui aura pas coute cher, car il l'aura achetee a credit. Il est vrai qu'il pourra bien rembourser ensemble interet et capital. -- Dame! que voulez-vous! dit Henri, dans ce bas monde on n'a rien pour rien! Et saluant d'Alencon de la main et du sourire, il passa avec precaution sa tete dans le corridor; et s'etant assure qu'il n'y avait personne aux ecoutes, il se glissa rapidement et disparut dans l'escalier derobe qui conduisait chez Marguerite. De son cote, la reine de Navarre n'etait guere plus tranquille que son mari. L'expedition de la nuit dirigee contre elle et la duchesse de Nevers par le roi, par le duc d'Anjou, par le duc de Guise et par Henri, qu'elle avait reconnu, l'inquietait fort. Sans doute, il n'y avait aucune preuve qui put la compromettre, le concierge detache de sa grille par La Mole et Coconnas avait affirme etre reste muet. Mais quatre seigneurs de la taille de ceux a qui deux simples gentilshommes comme La Mole et Coconnas avaient tenu tete, ne s'etaient pas deranges de leur chemin au hasard et sans savoir pour qui ils se derangeaient. Marguerite etait donc rentree au point du jour, apres avoir passe le reste de la nuit chez la duchesse de Nevers. Elle s'etait couchee aussitot, mais elle ne pouvait dormir, elle tressaillait au moindre bruit. Ce fut au milieu de ces anxietes qu'elle entendit frapper a la porte secrete, et qu'apres avoir fait reconnaitre le visiteur par Gillonne, elle ordonna de laisser entrer. Henri s'arreta a la porte: rien en lui n'annoncait le mari blesse. Son sourire habituel errait sur ses levres fines, et aucun muscle de son visage ne trahissait les terribles emotions a travers lesquelles il venait de passer. Il parut interroger de l'oeil Marguerite pour savoir si elle lui permettrait de rester en tete-a-tete avec elle. Marguerite comprit le regard de son mari et fit signe a Gillonne de s'eloigner. -- Madame, dit alors Henri, je sais combien vous etes attachee a vos amis, et j'ai bien peur de vous apporter une facheuse nouvelle. -- Laquelle, monsieur? demanda Marguerite. -- Un de nos plus chers serviteurs se trouve en ce moment fort compromis. -- Lequel? -- Ce cher comte de la Mole. -- M. le comte de la Mole compromis! et a propos de quoi? -- A propos de l'aventure de cette nuit. Marguerite, malgre sa puissance sur elle-meme, ne put s'empecher de rougir. Enfin elle fit un effort: -- Quelle aventure? demanda-t-elle. -- Comment! dit Henri, n'avez-vous point entendu tout ce bruit qui s'est fait cette nuit au Louvre? -- Non, monsieur. -- Oh! je vous en felicite, madame, dit Henri avec une naivete charmante, cela prouve que vous avez un bien excellent sommeil. -- Eh bien, que s'est-il donc passe? -- Il s'est passe que notre bonne mere avait donne l'ordre a M. de Maurevel et a six de ses gardes de m'arreter. -- Vous, monsieur! vous? -- Oui, moi. -- Et pour quelle raison? -- Ah! qui peut dire les raisons d'un esprit profond comme l'est celui de notre mere? Je les respecte, mais je ne les sais pas. -- Et vous n'etiez pas chez vous? -- Non, par hasard, c'est vrai. Vous avez devine cela, madame, non, je n'etais pas chez moi. Hier au soir le roi m'a invite a l'accompagner, mais si je n'etais pas chez moi, un autre y etait. -- Et quel etait cet autre? -- Il parait que c'etait le comte de la Mole. -- Le comte de la Mole! dit Marguerite etonnee. -- Tudieu! quel gaillard que ce petit Provencal, continua Henri. Comprenez-vous qu'il a blesse Maurevel et tue deux gardes? -- Blesse M. de Maurevel et tue deux gardes... impossible! -- Comment! vous doutez de son courage, madame? -- Non; mais je dis que M. de La Mole ne pouvait pas etre chez vous. -- Comment ne pouvait-il pas etre chez moi? -- Mais parce que... parce que..., reprit Marguerite embarrassee, parce qu'il etait ailleurs. -- Ah! s'il peut prouver un alibi, reprit Henri, c'est autre chose; il dira ou il etait, et tout sera fini. -- Ou il etait? dit vivement Marguerite. -- Sans doute... La journee ne se passera pas sans qu'il soit arrete et interroge. Mais malheureusement, comme on a des preuves... -- Des preuves... lesquelles?... -- L'homme qui a fait cette defense desesperee avait un manteau rouge. -- Mais il n'y a pas que M. de La Mole qui ait un manteau rouge... je connais un autre homme encore. -- Sans doute, et moi aussi... Mais voila ce qui arrivera: si ce n'est pas M. de La Mole qui etait chez moi, ce sera cet autre homme a manteau rouge comme lui. Or, cet autre homme vous savez qui? -- ciel! -- Voila l'ecueil; vous l'avez vu comme moi, madame, et votre emotion me le prouve. Causons donc maintenant comme deux personnes qui parlent de la chose la plus recherchee du monde... d'un trone... du bien le plus precieux... de la vie... De Mouy arrete nous perd. -- Oui, je comprends cela. -- Tandis que M. de La Mole ne compromet personne; a moins que vous ne le croyiez capable d'inventer quelque histoire, comme de dire, par hasard, qu'il etait en partie avec des dames... que sais-je... moi? -- Monsieur, dit Marguerite, si vous ne craignez que cela, soyez tranquille... il ne le dira point. -- Comment! dit Henri, il se taira, sa mort dut-elle etre le prix de son silence? -- Il se taira, monsieur. -- Vous en etes sure? -- J'en reponds. -- Alors tout est pour le mieux, dit Henri en se levant. -- Vous vous retirez, monsieur? demanda vivement Marguerite. -- Oh! mon Dieu, oui. Voila tout ce que j'avais a vous dire. -- Et vous allez?... -- Tacher de nous tirer tous du mauvais pas ou ce diable d'homme au manteau rouge nous a mis. -- Oh! mon Dieu, mon Dieu! pauvre jeune homme! s'ecria douloureusement Marguerite en se tordant les mains. -- En verite, dit Henri en se retirant, c'est un bien gentil serviteur que ce cher M. de La Mole! VII La cordeliere de la reine mere Charles etait entre riant et railleur chez lui; mais apres une conversation de dix minutes avec sa mere, on eut dit que celle-ci lui avait cede sa paleur et sa colere, tandis qu'elle avait repris la joyeuse humeur de son fils. -- M. de La Mole, disait Charles, M. de La Mole! ... il faut appeler Henri et le duc d'Alencon. Henri, parce que ce jeune homme etait huguenot; le duc d'Alencon, parce qu'il est a son service. -- Appelez-les si vous voulez, mon fils, vous ne saurez rien. Henri et Francois, j'en ai peur, son plus lies ensemble que ne pourrait le faire croire l'apparence. Les interroger, c'est leur donner des soupcons: mieux vaudrait, je crois, l'epreuve lente et sure de quelques jours. Si vous laissez respirer les coupables, mon fils, si vous laissez croire qu'ils ont echappe a votre vigilance, enhardis, triomphants, ils vont vous fournir une occasion meilleure de sevir; alors nous saurons tout. Charles se promenait indecis, rongeant sa colere, comme un cheval qui ronge son frein, et comprimant de sa main crispee son coeur mordu par le soupcon. -- Non, non, dit-il enfin, je n'attendrai pas. Vous ne savez pas ce que c'est que d'attendre, escorte comme je le suis de fantomes. D'ailleurs tous les jours ces muguets deviennent plus insolents: cette nuit meme deux damoiseaux n'ont-ils pas ose nous tenir tete et se rebeller contre nous?... Si M. de La Mole est innocent, c'est bien; mais je ne suis pas fache de savoir ou etait M. de La Mole cette nuit, tandis qu'on battait mes gardes au Louvre et qu'on me battait, moi, rue Cloche-Percee. Qu'on m'aille donc chercher le duc d'Alencon, puis Henri; je veux les interroger separement. Quant a vous, vous pouvez rester, ma mere. Catherine s'assit. Pour un esprit ferme comme le sien, tout incident pouvait, courbe par sa main puissante, la conduire a son but, bien qu'il parut s'en ecarter. De tout choc jaillit un bruit ou une etincelle. Le bruit guide, l'etincelle eclaire. Le duc d'Alencon entra: sa conversation avec Henri l'avait prepare a l'entrevue, il etait donc assez calme. Ses reponses furent des plus precises. Prevenu par sa mere de demeurer chez lui, il ignorait completement les evenements de la nuit. Seulement comme son appartement se trouvait donner sur le meme corridor que celui du roi de Navarre, il avait d'abord cru entendre un bruit comme celui d'une porte qu'on enfonce, puis des imprecations, puis des coups de feu. Alors seulement il s'etait hasarde a entrebailler sa porte, et avait vu fuir un homme en manteau rouge. Charles et sa mere echangerent un regard. -- En manteau rouge? dit le roi. -- En manteau rouge, reprit d'Alencon. -- Et ce manteau rouge ne vous a donne soupcon sur personne? D'Alencon rappela toute sa force pour mentir le plus naturellement possible. -- Au premier aspect, dit-il, je dois avouer a Votre Majeste que j'avais cru reconnaitre le manteau incarnat d'un de mes gentilshommes. -- Et comment nommez-vous ce gentilhomme? -- M. de La Mole. -- Pourquoi M. de La Mole n'etait-il pas pres de vous comme son devoir l'exigeait? -- Je lui avais donne conge, dit le duc. -- C'est bien; allez, dit Charles. Le duc d'Alencon s'avanca vers la porte qui lui avait donne passage pour entrer. -- Non point par celle-la, dit Charles; par celle-ci. Et il lui indiqua celle qui donnait chez sa nourrice. Charles ne voulait pas que Francois et Henri se rencontrassent. Il ignorait qu'ils se fussent vus un instant, que cet instant eut suffi pour que les deux beaux-freres convinssent de leurs faits... Derriere d'Alencon, et sur un signe de Charles, Henri entra a son tour. Henri n'attendit pas que Charles l'interrogeat. -- Sire, dit-il. Votre Majeste a bien fait de m'envoyer chercher, car j'allais descendre pour lui demander justice. Charles fronca le sourcil. -- Oui, justice, dit Henri. Je commence par remercier Votre Majeste de ce qu'elle m'a pris hier au soir avec elle; car en me prenant avec elle, je sais maintenant qu'elle m'a sauve la vie; mais qu'avais-je fait pour qu'on tentat sur moi un assassinat? -- Ce n'etait point un assassinat, dit vivement Catherine, c'etait une arrestation. -- Eh bien, soit, dit Henri. Quel crime avais-je commis pour etre arrete? Si je suis coupable, je le suis autant ce matin qu'hier soir. Dites-moi mon crime, Sire. Charles regarda sa mere assez embarrasse de la reponse qu'il avait a faire. -- Mon fils, dit Catherine, vous recevez des gens suspects. -- Bien, dit Henri; et ces gens suspects me compromettent, n'est- ce pas, madame? -- Oui, Henri. -- Nommez-les-moi, nommez-les-moi! Quels sont-ils? Confrontez-moi avec eux! -- En effet, dit Charles, Henriot a le droit de demander une explication. -- Et je la demande! reprit Henri, qui, sentant la superiorite de sa position, en voulait tirer parti; je la demande a mon frere Charles, a ma bonne mere Catherine. Depuis mon mariage avec Marguerite, ne me suis-je pas conduit en bon epoux? qu'on le demande a Marguerite; en bon catholique? qu'on le demande a mon confesseur; en bon parent? qu'on le demande a tous ceux qui assistaient a la chasse d'hier. -- Oui, c'est vrai, Henriot, dit le roi; mais, que veux-tu? on pretend que tu conspires. -- Contre qui? -- Contre moi. -- Sire, si j'eusse conspire contre vous, je n'avais qu'a laisser faire les evenements, quand votre cheval ayant la cuisse cassee ne pouvait se relever, quand le sanglier furieux revenait sur Votre Majeste. -- Eh! mort-diable! ma mere, savez-vous qu'il a raison! -- Mais enfin qui etait chez vous cette nuit? -- Madame, dit Henri, dans un temps ou si peu osent repondre d'eux-memes, je ne repondrai jamais des autres. J'ai quitte mon appartement a sept heures du soir; a dix heures mon frere Charles m'a emmene avec lui; je suis reste avec lui pendant toute la nuit. Je ne pouvais pas a la fois etre avec Sa Majeste et savoir ce qui se passait chez moi. -- Mais, dit Catherine, il n'en est pas moins vrai qu'un homme a vous a tue deux gardes de Sa Majeste et blesse M. de Maurevel. -- Un homme a moi? dit Henri. Quel etait cet homme, madame? nommez le... -- Tout le monde accuse M. de La Mole. -- M. de La Mole n'est point a moi, madame; M. de La Mole est a M. d'Alencon, a qui il a ete recommande par votre fille. -- Mais enfin, dit Charles, est-ce M. de La Mole qui etait chez toi, Henriot? -- Comment voulez-vous que je sache cela, Sire? Je ne dis pas oui, je ne dis pas non... M. de La Mole est un fort gentil serviteur, tout devoue a la reine de Navarre, et qui m'apporte souvent des messages, soit de Marguerite a qui il est reconnaissant de l'avoir recommande a M. le duc d'Alencon, soit de M. le duc lui-meme. Je ne puis pas dire que ce ne soit pas M. de La Mole. -- C'etait lui, dit Catherine; on a reconnu son manteau rouge. -- M. de La Mole a donc un manteau rouge? -- Oui. -- Et l'homme qui a si bien arrange mes deux gardes et M. de Maurevel... -- Avait un manteau rouge? demanda Henri. -- Justement, dit Charles. -- Je n'ai rien a dire, reprit le Bearnais. Mais il me semble, en ce cas, qu'au lieu de me faire venir, moi, qui n'etais point chez moi, c'etait M. de La Mole, qui y etait, dites-vous, qu'il fallait interroger. Seulement, dit Henri, je dois faire observer une chose a Votre Majeste. -- Laquelle? -- Si c'etait moi qui, voyant un ordre signe de mon roi, me fusse defendu au lieu d'obeir a cet ordre, je serais coupable et meriterais toutes sortes de chatiments; mais ce n'est point moi, c'est un inconnu que cet ordre ne concernait en rien: on a voulu l'arreter injustement, il s'est defendu, trop bien defendu meme, mais il etait dans son droit. -- Cependant... murmura Catherine. -- Madame, dit Henri, l'ordre portait-il de m'arreter? -- Oui, dit Catherine, et c'est Sa Majeste elle-meme qui l'avait signe. -- Mais portait-il en outre d'arreter, si l'on ne me trouvait pas, celui que l'on trouverait a ma place? -- Non, dit Catherine. -- Eh bien, reprit Henri, a moins qu'on ne prouve que je conspire et que l'homme qui etait dans ma chambre conspire avec moi, cet homme est innocent. Puis, se retournant vers Charles IX: -- Sire, continua Henri, je ne quitte pas le Louvre. Je suis meme pret a me rendre, sur un simple mot de Votre Majeste, dans telle prison d'Etat qu'il lui plaira de m'indiquer. Mais en attendant la preuve du contraire, j'ai le droit de me dire et je me dirai le tres fidele serviteur, sujet et frere de Votre Majeste. Et avec une dignite qu'on ne lui avait point vue encore, Henri salua Charles et se retira. -- Bravo, Henriot! dit Charles quand le roi de Navarre fut sorti. -- Bravo! parce qu'il nous a battus? dit Catherine. -- Et pourquoi n'applaudirais-je pas? Quand nous faisons des armes ensemble et qu'il me touche, est-ce que je ne dis pas bravo aussi? Ma mere, vous avez tort de mepriser ce garcon-la comme vous le faites. -- Mon fils, dit Catherine en serrant la main de Charles IX, je ne le meprise pas, je le crains. -- Eh bien, vous avez tort, ma mere. Henriot est mon ami, et, comme il l'a dit, s'il eut conspire contre moi, il n'eut eu qu'a laisser faire le sanglier. -- Oui, dit Catherine, pour que M. le duc d'Anjou, son ennemi personnel, fut le roi de France? -- Ma mere, n'importe le motif pour lequel Henriot m'a sauve la vie; mais il y a un fait, c'est qu'il me l'a sauvee, et, mort de tous les diables! je ne veux pas qu'on lui fasse de la peine. Quant a M. de La Mole, eh bien, je vais m'entendre avec mon frere d'Alencon, auquel il appartient. C'etait un conge que Charles IX donnait a sa mere. Elle se retira en essayant d'imprimer une certaine fixite a ses soupcons errants. M. de La Mole, par son peu d'importance, ne repondait pas a ses besoins. En rentrant dans sa chambre, a son tour Catherine trouva Marguerite qui l'attendait. -- Ah! ah! dit-elle, c'est vous, ma fille; je vous ai envoye chercher hier soir. -- Je le sais, madame; mais j'etais sortie. -- Et ce matin? -- Ce matin, madame, je viens vous trouver pour dire a Votre Majeste qu'elle va commettre une grande injustice. -- Laquelle? -- Vous allez faire arreter M. le comte de la Mole. -- Vous vous trompez, ma fille, je ne fais arreter personne, c'est le roi qui fait arreter, et non pas moi. -- Ne jouons pas sur les mots, madame, quand les circonstances sont graves. On va arreter M. de La Mole, n'est-ce pas? -- C'est probable. -- Comme accuse de s'etre trouve cette nuit dans la chambre du roi de Navarre et d'avoir tue deux gardes et blesse M. de Maurevel? -- C'est en effet le crime qu'on lui impute. -- On le lui impute a tort, madame, dit Marguerite; M. de La Mole n'est pas coupable. -- M. de La Mole n'est pas coupable! dit Catherine en faisant un soubresaut de joie et en devinant qu'il allait jaillir quelque lueur de ce que Marguerite venait lui dire. -- Non, reprit Marguerite, il n'est pas coupable, il ne peut pas l'etre, car il n'etait pas chez le roi. -- Et ou etait-il? -- Chez moi, madame. -- Chez vous! -- Oui, chez moi. Catherine devait un regard foudroyant a cet aveu d'une fille de France, mais elle se contenta de croiser ses mains sur sa ceinture. -- Et... dit-elle apres un moment de silence, si l'on arrete M. de La Mole et qu'on l'interroge... -- Il dira ou il etait et avec qui il etait, ma mere, repondit Marguerite, quoiqu'elle fut sure du contraire. -- Puisqu'il en est ainsi, vous avez raison, ma fille, il ne faut pas qu'on arrete M. de La Mole. Marguerite frissonna: il lui sembla qu'il y avait dans la maniere dont sa mere prononcait ces paroles un sens mysterieux et terrible: mais elle n'avait rien a dire, car ce qu'elle venait demander lui etait accorde. -- Mais alors, dit Catherine, si ce n'etait point M. de La Mole qui etait chez le roi, c'etait un autre? Marguerite se tut. -- Cet autre, le connaissez-vous, ma fille? dit Catherine. -- Non, ma mere, dit Marguerite d'une voix mal assuree. -- Voyons, ne soyez pas confiante a moitie. -- Je vous repete, madame, que je ne le connais pas, repondit une seconde fois Marguerite en palissant malgre elle. -- Bien, bien, dit Catherine d'un air indifferent, on s'informera. Allez, ma fille: tranquillisez-vous, votre mere veille sur votre honneur. Marguerite sourit. -- Ah! murmura Catherine, on se ligue; Henri et Marguerite s'entendent: pourvu que la femme soit muette, le mari est aveugle. Ah! vous etes bien adroits, mes enfants, et vous vous croyez bien forts; mais votre force est dans votre union, et je vous briserai les uns apres les autres. D'ailleurs un jour viendra ou Maurevel pourra parler ou ecrire, prononcer un nom ou former six lettres, et ce jour-la on saura tout... -- Oui, mais d'ici a ce jour-la le coupable sera en surete. Ce qu'il y a de mieux, c'est de les desunir tout de suite. Et en vertu de ce raisonnement, Catherine reprit le chemin des appartements de son fils, qu'elle trouva en conference avec d'Alencon. -- Ah! ah! dit Charles IX en froncant le sourcil, c'est vous, ma mere? -- Pourquoi n'avez-vous pas dit _encore? _Le mot etait dans votre pensee, Charles. -- Ce qui est dans ma pensee n'appartient qu'a moi, madame, dit le roi de ce ton brutal qu'il prenait quelquefois, meme pour parler a Catherine. Que me voulez-vous? dites vite. -- Eh bien, vous aviez raison, mon fils, dit Catherine a Charles; et vous, d'Alencon, vous aviez tort. -- En quoi, madame? demanderent les deux princes. -- Ce n'est point M. de La Mole qui etait chez le roi de Navarre. -- Ah! ah! dit Francois en palissant. -- Et qui etait-ce donc? demanda Charles. -- Nous ne le savons pas encore, mais nous le saurons quand Maurevel pourra parler. Ainsi, laissons la cette affaire qui ne peut tarder a s'eclaircir, et revenons a M. de La Mole. -- Eh bien, M. de La Mole, que lui voulez-vous, ma mere, puisqu'il n'etait pas chez le roi de Navarre? -- Non, dit Catherine, il n'etait pas chez le roi, mais il etait chez... la reine. -- Chez la reine! dit Charles en partant d'un eclat de rire nerveux. -- Chez la reine! murmura d'Alencon en devenant pale comme un cadavre. -- Mais non, mais non, dit Charles, Guise m'a dit avoir rencontre la litiere de Marguerite. -- C'est cela, dit Catherine; elle a une maison en ville. -- Rue Cloche-Percee! s'ecria le roi. -- Oh! oh! c'est trop fort, dit d'Alencon en enfoncant ses ongles dans les chairs de sa poitrine. Et me l'avoir recommande a moi- meme! -- Ah! mais j'y pense! dit le roi en s'arretant tout a coup, c'est lui alors qui s'est defendu cette nuit contre nous et qui m'a jete une aiguiere d'argent sur la tete, le miserable! -- Oh! oui, repeta Francois, le miserable! -- Vous avez raison, mes enfants, dit Catherine sans avoir l'air de comprendre le sentiment qui faisait parler chacun de ses deux fils. Vous avez raison, car une seule indiscretion de ce gentilhomme peut causer un scandale horrible; perdre une fille de France! il ne faut qu'un moment d'ivresse pour cela. -- Ou de vanite, dit Francois. -- Sans doute, sans doute, dit Charles; mais nous ne pouvons cependant deferer la cause a des juges, a moins que Henriot ne consente a se porter plaignant. -- Mon fils, dit Catherine en posant la main sur l'epaule de Charles et en l'appuyant d'une facon assez significative pour appeler toute l'attention du roi sur ce qu'elle allait proposer, ecoutez bien ce que je vous dis: Il y a crime et il peut y avoir scandale. Mais ce n'est pas avec des juges et des bourreaux qu'on punit ces sortes de delits a la majeste royale. Si vous etiez de simples gentilshommes, je n'aurais rien a vous apprendre, car vous etes braves tous deux; mais vous etes princes, vous ne pouvez croiser votre epee contre celle d'un hobereau: avisez a vous venger en princes. -- Mort de tous les diables! dit Charles, vous avez raison, ma mere, et j'y vais rever. -- Je vous y aiderai, mon frere, s'ecria Francois. -- Et moi, dit Catherine en detachant la cordeliere de soie noire qui faisait trois fois le tour de sa taille, et dont chaque bout, termine par un gland, retombait jusqu'aux genoux, je me retire, mais je vous laisse ceci pour me representer. Et elle jeta la cordeliere aux pieds des deux princes. -- Ah! ah! dit Charles, je comprends. -- Cette cordeliere... fit d'Alencon en la ramassant. -- C'est la punition et le silence, dit Catherine victorieuse; seulement, ajouta-t-elle, il n'y aurait pas de mal a mettre Henri dans tout cela. Et elle sortit. -- Pardieu! dit d'Alencon, rien de plus facile, et quand Henri saura que sa femme le trahit... Ainsi, ajouta-t-il en se tournant vers le roi, vous avez adopte l'avis de notre mere? -- De point en point, dit Charles, ne se doutant point qu'il enfoncait mille poignards dans le coeur de d'Alencon. Cela contrariera Marguerite, mais cela rejouira Henriot. Puis, appelant un officier de ses gardes, il ordonna que l'on fit descendre Henri; mais se ravisant: -- Non, non, dit-il, je vais le trouver moi-meme. Toi, d'Alencon, previens d'Anjou et Guise. Et sortant de son appartement, il prit le petit escalier tournant par lequel on montait au second, et qui aboutissait a la porte de Henri. VIII Projets de vengeance Henri avait profite du moment de repit que lui donnait l'interrogatoire si bien soutenu par lui pour courir chez madame de Sauve. Il y avait trouve Orthon completement revenu de son evanouissement; mais Orthon n'avait pu rien lui dire, si ce n'etait que des hommes avaient fait irruption chez lui, et que le chef de ces hommes l'avait frappe d'un coup de pommeau d'epee qui l'avait etourdi. Quant a Orthon, on ne s'en etait pas inquiete. Catherine l'avait vu evanoui et l'avait cru mort. Et comme il etait revenu a lui dans l'intervalle du depart de la reine mere, a l'arrivee du capitaine des gardes charge de deblayer la place, il s'etait refugie chez madame de Sauve. Henri pria Charlotte de garder le jeune homme jusqu'a ce qu'il eut des nouvelles de De Mouy, qui, du lieu ou il s'etait retire, ne pouvait manquer de lui ecrire. Alors il enverrait Orthon porter sa reponse a de Mouy, et, au lieu d'un homme devoue, il pouvait alors compter sur deux. Ce plan arrete, il etait revenu chez lui et philosophait en se promenant de long en large, lorsque tout a coup la porte s'ouvrit et le roi parut. -- Votre Majeste! s'ecria Henri en s'elancant au-devant du roi. -- Moi-meme... En verite, Henriot, tu es un excellent garcon, et je sens que je t'aime de plus en plus. -- Sire, dit Henri, Votre Majeste me comble. -- Tu n'as qu'un tort, Henriot. -- Lequel? celui que Votre Majeste m'a deja reproche plusieurs fois, dit Henri, de preferer la chasse a courre a la chasse au vol? -- Non, non, je ne parle pas de celui-la, Henriot, je parle d'un autre. -- Que Votre Majeste s'explique, dit Henri, qui vit au sourire de Charles que le roi etait de bonne humeur, et je tacherai de me corriger. -- C'est, ayant de bons yeux comme tu les as, de ne pas voir plus clair que tu ne vois. -- Bah! dit Henri, est-ce que, sans m'en douter, je serais myope, Sire? -- Pis que cela, Henriot, pis que cela, tu es aveugle. -- Ah! vraiment, dit le Bearnais; mais ne serait-ce pas quand je ferme les yeux que ce malheur-la m'arrive? -- Oui-da! dit Charles, tu en es bien capable. En tout cas, je vais te les ouvrir, moi. -- Dieu dit: Que la lumiere soit, et la lumiere fut. Votre Majeste est le representant de Dieu en ce monde; elle peut donc faire sur la terre ce que Dieu fait au ciel: j'ecoute. -- Quand Guise a dit hier soir que ta femme venait de passer, escortee d'un dameret, tu n'as pas voulu le croire! -- Sire, dit Henri, comment croire que la soeur de Votre Majeste commette une pareille imprudence? -- Quand il t'a dit que ta femme etait allee rue Cloche-Percee, tu n'as pas voulu le croire non plus! -- Comment supposer, Sire, qu'une fille de France risque publiquement sa reputation? -- Quand nous avons assiege la maison de la rue Cloche-Percee, et que j'ai recu, moi, une aiguiere d'argent sur l'epaule, d'Anjou une compote d'oranges sur la tete, et de Guise un jambon de sanglier par la figure, tu as vu deux femmes et deux hommes? -- Je n'ai rien vu, Sire. Votre Majeste doit se rappeler que j'interrogeais le concierge. -- Oui; mais, corboeuf! j'ai vu, moi! -- Ah! si Votre Majeste a vu, c'est autre chose. -- C'est-a-dire j'ai vu deux hommes et deux femmes. Eh bien, je sais maintenant, a n'en pas douter, qu'une de ces deux femmes etait Margot, et qu'un de ces deux hommes etait M. de La Mole. -- Eh mais! dit Henri, si M. de La Mole etait rue Cloche-Percee, il n'etait pas ici. -- Non, dit Charles, non, il n'etait pas ici. Mais il n'est plus question de la personne qui etait ici, on la connaitra quand cet imbecile de Maurevel pourra parler ou ecrire. Il est question que Margot te trompe. -- Bah! dit Henri, ne croyez donc pas des medisances. -- Quand je te disais que tu es plus que myope, que tu es aveugle, mort-diable! veux-tu me croire une fois, entete? Je te dis que Margot te trompe, que nous etranglerons ce soir l'objet de ses affections. Henri fit un bond de surprise et regarda son beau-frere d'un air stupefait. -- Tu n'en es pas fache, Henri, au fond, avoue cela. Margot va bien crier comme cent mille corneilles; mais, ma foi, tant pis. Je ne veux pas qu'on te rende malheureux, moi. Que Conde soit trompe par le duc d'Anjou, je m'en bats l'oeil, Conde est mon ennemi; mais toi, tu es mon frere, tu es plus que mon frere, tu es mon ami. -- Mais, Sire... -- Et je ne veux pas qu'on te moleste, je ne veux pas qu'on te berne; il y a assez longtemps que tu sers de quintaine a tous ces godelureaux qui arrivent de province pour ramasser nos miettes et courtiser nos femmes; qu'ils y viennent, ou plutot qu'ils y reviennent, corboeuf! On t'a trompe, Henriot, cela peut arriver a tout le monde; mais tu auras, je te jure, une eclatante satisfaction, et l'on dira demain: Mille noms d'un diable! il parait que le roi Charles aime son frere Henriot, car cette nuit il a drolement fait tirer la langue a M. de La Mole. -- Voyons, Sire, dit Henri, est-ce veritablement une chose bien arretee? -- Arretee, resolue, decidee; le muguet n'aura pas a se plaindre. Nous faisons l'expedition entre moi, d'Anjou, d'Alencon et Guise: un roi, deux fils de France et un prince souverain sans te compter. -- Comment, sans me compter? -- Oui, tu en seras, toi. -- Moi? -- Oui, toi; dague-moi ce gaillard-la d'une facon royale tandis que nous l'etranglerons. -- Sire, dit Henri, votre bonte me confond; mais comment savez- vous? -- Eh! corne du diable! il parait que le drole s'en est vante. Il va tantot chez elle au Louvre, tantot rue Cloche-Percee. Ils font des vers ensemble; je voudrais bien voir des vers de ce muguet-la; des pastorales; ils causent de Bion et de Moschus, ils font alterner Daphnis et Corydon. Ah ca, prends moi une bonne misericorde, au moins! -- Sire, dit Henri, en y reflechissant... -- Quoi? -- Votre Majeste comprendra que je ne puis me trouver a une pareille expedition. Etre la en personne serait inconvenant, ce me semble. Je suis trop interesse a la chose pour que mon intervention ne soit pas traitee de ferocite. Votre Majeste venge l'honneur de sa soeur sur un fat qui s'est vante en calomniant ma femme, rien n'est plus simple, et Marguerite, que je maintiens innocente, Sire, n'est pas deshonoree pour cela: mais si je suis de la partie, c'est autre chose; ma cooperation fait d'un acte de justice un acte de vengeance. Ce n'est plus une execution, c'est un assassinat; ma femme n'est plus calomniee, elle est coupable. -- Mordieu! Henri, tu parles d'or, et je le disais tout a l'heure encore a ma mere, tu as de l'esprit comme un demon. Et Charles regarda complaisamment son beau-frere, qui s'inclina pour repondre au compliment. -- Neanmoins, ajouta Charles, tu es content qu'on te debarrasse de ce muguet? -- Tout ce que fait Votre Majeste est bien fait, repondit le roi de Navarre. -- C'est bien, c'est bien alors, laisse-moi donc faire ta besogne; sois tranquille, elle n'en sera pas plus mal faite. -- Je m'en rapporte a vous, Sire, dit Henri. -- Seulement a quelle heure va-t-il ordinairement chez ta femme? -- Mais vers les neuf heures du soir. -- Et il en sort? -- Avant que je n'y arrive, car je ne l'y trouve jamais. -- Vers... -- Vers les onze heures. -- Bon; descends ce soir a minuit, la chose sera faite. Et Charles ayant cordialement serre la main a Henri, et lui ayant renouvele ses promesses d'amitie, sortit en sifflant son air de chasse favori. -- Ventre-saint-gris! dit le Bearnais en suivant Charles des yeux, je suis bien trompe si toute cette diablerie ne sort pas encore de chez la reine mere. En verite elle ne sait qu'inventer pour nous brouiller, ma femme et moi; un si joli menage! Et Henri se mit a rire comme il riait quand personne ne pouvait le voir ni l'entendre. Vers les sept heures du soir de la meme journee ou tous ces evenements s'etaient passes, un beau jeune homme, qui venait de prendre un bain, s'epilait et se promenait avec complaisance, fredonnant une petite chanson devant une glace dans une chambre du Louvre. A cote de lui dormait ou plutot se detirait sur un lit un autre jeune homme. L'un etait notre ami La Mole, dont on s'etait si fort occupe dans la journee, et dont on s'occupait encore peut-etre davantage sans qu'il le soupconnat, et l'autre son compagnon Coconnas. En effet, tout ce grand orage avait passe autour de lui sans qu'il eut entendu gronder la foudre, sans qu'il eut vu briller les eclairs. Rentre a trois heures du matin, il etait reste couche jusqu'a trois heures du soir, moitie dormant, moitie revant, batissant des chateaux sur ce sable mouvant qu'on appelle l'avenir; puis il s'etait leve, avait ete passer une heure chez les baigneurs a la mode, etait alle diner chez maitre La Huriere, et, de retour au Louvre, il achevait sa toilette pour aller faire sa visite ordinaire a la reine. -- Et tu dis donc que tu as dine, toi? lui demanda Coconnas en baillant. -- Ma foi, oui, et de grand appetit. -- Pourquoi ne m'as-tu pas emmene avec toi, egoiste? -- Ma foi, tu dormais si fort que je n'ai pas voulu te reveiller. Mais, sais-tu? tu souperas au lieu de diner. Surtout n'oublie pas de demander a maitre La Huriere de ce petit vin d'Anjou qui lui est arrive ces jours-ci. -- Il est bon? -- Demandes-en, je ne te dis que cela. -- Et toi, ou vas-tu? -- Moi, dit La Mole, etonne que son ami lui fit meme cette question, ou je vais? faire ma cour a la reine. -- Tiens, au fait, dit Coconnas, si j'allais diner a notre petite maison de la rue Cloche-Percee, je dinerais des reliefs d'hier, et il y a un certain vin d'Alicante qui est restaurant. -- Cela serait imprudent, Annibal, mon ami, apres ce qui s'est passe cette nuit. D'ailleurs ne nous a-t-on pas fait donner notre parole que nous n'y retournerions pas seuls? Passe-moi donc mon manteau. -- C'est ma foi vrai, dit Coconnas; je l'avais oublie. Mais ou diable est-il donc ton manteau?... Ah! le voila. -- Non, tu me passes le noir, et c'est le rouge que je te demande. La reine m'aime mieux avec celui-la. -- Ah! ma foi, dit Coconnas apres avoir regarde de tous cotes, cherche-le toi-meme, je ne le trouve pas. -- Comment, dit La Mole, tu ne le trouves pas? mais ou donc est- il? -- Tu l'auras vendu... -- Pour quoi faire? il me reste encore six ecus. -- Alors, mets le mien. -- Ah! oui... un manteau jaune avec un pourpoint vert, j'aurais l'air d'un papegeai. -- Par ma foi tu es trop difficile. Arrange-toi comme tu voudras, alors. En ce moment, et comme apres avoir tout mis sens dessus dessous La Mole commencait a se repandre en invectives contre les voleurs qui se glissaient jusque dans le Louvre, un page du duc d'Alencon parut avec le precieux manteau tant demande. -- Ah! s'ecria La Mole, le voila, enfin! -- Votre manteau, monsieur?... dit le page. Oui, Monseigneur l'avait fait prendre chez vous pour s'eclaircir a propos d'un pari qu'il avait fait sur la nuance. -- Oh! dit La Mole, je ne le demandais que parce que je veux sortir, mais si Son Altesse desire le garder encore... -- Non, monsieur le comte, c'est fini. Le page sortit; La Mole agrafa son manteau. -- Eh bien, continua La Mole, a quoi te decides-tu? -- Je n'en sais rien. -- Te retrouverai-je ici ce soir? -- Comment veux-tu que je te dise cela? -- Tu ne sais pas ce que tu feras dans deux heures? -- Je sais bien ce que je ferai, mais je ne sais pas ce qu'on me fera faire. -- La duchesse de Nevers? -- Non, le duc d'Alencon. -- En effet, dit La Mole, je remarque que depuis quelque temps il te fait force amities. -- Mais oui, dit Coconnas. -- Alors ta fortune est faite, dit en riant La Mole. -- Peuh! fit Coconnas, un cadet! -- Oh! dit La Mole, il a si bonne envie de devenir l'aine, que le ciel fera peut-etre un miracle en sa faveur. Ainsi tu ne sais pas ou tu seras ce soir? -- Non. -- Au diable, alors... ou plutot adieu! -- Ce La Mole est terrible, dit Coconnas, pour vouloir toujours qu'on lui dise ou l'on sera! est-ce qu'on le sait? D'ailleurs, je crois que j'ai envie de dormir. Et il se recoucha. Quant a La Mole, il prit son vol vers les appartements de la reine. Arrive au corridor que nous connaissons, il rencontra le duc d'Alencon. -- Ah! c'est vous, monsieur de la Mole? lui dit le prince. -- Oui, Monseigneur, repondit La Mole en saluant avec respect. -- Sortez-vous donc du Louvre? -- Non, Votre Altesse; je vais presenter mes hommages a Sa Majeste la reine de Navarre. -- Vers quelle heure sortirez-vous de chez elle, monsieur de la Mole? -- Monseigneur a-t-il quelques ordres a me donner? -- Non, pas pour le moment, mais j'aurai a vous parler ce soir. -- Vers quelle heure? -- Mais de neuf a dix. -- J'aurai l'honneur de me presenter a cette heure-la chez Votre Altesse. -- Bien, je compte sur vous. La Mole salua et continua son chemin. -- Ce duc, dit-il, a des moments ou il est pale comme un cadavre; c'est singulier. Et il frappa a la porte de la reine. Gillonne, qui semblait guetter son arrivee, le conduisit pres de Marguerite. Celle-ci etait occupee d'un travail qui paraissait la fatiguer beaucoup; un papier charge de ratures et un volume d'Isocrate etaient places devant elle. Elle fit signe a La Mole de la laisser achever un paragraphe; puis, ayant termine, ce qui ne fut pas long, elle jeta sa plume, et invita le jeune homme a s'asseoir pres d'elle. La Mole rayonnait. Il n'avait jamais ete si beau, jamais si gai. -- Du grec! s'ecria-t-il en jetant les yeux sur le livre; une harangue d'Isocrate! Que voulez-vous faire de cela? Oh! oh! sur ce papier du latin: _Ad Sarmatiae legatos reginae Margaritae concio! _Vous allez donc haranguer ces barbares en latin? -- Il le faut bien, dit Marguerite, puisqu'ils ne parlent pas francais. -- Mais comment pouvez-vous faire la reponse avant d'avoir le discours? -- Une plus coquette que moi vous ferait croire a une improvisation; mais pour vous, mon Hyacinthe, je n'ai point de ces sortes de tromperies: on m'a communique d'avance le discours, et j'y reponds. -- Sont-ils donc pres d'arriver, ces ambassadeurs? -- Mieux que cela, ils sont arrives ce matin. -- Mais personne ne le sait? -- Ils sont arrives incognito. Leur entree solennelle est remise a apres-demain, je crois. Au reste, vous verrez, dit Marguerite avec un petit air satisfait qui n'etait point exempt de pedantisme, ce que j'ai fait ce soir est assez ciceronien; mais laissons la ces futilites. Parlons de ce qui vous est arrive. -- A moi? -- Oui. -- Que m'est-il donc arrive? -- Ah! vous avez beau faire le brave, je vous trouve un peu pale. -- Alors, c'est d'avoir trop dormi; je m'en accuse bien humblement. -- Allons, allons, ne faisons point le fanfaron, je sais tout. -- Ayez donc la bonte de me mettre au courant, ma perle, car moi je ne sais rien. -- Voyons, repondez-moi franchement. Que vous a demande la reine mere? -- La reine mere a moi! avait-elle donc a me parler? -- Comment! vous ne l'avez pas vue? -- Non. -- Et le roi Charles? -- Non. -- Et le roi de Navarre? -- Non. -- Mais le duc d'Alencon, vous l'avez vu? -- Oui, tout a l'heure, je l'ai rencontre dans le corridor. -- Que vous a-t-il dit? -- Qu'il avait a me donner quelques ordres entre neuf et dix heures du soir. -- Et pas autre chose? -- Pas autre chose. -- C'est etrange. -- Mais enfin, que trouvez-vous d'etrange, dites-moi? -- Que vous n'ayez entendu parler de rien. -- Que s'est-il donc passe? -- Il s'est passe que pendant toute cette journee, malheureux, vous avez ete suspendu sur un abime. -- Moi? -- Oui, vous. -- A quel propos? -- Ecoutez. De Mouy, surpris cette nuit dans la chambre du roi de Navarre, que l'on voulait arreter, a tue trois hommes, et s'est sauve, sans que l'on reconnut de lui autre chose que le fameux manteau rouge. -- Eh bien? -- Eh bien, ce manteau rouge qui m'avait trompee une fois en a trompe d'autres aussi: vous avez ete soupconne, accuse meme de ce triple meurtre. Ce matin on voulait vous arreter, vous juger, qui sait? vous condamner peut-etre, car pour vous sauver vous n'eussiez pas voulu dire ou vous etiez, n'est-ce pas? -- Dire ou j'etais! s'ecria La Mole, vous compromettre, vous, ma belle Majeste! Oh! vous avez bien raison; je fusse mort en chantant pour epargner une larme a vos beaux yeux. -- Helas! mon pauvre gentilhomme! dit Marguerite, mes beaux yeux eussent bien pleure. -- Mais comment s'est apaise ce grand orage? -- Devinez. -- Que sais-je, moi? -- Il n'y avait qu'un moyen de prouver que vous n'etiez pas dans la chambre du roi de Navarre. -- Lequel? -- C'etait de dire ou vous etiez. -- Eh bien? -- Eh bien, je l'ai dit! -- Et a qui? -- A ma mere. -- Et la reine Catherine... -- La reine Catherine sait que vous etes mon amant. -- Oh! madame, apres avoir tant fait pour moi, vous pouvez tout exiger de votre serviteur. Oh! vraiment, c'est beau et grand, Marguerite, ce que vous avez fait la! Oh! Marguerite, ma vie est bien a vous! -- Je l'espere, car je l'ai arrachee a ceux qui me la voulaient prendre; mais a present vous etes sauve. -- Et par vous! s'ecria le jeune homme, par ma reine adoree! Au meme moment un bruit eclatant les fit tressaillir. La Mole se rejeta en arriere plein d'un vague effroi; Marguerite poussa un cri, demeura les yeux fixes sur la vitre brisee d'une fenetre. Par cette vitre un caillou de la grosseur d'un oeuf venait d'entrer; il roulait encore sur le parquet. La Mole vit a son tour le carreau casse et reconnut la cause du bruit. -- Quel est l'insolent?... s'ecria-t-il. Et il s'elanca vers la fenetre. -- Un moment, dit Marguerite; a cette pierre est attache quelque chose, ce me semble. -- En effet, dit La Mole, on dirait un papier. Marguerite se precipita sur l'etrange projectile, et arracha la mince feuille qui, pliee comme un etroit ruban, enveloppait le caillou par le milieu. Ce papier etait maintenu par une ficelle, laquelle sortait par l'ouverture de la vitre cassee. Marguerite deplia la lettre et lut. -- Malheureux! s'ecria-t-elle. Elle tendit le papier a La Mole pale, debout et immobile comme la statue de l'Effroi. La Mole, le coeur serre d'une douleur pressentimentale, lut ces mots: "On attend M. de La Mole avec de longues epees dans le corridor qui conduit chez M. d'Alencon. Peut-etre aimerait-il mieux sortir par cette fenetre et aller rejoindre M. de Mouy a Mantes..." -- Eh! demanda La Mole apres avoir lu, ces epees sont-elles donc plus longues que la mienne? -- Non, mais il y en a peut-etre dix contre une. -- Et quel est l'ami qui nous envoie ce billet? demanda La Mole. Marguerite le reprit des mains du jeune homme et fixa sur lui un regard ardent. -- L'ecriture du roi de Navarre! s'ecria-t-elle. S'il previent, c'est que le danger est reel. Fuyez, La Mole, fuyez, c'est moi qui vous en prie. -- Et comment voulez-vous que je fuie? dit La Mole. -- Mais cette fenetre, ne parle-t-on pas de cette fenetre? -- Ordonnez, ma reine, et je sauterai de cette fenetre pour vous obeir, dusse-je vingt fois me briser en tombant. -- Attendez donc, attendez donc, dit Marguerite. Il me semble que cette ficelle supporte un poids. -- Voyons, dit La Mole. Et tous deux, attirant a eux l'objet suspendu apres cette corde, virent avec une joie indicible apparaitre l'extremite d'une echelle de crin et de soie. -- Ah! vous etes sauve, s'ecria Marguerite. -- C'est un miracle du ciel! -- Non, c'est un bienfait du roi de Navarre. -- Et si c'etait un piege, au contraire? dit La Mole; si cette echelle devait se briser sous mes pieds! madame, n'avez-vous point avoue aujourd'hui votre affection pour moi? Marguerite, a qui la joie avait rendu ses couleurs, redevint d'une paleur mortelle. -- Vous avez raison, dit-elle, c'est possible. Et elle s'elanca vers la porte. -- Qu'allez-vous faire? s'ecria La Mole. -- M'assurer par moi-meme s'il est vrai qu'on vous attende dans le corridor. -- Jamais, jamais! Pour que leur colere tombe sur vous! -- Que voulez-vous qu'on fasse a une fille de France? femme et princesse du sang, je suis deux fois inviolable. La reine dit ces paroles avec une telle dignite qu'en effet La Mole comprit qu'elle ne risquait rien, et qu'il devait la laisser agir comme elle l'entendrait. Marguerite mit La Mole sous la garde de Gillonne en laissant a sa sagacite, selon ce qui se passerait, de fuir, ou d'attendre son retour, et elle s'avanca dans le corridor qui, par un embranchement, conduisait a la bibliotheque ainsi qu'a plusieurs salons de reception, et qui en le suivant dans toute sa longueur aboutissait aux appartements du roi, de la reine mere, et a ce petit escalier derobe par lequel on montait chez le duc d'Alencon et chez Henri. Quoiqu'il fut a peine neuf heures du soir, toutes les lumieres etaient eteintes, et le corridor, a part une legere lueur qui venait de l'embranchement, etait dans la plus parfaite obscurite. La reine de Navarre s'avanca d'un pas ferme; mais lorsqu'elle fut au tiers du corridor a peine, elle entendit comme un chuchotement de voix basses auxquelles le soin qu'on prenait de les eteindre donnait un accent mysterieux et effrayant. Mais presque aussitot le bruit cessa comme si un ordre superieur l'eut eteint, et tout rentra dans l'obscurite; car cette lueur, si faible qu'elle fut, parut diminuer encore. Marguerite continua son chemin, marchant droit au danger qui, s'il existait, l'attendait la. Elle etait calme en apparence, quoique ses mains crispees indiquassent une violente tension nerveuse. A mesure qu'elle s'approchait, ce silence sinistre redoublait, et une ombre pareille a celle d'une main obscurcissait la tremblante et incertaine lueur. Tout a coup, arrivee a l'embranchement du corridor, un homme fit deux pas en avant, demasqua un bougeoir de vermeil dont il s'eclairait en s'ecriant: -- Le voila! Marguerite se trouva face a face avec son frere Charles. Derriere lui se tenait debout, un cordon de soie a la main, le duc d'Alencon. Au fond, dans l'obscurite, deux ombres apparaissaient debout, l'une a cote de l'autre, ne refletant d'autre lumiere que celle que renvoyait l'epee nue qu'ils tenaient a la main. Marguerite embrassa tout le tableau d'un coup d'oeil. Elle fit un effort supreme, et repondit en souriant a Charles: -- Vous voulez dire: _La voila, _Sire! Charles recula d'un pas. Tous les autres demeurerent immobiles. -- Toi, Margot! dit-il; et ou vas-tu a cette heure? -- A cette heure! dit Marguerite; est-il donc si tard? -- Je te demande ou tu vas. -- Chercher un livre des discours de Ciceron, que je pense avoir laisse chez notre mere. -- Ainsi, sans lumiere? -- Je croyais le corridor eclaire. -- Et tu viens de chez toi? -- Oui. -- Que fais-tu donc ce soir? -- Je prepare ma harangue aux envoyes polonais. N'y a-t-il pas conseil demain, et n'est-il pas convenu que chacun soumettra sa harangue a Votre Majeste? -- Et n'as-tu pas quelqu'un qui t'aide dans ce travail? Marguerite rassembla toutes ses forces. -- Oui, mon frere, dit-elle, M. de La Mole; il est tres savant. -- Si savant, dit le duc d'Alencon, que je l'avais prie, quand il aurait fini avec vous, ma soeur, de me venir trouver pour me donner des conseils, a moi qui ne suis pas de votre force. -- Et vous l'attendiez? dit Marguerite du ton le plus naturel. -- Oui, dit d'Alencon avec impatience. -- En ce cas, fit Marguerite, je vais vous l'envoyer, mon frere, car nous avons fini. -- Et votre livre? dit Charles. -- Je le ferai prendre par Gillonne. Les deux freres echangerent un signe. -- Allez, dit Charles; et nous, continuons notre ronde. -- Votre ronde! dit Marguerite; que cherchez-vous donc? -- Le petit homme rouge, dit Charles. Ne savez-vous pas qu'il y a un petit homme rouge qui revient au vieux Louvre? Mon frere d'Alencon pretend l'avoir vu, et nous sommes en quete de lui. -- Bonne chasse, dit Marguerite. Et elle se retira en jetant un regard derriere elle. Elle vit alors sur la muraille du corridor les quatre ombres reunies et qui semblaient conferer. En une seconde elle fut a la porte de son appartement. -- Ouvre, Gillonne, dit-elle, ouvre. Gillonne obeit. Marguerite s'elanca dans l'appartement, et trouva La Mole qui l'attendait, calme et resolu, mais l'epee a la main. -- Fuyez, dit-elle, fuyez sans perdre une seconde. Ils vous attendent dans le corridor pour vous assassiner. -- Vous l'ordonnez? dit La Mole. -- Je le veux. Il faut nous separer pour nous revoir. Pendant l'excursion de Marguerite, La Mole avait assure l'echelle a la barre de la fenetre, il l'enjamba; mais avant de poser le pied sur le premier echelon, il baisa tendrement la main de la reine. -- Si cette echelle est un piege et que je meure pour vous, Marguerite, souvenez-vous de votre promesse. -- Ce n'est pas une promesse, La Mole, c'est un serment. Ne craignez rien. Adieu. Et La Mole enhardi se laissa glisser plutot qu'il ne descendit par l'echelle. Au meme moment on frappa a la porte. Marguerite suivit des yeux La Mole dans sa perilleuse operation, et ne se retourna qu'au moment ou elle se fut bien assuree que ses pieds avaient touche la terre. -- Madame, disait Gillonne, madame! -- Eh bien? demanda Marguerite. -- Le roi frappe a la porte. -- Ouvrez. Gillonne obeit. Les quatre princes, sans doute impatientes d'attendre, etaient debout sur le seuil. Charles entra. Marguerite vint au-devant de son frere, le sourire sur les levres. Le roi jeta un regard rapide autour de lui. -- Que cherchez-vous, mon frere? demanda Marguerite. -- Mais, dit Charles, je cherche... je cherche... eh! corne de boeuf! je cherche M. de La Mole. -- M. de La Mole! -- Oui; ou est-il?Marguerite prit son frere par la main et le conduisit a la fenetre. En ce moment meme deux hommes s'eloignaient au grand galop de leurs chevaux, gagnant la tour de bois; l'un d'eux detacha son echarpe, et fit en signe d'adieu voltiger le blanc satin dans la nuit: ces deux hommes etaient La Mole et Orthon. Marguerite montra du doigt les deux hommes a Charles. -- Eh bien, demanda le roi, que veut dire cela? -- Cela veut dire, repondit Marguerite, que M. le duc d'Alencon peut remettre son cordon dans sa poche et MM. d'Anjou et de Guise leur epee dans le fourreau, attendu que M. de La Mole ne repassera pas cette nuit par le corridor. IX Les Atrides Depuis son retour a Paris, Henri d'Anjou n'avait pas encore revu librement sa mere Catherine, dont, comme chacun sait, il etait le fils bien-aime. C'etait pour lui non pas la vaine satisfaction de l'etiquette, non plus un ceremonial penible a remplir, mais l'accomplissement d'un devoir bien doux pour ce fils qui, s'il n'aimait pas sa mere, etait sur du moins d'etre tendrement aime par elle. En effet, Catherine preferait reellement ce fils, soit pour sa bravoure, soit plutot pour sa beaute, car il y avait, outre la mere, de la femme dans Catherine, soit enfin parce que, suivant quelques chroniques scandaleuses, Henri d'Anjou rappelait a la Florentine certaine heureuse epoque de mysterieuses amours. Catherine savait seule le retour du duc d'Anjou a Paris, retour que Charles IX eut ignore si le hasard ne l'eut point conduit en face de l'hotel de Conde au moment meme ou son frere en sortait. Charles ne l'attendait que le lendemain, et Henri d'Anjou esperait lui derober les deux demarches qui avaient avance son arrivee d'un jour, et qui etaient sa visite a la belle Marie de Cleves, princesse de Conde, et sa conference avec les ambassadeurs polonais. C'est cette derniere demarche, sur l'intention de laquelle Charles etait incertain, que le duc d'Anjou avait a expliquer a sa mere; et le lecteur, qui, comme Henri de Navarre, etait certainement dans l'erreur a l'endroit de cette demarche, profitera de l'explication. Aussi lorsque le duc d'Anjou, longtemps attendu, entra chez sa mere, Catherine, si froide, si compassee d'habitude, Catherine, qui n'avait depuis le depart de son fils bien-aime embrasse avec effusion que Coligny qui devait etre assassine le lendemain, ouvrit ses bras a l'enfant de son amour et le serra sur sa poitrine avec un elan d'affection maternelle qu'on etait etonne de trouver encore dans ce coeur desseche. Puis elle s'eloignait de lui, le regardait et se reprenait encore a l'embrasser. -- Ah! madame, lui dit-il, puisque le ciel me donne cette satisfaction d'embrasser sans temoin ma mere, consolez l'homme le plus malheureux du monde. -- Eh! mon Dieu! mon cher enfant, s'ecria Catherine, que vous est- il donc arrive? -- Rien que vous ne sachiez, ma mere. Je suis amoureux, je suis aime; mais c'est cet amour meme qui fait mon malheur a moi. -- Expliquez-moi cela, mon fils, dit Catherine. -- Eh! ma mere... ces ambassadeurs, ce depart... -- Oui, dit Catherine, ces ambassadeurs sont arrives, ce depart presse. -- Il ne presse pas, ma mere, mais mon frere le pressera. Il me deteste, je lui fais ombrage, il veut se debarrasser de moi. Catherine sourit. -- En vous donnant un trone, pauvre malheureux couronne! -- Oh! n'importe, ma mere, reprit Henri avec angoisse, je ne veux pas partir. Moi, un fils de France, eleve dans le raffinement des moeurs polies, pres de la meilleure mere, aime d'une des plus charmantes femmes de la terre, j'irais la-bas dans ces neiges, au bout du monde, mourir lentement parmi ces gens grossiers qui s'enivrent du matin au soir et jugent les capacites de leur roi sur celles d'un tonneau, selon ce qu'il contient! Non, ma mere, je ne veux point partir, j'en mourrais! -- Voyons, Henri, dit Catherine en pressant les deux mains de son fils, voyons, est-ce la la veritable raison? Henri baissa les yeux comme s'il n'osait, a sa mere elle-meme, avouer ce qui se passait dans son coeur. -- N'en est-il pas une autre, demanda Catherine, moins romanesque, plus raisonnable, plus politique! -- Ma mere, ce n'est pas ma faute si cette idee m'est restee dans l'esprit, et peut-etre y tient-elle plus de place qu'elle n'en devrait prendre; mais ne m'avez-vous pas dit vous-meme que l'horoscope tire a la naissance de mon frere Charles le condamnait a mourir jeune? -- Oui, dit Catherine, mais un horoscope peut mentir, mon fils. Moi-meme, j'en suis a esperer en ce moment que tous ces horoscopes ne soient pas vrais. -- Mais enfin, son horoscope ne disait-il pas cela? -- Son horoscope parlait d'un quart de siecle; mais il ne disait pas si c'etait pour sa vie ou pour son regne. -- Eh bien, ma mere, faites que je reste. Mon frere a pres de vingt-quatre ans: dans un an la question sera resolue. Catherine reflechit profondement. -- Oui, certes, dit-elle, cela serait mieux si cela se pouvait ainsi. -- Oh! jugez donc, ma mere, s'ecria Henri, quel desespoir pour moi si j'allais avoir troque la couronne de France contre celle de Pologne! Etre tourmente la-bas de cette idee que je pouvais regner au Louvre, au milieu de cette cour elegante et lettree, pres de la meilleure mere du monde, dont les conseils m'eussent epargne la moitie du travail et des fatigues, qui, habituee a porter avec mon pere une partie du fardeau de l'Etat, eut bien voulu le porter encore avec moi! Ah! ma mere! j'eusse ete un grand roi! -- La, la, cher enfant, dit Catherine, dont cet avenir avait toujours ete aussi la plus douce esperance; la, ne vous desolez point. N'avez-vous pas songe de votre cote a quelque moyen d'arranger la chose? -- Oh! certes, oui, et c'est surtout pour cela que je suis revenu deux ou trois jours plus tot qu'on ne m'attendait, tout en laissant croire a mon frere Charles que c'etait pour madame de Conde; puis j'ai ete au-devant de Lasco, le plus important des envoyes, je me suis fait connaitre de lui, faisant dans cette premiere entrevue tout ce qu'il etait possible pour me rendre haissable, et j'espere y etre parvenu. -- Ah! mon cher enfant, dit Catherine, c'est mal. Il faut mettre l'interet de la France avant vos petites repugnances. -- Ma mere, l'interet de la France veut-il, en cas de malheur arrive a mon frere, que ce soit le duc d'Alencon ou le roi de Navarre qui regne? -- Oh! le roi de Navarre, jamais, jamais, murmura Catherine en laissant l'inquietude couvrir son front de ce voile soucieux qui s'y etendait chaque fois que cette question se representait. -- Ma foi, continua Henri, mon frere d'Alencon ne vaut guere mieux et ne vous aime pas davantage. -- Enfin, reprit Catherine, qu'a dit Lasco? -- Lasco a hesite lui-meme quand je l'ai presse de demander audience. Oh! s'il pouvait ecrire en Pologne, casser cette election? -- Folie, mon fils, folie... ce qu'une diete a consacre est sacre. -- Mais enfin, ma mere, ne pourrait-on, a ces Polonais, leur faire accepter mon frere a ma place? -- C'est, sinon impossible, du moins difficile, repondit Catherine. -- N'importe! essayez, tentez, parlez au roi, ma mere; rejetez tout sur mon amour pour madame de Conde; dites que j'en suis fou, que j'en perds l'esprit. Justement il m'a vu sortir de l'hotel du prince avec Guise, qui me rend la tous les services d'un bon ami. -- Oui, pour faire la Ligue. Vous ne voyez pas cela, vous, mais je le vois. -- Si fait, ma mere, si fait, mais en attendant j'use de lui. Eh! ne sommes-nous pas heureux quand un homme nous sert en se servant? -- Et qu'a dit le roi en vous rencontrant! -- Il a pu croire ce que je lui ai affirme, c'est-a-dire que l'amour seul m'avait ramene a Paris. -- Mais du reste de la nuit, ne vous en a-t-il pas demande compte? -- Si fait, ma mere; mais j'ai ete au souper chez Nantouillet, ou j'ai fait un scandale affreux pour que le bruit de ce scandale se repandit et que le roi ne doutat point que j'y etais. -- Alors il ignore votre visite a Lasco? -- Absolument. -- Bon, tant mieux. J'essaierai donc de lui parler pour vous, cher enfant; mais, vous le savez, sur cette rude nature aucune influence n'est reelle. -- Oh! ma mere, ma mere, quel bonheur si je restais, comme je vous aimerais plus encore que je ne vous aime, si c'etait possible! -- Si vous restez, on vous enverra encore a la guerre. -- Oh! peu m'importe, pourvu que je ne quitte pas la France. -- Vous vous ferez tuer. -- Ma mere, on ne meurt pas des coups... on meurt de douleur, d'ennui. Mais Charles ne me permettra point de rester; il me deteste. -- Il est jaloux de vous, mon beau vainqueur, c'est une chose dite; pourquoi aussi etes-vous si brave et si heureux? Pourquoi, a vingt ans a peine, avez-vous gagne des batailles comme Alexandre et comme Cesar? Mais en attendant, ne vous decouvrez a personne, feignez d'etre resigne, faites votre cour au roi. Aujourd'hui meme, on se reunit en conseil prive pour lire et pour discuter les discours qui seront prononces a la ceremonie; faites le roi de Pologne et laissez-moi le soin du reste. A propos, et votre expedition d'hier soir? -- Elle a echoue, ma mere; le galant etait prevenu, et il a pris son vol par la fenetre. -- Enfin, dit Catherine, je saurai un jour quel est le mauvais genie qui contrarie ainsi tous mes projets... En attendant, je m'en doute, et... malheur a lui! -- Ainsi, ma mere?... dit le duc d'Anjou. -- Laissez-moi mener cette affaire. Et elle baisa tendrement Henri sur les yeux en le poussant hors de son cabinet. Bientot arriverent chez la reine les princesses de sa maison. Charles etait en belle humeur, car l'aplomb de sa soeur Margot l'avait plus rejoui qu'affecte; il n'en voulait pas autrement a La Mole, et il l'avait attendu avec quelque ardeur dans le corridor parce que c'etait une espece de chasse a l'affut. D'Alencon, tout au contraire, etait tres preoccupe. La repulsion qu'il avait toujours eue pour La Mole s'etait changee en haine du moment ou il avait su que La Mole etait aime de sa soeur. Marguerite avait tout ensemble l'esprit reveur et l'oeil au guet. Elle avait a la fois a se souvenir et a veiller. Les deputes polonais avaient envoye le texte des harangues qu'ils devaient prononcer. Marguerite, a qui l'on n'avait pas plus parle de la scene de la veille que si la scene n'avait point existe, lut les discours, et, hormis Charles, chacun discuta ce qu'il repondrait. Charles laissa Marguerite repondre comme elle l'entendrait. Il se montra tres difficile sur le choix des termes pour d'Alencon; mais quant au discours de Henri d'Anjou, il y apporta plus que du mauvais vouloir: il fut acharne a corriger et a reprendre. Cette seance, sans rien faire eclater encore, avait lourdement envenime les esprits. Henri d'Anjou, qui avait son discours a refaire presque entierement, sortit pour se mettre a cette tache. Marguerite, qui n'avait pas eu de nouvelles du roi de Navarre depuis celles qui lui avaient ete donnees au detriment des vitres de sa fenetre, retourna chez elle dans l'esperance de l'y voir venir. D'Alencon, qui avait lu l'hesitation dans les yeux de son frere d'Anjou, et surpris entre lui et sa mere un regard d'intelligence, se retira pour rever a ce qu'il regardait comme une cabale naissante. Enfin, Charles allait passer dans sa forge pour achever un epieu qu'il se fabriquait lui-meme, lorsque Catherine l'arreta. Charles, qui se doutait qu'il allait rencontrer chez sa mere quelque opposition a sa volonte, s'arreta et la regarda fixement: -- Eh bien, dit-il, qu'avons-nous encore? -- Un dernier mot a echanger, Sire. Nous avons oublie ce mot, et cependant il est de quelque importance. Quel jour fixons-nous pour la seance publique? -- Ah! c'est vrai, dit le roi en se rasseyant; causons-en, mere. Eh bien! a quand vous plait-il que nous fixions le jour? -- Je croyais, repondit Catherine, que dans le silence meme de Votre Majeste, dans son oubli apparent, il y avait quelque chose de profondement calcule. -- Non, dit Charles; pourquoi cela, ma mere? -- Parce que, ajouta Catherine tres doucement, il ne faudrait pas, ce me semble, mon fils, que les Polonais nous vissent courir avec tant d'aprete apres cette couronne. -- Au contraire, ma mere, dit Charles, ils se sont hates, eux, en venant a marches forcees de Varsovie ici... Honneur pour honneur, politesse pour politesse. -- Votre Majeste peut avoir raison dans un sens, comme dans un autre je pourrais ne pas avoir tort. Ainsi, son avis est que la seance publique doit etre hatee? -- Ma foi, oui, ma mere; ne serait-ce point le votre par hasard? -- Vous savez que je n'ai d'avis que ceux qui peuvent le plus concourir a votre gloire; je vous dirai donc qu'en vous pressant ainsi je craindrais qu'on ne vous accusat de profiter bien vite de cette occasion qui se presente de soulager la maison de France des charges que votre frere lui impose, mais que, bien certainement, il lui rend en gloire et en devouement. -- Ma mere, dit Charles, a son depart de France, je doterai mon frere si richement que personne n'osera meme penser ce que vous craignez que l'on dise. -- Allons, dit Catherine, je me rends, puisque vous avez une si bonne reponse a chacune de mes objections... Mais, pour recevoir ce peuple guerrier, qui juge de la puissance des Etats par les signes exterieurs, il vous faut un deploiement considerable de troupes, et je ne pense pas qu'il y en ait assez de convoquees dans l'Ile-de-France. -- Pardonnez-moi, ma mere, car j'ai prevu l'evenement, et je me suis prepare. J'ai rappele deux bataillons de la Normandie, un de la Guyenne; ma compagnie d'archers est arrivee hier de la Bretagne; les chevau-legers, repandus dans la Touraine, seront a Paris dans le courant de la journee; et tandis qu'on croit que je dispose a peine de quatre regiments, j'ai vingt mille hommes prets a paraitre. -- Ah! ah! dit Catherine surprise; alors il ne vous manque plus qu'une chose, mais on se la procurera. -- Laquelle? -- De l'argent. Je crois que vous n'en etes pas fourni outre mesure. -- Au contraire, madame, au contraire, dit Charles IX. J'ai quatorze cent mille ecus a la Bastille; mon epargne particuliere m'a remis ces jours passes huit cent mille ecus que j'ai enfouis dans mes caves du Louvre, et, en cas de penurie, Nantouillet tient trois cent mille autres ecus a ma disposition. Catherine fremit; car elle avait vu jusqu'alors Charles violent et emporte, mais jamais prevoyant. -- Allons, fit-elle, Votre Majeste pense a tout, c'est admirable, et pour peu que les tailleurs, les brodeuses et les joailliers se hatent, Votre Majeste sera en etat de donner seance avant six semaines. -- Six semaines! s'ecria Charles. Ma mere, les tailleurs, les brodeuses et les joailliers travaillent depuis le jour ou l'on a appris la nomination de mon frere. A la rigueur, tout pourrait etre pret pour aujourd'hui; mais, a coup sur, tout sera pret dans trois ou quatre jours. -- Oh! murmura Catherine, vous etes plus presse encore que je ne le croyais, mon fils. -- Honneur pour honneur, je vous l'ai dit. -- Bien. C'est donc cet honneur fait a la maison de France qui vous flatte, n'est-ce pas? -- Assurement. -- Et voir un fils de France sur le trone de Pologne est votre plus cher desir? -- Vous dites vrai. -- Alors c'est le fait, c'est la chose et non l'homme qui vous preoccupe, et quel que soit celui qui regne la-bas... -- Non pas, non pas, ma mere, corboeuf! demeurons-en ou nous sommes! Les Polonais ont bien choisi. Ils sont adroits et forts, ces gens-la! Nation militaire, peuple de soldats, ils prennent un capitaine pour prince, c'est logique, peste! d'Anjou fait leur affaire: le heros de Jarnac et de Moncontour leur va comme un gant... Qui voulez-vous que je leur envoie? d'Alencon? un lache! cela leur donnerait une belle idee des Valois! ... D'Alencon! il fuirait a la premiere balle qui lui sifflerait aux oreilles, tandis que Henri d'Anjou, un batailleur, bon! toujours l'epee au poing, toujours marchant en avant, a pied ou a cheval! ... Hardi! pique, pousse, assomme, tue! Ah! c'est un homme que mon frere d'Anjou, un vaillant qui va les faire battre du matin au soir, depuis le premier jusqu'au dernier jour de l'annee. Il boit mal, c'est vrai; mais il les fera tuer de sang-froid, voila tout. Il sera la dans sa sphere, ce cher Henri! Sus! sus! au champ de bataille! Bravo les trompettes et les tambours! Vive le roi! vive le vainqueur! vive le general! On le proclame _imperator _trois fois l'an! Ce sera admirable pour la maison de France et l'honneur des Valois... Il sera peut-etre tue; mais, ventremahon! ce sera une mort superbe! Catherine frissonna et un eclair jaillit de ses yeux. -- Dites, s'ecria-t-elle, que vous voulez eloigner Henri d'Anjou, dites que vous n'aimez pas votre frere! -- Ah! ah! ah! fit Charles en eclatant d'un rire nerveux, vous avez devine cela, vous, que je voulais l'eloigner? Vous avez devine cela, vous, que je ne l'aimais pas? Et quand cela serait, voyons? Aimer mon frere! Pourquoi donc l'aimerais-je? Ah! ah! ah! est-ce que vous voulez rire?... (Et a mesure qu'il parlait, ses joues pales s'animaient d'une febrile rougeur.) Est-ce qu'il m'aime, lui? Est-ce que vous m'aimez, vous? Est-ce que, excepte mes chiens, Marie Touchet et ma nourrice, est-ce qu'il y a quelqu'un qui m'ait jamais aime? Non, non, je n'aime pas mon frere, je n'aime que moi, entendez-vous! et je n'empeche pas mon frere d'en faire autant que je fais. -- Sire, dit Catherine s'animant a son tour, puisque vous me decouvrez votre coeur, il faut que je vous ouvre le mien. Vous agissez en roi faible, en monarque mal conseille; vous renvoyez votre second frere, le soutien naturel du trone, et qui est en tous points digne de vous succeder s'il vous advenait malheur, laissant dans ce cas votre couronne a l'abandon; car, comme vous le disiez, d'Alencon est jeune, incapable, faible, plus que faible, lache! ... Et le Bearnais se dresse derriere, entendez- vous? -- Eh! mort de tous les diables! s'ecria Charles, qu'est-ce que me fait ce qui arrivera quand je n'y serai plus? Le Bearnais se dresse derriere mon frere, dites-vous? Corboeuf! tant mieux! ... Je disais que je n'aimais personne... je me trompais, j'aime Henriot; oui, je l'aime, ce bon Henriot: il a l'air franc, la main tiede, tandis que je ne vois autour de moi que des yeux faux et ne touche que des mains glacees. Il est incapable de trahison envers moi, j'en jurerais. D'ailleurs je lui dois un dedommagement: on lui a empoisonne sa mere, pauvre garcon! des gens de ma famille, a ce que j'ai entendu dire. D'ailleurs je me porte bien. Mais, si je tombais malade, je l'appellerais, je ne voudrais pas qu'il me quittat, je ne prendrais rien que de sa main, et quand je mourrai je le ferai roi de France et de Navarre... Et, ventre du pape! au lieu de rire a ma mort, comme feraient mes freres, il pleurerait ou du moins il ferait semblant de pleurer. La foudre tombant aux pieds de Catherine l'eut moins epouvantee que ces paroles. Elle demeura atterree, regardant Charles d'un oeil hagard; puis enfin, au bout de quelques secondes: -- Henri de Navarre! s'ecria-t-elle, Henri de Navarre! roi de France au prejudice de mes enfants! Ah! sainte madone! nous verrons! C'est donc pour cela que vous voulez eloigner mon fils? -- Votre fils... et que suis-je donc moi? un fils de louve comme Romulus! s'ecria Charles tremblant de colere et l'oeil scintillant comme s'il se fut allume par places. Votre fils! vous avez raison, le roi de France n'est pas votre fils lui, le roi de France n'a pas de freres, le roi de France n'a pas de mere, le roi de France n'a que des sujets. Le roi de France n'a pas besoin d'avoir des sentiments, il a des volontes. Il se passera qu'on l'aime, mais il veut qu'on lui obeisse. -- Sire, vous avez mal interprete mes paroles: j'ai appele mon fils celui qui allait me quitter. Je l'aime mieux en ce moment parce que c'est lui qu'en ce moment je crains le plus de perdre. Est-ce un crime a une mere de desirer que son enfant ne la quitte pas? -- Et moi, je vous dis qu'il vous quittera, je vous dis qu'il quittera la France, qu'il s'en ira en Pologne, et cela dans deux jours; et si vous ajoutez une parole ce sera demain; et si vous ne baissez pas le front, si vous n'eteignez pas la menace de vos yeux, je l'etrangle ce soir comme vous vouliez qu'on etranglat hier l'amant de votre fille. Seulement je ne le manquerai pas, moi, comme nous avons manque La Mole. Sous cette premiere menace, Catherine baissa le front; mais presque aussitot elle le releva. -- Ah! pauvre enfant! dit-elle, ton frere veut te tuer. Eh bien, soit tranquille, ta mere te defendra. -- Ah! l'on me brave! s'ecria Charles. Eh bien, par le sang du Christ! il mourra, non pas ce soir, non pas tout a l'heure, mais a l'instant meme. Ah! une arme! une dague! un couteau! ... Ah! Et Charles, apres avoir porte inutilement les yeux autour de lui pour chercher ce qu'il demandait, apercut le petit poignard que sa mere portait a sa ceinture, se jeta dessus, l'arracha de sa gaine de chagrin incrustee d'argent, et bondit hors de la chambre pour aller frapper Henri d'Anjou partout ou il le trouverait. Mais en arrivant dans le vestibule ses forces surexcitees au-dela de la puissance humaine, l'abandonnerent tout a coup: il etendit le bras, laissa tomber l'arme aigue, qui resta fichee dans le parquet, jeta un cri lamentable, s'affaissa sur lui-meme et roula sur le plancher. En meme temps le sang jaillit en abondance de ses levres et de son nez. -- Jesus! dit-il, on me tue; a moi! a moi! Catherine, qui l'avait suivi, le vit tomber; elle regarda un instant impassible et sans bouger; puis rappelee a elle, non par l'amour maternel, mais par la difficulte de la situation, elle ouvrit en criant: -- Le roi se trouve mal! au secours! au secours! A ce cri un monde de serviteurs, d'officiers et de courtisans s'empresserent autour du jeune roi. Mais avant tout le monde une femme s'etait elancee, ecartant les spectateurs et relevant Charles pale comme un cadavre. -- On me tue, nourrice, on me tue, murmura le roi baigne de sueur et de sang. -- On te tue! mon Charles! s'ecria la bonne femme en parcourant tous les visages avec un regard qui fit reculer jusqu'a Catherine elle-meme; et qui donc cela qui te tue? Charles poussa un faible soupir et s'evanouit tout a fait. -- Ah! dit le medecin Ambroise Pare, qu'on avait envoye chercher a l'instant meme, ah! voila le roi bien malade! -- Maintenant, de gre ou de force, se dit l'implacable Catherine, il faudra bien qu'il accorde un delai. Et elle quitta le roi pour aller joindre son second fils, qui attendait avec anxiete dans l'oratoire le resultat de cet entretien si important pour lui. X L'Horoscope En sortant de l'oratoire, ou elle venait d'apprendre a Henri d'Anjou tout ce qui s'etait passe, Catherine avait trouve Rene dans sa chambre. C'etait la premiere fois que la reine et l'astrologue se revoyaient depuis la visite que la reine lui avait faite a sa boutique du pont Saint-Michel; seulement, la veille, la reine lui avait ecrit, et c'etait la reponse a ce billet que Rene lui apportait en personne. -- Eh bien, lui demanda la reine, l'avez-vous vu? -- Oui. -- Comment va-t-il? -- Plutot mieux que plus mal. -- Et peut-il parler? -- Non, l'epee a traverse le larynx. -- Je vous avais dit en ce cas de le faire ecrire? -- J'ai essaye, lui-meme a reuni toutes ses forces; mais sa main n'a pu tracer que deux lettres presque illisibles, puis il s'est evanoui: la veine jugulaire a ete ouverte, et le sang qu'il a perdu lui a ote toutes ses forces. -- Avez-vous vu ces lettres? -- Les voici. Rene tira un papier de sa poche et le presenta a Catherine, qui le deplia vivement. -- Un M et un O, dit-elle... Serait-ce decidement ce La Mole, et toute cette comedie de Marguerite ne serait-elle qu'un moyen de detourner les soupcons? -- Madame, dit Rene, si j'osais emettre mon opinion dans une affaire ou Votre Majeste hesite a former la sienne, je lui dirais que je crois M. de La Mole trop amoureux pour s'occuper serieusement de politique. -- Vous croyez? -- Oui, surtout trop amoureux de la reine de Navarre pour servir avec devouement le roi, car il n'y a pas de veritable amour sans jalousie. -- Et vous le croyez donc tout a fait amoureux? -- J'en suis sur. -- Aurait-il eu recours a vous? -- Oui. -- Et il vous a demande quelque breuvage, quelque philtre? -- Non, nous nous en sommes tenus a la figure de cire. -- Piquee au coeur? -- Piquee au coeur. -- Et cette figure existe toujours? -- Oui. -- Elle est chez vous? -- Elle est chez moi. -- Il serait curieux, dit Catherine, que ces preparations cabalistiques eussent reellement l'effet qu'on leur attribue. -- Votre Majeste est plus que moi a meme d'en juger. -- La reine de Navarre aime-t-elle M. de La Mole? -- Elle l'aime au point de se perdre pour lui. Hier elle l'a sauve de la mort au risque de son honneur et de sa vie. Vous voyez, madame, et cependant vous doutez toujours. -- De quoi? -- De la science. -- C'est qu'aussi la science m'a trahie, dit Catherine en regardant fixement Rene, qui supporta admirablement bien ce regard. -- En quelle occasion? -- Oh! vous savez ce que je veux dire; a moins toutefois que ce soit le savant et non la science. -- Je ne sais ce que vous voulez dire, madame, repondit le Florentin. -- Rene, vos parfums ont-ils perdu leur odeur? -- Non, madame, quand ils sont employes par moi; mais il est possible qu'en passant par la main des autres... Catherine sourit et hocha la tete. -- Votre opiat a fait merveille, Rene, dit-elle, et madame de Sauve a les levres plus fraiches et plus vermeilles que jamais. -- Ce n'est pas mon opiat qu'il faut en feliciter, madame, car la baronne de Sauve, usant du droit qu'a toute jolie femme d'etre capricieuse, ne m'a plus reparle de cet opiat, et moi, de mon cote, apres la recommandation que m'avait faite Votre Majeste, j'ai juge a propos de ne lui en point envoyer. Les boites sont donc toutes encore a la maison telles que vous les y avez laissees, moins une qui a disparu sans que je sache quelle personne me l'a prise ni ce que cette personne a voulu en faire. -- C'est bien, Rene, dit Catherine; peut-etre plus tard reviendrons-nous la-dessus; en attendant, parlons d'autre chose. -- J'ecoute, madame. -- Que faut-il pour apprecier la duree probable de la vie d'une personne? -- Savoir d'abord le jour de sa naissance, l'age qu'elle a, et sous quel signe elle a vu le jour. -- Puis ensuite? -- Avoir de son sang et de ses cheveux. -- Et si je vous porte de son sang et de ses cheveux, si je vous dis sous quel signe il a vu le jour, si je vous dis l'age qu'il a, le jour de sa naissance, vous me direz, vous, l'epoque probable de sa mort? -- Oui, a quelques jours pres. -- C'est bien. J'ai de ses cheveux, je me procurerai de son sang. -- La personne est-elle nee pendant le jour ou pendant la nuit? -- A cinq heures vingt-trois minutes du soir. -- Soyez demain a cinq heures chez moi, l'experience doit etre faite a l'heure precise de la naissance. -- C'est bien, dit Catherine, _nous y serons. _Rene salua et sortit sans paraitre avoir remarque le _nous y serons_, qui indiquait cependant, que contre son habitude, Catherine ne viendrait pas seule. Le lendemain, au point du jour, Catherine passa chez son fils. A minuit elle avait fait demander de ses nouvelles, et on lui avait repondu que maitre Ambroise Pare etait pres de lui, et s'appretait a le saigner si la meme agitation nerveuse continuait. Encore tressaillant dans son sommeil, encore pale du sang qu'il avait perdu, Charles dormait sur l'epaule de sa fidele nourrice, qui, appuyee contre son lit, n'avait point depuis trois heures change de position, de peur de troubler le repos de son cher enfant. Une legere ecume venait poindre de temps en temps sur les levres du malade, et la nourrice l'essuyait avec une fine batiste brodee. Sur le chevet etait un mouchoir tout macule de larges taches de sang. Catherine eut un instant l'idee de s'emparer de ce mouchoir, mais elle pensa que ce sang, mele comme il l'etait a la salive qui l'avait detrempe, n'aurait peut-etre pas la meme efficacite; elle demanda a la nourrice si le medecin n'avait pas saigne son fils comme il lui avait fait dire qu'il le devait faire. La nourrice repondit que si, et que la saignee avait ete si abondante que Charles s'etait evanoui deux fois. La reine mere, qui avait quelque connaissance en medecine comme toutes les princesses de cette epoque, demanda a voir le sang; rien n'etait plus facile, le medecin avait recommande qu'on le conservat pour en etudier les phenomenes. Il etait dans une cuvette dans le cabinet a cote de la chambre. Catherine y passa pour l'examiner, remplit de la rouge liqueur un petit flacon qu'elle avait apporte dans cette intention; puis rentra, cachant dans ses poches ses doigts, dont l'extremite eut denonce la profanation qu'elle venait de commettre. Au moment ou elle reparaissait sur le seuil du cabinet, Charles rouvrit les yeux et fut frappe de la vue de sa mere. Alors rappelant, comme a la suite d'un reve, toutes ses pensees empreintes de rancune: -- Ah! c'est vous, madame? dit-il. Eh bien, annoncez a votre fils bien-aime, a votre Henri d'Anjou, que ce sera pour demain. -- Mon cher Charles, dit Catherine, ce sera pour le jour que vous voudrez. Tranquillisez-vous et dormez. Charles, comme s'il eut cede a ce conseil, ferma effectivement les yeux; et Catherine qui l'avait donne comme on fait pour consoler un malade ou un enfant, sortit de sa chambre. Mais derriere elle, et lorsqu'il eut entendu se refermer la porte, Charles se redressa, et tout a coup, d'une voix etouffee par l'acces dont il souffrait encore: -- Mon chancelier! cria-t-il, les sceaux, la cour! ... qu'on me fasse venir tout cela. La nourrice, avec une tendre violence, ramena la tete du roi sur son epaule, et pour le rendormir essaya de le bercer comme lorsqu'il etait enfant. -- Non, non, nourrice, je ne dormirai plus. Appelle mes gens, je veux travailler ce matin. Quand Charles parlait ainsi, il fallait obeir; et la nourrice elle-meme, malgre les privileges que son royal nourrisson lui avait conserves, n'osait aller contre ses commandements. On fit venir ceux que le roi demandait, et la seance fut fixee, non pas au lendemain, c'etait chose impossible, mais a cinq jours de la. Cependant a l'heure convenue, c'est-a-dire a cinq heures, la reine mere et le duc d'Anjou se rendaient chez Rene, lequel, prevenu, comme on le sait, de cette visite, avait tout prepare pour la seance mysterieuse. Dans la chambre a droite, c'est-a-dire dans la chambre aux sacrifices, rougissait, sur un rechaud ardent, une lame d'acier destinee a representer, par ses capricieuses arabesques, les evenements de la destinee sur laquelle on consultait l'oracle; sur l'autel etait prepare le livre des sorts, et pendant la nuit, qui avait ete fort claire, Rene avait pu etudier la marche et l'attitude des constellations. Henri d'Anjou entra le premier; il avait de faux cheveux; un masque couvrait sa figure et un grand manteau de nuit deguisait sa taille. Sa mere vint ensuite; et si elle n'eut pas su d'avance que c'etait son fils qui l'attendait la, elle-meme n'eut pu le reconnaitre. Catherine ota son masque; le duc d'Anjou, au contraire, garda le sien. -- As-tu fait cette nuit tes observations? demanda Catherine. -- Oui, madame, dit-il; et la reponse des astres m'a deja appris le passe. Celui pour qui vous m'interrogez a, comme toutes les personnes nees sous le signe de l'ecrevisse, le coeur ardent et d'une fierte sans exemple. Il est puissant; il a vecu pres d'un quart de siecle; il a jusqu'a present obtenu du ciel gloire et richesse. Est-ce cela, madame? -- Peut-etre, dit Catherine. -- Avez-vous les cheveux et le sang? -- Les voici. Et Catherine remit au necromancien une boucle de cheveux d'un blond fauve et une petite fiole de sang. Rene prit la fiole, la secoua pour bien reunir la fibrine et la serosite, et laissa tomber sur la lame rougie une large goutte de cette chair coulante, qui bouillonna a l'instant meme et s'extravasa bientot en dessins fantastiques. -- Oh! madame, s'ecria Rene, je le vois se tordre en d'atroces douleurs. Entendez-vous comme il gemit, comme il crie a l'aide! Voyez-vous comme tout devient sang autour de lui? Voyez-vous comme, enfin, autour de son lit de mort s'appretent de grands combats? Tenez, voici les lances; tenez, voici les epees. -- Sera-ce long? demanda Catherine palpitante d'une emotion indicible et arretant la main de Henri d'Anjou, qui, dans son avide curiosite, se penchait au-dessus du brasier. Rene s'approcha de l'autel et repeta une priere cabalistique, mettant a cette action un feu et une conviction qui gonflaient les veines de ses tempes et lui donnaient ces convulsions prophetiques et ces tressaillements nerveux qui prenaient les pythies antiques sur le trepied et les poursuivaient jusque sur leur lit de mort. Enfin il se releva et annonca que tout etait pret, prit d'une main le flacon encore aux trois quarts plein, et de l'autre la boucle de cheveux; puis commandant a Catherine d'ouvrir le livre au hasard et de laisser tomber sa vue sur le premier endroit venu, il versa sur la lame d'acier tout le sang, et jeta dans le brasier tous les cheveux, en prononcant une phrase cabalistique composee de mots hebreux auxquels il n'entendait rien lui-meme. Aussitot le duc d'Anjou et Catherine virent s'etendre sur cette lame une figure blanche comme celle d'un cadavre enveloppe de son suaire. Une autre figure, qui semblait celle d'une femme, etait inclinee sur la premiere. En meme temps les cheveux s'enflammerent en donnant un seul jet de feu, clair, rapide, darde comme une langue rouge. -- Un an! s'ecria Rene, un an a peine, et cet homme sera mort, et une femme pleurera seule sur lui. Mais non, la-bas, au bout de la lame, une autre femme encore, qui tient comme un enfant dans ses bras. Catherine regarda son fils, et, toute mere qu'elle etait, sembla lui demander quelles etaient ces deux femmes. Mais Rene achevait a peine, que la plaque d'acier redevint blanche; tout s'y etait graduellement efface. Alors Catherine ouvrit le livre au hasard, et lut, d'une voix dont, malgre toute sa force, elle ne pouvait cacher l'alteration, le distique suivant: _Ains a peri cil que l'on redoutoit, Plus tot, trop tot, si prudence n'etoit._ Un profond silence regna quelque temps autour du brasier. -- Et pour celui que tu sais, demanda Catherine, quels sont les signes de ce mois? -- Florissant comme toujours, madame. A moins de vaincre le destin par une lutte de dieu a dieu, l'avenir est bien certainement a cet homme. Cependant... -- Cependant, quoi? -- Une des etoiles qui composent sa pleiade est restee pendant le temps de mes observations couverte d'un nuage noir. -- Ah! s'ecria Catherine, un nuage noir... Il y aurait donc quelque esperance? -- De qui parlez-vous, madame? demanda le duc d'Anjou. Catherine emmena son fils loin de la lueur du brasier et lui parla a voix basse. Pendant ce temps Rene s'agenouillait, et a la clarte de la flamme, versant dans sa main une derniere goutte de sang demeuree au fond de la fiole: -- Bizarre contradiction, disait-il, et qui prouve combien peu sont solides les temoignages de la science simple que pratiquent les hommes vulgaires! Pour tout autre que moi, pour un medecin, pour un savant, pour maitre Ambroise Pare lui-meme, voila un sang si pur, si fecond, si plein de mordant et de sucs animaux, qu'il promet de longues annees au corps dont il est sorti; et cependant toute cette vigueur doit disparaitre bientot, toute cette vie doit s'eteindre avant un an! Catherine et Henri d'Anjou s'etaient retournes et ecoutaient. Les yeux du prince brillaient a travers son masque. -- Ah! continua Rene, c'est qu'aux savants ordinaires le present seul appartient; tandis qu'a nous appartiennent le passe et l'avenir. -- Ainsi donc, continua Catherine, vous persistez a croire qu'il mourra avant une annee? -- Aussi certainement que nous sommes ici trois personnes vivantes qui un jour reposeront a leur tour dans le cercueil. -- Cependant vous disiez que le sang etait pur et fecond, vous disiez que ce sang promettait une longue vie? -- Oui, si les choses suivaient leur cours naturel. Mais n'est-il pas possible qu'un accident... -- Ah! oui, vous entendez, dit Catherine a Henri, un accident... -- Helas! dit celui-ci, raison de plus pour demeurer. -- Oh! quant a cela, n'y songez plus, c'est chose impossible. Alors se retournant vers Rene: -- Merci, dit le jeune homme en deguisant le timbre de sa voix, merci; prends cette bourse. -- Venez, _comte_, dit Catherine, donnant a dessein a son fils un titre qui devait derouter les conjectures de Rene. Et ils partirent. -- Oh! ma mere, vous voyez, dit Henri, un accident! ... et si cet accident-la arrive, je ne serai point la; je serai a quatre cents lieues de vous... -- Quatre cents lieues se font en huit jours, mon fils. -- Oui; mais sait-on si ces gens-la me laisseront revenir? Que ne puis-je attendre, ma mere! ... -- Qui sait? dit Catherine; cet accident dont parle Rene n'est-il pas celui qui, depuis hier, couche le roi sur un lit de douleur? Ecoutez, rentrez de votre cote, mon enfant; moi, je vais passer par la petite porte du cloitre des Augustines, ma suite m'attend dans ce couvent. Allez, Henri, allez, et gardez-vous d'irriter votre frere, si vous le voyez. XI Les confidences La premiere chose qu'apprit le duc d'Anjou en arrivant au Louvre, c'est que l'entree solennelle des ambassadeurs etait fixee au cinquieme jour. Les tailleurs et les joailliers attendaient le prince avec de magnifiques habits et de superbes parures que le roi avait commandes pour lui. Pendant qu'il les essayait avec une colere qui mouillait ses yeux de larmes, Henri de Navarre s'egayait fort d'un magnifique collier d'emeraudes, d'une epee a poignee d'or et d'une bague precieuse que Charles lui avait envoyes le matin meme. D'Alencon venait de recevoir une lettre et s'etait renferme dans sa chambre pour la lire en toute liberte. Quant a Coconnas, il demandait son ami a tous les echos du Louvre. En effet, comme on le pense bien, Coconnas, assez peu surpris de ne pas voir rentrer La Mole de toute la nuit, avait commence dans la matinee a concevoir quelque inquietude: il s'etait en consequence mis a la recherche de son ami, commencant son investigation par l'hotel de la Belle-Etoile, passant de l'hotel de la Belle-Etoile a la rue Cloche-Percee, de la rue Cloche-Percee a la rue Tizon, de la rue Tizon au pont Saint-Michel, enfin du pont Saint-Michel au Louvre. Cette investigation avait ete faite, vis-a-vis de ceux auxquels elle s'adressait, d'une facon tantot si originale, tantot si exigeante, ce qui est facile a concevoir quand on connait le caractere excentrique de Coconnas, qu'elle avait suscite entre lui et trois seigneurs de la cour des explications qui avaient fini a la mode de l'epoque, c'est-a-dire sur le terrain. Coconnas avait mis a ces rencontres la conscience qu'il mettait d'ordinaire a ces sortes de choses; il avait tue le premier et blesse les deux autres, en disant: -- Ce pauvre La Mole, il savait si bien le latin! C'etait au point que le dernier, qui etait le baron de Boissey, lui avait dit en tombant: -- Ah! pour l'amour du ciel, Coconnas, varie un peu, et dis au moins qu'il savait le grec. Enfin, le bruit de l'aventure du corridor avait transpire: Coconnas s'en etait gonfle de douleur, car un instant il avait cru que tous ces rois et tous ces princes lui avaient tue son ami, et l'avaient jete dans quelque oubliette. Il apprit que d'Alencon avait ete de la partie, et passant par- dessus la majeste qui entourait le prince du sang, il l'alla trouver et lui demanda une explication comme il l'eut fait envers un simple gentilhomme. D'Alencon eut d'abord bonne envie de mettre a la porte l'impertinent qui venait lui demander compte de ses actions; mais Coconnas parlait d'un ton de voix si bref, ses yeux flamboyaient d'un tel eclat, l'aventure des trois duels en moins de vingt- quatre heures avait place le Piemontais si haut, qu'il reflechit, et qu'au lieu de se livrer a son premier mouvement, il repondit a son gentilhomme avec un charmant sourire: -- Mon cher Coconnas, il est vrai que le roi furieux d'avoir recu sur l'epaule une aiguiere d'argent, le duc d'Anjou mecontent d'avoir ete coiffe avec une compote d'oranges, et le duc de Guise humilie d'avoir ete soufflete avec un quartier de sanglier, ont fait la partie de tuer M. de La Mole; mais un ami de votre ami a detourne le coup. La partie a donc manque, je vous en donne ma parole de prince. -- Ah! fit Coconnas respirant sur cette assurance comme un soufflet de forge, ah! mordi, Monseigneur, voila qui est bien, et je voudrais connaitre cet ami, pour lui prouver ma reconnaissance. M. d'Alencon ne repondit rien, mais sourit plus agreablement encore qu'il ne l'avait fait; ce qui laissa croire a Coconnas que cet ami n'etait autre que le prince lui-meme. -- Eh bien, Monseigneur! reprit-il, puisque vous avez tant fait que de me dire le commencement de l'histoire, mettez le comble a vos bontes en me racontant la fin. On voulait le tuer, mais on ne l'a pas tue, me dites-vous; voyons! qu'en a-t-on fait? Je suis courageux, allez! dites, et je sais supporter une mauvaise nouvelle. On l'a jete dans quelque cul de basse-fosse, n'est-ce pas? Tant mieux, cela le rendra circonspect. Il ne veut jamais ecouter mes conseils. D'ailleurs on l'en tirera, mordi! Les pierres ne sont pas dures pour tout le monde. D'Alencon hocha la tete. -- Le pis de tout cela, dit-il, mon brave Coconnas, c'est que depuis cette aventure ton ami a disparu, sans qu'on sache ou il est passe. -- Mordi! s'ecria le Piemontais en palissant de nouveau, fut-il passe en enfer, je saurai ou il est. -- Ecoute, dit d'Alencon qui avait, mais par des motifs bien differents, aussi bonne envie que Coconnas de savoir ou etait La Mole, je te donnerai un conseil d'ami. -- Donnez, Monseigneur, dit Coconnas, donnez. -- Va trouver la reine Marguerite, elle doit savoir ce qu'est devenu celui que tu pleures. -- S'il faut que je l'avoue a Votre Altesse, dit Coconnas, j'y avais deja pense, mais je n'avais point ose; car, outre que madame Marguerite m'impose plus que je ne saurais dire, j'avais peur de la trouver dans les larmes. Mais, puisque Votre Altesse m'assure que La Mole n'est pas mort et que Sa Majeste doit savoir ou il est, je vais faire provision de courage et aller la trouver. -- Va, mon ami, va, dit le duc Francois. Et quand tu auras des nouvelles, donne-m'en a moi-meme; car je suis en verite aussi inquiet que toi. Seulement souviens-toi d'une chose, Coconnas... -- Laquelle? -- Ne dis pas que tu viens de ma part, car en commettant cette imprudence tu pourrais bien ne rien apprendre. -- Monseigneur, dit Coconnas, du moment ou Votre Altesse me recommande le secret sur ce point, je serai muet comme une tanche ou comme la reine mere. "Bon prince, excellent prince, prince magnanime", murmura Coconnas en se rendant chez la reine de Navarre. Marguerite attendait Coconnas, car le bruit de son desespoir etait arrive jusqu'a elle, et en apprenant par quels exploits ce desespoir s'etait signale, elle avait presque pardonne a Coconnas la facon quelque peu brutale dont il traitait son amie madame la duchesse de Nevers, a laquelle le Piemontais ne s'etait point adresse a cause d'une grosse brouille existant deja depuis deux ou trois jours entre eux. Il fut donc introduit chez la reine aussitot qu'annonce. Coconnas entra, sans pouvoir surmonter ce certain embarras dont il avait parle a d'Alencon qu'il eprouvait toujours en face de la reine, et qui lui etait bien plus inspire par la superiorite de l'esprit que par celle du rang; mais Marguerite l'accueillit avec un sourire qui le rassura tout d'abord. -- Eh! madame, dit-il, rendez-moi mon ami, je vous en supplie, ou dites-moi tout au moins ce qu'il est devenu; car sans lui je ne puis pas vivre. Supposez Euryale sans Nisus, Damon sans Pythias, ou Oreste sans Pylade, et ayez pitie de mon infortune en faveur d'un des heros que je viens de vous citer, et dont le coeur, je vous le jure, ne l'emportait pas en tendresse sur le mien. Marguerite sourit, et apres avoir fait promettre le secret a Coconnas, elle lui raconta la fuite par la fenetre. Quant au lieu de son sejour, si instantes que fussent les prieres du Piemontais, elle garda sur ce point le plus profond silence. Cela ne satisfaisait qu'a demi Coconnas; aussi se laissa-t-il aller a des apercus diplomatiques de la plus haute sphere. Il en resulta que Marguerite vit clairement que le duc d'Alencon etait de moitie dans le desir qu'avait son gentilhomme de connaitre ce qu'etait devenu La Mole. -- Eh bien, dit la reine, si vous voulez absolument savoir quelque chose de positif sur le compte de votre ami, demandez au roi Henri de Navarre, c'est le seul qui ait le droit de parler; quant a moi, tout ce que je puis vous dire, c'est que celui que vous cherchez est vivant: croyez-en ma parole. -- J'en crois une chose plus certaine encore, madame, repondit Coconnas, ce sont vos beaux yeux qui n'ont point pleure. Puis, croyant qu'il n'y avait rien a ajouter a une phrase qui avait le double avantage de rendre sa pensee et d'exprimer la haute opinion qu'il avait du merite de La Mole, Coconnas se retira en ruminant un raccommodement avec madame de Nevers, non pas pour elle personnellement, mais pour savoir d'elle ce qu'il n'avait pu savoir de Marguerite. Les grandes douleurs sont des situations anormales dont l'esprit secoue le joug aussi vite qu'il lui est possible. L'idee de quitter Marguerite avait d'abord brise le coeur de La Mole; et c'etait bien plutot pour sauver la reputation de la reine que pour preserver sa propre vie qu'il avait consenti a fuir. Aussi des le lendemain au soir etait-il revenu a Paris pour revoir Marguerite a son balcon. Marguerite, de son cote, comme si une voix secrete lui eut appris le retour du jeune homme, avait passe toute la soiree a sa fenetre; il en resulta que tous deux s'etaient revus avec ce bonheur indicible qui accompagne les jouissances defendues. Il y a meme plus: l'esprit melancolique et romanesque de La Mole trouvait un certain charme a ce contretemps. Cependant, comme l'amant veritablement epris n'est heureux qu'un moment, celui pendant lequel il voit ou possede, et souffre pendant tout le temps de l'absence, La Mole, ardent de revoir Marguerite, s'occupa d'organiser au plus vite, l'evenement qui devait la lui rendre, c'est-a-dire la fuite du roi de Navarre. Quant a Marguerite, elle se laissait, de son cote, aller au bonheur d'etre aimee avec un devouement si pur. Souvent elle s'en voulait de ce qu'elle regardait comme une faiblesse; elle, cet esprit viril, meprisant les pauvretes de l'amour vulgaire, insensible aux minuties qui en font pour les ames tendres le plus doux, le plus delicat, le plus desirable de tous les bonheurs, elle trouvait sa journee sinon heureusement remplie, du moins heureusement terminee, quand vers neuf heures, paraissant a son balcon vetue d'un peignoir blanc, elle apercevait sur le quai, dans l'ombre, un cavalier dont la main se posait sur ses levres, sur son coeur; c'etait alors une toux significative, qui rendait a l'amant le souvenir de la voix aimee. C'etait quelquefois aussi un billet vigoureusement lance par une petite main et qui enveloppait quelque bijou precieux, mais bien plus precieux encore pour avoir appartenu a celle qui l'envoyait que pour la matiere qui lui donnait sa valeur, et qui allait resonner sur le pave a quelques pas du jeune homme. Alors La Mole, pareil a un milan, fondait sur cette proie, la serrait dans son sein, repondait par la meme voie, et Marguerite ne quittait son balcon qu'apres avoir entendu se perdre dans la nuit les pas du cheval pousse a toute bride pour venir, et qui, pour s'eloigner, semblait d'une matiere aussi inerte que le fameux colosse qui perdit Troie. Voila pourquoi la reine n'etait pas inquiete du sort de La Mole, auquel, du reste, de peur que ses pas ne fussent epies, elle refusait opiniatrement tout autre rendez-vous que ces entrevues a l'espagnole, qui duraient depuis sa fuite et se renouvelaient dans la soiree de chacun des jours qui s'ecoulaient dans l'attente de la reception des ambassadeurs, reception remise a quelques jours, comme on l'a vu, par les ordres expres d'Ambroise Pare. La veille de cette reception, vers neuf heures du soir, comme tout le monde au Louvre etait preoccupe des preparatifs du lendemain, Marguerite ouvrit sa fenetre et s'avanca sur le balcon; mais a peine y fut-elle que, sans attendre la lettre de Marguerite, La Mole, plus presse que de coutume, envoya la sienne, qui vint, avec son adresse accoutumee, tomber aux pieds de sa royale maitresse. Marguerite comprit que la missive devait renfermer quelque chose de particulier, elle rentra pour la lire. Le billet, sur le recto de la premiere page, renfermait ces mots: "Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. L'affaire est urgente. J'attends." Et sur le second recto ces mots, que l'on pouvait isoler des premiers en separant les deux feuilles: "Madame et ma reine, faites que je puisse vous donner un de ces baisers que je vous envoie. J'attends." Marguerite achevait a peine cette seconde partie de la lettre, qu'elle entendit la voix de Henri de Navarre qui, avec sa reserve habituelle, frappait a la porte commune, et demandait a Gillonne s'il pouvait entrer. La reine divisa aussitot la lettre, mit une des pages dans son corset, l'autre dans sa poche, courut a la fenetre qu'elle ferma, et s'elancant vers la porte: -- Entrez, Sire, dit-elle. Si doucement, si promptement, si habilement que Marguerite eut ferme cette fenetre, la commotion en etait arrivee jusqu'a Henri, dont les sens toujours tendus avaient, au milieu de cette societe dont il se defiait si fort, presque acquis l'exquise delicatesse ou ils sont portes chez l'homme vivant dans l'etat sauvage. Mais le roi de Navarre n'etait pas un de ces tyrans qui veulent empecher leurs femmes de prendre l'air et de contempler les etoiles. Henri etait souriant et gracieux comme d'habitude. -- Madame, dit-il, tandis que nos gens de cour essaient leurs habits de ceremonie, je pense a venir echanger avec vous quelques mots de mes affaires, que vous continuez de regarder comme les votres, n'est-ce pas? -- Certainement, monsieur, repondit Marguerite, nos interets ne sont-ils pas toujours les memes? -- Oui, madame, et c'est pour cela que je voulais vous demander ce que vous pensez de l'affectation que M. le duc d'Alencon met depuis quelques jours a me fuir, a ce point que depuis avant-hier il s'est retire a Saint-Germain. Ne serait-ce pas pour lui soit un moyen de partir seul, car il est peu surveille, soit un moyen de ne point partir du tout? Votre avis, s'il vous plait, madame? il sera, je vous l'avoue, d'un grand poids pour affermir le mien. -- Votre Majeste a raison de s'inquieter du silence de mon frere. J'y ai songe aujourd'hui toute la journee, et mon avis est que, les circonstances ayant change, il a change avec elles. -- C'est-a-dire, n'est-ce pas, que, voyant le roi Charles malade, le duc d'Anjou roi de Pologne, il ne serait pas fache de demeurer a Paris pour garder a vue la couronne de France? -- Justement. -- Soit. Je ne demande pas mieux, dit Henri, qu'il reste; seulement cela change tout notre plan; car il me faut, pour partir seul, trois fois les garanties que j'aurais demandees pour partir avec votre frere, dont le nom et la presence dans l'entreprise me sauvegardaient. Ce qui m'etonne seulement, c'est de ne pas entendre parler de M. de Mouy. Ce n'est point son habitude de demeurer ainsi sans bouger. N'en auriez-vous point eu des nouvelles, madame? -- Moi, Sire! dit Marguerite etonnee; et comment voulez-vous?... -- Eh! pardieu, ma mie, rien ne serait plus naturel; vous avez bien voulu, pour me faire plaisir, sauver la vie au petit La Mole... Ce garcon a du aller a Mantes... et quand on y va, on en peut bien revenir... -- Ah! voila qui me donne la clef d'une enigme dont je cherchais vainement le mot, repondit Marguerite. J'avais laisse la fenetre ouverte, et j'ai trouve, en rentrant, sur mon tapis, une espece de billet. -- Voyez-vous cela! dit Henri. -- Un billet auquel d'abord je n'ai rien compris, et auquel je n'ai attache aucune importance, continua Marguerite; peut-etre avais-je tort et vient-il de ce cote-la. -- C'est possible, dit Henri; j'oserais meme dire que c'est probable. Peut-on voir ce billet? -- Certainement, Sire, repondit Marguerite en remettant au roi celle des deux feuilles de papier qu'elle avait introduite dans sa poche. Le roi jeta les yeux dessus. -- N'est-ce point l'ecriture de M. de La Mole? dit-il. -- Je ne sais, repondit Marguerite; le caractere m'en a paru contrefait. -- N'importe, lisons, dit Henri. Et il lut: "Madame, il faut que je parle au roi de Navarre. L'affaire est urgente. J'attends." -- Ah! oui-da! ... continua Henri. Voyez-vous, il dit qu'il attend! -- Certainement je le vois..., dit Marguerite. Mais que voulez- vous? -- Eh! ventre-saint-gris, je veux qu'il vienne. -- Qu'il vienne! s'ecria Marguerite en fixant sur son mari ses beaux yeux etonnes; comment pouvez-vous dire une chose pareille, Sire? Un homme que le roi a voulu tuer... qui est signale, menace... qu'il vienne! dites-vous; est-ce que c'est possible?... Les portes sont-elles bien faites pour ceux qui ont ete... -- Obliges de fuir par la fenetre... vous voulez dire? -- Justement, et vous achevez ma pensee. -- Eh bien! mais, s'ils connaissent le chemin de la fenetre, qu'ils reprennent ce chemin, puisqu'ils ne peuvent absolument pas entrer par la porte. C'est tout simple, cela. -- Vous croyez? dit Marguerite rougissant de plaisir a l'idee de se rapprocher de La Mole. -- J'en suis sur. -- Mais comment monter? demanda la reine. -- N'avez-vous donc pas conserve l'echelle de corde que je vous avais envoyee? Ah! je ne reconnaitrais point la votre prevoyance habituelle. -- Si fait, Sire, dit Marguerite. -- Alors, c'est parfait, dit Henri. -- Qu'ordonne donc Votre Majeste? -- Mais c'est tout simple, dit Henri, attachez-la a votre balcon et la laissez pendre. Si c'est de Mouy qui attend... et je serais tente de le croire... si c'est de Mouy qui attend et qu'il veuille monter, il montera, ce digne ami. Et sans perdre de son flegme, Henri prit la bougie pour eclairer Marguerite dans la recherche qu'elle s'appretait a faire de l'echelle; la recherche ne fut pas longue, elle etait enfermee dans une armoire du fameux cabinet. -- La, c'est cela, dit Henri; maintenant, madame, si ce n'est pas trop exiger de votre complaisance, attachez, je vous prie, cette echelle au balcon. -- Pourquoi moi et non pas vous, Sire? dit Marguerite. -- Parce que les meilleurs conspirateurs sont les plus prudents. La vue d'un homme effaroucherait peut-etre notre ami, vous comprenez. Marguerite sourit et attacha l'echelle. -- La, dit Henri en restant cache dans l'angle de l'appartement, montrez-vous bien; maintenant faites voir l'echelle. A merveille; je suis sur que de Mouy va monter. En effet, dix minutes apres, un homme ivre de joie enjamba le balcon, et, voyant que la reine ne venait pas au-devant de lui, demeura quelques secondes hesitant. Mais, a defaut de Marguerite, Henri s'avanca: -- Tiens, dit-il gracieusement, ce n'est point de Mouy, c'est M. de La Mole. Bonsoir, monsieur de la Mole; entrez donc, je vous prie. La Mole demeura un instant stupefait. Peut-etre, s'il eut ete encore suspendu a son echelle au lieu d'etre pose le pied ferme sur le balcon, fut-il tombe en arriere. -- Vous avez desire parler au roi de Navarre pour affaires urgentes, dit Marguerite; je l'ai fait prevenir, et le voila. Henri alla fermer la fenetre. -- Je t'aime, dit Marguerite en serrant vivement la main du jeune homme. -- Eh bien, monsieur, fit Henri en presentant une chaise a La Mole, que disons-nous? -- Nous disons, Sire, repondit celui-ci, que j'ai quitte M. de Mouy a la barriere. Il desire savoir si Maurevel a parle et si sa presence dans la chambre de Votre Majeste est connue. -- Pas encore, mais cela ne peut tarder; il faut donc nous hater. -- Votre opinion est la sienne, Sire, et si demain, pendant la soiree, M. d'Alencon est pret a partir, il se trouvera a la porte Saint-Marcel avec cent cinquante hommes; cinq cents vous attendront a Fontainebleau: alors vous gagnerez Blois, Angouleme et Bordeaux. -- Madame, dit Henri en se tournant vers sa femme, demain, pour mon compte, je serai pret, le serez-vous? Les yeux de La Mole se fixerent sur ceux de Marguerite avec une profonde anxiete. -- Vous avez ma parole, dit la reine, partout ou vous irez, je vous suis; mais vous le savez, il faut que M. d'Alencon parte en meme temps que nous. Pas de milieu avec lui, il nous sert ou il nous trahit; s'il hesite, ne bougeons pas. -- Sait-il quelque chose de ce projet, monsieur de la Mole? demanda Henri. -- Il a du, il y a quelques jours, recevoir une lettre de M. de Mouy. -- Ah! ah! dit Henri, et il ne m'a parle de rien! -- Defiez-vous, monsieur, dit Marguerite, defiez-vous. -- Soyez tranquille, je suis sur mes gardes. Comment faire tenir une reponse a M. de Mouy? -- Ne vous inquietez de rien, Sire. A droite ou a gauche de Votre Majeste, visible ou invisible, demain, pendant la reception des ambassadeurs, il sera la: un mot dans le discours de la reine qui lui fasse comprendre si vous consentez ou non, s'il doit fuir ou vous attendre. Si le duc d'Alencon refuse, il ne demande que quinze jours pour tout reorganiser en votre nom. -- En verite, dit Henri, de Mouy est un homme precieux. Pouvez- vous intercaler dans votre discours la phrase attendue, madame? -- Rien de plus facile, repondit Marguerite. -- Alors, dit Henri, je verrai demain M. d'Alencon; que de Mouy soit a son poste et comprenne a demi-mot. -- Il y sera, Sire. -- Eh bien, monsieur de la Mole, dit Henri, allez lui porter ma reponse. Vous avez sans doute dans les environs un cheval, un serviteur? -- Orthon est la qui m'attend sur le quai. -- Allez le rejoindre, monsieur le comte. Oh! non point par la fenetre; c'est bon dans les occasions extremes. Vous pourriez etre vu, et comme on ne saurait pas que c'est pour moi que vous vous exposez ainsi, vous compromettriez la reine. -- Mais par ou, Sire? -- Si vous ne pouvez pas entrer seul au Louvre, vous en pouvez sortir avec moi, qui ai le mot d'ordre. Vous avez votre manteau, j'ai le mien; nous nous envelopperons tous deux, et nous traverserons le guichet sans difficulte. D'ailleurs, je serai aise de donner quelques ordres particuliers a Orthon. Attendez ici, je vais voir s'il n'y a personne dans les corridors. Henri, de l'air du monde le plus naturel, sortit pour aller explorer le chemin. La Mole resta seul avec la reine. -- Oh! quand vous reverrai-je? dit La Mole. -- Demain soir si nous fuyons: un de ces soirs, dans la maison de la rue Cloche-Percee, si nous ne fuyons pas. -- Monsieur de la Mole, dit Henri en rentrant, vous pouvez venir, il n'y a personne. La Mole s'inclina respectueusement devant la reine. -- Donnez-lui votre main a baiser, madame, dit Henri; monsieur de La Mole n'est pas un serviteur ordinaire. Marguerite obeit. -- A propos, dit Henri, serrez l'echelle de corde avec soin; c'est un meuble precieux pour des conspirateurs; et, au moment ou l'on s'y attend le moins, on peut avoir besoin de s'en servir. Venez, monsieur de la Mole, venez. XII Les ambassadeurs Le lendemain toute la population de Paris s'etait portee vers le faubourg Saint-Antoine, par lequel il avait ete decide que les ambassadeurs polonais feraient leur entree. Une haie de Suisses contenait la foule, et des detachements de cavaliers protegeaient la circulation des seigneurs et des dames de la cour qui se portaient au-devant du cortege. Bientot parut, a la hauteur de l'abbaye Saint-Antoine, une troupe de cavaliers vetus de rouge et de jaune, avec des bonnets et des manteaux fourres, et tenant a la main des sabres larges et recourbes comme les cimeterres des Turcs. Les officiers marchaient sur le flanc des lignes. Derriere cette premiere troupe en venait une seconde equipee avec un luxe tout a fait oriental. Elle precedait les ambassadeurs, qui, au nombre de quatre, representaient magnifiquement le plus mythologique des royaumes chevaleresques du XVIe siecle. L'un de ces ambassadeurs etait l'eveque de Cracovie. Il portait un costume demi-pontifical, demi-guerrier, mais eblouissant d'or et de pierreries. Son cheval blanc a longs crins flottants et au pas releve semblait souffler le feu par ses naseaux; personne n'aurait pense que depuis un mois le noble animal faisait quinze lieues chaque jour par des chemins que le mauvais temps avait rendus presque impraticables. Pres de l'eveque marchait le palatin Lasco, puissant seigneur si rapproche de la couronne qu'il avait la richesse d'un roi comme il en avait l'orgueil. Apres les deux ambassadeurs principaux, qu'accompagnaient deux autres palatins de haute naissance, venait une quantite de seigneurs polonais dont les chevaux, harnaches de soie, d'or et de pierreries, exciterent la bruyante approbation du peuple. En effet, les cavaliers francais, malgre la richesse de leurs equipages, etaient completement eclipses par ces nouveaux venus, qu'ils appelaient dedaigneusement des barbares. Jusqu'au dernier moment, Catherine avait espere que la reception serait remise encore et que la decision du roi cederait a sa faiblesse, qui continuait. Mais lorsque le jour fut venu, lorsqu'elle vit Charles, pale comme un spectre, revetir le splendide manteau royal, elle comprit qu'il fallait plier en apparence sous cette volonte de fer, et elle commenca de croire que le plus sur parti pour Henri d'Anjou etait l'exil magnifique auquel il etait condamne. Charles, a part les quelques mots qu'il avait prononces lorsqu'il avait rouvert les yeux, au moment ou sa mere sortait du cabinet, n'avait point parle a Catherine depuis la scene qui avait amene la crise a laquelle il avait failli succomber. Chacun, dans le Louvre, savait qu'il y avait eu une altercation terrible entre eux sans connaitre la cause de cette altercation, et les plus hardis tremblaient devant cette froideur et ce silence, comme tremblent les oiseaux devant le calme menacant qui precede l'orage. Cependant tout s'etait prepare au Louvre, non pas comme pour une fete, il est vrai, mais comme pour quelque lugubre ceremonie. L'obeissance de chacun avait ete morne ou passive. On savait que Catherine avait presque tremble, et tout le monde tremblait. La grande salle de reception du palais avait ete preparee, et comme ces sortes de seances etaient ordinairement publiques, les gardes et les sentinelles avaient recu l'ordre de laisser entrer, avec les ambassadeurs, tout ce que les appartements et les cours pourraient contenir de populaire. Quant a Paris, son aspect etait toujours celui que presente la grande ville en pareille circonstance: c'est-a-dire empressement et curiosite. Seulement quiconque eut bien considere ce jour-la la population de la capitale, eut reconnu parmi les groupes composes de ces honnetes figures de bourgeois naivement beantes, bon nombre d'hommes enveloppes dans de grands manteaux, se repondant les uns aux autres par des coups d'oeil, des signes de la main quand ils etaient a distance, et echangeant a voix basse quelques mots rapides et significatifs toutes les fois qu'ils se rapprochaient. Ces hommes, au reste, paraissaient fort preoccupes du cortege, le suivaient des premiers, et paraissaient recevoir leurs ordres d'un venerable vieillard dont les yeux noirs et vifs faisaient, malgre sa barbe blanche et ses sourcils grisonnants, ressortir la verte activite. En effet, ce vieillard, soit par ses propres moyens, soit qu'il fut aide par les efforts de ses compagnons, parvint a se glisser des premiers dans le Louvre, et, grace a la complaisance du chef des Suisses, digne huguenot fort peu catholique malgre sa conversion, trouva moyen de se placer derriere les ambassadeurs, juste en face de Marguerite et de Henri de Navarre. Henri prevenu par La Mole que de Mouy devait, sous un deguisement quelconque, assister a la seance, jetait les yeux de tous cotes. Enfin ses regards rencontrerent ceux du vieillard et ne le quitterent plus: un signe de De Mouy avait fixe tous les doutes du roi de Navarre. Car de Mouy etait si bien deguise que Henri lui- meme avait doute que ce vieillard a barbe blanche put etre le meme que cet intrepide chef des huguenots qui avait fait, cinq ou six jours auparavant, une si rude defense. Un mot de Henri, prononce a l'oreille de Marguerite, fixa les regards de la reine sur de Mouy. Puis alors ses beaux yeux s'egarerent dans les profondeurs de la salle: elle cherchait La Mole, mais inutilement. La Mole n'y etait pas. Les discours commencerent. Le premier fut au roi. Lasco lui demandait, au nom de la diete, son assentiment a ce que la couronne de Pologne fut offerte a un prince de la maison de France. Charles repondit par une adhesion courte et precise, presentant le duc d'Anjou, son frere, du courage duquel il fit un grand eloge aux envoyes polonais. Il parlait en francais; un interprete traduisait sa reponse apres chaque periode. Et pendant que l'interprete parlait a son tour, on pouvait voir le roi approcher de sa bouche un mouchoir qui, a chaque fois, s'en eloignait teint de sang. Quand la reponse de Charles fut terminee, Lasco se tourna vers le duc d'Anjou, s'inclina et commenca un discours latin dans lequel il lui offrait le trone au nom de la nation polonaise. Le duc repondit dans la meme langue, et d'une voix dont il cherchait en vain a contenir l'emotion, qu'il acceptait avec reconnaissance l'honneur qui lui etait decerne. Pendant tout le temps qu'il parla, Charles resta debout, les levres serrees, l'oeil fixe sur lui, immobile et menacant comme l'oeil d'un aigle. Quand le duc d'Anjou eut fini, Lasco prit la couronne des Jagellons posee sur un coussin de velours rouge, et tandis que deux seigneurs polonais revetaient le duc d'Anjou du manteau royal, il deposa la couronne entre les mains de Charles. Charles fit un signe a son frere. Le duc d'Anjou vint s'agenouiller devant lui, et de ses propres mains, Charles lui posa la couronne sur la tete: alors les deux rois echangerent un des plus haineux baisers que se soient jamais donnes deux freres. Aussitot un heraut cria: "Alexandre-Edouard-Henri de France, duc d'Anjou, vient d'etre couronne roi de Pologne. Vive le roi de Pologne!" Toute l'assemblee repeta d'un seul cri: -- Vive le roi de Pologne! Alors Lasco se tourna vers Marguerite. Le discours de la belle reine avait ete garde pour le dernier. Or, comme c'etait une galanterie qui lui avait ete accordee pour faire briller son beau genie, comme on disait alors, chacun porta une grande attention a la reponse, qui devait etre en latin. Nous avons vu que Marguerite l'avait composee elle-meme. Le discours de Lasco fut plutot un eloge qu'un discours. Il avait cede, tout Sarmate qu'il etait, a l'admiration qu'inspirait a tous la belle reine de Navarre; et empruntant la langue a Ovide, mais le style a Ronsard, il dit que, partis de Varsovie au milieu de la plus profonde nuit, ils n'auraient su, lui et ses compagnons, comment retrouver leur chemin, si, comme les rois mages, ils n'avaient eu deux etoiles pour les guider; etoiles qui devenaient de plus en plus brillantes a mesure qu'ils approchaient de la France, et qu'ils reconnaissaient maintenant n'etre autre chose que les deux beaux yeux de la reine de Navarre. Enfin, passant de l'Evangile au Coran, de la Syrie a l'Arabie Petree, de Nazareth a La Mecque, il termina en disant qu'il etait tout pret a faire ce que faisaient les sectateurs ardents du Prophete, qui, une fois qu'ils avaient eu le bonheur de contempler son tombeau, se crevaient les yeux, jugeant qu'apres avoir joui d'une si belle vue rien dans ce monde ne valait plus la peine d'etre admire. Ce discours fut couvert d'applaudissements de la part de ceux qui parlaient latin, parce qu'ils partageaient l'opinion de l'orateur; de la part de ceux qui ne l'entendaient point, parce qu'ils voulaient avoir l'air de l'entendre. Marguerite fit d'abord une gracieuse reverence au galant Sarmate; puis, tout en repondant a l'ambassadeur, fixant les yeux sur de Mouy, elle commenca en ces termes: "_Quod nunc hac in aula insperati adestis exultaremus ego et conjux, nisi ideo immineret calimitas, scilicet non solum fratris sed etiam amici orbitas.__[4]_" Ces paroles avaient deux sens, et, tout en s'adressant a de Mouy, pouvaient s'adresser a Henri d'Anjou. Aussi ce dernier salua-t-il en signe de reconnaissance. Charles ne se rappela point avoir lu cette phrase dans le discours qui lui avait ete communique quelques jours auparavant; mais il n'attachait point grande importance aux paroles de Marguerite, qu'il savait etre un discours de simple courtoisie. D'ailleurs, il comprenait fort mal le latin. Marguerite continua: "_Adeo dolemur a te dividi ut tecum proficisci maluissemus. __Sed idem fatum que nunc sine ulla mora Lutetia cedere juberis, hac in urbe detinet. Proficiscere ergo, frater; proficiscere, amice; proficiscere sine nobis; proficiscentem sequentur spes et desideria nostra_.[5]" On devine aisement que de Mouy ecoutait avec une attention profonde ces paroles, qui, adressees aux ambassadeurs, etaient prononcees pour lui seul. Henri avait bien deja deux ou trois fois tourne la tete negativement sur les epaules, pour faire comprendre au jeune huguenot que d'Alencon avait refuse; mais ce geste, qui pouvait etre un effet du hasard, eut paru insuffisant a de Mouy, si les paroles de Marguerite ne fussent venues le confirmer. Or, tandis qu'il regardait Marguerite et l'ecoutait de toute son ame, ses deux yeux noirs, si brillants sous leurs sourcils gris, frapperent Catherine, qui tressaillit comme a une commotion electrique, et qui ne detourna plus son regard de ce cote de la salle. -- Voila une figure etrange, murmura-t-elle tout en continuant de composer son visage selon les lois du ceremonial. Qui donc est cet homme qui regarde si attentivement Marguerite, et que, de leur cote Marguerite et Henri regardent si attentivement? Cependant la reine de Navarre continuait son discours, qui, a partir de ce moment, repondait aux politesses de l'envoye polonais, tandis que Catherine se creusait la tete, cherchant quel pouvait etre le nom de ce beau vieillard, lorsque le maitre des ceremonies, s'approchant d'elle par derriere, lui remit un sachet de satin parfume contenant un papier plie en quatre. Elle ouvrit le sachet, tira le papier, et lut ces mots: "Maurevel, a l'aide d'un cordial que je viens de lui donner, a enfin repris quelque force, et est parvenu a ecrire le nom de l'homme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre. Cet homme, c'est M. de Mouy." -- De Mouy! pensa la reine; eh bien, j'en avais le pressentiment. Mais ce vieillard... Eh! _cospetto! ..._ ce vieillard, c'est... Catherine demeura l'oeil fixe, la bouche beante. Puis, se penchant a l'oreille du capitaine des gardes qui se tenait a son cote: -- Regardez, monsieur de Nancey, lui dit-elle, mais sans affectation; regardez le seigneur Lasco, celui qui parle en ce moment. Derriere lui... c'est cela... voyez-vous un vieillard a barbe blanche, en habit de velours noir? -- Oui, madame, repondit le capitaine. -- Bon, ne le perdez pas de vue. -- Celui auquel le roi de Navarre fait un signe? -- Justement. Placez-vous a la porte du Louvre avec dix hommes, et, quand il sortira, invitez-le de la part du roi a diner. S'il vous suit, conduisez-le dans une chambre ou vous le retiendrez prisonnier. S'il vous resiste, emparez vous-en mort ou vif. Allez! allez! Heureusement Henri, fort peu occupe du discours de Marguerite, avait l'oeil arrete sur Catherine, et n'avait point perdu une seule expression de son visage. En voyant les yeux de la reine mere fixes avec un si grand acharnement sur de Mouy, il s'inquieta; en lui voyant donner un ordre au capitaine des gardes, il comprit tout. Ce fut en ce moment qu'il fit le geste qu'avait surpris M. de Nancey, et qui, dans la langue des signes, voulait dire: Vous etes decouvert, sauvez-vous a l'instant meme. De Mouy comprit ce geste, qui couronnait si bien la portion du discours de Marguerite qui lui etait adresse. Il ne se le fit pas dire deux fois, il se perdit dans la foule, et disparut. Mais Henri ne fut tranquille que lorsqu'il eut vu M. de Nancey revenir a Catherine, et qu'il eut compris a la contraction du visage de la reine mere que celui-ci lui annoncait qu'il etait arrive trop tard. L'audience etait finie. Marguerite echangeait encore quelques paroles non officielles avec Lasco. Le roi se leva chancelant, salua et sortit appuye sur l'epaule d'Ambroise Pare, qui ne le quittait pas depuis l'accident qui lui etait arrive. Catherine, pale de colere, et Henri, muet de douleur, le suivirent. Quant au duc d'Alencon, il s'etait completement efface pendant la ceremonie; et pas une fois le regard de Charles qui ne s'etait pas ecarte un instant du duc d'Anjou, ne s'etait fixe sur lui. Le nouveau roi de Pologne se sentait perdu. Loin de sa mere, enleve par ces barbares du Nord, il etait semblable a Antee, ce fils de la Terre, qui perdait ses forces, souleve dans les bras d'Hercule. Une fois hors de la frontiere, le duc d'Anjou se regardait comme a tout jamais exclu du trone de France. Aussi, au lieu de suivre le roi, ce fut chez sa mere qu'il se retira. Il la trouva non moins sombre et non moins preoccupee que lui- meme, car elle songeait a cette tete fine et moqueuse qu'elle n'avait point perdue de vue pendant la ceremonie, a ce Bearnais auquel la destinee semblait faire place en balayant autour de lui les rois, princes assassins, ses ennemis et ses obstacles. En voyant son fils bien-aime pale sous sa couronne, brise sous son manteau royal, joignant sans rien dire, en signe de supplication, ses belles mains, qu'il tenait d'elle, Catherine se leva et alla a lui. -- Oh! ma mere, s'ecria le roi de Pologne, me voila condamne a mourir dans l'exil! -- Mon fils, lui dit Catherine, oubliez-vous si vite la prediction de Rene? Soyez tranquille, vous n'y demeurerez pas longtemps. -- Ma mere, je vous en conjure, dit le duc d'Anjou, au premier bruit, au premier soupcon que la couronne de France peut etre vacante, prevenez-moi... -- Soyez tranquille, mon fils, dit Catherine; jusqu'au jour que nous attendons tous deux il y aura incessamment dans mon ecurie un cheval selle, et dans mon antichambre un courrier pret a partir pour la Pologne. XIII Oreste et Pylade Henri d'Anjou parti, on eut dit que la paix et le bonheur etaient revenus s'asseoir dans le Louvre au foyer de cette famille d'Atrides. Charles, oubliant sa melancolie, reprenait sa vigoureuse sante, chassant avec Henri et parlant de chasse avec lui les jours ou il ne pouvait chasser; ne lui reprochant qu'une chose, son apathie pour la chasse au vol, et disant qu'il serait un prince parfait s'il savait dresser les faucons, les gerfauts et les tiercelets comme il savait dresser braques et courants. Catherine etait redevenue bonne mere: douce a Charles et a d'Alencon, caressante a Henri et a Marguerite, gracieuse a madame de Nevers et a madame de Sauve; et, sous pretexte que c'etait en accomplissant un ordre d'elle qu'il avait ete blesse, elle avait pousse la bonte d'ame jusqu'a aller voir deux fois Maurevel convalescent dans sa maison de la rue de la Cerisaie. Marguerite continuait ses amours a l'espagnole. Tous les soirs elle ouvrait sa fenetre et correspondait avec La Mole par gestes et par ecrit; et dans chacune de ses lettres le jeune homme rappelait a sa belle reine qu'elle lui avait promis quelques instants, en recompense de son exil, rue Cloche-Percee. Une seule personne au monde etait seule et depareillee dans le Louvre redevenu si calme et si paisible. Cette personne, c'etait notre ami le comte Annibal de Coconnas. Certes, c'etait quelque chose que de savoir La Mole vivant; c'etait beaucoup que d'etre toujours le prefere de madame de Nevers, la plus rieuse et la plus fantasque de toutes les femmes. Mais tout le bonheur de ce tete-a-tete que la belle duchesse lui accordait, tout le repos d'esprit donne par Marguerite a Coconnas sur le sort de leur ami commun, ne valaient point aux yeux du Piemontais une heure passee avec La Mole chez l'ami La Huriere devant un pot de vin doux, ou bien une de ces courses devergondees faites dans tous ces endroits de Paris ou un honnete gentilhomme pouvait attraper des accrocs a sa peau, a sa bourse ou a son habit. Madame de Nevers, il faut l'avouer a la honte de l'humanite, supportait impatiemment cette rivalite de La Mole. Ce n'est point qu'elle detestat le Provencal, au contraire: entrainee par cet instinct irresistible qui porte toute femme a etre coquette malgre elle avec l'amant d'une autre femme, surtout quand cette femme est son amie, elle n'avait point epargne a La Mole les eclairs de ses yeux d'emeraude, et Coconnas eut pu envier les franches poignees de main et les frais d'amabilite faits par la duchesse en faveur de son ami pendant ces jours de caprice, ou l'astre du Piemontais semblait palir dans le ciel de sa belle maitresse; mais Coconnas, qui eut egorge quinze personnes pour un seul clin d'oeil de sa dame, etait si peu jaloux de La Mole qu'il lui avait souvent fait a l'oreille, a la suite de ces inconsequences de la duchesse, certaines offres qui avaient fait rougir le Provencal. Il resulte de cet etat de choses que Henriette, que l'absence de La Mole privait de tous les avantages que lui procurait la compagnie de Coconnas, c'est-a-dire de son intarissable gaiete et de ses insatiables caprices de plaisir, vint un jour trouver Marguerite pour la supplier de lui rendre ce tiers oblige, sans lequel l'esprit et le coeur de Coconnas allaient s'evaporant de jour en jour. Marguerite, toujours compatissante et d'ailleurs pressee par les prieres de La Mole et les desirs de son propre coeur, donna rendez-vous pour le lendemain a Henriette dans la maison aux deux portes, afin d'y traiter a fond ces matieres dans une conversation que personne ne pourrait interrompre. Coconnas recut d'assez mauvaise grace le billet de Henriette qui le convoquait rue Tizon pour neuf heures et demie. Il ne s'en achemina pas moins vers le lieu du rendez-vous, ou il trouva Henriette deja courroucee d'etre arrivee la premiere. -- Fi! monsieur, dit-elle, que c'est mal appris de faire attendre ainsi... je ne dirai pas une princesse, mais une femme! -- Oh! attendre, dit Coconnas, voila bien un mot a vous, par exemple! je parie au contraire que nous sommes en avance. -- Moi, oui. -- Bah! moi aussi; il est tout au plus dix heures, je parie. -- Eh bien, mon billet portait neuf heures et demie. -- Aussi etais-je parti du Louvre a neuf heures, car je suis de service pres de M. le duc d'Alencon, soit dit en passant; ce qui fait que je serai oblige de vous quitter dans une heure. -- Ce qui vous enchante? -- Non, ma foi! attendu que M. d'Alencon est un maitre fort maussade et fort quinteux; et, que pour etre querelle, j'aime mieux l'etre par de jolies levres comme les votres que par une bouche de travers comme la sienne. -- Allons! dit la duchesse, voila qui est un peu mieux cependant... Vous disiez donc que vous etiez sorti a neuf heures du Louvre? -- Oh! mon Dieu, oui, dans l'intention de venir droit ici, quand, au coin de la rue de Grenelle, j'apercois un homme qui ressemble a La Mole. -- Bon! encore La Mole. -- Toujours, avec ou sans permission. -- Brutal! -- Bon! dit Coconnas, nous allons recommencer nos galanteries. -- Non, mais finissez-en avec vos recits. -- Ce n'est pas moi qui demande a les faire, c'est vous qui me demandez pourquoi je suis en retard. -- Sans doute; est-ce a moi d'arriver la premiere? -- Eh! vous n'avez personne a chercher, vous. -- Vous etes assommant, mon cher; mais continuez. Enfin, au coin de la rue de Grenelle, vous apercevez un homme qui ressemble a La Mole... Mais qu'avez-vous donc a votre pourpoint? du sang! -- Bon! en voila encore un qui m'aura eclabousse en tombant. -- Vous vous etes battu? -- Je le crois bien. -- Pour votre La Mole? -- Pour qui voulez-vous que je me batte? pour une femme? -- Merci! -- Je le suis donc, cet homme qui avait l'impudence d'emprunter des airs de mon ami. Je le rejoins a la rue Coquilliere, je le devance, je le regarde sous le nez a la lueur d'une boutique. Ce n'etait pas lui. -- Bon! c'etait bien fait. -- Oui, mais mal lui en a pris. Monsieur, lui ai-je dit, vous etes un fat de vous permettre de ressembler de loin a mon ami M. de La Mole, lequel est un cavalier accompli, tandis que de pres on voit bien que vous n'etes qu'un truand. Sur ce, il a mis l'epee a la main et moi aussi. A la troisieme passe, voyez le mal appris! il est tombe en m'eclaboussant. -- Et lui avez-vous porte secours, au moins? -- J'allais le faire quand est passe un cavalier. Ah! cette fois, duchesse, je suis sur que c'etait La Mole. Malheureusement le cheval courait au galop. Je me suis mis a courir apres le cheval, et les gens qui s'etaient rassembles pour me voir battre, a courir derriere moi. Or, comme on eut pu me prendre pour un voleur, suivi que j'etais de toute cette canaille qui hurlait apres mes chausses, j'ai ete oblige de me retourner pour la mettre en fuite, ce qui m'a fait perdre un certain temps. Pendant ce temps le cavalier avait disparu. Je me suis mis a sa poursuite, je me suis informe, j'ai demande, donne la couleur du cheval; mais, baste! inutile: personne ne l'avait remarque. Enfin, de guerre lasse, je suis venu ici. -- De guerre lasse! dit la duchesse; comme c'est obligeant! -- Ecoutez, chere amie, dit Coconnas en se renversant nonchalamment dans un fauteuil, vous m'allez encore persecuter a l'endroit de ce pauvre La Mole; eh bien! vous aurez tort: car enfin, l'amitie, voyez-vous... Je voudrais avoir son esprit ou sa science, a ce pauvre ami; je trouverais quelque comparaison qui vous ferait palper ma pensee... L'amitie, voyez-vous, c'est une etoile, tandis que l'amour... l'amour... eh bien, je la tiens, la comparaison... l'amour n'est qu'une bougie. Vous me direz qu'il y en a de plusieurs especes... -- D'amours? -- Non! de bougies, et que dans ces especes il y en a de preferables: la rose, par exemple... va pour la rose... c'est la meilleure; mais, toute rose qu'elle est, la bougie s'use, tandis que l'etoile brille toujours. A cela vous me repondrez que quand la bougie est usee on en met une autre dans le flambeau. -- Monsieur de Coconnas, vous etes un fat. -- La! -- Monsieur de Coconnas, vous etes un impertinent. -- La! la! -- Monsieur de Coconnas, vous etes un drole. -- Madame, je vous previens que vous allez me faire regretter trois fois plus La Mole. -- Vous ne m'aimez plus. -- Au contraire, duchesse, vous ne vous y connaissez pas, je vous idolatre. Mais je puis vous aimer, vous cherir, vous idolatrer, et, dans mes moments perdus, faire l'eloge de mon ami. -- Vous appelez vos moments perdus ceux ou vous etes pres de moi, alors? -- Que voulez-vous! ce pauvre La Mole, il est sans cesse present a ma pensee. -- Vous me le preferez, c'est indigne! Tenez, Annibal! je vous deteste. Osez etre franc, dites-moi que vous me le preferez. Annibal, je vous previens que si vous me preferez quelque chose au monde... -- Henriette, la plus belle des duchesses! pour votre tranquillite, croyez-moi, ne me faites point de questions indiscretes. Je vous aime plus que toutes les femmes, mais j'aime La Mole plus que tous les hommes. -- Bien repondu, dit soudain une voix etrangere. Et une tapisserie de damas soulevee devant un grand panneau, qui, en glissant dans l'epaisseur de la muraille, ouvrait une communication entre les deux appartements, laissa voir La Mole pris dans le cadre de cette porte, comme un beau portrait du Titien dans sa bordure doree. -- La Mole! cria Coconnas sans faire attention a Marguerite et sans se donner le temps de la remercier de la surprise qu'elle lui avait menagee; La Mole, mon ami, mon cher La Mole! Et il s'elanca dans les bras de son ami, renversant le fauteuil sur lequel il etait assis et la table qui se trouvait sur son chemin. La Mole lui rendit avec effusion ses accolades; mais tout en les lui rendant: -- Pardonnez-moi, madame, dit-il en s'adressant a la duchesse de Nevers, si mon nom prononce entre vous a pu quelquefois troubler votre charmant menage: certes, ajouta-t-il en jetant un regard d'indicible tendresse a Marguerite, il n'a pas tenu a moi que je vous revisse plus tot. -- Tu vois, dit a son tour Marguerite, tu vois Henriette, que j'ai tenu parole: le voici. -- Est-ce donc aux seules prieres de madame la duchesse que je dois ce bonheur? demanda La Mole. -- A ses seules prieres, repondit Marguerite. Puis se tournant vers La Mole: -- La Mole, continua-t-elle, je vous permets de ne pas croire un mot de ce que je dis. Pendant ce temps, Coconnas, qui avait dix fois serre son ami contre son coeur, qui avait tourne vingt fois autour de lui, qui avait approche un candelabre de son visage pour le regarder tout a son aise, alla s'agenouiller devant Marguerite et baisa le bas de sa robe. -- Ah! c'est heureux, dit la duchesse de Nevers: vous allez me trouver supportable a present. -- Mordi! s'ecria Coconnas, je vais vous trouver, comme toujours, adorable; seulement je vous le dirai de meilleur coeur, et puisse- je avoir la une trentaine de Polonais, de Sarmates et autres barbares hyperboreens, pour leur faire confesser que vous etes la reine des belles. -- Eh! doucement, doucement, Coconnas, dit La Mole, et madame Marguerite donc?... -- Oh! je ne m'en dedis pas, s'ecria Coconnas avec cet accent demi-bouffon qui n'appartenait qu'a lui, madame Henriette est la reine des belles, et madame Marguerite est la belle des reines. Mais, quoi qu'il put dire ou faire, le Piemontais, tout entier au bonheur d'avoir retrouve son cher La Mole, n'avait d'yeux que pour lui. -- Allons, allons, ma belle reine, dit madame de Nevers, venez, et laissons ces parfaits amis causer une heure ensemble; ils ont mille choses a se dire qui viendraient se mettre en travers de notre conversation. C'est dur pour nous, mais c'est le seul remede qui puisse, je vous en previens, rendre l'entiere sante a M. Annibal. Faites donc cela pour moi, ma reine! puisque j'ai la sottise d'aimer cette vilaine tete-la, comme dit son ami La Mole. Marguerite glissa quelques mots a l'oreille de La Mole, qui, si desireux qu'il fut de revoir son ami, aurait bien voulu que la tendresse de Coconnas fut moins exigeante... Pendant ce temps Coconnas essayait, a force de protestations, de ramener un franc sourire et une douce parole sur les levres de Henriette, resultat auquel il arriva facilement. Alors les deux femmes passerent dans la chambre a cote, ou les attendait le souper. Les deux amis demeurerent seuls. Les premiers details, on le comprend bien, que demanda Coconnas a son ami, furent ceux de la fatale soiree qui avait failli lui couter la vie. A mesure que La Mole avancait dans sa narration, le Piemontais, qui sur ce point cependant, on le sait, n'etait pas facile a emouvoir, frissonnait de tous ses membres. -- Et pourquoi, lui demanda-t-il, au lieu de courir les champs comme tu l'as fait, et de me donner les inquietudes que tu m'as donnees, ne t'es-tu point refugie pres de notre maitre? Le duc, qui t'avait defendu, t'aurait cache. J'eusse vecu pres de toi, et ma tristesse, quoique feinte, n'en eut pas moins abuse les niais de la cour. -- Notre maitre! dit La Mole a voix basse, le duc d'Alencon? -- Oui. D'apres ce qu'il m'a dit, j'ai du croire que c'est a lui que tu dois la vie. -- Je dois la vie au roi de Navarre, repondit La Mole. -- Oh! oh! fit Coconnas, en es-tu sur? -- A n'en point douter. -- Ah! le bon, l'excellent roi! Mais le duc d'Alencon, que faisait-il, lui, dans tout cela? -- Il tenait la corde pour m'etrangler. -- Mordi! s'ecria Coconnas, es-tu sur de ce que tu dis, La Mole? Comment! ce prince pale, ce roquet, ce piteux, etrangler mon ami! Ah! mordi! des demain je veux lui dire ce que je pense de cette action. -- Es-tu fou? -- C'est vrai, il recommencerait... Mais qu'importe? cela ne se passera point ainsi. -- Allons, allons, Coconnas, calme-toi, et tache de ne pas oublier que onze heures et demie viennent de sonner et que tu es de service ce soir. -- Je m'en soucie bien de son service! Ah! bon, qu'il compte la- dessus! Mon service! Moi, servir un homme qui a tenu la corde! ... Tu plaisantes! ... Non! ... C'est providentiel: il est dit que je devais te retrouver pour ne plus te quitter. Je reste ici. -- Mais malheureux, reflechis donc, tu n'es pas ivre. -- Heureusement; car si je l'etais, je mettrais le feu au Louvre. -- Voyons, Annibal, reprit La Mole, sois raisonnable. Retourne la- bas. Le service est chose sacree. -- Retournes-tu avec moi? -- Impossible. -- Penserait-on encore a te tuer? -- Je ne crois pas. Je suis trop peu important pour qu'il y ait contre moi un complot arrete, une resolution suivie. Dans un moment de caprice, on a voulu me tuer, et c'est tout: les princes etaient en gaiete ce soir-la. -- Que fais-tu, alors? -- Moi, rien: j'erre, je me promene. -- Eh bien, je me promenerai comme toi, j'errerai avec toi. C'est un charmant etat. Puis, si l'on t'attaque, nous serons deux, et nous leur donnerons du fil a retordre. Ah! qu'il vienne, ton insecte de duc! je le cloue comme un papillon a la muraille! -- Mais demande-lui un conge, au moins! -- Oui, definitif. -- Previens-le que tu le quittes, en ce cas. -- Rien de plus juste. J'y consens. Je vais lui ecrire. -- Lui ecrire, c'est bien leste, Coconnas, a un prince du sang! -- Oui, du sang! du sang de mon ami. Prends garde, s'ecria Coconnas en roulant ses gros yeux tragiques, prends garde que je m'amuse aux choses de l'etiquette! -- Au fait, se dit La Mole, dans quelques jours il n'aura plus besoin du prince, ni de personne; car s'il veut venir avec nous, nous l'emmenerons. Coconnas prit donc la plume sans plus longue opposition de son ami, et tout couramment composa le morceau d'eloquence que l'on va lire. "Monseigneur, "Il n'est pas que Votre Altesse, versee dans les auteurs de l'Antiquite comme elle l'est, ne connaisse l'histoire touchante d'Oreste et de Pylade, qui etaient deux heros fameux par leurs malheurs et par leur amitie. Mon ami La Mole n'est pas moins malheureux qu'Oreste, et moi je ne suis pas moins tendre que Pylade. Il a, dans ce moment-ci, de grandes occupations qui reclament mon aide. Il est donc impossible que je me separe de lui. Ce qui fait que, sauf l'approbation de Votre Altesse, je prends un petit conge, determine que je suis de m'attacher a sa fortune, quelque part qu'elle me conduise: c'est dire a Votre Altesse combien est grande la violence qui m'arrache de son service, en raison de quoi je ne desespere pas d'obtenir son pardon, et j'ose continuer de me dire avec respect, "De Votre Altesse royale, "Monseigneur, "Le tres humble et tres obeissant "ANNIBAL, COMTE DE COCONNAS, "ami inseparable de M. de La Mole." Ce chef-d'oeuvre termine, Coconnas le lut a haute voix a La Mole qui haussa les epaules. -- Eh bien, qu'en dis-tu? demanda Coconnas, qui n'avait pas vu le mouvement, ou qui avait fait semblant de ne pas le voir. -- Je dis, repondit La Mole, que M. d'Alencon va se moquer de nous. -- De nous? -- Conjointement. -- Cela vaut encore mieux, ce me semble, que de nous etrangler separement. -- Bah! dit La Mole en riant, l'un n'empechera peut-etre point l'autre. -- Eh bien, tant pis! arrive qu'arrive, j'envoie la lettre demain matin. Ou allons-nous coucher en sortant d'ici? -- Chez maitre La Huriere. Tu sais, dans cette petite chambre ou tu voulais me daguer quand nous n'etions pas encore Oreste et Pylade? -- Bien, je ferai porter ma lettre au Louvre par notre hote. En ce moment le panneau s'ouvrit. -- Eh bien, demanderent ensemble les deux princesses, ou sont Oreste et Pylade? -- Mordi! madame, repondit Coconnas, Pylade et Oreste meurent de faim et d'amour. Ce fut effectivement maitre La Huriere qui, le lendemain a neuf heures du matin, porta au Louvre la respectueuse missive de maitre Annibal de Coconnas. XIV Orthon Henri, meme apres le refus du duc d'Alencon qui remettait tout en question, jusqu'a son existence, etait devenu, s'il etait possible, encore plus grand ami du prince qu'il ne l'etait auparavant. Catherine conclut de cette intimite que les deux princes non seulement s'entendaient, mais encore conspiraient ensemble. Elle interrogea la-dessus Marguerite; mais Marguerite etait sa digne fille, et la reine de Navarre, dont le principal talent etait d'eviter une explication scabreuse, se garda si bien des questions de sa mere, qu'apres avoir repondu a toutes, elle la laissa plus embarrassee qu'auparavant. La Florentine n'eut donc plus pour la conduire que cet instinct intrigant qu'elle avait apporte de la Toscane, le plus intrigant des petits Etats de cette epoque, et ce sentiment de haine qu'elle avait puise a la cour de France, qui etait la cour la plus divisee d'interets et d'opinions de ce temps. Elle comprit d'abord qu'une partie de la force du Bearnais lui venait de son alliance avec le duc d'Alencon, et elle resolut de l'isoler. Du jour ou elle eut pris cette resolution, elle entoura son fils avec la patience et le talent du pecheur, qui, lorsqu'il a laisse tomber les plombs loin du poisson, les traine insensiblement jusqu'a ce que de tous cotes ils aient enveloppe sa proie. Le duc Francois s'apercut de ce redoublement de caresses, et de son cote fit un pas vers sa mere. Quant a Henri, il feignit de ne rien voir, et surveilla son allie de plus pres qu'il ne l'avait fait encore. Chacun attendait un evenement. Or, tandis que chacun etait dans l'attente de cet evenement, certain pour les uns, probable pour les autres, un matin que le soleil s'etait leve rose et distillant cette tiede chaleur et ce doux parfum qui annonce un beau jour, un homme pale, appuye sur un baton et marchant peniblement, sortit d'une petite maison sise derriere l'Arsenal et s'achemina par la rue du Petit-Musc. Vers la porte Saint-Antoine, et apres avoir longe cette promenade qui tournait comme une prairie marecageuse autour des fosses de la Bastille, il laissa le grand boulevard a sa gauche et entra dans le jardin de l'Arbalete, dont le concierge le recut avec de grandes salutations. Il n'y avait personne dans ce jardin, qui, comme l'indique son nom, appartenait a une societe particuliere: celle des arbaletriers. Mais, y eut-il eu des promeneurs, l'homme pale eut ete digne de tout leur interet, car sa longue moustache, son pas qui conservait une allure militaire, bien qu'il fut ralenti par la souffrance, indiquaient assez que c'etait quelque officier blesse dans une occasion recente qui essayait ses forces par un exercice modere et reprenait la vie au soleil. Cependant, chose etrange! lorsque le manteau dont, malgre la chaleur naissante, cet homme en apparence inoffensif etait enveloppe s'ouvrait, il laissait voir deux longs pistolets pendant aux agrafes d'argent de sa ceinture, laquelle serrait en outre un large poignard et soutenait une longue epee qu'il semblait ne pouvoir tirer, tant elle etait colossale, et qui, completant cet arsenal vivant, battait de son fourreau deux jambes amaigries et tremblantes. En outre, et pour surcroit de precautions, le promeneur, tout solitaire qu'il etait, lancait a chaque pas un regard scrutateur, comme pour interroger chaque detour d'allee, chaque buisson, chaque fosse. Ce fut ainsi que cet homme penetra dans le jardin, gagna paisiblement une espece de petite tonnelle donnant sur les boulevards, dont il n'etait separe que par une haie epaisse et un petit fosse qui formaient sa double cloture. La, il s'etendit sur un banc de gazon a portee d'une table ou le gardien de l'etablissement, qui joignait a son titre de concierge l'industrie de gargotier, vint au bout d'un instant lui apporter une espece de cordial. Le malade etait la depuis dix minutes et avait a plusieurs reprises porte a sa bouche la tasse de faience dont il degustait le contenu a petites gorgees, lorsque tout a coup son visage prit, malgre l'interessante paleur qui le couvrait, une expression effrayante. Il venait d'apercevoir, venant de la Croix-Faubin par un sentier qui est aujourd'hui la rue de Naples, un cavalier enveloppe d'un grand manteau, lequel s'arreta proche du bastion et attendit. Il y etait depuis cinq minutes, et l'homme au visage pale, que le lecteur a peut-etre deja reconnu pour Maurevel, avait a peine eu le temps de se remettre de l'emotion que lui avait causee sa presence, lorsqu'un jeune homme au justaucorps serre comme celui d'un page arriva par ce chemin qui fut depuis la rue des Fosses- Saint-Nicolas, et rejoignit le cavalier. Perdu dans sa tonnelle de feuillage, Maurevel pouvait tout voir et meme tout entendre sans peine, et quand on saura que le cavalier etait de Mouy et le jeune homme au justaucorps serre Orthon, on jugera si les oreilles et les yeux etaient occupes. L'un et l'autre regarderent autour d'eux avec la plus minutieuse attention; Maurevel retenait son souffle. -- Vous pouvez parler, monsieur, dit le premier Orthon, qui, etant le plus jeune, etait le plus confiant, personne ne nous voit ni ne nous ecoute. -- C'est bien, dit de Mouy. Tu vas allez chez madame de Sauve; tu remettras ce billet a elle-meme, si tu la trouves chez elle; si elle n'y est pas, tu le deposeras derriere le miroir ou le roi avait l'habitude de mettre les siens; puis tu attendras dans le Louvre. Si l'on te donne une reponse, tu l'apporteras ou tu sais; si tu n'en as pas, tu viendras me chercher ce soir avec un poitrinal a l'endroit que je t'ai designe et d'ou je sors. -- Bien, dit Orthon; je sais. -- Moi, je te quitte; j'ai fort affaire pendant toute la journee. Ne te hate pas, toi, ce serait inutile; tu n'as pas besoin d'arriver au Louvre avant qu'_il _y soit, et je crois qu'_il _prend une lecon de chasse au vol ce matin. Va, et montre-toi hardiment. Tu es retabli, tu viens remercier madame de Sauve des bontes qu'elle a eues pour toi pendant ta convalescence. Va, enfant, va. Maurevel ecoutait, les yeux fixes, les cheveux herisses, la sueur sur le front. Son premier mouvement avait ete de detacher un pistolet de son agrafe et d'ajuster de Mouy; mais un mouvement qui avait entrouvert son manteau lui avait montre sous ce manteau une cuirasse bien ferme et bien solide. Il etait donc probable que la balle s'aplatirait sur cette cuirasse, ou qu'elle frapperait dans quelque endroit du corps ou la blessure qu'elle ferait ne serait pas mortelle. D'ailleurs il pensa que de Mouy, vigoureux et bien arme, aurait bon marche de lui, blesse comme il l'etait, et, avec un soupir, il retira a lui son pistolet deja etendu vers le huguenot. -- Quel malheur, murmura-t-il, de ne pouvoir l'abattre ici sans autre temoin que ce brigandeau a qui mon second coup irait si bien! Mais en ce moment Maurevel reflechit que ce billet donne a Orthon, et qu'Orthon devait remettre a madame de Sauve, etait peut-etre plus important que la vie meme du chef huguenot. -- Ah! dit-il, tu m'echappes encore ce matin; soit. Eloigne-toi sain et sauf; mais j'aurai mon tour demain, dusse-je te suivre jusque dans l'enfer, dont tu es sorti pour me perdre si je ne te perds. En ce moment de Mouy croisa son manteau sur son visage et s'eloigna rapidement dans la direction des marais du Temple. Orthon reprit les fosses qui le conduisaient au bord de la riviere. Alors Maurevel, se soulevant avec plus de vigueur et d'agilite qu'il n'osait l'esperer, regagna la rue de la Cerisaie, rentra chez lui, fit seller un cheval, et tout faible qu'il etait, au risque de rouvrir ses blessures, prit au galop la rue Saint- Antoine, gagna les quais et s'enfonca dans le Louvre. Cinq minutes apres qu'il eut disparu sous le guichet, Catherine savait tout ce qui venait de se passer, et Maurevel recevait les mille ecus d'or qui lui avaient ete promis pour l'arrestation du roi de Navarre. -- Oh! dit alors Catherine, ou je me trompe bien, ou ce de Mouy sera la tache noire que Rene a trouvee dans l'horoscope de ce Bearnais maudit. Un quart d'heure apres Maurevel, Orthon entrait au Louvre, se faisait voir comme le lui avait recommande de Mouy, et gagnait l'appartement de madame de Sauve apres avoir parle a plusieurs commensaux du palais. Dariole seule etait chez sa maitresse; Catherine venait de faire demander cette derniere pour transcrire certaines lettres importantes, et depuis cinq minutes elle etait chez la reine. -- C'est bien, dit Orthon, j'attendrai. Et, profitant de sa familiarite dans la maison, le jeune homme passa dans la chambre a coucher de la baronne, et apres s'etre bien assure qu'il etait seul, il deposa le billet derriere le miroir. Au moment meme ou il eloignait sa main de la glace, Catherine entra. Orthon palit, car il semblait que le regard rapide et percant de la reine mere s'etait tout d'abord porte sur le miroir. -- Que fais-tu la, petit? demanda Catherine; ne cherches-tu point madame de Sauve? -- Oui, madame; il y avait longtemps que je ne l'avais vue, et en tardant encore a la venir remercier je craignais de passer pour un ingrat. -- Tu l'aimes donc bien, cette chere Charlotte? -- De toute mon ame, madame. -- Et tu es fidele, a ce qu'on dit? -- Votre Majeste comprendra que c'est une chose bien naturelle quand elle saura que madame de Sauve a eu de moi des soins que je ne meritais pas, n'etant qu'un simple serviteur. -- Et dans quelle occasion a-t-elle eu de toi ces soins? demanda Catherine, feignant d'ignorer l'evenement arrive au jeune garcon. -- Madame, lorsque je fus blesse. -- Ah! pauvre enfant! dit Catherine, tu as ete blesse? -- Oui, madame. -- Et quand cela? -- Le soir ou l'on vint pour arreter le roi de Navarre. J'eus si grand-peur en voyant des soldats, que je criai, j'appelai; l'un d'eux me donna un coup sur la tete et je tombai evanoui. -- Pauvre garcon! Et te voila bien retabli, maintenant? -- Oui, madame. -- De sorte que tu cherches le roi de Navarre pour rentrer chez lui? -- Non, madame. Le roi de Navarre, ayant appris que j'avais ose resiste aux ordres de Votre Majeste, m'a chasse sans misericorde. -- Vraiment! dit Catherine avec une intonation pleine d'interet. Eh bien, je me charge de cette affaire. Mais si tu attends madame de Sauve, tu l'attendras inutilement; elle est occupee au-dessus d'ici, chez moi, dans mon cabinet. Et Catherine, pensant qu'Orthon n'avait peut-etre pas eu le temps de cacher le billet derriere la glace, entra dans le cabinet de madame de Sauve pour laisser toute liberte au jeune homme. Au meme moment, et comme Orthon, inquiet de cette arrivee inattendue de la reine mere, se demandait si cette arrivee ne cachait pas quelque complot contre son maitre, il entendit frapper trois petits coups au plafond; c'etait le signal qu'il devait lui- meme donner a son maitre dans le cas de danger, quand son maitre etait chez madame de Sauve et qu'il veillait sur lui. Ces trois coups le firent tressaillir; une revelation mysterieuse l'eclaira, et il pensa que cette fois l'avis etait donne a lui- meme; il courut donc au miroir, et en retira le billet qu'il y avait deja pose. Catherine suivait, a travers une ouverture de la tapisserie, tous les mouvements de l'enfant; elle le vit s'elancer vers le miroir, mais elle ne sut si c'etait pour y cacher le billet ou pour l'en retirer. -- Eh bien, murmura l'impatiente Florentine, pourquoi tarde-t-il donc maintenant a partir? Et elle rentra aussitot dans la chambre le visage souriant. -- Encore ici, petit garcon? dit-elle. Eh bien! mais qu'attends-tu donc? Ne t'ai-je pas dit que je prenais en main le soin de ta petite fortune? Quand je te dis une chose, en doutes-tu? -- Oh! madame, Dieu m'en garde! repondit Orthon. Et l'enfant, s'approchant de la reine, mit un genou en terre, baisa le bas de sa robe et sortit rapidement. En sortant il vit dans l'antichambre le capitaine des gardes qui attendait Catherine. Cette vue n'etait pas faite pour eloigner ses soupcons; aussi ne fit-elle que les redoubler. De son cote Catherine n'eut pas plus tot vu la tapisserie de la portiere retomber derriere Orthon, qu'elle s'elanca vers le miroir. Mais ce fut inutilement qu'elle plongea derriere lui sa main tremblante d'impatience, elle ne trouva aucun billet. Et cependant elle etait sure d'avoir vu l'enfant s'approcher du miroir. C'etait donc pour reprendre et non pour deposer. La fatalite donnait une force egale a ses adversaires. Un enfant devenait un homme du moment ou il luttait contre elle. Elle remua, regarda, sonda: rien! ... -- Oh! le malheureux! s'ecria-t-elle. Je ne lui voulais cependant pas de mal, et voila qu'en retirant le billet il va au-devant de sa destinee. Hola! monsieur de Nancey, hola! La voix vibrante de la reine mere traversa le salon et penetra jusque dans l'antichambre ou se tenait, comme nous l'avons dit, le capitaine des gardes. M. de Nancey accourut. -- Me voila, dit-il, madame. Que desire Votre Majeste? -- Vous etes dans l'antichambre? -- Oui, madame. -- Vous avez vu sortir un jeune homme, un enfant? -- A l'instant meme. -- Il ne peut etre loin encore? -- A moitie de l'escalier a peine. -- Rappelez-le. -- Comment se nomme-t-il? -- Orthon. S'il refuse de revenir, ramenez-le de force. Cependant ne l'effrayez point s'il ne fait aucune resistance. Il faut que je lui parle a l'instant meme. Le capitaine des gardes s'elanca. Comme il l'avait prevu, Orthon etait a peine a moitie de l'escalier, car il descendait lentement dans l'esperance de rencontrer dans l'escalier ou d'apercevoir dans quelque corridor le roi de Navarre ou madame de Sauve. Il s'entendit rappeler et tressaillit. Son premier mouvement fut de fuir; mais avec une puissance de reflexion au-dessus de son age, il comprit que s'il fuyait il perdait tout. Il s'arreta donc. -- Qui m'appelle? -- Moi, M. de Nancey, repondit le capitaine des gardes en se precipitant par les montees. -- Mais je suis bien presse, dit Orthon. -- De la part de Sa Majeste la reine mere, reprit M. de Nancey en arrivant pres de lui. L'enfant essuya la sueur qui coulait sur son front et remonta. Le capitaine le suivit par-derriere. Le premier plan qu'avait forme Catherine etait d'arreter le jeune homme, de le faire fouiller et de s'emparer du billet dont elle le savait porteur; en consequence, elle avait songe a l'accuser de vol, et deja avait detache de la toilette une agrafe de diamants dont elle voulait faire peser la soustraction sur l'enfant; mais elle reflechit que le moyen etait dangereux, en ceci qu'il eveillait les soupcons du jeune homme, lequel prevenait son maitre, qui alors se defiait, et dans sa defiance ne donnait point prise sur lui. Sans doute elle pouvait faire conduire le jeune homme dans quelque cachot; mais le bruit de l'arrestation, si secretement qu'elle se fit, se repandrait dans le Louvre, et un seul mot de cette arrestation mettrait Henri sur ses gardes. Il fallait cependant a Catherine ce billet, car un billet de M. de Mouy au roi de Navarre, un billet recommande avec tant de soin devait renfermer toute une conspiration. Elle replaca donc l'agrafe ou elle l'avait prise. -- Non, non, dit-elle, idee de sbire; mauvaise idee. Mais pour un billet... qui peut-etre n'en vaut pas la peine, continua-t-elle en froncant les sourcils, et en parlant si bas qu'elle-meme pouvait a peine entendre le bruit de ses paroles. Eh! ma foi, ce n'est point ma faute; c'est la sienne. Pourquoi le petit brigand n'a-t-il point mis le billet ou il devait le mettre? Ce billet, il me le faut. En ce moment Orthon rentra. Sans doute le visage de Catherine avait une expression terrible, car le jeune homme s'arreta palissant sur le seuil. Il etait encore trop jeune pour etre parfaitement maitre de lui-meme. -- Madame, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de me rappeler; en quelle chose puis-je etre bon a Votre Majeste? Le visage de Catherine s'eclaira, comme si un rayon de soleil fut venu le mettre en lumiere. -- Je t'ai fait appeler, enfant, dit-elle, parce que ton visage me plait, et que t'ayant fait une promesse, celle de m'occuper de ta fortune, je veux tenir cette promesse sans retard. On nous accuse, nous autres reines, d'etre oublieuses. Ce n'est point notre coeur qui l'est, c'est notre esprit, emporte par les evenements. Or, je me suis rappele que les rois tiennent dans leurs mains la fortune des hommes, et je t'ai rappele. Viens, mon enfant, suis-moi. M. de Nancey, qui prenait la scene au serieux, regardait cet attendrissement de Catherine avec un grand etonnement. -- Sais-tu monter a cheval, petit? demanda Catherine. -- Oui, madame. -- En ce cas, viens dans mon cabinet. Je vais te remettre un message que tu porteras a Saint-Germain. -- Je suis aux ordres de Votre Majeste. -- Faites-lui preparer un cheval, Nancey. M. de Nancey disparut. -- Allons, enfant, dit Catherine. Et elle marcha la premiere. Orthon la suivit. La reine mere descendit un etage, puis elle s'engagea dans le corridor ou etaient les appartements du roi et du duc d'Alencon, gagna l'escalier tournant, descendit encore un etage, ouvrit une porte qui aboutissait a une galerie circulaire dont nul, excepte le roi et elle, n'avait la clef, fit entrer Orthon, entra ensuite, et tira derriere elle la porte. Cette galerie entourait comme un rempart certaines portions des appartements du roi et de la reine mere. C'etait, comme la galerie du chateau Saint-Ange a Rome et celle du palais Pitti a Florence, une retraite menagee en cas de danger. La porte tiree, Catherine se trouva enfermee avec le jeune homme dans ce corridor obscur. Tous deux firent une vingtaine de pas, Catherine marchant devant, Orthon suivant Catherine. Tout a coup Catherine se retourna, et Orthon retrouva sur son visage la meme expression sombre qu'il y avait vue dix minutes auparavant. Ses yeux, ronds comme ceux d'une chatte ou d'une panthere, semblaient jeter du feu dans l'obscurite. -- Arrete! dit-elle. Orthon sentit un frisson courir dans ses epaules: un froid mortel, pareil a un manteau de glace, tombait de cette voute; le parquet semblait morne, comme le couvercle d'une tombe; le regard de Catherine etait aigu, si cela peut se dire, et penetrait dans la poitrine du jeune homme. Il se recula en se rangeant tout tremblant contre la muraille. -- Ou est le billet que tu etais charge de remettre au roi de Navarre? -- Le billet? balbutia Orthon. -- Oui, ou de deposer en son absence derriere le miroir? -- Moi, madame? dit Orthon. Je ne sais ce que vous voulez dire. -- Le billet que de Mouy t'a remis, il y a une heure, derriere le jardin de l'Arbalete. -- Je n'ai point de billet, dit Orthon; Votre Majeste se trompe bien certainement. -- Tu mens, dit Catherine. Donne le billet, et je tiens la promesse que je t'ai faite. -- Laquelle, madame? -- Je t'enrichis. -- Je n'ai point de billet, madame, reprit l'enfant. Catherine commenca un grincement de dents qui s'acheva par un sourire. -- Veux-tu me le donner, dit-elle, et tu auras mille ecus d'or? -- Je n'ai pas de billet, madame. -- Deux mille ecus. -- Impossible. Puisque je n'en ai pas, je ne puis vous le donner. -- Dix mille ecus, Orthon. Orthon, qui voyait la colere monter comme une maree du coeur au front de la reine, pensa qu'il n'avait qu'un moyen de sauver son maitre, c'etait d'avaler le billet. Il porta la main a sa poche. Catherine devina son intention et arreta sa main. -- Allons! enfant! dit-elle en riant. Bien, tu es fidele. Quand les rois veulent s'attacher un serviteur, il n'y a point de mal qu'ils s'assurent si c'est un coeur devoue. Je sais a quoi m'en tenir sur toi maintenant. Tiens, voici ma bourse comme premiere recompense. Va porter ce billet a ton maitre, et annonce-lui qu'a partir d'aujourd'hui tu es a mon service. Va, tu peux sortir sans moi par la porte qui nous a donne passage: elle s'ouvre en dedans. Et Catherine, deposant la bourse dans la main du jeune homme stupefait, fit quelques pas en avant et posa sa main sur le mur. Cependant le jeune homme demeurait debout et hesitant. Il ne pouvait croire que le danger qu'il avait senti s'abattre sur sa tete se fut eloigne. -- Allons, ne tremble donc pas ainsi, dit Catherine; ne t'ai-je pas dit que tu etais libre de t'en aller, et que si tu voulais revenir ta fortune serait faite? -- Merci, madame, dit Orthon. Ainsi, vous me faites grace? -- Il y a plus, je te recompense; tu es un bon porteur de billet doux, un gentil messager d'amour; seulement tu oublies que ton maitre t'attend. -- Ah! c'est vrai, dit le jeune homme en s'elancant vers la porte. Mais a peine eut-il fait trois pas que le parquet manqua sous ses pieds. Il trebucha, etendit les deux mains, poussa un horrible cri, disparut abime dans l'oubliette du Louvre, dont Catherine venait de pousser le ressort. -- Allons, murmura Catherine, maintenant grace a la tenacite de ce drole, il me va falloir descendre cent cinquante marches. Catherine rentra chez elle, alluma une lanterne sourde, revint dans le corridor, replaca le ressort, ouvrit la porte d'un escalier a vis qui semblait s'enfoncer dans les entrailles de la terre, et, pressee par la soif insatiable d'une curiosite qui n'etait que le ministre de sa haine, elle parvint a une porte de fer qui s'ouvrait en retour et donnait sur le fond de l'oubliette. C'est la que, sanglant, broye, ecrase par une chute de cent pieds, mais cependant palpitant encore, gisait le pauvre Orthon. Derriere l'epaisseur du mur on entendait rouler l'eau de la Seine, qu'une infiltration souterraine amenait jusqu'au fond de l'escalier. Catherine entra dans la fosse humide et nauseabonde qui, depuis qu'elle existait, avait du etre temoin de bien des chutes pareilles a celle qu'elle venait de voir, fouilla le corps, saisit la lettre, s'assura que c'etait bien celle qu'elle desirait avoir, repoussa du pied le cadavre, appuya le pouce sur un ressort: le fond bascula, et le cadavre glissant, emporte par son propre poids, disparut dans la direction de la riviere. Puis refermant la porte, elle remonta, s'enferma dans son cabinet, et lut le billet qui etait concu en ces termes: "Ce soir, a dix heures, rue de l'Arbre-Sec, hotel de la Belle- Etoile. Si vous venez, ne repondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur. DE MOUY DE SAINT-PHALE." En lisant ce billet, il n'y avait qu'un sourire sur les levres de Catherine; elle songeait seulement a la victoire qu'elle allait remporter, oubliant completement a quel prix elle achetait cette victoire. Mais aussi, qu'etait-ce qu'Orthon? Un coeur fidele, une ame devouee, un enfant jeune et beau; voila tout. Cela, on le pense bien, ne pouvait pas faire pencher un instant le plateau de cette froide balance ou se pesent les destines des empires. Le billet lu, Catherine remonta immediatement chez madame de Sauve, et le placa derriere le miroir. En descendant, elle retrouva a l'entree du corridor le capitaine des gardes. -- Madame, dit M. de Mancey, selon les ordres qu'a donnes Votre Majeste, le cheval est pret. -- Mon cher baron, dit Catherine, le cheval est inutile, j'ai fait causer ce garcon, et il est veritablement trop sot pour le charger de l'emploi que je lui voulais confier. Je le prenais pour un laquais, et c'etait tout au plus un palefrenier; je lui ai donne quelque argent, et l'ai renvoye par le petit guichet. -- Mais, dit M. de Nancey, cette commission? -- Cette commission? repeta Catherine. -- Oui, qu'il devait faire a Saint-Germain, Votre Majeste veut- elle que je la fasse, ou que je la fasse faire par quelqu'un de mes hommes? -- Non, non, dit Catherine, vous et vos hommes aurez ce soir autre chose a faire. Et Catherine rentra chez elle, esperant bien ce soir-la tenir entre ses mains le sort de ce damne roi de Navarre. XV L'hotellerie de la Belle-Etoile Deux heures apres l'evenement que nous avons raconte, et dont nulle trace n'etait restee meme sur la figure de Catherine, madame de Sauve, ayant fini son travail chez la reine, remonta dans son appartement. Derriere elle Henri rentra; et, ayant su de Dariole qu'Orthon etait venu, il alla droit a la glace et prit le billet. Il etait, comme nous l'avons dit, concu en ces termes: "Ce soir, a dix heures, rue de l'Arbre-Sec, hotel de la Belle- Etoile. Si vous venez, ne repondez rien; si vous ne venez pas, dites non au porteur." De suscription, il n'y en avait point. -- Henri ne manquera pas d'aller au rendez-vous, dit Catherine, car eut-il envie de n'y point aller, il ne trouvera plus maintenant le porteur pour lui dire non. Sur ce point, Catherine ne s'etait point trompee. Henri s'informa d'Orthon, Dariole lui dit qu'il etait sorti avec la reine mere; mais, comme il trouva le billet a sa place et qu'il savait le pauvre enfant incapable de trahison, il ne concut aucune inquietude. Il dina comme de coutume a la table du roi, qui railla fort Henri sur les maladresses qu'il avait faites dans la matinee a la chasse au vol. Henri s'excusa sur ce qu'il etait homme de montagne et non homme de la plaine, mais il promit a Charles d'etudier la volerie. Catherine fut charmante, et, en se levant de table, pria Marguerite de lui tenir compagnie toute la soiree. A huit heures, Henri prit deux gentilshommes, sortit avec eux par la porte Saint-Honore, fit un long detour, rentra par la tour de Bois, passa la Seine au bac de Nesle, remonta jusqu'a la rue Saint-Jacques, et la il les congedia, comme s'il eut ete en aventure amoureuse. Au coin de la rue des Mathurins, il trouva un homme a cheval enveloppe d'un manteau; il s'approcha de lui. -- Mantes, dit l'homme. -- Pau, repondit le roi. L'homme mit aussitot pied a terre. Henri s'enveloppa du manteau qui etait tout crotte, monta sur le cheval qui etait tout fumant, revint par la rue de La Harpe, traversa le pont Saint-Michel, enfila la rue Barthelemy, passa de nouveau la riviere sur le Pont-Aux-Meuniers, descendit les quais, prit la rue de l'Arbre-Sec, et s'en vint heurter a la porte de maitre La Huriere. La Mole etait dans la salle que nous connaissons, et ecrivait une longue lettre d'amour a qui vous savez. Coconnas etait dans la cuisine avec La Huriere, regardant tourner six perdreaux, et discutant avec son ami l'hotelier sur le degre de cuisson auquel il etait convenable de tirer les perdreaux de la broche. Ce fut en ce moment que Henri frappa. Gregoire alla ouvrir, et conduisit le cheval a l'ecurie, tandis que le voyageur entrait en faisant resonner ses bottes sur le plancher, comme pour rechauffer ses pieds engourdis. -- Eh! maitre La Huriere, dit La Mole tout en ecrivant, voici un gentilhomme qui vous demande. La Huriere s'avanca, toisa Henri des pieds a la tete, et comme son manteau de gros drap ne lui inspirait pas une grande veneration: -- Qui etes-vous? demanda-t-il au roi. -- Eh! sang-dieu! dit Henri montrant La Mole, monsieur vient de vous le dire, je suis un gentilhomme de Gascogne qui vient a Paris pour se produire a la cour. -- Que voulez-vous? -- Une chambre et un souper. -- Hum! fit La Huriere, avez-vous un laquais? C'etait, on le sait, la question habituelle. -- Non, repondit Henri; mais je compte bien en prendre un des que j'aurai fait fortune. -- Je ne loue pas de chambre de maitre sans chambre de laquais, dit La Huriere. -- Meme si je vous offre de vous payer votre souper un noble a la rose, quitte a faire notre prix demain? -- Oh! oh! vous etes bien genereux, mon gentilhomme! dit La Huriere en regardant Henri avec defiance. -- Non; mais dans la croyance que je passerais la soiree et la nuit dans votre hotel, que m'avait fort recommande un seigneur de mon pays, qui l'habite, j'ai invite un ami a venir souper avec moi. Avez-vous du bon vin d'Arbois? -- J'en ai que le Bearnais n'en boit pas de meilleur. -- Bon! je le paie a part. Ah! justement, voici mon convive. Effectivement la porte venait de s'ouvrir, et avait donne passage a un second gentilhomme de quelques annees plus age que le premier, trainant a son cote une immense rapiere. -- Ah! ah! dit-il, vous etes exact, mon jeune ami. Pour un homme qui vient de faire deux cents lieues, c'est beau d'arriver a la minute. -- Est-ce votre convive? demanda La Huriere. -- Oui, dit le premier venu en allant au jeune homme a la rapiere et en lui serrant la main; servez-nous a souper. -- Ici, ou dans votre chambre? -- Ou vous voudrez. -- Maitre, fit La Mole en appelant La Huriere, debarrassez-nous de ces figures de huguenots; nous ne pourrions pas, devant eux, Coconnas et moi, dire un mot de nos affaires. -- Dressez le souper dans la chambre numero 2, au troisieme, dit La Huriere. Montez, messieurs, montez. Les deux voyageurs suivirent Gregoire, qui marcha devant eux en les eclairant. La Mole les suivit des yeux jusqu'a ce qu'ils eussent disparu; et, se retournant alors, il vit Coconnas, dont la tete sortait de la cuisine. Deux gros yeux fixes et une bouche ouverte donnaient a cette tete un air d'etonnement remarquable. La Mole s'approcha de lui. -- Mordi! lui dit Coconnas, as-tu vu? -- Quoi? -- Ces deux gentilshommes? -- Eh bien? -- Je jurerais que c'est... -- Qui? -- Mais... le roi de Navarre et l'homme au manteau rouge. -- Jure si tu veux, mais pas trop haut. -- Tu as donc reconnu aussi? -- Certainement. -- Que viennent-ils faire ici? -- Quelque affaire d'amourettes. -- Tu crois? -- J'en suis sur. -- La Mole, j'aime mieux des coups d'epee que ces amourettes-la. Je voulais jurer tout a l'heure, je parie maintenant. -- Que paries-tu? -- Qu'il s'agit de quelque conspiration. -- Ah! tu es fou. -- Et moi, je te dis... -- Je te dis que s'ils conspirent cela les regarde. -- Ah! c'est vrai. Au fait, dit Coconnas, je ne suis plus a M. d'Alencon; qu'ils s'arrangent comme bon leur semblera. Et comme les perdreaux paraissaient arrives au degre de cuisson ou les aimait Coconnas, le Piemontais, qui en comptait faire la meilleure portion de son diner, appela maitre La Huriere pour qu'il les tirat de la broche. Pendant ce temps, Henri et de Mouy s'installaient dans leur chambre. -- Eh bien, Sire, dit de Mouy quand Gregoire eut dresse la table, vous avez vu Orthon? -- Non; mais j'ai eu le billet qu'il a depose au miroir. L'enfant aura pris peur, a ce que je presume; car la reine Catherine est venue, tandis qu'il etait la, si bien qu'il s'en est alle sans m'attendre. J'ai eu un instant quelque inquietude, car Dariole m'a dit que la reine mere l'a fait longuement causer. -- Oh! il n'y a pas de danger, le drole est adroit; et quoique la reine mere sache son metier, il lui donnera du fil a retordre, j'en suis sur. -- Et vous, de Mouy, l'avez-vous revu? demanda Henri. -- Non, mais je le reverrai ce soir; a minuit il doit me revenir prendre ici avec un bon poitrinal; il me contera cela en nous en allant. -- Et l'homme qui etait au coin de la rue des Mathurins? -- Quel homme? -- L'homme dont j'ai le cheval et le manteau, en etes-vous sur? -- C'est un de nos plus devoues. D'ailleurs, il ne connait pas Votre Majeste, et il ignore a qui il a eu affaire. -- Nous pouvons alors causer de nos affaires en toute tranquillite? -- Sans aucun doute. D'ailleurs La Mole fait le guet. -- A merveille. -- Eh bien, Sire, que dit M. d'Alencon? -- M. d'Alencon ne veut plus partir, de Mouy; il s'est explique nettement a ce sujet. L'election du duc d'Anjou au trone de Pologne et l'indisposition du roi ont change tous ses desseins. -- Ainsi, c'est lui qui a fait manquer tout notre plan? -- Oui. -- Il nous trahit, alors? -- Pas encore; mais il nous trahira a la premiere occasion qu'il trouvera. -- Coeur lache! esprit perfide! pourquoi n'a-t-il pas repondu aux lettres que je lui ai ecrites? -- Pour avoir des preuves et n'en pas donner. En attendant tout est perdu, n'est-ce pas, de Mouy? -- Au contraire, Sire, tout est gagne. Vous savez bien que le parti tout entier, moins la fraction du prince de Conde, etait pour vous, et ne se servait du duc, avec lequel il avait eu l'air de se mettre en relation, que comme d'une sauvegarde. Eh bien! depuis le jour de la ceremonie, j'ai tout relie, tout rattache a vous. Cent hommes vous suffisaient pour fuir avec le duc d'Alencon, j'en ai leve quinze cents; dans huit jours ils seront prets, echelonnes sur la route de Pau. Ce ne sera plus une fuite, ce sera une retraite. Quinze cents hommes vous suffiront-ils, Sire, et vous croirez-vous en surete avec une armee? Henri sourit, et lui frappant sur l'epaule: -- Tu sais, de Mouy, lui dit-il, et tu es seul a le savoir, que le roi de Navarre n'est pas de son naturel aussi effraye qu'on le croit. -- Eh! mon Dieu! je le sais, Sire, et j'espere qu'avant qu'il soit longtemps la France tout entiere le saura comme moi. -- Mais quand on conspire, il faut reussir. La premiere condition de la reussite est la decision; et pour que la decision soit rapide, franche, incisive, il faut etre convaincu qu'on reussira. -- Eh bien! Sire, quels sont les jours ou il y a chasse? -- Tous les huit ou dix jours, soit a courre, soit au vol. -- Quand a-t-on chasse? -- Aujourd'hui meme. -- D'aujourd'hui en huit ou dix jours, on chassera donc encore? -- Sans aucun doute, peut-etre meme avant. -- Ecoutez; tout me semble parfaitement calme: le duc d'Anjou est parti; on ne pense plus a lui. Le roi se remet de jour en jour de son indisposition. Les persecutions contre nous ont a peu pres cesse. Faites les doux yeux a la reine mere, faites les doux yeux a M. d'Alencon: dites-lui toujours que vous ne pouvez partir sans lui: tachez qu'il le croie, ce qui est plus difficile. -- Sois tranquille, il le croira. -- Croyez-vous qu'il ait si grande confiance en vous? -- Non pas, Dieu m'en garde! mais il croit tout ce que lui dit la reine. -- Et la reine nous sert franchement, elle? -- Oh! j'en ai la preuve. D'ailleurs elle est ambitieuse, et cette couronne de Navarre absente lui brule le front. -- Eh bien! trois jours avant cette chasse, faites-moi dire ou elle aura lieu: si c'est a Bondy, a Saint-Germain ou a Rambouillet; ajoutez que vous etes pret, et quand vous verrez M. de La Mole piquer devant vous, suivez-le, et piquez ferme. Une fois hors de la foret, si la reine mere veut vous avoir, il faudra qu'elle coure apres vous; or, ses chevaux normands ne verront pas meme, je l'espere, les fers de nos chevaux barbes et de nos genets d'Espagne. -- C'est dit, de Mouy. -- Avez-vous de l'argent, Sire? Henri fit la grimace que toute sa vie il fit a cette question. -- Pas trop, dit-il; mais je crois que Margot en a. -- Eh bien, soit a vous, soit a elle, emportez-en le plus que vous pourrez. -- Et toi, en attendant, que vas-tu faire? -- Apres m'etre occupe des affaires de Votre Majeste assez activement, comme elle voit, Votre Majeste me permettra-t-elle de m'occuper un peu des miennes? -- Fais, de Mouy, fais; mais quelles sont tes affaires? -- Ecoutez, Sire, Orthon m'a dit (c'est un garcon fort intelligent que je recommande a Votre Majeste), Orthon m'a dit hier avoir rencontre pres de l'Arsenal ce brigand de Maurevel, qui est retabli grace aux soins de Rene, et qui se rechauffe au soleil comme un serpent qu'il est. -- Ah! oui, je comprends, dit Henri. -- Ah! vous comprenez, bon... Vous serez roi un jour, vous, Sire, et si vous avez quelque vengeance du genre de la mienne a accomplir, vous l'accomplirez en roi. Je suis un soldat, et je dois me venger en soldat. Donc quand toutes nos petites affaires seront arrangees, ce qui donnera a ce brigand la cinq ou six journees encore pour se remettre, j'irai, moi aussi, faire un tour du cote de l'Arsenal, et je le clouerai au gazon de quatre bons coups de rapiere, apres quoi je quitterai Paris le coeur moins gros. -- Fais tes affaires, mon ami, fais tes affaires, dit le Bearnais. A propos, tu es content de La Mole, n'est-ce pas? -- Ah! charmant garcon qui vous est devoue corps et ame, Sire, et sur lequel vous pouvez compter comme sur moi... brave... -- Et surtout discret; aussi nous suivra-t-il en Navarre, de Mouy; une fois arrives la, nous chercherons ce que nous devrons faire pour le recompenser. Comme Henri achevait ces mots avec son sourire narquois, la porte s'ouvrit ou plutot s'enfonca, et celui dont on faisait l'eloge au moment meme parut, pale et agite. -- Alerte, Sire, s'ecria-t-il; alerte! la maison est cernee. -- Cernee! s'ecria Henri en se levant; par qui? -- Par les gardes du roi. -- Oh! oh! dit de Mouy en tirant ses pistolets de sa ceinture, bataille, a ce qu'il parait. -- Ah! oui, dit La Mole, il s'agit bien de pistolets et de bataille! que voulez-vous faire contre cinquante hommes? -- Il a raison, dit le roi, et s'il y avait quelque moyen de retraite... -- Il y en a un qui m'a deja servi a moi, et si Votre Majeste veut me suivre... -- Et de Mouy? -- M. de Mouy peut nous suivre aussi, s'il veut: mais il faut que vous vous pressiez tous deux. On entendit des pas dans l'escalier. -- Il est trop tard, dit Henri. -- Ah! si l'on pouvait seulement les occuper pendant cinq minutes, s'ecria La Mole, je repondrais du roi. -- Alors, repondez-en, monsieur, dit de Mouy; je me charge de les occuper, moi. Allez, Sire, allez. -- Mais que feras-tu? -- Ne vous inquietez pas, Sire; allez toujours. Et de Mouy commenca par faire disparaitre l'assiette, la serviette et le verre du roi, de facon qu'on put croire qu'il etait seul a table. -- Venez, Sire, venez, s'ecria La Mole en prenant le roi par le bras et l'entrainant dans l'escalier. -- De Mouy! mon brave de Mouy! s'ecria Henri en tendant la main au jeune homme. De Mouy baisa cette main, poussa Henri hors de la chambre, et en referma derriere lui la porte au verrou. -- Oui, oui, je comprends, dit Henri; il va se faire prendre, lui, tandis que nous nous sauverons, nous; mais qui diable peut nous avoir trahis? -- Venez, Sire, venez; ils montent, ils montent. En effet, la lueur des flambeaux commencait a ramper le long de l'etroit escalier, tandis qu'on entendait au bas comme une espece de cliquetis d'epee. -- Alerte! Sire! alerte! dit La Mole. Et, guidant le roi dans l'obscurite, il lui fit monter deux etages, poussa la porte d'une chambre qu'il referma au verrou, et allant ouvrir la fenetre d'un cabinet: -- Sire, dit-il, Votre Majeste craint-elle beaucoup les excursions sur les toits? -- Moi? dit Henri; allons donc, un chasseur d'isards! -- Eh bien, que Votre Majeste me suive; je connais le chemin et vais lui servir de guide. -- Allez, allez, dit Henri, je vous suis. Et La Mole enjamba le premier, suivit un large rebord faisant gouttiere, au bout duquel il trouva une vallee formee par deux toits; sur cette vallee s'ouvrait une mansarde sans fenetre et donnant dans un grenier inhabite. -- Sire, dit La Mole, vous voici au port. -- Ah! ah! dit Henri, tant mieux. Et il essuya son front pale ou perlait la sueur. -- Maintenant, dit La Mole, les choses vont aller toutes seules; le grenier donne sur l'escalier, l'escalier aboutit a une allee et cette allee conduit a la rue. J'ai fait le meme chemin, Sire, par une nuit bien autrement terrible que celle-ci. -- Allons, allons, dit Henri, en avant! La Mole se glissa le premier par la fenetre beante, gagna la porte mal fermee, l'ouvrit, se trouva en haut d'un escalier tournant, et mettant dans la main du roi la corde qui servait de rampe: -- Venez, Sire, dit-il. Au milieu de l'escalier Henri s'arreta; il etait arrive devant une fenetre; cette fenetre donnait sur la cour de l'hotellerie de la Belle-Etoile. On voyait dans l'escalier en face courir des soldats, les uns portant a la main des epees et les autres des flambeaux. Tout a coup, au milieu d'un groupe, le roi de Navarre apercut de Mouy. Il avait rendu son epee et descendait tranquillement. -- Pauvre garcon, dit Henri; coeur brave et devoue! -- Ma foi, Sire, dit La Mole, Votre Majeste remarquera qu'il a l'air fort calme; et, tenez, meme il rit! Il faut qu'il medite quelque bon tour, car, vous le savez, il rit rarement. -- Et ce jeune homme qui etait avec vous? -- M. de Coconnas? demanda La Mole. -- Oui, M. de Coconnas, qu'est-il devenu? -- Oh! Sire, je ne suis point inquiet de lui. En apercevant les soldats, il ne m'a dit qu'un mot:" -- Risquons-nous quelque chose?" -- La tete, lui ai-je repondu." -- Et te sauveras-tu, toi?" -- Je l'espere. " -- Eh bien, moi aussi," a-t-il repondu. Et je vous jure qu'il se sauvera, Sire. Quand on prendra Coconnas, je vous en reponds, c'est qu'il lui conviendra de se laisser prendre. -- Alors, dit Henri, tout va bien, tout va bien; tachons de regagner le Louvre. -- Ah! mon Dieu, fit La Mole, rien de plus facile, Sire; enveloppons-nous de nos manteaux et sortons. La rue est pleine de gens accourus au bruit, on nous prendra pour des curieux. En effet, Henri et La Mole trouverent la porte ouverte, et n'eprouverent d'autre difficulte pour sortir que le flot de populaire qui encombrait la rue. Cependant tous deux parvinrent a se glisser par la rue d'Averon; mais en arrivant rue des Poulies, ils virent, traversant la place Saint-Germain-l'Auxerrois, de Mouy et son escorte conduits par le capitaine des gardes, M. de Nancey. -- Ah! ah! dit Henri, on le conduit au Louvre, a ce qu'il parait. Diable! les guichets vont etre fermes... On prendra les noms de tous ceux qui rentreront; et si l'on me voit rentrer apres lui, ce sera une probabilite que j'etais avec lui. -- Eh bien! mais, Sire, dit La Mole, rentrez au Louvre autrement que par le guichet. -- Comment diable veux-tu que j'y rentre? -- Votre Majeste n'a-t-elle point la fenetre de la reine de Navarre? -- Ventre-saint-gris! monsieur de la Mole, dit Henri, vous avez raison. Et moi qui n'y pensais pas! ... Mais comment prevenir la reine? -- Oh! dit La Mole en s'inclinant avec une respectueuse reconnaissance, Votre Majeste lance si bien les pierres! XVI De Mouy de Saint-Phale Cette fois, Catherine avait si bien pris ses precautions qu'elle croyait etre sure de son fait. En consequence, vers dix heures, elle avait renvoye Marguerite, bien convaincue, c'etait d'ailleurs la verite, que la reine de Navarre ignorait ce qui se tramait contre son mari, et elle etait passee chez le roi, le priant de retarder son coucher. Intrigue par l'air de triomphe qui, malgre sa dissimulation habituelle, epanouissait le visage de sa mere, Charles questionna Catherine, qui lui repondit seulement ces mots: -- Je ne puis dire qu'une chose a Votre Majeste, c'est que ce soir elle sera delivree de ses deux plus cruels ennemis. Charles fit ce mouvement de sourcil d'un homme qui dit en lui- meme: C'est bien, nous allons voir. Et sifflant son grand levrier, qui vient a lui se trainant sur le ventre comme un serpent et posa sa tete fine et intelligente sur le genou de son maitre, il attendit. Au bout de quelques minutes, que Catherine passa les yeux fixes et l'oreille tendue, on entendit un coup de pistolet dans la cour du Louvre. -- Qu'est-ce que ce bruit? demanda Charles en froncant le sourcil, tandis que le levrier se relevait par un mouvement brusque en redressant les oreilles. -- Rien, dit Catherine; un signal, voila tout. -- Et que signifie ce signal? -- Il signifie qu'a partir de ce moment, Sire, votre unique, votre veritable ennemi, est hors de vous nuire. -- Vient-on de tuer un homme? demanda Charles en regardant sa mere avec cet oeil de maitre qui signifie que l'assassinat et la grace sont deux attributs inherents a la puissance royale. -- Non, Sire; on vient seulement d'en arreter deux. -- Oh! murmura Charles, toujours des trames cachees, toujours des complots dont le roi n'est pas. Mort-diable! ma mere, je suis grand garcon cependant, assez grand garcon pour veiller sur moi- meme, et n'ai besoin ni de lisiere ni de bourrelet. Allez-vous-en en Pologne avec votre fils Henri, si vous voulez regner; mais ici vous avez tort, je vous le dis, de jouer ce jeu-la. -- Mon fils, dit Catherine, c'est la derniere fois que je me mele de vos affaires. Mais c'etait une entreprise commencee depuis longtemps, dans laquelle vous m'avez toujours donne tort, et je tenais a coeur de prouver a Votre Majeste que j'avais raison. En ce moment plusieurs hommes s'arreterent dans le vestibule, et l'on entendit se poser sur la dalle la crosse des mousquets d'une petite troupe. Presque aussitot M. de Nancey fit demander la permission d'entrer chez le roi. -- Qu'il entre, dit vivement Charles. M. de Nancey entra, salua le roi, et se tournant vers Catherine: -- Madame, dit-il, les ordres de Votre Majeste sont executes: il est pris. -- Comment, _il?_ s'ecria Catherine fort troublee; n'en avez-vous pris qu'un? -- Il etait seul, madame. -- Et s'est-il defendu? -- Non, il soupait tranquillement dans une chambre, et a remis son epee a la premiere sommation. -- Qui cela? demanda le roi. -- Vous allez voir, dit Catherine. Faites entrer le prisonnier, monsieur de Nancey. Cinq minutes apres de Mouy fut introduit. -- De Mouy! s'ecria le roi; et qu'y a-t-il donc, monsieur? -- Eh! Sire, dit de Mouy avec une tranquillite parfaite, si Votre Majeste m'en accorde la permission, je lui ferai la meme demande. -- Au lieu de faire cette demande au roi, dit Catherine, ayez la bonte, monsieur de Mouy, d'apprendre a mon fils quel est l'homme qui se trouvait dans la chambre du roi de Navarre certaine nuit, et qui, cette nuit-la, en resistant aux ordres de Sa Majeste comme un rebelle qu'il est, a tue deux gardes et blesse M. de Maurevel? -- En effet, dit Charles en froncant le sourcil; sauriez-vous le nom de cet homme, monsieur de Mouy? -- Oui, Sire; Votre Majeste desire-t-elle le connaitre? -- Cela me ferait plaisir, je l'avoue. -- Eh bien, Sire, il s'appelait de Mouy de Saint-Phale. -- C'etait vous? -- Moi-meme! Catherine, etonnee de cette audace, recula d'un pas vers le jeune homme. -- Et comment, dit Charles IX, osates-vous resister aux ordres du roi? -- D'abord, Sire, j'ignorais qu'il y eut un ordre de Votre Majeste; puis je n'ai vu qu'une chose, ou plutot qu'un homme, M. de Maurevel, l'assassin de mon pere et de M. l'amiral. Je me suis rappele alors qu'il y avait un an et demi, dans cette meme chambre ou nous sommes, pendant la soiree du 24 aout, Votre Majeste m'avait promis, parlant a moi-meme, de nous faire justice du meurtrier; or, comme il s'etait depuis ce temps passe de graves evenements, j'ai pense que le roi avait ete malgre lui detourne de ses desirs. Et voyant Maurevel a ma portee, j'ai cru que c'etait le ciel qui me l'envoyait. Votre Majeste sait le reste, Sire; j'ai frappe sur lui comme sur un assassin et tire sur ses hommes comme sur des bandits. Charles ne repondit rien; son amitie pour Henri lui avait fait voir depuis quelque temps bien des choses sous un autre point de vue que celui ou il les avait envisagees d'abord, et plus d'une fois avec terreur. La reine mere, a propos de la Saint-Barthelemy, avait enregistre dans sa memoire des propos sortis de la bouche de son fils, et qui ressemblaient a des remords. -- Mais, dit Catherine, que veniez-vous faire a une pareille heure chez le roi de Navarre? -- Oh! repondit de Mouy, c'est toute une histoire bien longue a raconter; mais si cependant Sa Majeste a la patience de l'entendre... -- Oui, dit Charles, parlez donc, je le veux. -- J'obeirai, Sire, dit de Mouy en s'inclinant. Catherine s'assit en fixant sur le jeune chef un regard inquiet. -- Nous ecoutons, dit Charles. Ici, Acteon. Le chien reprit la place qu'il avait avant que le prisonnier n'eut ete introduit. -- Sire, dit de Mouy, j'etais venu chez Sa Majeste le roi de Navarre comme depute de nos freres, vos fideles sujets de la religion. Catherine fit signe a Charles IX. -- Soyez tranquille, ma mere, dit celui-ci, je ne perds pas un mot. Continuez, monsieur de Mouy, continuez; pourquoi etiez-vous venu? -- Pour prevenir le roi de Navarre, continua M. de Mouy, que son abjuration lui avait fait perdre la confiance du parti huguenot; mais que cependant, en souvenir de son pere, Antoine de Bourbon, et surtout en memoire de sa mere, la courageuse Jeanne d'Albret, dont le nom est cher parmi nous, ceux de la religion lui devaient cette marque de deference de le prier de se desister de ses droits a la couronne de Navarre. -- Que dit-il? s'ecria Catherine, ne pouvant, malgre sa puissance sur elle-meme, recevoir sans crier un peu le coup inattendu qui la frappait. -- Ah! ah! fit Charles; mais cette couronne de Navarre, qu'on fait ainsi sans ma permission voltiger sur toutes les tetes, il me semble cependant qu'elle m'appartient un peu. -- Les huguenots, Sire, reconnaissent mieux que personne ce principe de suzerainete que le roi vient d'emettre. Aussi esperaient-ils engager Votre Majeste a la fixer sur une tete qui lui est chere. -- A moi! dit Charles, sur une tete qui m'est chere! Mort-diable! de quelle tete voulez-vous donc parler, monsieur? Je ne vous comprends pas. -- De la tete de M. le duc d'Alencon. Catherine devint pale comme la mort, et devora de Mouy d'un regard flamboyant. -- Et mon frere d'Alencon le savait? -- Oui, Sire. -- Et il acceptait cette couronne? -- Sauf l'agrement de Votre Majeste, a laquelle il nous renvoyait. -- Oh! oh! dit Charles, en effet, c'est une couronne qui ira a merveille a notre frere d'Alencon. Et moi qui n'y avais pas songe! Merci, de Mouy. Merci! Quand vous aurez des idees semblables, vous serez le bienvenu au Louvre. -- Sire, vous seriez instruit depuis longtemps de tout ce projet sans cette malheureuse affaire de Maurevel qui m'a fait craindre d'etre tombe dans la disgrace de Votre Majeste. -- Oui, mais, fit Catherine, que disait Henri de ce projet? -- Le roi de Navarre, madame, se soumettait au desir de ses freres, et sa renonciation etait prete. -- En ce cas, s'ecria Catherine, cette renonciation, vous devez l'avoir? -- En effet, madame, dit de Mouy, par hasard je l'ai sur moi, signee de lui et datee. -- D'une date anterieure a la scene du Louvre? dit Catherine. -- Oui, de la veille, je crois. Et M. de Mouy tira de sa poche une renonciation en faveur du duc d'Alencon, ecrite, signee de la main de Henri, et portant la date indiquee. -- Ma foi, oui, dit Charles, et tout est bien en regle. -- Et que demandait Henri en echange de cette renonciation? -- Rien, madame; l'amitie du roi Charles, nous a-t-il dit, le dedommagerait amplement de la perte d'une couronne. Catherine mordit ses levres de colere et tordit ses belles mains. -- Tout cela est parfaitement exact, de Mouy, ajouta le roi. -- Alors, reprit la reine mere, si tout etait arrete entre vous et le roi de Navarre, a quelle fin l'entrevue que vous avez eue ce soir avec lui? -- Moi, madame, avec le roi de Navarre? dit de Mouy. M. de Nancey, qui m'a arrete, fera foi que j'etais seul. Votre Majeste peut l'appeler. -- Monsieur de Nancey! dit le roi. Le capitaine des gardes reparut. -- Monsieur de Nancey, dit vivement Catherine, M. de Mouy etait-il tout a fait seul a l'auberge de la Belle-Etoile? -- Dans la chambre, oui, madame; mais dans l'auberge, non. -- Ah! dit Catherine, quel etait son compagnon? -- Je ne sais si c'etait le compagnon de M. de Mouy, madame; mais je sais qu'il s'est echappe par une porte de derriere, apres avoir couche sur le carreau deux de mes gardes. -- Et vous avez reconnu ce gentilhomme, sans doute? -- Non, pas moi, mais mes gardes. -- Et quel etait-il? demanda Charles IX. -- M. le comte Annibal de Coconnas. -- Annibal de Coconnas, repeta le roi assombri et reveur, celui qui a fait un si terrible massacre de huguenots pendant la Saint- Barthelemy. -- M. de Coconnas, gentilhomme de M. d'Alencon, dit M. de Nancey. -- C'est bien, c'est bien, dit Charles IX; retirez-vous, monsieur de Nancey, et une autre fois, souvenez-vous d'une chose... -- De laquelle, Sire? -- C'est que vous etes a mon service, et que vous ne devez obeir qu'a moi. M. de Nancey se retira a reculons en saluant respectueusement. De Mouy envoya un sourire ironique a Catherine. Il se fit un silence d'un instant. La reine tordait la ganse de sa cordeliere, Charles caressait son chien. -- Mais quel etait votre but, monsieur? continua Charles; agissiez-vous violemment? -- Contre qui, Sire? -- Mais contre Henri, contre Francois ou contre moi. -- Sire, nous avions la renonciation de votre beau-frere, l'agrement de votre frere; et, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, nous etions sur le point de solliciter l'autorisation de Votre Majeste, lorsque est arrivee cette fatale affaire du Louvre. -- Eh bien, ma mere, dit Charles, je ne vois aucun mal a tout cela. Vous etiez dans votre droit, monsieur de Mouy, en demandant un roi. Oui, la Navarre peut etre et doit etre un royaume separe. Il y a plus, ce royaume semble fait expres pour doter mon frere d'Alencon, qui a toujours eu si grande envie d'une couronne, que lorsque nous portons la notre il ne peut detourner les yeux de dessus elle. La seule chose qui s'opposait a cette intronisation, c'etait le droit de Henriot; mais puisque Henriot y renonce volontairement... -- Volontairement, Sire. -- Il parait que c'est la volonte de Dieu! Monsieur de Mouy, vous etes libre de retourner vers vos freres, que j'ai chaties... un peu durement, peut-etre; mais ceci est une affaire entre moi et Dieu: et dites-leur que, puisqu'ils desirent pour roi de Navarre mon frere d'Alencon, le roi de France se rend a leurs desirs. A partir de ce moment, la Navarre est un royaume, et son souverain s'appelle Francois. Je ne demande que huit jours pour que mon frere quitte Paris avec l'eclat et la pompe qui conviennent a un roi. Allez, monsieur de Mouy, allez! ... Monsieur de Nancey, laissez passer M. de Mouy, il est libre. -- Sire, dit de Mouy en faisant un pas en avant, Votre Majeste permet-elle? -- Oui, dit le roi. Et il tendit la main au jeune huguenot. De Mouy mit un genou a terre et baisa la main du roi. -- A propos, dit Charles en le retenant au moment ou il allait se relever, ne m'aviez-vous pas demande justice de ce brigand de Maurevel? -- Oui, Sire. -- Je ne sais ou il est pour vous la faire, car il se cache; mais si vous le rencontrez, faites-vous justice vous-meme, je vous y autorise, et de grand coeur. -- Ah! Sire, s'ecria de Mouy, voila qui me comble veritablement; que Votre Majeste s'en rapporte a moi; je ne sais non plus ou il est, mais je le trouverai, soyez tranquille. Et de Mouy, apres avoir respectueusement salue le roi Charles et la reine Catherine, se retira sans que les gardes qui l'avaient amene missent aucun empechement a sa sortie. Il traversa les corridors, gagna rapidement le guichet, et une fois dehors ne fit qu'un bond de la place Saint-Germain-l'Auxerrois a l'auberge de la Belle-Etoile, ou il retrouva son cheval, grace auquel, trois heures apres la scene que nous venons de raconter, le jeune homme respirait en surete derriere les murailles de Mantes. Catherine, devorant sa colere, regagna son appartement d'ou elle passa dans celui de Marguerite. Elle y trouva Henri en robe de chambre et qui paraissait pret a se mettre au lit. -- Satan, murmura-t-elle, aide une pauvre reine pour qui Dieu ne veut plus rien faire! XVII Deux tetes pour une couronne -- Qu'on prie M. d'Alencon de me venir voir, avait dit Charles en congediant sa mere. M. de Nancey, dispose d'apres l'invitation du roi de n'obeir desormais qu'a lui-meme, ne fit qu'un bond de chez Charles chez son frere, lui transmettant sans adoucissement aucun l'ordre qu'il venait de recevoir. Le duc d'Alencon tressaillit: en tout temps il avait tremble devant Charles; et a bien plus forte raison encore depuis qu'il s'etait fait, en conspirant, des motifs de le craindre. Il ne s'en rendit pas moins pres de son frere avec un empressement calcule. Charles etait debout et sifflait entre ses dents un hallali sur pied. En entrant, le duc d'Alencon surprit dans l'oeil vitreux de Charles un de ces regards envenimes de haine qu'il connaissait si bien. -- Votre Majeste m'a fait demander, me voici, Sire, dit-il. Que desire de moi Votre Majeste? -- Je desire vous dire, mon bon frere, que, pour recompenser cette grande amitie que vous me portez, je suis decide a faire aujourd'hui pour vous la chose que vous desirez le plus. -- Pour moi? -- Oui, pour vous. Cherchez dans votre esprit quelle chose vous revez depuis quelque temps sans oser me la demander, et cette chose, je vous la donne. -- Sire, dit Francois, j'en jure a mon frere, je ne desire que la continuation de la bonne sante du roi. -- Alors vous devez etre satisfait, d'Alencon; l'indisposition que j'ai eprouvee a l'epoque de l'arrivee des Polonais est passee. J'ai echappe, grace a Henriot, a un sanglier furieux qui voulait me decoudre, et je me porte de facon a n'avoir rien a envier au mieux portant de mon royaume; vous pouviez donc sans etre mauvais frere desirer autre chose que la continuation de ma sante, qui est excellente. -- Je ne desirais rien, Sire. -- Si fait, si fait, Francois, reprit Charles s'impatientant; vous desirez la couronne de Navarre, puisque vous vous etes entendu avec Henriot et de Mouy: avec le premier pour qu'il y renoncat, avec le second pour qu'il vous la fit avoir. Eh bien, Henriot y renonce! de Mouy m'a transmis votre demande, et cette couronne que vous ambitionnez... -- Eh bien? demanda d'Alencon d'une voix tremblante. -- Eh bien, mort-diable! elle est a vous. D'Alencon palit affreusement; puis tout a coup le sang appele a son coeur, qu'il faillit briser, reflua vers les extremites, et une rougeur ardente lui brula les joues; la faveur que lui faisait le roi le desesperait en un pareil moment. -- Mais, Sire, reprit-il tout en palpitant d'emotion et cherchant vainement a se remettre, je n'ai rien desire et surtout rien demande de pareil. -- C'est possible, dit le roi, car vous etes fort discret, mon frere; mais on a desire, on a demande pour vous, mon frere. -- Sire, je vous jure que jamais... -- Ne jurez pas Dieu. -- Mais, Sire, vous m'exilez donc? -- Vous appelez ca un exil, Francois? Peste! vous etes difficile... Qu'esperiez-vous donc de mieux? D'Alencon se mordit les levres de desespoir. -- Ma foi! continua Charles en affectant la bonhomie, je vous croyais moins populaire, Francois, et surtout moins pres des huguenots; mais ils vous demandent, il faut bien que je m'avoue a moi-meme que je me trompais. D'ailleurs, je ne pouvais rien desirer de mieux que d'avoir un homme a moi, mon frere qui m'aime et qui est incapable de me trahir, a la tete d'un parti qui depuis trente ans nous fait la guerre. Cela va tout calmer comme par enchantement, sans compter que nous serons tous rois dans la famille. Il n'y aura que le pauvre Henriot qui ne sera rien que mon ami. Mais il n'est point ambitieux, et ce titre, que personne ne reclame, il le prendra, lui. -- Oh! Sire, vous vous trompez, ce titre, je le reclame... ce titre, qui donc y a plus droit que moi? Henri n'est que votre beau-frere par alliance; moi, je suis votre frere par le sang et surtout par le coeur... Sire, je vous en supplie, gardez-moi pres de vous. -- Non pas, non pas, Francois, repondit Charles; ce serait faire votre malheur. -- Comment cela? -- Pour mille raisons. -- Mais voyez donc un peu, Sire, si vous trouverez jamais un compagnon si fidele que je le suis. Depuis mon enfance je n'ai jamais quitte Votre Majeste. -- Je le sais bien, je le sais bien, et quelquefois meme je vous aurais voulu voir plus loin. -- Que veut dire le roi? -- Rien, rien... je m'entends... Oh! que vous aurez de belles chasses la-bas! Francois, que je vous porte envie! Savez-vous qu'on chasse l'ours dans ces diables de montagnes comme on chasse ici le sanglier? Vous allez nous entretenir tous de peaux magnifiques. Cela se chasse au poignard, vous savez; on attend l'animal, on l'excite, on l'irrite; il marche au chasseur, et, a quatre pas de lui, il se dresse sur ses pattes de derriere. C'est a ce moment-la qu'on lui enfonce l'acier dans le coeur, comme Henri a fait pour le sanglier a la derniere chasse. C'est dangereux; mais vous etes brave, Francois, et ce danger sera pour vous un vrai plaisir. -- Ah! Votre Majeste redouble mes chagrins, car je ne chasserai plus avec elle. -- Corboeuf! tant mieux! dit le roi, cela ne nous reussit ni a l'un ni a l'autre de chasser ensemble. -- Que veut dire Votre Majeste? -- Que chasser avec moi vous cause un tel plaisir et vous donne une telle emotion, que vous, qui etes l'adresse en personne, que vous qui, avec la premiere arquebuse venue, abattez une pie a cent pas, vous avez, la derniere fois que nous avons chasse de compagnie, avec votre arme, une arme qui vous est familiere, manque a vingt pas un gros sanglier, et casse par contre la jambe a mon meilleur cheval. Mort-diable! Francois, cela donne a songer, savez-vous! -- Oh! Sire, pardonnez a l'emotion, dit d'Alencon devenu livide. -- Eh! oui, reprit Charles, l'emotion, je le sais bien; et c'est a cause de cette emotion, que j'apprecie a sa juste valeur, que je vous dis: Croyez-moi, Francois, mieux vaut chasser loin l'un de l'autre, surtout quand on a des emotions pareilles. Reflechissez a cela, mon frere, non pas en ma presence, ma presence vous trouble, je le vois, mais quand vous serez seul, et vous conviendrez que j'ai tout lieu de craindre qu'a une nouvelle chasse une autre emotion ne vienne a vous prendre; car alors il n'y a rien qui fasse relever la main comme l'emotion, car alors vous tueriez le cavalier au lieu du cheval, le roi au lieu de la bete. Peste! une balle placee trop haut ou trop bas, cela change fort la face d'un gouvernement, et nous en avons un exemple dans notre famille. Quand Montgomery a tue notre pere Henri II par accident, par emotion peut-etre, le coup a porte notre frere Francois II sur le trone et notre pere Henri a Saint-Denis. Il faut si peu de chose a Dieu pour faire beaucoup! Le duc sentit la sueur ruisseler sur son front pendant ce choc aussi redoutable qu'imprevu. Il etait impossible que le roi dit plus clairement a son frere qu'il avait tout devine. Charles, voilant sa colere sous une ombre de plaisanterie, etait peut-etre plus terrible encore que s'il eut laisse la lave haineuse qui lui devorait le coeur se repandre bouillante au-dehors; sa vengeance paraissait proportionnee a sa rancune. A mesure que l'une s'aigrissait, l'autre grandissait, et pour la premiere fois d'Alencon connut le remords, ou plutot le regret d'avoir concu un crime qui n'avait pas reussi. Il avait soutenu la lutte tant qu'il avait pu, mais sous ce dernier coup il plia la tete, et Charles vit poindre dans ses yeux cette flamme devorante qui, chez les etres d'une nature tendre, creuse le sillon par ou jaillissent les larmes. Mais d'Alencon etait de ceux-la qui ne pleurent que de rage. Charles tenait fixe sur lui son oeil de vautour, aspirant pour ainsi dire chacune des sensations qui se succedaient dans le coeur du jeune homme. Et toutes ces sensations lui apparaissaient aussi precises, grace a cette etude approfondie qu'il avait faite de sa famille, que si le coeur du duc eut ete un livre ouvert. Il le laissa ainsi un instant ecrase, immobile et muet. Puis d'une voix empreinte de haineuse fermete: -- Mon frere, dit-il, nous vous avons dit notre resolution, et notre resolution est immuable: vous partirez. D'Alencon fit un mouvement. Charles ne parut pas le remarquer et continua: -- Je veux que la Navarre soit fiere d'avoir pour prince un frere du roi de France. Or, pouvoir, honneurs, vous aurez tout ce qui convient a votre naissance, comme votre frere Henri l'a eu, et comme lui, ajouta-t-il en souriant, vous me benirez de loin. Mais n'importe, les benedictions ne connaissent pas la distance. -- Sire... -- Acceptez, ou plutot resignez-vous. Une fois roi, on trouvera une femme digne d'un fils de France. Qui sait! qui vous apportera un autre trone peut etre. -- Mais, dit le duc d'Alencon, Votre Majeste oublie son bon ami Henri. -- Henri! mais puisque je vous ai dit qu'il n'en voulait pas, du trone de Navarre! Puisque je vous ai deja dit qu'il vous l'abandonnait! Henri est un joyeux garcon et non pas une face pale comme vous. Il veut rire et s'amuser a son aise, et non secher, comme nous sommes condamnes a le faire, nous, sous des couronnes. D'Alencon poussa un soupir. -- Mais, dit-il, Votre Majeste m'ordonne donc de m'occuper... -- Non pas, non pas. Ne vous inquietez de rien, Francois, je reglerai tout moi-meme; reposez-vous sur moi comme sur un bon frere. Et maintenant que tout est convenu, allez; dites ou ne dites pas notre entretien a vos amis: je veux prendre des mesures pour que la chose devienne bientot publique. Allez, Francois. Il n'y avait rien a repondre, le duc salua et partit la rage dans le coeur. Il brulait de trouver Henri pour causer avec lui de tout ce qui venait de se passer; mais il ne trouva que Catherine: en effet, Henri fuyait l'entretien et la reine mere le recherchait. Le duc, en voyant Catherine, etouffa aussitot ses douleurs et essaya de sourire. Moins heureux que Henri d'Anjou, ce n'etait pas une mere qu'il cherchait dans Catherine, mais simplement une alliee. Il commencait donc par dissimuler avec elle, car, pour faire de bonnes alliances, il faut bien se tromper un peu mutuellement. Il aborda donc Catherine avec un visage ou ne restait plus qu'une legere trace d'inquietude. -- Eh bien, madame, dit-il, voila de grandes nouvelles; les savez- vous? -- Je sais qu'il s'agit de faire un roi de vous, monsieur. -- C'est une grande bonte de la part de mon frere, madame. -- N'est-ce pas? -- Et je suis presque tente de croire que je dois reporter sur vous une partie de ma reconnaissance; car enfin, si c'etait vous qui lui eussiez donne le conseil de me faire don d'un trone, c'est a vous que je le devrais; quoique j'avoue au fond qu'il m'a fait peine de depouiller ainsi le roi de Navarre. -- Vous aimez fort Henriot, mon fils, a ce qu'il parait? -- Mais oui; depuis quelque temps nous nous sommes intimement lies. -- Croyez-vous qu'il vous aime autant que vous l'aimez vous-meme? -- Je l'espere, madame. -- C'est edifiant une pareille amitie, savez-vous? surtout entre princes. Les amities de cour passent pour peu solides, mon cher Francois. -- Ma mere, songez que nous sommes non seulement amis, mais encore presque freres. Catherine sourit d'un etrange sourire. -- Bon! dit-elle, est-ce qu'il y a des freres entre rois? -- Oh! quant a cela, nous n'etions roi ni l'un ni l'autre, ma mere, quand nous nous sommes lies ainsi; nous ne devions meme jamais l'etre; voila pourquoi nous nous aimions. -- Oui, mais les choses sont bien changees a cette heure. -- Comment, bien changees? -- Oui, sans doute; qui vous dit maintenant que vous ne serez pas tous deux rois? Au tressaillement nerveux du duc, a la rougeur qui envahit son front, Catherine vit que le coup lance par elle avait porte en plein coeur. -- Lui? dit-il. Henriot roi? et de quel royaume, ma mere? -- D'un des plus magnifiques de la chretiente, mon fils. -- Ah! ma mere, dit d'Alencon en palissant, que dites-vous donc la? -- Ce qu'une bonne mere doit dire a son fils, ce a quoi vous avez plus d'une fois songe, Francois. -- Moi? dit le duc, je n'ai songe a rien, madame, je vous jure. -- Je veux bien vous croire; car votre ami, car votre frere Henri, comme vous l'appelez, est, sous sa franchise apparente, un seigneur fort habile et fort ruse qui garde ses secrets mieux que vous ne gardez les votres, Francois. Par exemple, vous a-t-il jamais dit que de Mouy fut son homme d'affaires? Et, en disant ces mots, Catherine plongea son regard comme un stylet dans l'ame de Francois. Mais celui-ci n'avait qu'une vertu, ou plutot qu'un vice, la dissimulation; il supporta donc parfaitement le regard. -- De Mouy! dit-il avec surprise, et comme si ce nom etait prononce pour la premiere fois devant lui en pareille circonstance. -- Oui, le huguenot de Mouy de Saint-Phale, celui-la meme qui a failli tuer M. de Maurevel, et qui, clandestinement et en courant la France et la capitale sous des habits differents, intrigue et leve une armee pour soutenir votre frere Henri contre votre famille. Catherine, qui ignorait que sous ce rapport son fils Francois en sut autant et meme plus qu'elle se leva sur ces mots, s'appretant a faire une majestueuse sortie. Francois la retint. -- Ma mere, dit-il, encore un mot, s'il vous plait. Puisque vous daignez m'initier a votre politique, dites-moi comment, avec de si faibles ressources et si peu connu qu'il est, Henri parviendrait- il a faire une guerre assez serieuse pour inquieter ma famille? -- Enfant, dit la reine en souriant, sachez donc qu'il est soutenu par plus de trente mille hommes peut-etre; que le jour ou il dira un mot, ces trente mille hommes apparaitront tout a coup comme s'ils sortaient de terre; et ces trente mille hommes, ce sont des huguenots, songez-y, c'est-a-dire les plus braves soldats du monde. Et puis, et puis, il a une protection que vous n'avez pas su ou pas voulu vous concilier, vous. -- Laquelle? -- Il a le roi, le roi qui l'aime, qui le pousse, le roi qui, par jalousie contre votre frere de Pologne et par depit contre vous, cherche autour de lui des successeurs. Seulement, aveugle que vous etes si vous ne le voyez pas, il les cherche autre part que dans sa famille. -- Le roi! ... vous croyez, ma mere? -- Ne vous etes-vous donc pas apercu qu'il cherit Henriot, son Henriot? -- Si fait, ma mere, si fait. -- Et qu'il en est paye de retour? car ce meme Henriot, oubliant que son beau-frere le voulait arquebuser le jour de la Saint- Barthelemy, se couche a plat ventre comme un chien qui leche la main dont il a ete battu. -- Oui, oui, murmura Francois, je l'ai deja remarque, Henri est bien humble avec mon frere Charles. -- Ingenieux a lui complaire en toute chose. -- Au point que, depite d'etre toujours raille par le roi sur son ignorance de la chasse au faucon, il veut se mettre a... Si bien qu'hier il m'a demande, oui, pas plus tard qu'hier, si je n'avais point quelques bons livres qui traitent de cet art. -- Attendez donc, dit Catherine, dont les yeux etincelerent comme si une idee subite lui traversait l'esprit; attendez donc... et que lui avez-vous repondu? -- Que je chercherais dans ma bibliotheque. -- Bien, dit Catherine, bien, il faut qu'il l'ait, ce livre. -- Mais j'ai cherche, madame, et n'ai rien trouve. -- Je trouverai, moi, je trouverai... et vous lui donnerez le livre comme s'il venait de vous. -- Et qu'en resultera-t-il? -- Avez-vous confiance en moi, d'Alencon? -- Oui, ma mere. -- Voulez-vous m'obeir aveuglement a l'egard de Henri, que vous n'aimez pas, quoi que vous en disiez? D'Alencon sourit. -- Et que je deteste, moi, continua Catherine. -- Oui, j'obeirai. -- Apres-demain, venez chercher le livre ici, je vous le donnerai, vous le porterez a Henri... et... -- Et...? -- Laissez Dieu, la Providence ou le hasard faire le reste. Francois connaissait assez sa mere pour savoir qu'elle ne s'en rapportait point d'habitude a Dieu, a la Providence ou au hasard du soin de servir ses amities ou ses haines; mais il se garda d'ajouter un seul mot, et saluant en homme qui accepte la commission dont on le charge, il se retira chez lui. -- Que veut-elle dire? pensa le jeune homme en montant l'escalier, je n'en sais rien. Mais ce qu'il y a de clair pour moi dans tout ceci, c'est qu'elle agit contre un ennemi commun. Laissons-la faire. Pendant ce temps, Marguerite, par l'intermediaire de La Mole, recevait une lettre de De Mouy. Comme en politique les deux illustres conjoints n'avaient point de secret, elle decacheta cette lettre et la lut. Sans doute cette lettre lui parut interessante, car a l'instant meme Marguerite, profitant de l'obscurite qui commencait a descendre le long des murailles du Louvre, se glissa dans le passage secret, monta l'escalier tournant, et, apres avoir regarde de tous cotes avec attention, s'elanca rapide comme une ombre, et disparut dans l'antichambre du roi de Navarre. Cette antichambre n'etait plus gardee par personne depuis la disparition d'Orthon. Cette disparition, dont nous n'avons pas parle depuis le moment ou le lecteur l'a vu s'operer d'une facon si tragique pour le pauvre Orthon, avait fort inquiete Henri. Il s'en etait ouvert a madame de Sauve et a sa femme, mais ni l'une ni l'autre n'etait plus instruite que lui; seulement, madame de Sauve lui avait donne quelques renseignements, a la suite desquels il etait demeure parfaitement clair a l'esprit de Henri que le pauvre enfant avait ete victime de quelque machination de la reine mere, et que c'etait a la suite de cette machination qu'il avait failli, lui, etre arrete avec de Mouy, dans l'auberge de la Belle-Etoile. Un autre que Henri eut garde le silence, car il n'eut rien ose dire; mais Henri calculait tout: il comprit que son silence le trahirait; d'ordinaire, on ne perd pas ainsi un de ses serviteurs, un de ses confidents, sans s'informer de lui, sans faire des recherches. Henri s'informa donc, rechercha donc, en presence du roi et de la reine mere elle-meme; il demanda Orthon a tout le monde, depuis la sentinelle qui se promenait devant le guichet du Louvre, jusqu'au capitaine des gardes qui veillait dans l'antichambre du roi; mais toute demande et toute demarche furent inutiles; et Henri parut si ostensiblement affecte de cet evenement et si attache au pauvre serviteur absent, qu'il declara qu'il ne le remplacerait que lorsqu'il aurait acquis la certitude qu'il aurait disparu pour toujours. L'antichambre, comme nous l'avons dit, etait donc vide lorsque Marguerite se presenta chez Henri. Si legers que fussent les pas de la reine, Henri les entendit et se retourna. -- Vous, madame! s'ecria-t-il. -- Oui, repondit Marguerite. Lisez vite. Et elle lui presenta le papier tout ouvert. Il contenait ces quelques lignes: "Sire, le moment est venu de mettre notre projet de fuite a execution. Apres-demain il y a chasse au vol le long de la Seine, depuis Saint-Germain jusqu'a Maisons, c'est-a-dire dans toute la longueur de la foret." Allez a cette chasse, quoique ce soit une chasse au vol; prenez sous votre habit une bonne chemise de mailles; ceignez votre meilleure epee; montez le plus fin cheval de votre ecurie." Vers midi, c'est-a-dire au plus fort de la chasse et quand le roi sera lance a la suite du faucon, derobez-vous seul si vous venez seul, avec la reine de Navarre si la reine vous suit." Cinquante des notres seront caches au pavillon de Francois Ier, dont nous avons la clef; tout le monde ignorera qu'ils y sont, car ils y seront venus de nuit et les jalousies en seront fermees." Vous passerez par l'allee des Violettes, au bout de laquelle je veillerai; a droite de cette allee, dans une petite clairiere, seront MM. de La Mole et Coconnas avec deux chevaux de main. Ces chevaux frais seront destines a remplacer le votre et celui de Sa Majeste la reine de Navarre, si par hasard ils etaient fatigues. " Adieu, Sire; soyez pret, nous le serons." -- Vous le serez, dit Marguerite, prononcant apres seize cents ans les memes paroles que Cesar avait prononcees sur les bords du Rubicon. -- Soit, madame, repondit Henri, ce n'est pas moi qui vous dementirai. -- Allons, Sire, devenez un heros; ce n'est pas difficile; vous n'avez qu'a suivre votre route; et faites-moi un beau trone, dit la fille de Henri II. Un imperceptible sourire effleura la levre fine du Bearnais. Il baisa la main de Marguerite et sortit le premier, pour explorer le passage, tout en fredonnant le refrain d'une vieille chanson: _Cil qui mieux battit la muraille_ _N'entra point dedans le chasteau._ La precaution n'etait pas mauvaise: au moment ou il ouvrait la porte de sa chambre a coucher, le duc d'Alencon ouvrait celle de son antichambre; il fit de la main un signe a Marguerite, puis tout haut: -- Ah! c'est vous, mon frere, dit-il, soyez le bienvenu. Au signe de son mari, la reine avait tout compris et s'etait jetee dans un cabinet de toilette, devant la porte duquel pendait une enorme tapisserie. Le duc d'Alencon entra d'un pas craintif en regardant tout autour de lui. -- Sommes-nous seuls, mon frere? demanda-t-il a demi-voix. -- Parfaitement seuls. Qu'y a-t-il donc? vous paraissez tout bouleverse. -- Il y a que nous sommes decouverts, Henri. -- Comment decouverts? -- Oui, de Mouy a ete arrete. -- Je le sais. -- Eh bien! de Mouy a tout dit au roi. -- Qu'a-t-il dit? -- Il a dit que je desirais le trone de Navarre, et que je conspirais pour l'obtenir. -- Ah! pecaire! dit Henri, de sorte que vous voila compromis, mon pauvre frere! Comment alors n'etes-vous pas encore arrete? -- Je n'en sais rien moi-meme; le roi m'a raille en faisant semblant de m'offrir le trone de Navarre. Il esperait sans doute me tirer un aveu du coeur; mais je n'ai rien dit. -- Et vous avez bien fait, ventre-saint-gris, dit le Bearnais; tenons ferme, notre vie a tous deux en depend. -- Oui, reprit Francois, le cas est epineux; voici pourquoi je suis venu demander votre avis, mon frere; que croyez-vous que je doive faire: fuir ou rester? -- Vous avez vu le roi, puisque c'est a vous qu'il a parle? -- Oui, sans doute. -- Eh bien, vous avez du lire dans sa pensee! Suivez votre inspiration. -- J'aimerais mieux rester, repondit Francois. Si maitre qu'il fut de lui-meme, Henri laissa echapper un mouvement de joie; si imperceptible que fut ce mouvement, Francois le surprit au passage. -- Restez alors, dit Henri. -- Mais vous? -- Dame! repondit Henri, si vous restez, je n'ai aucun motif pour m'en aller, moi. Je ne partais que pour vous suivre, par devouement, pour ne pas quitter un frere que j'aime. -- Ainsi, dit d'Alencon, c'en est fait de tous nos plans; vous vous abandonnez sans lutte au premier entrainement de la mauvaise fortune? -- Moi, dit Henri, je ne regarde pas comme une mauvaise fortune de demeurer ici; grace a mon caractere insoucieux, je me trouve bien partout. -- Eh bien, soit! dit d'Alencon, n'en parlons plus; seulement, si vous prenez quelque resolution nouvelle, faites-la-moi savoir. -- Corbleu! je n'y manquerai pas, croyez-le bien, repondit Henri. N'est-il pas convenu que nous n'avons pas de secrets l'un pour l'autre? D'Alencon n'insista pas davantage et se retira tout pensif, car, a un certain moment, il avait cru voir trembler la tapisserie du cabinet de toilette. En effet, a peine d'Alencon etait-il sorti, que cette tapisserie se souleva et que Marguerite reparut. -- Que pensez-vous de cette visite? demanda Henri. -- Qu'il y a quelque chose de nouveau et d'important. -- Et que croyez-vous qu'il y ait? -- Je n'en sais rien encore, mais je le saurai. -- En attendant? -- En attendant ne manquez pas de venir chez moi demain soir. -- Je n'aurai garde d'y manquer, madame! dit Henri en baisant galamment la main de sa femme. Et avec les memes precautions qu'elle en etait sortie, Marguerite rentra chez elle. XVIII Le livre de venerie Trente-six heures s'etaient ecoulees depuis les evenements que nous venons de raconter. Le jour commencait a paraitre, mais tout etait deja eveille au Louvre, comme c'etait l'habitude les jours de chasse, lorsque le duc d'Alencon se rendit chez la reine mere, selon l'invitation qu'il en avait recue. La reine mere n'etait point dans sa chambre a coucher, mais elle avait ordonne qu'on le fit attendre s'il venait. Au bout de quelques instants elle sortit d'un cabinet secret ou personne n'entrait qu'elle, et ou elle se retirait pour faire ses operations chimiques. Soit par la porte entrouverte, soit attachee a ses vetements, entra en meme temps que la reine mere l'odeur penetrante d'un acre parfum, et, par l'ouverture de la porte, d'Alencon remarqua une vapeur epaisse, comme celle d'un aromate brule, qui flottait en blanc nuage dans ce laboratoire que quittait la reine. Le duc ne put reprimer un regard de curiosite. -- Oui, dit Catherine de Medicis, oui, j'ai brule quelques vieux parchemins, et ces parchemins exhalaient une si puante odeur, que j'ai jete du genievre sur le brasier: de la cette odeur. D'Alencon s'inclina. -- Eh bien, dit Catherine en cachant dans les larges manches de sa robe de chambre ses mains, que de legeres taches d'un jaune rougeatre diapraient ca et la, qu'avez-vous de nouveau depuis hier? -- Rien, ma mere. -- Avez-vous vu Henri? -- Oui. -- Il refuse toujours de partir? -- Absolument. -- Le fourbe! -- Que dites-vous, madame? -- Je dis qu'il part. -- Vous croyez? -- J'en suis sure. -- Alors, il nous echappe? -- Oui, dit Catherine. -- Et vous le laissez partir? -- Non seulement je le laisse partir, mais je vous dis plus, il faut qu'il parte. -- Je ne vous comprends pas, ma mere. -- Ecoutez bien ce que je vais vous dire, Francois. Un medecin tres habile, le meme qui m'a remis le livre de chasse que vous allez lui porter, m'a affirme que le roi de Navarre etait sur le point d'etre atteint d'une maladie de consomption, d'une de ces maladies qui ne pardonnent pas et auxquelles la science ne peut apporter aucun remede. Or, vous comprenez que s'il doit mourir d'un mal si cruel, il vaut mieux qu'il meure loin de nous que sous nos yeux, a la cour. -- En effet, dit le duc, cela nous ferait trop de peine. -- Et surtout a votre frere Charles, dit Catherine; tandis que lorsque Henri mourra apres lui avoir desobei, le roi regardera cette mort comme une punition du ciel. -- Vous avez raison, ma mere, dit Francois avec admiration, il faut qu'il parte. Mais etes-vous bien sure qu'il partira? -- Toutes ses mesures sont prises. Le rendez-vous est dans la foret de Saint-Germain. Cinquante huguenots doivent lui servir d'escorte jusqu'a Fontainebleau, ou cinq cents autres l'attendent. -- Et, dit d'Alencon avec une legere hesitation et une paleur visible, ma soeur Margot part avec lui? -- Oui, repondit Catherine, c'est convenu. Mais, Henri mort, Margot revient a la cour, veuve et libre. -- Et Henri mourra, madame! vous en etes certaine? -- Le medecin qui m'a remis le livre en question me l'a assure du moins. -- Et ce livre, ou est-il, madame? Catherine retourna a pas lents vers le cabinet mysterieux, ouvrit la porte, s'y enfonca, et reparut un instant apres, le livre a la main. -- Le voici, dit-elle. D'Alencon regarda le livre que lui presentait sa mere avec une certaine terreur. -- Qu'est-ce que ce livre, madame? demanda en frissonnant le duc. -- Je vous l'ai deja dit, mon fils, c'est un travail sur l'art d'elever et de dresser faucons, tiercelets et gerfauts, fait par un fort savant homme, par le seigneur Castruccio Castracani, tyran de Lucques. -- Et que dois-je en faire? -- Mais le porter chez votre bon ami Henriot, qui vous l'a demande, a ce que vous m'avez dit, lui ou quelque autre pareil, pour s'instruire dans la science de la volerie. Comme il chasse au vol aujourd'hui avec le roi, il ne manquera pas d'en lire quelques pages, afin de prouver au roi qu'il suit ses conseils en prenant des lecons. Le tout est de le remettre a lui-meme. -- Oh! je n'oserai pas, dit d'Alencon en frissonnant. -- Pourquoi? dit Catherine, c'est un livre comme un autre, excepte qu'il a ete si longtemps renferme que les pages sont collees les unes aux autres. N'essayez donc pas de les lire, vous, Francois, car on ne peut les lire qu'en mouillant son doigt et en poussant les pages feuille a feuille, ce qui prend beaucoup de temps et donne beaucoup de peine. -- Si bien qu'il n'y a qu'un homme qui a le grand desir de s'instruire qui puisse perdre ce temps et prendre cette peine? dit d'Alencon. -- Justement, mon fils, vous comprenez. -- Oh! dit d'Alencon, voici deja Henriot dans la cour, donnez, madame, donnez. Je vais profiter de son absence pour porter ce livre chez lui: a son retour il le trouvera. -- J'aimerais mieux que vous le lui donnassiez a lui-meme, Francois, ce serait plus sur. -- Je vous ai deja dit que je n'oserais point, madame, reprit le duc. -- Allez donc; mais au moins posez-le dans un endroit bien apparent. -- Ouvert?... Y a-t-il inconvenient a ce qu'il soit ouvert? -- Non. -- Donnez alors. D'Alencon prit d'une main tremblante le livre que, d'une main ferme, Catherine etendait vers lui. -- Prenez, prenez, dit Catherine, il n'y a pas de danger, puisque j'y touche; d'ailleurs vous avez des gants. Cette precaution ne suffit pas pour d'Alencon, qui enveloppa le livre dans son manteau. -- Hatez-vous, dit Catherine, hatez-vous, d'un moment a l'autre Henri peut remonter. -- Vous avez raison, madame, j'y vais. Et le duc sortit tout chancelant d'emotion. Nous avons introduit plusieurs fois deja le lecteur dans l'appartement du roi de Navarre, et nous l'avons fait assister aux seances qui s'y sont passees, joyeuses ou terribles, selon que souriait ou menacait le genie protecteur du futur roi de France. Mais jamais peut-etre les murs souilles de sang par le meurtre, arroses de vin par l'orgie, embaumes de parfums par l'amour; jamais ce coin du Louvre enfin n'avait vu apparaitre un visage plus pale que celui du duc d'Alencon ouvrant, son livre a la main, la porte de la chambre a coucher du roi de Navarre. Et cependant, comme s'y attendait le duc, personne n'etait dans cette chambre pour interroger d'un oeil curieux ou inquiet l'action qu'il allait commettre. Les premiers rayons du jour eclairaient l'appartement parfaitement vide. A la muraille pendait toute prete cette epee que M. de Mouy avait conseille a Henri d'emporter. Quelques chainons d'une ceinture de mailles etaient epars sur le parquet. Une bourse honnetement arrondie et un petit poignard etaient poses sur un meuble, et des cendres, legeres et flottantes encore, dans la cheminee, jointes a ces autres indices, disaient clairement a d'Alencon que le roi de Navarre avait endosse une chemise de mailles, demande de l'argent a son tresorier et brule des papiers compromettants. -- Ma mere ne s'etait pas trompee, dit d'Alencon, le fourbe me trahissait. Sans doute cette conviction donna une nouvelle force au jeune homme, car apres avoir sonde du regard tous les coins de la chambre, apres avoir souleve les tapisseries des portieres, apres qu'un grand bruit retentissait dans les cours et qu'un grand silence qui regnait dans l'appartement lui eut prouve que personne ne songeait a l'espionner, il tira le livre de dessous son manteau, le posa rapidement sur la table ou etait la bourse, l'adossant a un pupitre de chene sculpte, puis, s'ecartant aussitot, il allongea le bras, et, avec une hesitation qui trahissait ses craintes, de sa main gantee il ouvrit le livre a l'endroit d'une gravure de chasse. Le livre ouvert, d'Alencon fit aussitot trois pas en arriere; et retirant son gant, il le jeta dans le brasier encore ardent qui venait de devorer les lettres. La peau souple cria sur les charbons, se tordit, et s'etala comme le cadavre d'un large reptile, puis ne laissa bientot plus qu'un residu noir et crispe. D'Alencon demeura jusqu'a ce que la flamme eut entierement devore le gant, puis il roula le manteau qui avait enveloppe le livre, le jeta sous son bras, et regagna vivement sa chambre. Comme il y entrait, le coeur tout palpitant, il entendit des pas dans l'escalier tournant, et, ne doutant plus que ce fut Henri qui rentrait, il referma vivement sa porte. Puis il s'elanca vers la fenetre; mais de la fenetre on n'apercevait qu'une portion de la cour du Louvre. Henri n'etait point dans cette portion de la cour, et sa conviction s'en affermit que c'etait lui qui venait de rentrer. Le duc s'assit, ouvrit un livre, et essaya de lire. C'etait une histoire de France depuis Pharamond jusqu'a Henri II, et pour laquelle, quelques jours apres son avenement au trone, il avait donne privilege. Mais l'esprit du duc n'etait point la: la fievre de l'attente brulait ses arteres. Les battements de ses tempes retentissaient jusqu'au fond de son cerveau; comme on voit dans un reve ou dans une extase magnetique, il semblait a Francois qu'il voyait a travers les murailles; son regard plongeait dans la chambre de Henri, malgre le triple obstacle qui le separait de lui. Pour ecarter l'objet terrible qu'il croyait voir avec les yeux de la pensee, le duc essaya de fixer la sienne sur autre chose que sur le livre terrible ouvert sur le pupitre de bois de chene a l'endroit de l'image; mais ce fut inutilement qu'il prit l'une apres l'autre ses armes, l'un apres l'autre ses joyaux, qu'il arpenta cent fois le meme sillon du parquet, chaque detail de cette image, que le duc n'avait qu'entrevue cependant, lui etait reste dans l'esprit. C'etait un seigneur a cheval qui, remplissant lui-meme l'office d'un valet de fauconnerie, lancait le leurre en rappelant le faucon et en courant au grand galop de son cheval dans les herbes d'un marecage. Si violente que fut la volonte du duc, le souvenir triomphait de sa volonte. Puis, ce n'etait pas seulement le livre qu'il voyait, c'etait le roi de Navarre s'approchant de ce livre, regardant cette image, essayant de tourner les pages, et, empeche par l'obstacle qu'elles opposaient, triomphant de l'obstacle en mouillant son pouce et en forcant les feuilles a glisser. Et a cette vue, toute fictive et toute fantastique qu'elle etait, d'Alencon chancelant etait force de s'appuyer d'une main a un meuble, tandis que de l'autre il couvrait ses yeux comme si, les yeux couverts, il ne voyait pas encore mieux le spectacle qu'il voulait fuir. Ce spectacle etait sa propre pensee. Tout a coup d'Alencon vit Henri qui traversait la cour; celui-ci s'arreta quelques instants devant des hommes qui entassaient sur deux mules des provisions de chasse qui n'etaient autres que de l'argent et des effets de voyage, puis, ses ordres donnes, il coupa diagonalement la cour, et s'achemina visiblement vers la porte d'entree. D'Alencon etait immobile a sa place. Ce n'etait donc pas Henri qui etait monte par l'escalier secret. Toutes ces angoisses qu'il eprouvait depuis un quart d'heure, il les avait donc eprouvees inutilement. Ce qu'il croyait fini ou pres de finir etait donc a recommencer. D'Alencon ouvrit la porte de sa chambre, puis, tout en la tenant fermee, il alla ecouter a celle du corridor. Cette fois, il n'y avait pas a se tromper, c'etait bien Henri. D'Alencon reconnut son pas et jusqu'au bruit particulier de la molette de ses eperons. La porte de l'appartement de Henri s'ouvrit et se referma. D'Alencon rentra chez lui et tomba dans un fauteuil. -- Bon! se dit-il, voici ce qui se passe a cette heure: il a traverse l'antichambre, la premiere piece, puis il est parvenu jusqu'a la chambre a coucher; arrive la, il aura cherche des yeux son epee, puis sa bourse, puis son poignard, puis enfin il aura trouve le livre tout ouvert sur son dressoir. " -- Quel est ce livre? se sera-t-il demande; qui m'a apporte ce livre? " Puis il se sera rapproche, aura vu cette gravure representant un cavalier rappelant son faucon, puis il aura voulu lire, puis il aura essaye de tourner les feuilles. Une sueur froide passa sur le front de Francois. -- Va-t-il appeler? dit-il. Est-ce un poison d'un effet soudain? Non, non, sans doute, puisque ma mere a dit qu'il devait mourir lentement de consomption. Cette pensee le rassura un peu. Dix minutes se passerent ainsi, siecle d'agonie use seconde par seconde, et chacune de ces secondes fournissant tout ce que l'imagination invente de terreurs insensees, un monde de visions. D'Alencon n'y put tenir davantage, il se leva, traversa son antichambre, qui commencait a se remplir de gentilshommes. -- Salut, messieurs, dit-il, je descends chez le roi. Et pour tromper sa devorante inquietude, pour preparer un alibi peut-etre, d'Alencon descendit effectivement chez son frere. Pourquoi descendait-il? Il l'ignorait... Qu'avait-il a lui dire?... Rien! Ce n'etait point Charles qu'il cherchait, c'etait Henri qu'il fuyait. Il prit le petit escalier tournant et trouva la porte du roi entrouverte. Les gardes laisserent entrer le duc sans mettre aucun empechement a son passage: les jours de chasse il n'y avait ni etiquette ni consigne. Francois traversa successivement l'antichambre, le salon et la chambre a coucher sans rencontrer personne; enfin il songeait que Charles etait sans doute dans son cabinet des Armes, et poussa la porte qui donnait de la chambre a coucher dans le cabinet. Charles etait assis devant une table, dans un grand fauteuil sculpte a dossier aigu; il tournait le dos a la porte par laquelle etait entre Francois. Il paraissait plonge dans une occupation qui le dominait. Le duc s'approcha sur la pointe du pied; Charles lisait. -- Pardieu! s'ecria-t-il tout a coup, voila un livre admirable. J'en avais bien entendu parler, mais je n'avais pas cru qu'il existat en France. D'Alencon tendit l'oreille, et fit un pas encore. -- Maudites feuilles, dit le roi en portant son pouce a ses levres et en pesant sur le livre pour separer la page qu'il avait lue de celle qu'il voulait lire; on dirait qu'on en a colle les feuillets pour derober aux regards des hommes les merveilles qu'il renferme. D'Alencon fit un bond en avant. Ce livre, sur lequel Charles etait courbe, etait celui qu'il avait depose chez Henri! Un cri sourd lui echappa. -- Ah! c'est vous, d'Alencon? dit Charles, soyez le bienvenu, et venez voir le plus beau livre de venerie qui soit jamais sorti de la plume d'un homme. Le premier mouvement de d'Alencon fut d'arracher le livre des mains de son frere; mais une pensee infernale le cloua a sa place, un sourire effrayant passa sur ses levres blemies, il passa la main sur ses yeux comme un homme ebloui. Puis revenant un peu a lui, mais sans faire un pas en avant ni en arriere: -- Sire, demanda d'Alencon, comment donc ce livre se trouve-t-il dans les mains de Votre Majeste? -- Rien de plus simple. Ce matin, je suis monte chez Henriot pour voir s'il etait pret; il n'etait deja plus chez lui: sans doute il courait les chenils et les ecuries; mais, a sa place, j'ai trouve ce tresor que j'ai descendu ici pour le lire tout a mon aise. Et le roi porta encore une fois son pouce a ses levres, et une fois encore fit tourner la page rebelle. -- Sire, balbutia d'Alencon dont les cheveux se herisserent et qui se sentit saisir par tout le corps d'une angoisse terrible; Sire, je venais pour vous dire... -- Laissez-moi achever ce chapitre, Francois, dit Charles, et ensuite vous me direz tout ce que vous voudrez. Voila cinquante pages que je lis, c'est a dire que je devore. -- Il a goute vingt-cinq fois le poison, pensa Francois. Mon frere est mort! Alors il pensa qu'il y avait un Dieu au ciel qui n'etait peut-etre point le hasard. Francois essuya de sa main tremblante la froide rosee qui degouttait sur son front, et attendit silencieux, comme le lui avait ordonne son frere, que le chapitre fut acheve. XIX La chasse au vol Charles lisait toujours. Dans sa curiosite, il devorait les pages; et chaque page, nous l'avons dit, soit a cause de l'humidite a laquelle elles avaient ete longtemps exposees, soit pour tout autre motif, adherait a la page suivante. D'Alencon considerait d'un oeil hagard ce terrible spectacle dont il entrevoyait seul le denouement. -- Oh! murmura-t-il, que va-t-il donc se passer ici? Comment! je partirais, je m'exilerais, j'irais chercher un trone imaginaire, tandis que Henri, a la premiere nouvelle de la maladie de Charles, reviendrait dans quelque ville forte a vingt lieues de la capitale, guettant cette proie que le hasard nous livre, et pourrait d'une seule enjambee etre dans la capitale; de sorte qu'avant que le roi de Pologne eut seulement appris la nouvelle de la mort de mon frere, la dynastie serait deja changee: c'est impossible! C'etaient ces pensees qui avaient domine le premier sentiment d'horreur involontaire qui poussait Francois a arreter Charles. C'etait cette fatalite perseverante qui semblait garder Henri et poursuivre les Valois, contre laquelle le duc allait encore essayer une fois de reagir. En un instant tout son plan venait de changer a l'egard de Henri. C'etait Charles et non Henri qui avait lu le livre empoisonne; Henri devait partir, mais partir condamne. Du moment ou la fatalite venait de le sauver encore une fois, il fallait que Henri restat; car Henri etait moins a craindre prisonnier a Vincennes ou a la Bastille, que le roi de Navarre a la tete de trente mille hommes. Le duc d'Alencon laissa donc Charles achever son chapitre; et lorsque le roi releva la tete: -- Mon frere, lui dit-il, j'ai attendu parce que Votre Majeste l'a ordonne, mais c'etait a mon grand regret, parce que j'avais des choses de la plus haute importance a vous dire. -- Ah! au diable! dit Charles, dont les joues pales s'empourpraient peu a peu, soit qu'il eut mis une trop grande ardeur a sa lecture, soit que le poison commencat a agir; au diable! si tu viens encore me parler de la meme chose, tu partiras comme est parti le roi de Pologne. Je me suis debarrasse de lui, je me debarrasserai de toi, et plus un mot la-dessus. -- Aussi, mon frere, dit Francois, ce n'est point de mon depart que je veux vous entretenir, mais de celui d'un autre. Votre Majeste m'a atteint dans mon sentiment le plus profond et le plus delicat, qui est mon devouement pour elle comme frere, ma fidelite comme sujet, et je tiens a lui prouver que je ne suis pas un traitre, moi. -- Allons, dit Charles en s'accoudant sur le livre, en croisant ses jambes l'une sur l'autre, et en regardant d'Alencon en homme qui fait contre ses habitudes provision de patience; allons, quelque bruit nouveau, quelque accusation matinale? -- Non, Sire. Une certitude, un complot que ma ridicule delicatesse m'avait seule empeche de vous reveler. -- Un complot! dit Charles, voyons le complot. -- Sire, dit Francois, tandis que Votre Majeste chassera au vol pres de la riviere, et dans la plaine du Vesinet, le roi de Navarre gagnera la foret de Saint-Germain, une troupe d'amis l'attend dans cette foret et il doit fuir avec eux. -- Ah! je le savais bien, dit Charles. Encore une bonne calomnie contre mon pauvre Henriot! Ah ca! en finirez-vous avec lui? -- Votre Majeste n'aura pas besoin d'attendre longtemps au moins pour s'assurer si ce que j'ai l'honneur de lui dire est ou non une calomnie. -- Et comment cela? -- Parce que ce soir notre beau-frere sera parti. Charles se leva. -- Ecoutez, dit-il, je veux bien une derniere fois encore avoir l'air de croire a vos intentions; mais je vous en avertis, toi et ta mere, cette fois c'est la derniere. Puis haussant la voix: -- Qu'on appelle le roi de Navarre! ajouta-t-il. Un garde fit un mouvement pour obeir; mais Francois l'arreta d'un signe. -- Mauvais moyen, mon frere, dit-il; de cette facon vous n'apprendrez rien. Henri niera, donnera un signal, ses complices seront avertis et disparaitront; puis ma mere et moi nous serons accuses non seulement d'etre des visionnaires, mais encore des calomniateurs. -- Que demandez-vous donc alors? -- Qu'au nom de notre fraternite, Votre Majeste m'ecoute, qu'au nom de mon devouement qu'elle va reconnaitre, elle ne brusque rien. Faites en sorte, Sire, que le veritable coupable, que celui qui depuis deux ans trahit d'intention Votre Majeste, en attendant qu'il la trahisse de fait, soit enfin reconnu coupable par une preuve infaillible et puni comme il le merite. Charles ne repondit rien; il alla a une fenetre et l'ouvrit: le sang envahissait son cerveau. Enfin se retournant vivement: -- Eh bien, dit-il, que feriez-vous? Parlez, Francois. -- Sire, dit d'Alencon, je ferais cerner la foret de Saint-Germain par trois detachements de chevau-legers, qui, a une heure convenue, a onze heures par exemple, se mettraient en marche et rabattraient tout ce qui se trouve dans la foret sur le pavillon de Francois Ier, que j'aurais, comme par hasard, designe pour l'endroit du rendez-vous, du diner. Puis quand, tout en ayant l'air de suivre mon faucon, je verrais Henri s'eloigner, je piquerais au rendez-vous, ou il se trouvera pris avec ses complices. -- L'idee est bonne, dit le roi; qu'on fasse venir mon capitaine des gardes. D'Alencon tira de son pourpoint un sifflet d'argent pendu a une chaine d'or et siffla. De Nancey parut. Charles alla a lui et lui donna ses ordres a voix basse. Pendant ce temps, son grand levrier Acteon avait saisi une proie qu'il roulait par la chambre et qu'il dechirait a belles dents avec mille bonds folatres. Charles se retourna et poussa un juron terrible. Cette proie, que s'etait faite Acteon, c'etait ce precieux livre de venerie, dont il n'existait, comme nous l'avons dit, que trois exemplaires au monde. Le chatiment fut egal au crime. Charles saisit un fouet, la laniere sifflante enveloppa l'animal d'un triple noeud. Acteon jeta un cri et disparut sous une table couverte d'un immense tapis qui lui servait de retraite. Charles ramassa le livre et vit avec joie qu'il n'y manquait qu'un feuillet; et encore n'etait-il pas une page de texte, mais une gravure. Il le placa avec soin sur un rayon ou Acteon ne pouvait atteindre. D'Alencon le regardait faire avec inquietude. Il eut voulu fort que ce livre, maintenant qu'il avait fait sa terrible mission, sortit des mains de Charles. Six heures sonnerent. C'etait l'heure a laquelle le roi devait descendre dans la cour encombree de chevaux richement caparaconnes, d'hommes et de femmes richement vetus. Les veneurs tenaient sur leurs poings leurs faucons chaperonnes; quelques piqueurs avaient les cors en echarpe au cas ou le roi, fatigue de la chasse au vol, comme cela lui arrivait quelquefois, voudrait courre un daim ou un chevreuil. Le roi descendit, et, en descendant, ferma la porte de son cabinet des Armes. D'Alencon suivait chacun de ses mouvements d'un ardent regard et lui vit mettre la clef dans sa poche. En descendant l'escalier, il s'arreta, porta la main a son front. Les jambes du duc d'Alencon tremblaient non moins que celles du roi. -- En effet, balbutia-t-il, il me semble que le temps est a l'orage. -- A l'orage au mois de janvier? dit Charles, vous etes fou! Non, j'ai des vertiges, ma peau est seche; je suis faible, voila tout. Puis a demi-voix: -- Ils me tueront, continua-t-il, avec leur haine et leurs complots. Mais en mettant le pied dans la cour, l'air frais du matin, les cris des chasseurs, les saluts bruyants de cent personnes rassemblees, produisirent sur Charles leur effet ordinaire. Il respira libre et joyeux. Son premier regard avait ete pour chercher Henri. Henri etait pres de Marguerite. Ces deux excellents epoux semblaient ne se pouvoir quitter tant ils s'aimaient. En apercevant Charles, Henri fit bondir son cheval, et en trois courbettes de l'animal fut pres de son beau-frere. -- Ah! ah! dit Charles, vous etes monte en coureur de daim, Henriot. Vous savez cependant que c'est une chasse au vol que nous faisons aujourd'hui. Puis sans attendre la reponse: -- Partons, messieurs, partons. Il faut que nous soyons en chasse a neuf heures! dit le roi le sourcil fronce et avec une intonation de voix presque menacante. Catherine regardait tout cela par une fenetre du Louvre. Un rideau souleve donnait passage a sa tete pale et voilee, tout le corps vetu de noir disparaissait dans la penombre. Sur l'ordre de Charles, toute cette foule doree, brodee, parfumee, le roi en tete, s'allongea pour passer a travers les guichets du Louvre et roula comme une avalanche sur la route de Saint-Germain, au milieu des cris du peuple qui saluait le jeune roi, soucieux et pensif, sur son cheval plus blanc que la neige. -- Que vous a-t-il dit? demanda Marguerite a Henri. -- Il m'a felicite sur la finesse de mon cheval. -- Voila tout? -- Voila tout. -- Il sait quelque chose alors. -- J'en ai peur. -- Soyons prudents. Henri eclaira son visage d'un de ces fins sourires qui lui etaient habituels, et qui voulaient dire, pour Marguerite surtout: Soyez tranquille, ma mie. Quant a Catherine, a peine tout ce cortege avait-il quitte la cour du Louvre qu'elle avait laisse retomber son rideau. Mais elle n'avait point laisse echapper une chose: c'etait la paleur de Henri, c'etaient ses tressaillements nerveux, c'etaient ses conferences a voix basse avec Marguerite. Henri etait pale parce que, n'ayant pas le courage sanguin, son sang, dans toutes les circonstances ou sa vie etait mise en jeu, au lieu de lui monter au cerveau, comme il arrive ordinairement, lui refluait au coeur. Il eprouvait des tressaillements nerveux parce que la facon dont l'avait recu Charles, si differente de l'accueil habituel qu'il lui faisait, l'avait vivement impressionne. Enfin, il avait confere avec Marguerite, parce que, ainsi que nous le savons, le mari et la femme avaient fait, sous le rapport de la politique, une alliance offensive et defensive. Mais Catherine avait interprete les choses tout autrement. -- Cette fois, murmura-t-elle avec son sourire florentin, je crois qu'il en tient, ce cher Henriot. Puis, pour s'assurer du fait, apres avoir attendu un quart d'heure pour donner le temps a toute la chasse de quitter Paris, elle sortit de son appartement, suivit le corridor, monta le petit escalier tournant, et a l'aide de sa double clef ouvrit l'appartement du roi de Navarre. Mais ce fut inutilement que par tout cet appartement elle chercha le livre. Ce fut inutilement que partout son regard ardent passa des tables aux dressoirs, des dressoirs aux rayons, des rayons aux armoires; nulle part elle n'apercut le livre qu'elle cherchait. -- D'Alencon l'aura deja enleve, dit-elle, c'est prudent. Et elle descendit chez elle, presque certaine, cette fois, que son projet avait reussi. Cependant le roi poursuivait sa route vers Saint- Germain, ou il arriva apres une heure et demie de course rapide; on ne monta meme pas au vieux chateau, qui s'elevait sombre et majestueux au milieu des maisons eparses sur la montagne. On traversa le pont de bois situe a cette epoque en face de l'arbre qu'aujourd'hui encore on appelle le chene de Sully. Puis on fit signe aux barques pavoisees qui suivaient la chasse, pour donner la facilite au roi et aux gens de sa suite de traverser la riviere et de se mettre en mouvement. A l'instant meme toute cette joyeuse jeunesse, animee d'interets si divers, se mit en marche, le roi en tete, sur cette magnifique prairie qui pend du sommet boise de Saint-Germain, et qui prit soudain l'aspect d'une grande tapisserie a personnages diapres de mille couleurs et dont la riviere ecumante sur sa rive simulait la frange argentee. En avant du roi, toujours sur son cheval blanc et tenant son faucon favori au poing, marchaient les valets de venerie vetus de justaucorps verts et chausses de grosses bottes, qui, maintenant de la voix une demi-douzaine de chiens griffons, battaient les roseaux qui garnissaient la riviere. En ce moment le soleil, cache jusque-la derriere les nuages, sortit tout a coup du sombre ocean ou il s'etait plonge. Un rayon de soleil eclaira de sa lumiere tout cet or, tous ces joyaux, tous ces yeux ardents, et de toute cette lumiere il faisait un torrent de feu. Alors, et comme s'il n'eut attendu que ce moment pour qu'un beau soleil eclairat sa defaite, un heron s'eleva du sein des roseaux en poussant un cri prolonge et plaintif. -- Haw! haw! cria Charles en dechaperonnant son faucon et en le lancant apres le fugitif. -- Haw! haw! crierent toutes les voix pour encourager l'oiseau. Le faucon, un instant ebloui par la lumiere, tourna sur lui-meme, decrivant un cercle sans avancer ni reculer; puis tout a coup il apercut le heron, et prit son vol sur lui a tire-d'aile. Cependant le heron qui s'etait, en oiseau prudent, leve a plus de cent pas des valets de venerie, avait, pendant que le roi dechaperonnait son faucon et que celui-ci s'etait habitue a la lumiere, gagne de l'espace, ou plutot de la hauteur. Il en resulta que lorsque son ennemi l'apercut, il etait deja a plus de cinq cents pieds de hauteur, et qu'ayant trouve dans les zones elevees l'air necessaire a ses puissantes ailes, il montait rapidement. -- Haw! haw! Bec-de-Fer, cria Charles, encourageant son faucon, prouve nous que tu es de race. Haw! haw! Comme s'il eut entendu cet encouragement, le noble animal partit, semblable a une fleche, parcourant une ligne diagonale qui devait aboutir a la ligne verticale qu'adoptait le heron, lequel montait toujours comme s'il eut voulu disparaitre dans l'ether. -- Ah! double couard, cria Charles, comme si le fugitif eut pu l'entendre, en mettant son cheval au galop et en suivant la chasse autant qu'il etait en lui, la tete renversee en arriere pour ne pas perdre un instant de vue les deux oiseaux. Ah! double couard, tu fuis. Mon Bec-de-Fer est de race; attends! attends! Haw! Bec- de-Fer; haw! En effet, la lutte fut curieuse; les deux oiseaux se rapprochaient l'un de l'autre, ou plutot le faucon se rapprochait du heron. La seule question etait de savoir lequel dans cette premiere attaque conserverait le dessus. La peur eut de meilleures ailes que le courage. Le faucon, emporte par son vol, passa sous le ventre du heron qu'il eut du dominer. Le heron profita de sa superiorite et lui allongea un coup de son long bec. Le faucon, frappe comme d'un coup de poignard, fit trois tours sur lui-meme, comme etourdi, et un instant on dut croire qu'il allait redescendre. Mais, comme un guerrier blesse qui se releve plus terrible, il jeta une espece de cri aigu et menacant et reprit son vol sur le heron. Le heron avait profite de son avantage, et, changeant la direction de son vol, il avait fait un coude vers la foret, essayant cette fois de gagner de l'espace et d'echapper par la distance au lieu d'echapper par la hauteur. Mais le faucon etait un animal de noble race, qui avait un coup d'oeil de gerfaut. Il repeta la meme manoeuvre, piqua diagonalement sur le heron, qui jeta deux ou trois cris de detresse et essaya de monter perpendiculairement comme il l'avait fait une premiere fois. Au bout de quelques secondes de cette noble lutte, les deux oiseaux semblerent sur le point de disparaitre dans les nuages. Le heron n'etait pas plus gros qu'une alouette, et le faucon semblait un point noir qui, a chaque instant, devenait plus imperceptible. Charles ni la cour ne suivaient plus les deux oiseaux. Chacun etait demeure a sa place, les yeux fixes sur le fugitif et sur le poursuivant. -- Bravo! bravo! Bec-de-Fer! cria tout a coup Charles. Voyez, voyez, messieurs, il a le dessus! Haw! haw! -- Ma foi, j'avoue que je ne vois plus ni l'un ni l'autre, dit Henri. -- Ni moi non plus, dit Marguerite. -- Oui, mais si tu ne les vois plus, Henriot, tu peux les entendre encore, dit Charles; le heron du moins. Entends-tu, entends-tu? il demande grace! En effet, deux ou trois cris plaintifs, et qu'une oreille exercee pouvait seule saisir, descendirent du ciel sur la terre. -- Ecoute, ecoute, cria Charles, et tu vas les voir descendre plus vite qu'ils ne sont montes. En effet, comme le roi prononcait ces mots, les deux oiseaux commencerent a reparaitre. C'etaient deux points noirs seulement, mais a la difference de grosseur de ces deux points, il etait facile de voir cependant que le faucon avait le dessus. -- Voyez! voyez! ... cria Charles. Bec-de-Fer le tient. En effet, le heron, domine par l'oiseau de proie, n'essayait meme plus de se defendre. Il descendait rapidement, incessamment frappe par le faucon et ne repondant que par ses cris; tout a coup il replia ses ailes et se laissa tomber comme une pierre; mais son adversaire en fit autant, et lorsque le fugitif voulut reprendre son vol, un dernier coup de bec l'etendit; il continua sa chute en tournoyant sur lui-meme, et, au moment ou il touchait la terre, le faucon s'abattit sur lui, poussant un cri de victoire qui couvrit le cri de defaite du vaincu. -- Au faucon! au faucon! cria Charles. Et il lanca son cheval au galop dans la direction de l'endroit ou les deux oiseaux s'etaient abattus. Mais tout a coup il arreta court sa monture, jeta un cri lui-meme, lacha la bride et s'accrocha d'une main a la criniere de son cheval, tandis que de son autre main il saisit son estomac comme s'il eut voulu dechirer ses entrailles. A ce cri tous les courtisans accoururent. -- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Charles, le visage enflamme et l'oeil hagard; mais il vient de me sembler qu'on me passait un fer rouge a travers l'estomac. Allons, allons, ce n'est rien. Et Charles remit son cheval au galop. D'Alencon palit. -- Qu'y a-t-il donc encore de nouveau? demanda Henri a Marguerite. -- Je n'en sais rien, repondit celle-ci; mais avez-vous vu? mon frere etait pourpre. -- Ce n'est pas cependant son habitude, dit Henri. Les courtisans s'entre-regarderent etonnes et suivirent le roi. On arriva a l'endroit ou les deux oiseaux s'etaient abattus. Le faucon rongeait deja la cervelle du heron. En arrivant, Charles sauta a bas de son cheval pour voir le combat de plus pres. Mais en touchant la terre il fut oblige de se tenir a la selle, la terre tournait sous lui. Il eprouva une violente envie de dormir. -- Mon frere! mon frere! s'ecria Marguerite, qu'avez-vous? -- J'ai, dit Charles, j'ai ce que dut avoir Porcie quand elle eut avale ses charbons ardents; j'ai que je brule, et qu'il me semble que mon haleine est de flamme. En meme temps Charles poussa son souffle au-dehors, et parut etonne de ne pas voir sortir du feu de ses levres. Cependant, on avait repris et rechaperonne le faucon, et tout le monde s'etait rassemble autour de Charles. -- Eh bien, eh bien, que veut dire cela? Corps du Christ! ce n'est rien, ou si c'est quelque chose, c'est le soleil qui me casse la tete et me creve les yeux. Allons, allons, en chasse, messieurs! Voici toute une compagnie de halbrans. Lachez tout, lachez tout. Corboeuf! nous allons nous amuser! On dechaperonna en effet et on lacha a l'instant meme cinq ou six faucons, qui s'elancerent dans la direction du gibier, tandis que toute la chasse, le roi en tete, regagnait les bords de la riviere. -- Eh bien, que dites-vous, madame? demanda Henri a Marguerite. -- Que le moment est bon, dit Marguerite, et que si le roi ne se retourne pas, nous pouvons d'ici gagner la foret facilement. Henri appela le valet de venerie qui portait le heron; et tandis que l'avalanche bruyante et doree roulait le long du talus qui fait aujourd'hui la terrasse, il resta seul en arriere comme s'il examinait le cadavre du vaincu. XX Le pavillon de Francois Ier C'etait une belle chose que la chasse a l'oiseau faite par des rois, quand les rois etaient presque des demi-dieux et que la chasse etait non seulement un loisir, mais un art. Neanmoins nous devons quitter ce spectacle royal pour penetrer dans un endroit de la foret ou tous les acteurs de la scene que nous venons de raconter vont nous rejoindre bientot. A droite de l'allee de Violettes, longue arcade de feuillage, retraite moussue ou, parmi les lavandes et les bruyeres, un lievre inquiet dresse de temps en temps les oreilles, tandis que le daim errant leve sa tete chargee de bois, ouvre les naseaux et ecoute, est une clairiere assez eloignee pour que de la route on ne la voie pas; mais pas assez pour que de cette clairiere on ne voie pas la route. Au milieu de cette clairiere, deux hommes couches sur l'herbe, ayant sous eux un manteau de voyage, a leur cote une longue epee, et aupres d'eux chacun un mousqueton a gueule evasee, qu'on appelait alors un poitrinal, ressemblaient de loin, par l'elegance de leur costume, a ces joyeux deviseurs du Decameron; de pres, par la menace de leurs armes, a ces bandits de bois que cent ans plus tard Salvator Rosa peignit d'apres nature dans ses paysages. L'un d'eux etait appuye sur un genou et sur une main, et ecoutait comme un de ces lievres ou de ces daims dont nous avons parle tout a l'heure. -- Il me semble, dit celui-ci, que la chasse s'etait singulierement rapprochee de nous tout a l'heure. J'ai entendu jusqu'aux cris des veneurs encourageant le faucon. -- Et maintenant, dit l'autre, qui paraissait attendre les evenements avec beaucoup plus de philosophie que son camarade, maintenant, je n'entends plus rien: il faut qu'ils se soient eloignes... Je t'avais bien dit que c'etait un mauvais endroit pour l'observation. On n'est pas vu, c'est vrai, mais on ne voit pas. -- Que diable! mon cher Annibal, dit le premier des interlocuteurs, il fallait bien mettre quelque part nos deux chevaux a nous, puis nos deux chevaux de main, puis ces deux mules si chargees que je ne sais pas comment elles feront pour nous suivre. Or, je ne connais que ces vieux hetres et ces chenes seculaires qui puissent se charger convenablement de cette difficile besogne. J'oserais donc dire que, loin de blamer comme toi M. de Mouy, je reconnais, dans tous les preparatifs de cette entreprise qu'il a dirigee, le sens profond d'un veritable conspirateur. -- Bon! dit le second gentilhomme dans lequel notre lecteur a deja bien certainement reconnu Coconnas, bon! voila le mot lache, je l'attendais. Je t'y prends. Nous conspirons donc. -- Nous ne conspirons pas, nous servons le roi et la reine. -- Qui conspirent, ce qui revient exactement au meme pour nous. -- Coconnas, je te l'ai dit, reprit La Mole, je ne te force pas le moins du monde a me suivre dans cette aventure qu'un sentiment particulier que tu ne partages pas, que tu ne peux partager, me fait seul entreprendre. -- Eh! mordi! qui est-ce donc qui dit que tu me forces? D'abord, je ne sache pas un homme qui pourrait forcer Coconnas a faire ce qu'il ne veut pas faire; mais crois-tu que je te laisserai aller sans te suivre, surtout quand je vois que tu vas au diable? -- Annibal! Annibal! dit La Mole, je crois que j'apercois la-bas sa blanche haquenee. Oh! c'est etrange comme, rien que de penser qu'elle vient, mon coeur bat. -- Eh bien, c'est drole, dit Coconnas en baillant, le coeur ne me bat pas du tout, a moi. -- Ce n'etait pas elle, dit La Mole. Qu'est-il donc arrive? c'etait pour midi, ce me semble. -- Il est arrive qu'il n'est point midi, dit Coconnas, voila tout, et que nous avons encore le temps de faire un somme, a ce qu'il parait. Et sur cette conviction, Coconnas s'etendit sur son manteau en homme qui va joindre le precepte aux paroles; mais comme son oreille touchait la terre, il demeura le doigt leve et faisant signe a La Mole de se taire. -- Qu'y a-t-il donc? demanda celui-ci. -- Silence! cette fois j'entends quelque chose et je ne me trompe pas. -- C'est singulier, j'ai beau ecouter, je n'entends rien, moi. -- Tu n'entends rien? -- Non. -- Eh bien, dit Coconnas en se soulevant et en posant la main sur le bras de La Mole, regarde ce daim. -- Ou? -- La-bas. Et Coconnas montra du doigt l'animal a La Mole. -- Eh bien? -- Eh bien, tu vas voir. La Mole regarda l'animal. La tete inclinee comme s'il s'appretait a brouter, il ecoutait immobile. Bientot il releva son front charge de bois superbes, et tendit l'oreille du cote d'ou sans doute venait le bruit; puis tout a coup, sans cause apparente, il partit rapide comme l'eclair. -- Oh! oh! dit La Mole, je crois que tu as raison, car voila le daim qui s'enfuit. -- Donc, puisqu'il s'enfuit, dit Coconnas, c'est qu'il entend ce que tu n'entends pas. En effet, un bruit sourd et a peine perceptible fremissait vaguement dans l'herbe; pour des oreilles moins exercees, c'eut ete le vent; pour des cavaliers, c'etait un galop lointain de chevaux. La Mole fut sur pied en un moment. -- Les voici, dit-il, alerte! Coconnas se leva, mais plus tranquillement; la vivacite du Piemontais semblait etre passee dans le coeur de La Mole, tandis qu'au contraire l'insouciance de celui-ci semblait a son tour s'etre emparee de son ami. C'est que l'un, dans cette circonstance, agissait d'enthousiasme, et l'autre a contrecoeur. Bientot un bruit egal et cadence frappa l'oreille des deux amis: le hennissement d'un cheval fit dresser l'oreille aux chevaux qu'ils tenaient prets a dix pas d'eux, et dans l'allee passa, comme une ombre blanche, une femme qui, se tournant de leur cote, fit un signe etrange et disparut. -- La reine! s'ecrierent-ils ensemble. -- Qu'est-ce que cela signifie? dit Coconnas. -- Elle a fait ainsi, dit La Mole, ce qui signifie: Tout a l'heure... -- Elle a fait ainsi, dit Coconnas, ce qui signifie: Partez... -- Ce signe repond a: _Attendez-moi._ _ _ -- Ce signe repond a: _Sauvez-vous._ _ _ -- Eh bien, dit La Mole, agissons chacun selon notre conviction. Pars, je resterai. Coconnas haussa les epaules et se recoucha. Au meme instant, en sens inverse du chemin qu'avait suivi la reine, mais par la meme allee, passa, bride abattue, une troupe de cavaliers que les deux amis reconnurent pour des protestants ardents, presque furieux. Leurs chevaux bondissaient comme ces sauterelles dont parle Job: ils parurent et disparurent. -- Peste! cela devient grave, dit Coconnas en se relevant. Allons au pavillon de Francois Ier. -- Au contraire, n'y allons pas! dit La Mole. Si nous sommes decouverts, c'est sur ce pavillon que se portera d'abord l'attention du roi! puisque c'etait la le rendez-vous general. -- Cette fois, tu peux bien avoir raison, grommela Coconnas. Coconnas n'avait pas prononce ces paroles, qu'un cavalier passa comme l'eclair au milieu des arbres, et, franchissant fosses, buissons, barrieres, arriva pres des deux gentilshommes. Il tenait un pistolet de chaque main et guidait des genoux seulement son cheval dans cette course furieuse. -- M. de Mouy! s'ecria Coconnas inquiet et devenu plus alerte maintenant que La Mole; M. de Mouy fuyant! On se sauve donc? -- Eh! vite! cria le huguenot, detalez, tout est perdu! J'ai fait un detour pour vous le dire. En route! Et comme il n'avait pas cesse de courir en prononcant ces paroles, il etait deja loin quand elles furent achevees, et par consequent lorsque La Mole et Coconnas en saisirent completement le sens. -- Et la reine? cria La Mole. Mais la voix du jeune homme se perdit dans l'espace; de Mouy etait deja a une trop grande distance pour l'entendre, et surtout pour lui repondre. Coconnas eut bientot pris son parti. Tandis que La Mole restait immobile et suivait des yeux de Mouy qui disparaissait entre les branches qui s'ouvraient devant lui et se refermaient sur lui, il courut aux chevaux, les amena, sauta sur le sien, jeta la bride de l'autre aux mains de La Mole, et s'appreta a piquer. -- Allons, allons! dit-il, je repeterai ce qu'a dit de Mouy: En route! Et de Mouy est un monsieur qui parle bien. En route, en route, La Mole! -- Un instant, dit La Mole; nous sommes venus ici pour quelque chose. -- A moins que ce ne soit pour nous faire pendre, repondit Coconnas, je te conseille de ne pas perdre de temps. Je devine, tu vas faire de la rhetorique, paraphraser le mot fuir, parler d'Horace qui jeta son bouclier et d'Epaminondas qu'on rapporta sur le sien; mais, je dirai un seul mot: Ou fuit M. de Mouy de Saint- Phale, tout le monde peut fuir. -- M. de Mouy de Saint-Phale, dit La Mole, n'est pas charge d'enlever la reine Marguerite, M. de Mouy de Saint-Phale n'aime pas la reine Marguerite. -- Mordi! et il fait bien, si cet amour devait lui faire faire des sottises pareilles a celle que je te vois mediter. Que cinq cent mille diables d'enfer enlevent l'amour qui peut couter la tete a deux braves gentilshommes! Corne de boeuf! comme dit le roi Charles, nous conspirons, mon cher; et quand on conspire mal, il faut se bien sauver. En selle, en selle, La Mole! -- Sauve-toi, mon cher, je ne t'en empeche pas, et meme je t'y invite. Ta vie est plus precieuse que la mienne. Defends donc ta vie. -- Il faut me dire: Coconnas, faisons-nous pendre ensemble, et non me dire: Coconnas, sauve-toi tout seul. -- Bah! mon ami, repondit La Mole, la corde est faite pour les manants, et non pour des gentilshommes comme nous. -- Je commence a croire, dit Coconnas avec un soupir, que la precaution que j'ai prise n'est pas mauvaise. -- Laquelle? -- De me faire un ami du bourreau. -- Tu es sinistre, mon cher Coconnas. -- Mais enfin que faisons-nous? s'ecria celui-ci impatiente. -- Nous allons retrouver la reine. -- Ou cela? -- Je n'en sais rien... Retrouver le roi! -- Ou cela? -- Je n'en sais rien... mais nous le retrouverons, et nous ferons a nous deux ce que cinquante personnes n'ont pu ou n'ont ose faire. -- Tu me prends par l'amour-propre, Hyacinthe; c'est mauvais signe. -- Eh bien, voyons, a cheval et partons. -- C'est bien heureux! La Mole se retourna pour prendre le pommeau de la selle; mais au moment ou il mettait le pied a l'etrier, une voix imperieuse se fit entendre. -- Halte-la! rendez-vous, dit la voix. En meme temps une figure d'homme parut derriere un chene, puis une autre, puis trente: c'etaient les chevau-legers, qui, devenus fantassins, s'etaient glisses a plat ventre dans les bruyeres et fouillaient dans le bois. -- Qu'est-ce que je t'ai dit? murmura Coconnas. Une espece de rugissement sourd fut la reponse de La Mole. Les chevau-legers etaient encore a trente pas des deux amis. -- Voyons! continua le Piemontais parlant tout haut au lieutenant des chevau-legers et tout bas a La Mole; messieurs, qu'y a-t-il? Le lieutenant ordonna de coucher en joue les deux amis. Coconnas continua tout bas: -- En selle! La Mole, il en est temps encore: saute a cheval, comme je t'ai vu cent fois, et partons. Puis se retournant vers les chevau-legers: -- Eh! que diable, messieurs, ne tirez pas, vous pourriez tuer des amis. Puis a La Mole: -- A travers les arbres, on tire mal; ils tireront et nous manqueront. -- Impossible, dit La Mole; nous ne pouvons emmener avec nous le cheval de Marguerite et les deux mules, ce cheval et ces deux mules la compromettraient, tandis que par mes reponses j'eloignerai tout soupcon. Pars! mon ami, pars! -- Messieurs, dit Coconnas en tirant son epee et en l'elevant en l'air, messieurs, nous sommes tout rendus. Les chevau-legers releverent leurs mousquetons. -- Mais d'abord, pourquoi faut-il que nous nous rendions? -- Vous le demanderez au roi de Navarre. -- Quel crime avons-nous commis? -- M. d'Alencon vous le dira. Coconnas et La Mole se regarderent: le nom de leur ennemi en un pareil moment etait peu fait pour les rassurer. Cependant ni l'un ni l'autre ne fit resistance. Coconnas fut invite a descendre de cheval, manoeuvre qu'il executa sans observation. Puis tous deux furent places au centre des chevau- legers, et l'on prit la route du pavillon de Francois Ier. -- Tu voulais voir le pavillon de Francois Ier? dit Coconnas a La Mole, en apercevant, a travers les arbres, les murs d'une charmante fabrique gothique; eh bien, il parait que tu le verras. La Mole ne repondit rien, et tendit seulement la main a Coconnas. A cote de ce charmant pavillon, bati du temps de Louis XII, et qu'on appelait le pavillon de Francois Ier, parce que celui-ci le choisissait toujours pour ses rendez-vous de chasse, etait une espece de hutte elevee pour les piqueurs, et qui disparaissait en quelque sorte sous les mousquets et sous les hallebardes et les epees reluisantes, comme une taupiniere sous une moisson blanchissante. C'etait dans cette hutte qu'avaient ete conduits les prisonniers. Maintenant eclairons la situation fort nuageuse, pour les deux amis surtout, en racontant ce qui s'etait passe. Les gentilshommes protestants s'etaient reunis, comme la chose avait ete convenue, dans le pavillon de Francois Ier, dont, on le sait, de Mouy s'etait procure la clef. Maitres de la foret, a ce qu'ils croyaient du moins, ils avaient pose par-ci, par-la quelques sentinelles, que les chevau-legers, moyennant un changement d'echarpes blanches en echarpes rouges, precaution due au zele ingenieux de M. de Nancey, avaient enlevees sans coup ferir par une surprise vigoureuse. Les chevau-legers avaient continue leur battue, cernant le pavillon; mais de Mouy, qui, ainsi que nous l'avons dit, attendait le roi au bout de l'allee des Violettes, avait vu ces echarpes rouges marchant a pas de loup, et des ce moment les echarpes rouges lui avaient paru suspectes. Il s'etait donc jete de cote pour n'etre point vu, et avait remarque que le vaste cercle se retrecissait de maniere a battre la foret et a envelopper le lieu du rendez-vous. Puis en meme temps, au fond de l'allee principale, il avait vu poindre les aigrettes blanches et briller les arquebuses de la garde du roi. Enfin il avait reconnu le roi lui-meme, tandis que du cote oppose il avait apercu le roi de Navarre. Alors il avait coupe l'air en croix avec son chapeau, ce qui etait le signal convenu pour dire que tout etait perdu. A ce signal le roi avait rebrousse chemin et avait disparu. Aussitot de Mouy, enfoncant les deux larges molettes de ses eperons dans le ventre de son cheval, avait pris la fuite, et tout en fuyant avait jete les paroles d'avertissement que nous avons dites, a La Mole et a Coconnas. Or, le roi, qui s'etait apercu de la disparition de Henri et de Marguerite, arrivait escorte de M. d'Alencon, pour les voir sortir tous deux de la hutte ou il avait dit de renfermer tout ce qui se trouverait non seulement dans le pavillon, mais encore dans la foret. D'Alencon, plein de confiance, galopait pres du roi, dont les douleurs aigues augmentaient la mauvaise humeur. Deux ou trois fois il avait failli s'evanouir, et une fois il avait vomi jusqu'au sang. -- Allons! allons! dit le roi en arrivant, depechons-nous, j'ai hate de rentrer au Louvre: tirez-moi tous ces parpaillots du terrier, c'est aujourd'hui saint Blaise, cousin de saint Barthelemy. A ces paroles du roi, toute cette fourmiliere de piques et d'arquebuses se mit en mouvement, et l'on forca les huguenots, arretes soit dans la foret, soit dans le pavillon, a sortir l'un apres l'autre de la cabane. Mais de roi de Navarre, de Marguerite et de De Mouy, point. -- Eh bien, dit le roi, ou est Henri, ou est Margot? Vous me les avez promis, d'Alencon, et corboeuf! il faut qu'on me les trouve. -- Le roi et la reine de Navarre, dit M. de Nancey, nous ne les avons pas meme apercus, Sire. -- Mais les voila, dit madame de Nevers. En effet, a ce moment meme, a l'extremite d'une allee qui donnait sur la riviere, parurent Henri et Margot, tous deux calmes comme s'il ne se fut agi de rien; tous deux le faucon au poing et amoureusement serres avec tant d'art que leurs chevaux tout en galopant, non moins unis qu'eux, semblaient se caresser l'un l'autre des naseaux. Ce fut alors que d'Alencon furieux fit fouiller les environs, et que l'on trouva La Mole et Coconnas sous leur berceau de lierre. Eux aussi firent leur entree dans le cercle que formaient les gardes avec un fraternel enlacement. Seulement, comme ils n'etaient point rois, ils n'avaient pu se donner si bonne contenance que Henri et Marguerite: La Mole etait trop pale, Coconnas etait trop rouge. XXI Les investigations Le spectacle qui frappa les deux jeunes gens en entrant dans le cercle fut de ceux qu'on n'oublie jamais, ne les eut-on vus qu'une seule fois en un seul instant. Charles IX avait, comme nous l'avons dit, regarde defiler tous les gentilshommes enfermes dans la hutte des piqueurs et extraits l'un apres l'autre par ses gardes. Lui et d'Alencon suivaient chaque mouvement d'un oeil avide, s'attendant a voir sortir le roi de Navarre a son tour. Leur attente avait ete trompee. Mais ce n'etait point assez, il fallait savoir ce qu'ils etaient devenus. Aussi, quand au bout de l'allee on vit apparaitre les deux jeunes epoux, d'Alencon palit, Charles sentit son coeur se dilater; car instinctivement il desirait que tout ce que son frere l'avait force de faire retombat sur lui. -- Il echappera encore, murmura Francois en palissant. En ce moment le roi fut saisi de douleurs d'entrailles si violentes qu'il lacha la bride, saisit ses flancs des deux mains, et poussa des cris comme un homme en delire. Henri s'approcha avec empressement; mais pendant le temps qu'il avait mis a parcourir les deux cents pas qui le separaient de son frere, Charles etait deja remis. -- D'ou venez-vous, monsieur? dit le roi avec une durete de voix qui emut Marguerite. -- Mais... de la chasse, mon frere, reprit-elle. -- La chasse etait au bord de la riviere et non dans la foret. -- Mon faucon s'est emporte sur un faisan, Sire, au moment ou nous etions restes en arriere pour voir le heron. -- Et ou est le faisan? -- Le voici; un beau coq, n'est-ce pas? Et Henri, de son air le plus innocent, presenta a Charles son oiseau de pourpre, d'azur et d'or. -- Ah! ah! dit Charles; et ce faisan pris, pourquoi ne m'avez-vous pas rejoint? -- Parce qu'il avait dirige son vol vers le parc, Sire; de sorte que, lorsque nous sommes descendus sur le bord de la riviere, nous vous avons vu une demi-lieue en avant de nous, remontant deja vers la foret: alors nous nous sommes mis a galoper sur vos traces, car etant de la chasse de Votre Majeste nous n'avons pas voulu la perdre. -- Et tous ces gentilshommes, reprit Charles, etaient-ils invites aussi? -- Quels gentilshommes, repondit Henri en jetant un regard circulaire et interrogatif autour de lui. -- Eh! vos huguenots, pardieu! dit Charles; dans tous les cas, si quelqu'un les a invites ce n'est pas moi. -- Non, Sire, repondit Henri, mais c'est peut-etre M. d'Alencon. -- M. d'Alencon! comment cela? -- Moi? fit le duc. -- Eh! oui, mon frere, reprit Henri, n'avez-vous pas annonce hier que vous etiez roi de Navarre? Eh bien, les huguenots qui vous ont demande pour roi viennent vous remercier, vous, d'avoir accepte la couronne, et le roi de l'avoir donnee. N'est-ce pas, messieurs? -- Oui! oui! crierent vingt voix; vive le duc d'Alencon! vive le roi Charles! -- Je ne suis pas le roi des huguenots, dit Francois palissant de colere. Puis, jetant a la derobee un regard sur Charles: Et j'espere bien, ajouta-t-il, ne l'etre jamais. -- N'importe! dit Charles, vous saurez, Henri, que je trouve tout cela etrange. -- Sire, dit le roi de Navarre avec fermete, on dirait, Dieu me pardonne, que je subis un interrogatoire? -- Et si je vous disais que je vous interroge, que repondriez- vous? -- Que je suis roi comme vous, Sire, dit fierement Henri, car ce n'est pas la couronne, mais la naissance qui fait la royaute, et que je repondrais a mon frere et a mon ami, mais jamais a mon juge. -- Je voudrais bien savoir, cependant, murmura Charles, a quoi m'en tenir une fois dans ma vie. -- Qu'on amene M. de Mouy, dit d'Alencon, vous le saurez. M. de Mouy doit etre pris. -- M. de Mouy est-il parmi les prisonniers? demanda le roi. Henri eut un mouvement d'inquietude, et echangea un regard avec Marguerite; mais ce moment fut de courte duree. Aucune voix ne repondit. -- M. de Mouy n'est point parmi les prisonniers, dit M. de Nancey; quelques-uns de nos hommes croient l'avoir vu, mais aucun n'en est sur. D'Alencon murmura un blaspheme. -- Eh! dit Marguerite en montrant La Mole et Coconnas, qui avaient entendu tout le dialogue, et sur l'intelligence desquels elle croyait pouvoir compter, Sire, voici deux gentilshommes de M. d'Alencon, interrogez-les, ils repondront. Le duc sentit le coup. -- Je les ai fait arreter justement pour prouver qu'ils ne sont point a moi, dit le duc. Le roi regarda les deux amis et tressaillit en revoyant La Mole. -- Oh! oh! encore ce Provencal, dit-il. Coconnas salua gracieusement. -- Que faisiez-vous quand on vous a arretes? dit le roi. -- Sire, nous devisions de faits de guerre et d'amour. -- A cheval! armes jusqu'aux dents! prets a fuir! -- Non pas, Sire, dit Coconnas, et Votre Majeste est mal renseignee. Nous etions couches sous l'ombre d'un hetre: _Sub tegmine fagi._ _ _ -- Ah! vous etiez couches sous l'ombre d'un hetre? -- Et nous eussions meme pu fuir, si nous avions cru avoir en quelque facon encouru la colere de Votre Majeste. Voyons, messieurs, sur votre parole de soldats, dit Coconnas en se retournant vers les chevau-legers, croyez-vous que si nous l'eussions voulu nous pouvions nous echapper? -- Le fait est, dit le lieutenant, que ces messieurs n'ont pas fait un mouvement pour fuir. -- Parce que leurs chevaux etaient loin, dit le duc d'Alencon. -- J'en demande humblement pardon a Monseigneur, dit Coconnas, mais j'avais le mien entre les jambes, et mon ami le comte Lerac de la Mole tenait le sien par la bride. -- Est-ce vrai, messieurs? dit le roi. -- C'est vrai, Sire, repondit le lieutenant; M. de Coconnas en nous apercevant est meme descendu du sien. Coconnas grimaca un sourire qui signifiait: Vous voyez bien, Sire! -- Mais ces chevaux de main, mais ces mules, mais ces coffres dont elles son chargees? demanda Francois. -- Eh bien, dit Coconnas, est-ce que nous sommes des valets d'ecurie? faites chercher le palefrenier qui les gardait. -- Il n'y est pas, dit le duc furieux. -- Alors, c'est qu'il aura pris peur et se sera sauve, reprit Coconnas; on ne peut pas demander a un manant d'avoir le calme d'un gentilhomme. -- Toujours le meme systeme, dit d'Alencon en grincant des dents. Heureusement, Sire, je vous ai prevenu que ces messieurs depuis quelques jours n'etaient plus a mon service. -- Moi! dit Coconnas, j'aurais le malheur de ne plus appartenir a Votre Altesse?... -- Eh! morbleu! monsieur, vous le savez mieux que personne, puisque vous m'avez donne votre demission dans une lettre assez impertinente que j'ai conservee, Dieu merci, et que par bonheur j'ai sur moi. -- Oh! dit Coconnas, j'esperais que Votre Altesse m'avait pardonne une lettre ecrite dans un premier mouvement de mauvaise humeur. J'avais appris que Votre Altesse avait voulu, dans un corridor du Louvre, etrangler mon ami La Mole. -- Eh bien, interrompit le roi, que dit-il donc? -- J'avais cru que Votre Altesse etait seule, continua ingenument La Mole. Mais depuis que j'ai su que trois autres personnes... -- Silence! dit Charles, nous sommes suffisamment renseignes. Henri, dit il au roi de Navarre, votre parole de ne pas fuir? -- Je la donne a Votre Majeste, Sire. -- Retournez a Paris avec M. de Nancey et prenez les arrets dans votre chambre. Vous, messieurs, continua-t-il en s'adressant aux deux gentilshommes, rendez vos epees. La Mole regarda Marguerite. Elle sourit. Aussitot La Mole remit son epee au capitaine qui etait le plus proche de lui. Coconnas en fit autant. -- Et M. de Mouy, l'a-t-on retrouve? demanda le roi. -- Non, Sire, dit M. de Nancey; ou il n'etait pas dans la foret, ou il s'est sauve. -- Tant pis, dit le roi. Retournons. J'ai froid, je suis ebloui. -- Sire, c'est la colere sans doute, dit Francois. -- Oui, peut-etre. Mes yeux vacillent. Ou sont donc les prisonniers? Je n'y vois plus. Est-ce donc deja la nuit! oh! misericorde! je brule! ... A moi! a moi! Et le malheureux roi lachant la bride de son cheval, etendant les bras, tomba en arriere, soutenu par les courtisans epouvantes de cette seconde attaque. Francois, a l'ecart, essuyait la sueur de son front, car lui seul connaissait la cause du mal qui torturait son frere. De l'autre cote, le roi de Navarre, deja sous la garde de M. de Nancey, considerait toute cette scene avec un etonnement croissant. -- Eh! eh! murmura-t-il avec cette prodigieuse intuition qui par moments faisait de lui un homme illumine pour ainsi dire, si j'allais me trouver heureux d'avoir ete arrete dans ma fuite? Il regarda Margot, dont les grands yeux, dilates par la surprise, se reportaient de lui au roi et du roi a lui. Cette fois le roi etait sans connaissance. On fit approcher une civiere sur laquelle on l'etendit. On le recouvrit d'un manteau, qu'un des cavaliers detacha de ses epaules, et le cortege reprit tranquillement la route de Paris, d'ou l'on avait vu partir le matin des conspirateurs allegres et un roi joyeux, et ou l'on voyait rentrer un roi moribond entoure de rebelles prisonniers. Marguerite, qui dans tout cela n'avait perdu ni sa liberte de corps ni sa liberte d'esprit, fit un dernier signe d'intelligence a son mari, puis elle passa si pres de La Mole que celui-ci put recueillir ces deux mots grecs qu'elle laissa tomber: -- _Me deide. _C'est-a-dire: -- Ne crains rien. -- Que t'a-t-elle dit? demanda Coconnas. -- Elle m'a dit de ne rien craindre, repondit La Mole. -- Tant pis, murmura le Piemontais, tant pis, cela veut dire qu'il ne fait pas bon ici pour tous. Toutes les fois que ce mot la m'a ete adresse en maniere d'encouragement, j'ai recu a l'instant meme soit une balle quelque part, soit un coup d'epee dans le corps, soit un pot de fleurs sur la tete. Ne crains rien, soit en hebreu, soit en grec, soit en latin, soit en francais, a toujours signifie pour moi: _Gare la-dessous! _ _ _ _-- _En route, messieurs! dit le lieutenant des chevau-legers. -- Eh! sans indiscretion, monsieur, demanda Coconnas, ou nous mene-t on? -- A Vincennes, je crois, dit le lieutenant. -- J'aimerais mieux aller ailleurs, dit Coconnas; mais enfin on ne va pas toujours ou l'on veut. Pendant la route le roi etait revenu de son evanouissement et avait repris quelque force. A Nanterre il avait meme voulu monter a cheval, mais on l'en avait empeche. -- Faites prevenir maitre Ambroise Pare, dit Charles en arrivant au Louvre. Il descendit de sa litiere, monta l'escalier appuye au bras de Tavannes, et il gagna son appartement, ou il defendit que personne le suivit. Tout le monde remarqua qu'il semblait fort grave; pendant toute la route il avait profondement reflechi, n'adressant la parole a personne, et ne s'occupant plus ni de la conspiration ni des conspirateurs. Il etait evident que ce qui le preoccupait c'etait sa maladie. Maladie si subite, si etrange, si aigue, et dont quelques symptomes etaient les memes que les symptomes qu'on avait remarques chez son frere Francois II quelque temps avant sa mort. Aussi la defense faite a qui que ce fut, excepte maitre Pare, d'entrer chez le roi, n'etonna-t-elle personne. La misanthropie, on le savait, etait le fond du caractere du prince. Charles entra dans sa chambre a coucher, s'assit sur une espece de chaise longue, appuya sa tete sur des coussins, et, reflechissant que maitre Ambroise Pare pourrait n'etre pas chez lui et tarder a venir, il voulut utiliser le temps de l'attente. En consequence, il frappa dans ses mains; un garde parut. -- Prevenez le roi de Navarre que je veux lui parler, dit Charles. Le garde s'inclina et obeit. Charles renversa sa tete en arriere, une lourdeur effroyable de cerveau lui laissait a peine la faculte de lier ses idees les unes aux autres, une espece de nuage sanglant flottait devant ses yeux; sa bouche etait aride, et il avait deja, sans etancher sa soif, vide toute une carafe d'eau. Au milieu de cette somnolence, la porte se rouvrit et Henri parut; M. de Nancey le suivait par-derriere, mais il s'arreta dans l'antichambre. Le roi de Navarre attendit que la porte fut refermee derriere lui. Alors il s'avanca. -- Sire, dit-il, vous m'avez fait demander, me voici. Le roi tressaillit a cette voix, et fit le mouvement machinal d'etendre la main. -- Sire, dit Henri en laissant ses deux mains pendre a ses cotes, Votre Majeste oublie que je ne suis plus son frere, mais son prisonnier. -- Ah! ah! c'est vrai, dit Charles; merci de me l'avoir rappele. Il y a plus, il me souvient que vous m'avez promis, lorsque nous serions en tete-a-tete, de me repondre franchement. -- Je suis pret a tenir cette promesse. Interrogez, Sire. Le roi versa de l'eau froide dans sa main, et posa sa main sur son front. -- Qu'y a-t-il de vrai dans l'accusation du duc d'Alencon? Voyons, repondez, Henri. -- La moitie seulement: c'etait M. d'Alencon qui devait fuir, et moi qui devais l'accompagner. -- Et pourquoi deviez-vous l'accompagner? demanda Charles; etes- vous donc mecontent de moi, Henri? -- Non, Sire, au contraire; je n'ai qu'a me louer de Votre Majeste; et Dieu qui lit dans les coeurs, voit dans le mien quelle profonde affection je porte a mon frere et a mon roi. -- Il me semble, dit Charles, qu'il n'est point dans la nature de fuir les gens que l'on aime et qui nous aiment! -- Aussi, dit Henri, je ne fuyais pas ceux qui m'aiment, je fuyais ceux qui me detestent. Votre Majeste me permet-elle de lui parler a coeur ouvert? -- Parlez, monsieur. -- Ceux qui me detestent ici, Sire, c'est M. d'Alencon et la reine mere. -- M. d'Alencon, je ne dis pas, reprit Charles, mais la reine mere vous comble d'attentions. -- C'est justement pour cela que je me defie d'elle, Sire. Et bien m'en a pris de m'en defier! -- D'elle? -- D'elle ou de ceux qui l'entourent. Vous savez que le malheur des rois, Sire, n'est pas toujours d'etre trop mal, mais trop bien servis. -- Expliquez-vous: c'est un engagement pris de votre part de tout me dire. -- Et Votre Majeste voit que je l'accomplis. -- Continuez. -- Votre Majeste m'aime, m'a-t-elle dit? -- C'est-a-dire que je vous aimais avant votre trahison, Henriot. -- Supposez que vous m'aimez toujours, Sire. -- Soit! -- Si vous m'aimez, vous devez desirer que je vive, n'est-ce pas? -- J'aurais ete desespere qu'il t'arrivat malheur. -- Eh bien, Sire, deux fois Votre Majeste a bien manque de tomber dans le desespoir. -- Comment cela? -- Oui, car deux fois la Providence seule m'a sauve la vie. Il est vrai que la seconde fois la Providence avait pris les traits de Votre Majeste. -- Et la premiere fois, quelle marque avait-elle prise? -- Celle d'un homme qui serait bien etonne de se voir confondu avec elle, de Rene. Oui, vous, Sire, vous m'avez sauve du fer. Charles fronca le sourcil, car il se rappelait la nuit ou il avait emmene Henriot rue des Barres. -- Et Rene? dit-il. -- Rene m'a sauve du poison. -- Peste! tu as de la chance. Henriot, dit le roi en essayant un sourire dont une vive douleur fit une contraction nerveuse. Ce n'est pas la son etat. -- Deux miracles m'ont donc sauve, Sire. Un miracle de repentir de la part du Florentin, un miracle de bonte de votre part. Eh bien, je l'avoue a Votre Majeste, j'ai peur que le ciel ne se lasse de faire des miracles, et j'ai voulu fuir en raison de cet axiome: Aide-toi, le ciel t'aidera. -- Pourquoi ne m'as-tu pas dit cela plus tot, Henri? -- En vous disant ces memes paroles hier, j'etais un denonciateur. -- Et en me les disant aujourd'hui? -- Aujourd'hui, c'est autre chose; je suis accuse et je me defends. -- Es-tu sur de cette premiere tentative, Henriot? -- Aussi sur que de la seconde. -- Et l'on a tente de t'empoisonner? -- On l'a tente. -- Avec quoi? -- Avec de l'opiat. -- Et comment empoisonne-t-on avec de l'opiat? -- Dame! Sire, demandez a Rene; on empoisonne bien avec des gants... Charles fronca le sourcil; puis peu a peu sa figure se derida. -- Oui, oui, dit-il, comme s'il se parlait a lui-meme; c'est dans la nature des etres crees de fuir la mort. Pourquoi donc l'intelligence ne ferait-elle pas ce que fait l'instinct? -- Eh bien, Sire, demanda Henri, Votre Majeste est-elle contente de ma franchise, et croit-elle que je lui aie tout dit? -- Oui, Henriot, oui, et tu es un brave garcon. Et tu crois alors que ceux qui t'en voulaient ne se sont point lasses, que de nouvelles tentatives auraient ete faites. -- Sire, tous les soirs, je m'etonne de me trouver encore vivant. -- C'est parce qu'on sait que je t'aime, vois-tu, Henriot, qu'ils veulent te tuer. Mais, sois tranquille; ils seront punis de leur mauvais vouloir. En attendant, tu es libre. -- Libre de quitter Paris, Sire? demanda Henri. -- Non pas; tu sais bien qu'il m'est impossible de me passer de toi. Eh! mille noms d'un diable, il faut bien que j'aie quelqu'un qui m'aime. -- Alors, Sire, si Votre Majeste me garde pres d'elle, qu'elle veuille bien m'accorder une grace... -- Laquelle? -- C'est de ne point me garder a titre d'ami, mais a titre de prisonnier. -- Comment, de prisonnier? -- Eh! oui. Votre Majeste ne voit-elle pas que c'est son amitie qui me perd? -- Et tu aimes mieux ma haine? -- Une haine apparente, Sire. Cette haine me sauvera: tant qu'on me croira en disgrace, on aura moins hate de me voir mort. -- Henriot, dit Charles, je ne sais pas ce que tu desires, je ne sais pas quel est ton but; mais si tes desirs ne s'accomplissent point, si tu manques le but que tu te proposes, je serai bien etonne. -- Je puis donc compter sur la severite du roi? -- Oui. -- Alors, je suis plus tranquille... Maintenant qu'ordonne Votre Majeste? -- Rentre chez toi, Henriot. Moi, je suis souffrant, je vais voir mes chiens et me mettre au lit. -- Sire, dit Henri, Votre Majeste aurait du faire venir un medecin; son indisposition d'aujourd'hui est peut-etre plus grave qu'elle ne pense. -- J'ai fait prevenir maitre Ambroise Pare, Henriot. -- Alors, je m'eloigne plus tranquille. -- Sur mon ame, dit le roi, je crois que de toute ma famille tu es le seul qui m'aime veritablement. -- Est-ce bien votre opinion, Sire? -- Foi de gentilhomme! -- Eh bien, recommandez-moi a M. de Nancey comme un homme a qui votre colere ne donne pas un mois a vivre: c'est le moyen que je vous aime longtemps. -- Monsieur de Nancey! cria Charles. Le capitaine des gardes entra. -- Je remets le plus grand coupable du royaume entre vos mains, continua le roi, vous m'en repondez sur votre tete. Et Henri, la mine consternee, sortit derriere M. de Nancey. XXII Acteon Charles, reste seul, s'etonna de n'avoir pas vu paraitre l'un ou l'autre de ses deux fideles; ses deux fideles etaient sa nourrice Madeleine et son levrier Acteon. -- La nourrice sera allee chanter ses psaumes chez quelque huguenot de sa connaissance, se dit-il, et Acteon me boude encore du coup de fouet que je lui ai donne ce matin. En effet, Charles prit une bougie et passa chez la bonne femme. La bonne femme n'etait pas chez elle. Une porte de l'appartement de Madeleine donnait, on se le rappelle, dans le cabinet des Armes. Il s'approcha de cette porte. Mais, dans le trajet, une de ces crises qu'il avait deja eprouvees, et qui semblaient s'abattre sur lui tout a coup, le reprit. Le roi souffrait comme si l'on eut fouille ses entrailles avec un fer rouge. Une soif inextinguible le devorait; il vit une tasse de lait sur une table, l'avala d'un trait, et se sentit un peu calme. Alors il reprit la bougie qu'il avait posee sur un meuble, et entra dans le cabinet. A son grand etonnement, Acteon ne vint pas au-devant de lui. L'avait-on enferme? En ce cas, il sentirait que son maitre est revenu de la chasse, et hurlerait. Charles appela, siffla; rien ne parut. Il fit quatre pas en avant; et, comme la lumiere de la bougie parvenait jusqu'a l'angle du cabinet, il apercut dans cet angle une masse inerte etendue sur le carreau. -- Hola! Acteon; hola! dit Charles. Et il siffla de nouveau. Le chien ne bougea point. Charles courut a lui et le toucha; le pauvre animal etait raide et froid. De sa gueule, contractee par la douleur, quelques gouttes de fiel etaient tombees, melees a une bave ecumeuse et sanglante. Le chien avait trouve dans le cabinet une barrette de son maitre, et il avait voulu mourir en appuyant sa tete sur cet objet qui lui representait un ami. A ce spectacle qui lui fit oublier ses propres douleurs et lui rendit toute son energie, la colere bouillonna dans les veines de Charles, il voulut crier; mais enchaines qu'ils sont dans leurs grandeurs, les rois ne sont pas libres de ce premier mouvement que tout homme fait tourner au profit de sa passion ou de sa defense. Charles reflechit qu'il y avait la quelque trahison, et se tut. Alors il s'agenouilla devant son chien et examina le cadavre d'un oeil expert. L'oeil etait vitreux, la langue rouge et criblee de pustules. C'etait une etrange maladie, et qui fit frissonner Charles. Le roi remit ses gants, qu'il avait otes et passes a sa ceinture, souleva la levre livide du chien pour examiner les dents, et apercut dans les interstices quelques fragments blanchatres accroches aux pointes des crocs aigus. Il detacha ces fragments, et reconnut que c'etait du papier. Pres de ce papier l'enflure etait plus violente, les gencives etaient tumefiees, et la peau etait rongee comme par du vitriol. Charles regarda attentivement autour de lui. Sur le tapis gisaient deux ou trois parcelles de papier semblable a celui qu'il avait deja reconnu dans la bouche du chien. L'une de ces parcelles, plus large que les autres, offrait des traces d'un dessin sur bois. Les cheveux de Charles se herisserent sur sa tete, il reconnut un fragment de cette image representant un seigneur chassant au vol, et qu'Acteon avait arrachee de son livre de chasse. -- Ah! dit-il en palissant, le livre etait empoisonne. Puis tout a coup rappelant ses souvenirs: -- Mille demons! s'ecria-t-il, j'ai touche chaque page de mon doigt, et a chaque page j'ai porte mon doigt a ma bouche pour le mouiller. Ces evanouissements, ces douleurs, ces vomissements! ... Je suis mort! Charles demeura un instant immobile sous le poids de cette effroyable idee. Puis, se relevant avec un rugissement sourd, il s'elanca vers la porte de son cabinet. -- Maitre Rene! cria-t-il, maitre Rene le Florentin! qu'on coure au pont Saint-Michel, et qu'on me l'amene; dans dix minutes il faut qu'il soit ici. Que l'un de vous monte a cheval et prenne un cheval de main pour etre plus tot de retour. Quant a maitre Ambroise Pare, s'il vient, vous le ferez attendre. Un garde partit tout courant pour obeir a l'ordre donne. -- Oh! murmura Charles, quand je devrais faire donner la torture a tout le monde, je saurai qui a donne ce livre a Henriot. Et, la sueur au front, les mains crispees, la poitrine haletante, Charles demeura les yeux fixes sur le cadavre de son chien. Dix minutes apres, le Florentin heurta timidement, et non sans inquietude, a la porte du roi. Il est de certaines consciences pour lesquelles le ciel n'est jamais pur. -- Entrez! dit Charles. Le parfumeur parut. Charles marcha a lui l'air imperieux et la levre crispee. -- Votre Majeste m'a fait demander, dit Rene tout tremblant. -- Vous etes habile chimiste, n'est-ce pas? -- Sire... -- Et vous savez tout ce que savent les plus habiles medecins? -- Votre Majeste exagere. -- Non, ma mere me l'a dit. D'ailleurs, j'ai confiance en vous, et j'ai mieux aime vous consulter, vous, que tout autre. Tenez, continua-t-il en demasquant le cadavre du chien, regardez, je vous prie, ce que cet animal a entre les dents, et dites-moi de quoi il est mort. Pendant que Rene, la bougie a la main, se baissait jusqu'a terre, autant pour dissimuler son emotion que pour obeir au roi, Charles, debout, les yeux fixes sur cet homme, attendait avec une impatience facile a comprendre la parole qui devait etre sa sentence de mort ou son gage de salut. Rene tira une espece de scalpel de sa poche, l'ouvrit, et, du bout de la pointe, detacha de la gueule du levrier les parcelles de papier adherentes a ses gencives, et regarda longtemps et avec attention le fiel et le sang que distillait chaque plaie. -- Sire, dit-il en tremblant, voila de bien tristes symptomes. Charles sentit un frisson glace courir dans ses veines et penetrer jusqu'a son coeur. -- Oui, dit-il, ce chien a ete empoisonne, n'est-ce pas? -- J'en ai peur, Sire. -- Et avec quel genre de poison? -- Avec un poison mineral, a ce que je suppose. -- Pourriez-vous acquerir la certitude qu'il a ete empoisonne? -- Oui, sans doute, en l'ouvrant et en examinant l'estomac. -- Ouvrez-le; je veux ne conserver aucun doute. -- Il faudrait appeler quelqu'un pour m'aider. -- Je vous aiderai, moi, dit Charles. -- Vous, Sire! -- Oui, moi. Et, s'il est empoisonne, quels symptomes trouverons- nous? -- Des rougeurs et des herborisations dans l'estomac. -- Allons, dit Charles, a l'oeuvre. Rene, d'un coup de scalpel, ouvrit la poitrine du levrier et l'ecarta avec force de ses deux mains, tandis que Charles, un genou en terre, eclairait d'une main crispee et tremblante. -- Voyez, Sire, dit Rene, voyez, voici des traces evidentes. Ces rougeurs sont celles que je vous ai predites; quant a ces veines sanguinolentes, qui semblent les racines d'une plante, c'est ce que je designais sous le nom d'herborisations. Je trouve ici tout ce que je cherchais. -- Ainsi le chien est empoisonne? -- Oui, Sire. -- Avec un poison mineral? -- Selon toute probabilite. -- Et qu'eprouverait un homme qui, par megarde, aurait avale de ce meme poison? -- Une grande douleur de tete, des brulures interieures, comme s'il eut avale des charbons ardents; des douleurs d'entrailles, des vomissements. -- Et aurait-il soif? demanda Charles. -- Une soif inextinguible. -- C'est bien cela, c'est bien cela, murmura le roi. -- Sire, je cherche en vain le but de toutes ces demandes. -- A quoi bon le chercher? Vous n'avez pas besoin de le savoir. Repondez a nos questions, voila tout. -- Que Votre Majeste m'interroge. -- Quel est le contre-poison a administrer a un homme qui aurait avale la meme substance que mon chien? Rene reflechit un instant. -- Il y a plusieurs poisons mineraux, dit-il; je voudrais bien, avant de repondre, savoir duquel il s'agit. Votre Majeste a-t-elle quelque idee de la facon dont son chien a ete empoisonne? -- Oui, dit Charles; il a mange une feuille d'un livre. -- Une feuille d'un livre? -- Oui. -- Et Votre Majeste a-t-elle ce livre? -- Le voila, dit Charles en prenant le manuscrit de chasse sur le rayon ou il l'avait place et en le montrant a Rene. Rene fit un mouvement de surprise qui n'echappa point au roi. -- Il a mange une feuille de ce livre? balbutia Rene. -- Celle-ci. Et Charles montra la feuille dechiree. -- Permettez-vous que j'en dechire une autre, Sire? -- Faites. Rene dechira une feuille, l'approcha de la bougie. Le papier prit feu, et une forte odeur alliacee se repandit dans le cabinet. -- Il a ete empoisonne avec une mixture d'arsenic, dit-il. -- Vous en etes sur? -- Comme si je l'avais preparee moi-meme. -- Et le contre-poison?... Rene secoua la tete. -- Comment, dit Charles d'une voix rauque, vous ne connaissez pas de remede? -- Le meilleur et le plus efficace est des blancs d'oeufs battus dans du lait; mais... -- Mais... quoi? -- Mais il faudrait qu'il fut administre aussitot, sans cela... -- Sans cela? -- Sire, c'est un poison terrible, reprit encore une fois Rene. -- Il ne tue pas tout de suite cependant, dit Charles. -- Non, mais il tue surement, peu importe le temps qu'on mette a mourir, et quelquefois meme c'est un calcul. Charles s'appuya sur la table de marbre. -- Maintenant, dit-il, en posant la main sur l'epaule de Rene, vous connaissez ce livre? -- Moi, Sire! dit Rene en palissant. -- Oui, vous; en l'apercevant vous vous etes trahi. -- Sire, je vous jure... -- Rene, dit Charles, ecoutez bien ceci: Vous avez empoisonne la reine de Navarre avec des gants; vous avez empoisonne le prince de Porcian avec la fumee d'une lampe; vous avez essaye d'empoisonner M. de Conde avec une pomme de senteur. Rene, je vous ferai enlever la chair lambeau par lambeau avec une tenaille rougie, si vous ne me dites pas a qui appartient ce livre. Le Florentin vit qu'il n'y avait pas a plaisanter avec la colere de Charles IX, et resolut de payer d'audace. -- Et si je dis la verite, Sire, qui me garantira que je ne serai pas puni plus cruellement encore que si je me tais? -- Moi. -- Me donnerez-vous votre parole royale? -- Foi de gentilhomme, vous aurez la vie sauve, dit le roi. -- En ce cas, ce livre m'appartient, dit-il. -- A vous! fit Charles en se reculant et en regardant l'empoisonneur d'un oeil egare. -- Oui, a moi. -- Et comment est-il sorti de vos mains? -- C'est Sa Majeste la reine mere qui l'a pris chez moi. -- La reine mere! s'ecria Charles. -- Oui. -- Mais dans quel but? -- Dans le but, je crois, de le faire porter au roi de Navarre, qui avait demande au duc d'Alencon un livre de ce genre pour etudier la chasse au vol. -- Oh! s'ecria Charles, c'est cela: je tiens tout. Ce livre, en effet, etait chez Henriot. Il y a une destinee, et je la subis. En ce moment Charles fut pris d'une toux seche et violente, a laquelle succeda une nouvelle douleur d'entrailles. Il poussa deux ou trois cris etouffes, et se renversa sur sa chaise. -- Qu'avez-vous, Sire? demanda Rene d'une voix epouvantee. -- Rien, dit Charles; seulement j'ai soif, donnez-moi a boire. Rene emplit un verre d'eau et le presenta d'une main tremblante a Charles, qui l'avala d'un seul trait. -- Maintenant, dit Charles, prenant une plume et la trempant dans l'encre, ecrivez sur ce livre. -- Que faut-il que j'ecrive? -- Ce que je vais vous dicter: "Ce manuel de chasse au vol a ete donne par moi a la reine mere Catherine de Medicis." Rene prit la plume et ecrivit. -- Et maintenant signez. Le Florentin signa. -- Vous m'avez promis la vie sauve, dit le parfumeur. -- Et, de mon cote, je vous tiendrai parole. -- Mais, dit Rene, du cote de la reine mere? -- Oh! de ce cote, dit Charles, cela ne me regarde plus: si l'on vous attaque, defendez-vous. -- Sire, puis-je quitter la France quand je croirai ma vie menacee? -- Je vous repondrai a cela dans quinze jours. -- Mais en attendant... Charles posa, en froncant le sourcil, son doigt sur ses levres livides. -- Oh! soyez tranquille, Sire. Et, trop heureux d'en etre quitte a si bon marche, le Florentin s'inclina et sortit. Derriere lui, la nourrice apparut a la porte de sa chambre. -- Qu'y a-t-il donc, mon Charlot? dit-elle. -- Nourrice, il y a que j'ai marche dans la rosee, et que cela m'a fait mal. -- En effet, tu es bien pale, mon Charlot. -- C'est que je suis bien faible. Donne-moi le bras, nourrice, pour aller jusqu'a mon lit. La nourrice s'avanca vivement. Charles s'appuya sur elle et gagna sa chambre. -- Maintenant, dit Charles, je me mettrai au lit tout seul. -- Et si maitre Ambroise Pare vient? -- Tu lui diras que je vais mieux et que je n'ai plus besoin de lui. -- Mais, en attendant, que prendras-tu? -- Oh! une medecine bien simple, dit Charles, des blancs d'oeufs battus dans du lait. A propos, nourrice, continua-t-il, ce pauvre Acteon est mort. Il faudra, demain matin, le faire enterrer dans un coin du jardin du Louvre. C'etait un de mes meilleurs amis... Je lui ferai faire un tombeau... Si j'en ai le temps. XXIII Le bois de Vincennes Ainsi que l'ordre en avait ete donne par Charles IX, Henri fut conduit le meme soir au bois de Vincennes. C'est ainsi qu'on appelait a cette epoque le fameux chateau dont il ne reste plus aujourd'hui qu'un debris, fragment colossal qui suffit a donner une idee de sa grandeur passee. Le voyage se fit en litiere. Quatre gardes marchaient de chaque cote. M. de Nancey, porteur de l'ordre qui devait ouvrir a Henri les portes de la prison protectrice, marchait le premier. A la poterne du donjon, on s'arreta. M. de Nancey descendit de cheval, ouvrit la portiere fermee a cadenas, et invita respectueusement le roi a descendre. Henri obeit sans faire la moindre observation. Toute demeure lui semblait plus sure que le Louvre, et dix portes se fermant sur lui se fermaient en meme temps entre lui et Catherine de Medicis. Le prisonnier royal traversa le pont-levis entre deux soldats, franchit les trois portes du bas du donjon et les trois portes du bas de l'escalier; puis, toujours precede de M. de Nancey, il monta un etage. Arrive la, le capitaine des gardes, voyant qu'il s'appretait encore a monter, lui dit: -- Monseigneur, arretez-vous la. -- Ah! ah! ah! dit Henri en s'arretant, il parait qu'on me fait les honneurs du premier etage. -- Sire, repondit M. de Nancey, on vous traite en tete couronnee. -- Diable! diable! se dit Henri, deux ou trois etages de plus ne m'auraient aucunement humilie. Je serai trop bien ici: on se doutera de quelque chose. -- Votre Majeste veut-elle me suivre? dit M. de Nancey. -- Ventre-saint-gris! dit le roi de Navarre, vous savez bien, monsieur, qu'il ne s'agit point ici de ce que je veux ou de ce que je ne veux pas, mais de ce qu'ordonne mon frere Charles. Ordonne- t-il de vous suivre? -- Oui, Sire. -- En ce cas, je vous suis, monsieur. On s'engagea dans une espece de corridor a l'extremite duquel on se trouva dans une salle assez vaste, aux murs sombres et d'un aspect parfaitement lugubre. Henri regarda autour de lui avec un regard qui n'etait pas exempt d'inquietude. -- Ou sommes-nous? dit-il. -- Nous traversons la salle de la question, Monseigneur. -- Ah! ah! fit le roi. Et il regarda plus attentivement. Il y avait un peu de tout dans cette chambre: des brocs et des chevalets pour la question de l'eau, des coins et des maillets pour la question des brodequins; en outre, des sieges de pierre destines aux malheureux qui attendaient la torture faisaient a peu pres le tour de la salle, et au-dessus de ces sieges, a ces sieges eux-memes, au pied de ces sieges, etaient des anneaux de fer scelles dans le mur sans autre symetrie que celle de l'art tortionnaire. Mais leur proximite des sieges indiquait assez qu'ils etaient la pour attendre les membres de ceux qui seraient assis. Henri continua son chemin sans dire une parole, mais ne perdant pas un detail de tout cet appareil hideux qui ecrivait, pour ainsi dire, l'histoire de la douleur sur les murailles. Cette attention a regarder autour de lui fit que Henri ne regarda point a ses pieds et trebucha. -- Eh! dit-il, qu'est-ce donc que cela? Et il montrait une espece de sillon creuse sur la dalle humide qui faisait le plancher. -- C'est la gouttiere, Sire. -- Il pleut donc, ici? -- Oui, Sire, du sang. -- Ah! ah! dit Henri, fort bien. Est-ce que nous n'arriverons pas bientot a ma chambre? -- Si fait, Monseigneur, nous y sommes, dit une ombre qui se dessinait dans l'obscurite et qui devenait, a mesure qu'on s'approchait d'elle, plus visible et plus palpable. Henri, qui croyait avoir reconnu la voix, fit quelques pas et reconnut la figure. -- Tiens! c'est vous, Beaulieu, dit-il, et que diable faites-vous ici? -- Sire, je viens de recevoir ma nomination au gouvernement de la forteresse de Vincennes. -- Eh bien, mon cher ami, votre debut vous fait honneur; un roi pour prisonnier, ce n'est point mal. -- Pardon, Sire, reprit Beaulieu, mais avant vous j'ai deja recu deux gentilshommes. -- Lesquels? Ah! pardon, je commets, peut-etre une indiscretion. Dans ce cas, prenons que je n'ai rien dit. -- Monseigneur, on ne m'a pas recommande le secret. Ce sont MM. de La Mole et de Coconnas. -- Ah! c'est vrai, je les ai vu arreter, ces pauvres gentilshommes; et comment supportent-ils ce malheur? -- D'une facon tout opposee, l'un est gai, l'autre est triste; l'un chante, l'autre gemit. -- Et lequel gemit? -- M. de La Mole, Sire. -- Ma foi, dit Henri, je comprends plutot celui qui gemit que celui qui chante. D'apres ce que j'en vois, la prison n'est pas une chose bien gaie. Et a quel etage sont-ils loges? -- Tout en haut, au quatrieme. Henri poussa un soupir. C'est la qu'il eut voulu etre. -- Allons, monsieur de Beaulieu, dit Henri, ayez la bonte de m'indiquer ma chambre, j'ai hate de m'y voir, etant tres fatigue de la journee que je viens de passer. -- Voici Monseigneur, dit Beaulieu, montrant a Henri une porte tout ouverte. -- Numero 2, dit Henri; et pourquoi pas le numero 1? -- Parce qu'il est retenu, Monseigneur. -- Ah! ah! il parait alors que vous attendez un prisonnier de meilleure noblesse que moi? -- Je n'ai pas dit, Monseigneur, que ce fut un prisonnier. -- Et qui est-ce donc? -- Que Monseigneur n'insiste point, car je serais force de manquer, en gardant le silence, a l'obeissance que je lui dois. -- Ah! c'est autre chose, dit Henri. Et il devint plus pensif encore qu'il n'etait; ce numero 1 l'intriguait visiblement. Au reste, le gouverneur ne dementit pas sa politesse premiere. Avec mille precautions oratoires il installa Henri dans sa chambre, lui fit toutes ses excuses des commodites qui pouvaient lui manquer, placa deux soldats a sa porte et sortit. -- Maintenant, dit le gouverneur s'adressant au guichetier, passons aux autres. Le guichetier marcha devant. On reprit le meme chemin qu'on venait de faire, on traversa la salle de la question, on franchit le corridor, on arriva a l'escalier; et toujours suivant son guide, M. de Beaulieu monta trois etages. En arrivant au haut de ces trois etages, qui, y compris le premier, en faisaient quatre, le guichetier ouvrit successivement trois portes ornees chacune de deux serrures et de trois enormes verrous. Il touchait a peine a la troisieme porte que l'on entendit une voix joyeuse qui s'ecriait: -- Eh! mordi! ouvrez donc quand ce ne serait que pour donner de l'air. Votre poele est tellement chaud qu'on etouffe ici. Et Coconnas, qu'a son juron favori le lecteur a deja reconnu sans doute, ne fit qu'un bond de l'endroit ou il etait jusqu'a la porte. -- Un instant, mon gentilhomme, dit le guichetier, je ne viens pas pour vous faire sortir, je viens pour entrer et monsieur le gouverneur me suit. -- Monsieur le gouverneur! dit Coconnas, et que vient-il faire? -- Vous visiter. -- C'est beaucoup d'honneur qu'il me fait, repondit Coconnas; que monsieur le gouverneur soit le bienvenu. M. de Beaulieu entra effectivement et comprima aussitot le sourire cordial de Coconnas par une de ces politesses glaciales qui sont propres aux gouverneurs de forteresses, aux geoliers et aux bourreaux. -- Avez-vous de l'argent, monsieur? demanda-t-il au prisonnier. -- Moi, dit Coconnas, pas un ecu! -- Des bijoux? -- J'ai une bague. -- Voulez-vous permettre que je vous fouille? -- Mordi! s'ecria Coconnas rougissant de colere, bien vous prend d'etre en prison et moi aussi. -- Il faut tout souffrir pour le service du roi. -- Mais, dit le Piemontais, les honnetes gens qui devalisent sur le Pont-Neuf sont donc, comme vous, au service du roi? Mordi! j'etais bien injuste, monsieur, car jusqu'a present je les avais pris pour des voleurs. -- Monsieur, je vous salue, dit Beaulieu. Geolier, enfermez monsieur. Le gouverneur s'en alla emportant la bague de Coconnas, laquelle etait une fort belle emeraude que madame de Nevers lui avait donnee pour lui rappeler la couleur de ses yeux. -- A l'autre, dit-il en sortant. On traversa une chambre vide, et le jeu des trois portes, des six serrures et des neuf verrous recommenca. La derniere porte s'ouvrit, et un soupir fut le premier bruit qui frappa les visiteurs. La chambre etait plus lugubre encore d'aspect que celle d'ou M. de Beaulieu venait de sortir. Quatre meurtrieres longues et etroites qui allaient en diminuant de l'interieur a l'exterieur eclairaient faiblement ce triste sejour. De plus des barreaux de fer croises avec assez d'art pour que la vue fut sans cesse arretee par une ligne opaque, empechaient que par les meurtrieres le prisonnier put meme voir le ciel. Des filets ogiviques partaient de chaque angle de la salle et allaient se reunir au milieu du plafond, ou ils s'epanouissaient en rosace. La Mole etait assis dans un coin, et malgre la visite et les visiteurs, il resta comme s'il n'eut rien entendu. Le gouverneur s'arreta sur le seuil et regarda un instant le prisonnier, qui demeurait immobile, la tete dans ses mains. -- Bonsoir, monsieur de la Mole, dit Beaulieu. Le jeune homme leva lentement la tete. -- Bonsoir, monsieur, dit-il. -- Monsieur, continua le gouverneur, je viens vous fouiller. -- C'est inutile, dit La Mole, je vais vous remettre tout ce que j'ai. -- Qu'avez-vous? -- Trois cents ecus environ, ces bijoux, ces bagues. -- Donnez, monsieur, dit le gouverneur. -- Voici. La Mole retourna ses poches, degarnit ses doigts, et arracha l'agrafe de son chapeau. -- N'avez-vous rien de plus? -- Non pas que je sache. -- Et ce cordon de soie serre a votre cou, que porte-t-il? demanda le gouverneur. -- Monsieur, ce n'est pas un joyau, c'est une relique. -- Donnez. -- Comment! vous exigez?... -- J'ai ordre de ne vous laisser que vos vetements, et une relique n'est point un vetement. La Mole fit un mouvement de colere, qui, au milieu du calme douloureux et digne qui le distinguait, parut plus effrayant encore a ces gens habitues aux rudes emotions. Mais il se remit presque aussitot. -- C'est bien, monsieur, dit-il, et vous allez voir ce que vous demandez. Alors se detournant comme pour s'approcher de la lumiere, il detacha la pretendue relique, laquelle n'etait autre qu'un medaillon contenant un portrait qu'il tira du medaillon et qu'il porta a ses levres. Mais apres l'avoir baise a plusieurs reprises, il feignit de le laisser tomber; et appuyant violemment dessus le talon de sa botte, il l'ecrasa en mille morceaux. -- Monsieur! ... dit le gouverneur. Et il se baissa pour voir s'il ne pourrait pas sauver de la destruction l'objet inconnu que La Mole voulait lui derober; mais la miniature etait litteralement en poussiere. -- Le roi voulait avoir ce joyau, dit La Mole, mais il n'avait aucun droit sur le portrait qu'il renfermait. Maintenant voici le medaillon, vous le pouvez prendre. -- Monsieur, dit Beaulieu, je me plaindrai au roi. Et sans prendre conge du prisonnier par une seule parole, il se retira si courrouce, qu'il laissa au guichetier le soin de fermer les portes sans presider a leur fermeture. Le geolier fit quelques pas pour sortir, et voyant que M. de Beaulieu descendait deja les premieres marches de l'escalier: -- Ma foi! monsieur, dit-il en se retournant, bien m'en a pris de vous inviter a me donner tout de suite les cent ecus moyennant lesquels je consens a vous laisser parler a votre compagnon; car si vous ne les aviez pas donnes, le gouvernement vous les eut pris avec les trois cents autres, et ma conscience ne me permettrait plus de rien faire pour vous; mais j'ai ete paye d'avance, je vous ai promis que vous verriez votre camarade... venez... un honnete homme n'a que sa parole... Seulement si cela est possible, autant pour vous que pour moi, ne causez pas politique. La Mole sortit de sa chambre et se trouva en face de Coconnas qui arpentait les dalles de la chambre du milieu. Les deux amis se jeterent dans les bras l'un de l'autre. Le guichetier fit semblant de s'essuyer le coin de l'oeil et sortit pour veiller a ce qu'on ne surprit pas les prisonniers, ou plutot a ce qu'on ne le surprit pas lui-meme. -- Ah! te voila, dit Coconnas; eh bien, cet affreux gouverneur t'a fait sa visite? -- Comme a toi, je presume. -- Et il t'a tout pris? -- Comme a toi aussi. -- Oh! moi, je n'avais pas grand-chose, une bague de Henriette, voila tout. -- Et de l'argent comptant? -- J'avais donne tout ce que je possedais a ce brave homme de guichetier pour qu'il nous procurat cette entrevue. -- Ah! ah! dit La Mole, il parait qu'il recoit des deux mains. -- Tu l'as donc paye aussi, toi? -- Je lui ai donne cent ecus. -- Tant mieux que notre guichetier soit un miserable! -- Sans doute, on en fera tout ce qu'on voudra avec de l'argent, et, il faut l'esperer, l'argent ne nous manquera point. -- Maintenant, comprends-tu ce qui nous arrive? -- Parfaitement... Nous avons ete trahis. -- Par cet execrable duc d'Alencon. J'avais bien raison de vouloir lui tordre le cou, moi. -- Et crois-tu que notre affaire est grave? -- J'en ai peur. -- Ainsi, il y a a craindre... la question. -- Je ne te cache pas que j'y ai deja songe. -- Que diras-tu si on en vient la? -- Et toi? -- Moi, je garderai le silence, repondit La Mole avec une rougeur febrile. -- Tu te tairas? s'ecria Coconnas. -- Oui, si j'en ai la force. -- Eh bien, moi, dit Coconnas, si on me fait cette infamie, je te garantis que je dirai bien des choses. -- Mais quelles choses? demanda vivement La Mole. -- Oh! sois tranquille, de ces choses qui empecheront pendant quelque temps M. d'Alencon de dormir. La Mole allait repliquer, lorsque le geolier, qui sans doute avait entendu quelque bruit, accourut, poussa chacun des deux amis dans sa chambre et referma la porte sur lui. XXIV La figure de cire Depuis huit jours, Charles etait cloue dans son lit par une fievre de langueur entrecoupee par des acces violents qui ressemblaient a des attaques d'epilepsie. Pendant ces acces, il poussait parfois des hurlements qu'ecoutaient avec effroi les gardes qui veillaient dans son antichambre, et que repetaient dans leurs profondeurs les echos du vieux Louvre, eveilles depuis quelque temps par tant de bruits sinistres. Puis, ces acces passes, ecrase de fatigue, l'oeil eteint, il se laissait aller aux bras de sa nourrice avec des silences qui tenaient a la fois du mepris et de la terreur. Dire ce que, chacun de son cote, sans se communiquer leurs sensations, car la mere et son fils se fuyaient plutot qu'ils ne se cherchaient; dire ce que Catherine de Medicis et le duc d'Alencon remuaient de pensees sinistres au fond de leur coeur, ce serait vouloir peindre ce fourmillement hideux qu'on voit grouiller au fond d'un nid de viperes. Henri avait ete enferme dans sa chambre; et, sur sa propre recommandation a Charles, personne n'avait obtenu la permission de le voir, pas meme Marguerite. C'etait aux yeux de tous une disgrace complete. Catherine et d'Alencon respiraient, le croyant perdu, et Henri buvait et mangeait plus tranquillement, s'esperant oublie. A la cour nul ne soupconnait la cause de la maladie du roi. Maitre Ambroise Pare et Mazille, son collegue, avaient reconnu une inflammation d'estomac, se trompant de la cause au resultat, voila tout. Ils avaient, en consequence, prescrit un regime adoucissant qui ne pouvait qu'aider au breuvage particulier indique par Rene, que Charles recevait trois fois par jour de la main de sa nourrice, et qui faisait sa principale nourriture. La Mole et Coconnas etaient a Vincennes, au secret le plus rigoureux. Marguerite et madame de Nevers avaient fait dix tentatives pour arriver jusqu'a eux, ou tout au moins pour leur faire passer un billet, et n'y etaient point parvenues. Un matin, au milieu des eternelles alternatives de bien et de mal qu'il eprouvait, Charles se sentit un peu mieux, et voulut qu'on laissat entrer toute la cour qui, comme d'habitude, quoique le lever n'eut plus lieu, se presentait tous les matins. Les portes furent donc ouvertes, et l'on put reconnaitre, a la paleur de ses joues, au jaunissement de son front d'ivoire, a la flamme febrile qui jaillissait de ses yeux caves et entoures d'un cercle de bistre, quels effroyables ravages avait faits sur le jeune monarque la maladie inconnue dont il etait atteint. La chambre royale fut bientot pleine de courtisans curieux et interesses. Catherine, d'Alencon et Marguerite furent avertis que le roi recevait. Tous trois entrerent a peu d'intervalle l'un de l'autre, Catherine calme, d'Alencon souriant, Marguerite abattue. Catherine s'assit au chevet du lit de son fils, sans remarquer le regard avec lequel celui-ci l'avait vue s'approcher. M. d'Alencon se placa au pied, et se tint debout. Marguerite s'appuya a un meuble, et, voyant le front pale, le visage amaigri et l'oeil enfonce de son frere, elle ne put retenir un soupir et une larme. Charles, auquel rien n'echappait, vit cette larme, entendit ce soupir, et de la tete fit un signe imperceptible a Marguerite. Ce signe, si imperceptible qu'il fut, eclaira le visage de la pauvre reine de Navarre, a qui Henri n'avait eu le temps de rien dire, ou peut-etre meme n'avait voulu rien dire. Elle craignait pour son mari, elle tremblait pour son amant. Pour elle-meme elle ne redoutait rien, elle connaissait trop bien La Mole, et savait qu'elle pouvait compter sur lui. -- Eh bien, mon cher fils, dit Catherine, comment vous trouvez- vous? -- Mieux, ma mere, mieux. -- Et que disent vos medecins? -- Mes medecins? ah! ce sont de grands docteurs, ma mere, dit Charles en eclatant de rire, et j'ai un supreme plaisir, je l'avoue, a les entendre discuter sur ma maladie. Nourrice, donne- moi a boire. La nourrice apporta a Charles une tasse de sa potion ordinaire. -- Et que vous font-ils prendre, mon fils? -- Oh! madame, qui connait quelque chose a leurs preparations? repondit le roi en avalant vivement le breuvage. -- Ce qu'il faudrait a mon frere, dit Francois, ce serait de pouvoir se lever et prendre le beau soleil; la chasse, qu'il aime tant, lui ferait grand bien. -- Oui, dit Charles, avec un sourire dont il fut impossible au duc de deviner l'expression, cependant la derniere m'a fait grand mal. Charles avait dit ces mots d'une facon si etrange que la conversation, a laquelle les assistants ne s'etaient pas un instant meles, en resta la. Puis il fit un signe de tete. Les courtisans comprirent que la reception etait achevee, et se retirerent les uns apres les autres. D'Alencon fit un mouvement pour s'approcher de son frere, mais un sentiment interieur l'arreta. Il salua, et sortit. Marguerite se jeta sur la main decharnee que son frere lui tendait, la serra et la baisa, et sortit a son tour. -- Bonne Margot, murmura Charles. Catherine seule resta, conservant sa place au chevet du lit. Charles, en se trouvant en tete-a-tete avec elle, se recula vers la ruelle avec le meme sentiment de terreur qui fait qu'on recule devant un serpent. C'est que Charles, instruit par les aveux de Rene, puis peut-etre mieux encore par le silence et la meditation, n'avait plus meme le bonheur de douter. Il savait parfaitement a qui et a quoi attribuer sa mort. Aussi, lorsque Catherine se rapprocha du lit et allongea vers son fils une main froide comme son regard, celui-ci frissonna et eut peur. -- Vous demeurez, madame? lui dit-il. -- Oui, mon fils, repondit Catherine, j'ai a vous entretenir de choses importantes. -- Parlez, madame, dit Charles en se reculant encore. -- Sire, dit la reine, je vous ai entendu affirmer tout a l'heure que vos medecins etaient de grands docteurs... -- Et je l'affirme encore, madame. -- Cependant qu'ont-ils fait depuis que vous etes malade? -- Rien, c'est vrai... mais si vous aviez entendu ce qu'ils ont dit... en verite, madame, on voudrait etre malade rien que pour entendre de si savantes dissertations. -- Eh bien, moi, mon fils, voulez-vous que je vous dise une chose? -- Comment donc? dites, ma mere. -- Eh bien, je soupconne que tous ces grands docteurs ne connaissent rien a votre maladie! -- Vraiment, madame! -- Qu'ils voient peut-etre un resultat, mais que la cause leur echappe. -- C'est possible, dit Charles ne comprenant pas ou sa mere en voulait venir. -- De sorte qu'ils traitent le symptome au lieu de traiter le mal. -- Sur mon ame! reprit Charles etonne, je crois que vous avez raison, ma mere. -- Eh bien, moi, mon fils, dit Catherine, comme il ne convient ni a mon coeur ni au bien de l'Etat que vous soyez malade si longtemps, attendu que le moral pourrait finir par s'affecter chez vous, j'ai rassemble les plus savants docteurs. -- En art medical, madame? -- Non, dans un art plus profond, dans l'art qui permet non seulement de lire dans les corps, mais encore dans les coeurs. -- Ah! le bel art, madame, fit Charles, et qu'on a raison de ne pas l'enseigner aux rois! Et vos recherches ont eu un resultat? continua-t-il. -- Oui. -- Lequel? -- Celui que j'esperais; et j'apporte a Votre Majeste le remede qui doit guerir son corps et son esprit. Charles frissonna. Il crut que sa mere, trouvant qu'il vivait trop longtemps encore, avait resolu d'achever sciemment ce qu'elle avait commence sans le savoir. -- Et ou est-il, ce remede? dit Charles en se soulevant sur un coude et en regardant sa mere. -- Il est dans le mal meme, repondit Catherine. -- Alors ou est le mal? -- Ecoutez-moi, mon fils, dit Catherine. Avez-vous entendu dire parfois qu'il est des ennemis secrets dont la vengeance a distance assassine la victime? -- Par le fer ou par le poison? demanda Charles sans perdre un instant de vue la physionomie impassible de sa mere. -- Non, par des moyens bien autrement surs, bien autrement terribles, dit Catherine. -- Expliquez-vous. -- Mon fils, demanda la Florentine, avez-vous foi aux pratiques de la cabale et de la magie? Charles comprima un sourire de mepris et d'incredulite. -- Beaucoup, dit-il. -- Eh bien, dit vivement Catherine, de la viennent vos souffrances. Un ennemi de Votre Majeste, qui n'eut point ose vous attaquer en face, a conspire dans l'ombre. Il a dirige contre la personne de Votre Majeste une conspiration d'autant plus terrible qu'il n'avait pas de complices, et que les fils mysterieux de cette conspiration etaient insaisissables. -- Ma foi, non! dit Charles revolte par tant d'astuce. -- Cherchez bien, mon fils, dit Catherine, rappelez-vous certains projets d'evasion qui devaient assurer l'impunite au meurtrier. -- Au meurtrier! s'ecria Charles, au meurtrier, dites-vous? on a donc essaye de me tuer, ma mere? L'oeil chatoyant de Catherine roula hypocritement sous sa paupiere plissee. -- Oui, mon fils: vous en doutez peut-etre, vous; mais moi, j'en ai acquis la certitude. -- Je ne doute jamais de ce que vous me dites, repondit amerement le roi. Et comment a-t-on essaye de me tuer? Je suis curieux de le savoir. -- Par la magie, mon fils. -- Expliquez-vous, madame, dit Charles ramene par le degout a son role d'observateur. -- Si ce conspirateur que je veux designer... et que Votre Majeste a deja designe du fond du coeur... ayant tout dispose pour ses batteries, etant sur du succes, eut reussi a s'esquiver, nul peut- etre n'eut penetre la cause des souffrances de Votre Majeste; mais heureusement, Sire, votre frere veillait sur vous. -- Quel frere? -- Votre frere d'Alencon. -- Ah! oui, c'est vrai; j'oublie toujours que j'ai un frere, murmura Charles en riant avec amertume. Et vous dites donc, madame... -- Qu'il a heureusement revele le cote materiel de la conspiration a Votre Majeste. Mais tandis qu'il ne cherchait, lui, enfant inexperimente, que les traces d'un complot ordinaire, que les preuves d'une escapade de jeune homme, je cherchais, moi, des preuves d'une action bien plus importante; car je connais la portee de l'esprit du coupable. -- Ah ca! mais, ma mere, on dirait que vous parlez du roi de Navarre? dit Charles voulant voir jusqu'ou irait cette dissimulation florentine. Catherine baissa hypocritement les yeux. -- Je l'ai fait arreter, ce me semble, et conduire a Vincennes pour l'escapade en question, continua le roi; serait-il donc encore plus coupable que je ne le soupconne? -- Sentez-vous la fievre qui vous devore? demanda Catherine. -- Oui, certes, madame, dit Charles en froncant le sourcil. -- Sentez-vous la chaleur brulante qui ronge votre coeur et vos entrailles? -- Oui, madame, repondit Charles en s'assombrissant de plus en plus. -- Et les douleurs aigues de tete qui passent par vos yeux pour arriver a votre cerveau, comme autant de coups de fleches? -- Oui, oui, madame; oh! je sens bien tout cela! oh! vous savez bien decrire mon mal! -- Eh bien, cela est tout simple, dit la Florentine; regardez... Et elle tira de dessous son manteau un objet qu'elle presenta au roi. C'etait une figurine de cire jaunatre, haute de six pouces a peu pres. Cette figure etait vetue d'abord d'une robe etoilee d'or, en cire, comme la figurine; puis d'un manteau royal de meme matiere. -- Eh bien, demanda Charles, qu'est-ce que cette petite statue? -- Voyez ce qu'elle a sur la tete, dit Catherine. -- Une couronne, repondit Charles. -- Et au coeur? -- Une aiguille. -- Eh bien, Sire, vous reconnaissez-vous? -- Moi? -- Oui, vous, avec votre couronne, avec votre manteau? -- Et qui donc a fait cette figure? dit Charles que cette comedie fatiguait; le roi de Navarre, sans doute? -- Non pas, Sire. -- Non pas! ... alors je ne vous comprends plus. -- Je dis _non, _reprit Catherine, parce que Votre Majeste pourrait tenir au fait exact. J'aurais dit _oui _si Votre Majeste m'eut pose la question d'une autre facon. Charles ne repondit pas. Il essayait de penetrer toutes les pensees de cette ame tenebreuse, qui se refermait sans cesse devant lui au moment ou il se croyait tout pret a y lire. -- Sire, continua Catherine, cette statue a ete trouvee, par les soins de votre procureur general Laguesle, au logis de l'homme qui, le jour de la chasse au vol, tenait un cheval de main tout pret pour le roi de Navarre. -- Chez M. de La Mole? dit Charles. -- Chez lui-meme; et, s'il vous plait, regardez encore cette aiguille d'acier qui perce le coeur, et voyez quelle lettre est ecrite sur l'etiquette qu'elle porte. -- Je vois un M, dit Charles. -- C'est-a-dire mort; c'est la formule magique, Sire. L'inventeur ecrit ainsi son voeu sur la plaie meme qu'il creuse. S'il eut voulu frapper de folie, comme le duc de Bretagne fit pour le roi Charles VI, il eut enfonce l'epingle dans la tete et il eut mis un F au lieu d'un M. -- Ainsi, dit Charles IX, a votre avis, madame, celui qui en veut a mes jours, c'est M. de La Mole? -- Oui, comme le poignard en veut au coeur; oui, mais derriere le poignard, il y a le bras qui le pousse. -- Et voila toute la cause du mal dont je suis atteint? le jour ou le charme sera detruit, le mal cessera? Mais comment s'y prendre? demanda Charles; vous le savez, vous, ma bonne mere; mais moi, tout au contraire de vous, qui vous en etes occupee toute votre vie, je suis fort ignorant en cabale et en magie. -- La mort de l'inventeur rompt le charme, voila tout. Le jour ou le charme sera detruit, le mal cessera, dit Catherine. -- Vraiment! dit Charles d'un air etonne. -- Comment! vous ne savez pas cela? -- Dame! je ne suis pas sorcier, dit le roi. -- Eh bien, maintenant, dit Catherine, Votre Majeste est convaincue, n'est ce pas? -- Certainement. -- La conviction va chasser l'inquietude? -- Completement. -- Ce n'est point par complaisance que vous le dites? -- Non, ma mere; c'est du fond de mon coeur. Le visage de Catherine se derida. -- Dieu soit loue! s'ecria-t-elle, comme si elle eut cru en Dieu. -- Oui, Dieu soit loue! reprit ironiquement Charles. Je sais maintenant comme vous a qui attribuer l'etat ou je me trouve, et par consequent qui punir. -- Et nous punirons... -- M. de La Mole: n'avez-vous pas dit qu'il etait le coupable? -- J'ai dit qu'il etait l'instrument. -- Eh bien, dit Charles, M. de La Mole d'abord; c'est le plus important. Toutes ces crises dont je suis atteint peuvent faire naitre autour de nous de dangereux soupcons. Il est urgent que la lumiere se fasse, et qu'a l'eclat que jettera cette lumiere la verite se decouvre. -- Ainsi, M. de La Mole...? -- Me va admirablement comme coupable: je l'accepte donc. Commencons par lui d'abord; et s'il a un complice, il parlera. -- Oui, murmura Catherine; s'il ne parle pas, on le fera parler. Nous avons des moyens infaillibles pour cela. Puis tout haut en se levant: -- Vous permettez donc, Sire, que l'instruction commence? -- Je le desire, madame, repondit Charles, et... le plus tot sera le mieux. Catherine serra la main de son fils sans comprendre le tressaillement nerveux qui agita cette main en serrant la sienne, et sortit sans entendre le rire sardonique du roi et la sourde et terrible imprecation qui suivit ce rire. Le roi se demandait s'il n'y avait pas danger a laisser aller ainsi cette femme qui, en quelques heures, ferait peut-etre tant de besogne qu'il n'y aurait plus moyen d'y remedier. En ce moment, comme il regardait la portiere retombant derriere Catherine, il entendit un leger froissement derriere lui, et se retournant il apercut Marguerite qui soulevait la tapisserie retombant devant le corridor qui conduisait chez sa nourrice. Marguerite dont la paleur, les yeux hagards et la poitrine oppressee decelaient la plus violente emotion: -- Oh! Sire, Sire! s'ecria Marguerite en se precipitant vers le lit de son frere, vous savez bien qu'elle ment! -- Qui, _elle?_ demanda Charles. -- Ecoutez, Charles: certes, c'est terrible d'accuser sa mere; mais je me suis doutee qu'elle resterait pres de vous pour les poursuivre encore. Mais, sur ma vie, sur la votre, sur notre ame a tous les deux, je vous dis qu'elle ment! -- Les poursuivre! ... qui poursuit-elle?... Tous les deux parlaient bas par instinct: on eut dit qu'ils avaient peur de s'entendre eux-memes. -- Henri d'abord, votre Henriot, qui vous aime, qui vous est devoue plus que personne au monde. -- Tu le crois, Margot? dit Charles. -- Oh! Sire, j'en suis sure. -- Eh bien, moi aussi, dit Charles. -- Alors, si vous en etes sur, mon frere, dit Marguerite etonnee, pourquoi l'avez-vous fait arreter et conduire a Vincennes? -- Parce qu'il me l'a demande lui-meme. -- Il vous l'a demande, Sire?... -- Oui, il a de singulieres idees, Henriot. Peut-etre se trompe-t- il, peut-etre a-t-il raison; mais enfin, une de ses idees, c'est qu'il est plus en surete dans ma disgrace que dans ma faveur, loin de moi que pres de moi, a Vincennes qu'au Louvre. -- Ah! je comprends, dit Marguerite, et il est en surete alors? -- Dame! aussi en surete que peut l'etre un homme dont Beaulieu me repond sur sa tete. -- Oh! merci, mon frere, voila pour Henri. Mais... -- Mais quoi? demanda Charles. -- Mais il y a une autre personne, Sire, a laquelle j'ai tort de m'interesser peut-etre, mais a laquelle je m'interesse enfin. -- Et quelle est cette personne? -- Sire, epargnez-moi... j'oserais a peine le nommer a mon frere, et n'ose le nommer a mon roi. -- M. de La Mole, n'est-ce pas? dit Charles. -- Helas! dit Marguerite, vous avez voulu le tuer une fois, Sire, et il n'a echappe que par miracle a votre vengeance royale. -- Et cela, Marguerite, quand il etait coupable d'un seul crime; mais maintenant qu'il en a commis deux... -- Sire, il n'est pas coupable du second. -- Mais, dit Charles, n'as-tu pas entendu ce qu'a dit notre bonne mere, pauvre Margot? -- Oh! je vous ai deja dit, Charles, reprit Marguerite en baissant la voix, je vous ai deja dit qu'elle mentait. -- Vous ne savez peut-etre pas qu'il existe une figure de cire qui a ete saisie chez M. de La Mole? -- Si fait, mon frere, je le sais. -- Que cette figure est percee au coeur par une aiguille, et que l'aiguille qui la blesse ainsi porte une petite banniere avec un M? -- Je le sais encore. -- Que cette figure a un manteau royal sur les epaules et une couronne royale sur la tete? -- Je sais tout cela. -- Eh bien, qu'avez-vous a dire? -- J'ai a dire que cette petite figure qui porte un manteau royal sur les epaules et une couronne royale sur la tete est la representation d'une femme et non d'un homme. -- Bah! dit Charles; et cette aiguille qui lui perce le coeur? -- C'etait un charme pour se faire aimer de cette femme et non un malefice pour faire mourir un homme. -- Mais cette lettre M? -- Elle ne veut pas dire: MORT, comme l'a dit la reine mere. -- Que veut-elle donc dire, alors? demanda Charles. -- Elle veut dire... elle veut dire le nom de la femme que M. de La Mole aimait. -- Et cette femme se nomme? -- Cette femme se nomme Marguerite, mon frere, dit la reine de Navarre en tombant a genoux devant le lit du roi, en prenant sa main dans les deux siennes, et en appuyant son visage baigne de larmes sur cette main. -- Ma soeur, silence! dit Charles en promenant autour de lui un regard etincelant sous un sourcil fronce; car, de meme que vous avez entendu, vous, on pourrait vous entendre a votre tour. -- Oh! que m'importe! dit Marguerite en relevant la tete et que le monde entier n'est-il la pour m'ecouter! devant le monde entier, je declarerais qu'il est infame d'abuser de l'amour d'un gentilhomme pour souiller sa reputation d'un soupcon d'assassinat. -- Margot, si je te disais que je sais aussi bien que toi ce qui est et ce qui n'est pas? -- Mon frere! -- Si je te disais que M. de La Mole est innocent? -- Vous le savez? -- Si je te disais que je connais le vrai coupable? -- Le vrai coupable! s'ecria Marguerite; mais il y a donc eu un crime commis? -- Oui. Volontaire ou involontaire, il y a eu un crime commis. -- Sur vous? -- Sur moi. -- Impossible! -- Impossible?... Regarde-moi, Margot. La jeune femme regarda son frere et frissonna en le voyant si pale. -- Margot, je n'ai pas trois mois a vivre, dit Charles. -- Vous, mon frere! Toi, mon Charles! s'ecria-t-elle. -- Margot, je suis empoisonne. Marguerite jeta un cri. -- Tais-toi donc, dit Charles; il faut qu'on croie que je meurs par magie. -- Et vous connaissez le coupable? -- Je le connais. -- Vous avez dit que ce n'est pas La Mole? -- Non, ce n'est pas lui. -- Ce n'est pas Henri non plus, certainement... Grand Dieu! serait-ce...? -- Qui? -- Mon frere... d'Alencon?... murmura Marguerite. -- Peut-etre. -- Ou bien, ou bien... (Marguerite baissa la voix comme epouvantee elle meme de ce qu'elle allait dire.) ou bien... notre mere? Charles se tut. Marguerite le regarda, lut dans son regard tout ce qu'elle y cherchait, et tomba toujours a genoux et demi-renversee sur un fauteuil. -- Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, c'est impossible! -- Impossible! dit Charles avec un rire strident; il est facheux que Rene ne soit pas ici, il te raconterait mon histoire. -- Lui, Rene? -- Oui. Il te raconterait, par exemple, qu'une femme a laquelle il n'ose rien refuser a ete lui demander un livre de chasse enfoui dans sa bibliotheque; qu'un poison subtil a ete verse sur chaque page de ce livre; que le poison, destine a quelqu'un, je ne sais a qui, est tombe par un caprice du hasard, ou par un chatiment du ciel, sur une autre personne que celle a qui il etait destine. Mais en l'absence de Rene, si tu veux voir le livre, il est la, dans mon cabinet, et, ecrit de la main du Florentin, tu verras que ce livre, qui contient dans ses feuilles la mort de vingt personnes encore, a ete donne de sa main a sa compatriote. -- Silence, Charles, a ton tour, silence! dit Marguerite. -- Tu vois bien maintenant qu'il faut qu'on croie que je meurs par magie. -- Mais c'est inique, mais c'est affreux! grace! grace! vous savez bien qu'il est innocent. -- Oui, je le sais, mais il faut qu'on le croie coupable. Souffre donc la mort de ton amant; c'est peu pour sauver l'honneur de la maison de France. Je souffre bien la mort pour que le secret meure avec moi. Marguerite courba la tete, comprenant qu'il n'y avait rien a faire pour sauver La Mole du cote du roi, et se retira toute pleurante et n'ayant plus d'espoir qu'en ses propres ressources. Pendant ce temps, comme l'avait prevu Charles, Catherine ne perdait pas une minute, et elle ecrivait au procureur general Laguesle une lettre dont l'histoire a conserve jusqu'au dernier mot, et qui jette sur toute cette affaire de sanglantes lueurs: "Monsieur le procureur, ce soir on me dit pour certain que La Mole a fait le sacrilege. En son logis a Paris, on a trouve beaucoup de mechantes choses, comme des livres et des papiers. Je vous prie d'appeler le premier president et d'instruire au plus vite l'affaire de la figure de cire a laquelle ils ont donne un coup au coeur, et ce, contre le roi[6]. " CATHERINE." XXV Les boucliers invisibles Le lendemain du jour ou Catherine avait ecrit la lettre qu'on vient de lire, le gouverneur entra chez Coconnas avec un appareil des plus imposants: il se composait de deux hallebardiers et de quatre robes noires. Coconnas etait invite a descendre dans une salle ou le procureur Laguesle et deux juges l'attendaient pour l'interroger selon les instructions de Catherine. Pendant les huit jours qu'il avait passes en prison, Coconnas avait beaucoup reflechi; sans compter que chaque jour La Mole et lui, reunis un instant pour les soins de leur geolier qui, sans leur rien dire, leur avait fait cette surprise que selon toute probabilite ils ne devaient pas a sa seule philanthropie; sans compter, disons-nous, que La Mole et lui s'etaient recordes sur la conduite qu'ils avaient a tenir et qui etait une negation absolue, il etait donc persuade qu'avec un peu d'adresse son affaire prendrait la meilleure tournure, les charges n'etaient pas plus fortes pour eux que pour les autres. Henri et Marguerite n'avaient fait aucune tentative de fuite, ils ne pouvaient donc etre compromis dans une affaire ou les principaux coupables etaient libres. Coconnas ignorait que Henri habitat le meme chateau que lui, et la complaisance de son geolier lui apprenait qu'au-dessus de sa tete planaient des protections qu'il appelait ses_ boucliers invisibles_. Jusque-la, les interrogatoires avaient porte sur les desseins du roi de Navarre, sur les projets de fuite et sur la part que les deux amis devaient prendre a cette fuite. A tous ces interrogatoires, Coconnas avait constamment repondu d'une facon plus que vague et beaucoup plus qu'adroite; il s'appretait encore a repondre de la meme facon, et d'avance il avait prepare toutes ses petites reparties, lorsqu'il s'apercut tout a coup que l'interrogatoire avait change d'objet. Il s'agissait d'une ou de plusieurs visites faites a Rene, d'une ou de plusieurs figures de cire faites a l'instigation de La Mole. Coconnas, tout prepare qu'il etait, crut remarquer que l'accusation perdait beaucoup de son intensite, puisqu'il ne s'agissait plus, au lieu d'avoir trahi un roi, que d'avoir fait une statue de reine; encore cette statue etait-elle haute de huit a dix pouces tout au plus. Il repondit donc fort gaiement que ni lui ni son ami ne jouaient plus depuis longtemps a la poupee, et remarqua avec plaisir que plusieurs fois ses reponses avaient eu le privilege de faire sourire ses juges. On n'avait pas encore dit en vers: _j'ai ri, me voila desarme; _mais cela s'etait deja beaucoup dit en prose. Et Coconnas crut avoir a moitie desarme ses juges parce qu'ils avaient souri. Son interrogatoire termine, il remonta donc dans sa chambre si chantant, si bruyant, que La Mole, pour qui il faisait tout ce tapage, dut en tirer les plus heureuses consequences. On le fit descendre a son tour. La Mole, comme Coconnas, vit avec etonnement l'accusation abandonner sa premiere voie et entrer dans une voie nouvelle. On l'interrogea sur ses visites a Rene. Il repondit qu'il avait ete chez le Florentin une fois seulement. On lui demanda si cette fois il ne lui avait pas commande une figure de cire. Il repondit que Rene lui avait montre cette figure toute faite. On lui demanda si cette figure ne representait pas un homme. Il repondit qu'elle representait une femme. On lui demanda si le charme n'avait point pour but de faire mourir cet homme. Il repondit que le but de ce charme etait de se faire aimer de cette femme. Ces questions furent faites, tournees et retournees de cent facons differentes; mais a toutes ces questions, sous quelque face qu'elles lui fussent presentees, La Mole fit constamment les memes reponses. Les juges se regarderent avec une sorte d'indecision, ne sachant que trop dire ni que faire devant une pareille simplicite, lorsqu'un billet apporte au procureur general trancha la difficulte. Il etait concu en ces termes: "Si l'accuse nie, recourez a la question." C." Le procureur mit le billet dans sa poche, sourit a La Mole, et le congedia poliment. La Mole rentra dans son cachot presque aussi rassure sinon presque aussi joyeux que Coconnas. -- Je crois que tout va bien, dit-il. Une heure apres il entendit des pas et vit un billet qui se glissait sous la porte, sans voir quelle main lui donnait le mouvement. Il le prit, tout en pensant que la depeche venait, selon toute probabilite, du guichetier. En voyant ce billet, un espoir presque aussi douloureux qu'une deception lui etait venu au coeur; il esperait que ce billet etait de Marguerite, dont il n'avait eu aucune nouvelle depuis qu'il etait prisonnier. Il s'en saisit tout tremblant. L'ecriture faillit le faire mourir de joie. "Courage, disait le billet, je veille." -- Ah! si elle veille, s'ecria La Mole en couvrant de baisers ce papier qu'avait touche une main si chere, si elle veille, je suis sauve! ... Il faut, pour que La Mole comprenne ce billet et pour qu'il ait foi avec Coconnas dans ce que le Piemontais appelait ses _boucliers invisibles_, que nous ramenions le lecteur a cette petite maison, a cette chambre ou tant de scenes d'un bonheur enivrant, ou tant de parfums, a peine evapores, ou tant de doux souvenirs, devenus depuis des angoisses, brisaient le coeur d'une femme a demi renversee sur des coussins de velours. -- Etre reine, etre forte, etre jeune, etre riche, etre belle, et souffrir ce que je souffre! s'ecriait cette femme; oh! c'est impossible! Puis, dans son agitation, elle se levait, marchait, s'arretait tout a coup, appuyait son front brulant contre quelque marbre glace, se relevait pale et le visage couvert de larmes, se tordait les bras avec des cris, et retombait brisee sur quelque fauteuil. Tout a coup la tapisserie qui separait l'appartement de la rue Cloche-Percee de l'appartement de la rue Tizon se souleva; un fremissement soyeux effleura la boiserie, et la duchesse de Nevers apparut. -- Oh! s'ecria Marguerite, c'est toi! Avec quelle impatience je t'attendais! Eh bien, quelles nouvelles? -- Mauvaises, mauvaises, ma pauvre amie. Catherine pousse elle- meme l'instruction, et en ce moment encore elle est a Vincennes. -- Et Rene? -- Il est arrete. -- Avant que tu aies pu lui parler? -- Oui. -- Et nos prisonniers? -- J'ai de leurs nouvelles. -- Par le guichetier? -- Toujours. -- Eh bien? -- Eh bien, ils communiquent chaque jour ensemble. Avant-hier on les a fouilles. La Mole a brise ton portrait plutot que de le livrer. -- Ce cher La Mole! -- Annibal a ri au nez des inquisiteurs. -- Bon Annibal! Mais apres? -- On les a interroges ce matin sur la fuite du roi, sur ses projets de rebellion en Navarre, et ils n'ont rien dit. -- Oh! je savais bien qu'ils garderaient le silence; mais ce silence les tue aussi bien que s'ils parlaient. -- Oui, mais nous les sauvons, nous. -- Tu as donc pense a notre entreprise? -- Je ne me suis occupee que de cela depuis hier. -- Eh bien? -- Je viens de conclure avec Beaulieu. Ah! ma chere reine, quel homme difficile et cupide! Cela coutera la vie d'un homme et trois cent mille ecus. -- Tu dis qu'il est difficile et cupide... et cependant il ne demande que la vie d'un homme et trois cent mille ecus... Mais c'est pour rien! -- Pour rien... trois cent mille ecus! ... Mais tous tes joyaux et tous les miens n'y suffiraient pas. -- Oh! qu'a cela ne tienne. Le roi de Navarre paiera, le duc d'Alencon paiera, mon frere Charles paiera, ou sinon... -- Allons! tu raisonnes comme une folle. Je les ai, les trois cent mille ecus. -- Toi? -- Oui, moi. -- Et comment te les es-tu procures? -- Ah! voila! -- C'est un secret? -- Pour tout le monde, excepte pour toi. -- Oh! mon Dieu! dit Marguerite souriant au milieu de ses larmes, les aurais-tu voles? -- Tu en jugeras. -- Voyons. -- Tu te rappelles cet horrible Nantouillet? -- Le richard, l'usurier? -- Si tu veux. -- Eh bien? -- Eh bien! tant il y a qu'un jour en voyant passer certaine femme blonde, aux yeux verts, coiffee de trois rubis poses l'un au front, les deux autres aux tempes, coiffure qui lui va si bien, et ignorant que cette femme etait une duchesse, ce richard, cet usurier s'ecria: "Pour trois baisers a la place de ces trois rubis, je ferais naitre trois diamants de cent mille ecus chacun!" -- Eh bien, Henriette? -- Eh bien, ma chere, les diamants sont eclos et vendus. -- Oh! Henriette! Henriette! murmura Marguerite. -- Tiens! s'ecria la duchesse avec un accent d'impudeur naif et sublime a la fois, qui resume et le siecle et la femme, tiens! j'aime Annibal, moi! -- C'est vrai, dit Marguerite en souriant et en rougissant tout a la fois, tu l'aimes beaucoup, tu l'aimes trop meme. Et cependant elle lui serra la main. -- Donc, continua Henriette, grace a nos trois diamants les trois cent mille ecus et l'homme sont prets. -- L'homme? quel homme? -- L'homme a tuer: tu oublies qu'il faut tuer un homme. -- Et tu as trouve l'homme qu'il te fallait? -- Parfaitement. -- Au meme prix? demanda en souriant Marguerite. -- Au meme prix! j'en eusse trouve mille, repondit Henriette. Non, non; moyennant cinq cents ecus, tout bonnement. -- Pour cinq cents ecus tu as trouve un homme qui a consenti a se faire tuer? -- Que veux-tu! il faut bien vivre. -- Ma chere amie, je ne te comprends plus. Voyons, parle clairement; les enigmes prennent trop de temps a deviner dans la situation ou nous nous trouvons. -- Eh bien, ecoute: le geolier auquel est confiee la garde de La Mole et de Coconnas est un ancien soldat qui sait ce que c'est qu'une blessure; il veut bien aider a sauver nos amis, mais il ne veut pas perdre sa place. Un coup de poignard adroitement place fera l'affaire; nous lui donnerons une recompense, et l'Etat un dedommagement. De cette facon, le brave homme recevra des deux mains, et aura renouvele la fable du pelican. -- Mais, dit Marguerite, un coup de poignard... -- Sois tranquille, c'est Annibal qui le donnera. -- Au fait, dit en riant Marguerite, il a donne trois coups tant d'epee que de poignard a La Mole, et La Mole n'en est pas mort; il y a donc tout lieu d'esperer. -- Mechante! tu meriterais que j'en restasse la. -- Oh! non, non, au contraire; dis-moi le reste, je t'en supplie. Comment les sauverons-nous, voyons? -- Eh bien, voici l'affaire: la chapelle est le seul lieu du chateau ou puissent penetrer les femmes qui ne sont point prisonnieres. On nous fait cacher derriere l'autel: sous la nappe de l'autel, ils trouvent deux poignards. La porte de la sacristie est ouverte d'avance; Coconnas frappe son geolier qui tombe et fait semblant d'etre mort; nous apparaissons, nous jetons chacune un manteau sur les epaules de nos amis; nous fuyons avec eux par la petite porte de la sacristie, et comme nous avons le mot d'ordre, nous sortons sans empechement. -- Et une fois sortis? -- Deux chevaux les attendent a la porte; ils sautent dessus, quittent l'Ile-de-France et gagnent la Lorraine, d'ou de temps en temps ils reviennent incognito. -- Oh! tu me rends la vie, dit Marguerite. Ainsi nous les sauverons? -- J'en repondrais presque. -- Et cela bientot? -- Dame! dans trois ou quatre jours; Beaulieu nous previendra. -- Mais si l'on te reconnait dans les environs de Vincennes, cela peut faire du tort a notre projet. -- Comment veux-tu que l'on me reconnaisse? Je sors en religieuse avec une coiffe, grace a laquelle on ne me voit pas meme le bout du nez. -- C'est que nous ne pouvons prendre trop de precautions. -- Je le sais bien, mordi! comme dirait le pauvre Annibal. -- Et le roi de Navarre, t'en es-tu informee? -- Je n'ai eu garde d'y manquer. -- Eh bien? -- Eh bien, il n'a jamais ete si joyeux, a ce qu'il parait; il rit, il chante, il fait bonne chere, et ne demande qu'une chose, c'est d'etre bien garde. -- Il a raison. Et ma mere? -- Je te l'ai dit, elle pousse tant qu'elle peut le proces. -- Oui, mais elle ne se doute de rien relativement a nous? -- Comment voudrais-tu qu'elle se doutat de quelque chose? Tous ceux qui sont du secret ont interet a le garder. Ah! j'ai su qu'elle avait fait dire aux juges de Paris de se tenir prets. -- Agissons vite, Henriette. Si nos pauvres captifs changeaient de prison, tout serait a recommencer. -- Sois tranquille, je desire autant que toi de les voir dehors. -- Oh! oui, je le sais bien, et merci, merci cent fois de ce que tu fais pour en arriver la. -- Adieu, Marguerite, adieu. Je me remets en campagne. -- Et tu es sure de Beaulieu? -- Je l'espere. -- Du guichetier? -- Il a promis. -- Des chevaux? -- Ils seront les meilleurs de l'ecurie du duc de Nevers. -- Je t'adore, Henriette. Et Marguerite se jeta au cou de son amie, apres quoi les deux femmes se separerent, se promettant de se revoir le lendemain et tous les jours au meme lieu et a la meme heure. C'etaient ces deux creatures charmantes et devouees que Coconnas appelait avec une si saine raison ses boucliers invisibles. XXVI Les juges -- Eh bien, mon brave ami, dit Coconnas a La Mole, lorsque les deux compagnons se retrouverent ensemble a la suite de l'interrogatoire ou, pour la premiere fois, il avait ete question de la figure de cire, il me semble que tout marche a ravir et que nous ne tarderons pas a etre abandonnes des juges, ce qui est un diagnostic tout oppose a celui de l'abandon des medecins; car lorsque le medecin abandonne le malade, c'est qu'il ne peut plus le sauver; mais, tout au contraire, quand le juge abandonne l'accuse, c'est qu'il perd l'espoir de lui faire couper la tete. -- Oui, dit La Mole; il me semble meme qu'a cette politesse, a cette facilite des geoliers, a l'elasticite des portes, je reconnais nos nobles amies; mais je ne reconnais pas M. de Beaulieu, a ce qu'on m'avait dit, du moins. -- Je le reconnais bien, moi, dit Coconnas; seulement cela coutera cher; mais, baste! l'une est princesse, l'autre est reine; elles sont riches toutes deux, et jamais elles n'auront occasion de faire un si bon emploi de leur argent. Maintenant, recapitulons bien notre lecon: on nous mene a la chapelle, on nous laisse la sous la garde de notre guichetier, nous trouvons a l'endroit indique chacun un poignard; je pratique un trou dans le ventre de notre guide... -- Oh! non, pas dans le ventre, tu lui volerais ses cinq cents ecus; dans le bras. -- Ah! oui, dans le bras ce serait le perdre, pauvre cher homme! on verrait bien qu'il y a mis de la complaisance, et moi aussi. Non, non, dans le cote droit, en glissant adroitement le long des cotes: c'est un coup vraisemblable et innocent. -- Allons, va pour celui-la; ensuite... -- Ensuite tu barricades la grande porte avec des bancs tandis que nos deux princesses s'elancent de l'autel ou elles sont cachees et que Henriette ouvre la petite porte. Ah! ma foi! je l'aime aujourd'hui Henriette, il faut qu'elle m'ait fait quelque infidelite pour que cela me reprenne ainsi. -- Et puis, dit La Mole avec cette voix fremissante qui passe comme une musique a travers les levres, et puis nous gagnons les bois. Un bon baiser donne a chacun de nous nous fait joyeux et forts. Nous vois-tu, Annibal, penches sur nos chevaux rapides et le coeur doucement oppresse? Oh! la bonne chose que la peur! La peur en plein air, lorsqu'on a sa bonne epee nue au flanc, lorsqu'on crie hourra au coursier qu'on aiguillonne de l'eperon, et qui a chaque hourra bondit et vole. -- Oui, dit Coconnas, mais la peur entre quatre murs, qu'en dis- tu, La Mole? Moi, je puis en parler, car j'ai eprouve quelque chose comme cela. Quand ce visage bleme de Beaulieu est entre pour la premiere fois dans ma chambre, derriere lui dans l'ombre brillaient des pertuisanes et retentissait un sinistre bruit de fer heurte contre du fer. Je te jure que j'ai pense tout aussitot au duc d'Alencon, et que je m'attendais a voir apparaitre sa vilaine face entre deux vilaines tetes de hallebardiers. J'ai ete trompe et ce fut ma seule consolation; mais je n'ai pas tout perdu: la nuit venue, j'en ai reve. -- Ainsi, dit La Mole, qui suivait sa pensee souriante sans accompagner son ami dans les excursions que faisait la sienne aux champs du fantastique, ainsi elles ont tout prevu, meme le lieu de notre retraite. Nous allons en Lorraine, cher ami. En verite, j'eusse mieux aime aller en Navarre; en Navarre, j'etais chez elle, mais la Navarre est trop loin, Nancy vaut mieux; d'ailleurs, la, nous ne serons qu'a quatre-vingts lieues de Paris. Sais-tu un regret que j'emporte, Annibal, en sortant d'ici? -- Ah! ma foi, non... par exemple. Quant a moi, j'avoue que j'y laisse tous les miens. -- Eh bien, c'est de ne pouvoir emmener avec nous le digne geolier au lieu de... -- Mais il ne voudrait pas, dit Coconnas, il y perdrait trop: songe donc, cinq cents ecus de nous, une recompense du gouvernement, de l'avancement peut-etre; comme il vivra heureux ce gaillard-la, quand je l'aurai tue! ... Mais qu'as-tu donc? -- Rien! Une idee qui me passe par l'esprit. -- Elle n'est pas drole, a ce qu'il parait, car tu palis affreusement. -- C'est que je me demande pourquoi on nous menerait a la chapelle. -- Tiens! dit Coconnas, pour faire nos paques. Voila le moment, ce me semble. -- Mais, dit La Mole, on ne conduit a la chapelle que les condamnes a mort ou les tortures. -- Oh! oh! fit Coconnas en palissant legerement a son tour, ceci merite attention. Interrogeons sur ce point le brave homme que je dois eventrer incessamment. Eh! porte-clefs, mon ami! -- Monsieur m'appelle! dit le geolier qui faisait le guet sur les premieres marches de l'escalier. -- Oui, viens ca. -- Me voici. -- Il est convenu que c'est de la chapelle que nous nous sauverons, n'est-ce pas? -- Chut! dit le porte-clefs en regardant avec effroi autour de lui. -- Sois tranquille, personne ne nous ecoute. -- Oui, monsieur, c'est de la chapelle. -- On nous y conduira donc a la chapelle? -- Sans doute, c'est l'usage. -- C'est l'usage? -- Oui, apres toute condamnation a mort, c'est l'usage de permettre que le condamne passe la nuit dans la chapelle. Coconnas et La Mole tressaillirent et se regarderent en meme temps. -- Vous croyez donc que nous serons condamnes a mort? -- Sans doute... mais vous aussi, vous le croyiez. -- Comment! nous aussi, dit La Mole. -- Certainement... si vous ne le croyiez pas, vous n'auriez pas tout prepare pour votre fuite. -- Sais-tu que c'est plein de sens ce qu'il dit la! fit Coconnas a La Mole. -- Oui... ce que je sais aussi, maintenant du moins, c'est que nous jouons gros jeu, a ce qu'il parait. -- Et moi donc! dit le guichetier, croyez-vous que je ne risque rien?... Si dans un moment d'emotion monsieur allait se tromper de cote! ... -- Eh! mordi! je voudrais etre a ta place, dit lentement Coconnas, et ne pas avoir affaire a d'autres mains qu'a cette main, a d'autre fer que celui qui te touchera. -- Condamnes a mort! murmura La Mole, mais c'est impossible! -- Impossible! dit naivement le guichetier, et pourquoi? -- Chut! dit Coconnas, je crois que l'on ouvre la porte d'en bas. -- En effet, reprit vivement le geolier; rentrez, messieurs! rentrez! -- Et quand croyez-vous que le jugement ait lieu? demanda La Mole. -- Demain au plus tard. Mais soyez tranquilles, les personnes qui doivent etre prevenues le seront. -- Alors embrassons-nous et faisons nos adieux a ces murs. Les deux amis se jeterent dans les bras l'un de l'autre, et rentrerent chacun dans sa chambre, La Mole soupirant, Coconnas chantonnant. Il ne se passa rien de nouveau jusqu'a sept heures du soir. La nuit descendit sombre et pluvieuse sur le donjon de Vincennes, une vraie nuit d'evasion. On apporta le repas du soir de Coconnas, lequel soupa avec son appetit ordinaire, tout en songeant au plaisir qu'il aurait a etre mouille par cette pluie qui fouettait les murailles, et deja il se preparait a s'endormir au murmure sourd et monotone du vent, quand il lui sembla que ce vent, qu'il ecoutait parfois avec un sentiment de melancolie qu'il n'avait jamais eprouve avant qu'il fut en prison, sifflait plus etrangement que d'habitude sous toutes les portes, et que le poele ronflait avec plus de rage qu'a l'ordinaire. Ce phenomene avait lieu chaque fois qu'on ouvrait un des cachots de l'etage superieur et surtout celui d'en face. C'est a ce bruit qu'Annibal reconnaissait toujours que le geolier allait venir, attendu que ce bruit indiquait qu'il sortait de chez La Mole. Cependant cette fois, Coconnas demeura inutilement le cou tendu et l'oreille au guet. Le temps s'ecoula, personne ne vint. -- C'est etrange, dit Coconnas, on a ouvert chez La Mole et l'on n'ouvre pas chez moi. La Mole aurait-il appele? serait-il malade? que veut dire cela? Tout est soupcon et inquietude comme tout est joie et espoir pour un prisonnier. Une demi-heure s'ecoula, puis une heure, puis une heure et demie. Coconnas commencait a s'endormir de depit, quand le bruit de la serrure le fit bondir. -- Oh! oh! dit-il, est-ce deja l'heure du depart et va-t-on nous conduire a la chapelle sans etre condamnes? Mordi! ce serait un plaisir de fuir par une nuit pareille, il fait noir comme dans un four; pourvu que les chevaux ne soient point aveugles! Il se preparait a questionner gaiement le porte-clefs, quand il vit celui-ci appliquer son doigt sur les levres en roulant des yeux tres eloquents. En effet, derriere le geolier on entendait du bruit et l'on apercevait des ombres. Tout a coup, au milieu de l'obscurite, il distingua deux casques sur chacun desquels la chandelle fumeuse envoya une paillette d'or. -- Oh! oh! demanda-t-il a demi-voix, qu'est-ce que c'est que cet appareil sinistre? ou allons-nous donc? Le geolier ne repondit que par un soupir qui ressemblait fort a un gemissement. -- Mordi! murmura Coconnas, quelle peste d'existence! toujours des extremes, jamais de terre ferme: on barbote dans cent pieds d'eau, ou l'on plane au-dessus des nuages, pas de milieu. Voyons, ou allons-nous? -- Suivez les hallebardiers, monsieur, dit une voix grasseyante qui fit connaitre a Coconnas que les soldats qu'il avait entrevus etaient accompagnes d'un huissier quelconque. -- Et M. de La Mole, demanda le Piemontais, ou est-il? que devient-il? -- Suivez les hallebardiers, repeta la meme voix grasseyante sur le meme ton. Il fallait obeir. Coconnas sortit de sa chambre, et apercut l'homme noir dont la voix lui avait ete si desagreable. C'etait un petit greffier bossu, et qui sans doute s'etait fait homme de robe pour qu'on ne s'apercut point qu'il etait bancal en meme temps. Il descendit lentement l'escalier en spirale. Au premier etage, les gardes s'arreterent. -- C'est beaucoup descendre, murmura Coconnas, mais pas encore assez. La porte s'ouvrit. Coconnas avait un regard de lynx et un flair de limier; il flaira les juges, et vit dans l'ombre une silhouette d'homme aux bras nus qui lui fit monter la sueur au front. Il n'en prit pas moins la mine la plus souriante, pencha la tete a gauche, selon le code des grands airs a la mode a cette epoque, et, le poing sur la hanche, entra dans la salle. On leva une tapisserie, et Coconnas apercut effectivement des juges et des greffiers. A quelques pas de ces juges et de ces greffiers, La Mole etait assis sur un banc. Coconnas fut conduit devant un tribunal. Arrive en face des juges, Coconnas s'arreta, salua La Mole d'un signe de tete et d'un sourire, puis il attendit. -- Comment vous nommez-vous, monsieur? lui demanda le president. -- Marc-Annibal de Coconnas, repondit le gentilhomme avec une grace parfaite, comte de Montpantier, Chenaux et autres lieux; mais on connait nos qualites, je presume. -- Ou etes-vous ne? -- A Saint-Colomban, pres de Suze. -- Quel age avez-vous? -- Vingt-sept ans et trois mois. -- Bien, dit le president. -- Il parait que cela lui fit plaisir, murmura Coconnas. -- Maintenant, dit le president apres un moment de silence qui donna au greffier le temps d'ecrire les reponses de l'accuse, quel etait votre but en quittant la maison de M. d'Alencon? -- De me reunir a M. de La Mole, mon ami, que voila, et qui, lorsque je la quittai, moi, l'avait deja quittee depuis quelques jours. -- Que faisiez-vous a la chasse ou vous futes arrete? -- Mais, repondit Coconnas, je chassais. -- Le roi etait aussi a cette chasse, et il y ressentit les premieres atteintes du mal dont il souffre en ce moment. -- Quant a ceci, je n'etais pas pres du roi, et je ne puis rien dire. J'ignorais meme qu'il fut atteint d'un mal quelconque. Les juges se regarderent avec un sourire d'incredulite. -- Ah! vous l'ignoriez? dit le president. -- Oui, monsieur, et j'en suis fache. Quoique le roi de France ne soit pas mon roi, j'ai beaucoup de sympathie pour lui. -- Vraiment? -- Parole d'honneur! Ce n'est pas comme pour son frere le duc d'Alencon. Celui-la, je l'avoue... -- Il ne s'agit point ici du duc d'Alencon, monsieur, mais de Sa Majeste. -- Eh bien, je vous ai deja dit que j'etais son tres humble serviteur, repondit Coconnas en se dandinant avec une adorable insolence. -- Si vous etes en effet son serviteur, comme vous le pretendez, monsieur, voulez-vous nous dire ce que vous savez d'une certaine statue magique? -- Ah! bon! nous revenons a l'histoire de la statue, a ce qu'il parait? -- Oui, monsieur, cela vous deplait-il? -- Non point, au contraire; j'aime mieux cela. Allez. -- Pourquoi cette statue se trouvait-elle chez M. de La Mole? -- Chez M. de La Mole, cette statue? Chez Rene, vous voulez dire. -- Vous reconnaissez donc qu'elle existe? -- Dame! si on me la montre. -- La voici. Est-ce celle que vous connaissez? -- Tres bien. -- Greffier, dit le president, ecrivez que l'accuse reconnait la statue pour l'avoir vue chez M. de La Mole. -- Non pas, non pas, dit Coconnas, ne confondons point: pour l'avoir vue chez Rene. -- Chez Rene, soit! Quel jour? -- Le seul jour ou nous y avons ete, M. de La Mole et moi. -- Vous avouez donc que vous avez ete chez Rene avec M. de La Mole? -- Ah! ca! est-ce que je m'en suis jamais cache? -- Greffier, ecrivez que l'accuse avoue avoir ete chez Rene pour faire des conjurations. -- Hola, he! tout beau, tout beau, monsieur le president. Moderez votre enthousiasme, je vous prie: je n'ai pas dit un mot de tout cela. -- Vous niez que vous avez ete chez Rene pour faire des conjurations? -- Je le nie. La conjuration s'est faite par accident, mais sans premeditation. -- Mais elle a eu lieu? -- Je ne puis nier qu'il se soit fait quelque chose qui ressemblait a un charme. -- Greffier, ecrivez que l'accuse avoue qu'il s'est fait chez Rene un charme contre la vie du roi. -- Comment! contre la vie du roi! C'est un infame mensonge. Il ne s'est jamais fait de charme contre la vie du roi. -- Vous le voyez, messieurs, dit La Mole. -- Silence! fit le president. Puis se retournant vers le greffier: -- Contre la vie du roi, continua-t-il. Y etes-vous? -- Mais non, mais non, dit Coconnas. D'ailleurs la statue n'est pas une statue d'homme, mais de femme. -- Eh bien, messieurs, que vous avais-je dit? reprit La Mole. -- Monsieur de la Mole, dit le president, vous repondrez quand nous vous interrogerons; mais n'interrompez pas l'interrogatoire des autres. -- Ainsi, vous dites que c'est une femme? -- Sans doute, je le dis. -- Pourquoi alors a-t-elle une couronne et un manteau royal? -- Pardieu! dit Coconnas, c'est bien simple; parce que c'etait... La Mole se leva et mit un doigt sur sa bouche. -- C'est juste, dit Coconnas; qu'allais-je donc raconter, moi, comme si cela regardait ces messieurs! -- Vous persistez a dire que cette statue est une statue de femme? -- Oui, certainement, je persiste. -- Et vous refusez de dire quelle est cette femme? -- Une femme de mon pays, dit La Mole, que j'aimais et dont je voulais etre aime. -- Ce n'est pas vous qu'on interroge, monsieur de la Mole, s'ecria le president; taisez-vous donc, ou l'on vous baillonnera. -- ... Baillonnera! dit Coconnas; comment dites-vous cela, monsieur de la robe noire? On baillonnera mon ami! ... un gentilhomme! Allons donc! -- Faites entrer Rene, dit le procureur general Laguesle. -- Oui, faites entrer Rene, dit Coconnas, faites; nous allons voir un peu qui a raison, ici, de vous trois ou de nous deux. Rene entra pale, vieilli, presque meconnaissable pour les deux amis, courbe sous le poids du crime qu'il allait commettre, bien plus que de ceux qu'il avait commis. -- Maitre Rene, dit le juge, reconnaissez-vous les deux accuses ici presents? -- Oui, monsieur, repondit Rene d'une voix qui trahissait son emotion. -- Pour les avoir vus ou? -- En plusieurs lieux, et notamment chez moi. -- Combien de fois ont-ils ete chez vous? -- Une seule. A mesure que Rene parlait, la figure de Coconnas s'epanouissait. Le visage de La Mole, au contraire, demeurait grave comme s'il avait eu un pressentiment. -- Et a quelle occasion ont-ils ete chez vous? Rene sembla hesiter un moment. -- Pour me commander une figure de cire, dit-il. -- Pardon, pardon, maitre Rene, dit Coconnas, vous faites une petite erreur. -- Silence! dit le president. Puis se retournant vers Rene: Cette figurine, continua-t-il, est-elle une figure d'homme ou de femme? -- D'homme, repondit Rene. Coconnas bondit comme s'il eut recu une commotion electrique. -- D'homme! dit-il. -- D'homme, repeta Rene, mais d'une voix si faible qu'a peine le president l'entendit. -- Et pourquoi cette statue d'homme a-t-elle un manteau sur les epaules et une couronne sur la tete? -- Parce que cette statue represente un roi. -- Infame menteur! cria Coconnas exaspere. -- Tais-toi, Coconnas, tais-toi, interrompit La Mole, laisse dire cet homme, chacun est maitre de perdre son ame. -- Mais non pas le corps des autres, mordi! -- Et que voulait dire cette aiguille d'acier que la statue avait dans le coeur, avec la lettre M ecrite sur une petite banniere? -- L'aiguille simulait l'epee ou le poignard, la lettre M veut dire MORT. Coconnas fit un mouvement pour etrangler Rene, quatre gardes le retinrent. -- C'est bien, dit le procureur Laguesle, le tribunal est suffisamment renseigne. Reconduisez les prisonniers dans les chambres d'attente. -- Mais, s'ecriait Coconnas, il est impossible de s'entendre accuser de pareilles choses sans protester. -- Protestez, monsieur, on ne vous en empeche pas. Gardes, vous avez entendu? Les gardes s'emparerent des deux accuses et les firent sortir, La Mole par une porte, Coconnas par l'autre. Puis le procureur fit signe a cet homme que Coconnas avait apercu dans l'ombre et lui dit: -- Ne vous eloignez pas, maitre, vous aurez de la besogne cette nuit. -- Par lequel commencerai-je, monsieur? demanda l'homme en mettant respectueusement le bonnet a la main. -- Par celui-ci, dit le president en montrant La Mole qu'on apercevait encore comme une ombre entre les deux gardes. Puis s'approchant de Rene, qui etait reste debout et tremblant en attendant a son tour qu'on le reconduisit au Chatelet ou il etait enferme: -- Bien, monsieur, lui dit-il, soyez tranquille, la reine et le roi sauront que c'est a vous qu'ils auront du de connaitre la verite. Mais au lieu de lui rendre de la force, cette promesse parut atterrer Rene, et il ne repondit qu'en poussant un profond soupir. XXVII La torture du brodequin Ce fut seulement lorsqu'on l'eut reconduit dans son nouveau cachot et qu'on eut referme la porte derriere lui, que Coconnas, abandonne a lui-meme et cessant d'etre soutenu par la lutte avec les juges et par sa colere contre Rene, commenca la serie de ses tristes reflexions. -- Il me semble, se dit-il a lui-meme, que cela tourne au plus mal, et qu'il serait temps d'aller un peu a la chapelle. Je me defie des condamnations a mort; car incontestablement on s'occupe de nous condamner a mort a cette heure. Je me defie surtout des condamnations a mort qui se prononcent dans le huis clos d'un chateau fort devant des figures aussi laides que toutes ces figures qui m'entouraient. On veut serieusement nous couper la tete, hum! hum! ... Je reviens donc a ce que je disais, il serait temps d'aller a la chapelle. Ces mots prononces a demi-voix furent suivis d'un silence, et ce silence fut interrompu par un bruit sourd, etouffe, lugubre, et qui n'avait rien d'humain; ce cri sembla percer la muraille epaisse et vint vibrer sur le fer de ses barreaux. Coconnas frissonna malgre lui: et cependant c'etait un homme si brave que chez lui la valeur ressemblait a l'instinct des betes feroces; Coconnas demeura immobile a l'endroit ou il avait entendu la plainte, doutant qu'une pareille plainte put etre prononcee par un etre humain, et la prenant pour le gemissement du vent dans les arbres, ou pour un de ces mille bruits de la nuit qui semblent descendre ou monter des deux mondes inconnus entre lesquels tourne notre monde; alors une seconde plainte, plus douloureuse, plus profonde, plus poignante encore que la premiere, parvint a Coconnas, et cette fois, non seulement il distingua bien positivement l'expression de la douleur dans la voix humaine, mais encore il crut reconnaitre dans cette voix celle de La Mole. A cette voix, le Piemontais oublia qu'il etait retenu par deux portes, par trois grilles et par une muraille epaisse de douze pieds; il s'elanca de tout son poids contre cette muraille comme pour la renverser et voler au secours de la victime en s'ecriant: -- On egorge donc quelqu'un ici? Mais il rencontra sur son chemin le mur auquel il n'avait pas pense, et il tomba froisse du choc contre un banc de pierre sur lequel il s'affaissa. Ce fut tout. -- Oh! ils l'ont tue! murmura-t-il; c'est abominable! Mais c'est qu'on ne peut se defendre ici... rien, pas d'armes. Il etendit les mains autour de lui. -- Ah! cet anneau de fer, s'ecria-t-il, je l'arracherai, et malheur a qui m'approchera! Coconnas se releva, saisit l'anneau de fer, et d'une premiere secousse l'ebranla si violemment, qu'il etait evident qu'avec deux secousses pareilles il le descellerait. Mais soudain la porte s'ouvrit et une lumiere produite par deux torches envahit le cachot. -- Venez, monsieur, lui dit la meme voix grasseyante qui lui avait ete deja si particulierement desagreable, et qui, pour se faire entendre cette fois trois etages au-dessous, ne lui parut pas avoir acquis le charme qui lui manquait; venez, monsieur, la cour vous attend. -- Bon, dit Coconnas lachant son anneau, c'est mon arret que je vais entendre, n'est-ce pas? -- Oui, monsieur. -- Oh! je respire; marchons, dit-il. Et il suivit l'huissier, qui marchait devant lui de son pas compasse et tenant sa baguette noire. Malgre la satisfaction qu'il avait temoignee dans un premier mouvement, Coconnas jetait, tout en marchant, un regard inquiet a droite et a gauche, devant et derriere. -- Oh! oh! murmura-t-il, je n'apercois pas mon digne geolier; j'avoue que sa presence me manque. On entra dans la salle que venaient de quitter les juges, et ou demeurait seul debout un homme que Coconnas reconnut pour le procureur general, qui avait plusieurs fois, dans le cours de l'interrogatoire, porte la parole, et toujours avec une animosite facile a reconnaitre. En effet, c'etait celui a qui Catherine, tantot par lettre, tantot de vive voix, avait particulierement recommande le proces. Un rideau leve laissait voir le fond de cette chambre, et cette chambre, dont les profondeurs se perdaient dans l'obscurite, avait dans ses parties eclairees un aspect si terrible que Coconnas sentit que les jambes lui manquaient et s'ecria: -- Oh! mon Dieu! Ce n'etait pas sans cause que Coconnas avait pousse ce cri de terreur. Le spectacle etait en effet des plus lugubres. La salle, cachee pendant l'interrogatoire par ce rideau, qui etait leve maintenant, apparaissait comme le vestibule de l'enfer. Au premier plan on voyait un chevalet de bois garni de cordes, de poulies et d'autres accessoires tortionnaires. Plus loin flambait un brasier qui refletait ses lueurs rougeatres sur tous les objets environnants, et qui assombrissait encore la silhouette de ceux qui se trouvaient entre Coconnas et lui. Contre une des colonnes qui soutenaient la voute, un homme immobile comme une statue se tenait debout une corde a la main. On eut dit qu'il etait de la meme pierre que la colonne a laquelle il adherait. Sur les murs au-dessus des bancs de gres, entre des anneaux de fer, pendaient des chaines et reluisaient des lames. -- Oh! murmura Coconnas, la salle de la torture toute preparee et qui semble ne plus attendre que le patient! Qu'est-ce que cela signifie? -- A genoux, Marc-Annibal Coconnas, dit une voix qui fit relever la tete du gentilhomme, a genoux pour entendre l'arret qui vient d'etre rendu contre vous! C'etait une de ces invitations contre lesquelles toute la personne d'Annibal reagissait instinctivement. Mais comme elle etait en train de reagir, deux hommes appuyerent leurs mains sur son epaule d'une facon si inattendue et surtout si pesante, qu'il tomba les deux genoux sur la dalle. La voix continua: "Arret rendu par la cour seant au donjon de Vincennes contre Marc- Annibal de Coconnas, atteint et convaincu du crime de lese- majeste, de tentative d'empoisonnement, de sortilege et de magie contre la personne du roi, du crime de conspiration contre la surete de l'Etat, comme aussi pour avoir entraine, par ses pernicieux conseils, un prince du sang a la rebellion..." A chacune de ces imputations, Coconnas avait hoche la tete en battant la mesure comme font les ecoliers indociles. Le juge continua: "En consequence de quoi, sera ledit Marc-Annibal de Coconnas conduit de la prison a la place Saint-Jean-en-Greve pour y etre decapite; ses biens seront confisques, ses hautes futaies coupees a la hauteur de six pieds, ses chateaux ruines, et en l'air un poteau plante avec une plaque de cuivre qui constatera le crime et le chatiment..." -- Pour ma tete, dit Coconnas, je crois bien qu'on la tranchera, car elle est en France et fort aventuree meme. Quant a mes bois de haute futaie, et quant a mes chateaux je defie toutes les scies et toutes les pioches du royaume tres chretien de mordre dedans. -- Silence! fit le juge. Et il continua: "De plus sera ledit Coconnas..." -- Comment! interrompit Coconnas, il me sera fait quelque chose encore apres la decapitation? Oh! oh! cela me parait bien severe. -- Non, monsieur, dit le juge: avant... Et il reprit: "Et sera de plus ledit Coconnas, avant l'execution du jugement, applique a la question extraordinaire qui est des dix coins." Coconnas bondit, foudroyant le juge d'un regard etincelant. -- Et pour quoi faire? s'ecria-t-il, ne trouvant pas d'autres mots que cette naivete pour exprimer la foule de pensees qui venaient de surgir dans son esprit. En effet, cette torture etait pour Coconnas le renversement complet de ses esperances; il ne serait conduit a la chapelle qu'apres la torture, et de cette torture on mourait souvent; on en mourait d'autant mieux qu'on etait plus brave et plus fort, car alors on regardait comme une lachete d'avouer; et tant qu'on n'avouait pas, la torture continuait, et non seulement continuait, mais redoublait de force. Le juge se dispensa de repondre a Coconnas, la suite de l'arret repondant pour lui; seulement il continua: "Afin de le forcer d'avouer ses complices, complots et machinations dans le detail." -- Mordi! s'ecria Coconnas, voila ce que j'appelle une infamie; voila ce que j'appelle bien plus qu'une infamie, voila ce que j'appelle une lachete. Accoutume aux coleres des victimes, coleres que la souffrance calme en les changeant en larmes, le juge impassible ne fit qu'un seul geste. Coconnas, saisi par les pieds et par les epaules, fut renverse, emporte, couche et attache sur le lit de la question avant d'avoir pu regarder meme ceux qui lui faisaient cette violence. -- Miserables! hurlait Coconnas, secouant dans un paroxysme de fureur le lit et les treteaux de maniere a faire reculer les tourmenteurs eux-memes; miserables! torturez-moi, brisez-moi, mettez-moi en morceaux, vous ne saurez rien, je vous le jure! Ah! vous croyez que c'est avec des morceaux de bois ou avec des morceaux de fer qu'on fait parler un gentilhomme de mon nom! Allez, allez, je vous en defie. -- Preparez-vous a ecrire, greffier, dit le juge. -- Oui, prepare-toi! hurla Coconnas, et si tu ecris tout ce que je vais vous dire a tous, infames bourreaux, tu auras de l'ouvrage. Ecris, ecris. -- Voulez-vous faire des revelations? dit le juge de sa meme voix calme. -- Rien, pas un mot; allez au diable! -- Vous reflechirez, monsieur, pendant les preparatifs. Allons, maitre, ajustez les bottines a monsieur. A ces mots, l'homme qui etait reste debout et immobile jusque-la, les cordes a la main, se detacha de la colonne, et d'un pas lent s'approcha de Coconnas, qui se retourna de son cote pour lui faire la grimace. C'etait maitre Caboche, le bourreau de la prevote de Paris. Un douloureux etonnement se peignit sur les traits de Coconnas, qui, au lieu de crier et de s'agiter, demeura immobile et ne pouvant detacher ses yeux du visage de cet ami oublie qui reparaissait en un pareil moment. Caboche, sans qu'un seul muscle de son visage fut agite, sans qu'il parut avoir jamais vu Coconnas autre part que sur le chevalet, lui introduisit deux planches entre les jambes, lui placa deux autres planches pareilles en dehors des jambes, et ficela le tout avec la corde qu'il tenait a la main. C'etait cet appareil qu'on appelait les brodequins. Pour la question ordinaire, on enfoncait six coins entre les deux planches, qui en s'ecartant broyaient les chairs. Pour la question extraordinaire, on enfoncait dix coins, et alors les planches, non seulement broyaient les chairs, mais faisaient eclater les os. L'operation preliminaire terminee, maitre Caboche introduisit l'extremite du coin entre les deux planches; puis, son maillet a la main, agenouille sur un seul genou, il regarda le juge. -- Voulez-vous parler? demanda celui-ci. -- Non, repondit resolument Coconnas, quoiqu'il sentit la sueur perler sur son front et ses cheveux se dresser sur sa tete. -- En ce cas, allez, dit le juge, premier coin de l'ordinaire. Caboche leva son bras arme d'un lourd maillet et assena un coup terrible sur le coin, qui rendit un son mat. Le chevalet trembla. Coconnas ne laissa point echapper une plainte a ce premier coin, qui, d'ordinaire, faisait gemir les plus resolus. Il y eut meme plus: la seule expression qui se peignit sur son visage fut celle d'un indicible etonnement. Il regarda avec des yeux stupefaits Caboche, qui, le bras leve, a demi retourne vers le juge, s'appretait a redoubler. -- Quelle etait votre intention en vous cachant dans la foret? demanda le juge. -- De nous asseoir a l'ombre, repondit Coconnas. -- Allez, dit le juge. Caboche appliqua un second coup, qui resonna comme le premier. Mais pas plus qu'au premier coup Coconnas ne sourcilla, et son oeil continua de regarder le bourreau avec la meme expression. Le juge fronca le sourcil. -- Voila un chretien bien dur, murmura-t-il; le coin est-il entre jusqu'au bout, maitre? Caboche se baissa comme pour examiner; mais en se baissant il dit tout bas a Coconnas: -- Mais criez donc, malheureux! Puis se relevant: -- Jusqu'au bout, monsieur, dit-il. -- Second coin de l'ordinaire, reprit froidement le juge. Les quatre mots de Caboche expliquaient tout a Coconnas. Le digne bourreau venait de rendre _a son ami_ le plus grand service qui se puisse rendre de bourreau a gentilhomme. Il lui epargnait plus que la douleur, il lui epargnait la honte des aveux, en lui enfoncant entre les jambes des coins de cuir elastiques, dont la partie superieure etait seulement garnie de bois, au lieu de lui enfoncer des coins de chene. De plus, il lui laissait toute sa force pour faire face a l'echafaud. -- Ah brave, brave Caboche, murmura Coconnas, sois tranquille, va, je vais crier, puisque tu me le demandes, et si tu n'es pas content, tu seras difficile. Pendant ce temps, Caboche avait introduit entre les planches l'extremite d'un coin plus gros encore que le premier. -- Allez, dit le juge. A ce mot, Caboche frappa comme s'il se fut agi de demolir d'un seul coup le donjon de Vincennes. -- Ah! ah! hou! hou! cria Coconnas sur les intonations les plus variees. Mille tonnerres, vous me brisez les os, prenez donc garde! -- Ah! dit le juge en souriant, le second fait son effet; cela m'etonnait aussi. Coconnas respira comme un soufflet de forge. -- Que faisiez-vous donc dans la foret? repeta le juge. -- Eh! mordieu! je vous l'ai deja dit, je prenais le frais. -- Allez, dit le juge. -- Avouez, lui glissa Caboche a l'oreille. -- Quoi? -- Tout ce que vous voudrez, mais avouez quelque chose. Et il donna le second coup non moins bien applique que le premier. Coconnas pensa s'etrangler a force de crier. -- Oh! la, la, dit-il. Que desirez-vous savoir, monsieur? par ordre de qui j'etais dans le bois? -- Oui, monsieur. -- J'y etais par ordre de M. d'Alencon. -- Ecrivez, dit le juge. -- Si j'ai commis un crime en tendant un piege au roi de Navarre, continua Coconnas, je n'etais qu'un instrument, monsieur, et j'obeissais a mon maitre. Le greffier se mit a ecrire. -- Oh! tu m'as denonce, face bleme, murmura le patient, attends, attends. Et il raconta la visite de Francois au roi de Navarre, les entrevues entre de Mouy et M. d'Alencon, l'histoire du manteau rouge, le tout en hurlant par reminiscence et en se faisant ajouter de temps en temps un coup de marteau. Enfin il donna tant de renseignements precis, veridiques, incontestables, terribles contre M. le duc d'Alencon; il fit si bien paraitre ne les accorder qu'a la violence des douleurs; il grimaca, rugit, se plaignit si naturellement et sur tant d'intonations differentes, que le juge lui-meme finit par s'effaroucher d'avoir a enregistrer des details si compromettants pour un fils de France. -- Eh bien, a la bonne heure! disait Caboche, voici un gentilhomme a qui il n'est pas besoin de dire les choses a deux fois et qui fait bonne mesure au greffier. Jesus-Dieu! que serait-ce donc, si, au lieu d'etre de cuir, les coins etaient de bois! Aussi fit-on grace a Coconnas du dernier coin de l'extraordinaire; mais, sans compter celui-la, il avait eu affaire a neuf autres, ce qui suffisait parfaitement a lui mettre les jambes en bouillie. Le juge fit valoir a Coconnas la douceur qu'il lui accordait en faveur de ses aveux et se retira. Le patient resta seul avec Caboche. -- Eh bien, lui demanda celui-ci, comment allons-nous, mon gentilhomme? -- Ah! mon ami! mon brave ami, mon cher Caboche! dit Coconnas, sois certain que je serai reconnaissant toute ma vie de ce que tu viens de faire pour moi. -- Peste! vous avez raison, monsieur, car si on savait ce que j'ai fait pour vous, c'est moi qui prendrais votre place sur ce chevalet, et on ne me menagerait point, moi, comme je vous ai menage. -- Mais comment as-tu eu l'ingenieuse idee... -- Voila, dit Caboche tout en entortillant les jambes de Coconnas dans des linges ensanglantes: j'ai su que vous etiez arrete, j'ai su qu'on faisait votre proces, j'ai su que la reine Catherine voulait votre mort; j'ai devine qu'on vous donnerait la question, et j'ai pris mes precautions en consequence. -- Au risque de ce qui pouvait arriver? -- Monsieur, dit Caboche, vous etes le seul gentilhomme qui m'ait donne la main, et l'on a de la memoire et un coeur, tout bourreau qu'on est, et peut-etre meme parce qu'on est bourreau. Vous verrez demain comme je ferai proprement ma besogne. -- Demain? dit Coconnas. -- Sans doute, demain. -- Quelle besogne? Caboche regarda Coconnas avec stupefaction. -- Comment, quelle besogne? avez-vous donc oublie l'arret? -- Ah! oui, en effet, l'arret, dit Coconnas, je l'avais oublie. Le fait est que Coconnas ne l'avait point oublie, mais qu'il n'y pensait pas. Ce a quoi il pensait, c'etait a la chapelle, au couteau cache sous la nappe sacree, a Henriette et a la reine, a la porte de la sacristie et aux deux chevaux attendant a la lisiere de la foret; ce a quoi il pensait, c'etait a la liberte, c'etait a la course en plein air, c'etait a la securite au-dela des frontieres de France. -- Maintenant, dit Caboche, il s'agit de vous faire passer adroitement du chevalet sur la litiere. N'oubliez pas que pour tout le monde, et meme pour mes valets, vous avez les jambes brisees, et qu'a chaque mouvement vous devez pousser un cri. -- Aie! fit Coconnas rien qu'en voyant les deux valets approcher de lui la litiere. -- Allons! allons! un peu de courage, dit Caboche; si vous criez deja, que direz-vous donc tout a l'heure? -- Mon cher Caboche, dit Coconnas, ne me laissez pas toucher, je vous en supplie, par vos estimables acolytes; peut-etre n'auraient-ils pas la main aussi legere que vous. -- Posez la litiere pres du chevalet, dit maitre Caboche. Les deux valets obeirent. Maitre Caboche prit Coconnas dans ses bras comme il aurait fait d'un enfant, et le deposa couche sur le brancard; mais malgre toutes ces precautions, Coconnas poussa des cris feroces. Le brave guichetier parut alors avec une lanterne. -- A la chapelle, dit-il. Et les porteurs de Coconnas se mirent en route apres que Coconnas eut donne a Caboche une seconde poignee de main. La premiere avait trop bien reussi au Piemontais pour qu'il fit desormais le difficile. XXVIII La chapelle Le lugubre cortege traversa dans le plus profond silence les deux ponts-levis du donjon et la grande cour du chateau qui mene a la chapelle, et aux vitraux de laquelle une pale lumiere colorait les figures livides des apotres en robes rouges. Coconnas aspirait avidement l'air de la nuit, quoique cet air fut tout charge de pluie. Il regardait l'obscurite profonde et s'applaudissait de ce que toutes ces circonstances etaient propices a sa fuite et a celle de son compagnon. Il lui fallut toute sa volonte, toute sa prudence, toute sa puissance sur lui-meme pour ne pas sauter en bas de la litiere des que, porte dans la chapelle, il apercut dans le choeur, et a trois pas de l'autel, une masse gisante dans un grand manteau blanc. C'etait La Mole. Les deux soldats qui accompagnaient la litiere s'etaient arretes en dehors de la porte. -- Puisqu'on nous fait cette supreme grace de nous reunir encore une fois, dit Coconnas, alanguissant sa voix, portez-moi pres de mon ami. Les porteurs n'avaient aucun ordre contraire, ils ne firent donc aucune difficulte d'accorder la demande de Coconnas. La Mole etait sombre et pale, sa tete etait appuyee au marbre de la muraille; ses cheveux noirs, baignes d'une sueur abondante, qui donnait a son visage la mate paleur de l'ivoire, semblaient avoir conserve leur raideur apres s'etre herisses sur sa tete. Sur un signe du porte-clefs les deux valets s'eloignerent pour aller chercher le pretre que demanda Coconnas. C'etait le signal convenu. Coconnas les suivait des yeux avec anxiete; mais il n'etait pas le seul dont le regard ardent etait fixe sur eux. A peine eurent-ils disparu, que deux femmes s'elancerent de derriere l'autel et firent irruption dans le choeur avec des fremissements de joie qui les precedaient, agitant l'air comme le souffle chaud et bruyant qui precede l'orage. Marguerite se precipita vers La Mole et le saisit dans ses bras. La Mole poussa un cri terrible, un de ces cris comme en avait entendu Coconnas dans son cachot et qui avaient failli le rendre fou. -- Mon Dieu! qu'y a-t-il donc, La Mole? dit Marguerite se reculant d'effroi. La Mole poussa un gemissement profond et porta ses mains a ses yeux comme pour ne pas voir Marguerite. Marguerite fut epouvantee plus encore de ce silence et de ce geste que du cri de douleur qu'avait pousse La Mole. -- Oh! s'ecria-t-elle, qu'as-tu donc? tu es tout en sang. Coconnas, qui s'etait elance vers l'autel, qui avait pris le poignard, qui tenait deja Henriette enlacee, se retourna. -- Leve-toi donc, disait Marguerite, leve-toi donc, je t'en supplie! tu vois bien que le moment est venu. Un sourire effrayant de tristesse passa sur les levres blemes de La Mole, qui semblait ne plus devoir sourire. -- Chere reine! dit le jeune homme, vous aviez compte sans Catherine, et par consequent sans un crime. J'ai subi la question, mes os sont rompus, tout mon corps n'est qu'une plaie, et le mouvement que je fais en ce moment pour appuyer mes levres sur votre front me cause des douleurs pires que la mort. Et en effet, avec effort et tout palissant, La Mole appuya ses levres sur le front de la reine. -- La question! s'ecria Coconnas; mais moi aussi je l'ai subie; mais le bourreau n'a-t-il donc pas fait pour toi ce qu'il a fait pour moi? Et Coconnas raconta tout. -- Ah! dit La Mole, cela se comprend: tu lui as donne la main le jour de notre visite; moi j'ai oublie que tous les hommes sont freres, j'ai fait le dedaigneux. Dieu me punit de mon orgueil, merci a Dieu! La Mole joignit les mains. Coconnas et les deux femmes echangerent un regard d'indicible terreur. -- Allons, allons, dit le geolier, qui avait ete jusqu'a la porte pour ecouter et qui etait revenu, allons, ne perdez pas de temps, cher monsieur de Coconnas; mon coup de dague, et arrangez-moi cela en digne gentilhomme, car ils vont venir. Marguerite s'etait agenouillee pres de La Mole, pareille a ces figures de marbre courbees sur un tombeau, pres du simulacre de celui qu'il renferme. -- Allons, ami, dit Coconnas, du courage! je suis fort, je t'emporterai, je te placerai sur ton cheval, je te tiendrai meme devant moi si tu ne peux te soutenir sur la selle, mais partons, partons; tu entends bien ce que nous dit ce brave homme, il s'agit de ta vie. La Mole fit un effort surhumain, un effort sublime. -- C'est vrai, il s'agit de ta vie, dit-il. Et il essaya de se soulever. Annibal le prit sous le bras et le dressa debout. La Mole, pendant ce temps, n'avait fait entendre qu'une espece de rugissement sourd; mais au moment ou Coconnas le lachait pour aller au guichetier, et lorsque le patient ne fut plus soutenu que par les bras des deux femmes, ses jambes plierent, et, malgre les efforts de Marguerite en larmes, il tomba comme une masse, et le cri dechirant qu'il ne put retenir fit retentir la chapelle d'un echo lugubre qui vibra longtemps sous ses voutes. -- Vous voyez, dit La Mole avec un accent de detresse, vous voyez, ma reine, laissez-moi donc, abandonnez-moi donc avec un dernier adieu de vous. Je n'ai point parle, Marguerite, votre secret est donc demeure enveloppe dans mon amour, et mourra tout entier avec moi. Adieu, ma reine, adieu... Marguerite, presque inanimee elle-meme, entoura de ses bras cette tete charmante, et y imprima un baiser presque religieux. -- Toi, Annibal, dit La Mole, toi que les douleurs ont epargne, toi qui es jeune encore et qui peux vivre, fuis, mon ami, donne- moi cette consolation supreme de te savoir en liberte. -- L'heure passe, cria le geolier, allons, hatez-vous. Henriette essayait d'entrainer doucement Annibal, tandis que Marguerite a genoux devant La Mole, les cheveux epars et les yeux ruisselants, semblait une Madeleine. -- Fuis, Annibal, reprit La Mole, fuis, ne donne pas a nos ennemis le joyeux spectacle de la mort de deux innocents. Coconnas repoussa doucement Henriette qui l'attirait vers la porte, et d'un geste si solennel qu'il en etait devenu majestueux: -- Madame, dit-il, donnez d'abord les cinq cents ecus que nous avons promis a cet homme. -- Les voici, dit Henriette. Alors se retournant vers La Mole et secouant tristement la tete: -- Quant a toi, bon La Mole, dit-il, tu me fais injure en pensant un instant que je puisse te quitter. N'ai-je pas jure de vivre et de mourir avec toi? Mais tu souffres tant, pauvre ami, que je te pardonne. Et il se recoucha resolument pres de son ami, vers lequel il pencha sa tete et dont il effleura le front avec ses levres. Puis il attira doucement, doucement, comme une mere ferait pour son enfant, la tete de son ami, qui glissa contre la muraille et vint se reposer sur sa poitrine. Marguerite etait sombre. Elle avait ramasse le poignard que venait de laisser tomber Coconnas. -- O ma reine, dit, en etendant les bras vers elle, La Mole, qui comprenait sa pensee; o ma reine, n'oubliez pas que je meurs pour eteindre jusqu'au moindre soupcon de notre amour! -- Mais que puis-je donc faire pour toi, s'ecria Marguerite desesperee, si je ne puis pas meme mourir avec toi? -- Tu peux faire, dit La Mole, tu peux faire que la mort me sera douce, et viendra en quelque sorte a moi avec un visage souriant. Marguerite se rapprocha de lui en joignant les mains comme pour lui dire de parler. -- Te rappelles-tu ce soir, Marguerite, ou, en echange de ma vie que je t'offrais alors et que je te donne aujourd'hui, tu me fis une promesse sacree?... Marguerite tressaillit. -- Ah! tu te rappelles, dit La Mole, car tu frissonnes. -- Oui, oui, je me la rappelle, dit Marguerite, et sur mon ame, Hyacinthe, cette promesse, je la tiendrai. Marguerite etendit de sa place la main vers l'autel, comme pour prendre une seconde fois Dieu a temoin de son serment. Le visage de La Mole s'eclaira comme si la voute de la chapelle se fut ouverte, et qu'un rayon celeste eut descendu jusqu'a lui. -- On vient, on vient, dit le geolier. Marguerite poussa un cri, et se precipita vers La Mole, mais la crainte de redoubler ses douleurs l'arreta tremblante devant lui. Henriette posa ses levres sur le front de Coconnas et lui dit: -- Je te comprends, mon Annibal, et je suis fiere de toi. Je sais bien que ton heroisme te fait mourir, mais je t'aime pour ton heroisme. Devant Dieu je t'aimerai toujours avant et plus que toute chose, et ce que Marguerite a jure de faire pour La Mole, sans savoir quelle chose cela est, je te jure que pour toi aussi je le ferai. Et elle tendit sa main a Marguerite. -- C'est bien parler cela; merci, dit Coconnas. -- Avant de me quitter, ma reine, dit La Mole, une derniere grace: donnez-moi un souvenir quelconque de vous, que je puisse baiser en montant a l'echafaud. -- Oh oui! s'ecria Marguerite, tiens! ... Et elle detacha de son cou un petit reliquaire d'or soutenu par une chaine du meme metal. -- Tiens, dit-elle, voici une relique sainte que je porte depuis mon enfance; ma mere me la passa au cou quand j'etais toute petite et qu'elle m'aimait encore; elle vient de notre oncle le pape Clement; je ne l'ai jamais quittee. Tiens, prends-la. La Mole la prit et la baisa avidement. -- On ouvre la porte, dit le geolier; fuyez, mesdames! fuyez! Les deux femmes s'elancerent derriere l'autel, ou elles disparurent. Au meme moment le pretre entrait. XXIX La place Saint-Jean-en-Greve Il est sept heures du matin; la foule attendait bruyante sur les places, dans les rues et sur les quais. A dix heures du matin, un tombereau, le meme dans lequel les deux amis, apres leur duel, avaient ete ramenes evanouis au Louvre, etait parti de Vincennes, traversait lentement la rue Saint- Antoine, et sur son passage les spectateurs, si presses qu'ils s'ecrasaient les uns les autres, semblaient des statues aux yeux fixes et a la bouche glacee. C'est qu'en effet il y avait ce jour-la un spectacle dechirant, offert par la reine mere a tout le peuple de Paris. Dans ce tombereau, dont nous avons parle, et qui s'acheminait a travers les rues, couches sur quelques brins de paille, deux jeunes gens, la tete nue et completement vetus de noir, s'appuyaient l'un contre l'autre. Coconnas portait sur ses genoux La Mole, dont la tete depassait les traverses du tombereau et dont les yeux vagues erraient ca et la. Et cependant la foule, pour plonger son regard avide jusqu'au fond de la voiture, se pressait, se levait, se haussait, montant sur les bornes, s'accrochant aux anfractuosites des murailles, et paraissait satisfaite lorsqu'elle etait parvenue a ne pas laisser vierge de son regard un seul point des deux corps qui sortaient de la souffrance pour aller a la destruction. Il avait ete dit que La Mole mourait sans avoir avoue un seul des faits qui lui etaient imputes, tandis qu'au contraire, assurait- on, Coconnas n'avait pu supporter la douleur et avait tout revele. Aussi, criait-on de tous cotes: -- Voyez, voyez le rouge! c'est lui qui a parle, c'est lui qui a tout dit; c'est un lache qui est cause de la mort de l'autre. L'autre, au contraire, est un brave et n'a rien avoue. Les deux jeunes gens entendaient bien, l'un les louanges, l'autre les injures qui accompagnaient leur marche funebre, et tandis que La Mole serrait les mains de son ami, un sublime dedain eclatait sur la figure du Piemontais, qui, du haut du tombereau immonde, regardait la foule stupide comme il l'eut regardee d'un char triomphal. L'infortune avait fait son oeuvre celeste, elle avait ennobli la figure de Coconnas, comme la mort allait diviniser son ame. -- Sommes-nous bientot arrives? demanda La Mole; je n'en puis plus, ami, et je crois que je vais m'evanouir. -- Attends, attends, La Mole, nous allons passez devant la rue Tizon et devant la rue Cloche-Percee, regarde, regarde un peu. -- Oh! souleve-moi, souleve-moi, que je voie encore une fois cette bienheureuse maison. Coconnas etendit la main et toucha l'epaule du bourreau, il etait assis sur le devant du tombereau, et conduisait le cheval. -- Maitre, lui dit-il, rends-nous ce service de t'arreter un instant en face de la rue Tizon. Caboche fit de la tete un mouvement d'adhesion, et, arrive en face de la rue Tizon, il s'arreta. La Mole se souleva avec effort, aide par Coconnas; regarda, l'oeil voile par une larme, cette petite maison silencieuse, muette et close comme un tombeau; un soupir gonfla sa poitrine, et a voix basse: -- Adieu, murmura-t-il; adieu, la jeunesse, l'amour, la vie. Et il laissa retomber sa tete sur sa poitrine. -- Courage! dit Coconnas, nous retrouverons peut-etre tout cela la-haut. -- Crois-tu? murmura La Mole. -- Je le crois parce que le pretre me l'a dit, et surtout parce que je l'espere. Mais ne t'evanouis pas, mon ami! ces miserables qui nous regardent riraient de nous. Caboche entendit ces derniers mots; et fouettant son cheval d'une main, il tendit de l'autre a Coconnas, et sans que personne le put voir, une petite eponge impregnee d'un revulsif si violent que La Mole, apres l'avoir respire et s'en etre frotte les tempes, s'en trouva rafraichi et ranime. -- Ah! dit La Mole, je renais. Et il baisa le reliquaire suspendu a son cou par la chaine d'or. En arrivant a l'angle du quai et en tournant le charmant petit edifice bati par Henri II, on apercut l'echafaud se dressant comme une plate-forme nue et sanglante: cette plate-forme dominait toutes les tetes. -- Ami, dit La Mole, je voudrais bien mourir le premier. Coconnas toucha une seconde fois de sa main l'epaule du bourreau. -- Qu'y a-t-il, mon gentilhomme? demanda celui-ci en se retournant. -- Brave homme, dit Coconnas, tu tiens a me faire plaisir, n'est- ce pas? tu me l'as dit, du moins. -- Oui, et je vous le repete. -- Voila mon ami qui a plus souffert que moi, et qui, par consequent, a moins de force... -- Eh bien? -- Eh bien, il me dit qu'il souffrirait trop de me voir mourir le premier. D'ailleurs, si je mourais le premier, il n'aurait personne pour le porter sur l'echafaud. -- C'est bien, c'est bien, dit Caboche en essuyant une larme avec le dos de sa main; soyez tranquille, on fera ce que vous desirez. -- Et d'un seul coup, n'est-ce pas? dit a voix basse le Piemontais. -- D'un seul. -- C'est bien... si vous avez a vous reprendre, reprenez-vous sur moi. Le tombereau s'arreta, on etait arrive. Coconnas mit son chapeau sur sa tete. Une rumeur semblable a celle des flots de la mer bruit aux oreilles de La Mole. Il voulut se lever, mais les forces lui manquerent; et il fallut que Caboche et Coconnas le soutinssent sous les bras. La place etait pavee de tetes, les marches de l'Hotel de Ville semblaient un amphitheatre peuple de spectateurs. Chaque fenetre donnait passage a des visages animes dont les regards semblaient flamboyer. Quand on vit le beau jeune homme qui ne pouvait plus se soutenir sur ses jambes brisees faire un effort supreme pour aller de lui- meme a l'echafaud, une clameur immense s'eleva comme un cri de desolation universelle. Les hommes rugissaient, les femmes poussaient des gemissements plaintifs. -- C'etait un des premiers raffines de la cour, disaient les hommes, et ce n'etait pas a Saint-Jean-en-Greve qu'il devait mourir, c'etait au Pre-aux-Clercs. -- Qu'il est beau! qu'il est pale! disaient les femmes; c'est celui qui n'a point parle. -- Ami, dit La Mole, je ne puis me soutenir! Porte-moi! -- Attends, dit Coconnas. Il fit un signe au bourreau, qui s'ecarta; puis, se baissant, il prit La Mole dans ses bras comme il eut fait d'un enfant, et monta sans chanceler, charge de son fardeau, l'escalier de la plate-forme ou il deposa La Mole, au milieu des cris frenetiques et des applaudissements de la foule. Coconnas leva son chapeau de dessus sa tete, et salua. Puis il jeta son chapeau pres de lui sur l'echafaud. -- Regarde autour de nous, dit La Mole, ne les apercois-tu pas quelque part? Coconnas jeta lentement un regard circulaire tout autour de la place, et, arrive sur un point, il s'arreta, etendant, sans detourner les yeux, sa main, qui toucha l'epaule de son ami. -- Regarde, dit-il, regarde la fenetre de cette petite tourelle. Et de son autre main il montrait a La Mole le petit monument qui existe encore aujourd'hui entre la rue de la Vannerie et la rue du Mouton, un des debris des siecles passes. Deux femmes vetues de noir se tenaient appuyees l'une a l'autre, non pas a la fenetre, mais un peu en arriere. -- Ah! fit La Mole, je ne craignais qu'une chose, c'etait de mourir sans la revoir. Je l'ai revue, je puis mourir. Et, les yeux avidement fixes sur la petite fenetre, il porta le reliquaire a sa bouche et le couvrit de baisers. Coconnas saluait les deux femmes avec toutes les graces qu'il se fut donnees dans un salon. En reponse a ce signe elles agiterent leurs mouchoirs tout trempes de larmes. Caboche, a son tour, toucha du doigt l'epaule de Coconnas, et lui fit des yeux un signe significatif. -- Oui, oui, dit le Piemontais. Alors se retournant vers La Mole: -- Embrasse-moi, lui dit-il, et meurs bien. Cela ne sera point difficile, ami, tu es si brave! -- Ah! dit La Mole, il n'y a pas de merite a moi de mourir bien, je souffre tant! Le pretre s'approcha, et tendit un crucifix a La Mole, qui lui montra en souriant le reliquaire qu'il tenait a la main. -- N'importe, dit le pretre, demandez toujours la force a celui qui a souffert ce que vous allez souffrir. La Mole baisa les pieds du Christ. -- Recommandez-moi, dit-il, aux prieres des Dames de la benoite Sainte Vierge. -- Hate-toi, hate-toi, La Mole, dit Coconnas, tu me fais tant de mal que je sens que je faiblis. -- Je suis pret, dit La Mole. -- Pourrez-vous tenir votre tete bien droite? dit Caboche appretant son epee derriere La Mole agenouille. -- Je l'espere, dit celui-ci. -- Alors tout ira bien. -- Mais vous, dit La Mole, vous n'oublierez pas ce que je vous ai demande; ce reliquaire vous ouvrira les portes. -- Soyez tranquille. Mais essayez un peu de tenir la tete droite. La Mole redressa le cou, et tournant les yeux vers la petite tourelle: -- Adieu, Marguerite, dit-il, sois be... Il n'acheva pas. D'un revers de son glaive rapide et flamboyant comme un eclair, Caboche fit tomber d'un seul coup la tete, qui alla rouler aux pieds de Coconnas. Le corps s'etendit doucement comme s'il se couchait. Un cri immense retentit forme de mille cris, et dans toutes ces voix de femmes il sembla a Coconnas qu'il avait entendu un accent plus douloureux que tous les autres. -- Merci, mon digne ami, merci, dit Coconnas, qui tendit une troisieme fois la main au bourreau. -- Mon fils, dit le pretre a Coconnas, n'avez-vous rien a confier a Dieu? -- Ma foi, non, mon pere, dit le Piemontais; tout ce que j'aurais a lui dire, je vous l'ai dit a vous-meme hier. Puis se retournant vers Caboche: -- Allons, bourreau, mon dernier ami, dit-il, encore un service. Et avant de s'agenouiller il promena sur la foule un regard si calme et si serein qu'un murmure d'admiration vint caresser son oreille et faire sourire son orgueil. Alors pressant la tete de son ami et deposant un baiser sur ses levres violettes, il jeta un dernier regard sur la tourelle; et s'agenouillant, tout en conservant cette tete bien-aimee entre ses mains: -- A moi, dit-il. Il n'avait pas acheve ces mots que Caboche avait fait voler sa tete. Ce coup fait, un tremblement convulsif s'empara du digne homme. -- Il etait temps que cela finit, murmura-t-il. Pauvre enfant! Et il tira avec peine des mains crispees de La Mole le reliquaire d'or; il jeta son manteau sur les tristes depouilles que le tombereau devait ramener chez lui. Le spectacle etant fini, la foule s'ecoula. XXX La tour du Pilori La nuit venait de descendre sur la ville fremissante encore du bruit de ce supplice, dont les details couraient de bouche en bouche assombrir dans chaque maison l'heure joyeuse du souper de famille. Cependant, tout au contraire de la ville, qui etait silencieuse et lugubre, le Louvre etait bruyant, joyeux et illumine. C'est qu'il y avait grande fete au palais. Une fete commandee par Charles IX, une fete qu'il avait indiquee pour le soir, en meme temps qu'il indiquait le supplice pour le matin. La reine de Navarre avait recu, des la veille au soir, l'ordre de s'y trouver, et, dans l'esperance que La Mole et Coconnas seraient sauves dans la nuit, dans la conviction que toutes les mesures etaient bien prises pour leur salut, elle avait repondu a son frere qu'elle ferait selon ses desirs. Mais depuis qu'elle avait perdu tout espoir, par la scene de la chapelle; depuis qu'elle avait, dans un dernier mouvement de pitie pour cet amour, le plus grand et le plus profond qu'elle avait eprouve de sa vie, assiste a l'execution, elle s'etait bien promis que ni prieres ni menaces ne la feraient assister a une fete joyeuse au Louvre le meme jour ou elle avait vu une fete si lugubre en Greve. Le roi Charles IX avait donne ce jour-la une nouvelle preuve de cette puissance de volonte que personne peut-etre ne poussa au meme degre que lui: alite depuis quinze jours, frele comme un moribond, livide comme un cadavre, il se leva vers cinq heures, et revetit ses plus beaux habits. Il est vrai que pendant la toilette il s'evanouit trois fois. Vers huit heures, il s'informa de ce qu'etait devenue sa soeur, et demanda si on l'avait vue et si l'on savait ce qu'elle faisait. Personne ne lui repondit; car la reine etait rentree chez elle vers les onze heures, et s'y etait renfermee en defendant absolument sa porte. Mais il n'y avait pas de porte fermee pour Charles. Appuye sur le bras de M. de Nancey, il s'achemina vers l'appartement de la reine de Navarre, et entra tout a coup par la porte du corridor secret. Quoiqu'il s'attendit a un triste spectacle, et qu'il y eut d'avance prepare son coeur, celui qu'il vit etait plus deplorable encore que celui qu'il avait reve. Marguerite, a demi morte, couchee sur une chaise longue, la tete ensevelie dans des coussins, ne pleurait pas, ne priait pas; mais, depuis son retour, elle ralait comme une agonisante. A l'autre coin de la chambre, Henriette de Nevers, cette femme intrepide, gisait, sans connaissance, etendue sur le tapis. En revenant de la Greve, comme a Marguerite, les forces lui avaient manque, et la pauvre Gillonne allait de l'une a l'autre, n'osant pas essayer de leur adresser une parole de consolation. Dans les crises qui suivent ces grandes catastrophes, on est avare de sa douleur comme d'un tresor, et l'on tient pour ennemi quiconque tente de nous en distraire la moindre partie. Charles IX poussa donc la porte, et laissant Nancey dans le corridor, il entra pale et tremblant. Ni l'une ni l'autre des femmes ne l'avait vu. Gillonne seule, qui dans ce moment portait secours a Henriette, se releva sur un genou et tout effrayee regarda le roi. Le roi fit un geste de la main, elle se releva, fit la reverence, et sortit. Alors Charles se dirigea vers Marguerite, la regarda un instant en silence; puis avec une intonation dont on eut cru cette voix incapable: -- Margot! dit-il, ma soeur! La jeune femme tressaillit et se redressa: -- Votre Majeste! dit-elle. -- Allons, ma soeur, du courage! Marguerite leva les yeux au ciel. -- Oui, dit Charles, je sais bien, mais ecoute-moi. La reine de Navarre fit signe qu'elle ecoutait. -- Tu m'as promis de venir au bal, dit Charles. -- Moi! s'ecria Marguerite. -- Oui, et d'apres ta promesse on t'attend; de sorte que si tu ne venais pas on serait etonne de ne pas t'y voir. -- Excusez-moi, mon frere, dit Marguerite; vous le voyez, je suis bien souffrante. -- Faites un effort sur vous-meme. Marguerite parut un instant tentee de rappeler son courage, puis tout a coup s'abandonnant et laissant retomber sa tete sur ses coussins: -- Non, non, je n'irai pas, dit-elle. Charles lui prit la main, s'assit sur sa chaise longue, et lui dit: -- Tu viens de perdre un ami, je le sais, Margot; mais regarde- moi, n'ai-je pas perdu tous mes amis, moi! et de plus, ma mere! Toi, tu as toujours pu pleurer a l'aise comme tu pleures en ce moment; moi, a l'heure de mes plus fortes douleurs, j'ai toujours ete force de sourire. Tu souffres, regarde-moi! moi, je meurs. Eh bien, Margot, voyons, du courage! Je te le demande, ma soeur, au nom de notre gloire! Nous portons comme une croix d'angoisses la renommee de notre maison, portons-la comme le Seigneur jusqu'au Calvaire! et si sur la route, comme lui, nous trebuchons, relevons-nous, courageux et resignes comme lui. -- Oh! mon Dieu, mon Dieu! s'ecria Marguerite. -- Oui, dit Charles, repondant a sa pensee; oui, le sacrifice est rude, ma soeur; mais chacun fait le sien, les uns de leur honneur, les autres de leur vie. Crois-tu qu'avec mes vingt-cinq ans et le plus beau trone du monde, je ne regrette pas de mourir? Eh bien, regarde-moi... mes yeux, mon teint, mes levres sont d'un mourant, c'est vrai; mais mon sourire... est-ce que mon sourire ne ferait pas croire que j'espere? Et, cependant, dans huit jours, un mois tout au plus, tu me pleureras, ma soeur, comme celui qui est mort aujourd'hui. -- Mon frere! ... s'ecria Margot en jetant ses deux bras autour du cou de Charles. -- Allons, habillez-vous, chere Marguerite, dit le roi; cachez votre paleur et paraissez au bal. Je viens de donner ordre qu'on vous apporte des pierreries nouvelles et des ajustements dignes de votre beaute. -- Oh! des diamants, des robes, dit Marguerite, que m'importe tout cela maintenant! -- La vie est longue, Marguerite, dit en souriant Charles, pour toi du moins. -- Jamais! jamais! -- Ma soeur, souviens-toi d'une chose: quelquefois c'est en etouffant ou plutot en dissimulant la souffrance que l'on honore le mieux les morts. -- Eh bien, Sire, dit Marguerite frissonnante, j'irai. Une larme, qui fut bue aussitot par sa paupiere aride, mouilla l'oeil de Charles. Il s'inclina vers sa soeur, la baisa au front, s'arreta un instant devant Henriette, qui ne l'avait ni vu ni entendu, et dit: -- Pauvre femme! Puis il sortit silencieusement. Derriere le roi, plusieurs pages entrerent, apportant des coffres et des ecrins. Marguerite fit signe de la main que l'on deposat tout cela a terre. Les pages sortirent, Gillonne resta seule. -- Prepare-moi tout ce qu'il me faut pour m'habiller, Gillonne, dit Marguerite. La jeune fille regarda sa maitresse d'un air etonne. -- Oui, dit Marguerite avec un accent dont il serait impossible de rendre l'amertume, oui, je m'habille, je vais au bal, on m'attend la-bas. Depeche-toi donc! la journee aura ete complete: fete a la Greve ce matin, fete au Louvre ce soir. -- Et madame la duchesse? dit Gillonne. -- Oh! elle, elle est bien heureuse; elle peut rester ici; elle peut pleurer, elle peut souffrir tout a son aise. Elle n'est pas fille de roi, femme de roi, soeur de roi. Elle n'est pas reine. Aide-moi a m'habiller, Gillonne. La jeune fille obeit. Les parures etaient magnifiques, la robe splendide. Jamais Marguerite n'avait ete si belle. Elle se regarda dans une glace. -- Mon frere a bien raison, dit-elle, et c'est une bien miserable chose que la creature humaine. En ce moment Gillonne revint. -- Madame, dit-elle, un homme est la qui vous demande. -- Moi? -- Oui, vous. -- Quel est cet homme? -- Je ne sais, mais son aspect est terrible, et sa seule vue m'a fait frissonner. -- Va lui demander son nom, dit Marguerite en palissant. Gillonne sortit, et quelques instants apres elle rentra. -- Il n'a pas voulu me dire son nom, madame, mais il m'a priee de vous remettre ceci. Gillonne tendit a Marguerite le reliquaire qu'elle avait donne la veille au soir a La Mole. -- Oh! fais entrer, fais entrer, dit vivement la reine. Et elle devint plus pale et plus glacee encore qu'elle n'etait. Un pas lourd ebranla le parquet. L'echo, indigne sans doute de repeter un pareil bruit, gronda sous le lambris, et un homme parut sur le seuil. -- Vous etes...? dit la reine. -- Celui que vous rencontrates un jour pres de Montfaucon, madame, et qui ramena au Louvre, dans son tombereau, deux gentilshommes blesses. -- Oui, oui, je vous reconnais, vous etes maitre Caboche. -- Bourreau de la prevote de Paris, madame. C'etaient les seuls mots que Henriette avait entendus de tous ceux que depuis une heure on prononcait autour d'elle. Elle degagea sa tete pale de ses deux mains et regarda le bourreau avec ses yeux d'emeraude, d'ou semblait sortir un double jet de flammes. -- Et vous venez...? dit Marguerite tremblante. -- Vous rappeler la promesse faite au plus jeune des deux gentilshommes, a celui qui m'a charge de vous rendre ce reliquaire. Vous la rappelez-vous, madame? -- Ah! oui, oui, s'ecria la reine, et jamais ombre plus genereuse n'aura plus noble satisfaction; mais ou est-elle? -- Elle est chez moi avec le corps. -- Chez vous? pourquoi ne l'avez-vous pas apportee? -- Je pouvais etre arrete au guichet du Louvre, on pouvait me forcer de lever mon manteau; qu'aurait-on dit si, sous ce manteau, on avait vu une tete? -- C'est bien, gardez-la chez vous; j'irai la chercher demain. -- Demain, madame, demain, dit maitre Caboche, il sera peut-etre trop tard. -- Pourquoi cela? -- Parce que la reine mere m'a fait retenir pour ses experiences cabalistiques les tetes des deux premiers condamnes que je decapiterais. -- Oh! profanation! les tetes de nos bien-aimes! Henriette, s'ecria Marguerite en courant a son amie, qu'elle retrouva debout comme si un ressort venait de la remettre sur ses pieds; Henriette, mon ange, entends-tu ce qu'il dit, cet homme? -- Oui. Eh bien, que faut-il faire? -- Il faut aller avec lui. Puis poussant un cri de douleur avec lequel les grandes infortunes se reprennent a la vie: -- Ah! j'etais cependant si bien, dit-elle; j'etais presque morte. Pendant ce temps, Marguerite jetait sur ses epaules nues un manteau de velours. -- Viens, viens, dit-elle, nous allons les revoir encore une fois. Marguerite fit fermer toutes les portes, ordonna que l'on amenat la litiere a la petite porte derobee; puis, prenant Henriette sous le bras, descendit par le passage secret, faisant signe a Caboche de les suivre. A la porte d'en bas etait la litiere, au guichet etait le valet de Caboche avec une lanterne. Les porteurs de Marguerite etaient des hommes de confiance muets et sourds, plus surs que ne l'eussent ete des betes de somme. La litiere marcha pendant dix minutes a peu pres, precedee de maitre Caboche et de son valet portant la lanterne; puis elle s'arreta. Le bourreau ouvrit la portiere tandis que le valet courait devant. Marguerite descendit, aida la duchesse de Nevers a descendre. Dans cette grande douleur qui les etreignait toutes deux, c'etait cette organisation nerveuse qui se trouvait etre la plus forte. La tour du Pilori se dressait devant les deux femmes comme un geant sombre et informe, envoyant une lumiere rougeatre par deux sarbacanes qui flamboyaient a son sommet. Le valet reparut sur la porte. -- Vous pouvez entrer, mesdames, dit Caboche, tout le monde est couche dans la tour. Au meme moment la lumiere des deux meurtrieres s'eteignit. Les deux femmes, serrees l'une contre l'autre, passerent sous la petite porte en ogive et foulerent dans l'ombre une dalle humide et raboteuse. Elles apercurent une lumiere au fond d'un corridor tournant, et, guidees par le maitre hideux du logis, elles se dirigerent de ce cote. La porte se referma derriere elles. Caboche, un flambeau de cire a la main, les introduisit dans une salle basse et enfumee. Au milieu de cette salle etait une table dressee avec les restes d'un souper et trois couverts. Ces trois couverts etaient sans doute pour le bourreau, sa femme et son aide principal. Dans l'endroit le plus apparent etait cloue a la muraille un parchemin scelle du sceau du roi. C'etait le brevet patibulaire. Dans un coin etait une grande epee, a poignee longue. C'etait l'epee flamboyante de la justice. Ca et la on voyait encore quelques images grossieres representant des saints martyrises par tous les supplices. Arrive la, Caboche s'inclina profondement. -- Votre Majeste m'excusera, dit-il, si j'ai ose penetrer dans le Louvre et vous amener ici. Mais c'etait la volonte expresse et supreme du gentilhomme, de sorte que j'ai du... -- Vous avez bien fait, maitre, vous avez bien fait, dit Marguerite, et voici pour recompenser votre zele. Caboche regarda tristement la bourse gonflee d'or que Marguerite venait de deposer sur la table. -- De l'or! toujours de l'or! murmura-t-il. Helas! madame, que ne puis-je moi-meme racheter a prix d'or le sang que j'ai ete oblige de repandre aujourd'hui! -- Maitre, dit Marguerite avec une hesitation douloureuse et en regardant autour d'elle, maitre, maitre, nous faudrait-il encore aller ailleurs? je ne vois pas... -- Non, madame, non, ils sont ici; mais c'est un triste spectacle et que je pourrais vous epargner en vous apportant cache dans un manteau ce que vous venez chercher. Marguerite et Henriette se regarderent simultanement. -- Non, dit Marguerite, qui avait lu dans le regard de son amie la meme resolution qu'elle venait de prendre, non; montrez-nous le chemin et nous vous suivrons. Caboche prit le flambeau, ouvrit une porte de chene qui donnait sur un escalier de quelques marches et qui s'enfoncait en plongeant sous la terre. Au meme instant un courant d'air passa, faisant voler quelques etincelles de la torche et jetant au visage des princesses l'odeur nauseabonde de la moisissure et du sang. Henriette s'appuya, blanche comme une statue d'albatre, sur le bras de son amie a la marche plus assuree; mais au premier degre elle chancela. -- Oh! je ne pourrai jamais, dit-elle. -- Quand on aime bien, Henriette, repliqua la reine, on doit aimer jusque dans la mort. C'etait un spectacle horrible et touchant a la fois que celui que presentaient ces deux femmes resplendissantes de jeunesse, de beaute, de parure, se courbant sous la voute ignoble et crayeuse, la plus faible s'appuyant a la plus forte, et la plus forte s'appuyant au bras du bourreau. On arriva a la derniere marche. Au fond du caveau gisaient deux formes humaines recouvertes par un large drap de serge noire. Caboche leva un coin du voile, approcha son flambeau et dit: -- Regardez, madame la reine. Dans leurs habits noirs, les deux jeunes gens etaient couches cote a cote avec l'effrayante symetrie de la mort. Leurs tetes, inclinees et rapprochees du tronc, semblaient separees seulement au milieu du cou par un cercle de rouge vif. La mort n'avait pas desuni leurs mains, car, soit hasard, soit pieuse attention du bourreau, la main droite de La Mole reposait dans la main gauche de Coconnas. Il y avait un regard d'amour sous les paupieres de La Mole, il y avait un sourire de dedain sous celles de Coconnas. Marguerite s'agenouilla pres de son amant, et de ses mains eblouissantes de pierreries leva doucement cette tete qu'elle avait tant aimee. Quant a la duchesse de Nevers, appuyee a la muraille, elle ne pouvait detacher son regard de ce pale visage sur lequel tant de fois elle avait cherche la joie et l'amour. -- La Mole! cher La Mole! murmura Marguerite. -- Annibal! Annibal! s'ecria la duchesse de Nevers, si fier, si brave, tu ne me reponds plus! ... Et un torrent de larmes s'echappa de ses yeux. Cette femme si dedaigneuse, si intrepide, si insolente dans le bonheur; cette femme qui poussait le scepticisme jusqu'au doute supreme, la passion jusqu'a la cruaute, cette femme n'avait jamais pense a la mort. Marguerite lui en donna l'exemple. Elle enferma dans un sac brode de perles et parfume des plus fines essences la tete de La Mole, plus belle encore puisqu'elle se rapprochait du velours et de l'or, et a laquelle une preparation particuliere, employee a cette epoque dans les embaumements royaux, devait conserver sa beaute. Henriette s'approcha a son tour, enveloppant la tete de Coconnas dans un pan de son manteau. Et toutes deux, courbees sous leur douleur plus que sous leur fardeau, monterent l'escalier avec un dernier regard pour les restes qu'elles laissaient a la merci du bourreau, dans ce sombre reduit des criminels vulgaires. -- Ne craignez rien, madame, dit Caboche, qui comprit ce regard, les gentilshommes seront ensevelis, enterres saintement, je vous le jure. -- Et tu leur feras dire des messes avec ceci, dit Henriette arrachant de son cou un magnifique collier de rubis et le presentant au bourreau. On revint au Louvre comme on en etait sorti. Au guichet, la reine se fit reconnaitre; au bas de son escalier particulier, elle descendit, rentra chez elle, deposa sa triste relique dans le cabinet de sa chambre a coucher, destine des ce moment a devenir un oratoire, laissa Henriette en garde de sa chambre, et plus pale et plus belle que jamais, entra vers dix heures dans la grande salle du bal, la meme ou nous avons vu, il y a tantot deux ans et demi, s'ouvrir le premier chapitre de notre histoire. Tous les yeux se tournerent vers elle, et elle supporta ce regard universel d'un air fier et presque joyeux. C'est qu'elle avait religieusement accompli le dernier voeu de son ami. Charles, en l'apercevant, traversa chancelant le flot dore qui l'entourait. -- Ma soeur, dit-il tout haut, je vous remercie. Puis tout bas: -- Prenez garde! dit-il, vous avez au bras une tache de sang... -- Ah! qu'importe, Sire, dit Marguerite, pourvu que j'aie le sourire sur les levres! XXXI La sueur de sang Quelques jours apres la scene terrible que nous venons de raconter, c'est-a-dire le 30 mai 1574, la cour etant a Vincennes, on entendit tout a coup un grand bruit dans la chambre du roi, lequel, etant retombe plus malade que jamais au milieu du bal qu'il avait voulu donner le jour meme de la mort des deux jeunes gens, etait, par ordre des medecins, venu chercher a la campagne un air plus pur. Il etait huit heures du matin. Un petit groupe de courtisans causait avec feu dans l'antichambre, quand tout a coup retentit le cri, et parut au seuil de l'appartement la nourrice de Charles, les yeux baignes de larmes et criant d'une voix desesperee: -- Secours au roi! secours au roi! -- Sa Majeste est-elle donc plus mal? demanda le capitaine de Nancey, que le roi avait, comme nous l'avons vu, degage de toute obeissance a la reine Catherine pour l'attacher a sa personne. -- Oh! que de sang! que de sang! dit la nourrice. Les medecins! appelez les medecins! Mazille et Ambroise Pare se relevaient tour a tour aupres de l'auguste malade, et Ambroise Pare, qui etait de garde, ayant vu s'endormir le roi, avait profite de cet assoupissement pour s'eloigner quelques instants. Pendant ce temps, une sueur abondante avait pris le roi; et comme Charles etait atteint d'un relachement des vaisseaux capillaires, et que ce relachement amenait une hemorragie de la peau, cette sueur sanglante avait epouvante la nourrice, qui ne pouvait s'habituer a cet etrange phenomene, et qui, protestante, on se le rappelle, lui disait sans cesse que c'etait le sang huguenot verse le jour de la Saint-Barthelemy qui appelait son sang. On s'elanca dans toutes les directions; le docteur ne devait pas etre loin, et l'on ne pouvait manquer de le rencontrer. L'antichambre resta donc vide, chacun etant desireux de montrer son zele en ramenant le medecin demande. Alors une porte s'ouvrit, et l'on vit apparaitre Catherine. Elle traversa rapidement l'antichambre et entra vivement dans l'appartement de son fils. Charles etait renverse sur son lit, l'oeil eteint, la poitrine haletante; de tout son corps decoulait une sueur rougeatre; sa main, ecartee, pendait hors de son lit, et au bout de chacun de ses doigts pendait un rubis liquide. C'etait un horrible spectacle. Cependant, au bruit des pas de sa mere, et comme s'il les eut reconnus, Charles se redressa. -- Pardon, madame, dit-il en regardant sa mere, je voudrais bien mourir en paix. -- Mourir, mon fils, dit Catherine, pour une crise passagere de ce vilain mal! Voudriez-vous donc nous desesperer ainsi? -- Je vous dis, madame, que je sens mon ame qui s'en va. Je vous dis, madame, que c'est la mort qui arrive, mort de tous les diables! Je sens ce que je sens, et je sais ce que je dis. -- Sire, dit la reine, votre imagination est votre plus grave maladie; depuis le supplice si merite de ces deux sorciers, de ces deux assassins qu'on appelait La Mole et Coconnas, vos souffrances physiques doivent avoir diminue. Le mal moral persevere seul, et, si je pouvais causer avec vous dix minutes seulement, je vous prouverais... -- Nourrice, dit Charles, veille a la porte, et que personne n'entre: la reine Catherine de Medicis veut causer avec son fils bien-aime Charles IX. La nourrice obeit. -- Au fait, continua Charles, cet entretien devait avoir lieu un jour ou l'autre, mieux vaut donc aujourd'hui que demain. Demain, d'ailleurs, il serait peut-etre trop tard. Seulement, une troisieme personne doit assister a notre entretien. -- Et pourquoi? -- Parce que, je vous le repete, la mort est en route, reprit Charles avec une effrayante solennite; parce que d'un moment a l'autre elle entrera dans cette chambre comme vous, pale et muette, et sans se faire annoncer. Il est donc temps, puisque j'ai mis cette nuit ordre a mes affaires, de mettre ordre ce matin a celles du royaume. -- Et quelle est cette personne que vous desirez voir? demanda Catherine. -- Mon frere, madame. Faites-le appeler. -- Sire, dit la reine, je vois avec plaisir que ces denonciations, dictees par la haine bien plus qu'arrachees a la douleur, s'effacent de votre esprit et vont bientot s'effacer de votre coeur. Nourrice! cria Catherine, nourrice! La bonne femme, qui veillait au-dehors, ouvrit la porte. -- Nourrice, dit Catherine, par ordre de mon fils, quand M. de Nancey viendra, vous lui direz d'aller querir le duc d'Alencon. Charles fit un signe qui retint la bonne femme prete a obeir. -- J'ai dit mon frere, madame, reprit Charles. Les yeux de Catherine se dilaterent comme ceux de la tigresse qui va se mettre en colere. Mais Charles leva imperativement la main. -- Je veux parler a mon frere Henri, dit-il. Henri seul est mon frere; non pas celui qui est roi la-bas, mais celui qui est prisonnier ici. Henri saura mes dernieres volontes. -- Et moi, s'ecria la Florentine avec une audace inaccoutumee en face de la terrible volonte de son fils, tant la haine qu'elle portait au Bearnais la jetait hors de sa dissimulation habituelle, si vous etes, comme vous le dites, si pres de la tombe, croyez- vous que je cederai a personne, surtout a un etranger, mon droit de vous assister a votre heure supreme, mon droit de reine, mon droit de mere? -- Madame, dit Charles, je suis roi encore; je commande encore, madame; je vous dis que je veux parler a mon frere Henri, et vous n'appelez pas mon capitaine des gardes?... Mille diables, je vous en previens, j'ai encore assez de force pour l'aller chercher moi- meme. Et il fit un mouvement pour sauter a bas du lit, qui mit au jour son corps pareil a celui du Christ apres la flagellation. -- Sire, s'ecria Catherine en le retenant, vous nous faites injure a tous: vous oubliez les affronts faits a notre famille, vous repudiez notre sang; un fils de France doit seul s'agenouiller pres du lit de mort d'un roi de France. Quant a moi ma place est marquee ici par les lois de la nature et de l'etiquette; j'y reste donc. -- Et a quel titre, madame, y restez-vous? demanda Charles IX. -- A titre de mere. -- Vous n'etes pas plus ma mere, madame, que le duc d'Alencon n'est mon frere. -- Vous delirez, monsieur, dit Catherine; depuis quand celle qui donne le jour n'est-elle pas la mere de celui qui l'a recu? -- Du moment, madame, ou cette mere denaturee ote ce qu'elle donna, repondit Charles en essuyant une ecume sanglante qui montait a ses levres. -- Que voulez-vous dire, Charles? Je ne vous comprends pas, murmura Catherine regardant son fils d'un oeil dilate par l'etonnement. -- Vous allez me comprendre, madame. Charles fouilla sous son traversin et en tira une petite clef d'argent. -- Prenez cette clef, madame, et ouvrez mon coffre de voyage; il contient certains papiers qui parleront pour moi. Et Charles etendit la main vers un coffre magnifiquement sculpte, ferme d'une serrure d'argent comme la clef qui l'ouvrait, et qui tenait la place la plus apparente de la chambre. Catherine, dominee par la position supreme que Charles prenait sur elle, obeit, s'avanca a pas lents vers le coffre, l'ouvrit, plongea ses regards vers l'interieur, et tout a coup recula comme si elle avait vu dans les flancs du meuble quelque reptile endormi. -- Eh bien, dit Charles, qui ne perdait pas sa mere de vue, qu'y a-t-il donc dans ce coffre qui vous effraie, madame? -- Rien, dit Catherine. -- En ce cas, plongez-y la main, madame, et prenez-y un livre; il doit y avoir un livre, n'est-ce pas? ajouta Charles avec ce sourire blemissant, plus terrible chez lui que n'avait jamais ete la menace chez un autre. -- Oui, balbutia Catherine. -- Un livre de chasse? -- Oui. -- Prenez-le, et apportez-le-moi. Catherine, malgre son assurance, palit, trembla de tous ses membres, et allongeant la main dans l'interieur du coffre: -- Fatalite! murmura-t-elle en prenant le livre. -- Bien, dit Charles. Ecoutez maintenant: ce livre de chasse... j'etais insense... j'aimais la chasse, au-dessus de toutes choses... ce livre de chasse, je l'ai trop lu; comprenez-vous, madame?... Catherine poussa un gemissement sourd. -- C'etait une faiblesse, continua Charles; brulez-le, madame! il ne faut pas qu'on sache les faiblesses des rois! Catherine s'approcha de la cheminee ardente, laissa tomber le livre au milieu du foyer, et demeura debout, immobile et muette, regardant d'un oeil atone les flammes bleuissantes qui rongeaient les feuilles empoisonnees. A mesure que le livre brulait, une forte odeur d'ail se repandait dans toute la chambre. Bientot il fut entierement devore. -- Et maintenant, madame, appelez mon frere, dit Charles avec une irresistible majeste. Catherine, frappee de stupeur, ecrasee sous une emotion multiple que sa profonde sagacite ne pouvait analyser, et que sa force presque surhumaine ne pouvait combattre, fit un pas en avant et voulut parler. La mere avait un remords; la reine avait une terreur; l'empoisonneuse avait un retour de haine. Ce dernier sentiment domina tous les autres. -- Maudit soit-il, s'ecria-t-elle en s'elancant hors de la chambre, il triomphe, il touche au but; oui, maudit, qu'il soit maudit! -- Vous entendez, mon frere, mon frere Henri, cria Charles poursuivant sa mere de la voix; mon frere Henri a qui je veux parler a l'instant meme au sujet de la regence du royaume. Presque au meme instant, maitre Ambroise Pare entra par la porte opposee a celle qui venait de donner passage a Catherine, et s'arretant sur le seuil pour humer l'atmosphere alliacee de la chambre: -- Qui donc a brule de l'arsenic ici? dit-il. -- Moi, repondit Charles. XXXII La plate-forme du donjon de Vincennes Cependant Henri de Navarre se promenait seul et reveur sur la terrasse du donjon; il savait la cour au chateau qu'il voyait a cent pas de lui, et a travers les murailles, son oeil percant devinait Charles moribond. Il faisait un temps d'azur et d'or: un large rayon de soleil miroitait dans les plaines eloignees, tandis qu'il baignait d'un or fluide la cime des arbres de la foret, fiers de la richesse de leur premier feuillage. Les pierres grises du donjon elles-memes semblaient s'impregner de la douce chaleur du ciel, et des ravenelles, apportees par le souffle du vent d'est dans les fentes de la muraille, ouvraient leurs disques de velours rouge et jaune aux baisers d'une brise attiedie. Mais le regard de Henri ne se fixait ni sur ces plaines verdoyantes, ni sur ces cimes chenues et dorees: son regard franchissait les espaces intermediaires, et allait au-dela se fixer ardent d'ambition sur cette capitale de France, destinee a devenir un jour la capitale du monde. -- Paris, murmurait le roi de Navarre, voila Paris; c'est-a-dire la joie, le triomphe, la gloire, le bonheur; Paris ou est le Louvre, et le Louvre ou est le trone; et dire qu'une seule chose me separe de ce Paris tant desire! ... ce sont les pierres qui rampent a mes pieds et qui renferment avec moi mon ennemie. Et en ramenant son regard de Paris a Vincennes, il apercut a sa gauche, dans un vallon voile par des amandiers en fleur, un homme sur la cuirasse duquel se jouait obstinement un rayon de soleil, point enflamme qui voltigeait dans l'espace a chaque mouvement de cet homme. Cet homme etait sur un cheval plein d'ardeur, et tenait en main un cheval qui paraissait non moins impatient. Le roi de Navarre arreta ses yeux sur le cavalier et le vit tirer son epee hors du fourreau, passer la pointe dans son mouchoir, et agiter ce mouchoir en facon de signal. Au meme instant, sur la colline en face, un signal pareil se repeta, puis tout autour du chateau voltigea comme une ceinture de mouchoirs. C'etaient de Mouy et ses huguenots, qui, sachant le roi mourant, et qui, craignant qu'on ne tentat quelque chose contre Henri, s'etaient reunis et se tenaient prets a defendre ou a attaquer. Henri reporta ses yeux sur le cavalier qu'il avait vu le premier, se courba hors de la balustrade, couvrit ses yeux de sa main, et brisant ainsi les rayons du soleil qui l'eblouissait reconnut le jeune huguenot. -- De Mouy! s'ecria-t-il comme si celui-ci eut pu l'entendre. Et dans sa joie de se voir ainsi environne d'amis, il leva lui-meme son chapeau et fit voltiger son echarpe. Toutes les banderoles blanches s'agiterent de nouveau avec une vivacite qui temoignait de leur joie. -- Helas! ils m'attendent, dit-il, et je ne puis les rejoindre... Que ne l'ai-je fait quand je le pouvais peut-etre! ... Maintenant j'ai trop tarde. Et il leur fit un geste de desespoir auquel de Mouy repondit par un signe qui voulait dire: _j'attendrai_. En ce moment Henri entendit des pas qui retentissaient dans l'escalier de pierre. Il se retira vivement. Les huguenots comprirent la cause de cette retraite. Les epees rentrerent au fourreau et les mouchoirs disparurent. Henri vit deboucher de l'escalier une femme dont la respiration haletante denoncait une marche rapide, et reconnut, non sans une secrete fureur qu'il eprouvait toujours en l'apercevant, Catherine de Medicis. Derriere elle, etaient deux gardes qui s'arreterent au haut de l'escalier. -- Oh! oh! murmura Henri, il faut qu'il y ait quelque chose de nouveau et de grave pour que la reine mere vienne ainsi me chercher sur la plate-forme du donjon de Vincennes. Catherine s'assit sur un banc de pierre adosse aux creneaux pour reprendre haleine. Henri s'approcha d'elle, et avec son plus gracieux sourire: -- Serait-ce moi que vous cherchez, ma bonne mere? dit-il. -- Oui, monsieur, repondit Catherine, j'ai voulu vous donner une derniere preuve de mon attachement. Nous touchons a un moment supreme: le roi se meurt et veut vous entretenir. -- Moi? dit Henri en tressaillant de joie. -- Oui, vous. On lui a dit, j'en suis certaine, que non seulement vous regrettez le trone de Navarre, mais encore que vous ambitionnez le trone de France. -- Oh! fit Henri. -- Ce n'est pas, je le sais bien, mais il le croit, lui, et nul doute que cet entretien qu'il veut avoir avec vous n'ait pour but de vous tendre un piege. -- A moi? -- Oui. Charles, avant de mourir, veut savoir ce qu'il y a a craindre ou a esperer de vous; et de votre reponse a ses offres, faites-y attention, dependront les derniers ordres qu'il donnera, c'est-a-dire votre mort ou votre vie. -- Mais que doit-il donc m'offrir? -- Que sais-je, moi! des choses impossibles, probablement. -- Enfin, ne devinez-vous pas, ma mere? -- Non; mais je suppose, par exemple... Catherine s'arreta. -- Quoi? -- Je suppose que, vous croyant ces vues ambitieuses qu'on lui a dites, il veuille acquerir de votre bouche meme la preuve de cette ambition. Supposez qu'il vous tente comme autrefois on tentait les coupables, pour provoquer un aveu sans torture; supposez, continua Catherine en regardant fixement Henri, qu'il vous propose un gouvernement, la regence meme. Une joie indicible s'epandit dans le coeur oppresse de Henri; mais il devina le coup, et cette ame vigoureuse et souple rebondit sous l'attaque. -- A moi? dit-il, le piege serait trop grossier; a moi la regence, quand il y a vous, quand il y a mon frere d'Alencon? Catherine se pinca les levres pour cacher sa satisfaction. -- Alors, dit-elle vivement, vous renoncez a la regence? "Le roi est mort, pensa Henri, et c'est elle qui me tend un piege." Puis tout haut: -- Il faut d'abord que j'entende le roi de France, repondit-il, car, de votre aveu meme, madame, tout ce que nous avons dit la n'est que supposition. -- Sans doute, dit Catherine; mais vous pouvez toujours repondre de vos intentions. -- Eh! mon Dieu! dit innocemment Henri, n'ayant pas de pretentions, je n'ai pas d'intentions. -- Ce n'est point repondre, cela, dit Catherine, sentant que le temps pressait, et se laissant emporter a sa colere; d'une facon ou de l'autre, prononcez-vous. -- Je ne puis pas me prononcer sur des suppositions, madame; une resolution positive est chose si difficile et surtout si grave a prendre, qu'il faut attendre les realites. -- Ecoutez, monsieur, dit Catherine, il n'y a pas de temps a perdre, et nous le perdons en discussions vaines, en finesses reciproques. Jouons notre jeu en roi et en reine. Si vous acceptez la regence, vous etes mort. "Le roi vit", pensa Henri. Puis tout haut: -- Madame, dit-il avec fermete, Dieu tient la vie des hommes et des rois entre ses mains: il m'inspirera. Qu'on dise a Sa Majeste que je suis pret a me presenter devant elle. -- Reflechissez, monsieur. -- Depuis deux ans que je suis proscrit, depuis un mois que je suis prisonnier, repondit Henri gravement, j'ai eu le temps de reflechir, madame, et j'ai reflechi. Ayez donc la bonte de descendre la premiere pres du roi, et de lui dire que je vous suis. Ces deux braves, ajouta Henri en montrant les deux soldats, veilleront a ce que je ne m'echappe point. D'ailleurs, ce n'est point mon intention. Il y avait un tel accent de fermete dans les paroles de Henri, que Catherine vit bien que toutes ses tentatives, sous quelque forme qu'elles fussent deguisees, ne gagneraient rien sur lui; elle descendit precipitamment. Aussitot qu'elle eut disparu, Henri courut au parapet et fit a de Mouy un signe qui voulait dire: Approchez-vous et tenez-vous pret a tout evenement. De Mouy, qui etait descendu de cheval, sauta en selle, et, avec le second cheval de main, vint au galop prendre position a deux portees de mousquet du donjon. Henri le remercia du geste et descendit. Sur le premier palier il trouva les deux soldats qui l'attendaient. Un double poste de Suisses et de chevau-legers gardait l'entree des cours; il fallait traverser une double haie de pertuisanes pour entrer au chateau et pour en sortir. Catherine s'etait arretee la et attendait. Elle fit signe aux deux soldats qui suivaient Henri de s'ecarter, et posant une de ses mains sur son bras: -- Cette cour a deux portes, dit-elle; a celle-ci, que vous voyez derriere les appartements du roi, si vous refusez la regence, un bon cheval et la liberte vous attendent; a celle-la, sous laquelle vous venez de passer, si vous ecoutez l'ambition... Que dites- vous? -- Je dis que si le roi me fait regent, madame, c'est moi qui donnerai des ordres aux soldats, et non pas vous. Je dis que si je sors du chateau a la nuit, toutes ces piques, toutes ces hallebardes, tous ces mousquets s'abaisseront devant moi. -- Insense! murmura Catherine exasperee, crois-moi, ne joue pas avec Catherine ce terrible jeu de la vie et de la mort. -- Pourquoi pas? dit Henri en regardant fixement Catherine; pourquoi pas avec vous aussi bien qu'avec un autre, puisque j'y ai gagne jusqu'a present? -- Montez donc chez le roi, monsieur, puisque vous ne voulez rien croire et rien entendre, dit Catherine en lui montrant l'escalier d'une main et en jouant avec un des deux couteaux empoisonnes qu'elle portait dans cette gaine de chagrin noir devenue historique. -- Passez la premiere, madame, dit Henri; tant que je ne serai pas regent, l'honneur du pas vous appartient. Catherine, devinee dans toutes ses intentions, n'essaya point de lutter, et passa la premiere. XXXIII La Regence Le roi commencait a s'impatienter; il avait fait appeler M. de Nancey dans sa chambre, et venait de lui donner l'ordre d'aller chercher Henri, lorsque celui-ci parut. En voyant son beau-frere apparaitre sur le seuil de la porte, Charles poussa un cri de joie, et Henri demeura epouvante comme s'il se fut trouve en face d'un cadavre. Les deux medecins qui etaient a ses cotes s'eloignerent; le pretre qui venait d'exhorter le malheureux prince a une fin chretienne se retira egalement. Charles IX n'etait pas aime, et cependant on pleurait beaucoup dans les antichambres. A la mort des rois, quels qu'ils aient ete, il y a toujours des gens qui perdent quelque chose et qui craignent de ne pas retrouver ce quelque chose sous leur successeur. Ce deuil, ces sanglots, les paroles de Catherine, l'appareil sinistre et majestueux des derniers moments d'un roi, enfin, la vue de ce roi lui-meme, atteint d'une maladie qui s'est reproduite depuis, mais dont la science n'avait pas encore eu d'exemple, produisirent sur l'esprit encore jeune et par consequent encore impressionnable de Henri un effet si terrible que, malgre sa resolution de ne point donner de nouvelles inquietudes a Charles sur son etat, il ne put, comme nous l'avons dit, reprimer le sentiment de terreur qui se peignit sur son visage en apercevant ce moribond tout ruisselant de sang. Charles sourit avec tristesse. Rien n'echappe aux mourants des impressions de ceux qui les entourent. -- Venez, Henriot, dit-il en tendant la main a son beau-frere avec une douceur de voix que Henri n'avait jamais remarquee en lui jusque-la. Venez, car je souffrais de ne pas vous voir; je vous ai bien tourmente dans ma vie, mon pauvre ami, et parfois, je me le reproche maintenant, croyez-moi! parfois j'ai prete les mains a ceux qui vous tourmentaient; mais un roi n'est pas maitre des evenements, et outre ma mere Catherine, outre mon frere d'Anjou, outre mon frere d'Alencon, j'avais au-dessus de moi, pendant ma vie, quelque chose de genant, qui cesse du jour ou je touche a la mort: la raison d'Etat. -- Sire, balbutia Henri, je ne me souviens plus de rien que de l'amour que j'ai toujours eu pour mon frere, que du respect que j'ai toujours porte a mon roi. -- Oui, oui, tu as raison, dit Charles, et je te suis reconnaissant de parler ainsi, Henriot; car en verite tu as beaucoup souffert sous mon regne, sans compter que c'est pendant mon regne que ta pauvre mere est morte. Mais tu as du voir que l'on me poussait souvent. Parfois j'ai resiste; mais parfois aussi j'ai cede de fatigue. Mais, tu l'as dit, ne parlons plus du passe; maintenant c'est le present qui me pousse, c'est l'avenir qui m'effraie. Et en disant ces mots, le pauvre roi cacha son visage livide dans ses mains decharnees. Puis, apres un instant de silence, secouant son front pour en chasser ces sombres idees et faisant pleuvoir autour de lui une rosee de sang: -- Il faut sauver l'Etat, continua-t-il a voix basse et en s'inclinant vers Henri; il faut l'empecher de tomber entre les mains des fanatiques ou des femmes. Charles, comme nous venons de le dire, prononca ces paroles a voix basse, et cependant Henri crut entendre derriere la coulisse du lit comme une sourde exclamation de colere. Peut-etre quelque ouverture pratiquee dans la muraille, a l'insu de Charles lui- meme, permettait-elle a Catherine d'entendre cette supreme conversation. -- Des femmes? reprit le roi de Navarre pour provoquer une explication. -- Oui, Henri, dit Charles, ma mere veut la regence en attendant que mon frere de Pologne revienne. Mais ecoute ce que je te dis, il ne reviendra pas. -- Comment! il ne reviendra pas? s'ecria Henri, dont le coeur bondissait sourdement de joie. -- Non, il ne reviendra pas, continua Charles, ses sujets ne le laisseront pas partir. -- Mais, dit Henri, croyez-vous, mon frere, que la reine mere ne lui aura pas ecrit a l'avance? -- Si fait, mais Nancey a surpris le courrier a Chateau-Thierry et m'a rapporte la lettre; dans cette lettre j'allais mourir, disait- elle. Mais moi aussi j'ai ecrit a Varsovie, ma lettre y arrivera, j'en suis sur, et mon frere sera surveille. Donc, selon toute probabilite, Henri, le trone va etre vacant. Un second fremissement plus sensible encore que le premier se fit entendre dans l'alcove. -- Decidement, se dit Henri, elle est la; elle ecoute, elle attend! Charles n'entendit rien. -- Or, poursuivit-il, je meurs sans heritier male. Puis il s'arreta: une douce pensee parut eclairer son visage, et posant sa main sur l'epaule du roi de Navarre: -- Helas! te souviens-tu, Henriot, continua-t-il, te souviens-tu de ce pauvre petit enfant que je t'ai montre un soir dormant dans son berceau de soie, et veille par un ange? Helas! Henriot, ils me le tueront! ... -- O Sire, s'ecria Henri, dont les yeux se mouillerent de larmes, je vous jure devant Dieu que mes jours et mes nuits se passeront a veiller sur sa vie. Ordonnez, mon roi. -- Merci! Henriot, merci, dit le roi avec une effusion qui etait bien loin de son caractere, mais que cependant lui donnait la situation. J'accepte ta parole. N'en fais pas un roi... heureusement il n'est pas ne pour le trone, mais un homme heureux. Je lui laisse une fortune independante; qu'il ait la noblesse de sa mere, celle du coeur. Peut-etre vaudrait-il mieux pour lui qu'on le destinat a l'Eglise; il inspirerait moins de crainte. Oh! il me semble que je mourrais, sinon heureux, du moins tranquille, si j'avais la pour me consoler les caresses de l'enfant et le doux visage de la mere. -- Sire, ne pouvez-vous les faire venir? -- Eh! malheureux! ils ne sortiraient pas d'ici. Voila la condition des rois, Henriot: ils ne peuvent ni vivre ni mourir a leur guise. Mais depuis ta promesse je suis plus tranquille. Henri reflechit. -- Oui, sans doute, mon roi, j'ai promis, mais pourrai-je tenir? -- Que veux-tu dire? -- Moi-meme, ne serai-je pas proscrit, menace comme lui, plus que lui, meme? Car, moi, je suis un homme, et lui n'est qu'un enfant. -- Tu te trompes, repondit Charles; moi mort, tu seras fort et puissant, et voila qui te donnera la force et la puissance. A ces mots, le moribond tira un parchemin de son chevet. -- Tiens, lui dit-il. Henri parcourut la feuille revetue du sceau royal. -- La regence a moi, Sire! dit-il en palissant de joie. -- Oui, la regence a toi, en attendant le retour du duc d'Anjou, et comme, selon toute probabilite, le duc d'Anjou ne reviendra point, ce n'est pas la regence qui te donne ce papier, c'est le trone. -- Le trone, a moi! murmura Henri. -- Oui, dit Charles, a toi, seul digne et surtout seul capable de gouverner ces galants debauches, ces filles perdues qui vivent de sang et de larmes. Mon frere d'Alencon est un traitre, il sera traitre envers tous, laisse-le dans le donjon ou je l'ai mis. Ma mere voudra te tuer, exile-la. Mon frere d'Anjou, dans trois mois, dans quatre mois, dans un an peut-etre, quittera Varsovie et viendra te disputer la puissance; reponds a Henri par un bref du pape. J'ai negocie cette affaire par mon ambassadeur, le duc de Nevers, et tu recevras incessamment le bref. -- O mon roi! -- Ne crains qu'une chose, Henri, la guerre civile. Mais en restant converti, tu l'evites, car le parti huguenot n'a consistance qu'a la condition que tu te mettras a sa tete, et M. de Conde n'est pas de force a lutter contre toi. La France est un pays de plaine, Henri, par consequent un pays catholique. Le roi de France doit etre le roi des catholiques et non le roi des huguenots; car le roi de France doit etre le roi de la majorite. On dit que j'ai des remords d'avoir fait la Saint-Barthelemy; des doutes, oui; des remords, non. On dit que je rends le sang des huguenots par tous les pores. Je sais ce que je rends: de l'arsenic, et non du sang. -- Oh! Sire, que dites-vous? -- Rien. Si ma mort doit etre vengee, Henriot, elle doit etre vengee par Dieu seul. N'en parlons plus que pour prevoir les evenements qui en seront la suite. Je te legue un bon parlement, une armee eprouvee. Appuie-toi sur le parlement et sur l'armee pour resister a tes seuls ennemis: ma mere et le duc d'Alencon. En ce moment, on entendit dans le vestibule un bruit sourd d'armes et de commandements militaires. -- Je suis mort, murmura Henri. -- Tu crains, tu hesites, dit Charles avec inquietude. -- Moi! Sire, repliqua Henri; non, je ne crains pas; non, je n'hesite pas; j'accepte. Charles lui serra la main. Et comme en ce moment sa nourrice s'approchait de lui, tenant une potion qu'elle venait de preparer dans une chambre voisine, sans faire attention que le sort de la France se decidait a trois pas d'elle: -- Appelle ma mere, bonne nourrice, et dis aussi qu'on fasse venir M. d'Alencon. XXXIV Le roi est mort: vive le roi! Catherine et le duc d'Alencon, livides d'effroi et tremblants de fureur tout ensemble, entrerent quelques minutes apres. Comme Henri l'avait devine, Catherine savait tout et avait tout dit, en peu de mots, a Francois. Ils firent quelques pas et s'arreterent, attendant. Henri etait debout au chevet du lit de Charles. Le roi leur declara sa volonte. -- Madame, dit-il a sa mere, si j'avais un fils, vous seriez regente, ou, a defaut de vous, ce serait le roi de Pologne, ou, a defaut du roi de Pologne enfin, ce serait mon frere Francois; mais je n'ai pas de fils, et apres moi le trone appartient a mon frere le duc d'Anjou, qui est absent. Comme un jour ou l'autre il viendra reclamer ce trone, je ne veux pas qu'il trouve a sa place un homme qui puisse, par des droits presque egaux, lui disputer ses droits, et qui expose par consequent le royaume a des guerres de pretendants. Voila pourquoi je ne vous prends pas pour regente, madame, car vous auriez a choisir entre vos deux fils, ce qui serait penible pour le coeur d'une mere. Voila pourquoi je ne choisis pas mon frere Francois, car mon frere Francois pourrait dire a son aine: "Vous aviez un trone, pourquoi l'avez-vous quitte?" Non, je choisis donc un regent qui puisse prendre en depot la couronne, et qui la garde sous sa main et non sur sa tete. Ce regent, saluez-le, madame; saluez-le, mon frere; ce regent, c'est le roi de Navarre! Et avec un geste de supreme commandement, il salua Henri de la main. Catherine et d'Alencon firent un mouvement qui tenait le milieu entre un tressaillement nerveux et un salut. -- Tenez, monseigneur le regent, dit Charles au roi de Navarre, voici le parchemin qui, jusqu'au retour du roi de Pologne, vous donne le commandement des armees, les clefs du tresor, le droit et le pouvoir royal. Catherine devorait Henri du regard, Francois etait si chancelant qu'il pouvait a peine se soutenir; mais cette faiblesse de l'un et cette fermete de l'autre, au lieu de rassurer Henri, lui montraient le danger present, debout, menacant. Henri n'en fit pas moins un effort violent, et, surmontant toutes ses craintes, il prit le rouleau des mains du roi, puis, se redressant de toute sa hauteur, il fixa sur Catherine et Francois un regard qui voulait dire: -- Prenez garde, je suis votre maitre. Catherine comprit ce regard. -- Non, non, jamais, dit-elle; jamais ma race ne pliera la tete sous une race etrangere; jamais un Bourbon ne regnera en France tant qu'il restera un Valois. -- Ma mere, ma mere, s'ecria Charles IX en se redressant dans son lit aux draps rougis, plus effrayant que jamais, prenez garde, je suis roi encore: pas pour longtemps, je le sais bien, mais il ne faut pas longtemps pour donner un ordre, il ne faut pas longtemps pour punir les meurtriers et les empoisonneurs. -- Eh bien, donnez-le donc, cet ordre, si vous l'osez. Moi je vais donner les miens. Venez, Francois, venez. Et elle sortit rapidement, entrainant avec elle le duc d'Alencon. -- Nancey! cria Charles; Nancey, a moi, a moi! je l'ordonne, je le veux, Nancey, arretez ma mere, arretez mon frere, arretez... Une gorgee de sang coupa la parole a Charles au moment ou le capitaine des gardes ouvrit la porte, et le roi suffoque rala sur son lit. Nancey n'avait entendu que son nom; les ordres qui l'avaient suivi, prononces d'une voix moins distincte, s'etaient perdus dans l'espace. -- Gardez la porte, dit Henri, et ne laissez entrer personne. Nancey salua et sortit. Henri reporta ses yeux sur ce corps inanime et qu'on eut pu prendre pour un cadavre, si un leger souffle n'eut agite la frange d'ecume qui bordait ses levres. Il regarda longtemps; puis se parlant a lui-meme: -- Voici l'instant supreme, dit-il, faut-il regner, faut-il vivre? Au meme instant la tapisserie de l'alcove se souleva, une tete palie parut derriere, et une voix vibra au milieu du silence de mort qui regnait dans la chambre royale: -- Vivez, dit cette voix. -- Rene! s'ecria Henri. -- Oui, Sire. -- Ta prediction etait donc fausse: je ne serai donc pas roi? s'ecria Henri. -- Vous le serez, Sire, mais l'heure n'est pas encore venue. -- Comment le sais-tu? parle, que je sache si je dois te croire. -- Ecoutez. -- J'ecoute. -- Baissez-vous. Henri s'inclina au-dessus du corps de Charles. Rene se pencha de son cote. La largeur du lit les separait seule, et encore la distance etait-elle diminuee par leur double mouvement. Entre eux deux etait couche et toujours sans voix et sans mouvement le corps du roi moribond. -- Ecoutez, dit Rene; place ici par la reine mere pour vous perdre, j'aime mieux vous servir, moi, car j'ai confiance en votre horoscope; en vous servant je trouve a la fois, dans ce que je fais, l'interet de mon corps et de mon ame. -- Est-ce la reine mere aussi qui t'a ordonne de me dire cela? demanda Henri plein de doute et d'angoisses. -- Non, dit Rene, mais ecoutez un secret. Et il se pencha encore davantage. Henri l'imita, de sorte que les deux tetes se touchaient presque. Cet entretien de deux hommes courbes sur le corps d'un roi mourant avait quelque chose de si sombre, que les cheveux du superstitieux Florentin se dressaient sur sa tete et qu'une sueur abondante perlait sur le visage de Henri. -- Ecoutez, continua Rene, ecoutez un secret que je sais seul, et que je vous revele si vous me jurez sur ce mourant de me pardonner la mort de votre mere. -- Je vous l'ai deja promis une fois, dit Henri dont le visage s'assombrit. -- Promis, mais non jure, dit Rene en faisant un mouvement en arriere. -- Je le jure, dit Henri etendant la main droite sur la tete du roi. -- Eh bien, Sire, dit precipitamment le Florentin, le roi de Pologne arrive! -- Non, dit Henri, le courrier a ete arrete par le roi Charles. -- Le roi Charles n'en a arrete qu'un sur la route de Chateau- Thierry; mais la reine mere, dans sa prevoyance, en avait envoye trois par trois routes. -- Oh! malheur a moi! dit Henri. -- Un messager est arrive ce matin de Varsovie. Le roi partait derriere lui sans que personne songeat a s'y opposer, car a Varsovie on ignorait encore la maladie du roi. Il ne precede Henri d'Anjou que de quelques heures. -- Oh! si j'avais seulement huit jours! dit Henri. -- Oui, mais vous n'avez que huit heures. Avez-vous entendu le bruit des armes que l'on preparait? -- Oui. -- Ces armes, on les preparait a votre intention. Ils viendront vous tuer jusqu'ici, jusque dans la chambre du roi. -- Le roi n'est pas mort encore. Rene regarda fixement Charles: -- Dans dix minutes il le sera. Vous avez donc dix minutes a vivre, peut-etre moins. -- Que faire alors? -- Fuir sans perdre une minute, sans perdre une seconde. -- Mais par ou? s'ils attendent dans l'antichambre, ils me tueront quand je sortirai. -- Ecoutez: je risque tout pour vous, ne l'oubliez jamais. -- Sois tranquille. -- Suivez-moi par ce passage secret, je vous conduirai jusqu'a la poterne. Puis, pour vous donner du temps, j'irai dire a la belle- mere que vous descendez; vous serez cense avoir decouvert ce passage secret et en avoir profite pour fuir: venez, venez. Henri se baissa vers Charles et l'embrassa au front. -- Adieu, mon frere, dit-il; je n'oublierai point que ton dernier desir fut de me voir te succeder. Je n'oublierai pas que ta derniere volonte fut de me faire roi. Meurs en paix. Au nom de nos freres, je te pardonne le sang verse. -- Alerte! alerte! dit Rene, il revient a lui; fuyez avant qu'il rouvre les yeux, fuyez. -- Nourrice! murmura Charles, nourrice! Henri saisit au chevet de Charles l'epee desormais inutile du roi mourant, mit le parchemin qui le faisait regent dans sa poitrine, baisa une derniere fois le front de Charles, tourna autour du lit, et s'elanca par l'ouverture qui se referma derriere lui. -- Nourrice! cria le roi d'une voix plus forte, nourrice! La bonne femme accourut. -- Eh bien, qu'y a-t-il, mon Charlot? demanda-t-elle. -- Nourrice, dit le roi, la paupiere ouverte et l'oeil dilate par la fixite terrible de la mort, il faut qu'il se soit passe quelque chose pendant que je dormais: je vois une grande lumiere, je vois Dieu notre maitre; je vois mon Seigneur Jesus, je vois la benoite Vierge Marie. Ils le prient, ils le supplient pour moi: le Seigneur tout-puissant me pardonne... il m'appelle... Mon Dieu! mon Dieu! recevez-moi dans votre misericorde... Mon Dieu! oubliez que j'etais roi, car je viens a vous sans sceptre et sans couronne... Mon Dieu! oubliez les crimes du roi pour ne vous rappeler que les souffrances de l'homme... Mon dieu! me voila. Et Charles, qui, a mesure qu'il prononcait ces paroles, s'etait souleve de plus en plus comme pour aller au-devant de la voix qui l'appelait, Charles, apres ces derniers mots, poussa un soupir et retomba immobile et glace entre les bras de sa nourrice. Pendant ce temps, et tandis que les soldats, commandes par Catherine, se portaient sur le passage connu de tous par lequel Henri devait sortir, Henri, guide par Rene, suivait le couloir secret et gagnait la poterne, sautait sur le cheval qui l'attendait, et piquait vers l'endroit ou il savait retrouver de Mouy. Tout a coup au bruit de son cheval, dont le galop faisait retentir le pave sonore, quelques sentinelles se retournerent en criant: -- Il fuit! il fuit! -- Qui cela? s'ecria la reine mere en s'approchant d'une fenetre. -- Le roi Henri, le roi de Navarre, crierent les sentinelles. -- Feu! dit Catherine, feu sur lui! Les sentinelles ajusterent, mais Henri etait deja trop loin. -- Il fuit, s'ecria la reine mere, donc il est vaincu. -- Il fuit, murmura le duc d'Alencon, donc je suis roi. Mais au meme instant, et tandis que Francois et sa mere etaient encore a la fenetre, le pont-levis craqua sous les pas des chevaux, et precede par un cliquetis d'armes et par une grande rumeur, un jeune homme lance au galop, son chapeau a la main, entra dans la cour en criant: _France! _suivi de quatre gentilshommes, couverts comme lui de sueur, de poussiere et d'ecume. -- Mon fils! s'ecria Catherine en etendant les deux bras par la fenetre. -- Ma mere! repondit le jeune homme en sautant a bas du cheval. -- Mon frere d'Anjou! s'ecria avec epouvante Francois en se rejetant en arriere. -- Est-il trop tard? demanda Henri d'Anjou a sa mere. -- Non, au contraire, il est temps, et Dieu t'eut conduit par la main qu'il ne t'eut pas amene plus a propos; regarde et ecoute. En effet, M. de Nancey, capitaine des gardes, s'avancait sur le balcon de la chambre du roi. Tous les regards se tournerent vers lui. Il brisa une baguette en deux morceaux, et, les bras etendus, tenant les deux morceaux de chaque main: -- Le roi Charles IX est mort! le roi Charles IX est mort! le roi Charles IX est mort! cria-t-il trois fois. Et il laissa tomber les deux morceaux de la baguette. -- Vive le roi Henri III! cria alors Catherine en se signant avec une pieuse reconnaissance. Vive le roi Henri III! Toutes les voix repeterent ce cri, excepte celle du duc Francois. -- Ah! elle m'a joue, dit-il en dechirant sa poitrine avec ses ongles. -- Je l'emporte, s'ecria Catherine, et cet odieux Bearnais ne regnera pas! XXXV Epilogue Un an s'etait ecoule depuis la mort du roi Charles IX et l'avenement au trone de son successeur. Le roi Henri III, heureusement regnant par la grace de Dieu et de sa mere Catherine, etait alle a une belle procession faite en l'honneur de Notre-Dame de Clery. Il etait parti a pied avec la reine sa femme et toute la cour. Le roi Henri III pouvait bien se donner ce petit passe-temps; nul souci serieux ne l'occupait a cette heure. Le roi de Navarre etait en Navarre, ou il avait si longtemps desire etre, et s'occupait fort, disait-on, d'une belle fille du sang des Montmorency et qu'il appelait la Fosseuse. Marguerite etait pres de lui, triste et sombre, et ne trouvant que dans ses belles montagnes, non pas une distraction, mais un adoucissement aux deux grandes douleurs de la vie: l'absence et la mort. Paris etait fort tranquille, et la reine mere, veritablement regente depuis que son cher fils Henri etait roi, y faisait sejour tantot au Louvre, tantot a l'hotel de Soissons, qui etait situe sur l'emplacement que couvre aujourd'hui la halle au ble, et dont il ne reste que l'elegante colonne qu'on peut voir encore aujourd'hui. Elle etait un soir fort occupee a etudier les astres avec Rene, dont elle avait toujours ignore les petites trahisons, et qui etait rentre en grace aupres d'elle pour le faux temoignage qu'il avait si a point porte dans l'affaire de Coconnas et de La Mole, lorsqu'on vint lui dire qu'un homme qui disait avoir une chose de la plus haute importance a lui communiquer, l'attendait dans son oratoire. Elle descendit precipitamment et trouva le sire de Maurevel. -- _Il _est ici, s'ecria l'ancien capitaine des petardiers, ne laissant point, contre l'etiquette royale, le temps a Catherine de lui adresser la parole. -- Qui, _il?_ demanda Catherine. -- Qui voulez-vous que ce soit, madame, sinon le roi de Navarre? -- Ici! dit Catherine, ici... lui... Henri... Et qu'y vient-il faire, l'imprudent? -- Si l'on en croit les apparences, il vient voir madame de Sauve; voila tout. Si l'on en croit les probabilites, il vient conspirer contre le roi. -- Et comment savez-vous qu'il est ici? -- Hier, je l'ai vu entrer dans une maison, et un instant apres madame de Sauve est venue l'y joindre. -- Etes-vous sur que ce soit lui? -- Je l'ai attendu jusqu'a sa sortie, c'est-a-dire une partie de la nuit. A trois heures, les deux amants se sont remis en chemin. Le roi a conduit madame de Sauve jusqu'au guichet du Louvre; la, grace au concierge, qui est dans ses interets sans doute, elle est rentree sans etre inquietee, et le roi s'en est revenu tout en chantonnant un petit air et d'un pas aussi degage que s'il etait au milieu de ses montagnes. -- Et ou est-il alle ainsi? -- Rue de l'Arbre-Sec, hotel de la Belle-Etoile, chez ce meme aubergiste ou logeaient les deux sorciers que Votre Majeste a fait executer l'an passe. -- Pourquoi n'etes-vous pas venu me dire la chose aussitot? -- Parce que je n'etais pas encore assez sur de mon fait. -- Tandis que maintenant? -- Maintenant, je le suis. -- Tu l'as vu? -- Parfaitement. J'etais embusque chez un marchand de vin en face; je l'ai vu entrer d'abord dans la meme maison que la veille; puis comme madame de Sauve tardait, il a mis imprudemment son visage au carreau d'une fenetre du premier, et cette fois je n'ai plus conserve aucun doute. D'ailleurs, un instant apres, madame de Sauve l'est venue rejoindre de nouveau. -- Et tu crois qu'ils resteront, comme la nuit passee, jusqu'a trois heures du matin? -- C'est probable. -- Ou est donc cette maison? -- Pres de la Croix-des-Petits-Champs, vers Saint-Honore. -- Bien, dit Catherine. M. de Sauve ne connait point votre ecriture? -- Non. -- Asseyez-vous la et ecrivez. Maurevel obeit et prenant la plume: -- Je suis pret, madame, dit-il. Catherine dicta: "Pendant que le baron de Sauve fait son service au Louvre, la baronne est avec un muguet de ses amis, dans une maison proche de la Croix-des-Petits-Champs, vers Saint-Honore; le baron de Sauve reconnaitra la maison a une croix rouge qui sera faite sur la muraille." -- Eh bien? demanda Maurevel. -- Faites une seconde copie de cette lettre, dit Catherine. Maurevel obeit passivement. -- Maintenant, dit la reine, faites remettre une de ces lettres par un homme adroit au baron de Sauve, et que cet homme laisse tomber l'autre dans les corridors du Louvre. -- Je ne comprends pas, dit Maurevel. Catherine haussa les epaules. -- Vous ne comprenez pas qu'un mari qui recoit une pareille lettre se fache? -- Mais il me semble, madame, que du temps du roi de Navarre il ne se fachait pas. -- Tel qui passe des choses a un roi ne les passe peut-etre pas a un simple galant. D'ailleurs, s'il ne se fache pas, vous vous facherez pour lui, vous. -- Moi? -- Sans doute. Vous prenez quatre hommes, six hommes s'il le faut, vous vous masquez, vous enfoncez la porte, comme si vous etiez les envoyes du baron, vous surprenez les amants au milieu de leur tete-a-tete, vous frappez au nom du roi; et le lendemain le billet perdu dans le corridor du Louvre, et trouve par quelque ame charitable qui l'a deja fait circuler, atteste que c'est le mari qui s'est venge. Seulement, le hasard a fait que le galant etait le roi de Navarre; mais qui pouvait deviner cela, quand chacun le croyait a Pau? Maurevel regarda avec admiration Catherine, s'inclina et sortit. En meme temps que Maurevel sortait de l'hotel de Soissons, madame de Sauve entrait dans la petite maison de la Croix-des-Petits- Champs. Henri l'attendait la porte entrouverte. Des qu'il l'apercut dans l'escalier: -- Vous n'avez pas ete suivie? dit-il. -- Mais non, dit Charlotte, que je sache, du moins. -- C'est que je crois l'avoir ete, dit Henri, non seulement cette nuit, mais encore ce soir. -- Oh! mon Dieu! dit Charlotte, vous m'effrayez, Sire; si un bon souvenir donne par vous a une ancienne amie allait tourner a mal pour vous, je ne m'en consolerais pas. -- Soyez tranquille, ma mie, dit le Bearnais, nous avons trois epees qui veillent dans l'ombre. -- Trois, c'est bien peu, Sire. -- C'est assez quand ces epees s'appellent de Mouy, Saucourt et Barthelemy. -- De Mouy est donc avec vous a Paris? -- Sans doute. -- Il a ose revenir dans la capitale? Il a donc, comme vous, quelque pauvre femme folle de lui? -- Non, mais il a un ennemi dont il a jure la mort. Il n'y a que la haine, ma chere, qui fasse faire autant de sottises que l'amour. -- Merci, Sire. -- Oh! dit Henri, je ne dis pas cela pour les sottises presentes, je dit cela pour les sottises passees et a venir. Mais ne discutons pas la-dessus, nous n'avons pas de temps a perdre. -- Vous partez donc toujours? -- Cette nuit. -- Les affaires pour lesquelles vous etiez revenu a Paris sont donc terminees? -- Je n'y suis revenu que pour vous. -- Gascon! -- Ventre-saint-Gris! ma mie, je dis la verite; mais ecartons ces souvenirs: j'ai encore deux ou trois heures a etre heureux, et puis une separation eternelle. -- Ah! Sire, dit madame de Sauve, il n'y a d'eternel que mon amour. Henri venait de dire qu'il n'avait pas le temps de discuter, il ne discuta donc point; il crut, ou, le sceptique qu'il etait, il fit semblant de croire. Cependant, comme l'avait dit le roi de Navarre, de Mouy et ses deux compagnons etaient caches aux environs de la maison. Il etait convenu que Henri sortirait a minuit de la petite maison au lieu d'en sortir a trois heures; qu'on irait comme la veille reconduire madame de Sauve au Louvre, et que de la on irait rue de la Cerisaie, ou demeurait Maurevel. C'etait seulement pendant la journee qui venait de s'ecouler que de Mouy avait enfin eu notion certaine de la maison qu'habitait son ennemi. Ils etaient la depuis une heure a peu pres, lorsqu'ils virent un homme, suivi a quelques pas de cinq autres, qui s'approchait de la porte de la petite maison, et qui, l'une apres l'autre, essayait plusieurs clefs. A cette vue, de Mouy, cache dans l'enfoncement d'une porte voisine, ne fit qu'un bond de sa cachette a cet homme, et le saisit par le bras. -- Un instant, dit-il, on n'entre pas la. L'homme fit un bond en arriere, et en bondissant son chapeau tomba. -- De Mouy de Saint-Phale! s'ecria-t-il. -- Maurevel! hurla le huguenot en levant son epee. Je te cherchais; tu viens au-devant de moi, merci! Mais la colere ne lui fit pas oublier Henri; et se retournant vers la fenetre, il siffla a la maniere des patres bearnais. -- Cela suffira, dit-il a Saucourt. Maintenant, a moi, assassin! a moi! Et il s'elanca vers Maurevel. Celui-ci avait eu le temps de tirer de sa ceinture un pistolet. -- Ah! cette fois, dit le Tueur de Roi en ajustant le jeune homme, je crois que tu es mort. Et il lacha le coup. Mais de Mouy se jeta a droite, et la balle passa sans l'atteindre. -- A mon tour maintenant, s'ecria le jeune homme. Et il fournit a Maurevel un si rude coup d'epee que, quoique ce coup atteignit sa ceinture de cuir, la pointe aceree traversa l'obstacle et s'enfonca dans les chairs. L'assassin poussa un cri sauvage qui accusait une si profonde douleur que les sbires qui l'accompagnaient le crurent frappe a mort et s'enfuirent epouvantes du cote de la rue Saint-Honore. Maurevel n'etait point brave. Se voyant abandonne par ses gens et ayant devant lui un adversaire comme de Mouy, il essaya a son tour de prendre la fuite, et se sauva par le meme chemin qu'ils avaient pris, en criant: "A l'aide!" De Mouy, Saucourt et Barthelemy, emportes par leur ardeur, les poursuivirent. Comme ils entraient dans la rue de Grenelle, qu'ils avaient prise pour leur couper le chemin, une fenetre s'ouvrait et un homme sautait du premier etage sur la terre fraichement arrosee par la pluie. C'etait Henri. Le sifflement de De Mouy l'avait averti d'un danger quelconque, et ce coup de pistolet, en lui indiquant que le danger etait grave, l'avait attire au secours de ses amis. Ardent, vigoureux, il s'elanca sur leurs traces l'epee a la main. Un cri le guida: il venait de la barriere des Sergents. C'etait Maurevel, qui, se sentant presse par de Mouy, appelait une seconde fois a son secours ses hommes emportes par la terreur. Il fallait se retourner ou etre poignarde par derriere. Maurevel se retourna, rencontra le fer de son ennemi, et presque aussitot lui porta un coup si habile que son echarpe en fut traversee. Mais de Mouy riposta aussitot. L'epee s'enfonca de nouveau dans la chair qu'elle avait deja entamee, et un double jet de sang s'elanca par une double plaie. -- Il en tient! cria Henri, qui arrivait. Sus! sus, de Mouy! De Mouy n'avait pas besoin d'etre encourage. Il chargea de nouveau Maurevel; mais celui-ci ne l'attendit point. Appuyant sa main gauche sur sa blessure, il reprit une course desesperee. -- Tue-le vite! tue-le! cria le roi; voici ses soldats qui s'arretent, et le desespoir des laches ne vaut rien pour les braves. Maurevel, dont les poumons eclataient, dont la respiration sifflait, dont chaque haleine chassait une sueur sanglante, tomba tout a coup d'epuisement; mais aussitot il se releva, et, se retournant sur un genou, il presenta la pointe de son epee a de Mouy. -- Amis! amis! cria Maurevel, ils ne sont que deux. Feu, feu sur eux! En effet, Saucourt et Barthelemy s'etaient egares a la poursuite de deux sbires qui avaient pris par la rue des Poulies, et le roi et de Mouy se trouvaient seuls en presence de quatre hommes. -- Feu! continuait de hurler Maurevel, tandis qu'un de ses soldats appretait effectivement son poitrinal. -- Oui, mais auparavant, dit de Mouy, meurs, traitre, meurs, miserable, meurs damne comme un assassin! Et saisissant d'une main l'epee tranchante de Maurevel, de l'autre il plongea la sienne du haut en bas dans la poitrine de son ennemi, et cela avec tant de force qu'il le cloua contre terre. -- Prends garde! prends garde! cria Henri. De Mouy fit un bond en arriere, laissant son epee dans le corps de Maurevel, car un soldat l'ajustait et allait le tuer a bout portant. En meme temps Henri passait son epee au travers du corps du soldat, qui tomba pres de Maurevel en jetant un cri. Les deux autres soldats prirent la fuite. -- Viens! de Mouy, viens! cria Henri. Ne perdons pas un instant; si nous etions reconnus, ce serait fait de nous. -- Attendez, Sire; et mon epee, croyez-vous que je veuille la laisser dans le corps de ce miserable? Et il s'approcha de Maurevel gisant et en apparence sans mouvement; mais au moment ou de Mouy mettait la main a la garde de cette epee, qui effectivement etait restee dans le corps de Maurevel, celui-ci se releva arme du poitrinal que le soldat avait lache en tombant, et a bout portant il lacha le coup au milieu de la poitrine de De Mouy. Le jeune homme tomba sans meme pousser un cri; il etait tue raide. Henri s'elanca sur Maurevel; mais il etait tombe a son tour, et son epee ne perca plus qu'un cadavre. Il fallait fuir, le bruit avait attire un grand nombre de personnes, la garde de nuit pouvait venir. Henri chercha parmi les curieux attires par le bruit une figure, une connaissance, et tout a coup poussa un cri de joie. Il venait de reconnaitre maitre La Huriere. Comme la scene se passait au pied de la croix du Trahoir, c'est-a- dire en face de la rue de l'Arbre-Sec, notre ancienne connaissance, dont l'humeur naturellement sombre s'etait encore singulierement attristee depuis la mort de La Mole et de Coconnas, ses deux hotes bien-aimes, avait quitte ses fourneaux et ses casseroles au moment ou justement il appretait le souper du roi de Navarre et etait accouru. -- Mon cher La Huriere, je vous recommande De Mouy, quoique j'ai bien peur qu'il n'y ait plus rien a faire. Emportez-le chez vous, et s'il vit encore n'epargnez rien, voila ma bourse. Quant a l'autre laissez-le dans le ruisseau et qu'il y pourrisse comme un chien. -- Mais vous? dit La Huriere. -- Moi, j'ai un adieu a dire. Je cours, et dans dix minutes, je suis chez vous. Tenez mes chevaux prets. Et Henri se mit effectivement a courir dans la direction de la petite maison de la Croix-des-Petits-Champs; mais en debouchant de la rue de Grenelle, il s'arreta plein de terreur. Un groupe nombreux etait amasse devant la porte. -- Qu'y a-t-il dans cette maison, demanda Henri, et qu'est-il arrive? -- Oh! repondit celui auquel il s'adressait, un grand malheur, monsieur. C'est une belle jeune femme qui vient d'etre poignardee par son mari, a qui l'on avait remis un billet pour le prevenir que sa femme etait avec un amant. -- Et le mari? s'ecria Henri. -- Il s'est sauve. -- La femme? -- Elle est la. -- Morte? -- Pas encore; mais, Dieu merci, elle n'en vaut guere mieux. -- Oh! s'ecria Henri, je suis donc maudit! Et il s'elanca dans la maison. La chambre etait pleine de monde; tout ce monde entourait un lit sur lequel etait couchee la pauvre Charlotte percee de deux coups de poignard. Son mari, qui pendant deux ans avait dissimule sa jalousie contre Henri, avait saisi cette occasion de se venger d'elle. -- Charlotte! Charlotte! cria Henri fendant la foule et tombant a genoux devant le lit. Charlotte rouvrit ses beaux yeux deja voiles par la mort; elle jeta un cri qui fit jaillir le sang de ses deux blessures, et faisant un effort pour se soulever. -- Oh! je savais bien, dit-elle, que je ne pouvais pas mourir sans le revoir. Et en effet, comme si elle n'eut attendu que ce moment pour rendre a Henri cette ame qui l'avait tant aime, elle appuya ses levres sur le front du roi de Navarre, murmura encore une derniere fois: "Je t'aime", et tomba morte. Henri ne pouvait rester plus longtemps sans se perdre. Il tira son poignard, coupa une boucle de ses beaux cheveux blonds qu'il avait si souvent denoues pour en admirer la longueur, et sortit en sanglotant au milieu des sanglots des assistants, qui ne se doutaient pas qu'ils pleuraient sur de si hautes infortunes. -- Ami, amour, s'ecria Henri eperdu, tout m'abandonne, tout me quitte, tout me manque a la fois! -- Oui, Sire, lui dit tout bas un homme qui s'etait detache du groupe de curieux amasse devant la petite maison et qui l'avait suivi, mais vous avez toujours le trone. -- Rene! s'ecria Henri. -- Oui, Sire, Rene qui veille sur vous: ce miserable en expirant vous a nomme; on sait que vous etes a Paris, les archers vous cherchent, fuyez, fuyez! -- Et tu dis que je serai roi, Rene! un fugitif! -- Regardez, Sire, dit le Florentin en montrant au roi une etoile qui se degageait, brillante, des plis d'un nuage noir, ce n'est pas moi qui le dis, c'est elle. Henri poussa un soupir et disparut dans l'obscurite. FIN [1] Charles IX avait epouse Elisabeth d'Autriche, fille de Maximilien. [2] Espece de brasero. [3] En effet, cet enfant naturel, qui n'etait autre que le fameux duc d'Angouleme, qui mourut en 1650, supprimait, s'il eut ete legitime, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV. Que nous donnait-il a la place? L'esprit se confond et se perd dans les tenebres d'une pareille question. [4] Votre presence inesperee dans cette cour nous comblerait de joie, moi et mon mari, si elle n'amenait un grand malheur, c'est-a-dire non seulement la perte d'un frere, mais encore celle d'un ami. [5] Nous sommes desesperes d'etre separes de vous, quand nous eussions prefere partir avec vous. Mais le meme destin qui veut que vous quittiez sans retard Paris, nous enchaine, nous, dans cette ville. Partez donc, cher frere; partez donc, cher ami; partez sans nous. Notre esperance et nos desirs vous suivent. [6] Textuelle. End of Project Gutenberg's La reine Margot - Tome II, by Alexandre Dumas, Pere *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA REINE MARGOT - TOME II *** ***** This file should be named 13857.txt or 13857.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/8/5/13857/ This Etext was prepared by Ebooks libres et gratuits and is available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.