The Project Gutenberg EBook of Jim l'indien by Gustave Aimard and Jules Berlioz d'Auriac This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Jim l'indien Author: Gustave Aimard and Jules Berlioz d'Auriac Release Date: October 6, 2004 [EBook #13598] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM L'INDIEN *** Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Gustave Aimard -- Jules Berlioz d'Auriac JIM L'INDIEN (1867) Table des matieres CHAPITRE PREMIER SUR L'EAU. CHAPITRE II LEGENDES DU FOYER CHAPITRE III UNE VISITE CHAPITRE IV CROQUIS, BOULEVERSEMENTS, AVENTURES. CHAPITRE V UN AMI PROPICE. CHAPITRE VI INDECISION. CHAPITRE VII L'OEUVRE INFERNALE. CHAPITRE VIII QUESTION DE VIE OU DE MORT. CHAPITRE IX JIM L'INDIEN EN MISSION. CHAPITRE X UNE NUIT DANS LES BOIS. CHAPITRE XI PERIPETIES. CHAPITRE XII AMIS ET ENNEMIS. EPILOGUE CHAPITRE PREMIER _SUR L'EAU._ Par une brulante journee du mois d'aout 1862 un petit steamer sillonnait paisiblement les eaux brunes du Minnesota. On pouvait voir entasses pele-mele sur le pont, hommes, femmes, enfants, caisses, malles, paquets, et les mille inutilites indispensables a l'emigrant, au voyageur. Les bordages du paquebot etaient couronnes d'une galerie mouvante de tetes agitees, qui toutes se penchaient curieusement pour mieux voir la contree nouvelle qu'on allait traverser. Dans cette foule aventureuse il y avait les types les plus variees: le speculateur froid et calculateur dont les yeux brillaient d'admiration lorsqu'ils rencontraient la grasse prairie au riche aspect, et les splendides forets bordant le fleuve; le Francais vif et anime; l'Anglais au visage solennel; le pensif et flegmatique Allemand; l'ecossais a la mine resolue, aux vetements barioles de jaune; l'Africain a peau d'ebene. -- Une marchandise de contrebande, comme on dit maintenant. -- Tous les elements d'un monde miniature s'agitaient dans l'etroit navire, et avec eux, passions, projets, haines, amours, vice, vertus. Sur l'avant se tenaient deux individus paraissant tout particulierement sensibles aux beautes du glorieux paysage deploye sous leurs yeux. Le premier etait un jeune homme de haute taille dont les regards exprimaient une incommensurable confiance en lui-meme. Un large Panama ombrageait coquettement sa tete; un foulard blanc, suspendu avec une savante negligence derriere le chapeau pour abriter le cou contre les ardeurs du soleil, ondulait moelleusement au gre du zephyr; une orgueilleuse chaine d'or chargee de breloques s'etalait, fulgurante, sur son gilet; ses mains, gantees finement, etaient plongees dans les poches d'un leger et adorable paletot en coutil blanc comme la neige. Il portait sous le bras droit un assez gros portefeuille rempli d'esquisses artistiques et Croquis executes d'apres nature, au vol de la vapeur. Ce beau jeune homme, si aristocratique, se nommait M. Adolphus Halleck, dessinateur paysagiste, qui remontait le Minnesota dans le but d'enrichir sa collection de vues pittoresques. Les glorieux travaux de Bierstadt sur les paysages et les moeurs des Montagnes Rocheuses avait rempli d'emulation le jeune peintre; il brillait du desir de visiter, d'observer avec soin les hautes terres de l'Ouest, et de recueillir une ample moisson d'etudes sur les nobles montagnes, les plaines majestueuses, les lacs, les cataractes, les fleuves, les chasses, les tribus sauvages de ces territoires fantastiques. Il etait beau garcon; son visage un peu pale, colore sur les joues, d'un ovale distingue annoncait une complexion delicate mais aristocratique, On n'aurait pu le considerer comme un gandin, cependant il affichait de grandes pretentions a l'elegance, et possedait au grand complet les qualites sterling d'un gentleman. La jeune lady qui etait proche de sir Halleck etait une charmante creature, aux yeux animes, aux traits reguliers et gracieux, mais petillant d'une expression malicieuse. Evidemment, c'etait un de ces esprits actifs, piquants, dont la saveur bizarre et originale les destine a servir d'epices dans l'immense ragout de la societe. Miss Maria Allondale etait cousine de sir Adolphus Halleck. -- Oui, Maria, disait ce dernier, en regardant par dessus la tete de la jeune fille, les rivages fuyant a toute vapeur; oui, lorsque je reviendrai a la fin de l'automne, j'aurai collectionne assez de croquis et d'etudes pour m'occuper ensuite pendant une demi-douzaine d'annees. -- Je suppose que les paysages environnants vous paraissent indignes des efforts de votre pinceau, repliqua la jeune fille en clignant les yeux. -- Je ne dis pas precisement cela... tenez, voici un effet de rivage assez correct; j'en ai vu de semblables a l'Academie. Si seulement il y avait un groupe convenable d'Indiens pour garnir le second plan, ca ferait un tableau, oui. -- Vous avez donc conserve vos vieilles amours pour les sauvages? -- Parfaitement. Ils ont toujours fait mon admiration, depuis le premier jour ou, dans mon enfance, j'ai devore les interessantes legendes de Bas-de-Cuir, j'ai toujours eu soif de les voir face a face, dans leur solitude native, au milieu de calmes montagnes ou la nature est sereine, dans leur purete de race primitive, exempte du contact des Blancs! -- Oh ciel! quel enthousiasme! vous ne manquerez pas d'occasions, soyez-en sur; vous pourrez rassasier votre "soif" d'hommes rouges! seulement, permettez-moi de vous dire que ces poetiques visions s'evanouiront plus promptement que l'ecume de ces eaux bouillonnantes. L'artiste secoua la tete avec un sourire: -- Ce sont des sentiments trop profondement enracines pour disparaitre aussi soudainement. Je vous accorde que, parmi ces gens-la, il peut y avoir des gredins et des vagabonds; mais n'en trouve-t-on pas chez les peuples civilises? Je maintiens et je maintiendrai que, comme race, les Indiens ont l'ame haute, noble, chevaleresque; ils nous sont meme superieurs a ce point de vue. -- Et moi, je maintiens et je maintiendrai qu'ils sont perfides, traitres, feroces!... c'est une repoussante population, qui m'inspire plus d'antipathie que des tigres, des betes fauves, que sais-je! vos sauvages du Minnesota ne valent pas mieux que les autres! Halleck regarda pendant quelques instants avec un sourire malicieux, sa charmante interlocutrice qui s'etait extraordinairement animee en finissant. -- Tres bien! Maria, vous connaissez mieux que moi les Indigenes du Minnesota. Par exemple, j'ose dire que la source ou vous avez puise vos renseignements laisse quelque chose a desirer sur le chapitre des informations; vous n'avez entendu que les gens des frontieres, les _Borders_, qui eux aussi, sont sujets a caution. Si vous vouliez penetrer dans les bois, de quelques centaines de milles, vous changeriez bien d'avis. -- Ah vraiment! moi, changer d'avis! faire quelques centaines de milles dans les bois! n'y comptez pas, mon beau cousin! Une seule chose m'etonne, c'est qu'il y ait des hommes blancs, assez fous pour se condamner a vivre en de tels pays. Oh! je devine ce qui vous fait rire, continua la jeune fille en souriant malgre elle; vous vous moquez de ce que j'ai fait, tout l'ete, precisement ce que je condamne. Eh bien! je vous promets, lorsque je serai revenue chez nous a Cincinnati, cet automne, que vous ne me reverrez plus traverser le Mississipi. Je ne serais point sur cette route, si je n'avais promis a l'oncle John de lui rendre une visite; il est si bon que j'aurais ete desolee de le chagriner par un refus. "L'oncle John Brainerd" n'etait pas, en realite, parent aux deux jeunes gens. C'etait un ami d'enfance du pere de Maria Allondale; et toute la famille le designait sous le nom d'oncle. Apres s'etre retire dans la region de Minnesota en 1856, il avait exige la promesse formelle, que tous les membres de la maison d'Allondale viendraient le voir ensemble ou separement, lorsque son _settlement_ serait bien etabli. Effectivement, le pere, la mere, tous les enfants maries ou non, avaient accompli ce gai pelerinage: seule Maria, la plus jeune, ne s'etait point rendue encore aupres de lui. Or, en juin 1862, M. Allondale l'avait amenee a Saint-Paul, l'avait embarquee, et avait avise l'oncle John de l'envoi du gracieux colis; ce dernier l'attendait, et se proposait de garder sa gentille niece tout le reste de l'ete. Tout s'etait passe comme on l'avait convenu; la jeune fille avait heureusement fait le voyage, et avait ete recue a bras ouverts. La saison s'etait ecoulee pour elle le plus gracieusement du monde; et, parmi ses occupations habituelles, une correspondance reguliere avec son cousin Adolphe n'avait pas ete la moins agreable. En effet, elle s'etait accoutumee a l'idee de le voir un jour son mari, et d'ailleurs, une amitie d'enfance les unissait tous deux. Leurs parents etaient dans le meme negoce; les positions des deux familles etaient egalement belles; relations, education, fortune, tout concourait a faire presager leur union future, comme heureuse et bien assortie. Adolphe Halleck avait pris ses grades a Yale, car il avait ete primitivement destine a l'etude des lois. Mais, en quittant les bancs, il se sentit entraine par un gout passionne pour les beaux-arts, en meme temps qu'il eprouvait un profond degout pour les grimoires judiciaires. Pendant son sejour au college, sa grande occupation avait ete de faire des charges, des pochades, des caricatures si drolatiques que leur envoi dans sa famille avait obtenu un succes de rire inextinguible; naturellement son pere devint fier d'un tel fils; l'orgueil paternel se communiqua au jeune homme; il fut propose par lui, et decrete par toute la parente qu'il serait artiste; on ne lui demanda qu'une chose: de devenir un grand homme. Lorsque la guerre abolitionniste eclata, le jeune Halleck bondit de joie, et, a force de diplomatie, parvint a entrer comme dessinateur expeditionnaire dans la collaboration d'une importante feuille illustree. Mais le sort ne le servit pas precisement comme il l'aurait voulu; au premier engagement, lui, ses crayons et ses pinceaux furent faits prisonniers. Heureusement, il se rencontra, dans les rangs ennemis, avec un officier qui avait ete son camarade de classe, a Yale. Halleck fut mis en liberte, et revint au logis, bien resolu a chercher desormais la gloire partout ailleurs que sous les drapeaux. Les pompeuses descriptions des glorieux paysages du Minnesota que lui faisait constamment sa cousine, finirent par decider le jeune artiste a faire une excursion dans l'Ouest. -- Mais il fit tant de stations et chemina a si petites journees, qu'il mit deux mois a gagner Saint-Paul. Cependant, comme tout finit, meme les flaneries de voyage, Halleck arriva au moment ou sa cousine quittait cette ville, apres y avoir passe quelques jours et il ne trouva rien de mieux que de s'embarquer avec elle dans le bateau par lequel elle effectuait son retour chez l'oncle John. Telles etaient les circonstances dans lesquelles nos jeunes gens s'etaient reunis, au moment ou nous les avons presentes au lecteur. -- D'apres vos lettres, l'oncle John jouit d'une sante merveilleuse? reprit l'artiste, apres une courte pause. -- Oui, il est etonnant. Vous savez les craintes que nous concevions a son egard, lorsque apres ses desastres financiers, il forma le projet d'emigrer, il y a quelques annees? Mon pere lui offrit des fonds pour reprendre les affaires; mais l'oncle persista dans ses idees de depart, disant qu'il etait trop age pour recommencer cette vie la, et assez jeune pour devenir un "homme des frontieres." Il a pourtant cinquante ans passes, et sur sept enfants, il en a cinq de maries; deux seulement sont encore a la maison, Will et Maggie. -- Attendez un peu..., il y a quelque temps que je n'ai vu Maggie, ca commence a faire une grande fille. Et Will aussi... il y a deux ans c'etait presque un homme. -- Maggie est dans ses dix-huit ans; son frere a quatre ans de plus qu'elle. Sans y songer, Adolphe regarda Maria pendant qu'elle parlait; il fut tout surpris de voir qu'elle baissa les yeux et qu'une rougeur soudaine envahit ses joues. Ces symptomes d'embarras ne durerent que quelques secondes; mais Halleck les avait surpris au passage; cela lui avait mis en tete une idee qu'il voulut eclaircir. -- Il y a un piano chez l'oncle John, je suppose? demanda-t-il. -- Oh oui! Maggie n'aurait pu s'en passer. C'est un vrai bonheur pour elle. -- Naturellement... Ces deux enfants-la n'ont pas a se plaindre; ils ont une belle existence en perspective. Will a-t-il l'intention de rester-la, et de suivre les traces de son pere? -- Je ne le sais pas. -- Il me semble qu'il a du vous en parler. Tout en parlant, il regarda Maria en face et la vit rougir, puis baisser les yeux. L'artiste en savait assez; il releva les yeux sur le paysage, d'un air reveur, et continua la conversation. -- Oui, le petit Brainerd est un beau garcon; mais, a mon avis, il ne sera jamais un artiste. A-t-il fini son temps de college? -- Dans deux ans seulement. -- Quel beau soldat cela ferait! notre armee a besoin de pareils hommes. -- Will a fait ses preuves. Il a passe bien pres de la mort a la bataille de Bullrun. La blessure qu'il a recue en cette occasion est a peine guerie. -- Diable! c'etait serieux! quel etait son commandant; Stonewal, Jackson, ou Beauregard? -- Adolphe Halleck!! L'artiste baissa la tete en riant, pour esquiver un coup de parasol que lui adressait sa cousine furieuse. -- Tenez, Maria, voici ma canne, vous pourriez casser votre ombrelle. -- Pourquoi m'avez-vous fait cette question? -- Pour rien, je vous l'assure... La jeune fille essaya de le regarder bravement, Sans rire et sans rougir; mais cette tentative etait au-dessus de ses forces, elle baissa la tete d'un air mutin. --Allons! ne vous effarouchez pas, chere! dit enfin le jeune homme avec un calme sourire. Ce petit garcon est tout a fait honorable, et je serais certainement la derniere personne qui voudrait en medire. Mais revenons a notre vieux theme, les sauvages. En verrai-je quelque peu, pendant mon sejour chez l'oncle John? -- Cela depend des quantites qu'il vous en faut pour vous satisfaire. Un seul, pour moi, c'est beaucoup trop. Ils rodent sans cesse dans les environs; vous ne pourrez faire une promenade sans les rencontrer. -- Alors, je pourrai en portraicturer deux ou trois? -- Sur ce point, voici un renseignement precis. Prenez un des plus horribles vagabonds des rues de New York; passez-lui sur le visage une teinte de bistre cuivre; mettez-lui des cheveux blonds retrousses en plumet et lies par un cordon graisseux; affublez-le d'une couverture en guenilles; vous aurez un Indien Minnesota pur sang. -- Et les femmes, en est-il de meme -- Les femmes!... des squaws, voulez-vous dire! Leur portrait est exactement le meme. -- Cependant nous sommes dans "la region des Dacotahs, le pays des Beaute", dont parle le poete Longfellow dans son ouvrage intitule Hiawatha. -- Il est bien possible que ce soit le pays auquel vous faites allusion. Dans tous les cas, c'est pitoyable qu'il ne l'ait pas visite avant d'ecrire son poeme, -- Neanmoins, poursuivit la jeune fille, pour etre juste, je dois apporter une restriction a ce que je viens de vous dire; les Indiens convertis au christianisme sont tout a fait differents, ils ont laisse de cote, leurs allures et vetements sauvages, pour adopter ceux de la civilisation; ils sont devenus des creatures passables. J'en ai vu plusieurs, et, le contraste frappant qu'ils offrent en regard de leurs freres barbares, m'a porte a en dire du bien. Je pourrais vous en nommer: Chaskie, Paul, par exemple, qui seraient dignes de servir de modeles a beaucoup d'hommes blancs. -- Ainsi, vous admettrez qu'il se trouve parmi eux des etres humains? -- Tres certainement. Il y en a un surtout qui vient parfois rendre visite a l'oncle John. Il est connu sous le nom de Jim Chretien; je peux dire que c'est un noble garcon. Je ne craindrais point de lui confier ma vie en toute circonstance, -- Mais enfin, Maria, parlant serieusement, ne pensez-vous pas que ces memes hommes rouges dont vous faites si peu de cas, ne sont devenus pervers que par la fatale et detestable influence des Blancs. Ces trafiquants!... Ces agents!... -- Je ne puis vous le refuser. Il est tout-a-fait impossible aux missionnaires de lutter contre les machinations de ces vils intrigants. Pauvres, bons missionnaires! voila des hommes devoues! Je vous citerai le docteur Williamson qui a fourni une longue et noble carriere, au milieu de ces peuplades farouches, se heurtant sans cesse a la mort, a des perils pires que la mort! tout cela pour leur ouvrir la voie qui mene au ciel! Et le Pere Riggs, qui, depuis trente-cinq ans, erre autour du Lac qui parle, ou Jyedan, comme les Indiens l'appellent. C'est un second apotre saint Paul; dans les bois, dans les eaux, dans le feu, en mille occasions sa vie a ete en peril; un jour sa miserable hutte brula sur sa tete; il ne put s'echapper qu'a travers une pluie de charbons ardents. Eh bien! il benissait le ciel d'avoir la vie sauve, pour la consacrer encore au salut de ses cheres ouailles -- Je suppose que ces pauvres missionnaires sont releves et secourus de temps en temps, dans ces postes perilleux? -- Pas ceux-la, du moins! Ils se croiraient indignes de l'apostolat s'ils faiblissaient un seul instant; cette lutte admirable, ils la continueront jusqu'a la mort. Pour savoir ce que c'est que le sublime du devouement, il faut avoir vu de pres le missionnaire Indien! -- Ah! voici un changement de decor, a vue, dans le paysage; regardez-moi ca! s'ecrie le jeune artiste en ouvrant son album et taillant ses crayons; je vais croquer ce site enchante. -- Vous n'aurez pas le temps, mon cousin. Regardez par-dessus la rive, a environ un quart de mille; voyez-vous une voiture qui est proche d'un bouquet de sycomores; elle est attelee d'un cheval; un jeune homme se tient debout a cote. Adolphe implanta gravement son lorgnon dans l'oeil droit, et inspecta les bords du fleuve pendant assez longtemps avant de repondre. -- J'ai quelque idee d'avoir apercu ce dont vous me parlez. Quel est le proprietaire, est-ce l'oncle John?... dit-il enfin. -- Oui; et je pense que c'est Will qui m'attend. Un petit temps de galop a travers la prairie, et nous serons arrives au terme de notre voyage. CHAPITRE II _LEGENDES DU FOYER._ Apres avoir fait des tours et des detours sans nombre, le petit steamer vira de bord se rangea sur le rivage, mouilla son ancre, raidit une amarre, jeta son petit pont volant, et nos deux jeunes passagers debarquerent. -- Ah! Will! c'est toi?... Comment ca va, vieux gamin?... Cette exclamation d'Halleck s'adressait a un robuste et beau garcon, bronze par le soleil et le hale du desert, mais qui demeura tout interdit, ne reconnaissant pas son interlocuteur. -- Mais, Will! vous ne voyez donc pas notre cousin Adolphe? demanda Maria en riant. -- Ha! ha! le soleil me donnait donc dans l'oeil de ce cote-la! repondit sur le champ le jeune _settler_; ca va bien, Halleck?... je suis ravi de vous voir! vous etes le bienvenu chez nous, croyez-le. -- Je vous crois, mon ami, repondit Halleck en echangeant une cordiale poignee de main; sans cela, je ne serais point venu. Ah! mais! ah mais! vous avez change, Will! Peste! vous voila un homme! je vous ai tenu au bout de mon lorgnon pendant dix minutes, et, jamais je n'aurais soupconne votre identite, n'eut ete Maria qui n'a su me parler que de vous. -- Est-il impertinent! mais vous etes un monstre! Vingt fois j'ai eu mon ombrelle levee sur votre tete pour vous corriger, mais je vais vous punir une bonne fois! -- Prenez ma cane, cousine, ce sera mieux que votre parasol. Chacun se mit a rire, on emballa valise, portefeuille, album et boites de peinture dans le caisson; puis on songea au depart. -- Crois-moi, Will, prend place a cote de moi, laissons-la conduire si elle y consent; cet exercice lui occupera les deux mains, de cette facon j'aurai peut-etre quelque chance de pouvoir causer en paix avec toi. Y connait-elle quelque chose, aux renes? -- Je vais vous demontrer ma science! s'ecria malicieusement la jeune fille, pendant que Will Brainerd s'asseyait derriere elle, a cote d'Adolphe. -- Je vous ai en grande estime sur tous les points, commenca ce dernier, mais vous etes peut-etre presomptueuse au-dela... -- Ah! mon Dieu! L'artiste ne put continuer, il venait de tomber en arriere dans la voiture, renverse par le brusque depart de l'ardent trotteur auquel la belle ecuyere venait de rendre la main. Apres avoir telegraphie quelques instants des pieds et des mains, Halleck se releva, non sans peine, en se frottant la tete; son calme imperturbable ne l'avait point abandonne, il se reinstalla sur la banquette fort adroitement et soutint sans sourciller le feu de la conversation. Cependant ses tribulations n'etaient pas finies; miss Maria avait lance le cheval a fond de train, et lui faisait executer une vraie course au clocher par-dessus pierres, troncs d'arbres, ruisseaux et ravins; tellement que pour n'etre pas lance dans les airs comme une balle, Adolphe se vit oblige de se cramponner a deux mains aux courroies du siege: en meme temps la voiture faisait, en roulant, un tel fracas, que pour causer il fallait litteralement se livrer a des vociferations. Au bout d'un mille, a peine, l'album sauta hors du caisson, ses feuilles s'eparpillerent a droite et a gauche, dans un desordre parfait. On mit bien un grand quart d'heure pour ramasser les croquis indisciplines et les paysages voltigeants; puis, lorsqu'ils furent dument emballes, on recommenca la meme course folle. Cependant la nuit arrivait, on avait deja laissee bien des milles en arriere; le terme du voyage n'apparaissait pas. -- Peut-on esperer d'atteindre aujourd'hui le logis de l'oncle John? demanda Halleck entre deux cahots qui avaient failli lui faire rendre l'ame. -- Mais oui! nous ne sommes plus qu'a un mille ou deux de la maison. Regardez la-bas, a, gauche; voyez-vous cette lumiere a travers les feuillages? -- Ah! ah! Tres bien; j'apercois. -- C'est la case; nous y serons dans quelques instants. -- Si vous le permettez, je prendrai les renes? j'ai peur, mais reellement peur qu'il lui arrive quelque accident. -- J'ai pris sur moi la responsabilite de l'attelage, et je ne m'en considererai comme dechargee que lorsque je l'aurai amene jusqu'a la porte. -- Eh bien! Maria, souffrez que je vous donne un conseil d'ami pendant le trajet qui nous reste a faire d'ici a la maison. Mefiez-vous de votre science en sport; l'ete dernier, je promenais une dame a Central Park, elle a eu la meme lubie que vous; celle de prendre les renes et de conduire a fond de train... vlan! elle jette la roue sur une borne! et patatras! voila le tilbury en l'air; il est retombe en dix morceaux, nous deux compris... Cout, vingt dollars!... Le cheval abattu, couronne, hors de service... Cout, trente dollars!... Total, cinquante: c'etait un peu cher pour une fantaisie feminine! Tout en parlant, riant, se moquant, nos trois voyageurs finirent par arriver. L'hospitaliere maison de l'oncle John, quoique dependant actuellement du comte de Minnesota, avait ete originairement construite dans l'Ohio. Transportee ensuite vers l'Ouest, a, la recherche d'un site convenable, elle avait un peu subi le sort du temple de Salomon, tout y avait ete fait par pieces et par morceaux; a tel point que les accessoires en etaient devenus le principal. Finalement, d'additions en additions, les batiments etaient arrives a representer une masse imposante. Dans ce pele-mele de toits ronds, plats, pointus, de hangars, de murailles en troncs d'arbres, de cours, de ruelles, de galeries, d'escaliers, on croyait voir un village; on y trouvait assurement le confortable, le luxe, l'opulence sauvage. Lorsque la voiture s'arreta, au bout de sa course bruyante, la lourde et large porte s'ouvrit en grincant sur ses gonds; un flot de lumiere en sortit, dessinant en clair-obscur la silhouette d'un homme de grande taille, coiffe d'un chapeau bas et large, en manches de chemise, et dont la posture indiquait l'attente. Des que ses regards eurent penetre dans les profondeurs du vehicule, et constate que trois personnes l'occupaient, il fut fixe sur leur identite et se repandit en joyeuses exclamations. -- Whoa! Polly! Whoa! cria-t-il d'une voix de stentor; viens recevoir le wagon. Est-ce vous, Adolphe? poursuivit-il, en prenant le cheval par la bride. -- D'abord, affirmez-moi, cher oncle, que vous tenez solidement cet animal endiable; bon! Maintenant, je m'empresse de repondre; oui, c'est moi, qui me rejouis de vous rendre visite. -- Ah! toujours farceur! Ravi de te voir, mon garcon! Allons, saute en bas, et courons au salon. La, donne la main; voila ta valise; en avant, marche! Je vous suivrai tous lorsque Polly sera arrive. Les trois voyageurs furent prompts a obeir et en entrant dans le parloir, furent cordialement accueillis par leur excellente et digne tante, _mistress_ Brainerd. Maggie quitta avec empressement le piano pour courir au-devant de son frere et de sa cousine; mais elle recula timidement a l'aspect inattendu d'un etranger. Cependant elle reconnut bien vite Adolphe qui avait ete son compagnon d'enfance, et ne lui laissa pas le temps de dire son nom. -- Eh quoi! c'est vous, mon cousin? s'ecria-t-elle avec un charmant sourire; quelle frayeur vous m'avez faite! -- Je m'empresse de la dissiper; repliqua l'artiste en lui tendant la main avec son sans facon habituel; touchez-la! cousine, je suis un revenant, mais en chair et en os. -- He! jeunes gens! nous vous attendions pour souper; interrompit l'oncle John, qui venait d'arriver; je ne crois pas necessaire de vous demander si vous avez bon appetit. -- Ceci va vous etre demontre, repondit Adolphe en riant; quoique Maria m'ait secoue a me faire perdre tout bon sentiment, je sens que je me remets un peu. On s'attabla devant un de ces abondants repas qui rejouissent les robustes estomacs du forestier et du laborieux _settler_, mais qui feraient palir un citadin; chacun aborda courageusement son role de joyeux convive. L'oncle John etait d'humeur joviale, grand parleur, grand hableur, possedant la rare faculte de debiter sans rire les histoires les plus heteroclites. Sa femme, douce et gracieuse, un peu solennelle, meticuleuse sur les convenances, grondait de temps en temps lorsque quelqu'un de la famille enfreignait l'etiquette dont elle donnait le plus parfait exemple: mais ses reproches faisaient fort minime impression sur _mistress_ Brainerd. Le jeune Will, modeste et reserve pour son age, quoiqu'il eut des dispositions naturelles a une gaite communicative, etait loin d'atteindre le niveau paternel. Maggie etait extremement timide, parlait peu, se contentant de repondre lorsqu'on l'interrogeait, ou lorsque l'imperturbable Adolphe la prenait malicieusement a partie. Quant a, Maria, c'etait la folle du logis; rien ne pouvait suspendre son charmant babil; son intarissable conversation etait un feu d'artifice; elle tenait tout le monde en joie. Quoiqu'on fut a la fin du mois d'aout, la soiree etait tiede, admirable, parfumee comme une nuit d'ete. -- Oui! l'atmosphere est pure dans nos belles prairies de l'Ouest, dit M. Brainerd en reponse a une observation d'Halleck; toute la belle saison est ainsi. Tu as bien fait de fuir les mortelles emanations des villes. -- Hum! je ne les ai pas entierement esquivees cette annee. En juin, j'etais a New York, en juillet, a Philadelphie; il y avait de quoi rotir! -- Eh bien! puisque te voila avec nous, tu peux passer l'hiver ici. Tu auras une idee du froid le plus accompli que tu aies rencontre de l'autre cote du Mississipi. -- Je m'apercois que vous etes disposes a proclamer la superiorite de cette region, en tous points; mais si vous me prophetisez un hiver encore plus rigoureux que ceux de l'Est, je serai fort empresse de vous quitter avant cette lamentable saison. -- Froid!... un hiver froid... Pour voir ca, il aurait fallu etre ici l'annee derniere. Polly? vous souvenez-vous? Comment trouvez- vous ceci, mon neveu? Les yeux d'un homme gelaient instantanement, son nez se transformait en une pyramide de glace, s'il se hasardait a aspirer une bouffee d'air exterieur, en ouvrant la porte! -- Si jamais chose pareille m'arrive, je considererai cela comme une remarquable occurrence. -- Oh ma femme ne l'oubliera jamais! Un jour, le plus gros de nos porcs s'avise de sortir de l'ecurie. Je le suivais par derriere, et je remarquais sa demarche; elle devenait successivement lente et embarrassee, comme si ses nerfs s'etaient raidis interieurement. Tout-a-coup il s'arreta avec un sourd grognement; il me fut impossible de le faire bouger de place; oui, j'eus beau le tirer en long et en large, rien ne fit. Alors, je m'apercus que ses pieds etaient geles dans leurs empreintes, ils y etaient fixes, fermes comme rocs; plus moyen de remuer! Heureusement le degel arriva au mois de fevrier; alors le pauvre animal put rentrer a l'ecurie. -- Combien de temps etait-il reste dans cette curieuse position? -- Eh! une semaine, au moins; n'est-ce pas, Polly? -- Oh! John! fit _mistress_ Brainerd avec un accent de reproche. -- Bien plus! poursuivit impitoyablement oncle John; Maggie, ayant entrepris de jouer la fameuse sonate, Etoile et Banniere, frappa inutilement les touches, pas un son ne sortit, puis, lorsqu'on fit du feu, l'atmosphere degela, les notes alors s'envolerent une a une et jouerent un air bizarre. Le meme Jour, l'argent vif du thermometre descendit si bas qu'il sortit par- dessous l'instrument, depuis lors il n'a plus pu marcher. Oui, mon pauvre Adolphe, tous les hivers nous avons des froids pareils. -- Eh bien, mon oncle, il n'y a pas de danger que je reste ici pour les affronter, vos hivers! Comment les Indiens peuvent-ils les supporter? -- Ah? je savais bien que notre cousin ne resterait pas longtemps sans aborder ce sujet, s'ecria rieusement Maria; je m'etonnais a chaque instant de ne pas l'avoir entendu faire une question la- dessus. Comment ils les supportent?... Avez-vous jamais entendu dire qu'un Indien soit mort de froid?... Dans l'hiver dont je te parle, Christian Jim vint ici, au retour de la chasse. Ce gaillard la avait tout juste assez de vetements pour ne pas nous faire rougir: Eh bien! lorsque sa femme lui demande s'il avait froid, il se mit a rire et retroussa ses manches. -- J'aimerais voir cet Indien. De quelle tribu est-il? demanda Halleck avec une animation extraordinaire. -- Il est Sioux; ces gens-la pullulent autour de nous. -- Peuplade splendide! race noble, chevaleresque, superbe! n'est- ce pas? Pour la premiere fois de la soiree, l'oncle John eclata d'un rire retentissant; la bonne _mistress_ Brainerd, elle-meme, ne put se contenir. Quant a Maria, son hilarite n'avait pas de bornes. -- Ah ca! mais, qu'avez-vous donc tous?... demanda l'artiste un peu decontenance par l'accueil fait a son interjection. -- Dans trois mois d'ici, tu riras plus fort que nous, mon cher enfant, se hata de dire _mistress_ Brainerd pour le consoler; la poesie et le romantique de tes idees ne pourront tenir devant la vulgaire realite. -- Quel malheur! Maria m'en a dit autant sur le paquebot. Je croyais avoir la chance de penetrer assez loin dans l'Ouest, pour y voir la vraie race rouge, dans sa purete originaire. -- Oh! tu en trouveras, mon bon, reprit l'oncle John; tu verras des specimens purs dans cette region; a premiere vue tu en auras assez. -- J'aimerais a en dessiner quelques-uns... les chefs les plus soignes?... J'ai entendu parler d'un Petit-Corbeau, lorsque j'etais a Saint-Paul. Voila un portrait que je voudrais faire, ah! comme j'enleverais ca! -- Dans mon opinion, ce sera plutot lui qui t'enlevera, si l'occasion se presente. C'est un diable, un brigand incarne, un vrai Sauvage. -- A quoi doit-il sa reputation? -- On ne sait pas trop; repondit Will; a peu de chose, assurement: c'est lui qui... Le jeune homme s'arreta court; il venait de rencontrer un regard furibond de son pere, appuye d'un "Ahem" vigoureux qui fit resonner les verres. Ce telegramme echange entre le pere et le fils, ne fut cache pour personne; peut-etre deux ou trois convives en devinerent la vraie signification: tous demeurerent pendant quelques instants muets et embarrasses. A la fin, Halleck, avec la presence d'esprit et la courtoisie qui le caracterisaient, s'empressa de detourner la conversation. -- Vous ne pourrez nier, dit-il, que les Hommes rouges n'aient fourni quelques individus remarquables, dignes d'etre compares a nos plus grands generaux; Philippe, Pontiac, Tecumseh, et quelques autres; sans doute il n'y en n'a pas en abondance parmi eux, mais, je voue le repete, mes amis, ce qui caracterise le Sauvage, c'est la force, _vis antica_! ajouta-t-il en promenant autour de lui un regard convaincu. -- Nul doute qu'Albert Pike ne se soit apercu de cela, depuis longtemps; riposta l'oncle John avec un serieux perfide; et j'estime que si nous avions accepte les alliances offertes par les Comanches dans la guerre du Mexique, le casus belli serait aujourd'hui tranche. -- Vous etes tous ligues contre moi, je perds mon eloquence avec vous. Maggie! ne pourriez-vous pas prendre un peu mon parti? La jeune fille rougit a cette interpellation inattendue, et repondit avec une petite voix douce. -- Je serais bien ravie, mon cousin, d'etre votre alliee. Jadis, j'aurais eu un peu les memes idees que vous, mais une courte residence ici a sufi pour les dissiper. Je crois, en verite, que notre existence occidentale ne renferme aucun element romantique. -- Eh bien! je ne vous parlerai plus raison puisque vous etes tous contre moi! Oncle John, quel gibier y a-t-il dans le Minnesota? -- De toute espece. Depuis l'ours gris jusqu'a la fourmi. -- Vous n'avez pas la pretention de me faire croire que, dans vos parages, on trouve des monstres pareils? Quoi? des fourmis? -- Non; des ours grizzly. -- On ne les voit gueres hors des montagnes; mais on rencontre assez souvent les autres especes dans les prairies. Il n'y a pas une semaine que Maggie, en cueillant des fraises, se trouva, sans s'en douter, nez a nez avec un de ces gros messieurs bruns. -- Vous voulez plaisanter! s'ecria Halleck dans la consternation: et, comment cela s'est-il passe? -- On ne pourrait dire lequel fut plus effraye, de la fille ou de l'ours. Chacun s'est sauve a toutes jambes; l'ours, peut-etre, court encore. En en parlant, Adolphe, voudriez-vous manger une tranche d'ours braise? -- Oh! ne me parlez pas de ca! j'aimerais mieux manger du mulet ou du cheval! -- Peuh! je ne dis pas.... ces animaux ont un autre gout.... un autre fumet... -- Je vous crois, et ne desire pas faire la comparaison. Peut-on bien supporter pareille mangeaille! Allez donc proposer a un habitue de la menagerie de New York des beefsteaks de Sampson l'ours qui a mange le vieil Adam Grizzly! -- Enfin, mon cher neveu, tu ferais comme les Indiens, apres tout: et tu y prendrais gout, peut-etre. Halleck fit une grimace negative et tendit son assiette a _mistress_ Brainerd en disant: -- Chere tante, veuillez me donner une petite tranche de votre excellent _roastbeef_; je me sens un appetit feroce, ce soir. -- Vous ne pouvez vous imaginer... Si c'etait bien cuit, bien tendre, bien servi devant vous... observa le jeune Will avec un tranquille sourire; vous en digereriez tres bien une portion. -- Impossible, impossible! je vous le repete. Il y a des choses auxquelles on ne peut se faire. Je ne suis pas difficile a contenter, cependant je sens que jamais je ne pourrai supporter pareille nourriture. -- Mais les Indiens?... -- Ah! si j'en etais un, le cas serait different; mais je suis dans une peau blanche, et je tiens a mes gouts. -- Enfin! poursuivit l'oncle John qui semblait prendre un plaisir tout particulier a insister sur ce point; tu pourrais bien en gouter un morceau exigu, pas plus gros que le petit doigt. -- Mon oncle! inutile! De l'ipecacuanha, du ricin, de l'eau- forte, tout ce que vous voudrez, excepte cet horrible regal. -- En tout cas, vous reviendrez une seconde fois a ceci, observa _mistress_ Brainerd en prenant l'assiette de l'artiste, avec son sourire doux et calme; il ne faut pas que vous sortiez de table, affame. -- Volontiers, ma tante, bien volontiers: je suis tout honteux ce soir, d'avoir un appetit aussi immodere, ou d'etre aussi gourmand, car ce _roastbeef_ est delicieux. -- Ah! mon garcon! quelqu'un sans appetit, dans ce pays-ci, serait un phenomene; va! mange toujours! reprit l'oncle John facetieusement; je n'ai qu'un regret, c'est de ne pouvoir te convertir a l'ursophagie. -- Voyons! ne me parlez plus de ca! je n'en toucherais pas une miette, pour un million de dollars. -- Finalement, vous etes content de votre souper? -- Quelle question! c'est un festin digne de Lucullus. -- Mon mignon! tu n'as pas mange autre chose que des tranches d'ours noir ! -- Ah-oo-ah! rugit l'artiste en se levant avec furie, et prenant la fuite au milieu de l'hilarite generale. CHAPITRE III _UNE VISITE._ La nuit -- une belle nuit du mois d'aout -- etait splendide, calme, sereine, illuminee par une lune eclatante et pure; l'atmosphere etait transparente et d'une douceur veloutee; il faisait bon vivre! Apres le souper, Maggie s'etait mise au piano et avait joue quelques morceaux, sur l'instante requete de l'artiste; chacun s'etait assis au hasard sous l'immense portique dont l'ampleur occupait la moitie de la maison. Halleck et le jeune Will fumaient leurs havanes avec beatitude; l'oncle John avait prefere une enorme pipe en racine d'erable, dont la noirceur et le culottage etaient parfaits. Halleck etait a une des extremites du portail; apres lui etaient Maria et Maggie; plus loin se trouvait Will; venaient ensuite M. et _mistress_ Brainerd. La nuit etait si calme et silencieuse que, sans elever la voix, on pouvait causer d'une extremite a l'autre de l'immense salle. La conversation devint generale et s'anima, surtout entre Maria et l'oncle John. Halleck s'adressait particulierement a Maggie, sa plus proche voisine. -- Maria m'a parle d'un Indien, un Sioux, je crois, qui est grand ami de votre famille? lui demanda-t-il. -- Christian Jim, vous voulez dire?... -- C'est precisement son nom. Savez-vous ou il habite? -- Je ne pourrais vous dire -- je crois bien que sa demeure est aux environs de la Lower Agency; en tout cas il vient souvent chez nous. Il a ete converti il y a quelques annees, dans une occasion perilleuse, papa lui a sauve la vie; depuis lors Jim lui garde une reconnaissance a toute epreuve: il nous aime peut-etre encore plus que les missionnaires. -- Un vrai Indien n'oublie jamais un service; ni une injure, observa Halleck sentencieusement; quelle espece d'individu est cet Indien? -- Il personnifie votre ideal de l'Homme-Rouge, au moral, du moins; sinon au physique. C'est tout ce qu'on peut rever de noble, de bon; mais il est grossier comme tous ceux de sa race. Maggie s'etonnait de soutenir si bien la conversation, contrairement a ses habitudes de silence. Elle subissait, sans s'en apercevoir, l'influence d'Halleck, dont la delicate urbanite savait mettre a l'aise tout ce qui l'entourait; le jeune artiste avait, en outre, le don de placer la conversation sur un terrain favorable pour la personne avec laquelle il s'entretenait. Tout le monde n'a pas ce talent aussi rare qu'enviable. Le coup d'oeil general de cette reunion intime aurait fait un tableau charmant et pittoresque; dans un angle, la figure bronzee du vieux Brainerd demi noye dans les nuages tourbillonnants qu'exhalait sa pipe; a cote de lui, le visage calme et souriant de son excellente femme. Un contraste harmonieux de la force un peu rude et de la bonte la plus douce. Au centre, eclairee par les plus vifs rayons de la lune, Maria, rieuse, epanouie, alerte, toujours en mouvement; on aurait dit un lutin faisant fete a la nuit. Plus loin, Adolphe, son feutre pointu sur l'oreille, les jambes croisees, nonchalamment renverse dans son fauteuil, envoyant dans l'air, par bouffees regulieres, les blanches spirales de son cigare; Maggie, naive et gracieuse, ses grands yeux noirs et expansifs fixes sur son cousin avec une attention curieuse, toute empreinte de grace innocente et juvenile, ressemblant a la fee charmante de quelque reve oriental. Vraiment, c'etait un delicieux interieur qui aurait seduit l'artiste le plus difficile. Effectivement Adolphe etait ravi, surtout quand ses yeux rencontraient les regards de sa gentille cousine. -- J'aimerais beaucoup voir ce Jim, observa-t-il apres un long silence admiratif, je suppose que le surnom de Christian lui a ete donne au sujet de sa conversion. -- C'est plutot, je crois, parce que sa conduite exemplaire lui a, merite ce titre. Lorsque mon pere l'a rencontre pour la premiere fois, il etait tres mechant, ivrogne, brutal, querelleur, et il avait tue, disait-on, plus d'un blanc. Il rodait de preference dans les hautes regions du Minnesota, ou les caravanes du commerce ont toujours couru de si grands dangers. -- Mais, depuis, il est completement change? -- Si completement qu'on peut dire, a la lettre, que c'est un autre homme. Il est alle jusqu'a prendre un nom anglais, comme vous voyez. Il y a quelques annees, sa passion invincible etait l'abus des boissons; pour un flacon de whisky il aurait vendu jusqu'au dernier haillon qu'il avait sur le corps. Depuis sa conversion, en aucune circonstance il ne s'est laisse tenter; il est reste sobre comme il se l'etait promis. -- C'est la un type remarquable. Par consequent, miss Maggie, continua Adolphe en se retournant vers la jeune fille, vous admettrez que je ne me suis pas entierement trompe dans mon appreciation du caractere indien. -- Mais precisement l'Indien a disparu, le chretien seul est reste. Cette remarque incisive etait la refutation la plus complete qui eut ete opposee au systeme d'Halleck; venant d'une aussi jolie bouche, elle avait pour lui autant d'autorite que si elle eut emane d'un philosophe ou d'un general d'armee. Il resta pendant quelques instants silencieux, en admiration devant le bon sens ingenu de la jeune fille. -- Mais enfin, vous ne pourrez nier qu'il y ait eu des Sauvages, meme non chretiens, dont le caractere et la conduite aient ete chevaleresques et nobles, de facon a meriter des eloges? -- Cela est fort possible, mais, sur une grande quantite d'Indiens que j'ai vus, il ne s'en est pas rencontre un seul realisant ces belles qualites, -- Ah! mais, voici Jim en personne, qui arrive. La porte, en effet, venait de s'ouvrir sans bruit, l'artiste apercut, s'avancant sous le portique, une haute forme brune enveloppee des pieds a la tete par une grande couverture blanche. Du premier regard, l'artiste reconnut un Indien; la demarche assuree et confiante du nouveau venu faisait voir qu'il se sentait dans une maison amie. En arrivant, sa voix basse et gutturale mais agreable, fit entendre ce seul mot: -- Bonsoir. Chacun lui repondit par une salutation semblable, et, sans autre discours, il s'assit sur une marche d'escalier, entre l'oncle John et Maria. Il accepta volontiers l'offre d'une pipe, et sembla absorbe par le plaisir d'en faire usage; ensuite, la conversation recommenca comme si aucune interruption ne fut survenue. Adolphe Halleck ne pouvait dissimuler l'interet curieux que lui inspirait ce heros du desert. Sa preoccupation a cet egard devint si apparente que chacun s'en apercut et s'en amusa beaucoup. Il cessa de causer avec Maggie, et se mit a contempler Jim attentivement. Ce dernier lui tournait le dos a moitie, de facon a n'etre vu que de profil, et du cote gauche. Insoucieux de la chaleur comme du froid, il etait etroitement enroule dans sa couverture; dans une attitude raide et fiere, il exposait a la clarte de la lune son visage impassible, mais dont les traits bronzes refletaient les rayons argentes comme l'aurait fait le metal luisant d'une statue. Par intervalles; les incandescences intermittentes de sa pipe l'eclairaient de lueurs bizarres qui accentuaient etrangement sa physionomie caracteristique. Cet enfant des bois avait un profil melange des beautes de la statuaire antique et des trivialites de la race sauvage. Levres fines et arquees; nez romain, droit, d'un galbe pur autant que noble; yeux noirs, fendus en amande, pleins de flammes voilees; et a cote de cela, sourcils epais; visage carre, anguleux; front bas et etroit, fuyant en arriere. La partie la plus extraordinaire de sa personne etait une chevelure exuberante, noire comme l'aile du corbeau, longue a recouvrir entierement ses epaules comme une vraie criniere. Tout ce qui avait ete dit precedemment sur son compte avait fortement predispose Halleck en sa faveur; aussi, le jeune homme, toujours absorbe par ses romanesques illusions sur les Indiens, tomba, pour ainsi dire, en extase devant cet objet de tous ses reves. Il s'oublia ainsi, renverse dans son fauteuil, les yeux attentifs, dilates par la curiosite, tellement que, pendant dix minute, il oublia son cigare au point de le laisser eteindre. Il fallut une interpellation de Maria, plus vive que de coutume, pour le rappeler a lui; alors il tira une allumette de sa poche, ralluma, son cigare et se penchant vers Maggie: -- Il arrive de la chasse, n'est-ce pas? Demanda-t-il -- Le mois d'aout n'est pas une bonne saison pour cela. -- Comment vous etes-vous procure cette chair d'ours que nous avons mangee ce soir?... -- Par un hasard tout a fait fortuit; et nous l'avons conservee, specialement a votre intention aussi longtemps que le permettait la chaleur de la saison. Jim parlez-nous! -- Hooh! repondit le Sioux en tournant sur ses talons, de maniere a faire face a la jeune fille. -- Coucherez-vous ici cette nuit? -- Je ne sais pas, peut-etre, repondit-il laconiquement en mauvais anglais; puis il pivota de nouveau sur lui-meme avec une precision mecanique, et se remit a fumer vigoureusement. -- Il a quelque chose dans l'esprit, observa Maria; car ordinairement il est plus causeur que cela, pendant le premier quart d'heure de sa visite. -- Peut-etre est-il gene par notre presence inaccoutumee? -- Non; il lui suffit de vous voir ici pour savoir que vous etes des amis. -- On ne peut connaitre tous les caprices d'un Indien; je suppose qu'a l'instar de ses congeneres il a aussi des fantaisies et des excentricites. La soiree etait fort avancee, M. Brainerd insinua tout doucement qu'il etait l'heure pour les jeunes personnes, de se retirer dans leur chambre; alors l'oncle John se leva, invita tout le monde a rentrer dans la maison. La lampe demi-eteinte fut rallumee; la famille s'installa confortablement sur des fauteuils moelleux qui garnissaient!e salon. A ce moment, tous les visages devinrent serieux, car on se disposait a reciter les prieres du soir; M. Brainerd, lui-meme, deposa momentanement son air rieur pour se recueillir; avec gravite, il prit la Bible, l'ouvrit, mais avant de commencer la lecture, il promena un regard inquisiteur autour de lui. -- Ou est Jim? demanda-t-il. -- Il est encore sous le portique, repondit Will; irai-je le chercher? -- Certainement! on a oublie de l'appeler. Le jeune homme courut vers le Sioux et l'invita a entrer pour la priere. L'autre, sans sourciller, resta immobile et muet; Will rentra, apres un moment d'attente. -- Il n'est pas dispose, a ce qu'il parait, ce soir dit-il en revenant; il faudra nous passer de lui. Maggie s'etait mise au piano, et avait fait entendre un simple prelude a l'unisson; toute la portion adolescente de la famille se reunit pour l'accompagner. Will avait une belle voix de basse; Halleck etait un charmant tenor; on entonna l'hymne splendide "sweet hour of Brayers" dont les accents majestueux, apres avoir fait vibrer la salle sonore, allerent se repercuter au loin dans la prairie. Le chant termine, chacun reprit son siege pour entendre la lecture du chapitre; ensuite, les exercices pieux se terminerent par une fervente priere que l'on recita a genoux. Les jeunes filles allerent se coucher, sous la conduite de M. Brainerd; les hommes rallumerent des cigares et s'installerent de nouveau sur leurs sieges. Chacun d'eux avait une pensee curieuse et inquiete a satisfaire: Halleck voulait approfondir la question Indienne en se livrant a une etude sur Jim; L'oncle John et le cousin Will avaient remarque un changement etrange dans les allures du Sioux, ils desiraient eclaircir leurs inquietudes en causant avec lui. Ils s'acheminerent donc tout doucement hors du salon et allerent rejoindre sous le portique leur hote sauvage. Ce dernier fumait toujours avec la meme energie silencieuse, et sa pipe illuminait vigoureusement son visage, a chaque aspiration qui la rendait periodiquement incandescente. Il garda un mutisme obstine jusqu'au moment ou l'oncle John l'interpella directement. -- Jim, vous paraissez tout change ce soir. Pourquoi n'etes-vous pas venu prendre part a la priere? Vous ne refusez pas d'adresser vos remerciements au Grand-Esprit qui vous soutient par sa bonte. -- Moi, lui parler tout le temps. Moi, lui parler quand vous lui parlez. -- Dans d'autres occasions vous aviez toujours paru joyeux de vous joindre a nous pour ces exercices. -- Jim n'est pas content: il n'a pas besoin que les femmes s'en apercoivent. -- Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire? -- Les trafiquants Blancs sont des mechants; ils trompent le Sioux, lui prennent ses provisions, son argent, jusqu'a ses couvertures. -- Ca a toujours ete ainsi. -- L'Indien est fatigue; il trouve ca trop mauvais. Il tuera tous les _Settlers_. -- Que dites-vous? s'ecria l'oncle John. -- Il brulera la cabane de l'Agency; il tuera hommes, femmes, babys, et prendra leurs scalps. -- Comment savez-vous cela?... -- Il a commence hier; ca brule encore. Le Tomahawk. est rouge. -- Dieu nous benisse! Et, viendront-ils ici, Jim? -- Je crois pas, peut-etre non. C'est trop loin de l'Agency; ils ont peur des soldats. -- Enfin, les avez-vous vus, Jim? -- Oui j'ai vu quelques-uns. Ca contrarie Jim. Il y a trop chretiens qui sont redevenus Indiens pour tuer les Blancs. C'est mauvais, Jim n'aime pas voir ca, il s'est en alle. -- Fasse le ciel qu'ils ne viennent pas dans cette direction. Si je savais qu'il y eut danger pour l'avenir, nous partirions instantanement. -- Ne serait-il pas convenable de nous embarquer demain, sur le Steamboat, pour Saint-Paul? demanda Halleck, singulierement emu par les inquietantes revelations de l'Indien. -- Ah! repliqua l'oncle John en reflechissant, si nous quittons la ferme, elle sera pillee par ces larrons a peau rouge, en notre absence. Je n'aimerais pas, a mon age, perdre ainsi tout ce que j'ai eu tant de peine a amasser. -- Mais cependant, pere, si notre surete l'exige! observa Will. -- S'il en etait ainsi je n'hesiterais pas un seul instant; neanmoins, je ne crois pas qu'il y ait a craindre un danger immediat. C'est probablement une terreur panique dont on s'emeut aujourd'hui, comme cela est arrive au printemps dernier: le seul vrai danger a redouter c'est que ce desordre prenne de l'extension et arrive jusqu'a nous. -- Les Sauvages sont vindicatifs et implacables lorsque le diable les a souleves, remarqua sentencieusement Halleck en allumant un autre Havane; mais, comme je le soutenais tout a l'heure a table, leurs actions meme blamables reposent toujours sur une base honorable. -- Christian Jim, voulez-vous ce cigare? Il sera je crois, preferable a votre pipe. -- Je n'en ai pas besoin, repliqua l'autre sans bouger. -- A votre aise! il n'y a pas d'offense! Oncle John, nous disons donc qu'il n'y a pas lieu de s'effrayer? -- Ah! ah! mon garcon, il y a bien reellement un danger, c'est certain; viendra-t-il, ne viendra-t-il pas jusqu'a nous?... c'est incertain. Avez-vous entendu dire quelque chose de ces troubles pendant que vous etiez sur le steamer? -- Depuis que vous me parlez de tout ca, il me revient un peu dans l'esprit que j'ai du ouir murmurer je ne sais quoi au sujet des craintes qu'inspiraient les Sauvages. Mais je ne me suis point preoccupe de ces fadaises; d'ailleurs, je commence a croire que les Blancs par ici n'ont qu'une toquade, c'est de denigrer les Peaux-Rouges. -- Ah! pauvre enfant! comme vous aurez change d'opinion, lorsque vous serez plus age d'un an seulement! dit le jeune Will qui semblait beaucoup plus affecte que son pere des mauvaises nouvelles apportees par le Sioux. Les plus funestes legendes que nous aient leguees nos ancetres sur la barbarie Indienne, ont pris naissance dans ce pays meme, dans le Minnesota. -- Sans nul doute, les informations de Jim sont sures, et il ne voudrait pas sciemment nous tromper, reprit l'oncle John sans prendre garde a cette derniere remarque; je vais tirer cela au clair avec lui. -- Jim devons-nous quitter les lieux cette nuit? L'Indien resta deux bonnes minutes sans repondre. Les bouffees s'envolerent de sa pipe plus epaisses et plus rapides; son visage se contracta sous les efforts d'une meditation profonde: enfin il lacha une monosyllabe -- Non. -- Quand faudra-t-il partir? demanda Will. -- Sais pas. Peux pas dire. Il faut attendre d'en savoir davantage; j'irai voir et je dirai ce que j'aurai vu; peut-etre il vaudra mieux rester. -- Enfin, il sera encore temps demain, n'est-ce pas. -- Je l'ignore. Attendez que Jim ait vu; il parlera a son retour. -- Eh bien! je pense que nous pourrons dormir tranquilles cette nuit. En tout cas, nous sommes entre les mains de Dieu, et il fera de nous ce que bon lui semblera. Je suis fache, mon cher Adolphe, qu'un semblable deplaisir trouble la joie que nous eprouvions tous de votre visite. -- Ne prenez donc pas cela a coeur, par rapport a moi, cher oncle, repliqua l'artiste en renversant la tete et lancant methodiquement des bouffees, tantot par l'un tantot par l'autre coin de la bouche; je suis parfaitement insoucieux de tout cela, et je prolongerais, s'il le fallait, ma visite expres pour vous convaincre de mon inalterable sang-froid en ce qui concerne les Peaux-Rouges. Vous connaissez mon opinion sur les Indiens, je suppose; au besoin, je vais vous la manifester de nouveau. -- L'experience ne la modifiera que trop! repondit l'oncle John. -- La verite parle par votre bouche, cher oncle! Lorsque j'aurai ete temoin de ces atrocites dont on me menace tant, alors seulement je croirai que les guerriers sauvages ne ressemblent pas a l'ideal de mes reves. -- Je crains fort... L'oncle John s'arreta court; en se retournant par hasard, il venait d'apercevoir dans l'entrebaillement de la porte, le visage inquiet de sa femme, plus pale que celui d'une morte. -- John! murmura-t-elle; au nom du ciel! de quoi s'agit-il? Le mari etait trop franc pour se permettre le moindre mensonge; il se contenta dire: -- Polly, regagnez votre chambre; je vous dirai ca tout a l'heure. _Mistress_ Brainerd resta un moment irresolue, hesitant a obeir et a rester; enfin elle s'eloigna en disant a son mari -- Ne vous faites pas attendre longtemps, John, je vous en supplie. Aussitot qu'elle fut hors de portee de la voix, l'oncle John reprit: -- Allons nous reposer; il est temps de dormir pour reparer nos forces. Allons Jim! -- Non, il faut partir, moi, repondit le Sioux. -- Vous ne voulez pas passer la nuit avec nous, mon ami? lui demanda Halleck, de sa voix affable et gracieuse. -- Je ne peux rester; il faut aller loin, moi grommela l'Indien en se levant et s'eloignant a grands pas. Chacun se rendit a sa chambre respective et se coucha. Halleck ne put s'endormir; il agitait dans son esprit les probabilites des evenements, mais n'accordait aucune confiance aux apprehensions que chacun manifestait autour de lui. Les jours nefastes de massacre et de vengeance indienne, lui apparaissaient eloignes de plus d'un siecle; il considerait comme une absurdite inadmissible l'occurrence d'une catastrophe semblable, en plein Minnesota, c'est-a-dire en pleine civilisation; decidement les terreurs de ses amis lui faisaient pitie. Neanmoins il eteignit sa bougie; deja un agreable assoupissement, precurseur du sommeil, commencait a fermer ses paupieres, lorsqu'une clarte indefinissable se montra au travers de ses volets. Il sauta vivement a bas de son lit, et courut a la fenetre pour explorer les alentours. Un coin de l'horizon lui apparut rouge et sanglant des reflets d'un incendie; ce sinistre semblait etre a une distance considerable, dans la direction des basses prairies; l'obscurite ne permettait de distinguer aucun detail du paysage. Cependant, les regards investigateurs de l'artiste finirent par remarquer une grande forme sombre decoupee en silhouette sur le fonds lumineux; Ce fantome humain marchait a grands pas dans la direction du feu; a sa longue couverture blanche, Halleck reconnut Christian Jim; il resta longtemps a sa fenetre, le regardant s'eloigner, jusqu'a ce qu'il ne fut plus visible que comme un point mourant; enfin il alla se coucher en murmurant: -- C'est un drole de corps que ce Sioux; bien certainement, lui et mes honorables parents vont mettre cet incendie sur le compte des pauvres Indiens... comme si ces malheureux Sauvages n'avaient pas assez de leurs petites affaires, sans venir se meler des notres!... Sur quoi Halleck s'endormit et reva chevalerie indienne. CHAPITRE IV _CROQUIS, BOULEVERSEMENTS, AVENTURES._ Dans la maison du _settler_, personne, excepte Halleck, n'avait apercu la lueur nocturne de l'incendie. Il se garda bien d'en parler, estimant judicieusement que cette nouvelle ne servirait qu'a fournir un theme inepuisable aux propos desobligeants sur les pauvres Sauvages; il s'assura donc un secret triomphe en gardant le silence. La matinee suivante fut admirable, tiede, transparente; une de ces splendides journees ou il fait bon vivre! Halleck decida qu'il passerait sa matinee a croquer les paysages environnants, et il invita Maria et Maggie a lui servir de guides dans son excursion. Mais _Mistress_ Brainerd, pour diverses necessites du menage, jugea convenable de retenir sa fille a la maison; le nombre des touristes se trouva donc reduit a deux. Personne, mieux que Miss Allondale, ne pouvait servir de cicerone a l'artiste; pendant son sejour d'ete elle avait parcouru le pays en tous sens, ne negligeant pas un bosquet, pas une clairiere. Elle avait fait connaissance avec les plus beaux sites, et dans sa memoire, elle conservait comme dans un musee vivant, une collection admirable de points de vue. -- Et maintenant, tres excellent sir, dit-elle une fois en route, quel genre de beaute pittoresque faut-il offrir a votre crayon habile? -- Tout ce qui se presentera. -- Et vous pensez accomplir cette tache aujourd'hui? -- Oh non! il me faudra des semaines, des mois peut-etre. -- Cependant je desirerai connaitre vos preferences. -- Peu m'importe. Je me rejouis de m'en rappeler a votre choix. -- Tenez, voici une perle de lac, un vrai bijou, qui scintille la-bas au pied des paisibles collines; il est a demi cache par un rideau de nobles sapins qui se melent harmonieusement aux bouleaux argentes. C'est tout petit, tout mignon; mais j'ai souvent desire de posseder vos crayons pour reproduire ce merveilleux coin du desert. -- Allons-y! Tous deux se dirigerent au nord, vers le lac Witta-Chaw-Tah. Ils marchaient dans une prairie moussue, dans les hautes herbes de laquelle dormaient de grands arbres couches comme des geants sur un lit de velours vert; plus loin se presenterent de gracieuses collines en rocailles jaunes, grises, bronzees, chatoyantes des admirables reflets que fournit le regne mineral; au milieu de tout cela, des fleurs inconnues, des plantes merveilleuses aux feuillages dores, diamantes, des arbrisseaux bizarres, des senteurs divines, des harmonies celestes murmurees par la nature joyeuse. Ils arriverent au lac; c'etait bien, comme l'avait dit Maria, une perle enchassee dans la solitude. Tout au fond, formant le dernier plan, s'elevait un entassement titanique de roches amoncelees dans une majestueuse horreur. Leur aspect severe etait adouci par un deluge de petites cascades mousseuses et fretillantes qui sillonnaient toutes les faces rudes, grimacantes, froncees de ces geants de granit. Des touffes d'herbes sauvages, de guirlandes folles, de lianes capricieuses, s'epanouissaient dans les creux, sur les saillies, autour des corniches naturelles; des fleurs gigantesques, sorties du fond des eaux, montaient le long des pentes abruptes que decoraient leurs immenses petales de pourpre ou d'azur. A droite, a gauche, des forets profondes, silencieuses, incommensurables; des deserts feuillus, enguirlandes, mysterieux, pleins d'ombres bleues, de rayons d'or, de murmures inouis! Le lac, plus pur, plus uni qu'une opulente glace de Venise; le lac, transparent comme l'air, dormait dans son palais sauvage, sans une ride, sans une vague a sa surface d'emeraude bleuissante. Quelques grands oiseaux, fendant l'air avec leurs ailes a reflets d'acier, planaient au-dessus des eaux, dont le miroir profond renvoyait leur image. Halleck poussa des rugissements de joie. -- Je vous le dis, en verite, aucun pays du monde, pas meme la Suisse, ou l'Italie ne sauraient approcher d'une sublimite pareille. Cependant il y manque un element, la vie; sans cela le paysage est mort. Maria lui montra du doigt les oiseaux qui tournoyaient sur leurs tetes. -- Non, ce n'est pas assez. Il me faudrait autre chose encore, plus en harmonie avec ces grandeurs sauvages. Nous pourrions bien y figurer nous-meme; mais nous n'y sommes que des intrus.... et pourtant, il me faut de la vie la-dedans!.... un daim se desalterant au cristal des eaux; un ours grizzly contemplant d'un air philosophe les splendeurs qui l'entourent; ou bien... -- Un Indien sauvage, pagayant son canot? -- Oui, mieux que tout le reste! La, un vrai Sioux, peint en guerre, furieux, redoutable! ce serait le comble de mes desirs. -- Bah! qui vous empeche d'en mettre un?... Je suis sure que vous en avez l'imagination si bien penetree, que la chose sera facile a votre crayon. -- Sans doute, sans nul doute; mais, vous le savez, chere Maria, rien ne vaut la realite. -- Mon cousin, je crois que vous avez une chance ebouriffante? Si je ne me trompe, voila la-bas un canot indien. Sa position, a vrai dire, n'est guere favorable pour etre dessinee. En meme temps, Maria montra du doigt, un coin du lac herisse d'un gros buisson de ronces qui faisaient voute au-dessus de l'eau. Dans l'ombre portee par cet abri, apparaissait d'une facon indecise, un objet qui pouvait etre egalement une pierre, le bout d'un tronc d'arbre, ou l'avant d'un canot. Si l'oeil exerce d'un chasseur avait reconnu la un esquif, il aurait constate aussi que son attitude annoncait la secrete intention de se cacher, comme si le Sauvage qui s'en servait eut cherche a se derober aux regards. Mais, quelle raison mysterieuse aurait pu dicter cette conduite?... Et quel chasseur ou _settler_ aurait eu l'idee de concevoir quelque inquietude a l'apparition de cette frele embarcation? Quoiqu'il en soit, il fallut plusieurs minutes a l'artiste pour distinguer l'objet que lui indiquait sa vigilante compagne; lorsque enfin il l'eut apercu, sa forme et sa tournure repondirent si peu aux idees preconcues du jeune homme qu'il ne put se decider a y voir un canot. -- Mais je suis sure, moi; insista Maria; j'en ai vu plusieurs fois deja; il est impossible que je me trompe. Je vois dans ce canot un fac-simile exact de ceux que Darley a si bien dessines dans ses illustrations de Cooper. Vous etes donc force de convenir que vos amis ont de meilleurs yeux que vous. -- Mais ou est son proprietaire, l'Indien lui-meme? Nous ne pouvons guere tarder de le voir? -- Il est sans doute a roder par la dans les bois. Adolphe! s'ecria soudain la jeune fille; savez-vous que nous ne sommes pas seuls! -- Eh bien! quoi? repliqua vivement Halleck, ne sachant ce qu'elle voulait dire. -- Regardez a une centaine de pas vers l'ouest de ce canot; vous me direz ensuite s'il vous manque l'element de vie, comme vous dites. -- Tiens! tiens! voila, un gaillard qui en prend a son aise, sur ma vie! Eh! qui pourrait le blamer d'avoir choisi une aussi ravissante retraite pour se livrer aux delices de la peche? Nos deux touristes etaient fort surpris de ne l'avoir pas vu tout d'abord. Il etait en pleine vue, assis sur un roc avance; les pieds pendants; les coudes sur les genoux; le corps penche en avant, dans l'attitude des pecheurs de profession. Sa contenance annoncait une attention profonde, toute concentree sur la ligne dont il venait de lancer l'hamecon dans le lac apres l'avoir balance au-dessus de sa tete. L'artiste commenca a dessiner; Maria choisit une place d'ou elle pouvait facilement suivre les progres du travail. Tout en faisant voltiger a droite et a gauche son crayon docile, Halleck jasait gaiment et entretenait la conversation avec une verve intarissable. Peu a peu les traits se multipliaient, l'esquisse prenait une forme. -- Si seulement nous avions a portee l'homme rouge, observa-t-il, je le croquerais en detail. Mais, j'y pense, nous pouvons nous procurer cette jubilation; je vais d'abord placer, dans mon ebauche, le canot bien en vue, j'y dessinerai ensuite l'Indien maniant l'aviron, lorsque nous serons parvenus a nous rapprocher de ce pecheur. -- Assurement voila un homme bien paisible et bien occupe; il a l'air de poser pour son portrait. Croyez-vous qu'il se soit apercu de notre presence? -- Sans nul doute, car nous sommes aussi fierement en vue; cependant j'affirmerais que son poisson le preoccupe beaucoup plus que nous. Tenez! il a leve la tete et nous a regardes. Ah! le voila qui regarde en bas; il vient d'enlever quelque chose au bout de sa ligne. -- Chut! fit Maria vivement; regardez encore ce canot la-bas. Ne voyez-vous pas, au-dessus, quelque chose comme le plumage brillant d'un oiseau? -- Je ne puis m'occuper que de mon dessin; je n'ai pas de temps a perdre en babioles, et il faut que je travaille maintenant que me voila en train. -- Mais regardez donc, insista la jeune fille, vous verrez quelque chose qui vous interessera; je suis sure maintenant qu'il y a la une tete d'Indien. L'artiste se decida enfin a jeter les yeux dans la direction indiquee; il daigna meme admettre qu'il voyait quelque chose d'extraordinaire dans ce buisson -- Oui, murmura-t-il, c'est bien la touffe de chevelure ornee que portent les guerriers sauvages; c'est leur panache bariole de plumes eclatantes. Pendant qu'il parlait, le Sauvage surgit entierement hors des broussailles, faisant voir son corps peint en guerre; presque aussitot il disparut. -- Ah! en voila plus que vous ne demandiez! observa Maria; votre element de vie a fait apparition, le cadre est complet. -- Je me declare satisfait, reellement. -- Vraiment! je regrette que Maggie ne soit pas venue avec nous. Combien elle se serait rejouie de ce spectacle enchanteur! je suis bien desolee de son absence. -- Et moi aussi; savez-vous, Maria, qu'elle m'a surpris et charme bien agreablement hier soir; elle a une distinction et une intelligence qu'envieraient nos plus belles dames des cites civilisees; je vous assure qu'elle a fait impression sur moi. -- Cela ne m'etonne pas; elle merite l'estime et l'amitie de chacun. c'est le plus noble coeur que je connaisse; honnete, pure, modeste, sincere, elle a toutes les qualites les plus adorables. L'artiste, tout en continuant de promener son crayon sur le papier, leva les yeux sur sa cousine qui etait assise devant lui, un peu sur la droite. Elle considerait le lac, et ne s'apercut pas du regard furtif d'Halleck. Ce dernier laissa apparaitre sur ses levres un singulier sourire qui passa comme un eclair, puis il se remit silencieusement a l'ouvrage. -- Elle parait etre l'enfant gate de l'oncle John, reprit-il au bout de quelques instants; je suppose que cette faveur lui revient de droit, comme a la plus jeune? -- Mais non, c'est a cause de son charmant naturel Adolphe, remarquez-vous l'immobilite extraordinaire de ce pecheur? Les deux jeunes gens s'amuserent a regarder cet individu qui, en effet, paraissait identifie avec le roc sur lequel il etait assis. Tout a coup il fit un bond en avant, tete baissee, et tomba lourdement dans l'eau, avec un fracas horrible. En meme temps les echos repetaient la, detonation d'un coup de feu; et une guirlande de fumee qui planait au-dessus d'un roc peu eloigne trahissait le lieu ou etait poste le meurtrier. Un silence de mort suivit cette peripetie sanglante; Halleck et Maria s'entreregarderent terrifies. Le jeune artiste ne tarda pas a reprendre son sang-froid. -- Mon opinion, cousine, est que nous ferons bien de terminer nos dessins un autre jour, dit-il de son ton tranquille, tout en repliant son portefeuille methodiquement. -- Ah!! mon Dieu! s'ecria Maria avec terreur, vous ne savez pas... non, vous ne savez pas quels dangers nous menacent! Ces mots etaient a peine prononces qu'un second et un troisieme coup de feu cinglerent l'air; des balles sifflerent a leurs oreilles, indiquant d'une facon beaucoup trop intelligible que cette dangereuse conversation s'adressait a eux. -- Que l'enfer les confonde! grommela Halleck ce sont quelques renegats qui deshonorent leur race. Il s'arreta court, Maria venait de le saisir convulsivement par le bras pour lui faire voir ce qui se passait au bord du lac. Trois Indiens, bondissant et courant comme des cerfs, accouraient rapidement. Adolphe, malgre tout son sang-froid, ne put se dissimuler qu'il fallait prendre un parti prompt et decisif. -- Soyez courageuse, ma chere Maria, lui dit-il en la prenant par la main, et venez vite. Puis il l'entraina vers le fourre, en sautant de rocher en rocher. La jeune fille s'apercevant qu'il avait l'intention de fuir tout d'une traite jusqu'a la maison, lui dit, toute essoufflee -- Jamais nous ne pourrons nous echapper en courant; il vaut mieux nous cacher. Adolphe regarda hativement autour de lui, et avisa un vaste tronc d'arbre creux enseveli dans un buisson inextricable. -- Vite, la-dedans! dit-il a sa cousine; cachez-vous vite! Les voila, ces damnes coquins! -- Et vous? qu'allez-vous faire? lui demanda-t-elle en le voyant rester dehors. -- Je vais chercher une autre cachette, repondit-il; il ne faut pas nous cacher tous deux dans en meme terrier, nous serions decouverts en trois minutes. Cachez-vous bien, restez immobile, et ne bougez d'ici que lorsque je viendrai vous chercher. Halleck tourna lestement sur ses talons, enfonca son chapeau sur ses yeux, et, ainsi qu'il le raconta lui-meme plus tard, "se mit a courir comme jamais homme ne l'avait fait jusqu'alors". Une longue et constante pratique des exercices gymnastiques l'avait rendu nerveux et agile a la course. Mais ses muscles n'etaient point encore au niveau de ceux de ses ennemis rouges, car a peine avait-il fait cent pas, qu'un Indien enorme, le tomahawk leve, etait sur ses talons; avec un hurlement feroce, il se lanca sur Halleck. -- Inutile de discuter avec toi, mon coquin! pensa l'artiste. Sur-le-champ, il prit son revolver au poing et le dirigea sur son adversaire. Du premier coup il lui envoya une balle dans l'epaule: il lacha successivement quatre autres coups, mais sans l'atteindre; les deux derniers raterent. Soudainement la pensee vint a Halleck, qu'il n'avait plus qu'une charge disponible, et il suspendit son feu pour ne plus tirer qu'a coup sur. L'entree en scene du revolver avait eu pourtant un resultat; l'Indien s'etait arrete a quelques pas; mais aussitot qu'il s'etait apercu que l'arme avait rate, il lanca furieusement son tomahawk a la tete de l'artiste. Si ce dernier n'eut trebuche fort a propos sur une pierre, evidemment le projectile meurtrier lui aurait fendu le crane. Se relevant de toute sa hauteur, Halleck brandit son pistolet et l'envoya dans la figure bronzee de l'Indien avec tant de force et de precision, qu'il lui cassa une douzaine de dents et lui dechira les levres. L'Indien bondit en poussant un rugissement de bete fauve; mais il fut recu par un foudroyant coup de pied dans les cotes qui l'envoya rouler sur les cailloux. La boxe pedestre aussi bien que manuelle, n'avait aucun mystere pour Halleck, et sur ce terrain il etait maitre de son ennemi; sa seule crainte etait de le voir employer quelque nouvelle arme, car l'artiste n'avait plus que ses pieds et ses poings. Aussi, ce fut avec un vif deplaisir qu'Adolphe le vit extraire du fourreau un couteau enorme, puis se diriger sur lui avec precaution. Neanmoins, l'artiste, n'ayant pas le choix de mieux faire, se preparait a une lutte corps a corps, lorsqu'il entendit s'approcher les deux camarades du bandit. Une pareille rencontre devait etre trop inegale pour qu'Halleck s'y engageat autrement qu'a la derniere necessite. Aussi, reflechissant que ses jambes s'etaient reposees, et qu'elles etaient admirablement pretes a fonctionner, il s'elanca plus prestement qu'un lievre et se mit a courir. Inutile de dire que son adversaire acharne se precipita a sa poursuite; cette fois l'artiste avait si bien pris son elan que l'Indien fut distance pendant quelques secondes. Toutefois l'avance gagnee par Halleck fut bientot reperdue; ce qui ne l'empecha pas de prendre son temps pour raffermir sous le bras son portefeuille, dont, avec une tenacite rare, il n'avait pas voulu se dessaisir; on aurait pu croire qu'il le conservait comme un talisman pour une occasion supreme. Au bout de quelques pas il entendit craquer les broussailles sous les pas du Sauvage; son approche etait d'autant plus dangereuse qu'il avait retrouve son tomahawk. Craignant toujours de recevoir, par derriere, un coup mortel, Halleck se retournait frequemment. Cet exercice retrospectif lui devint funeste, il se heurta contre une racine d'arbre et roula rudement sur le sol la tete la premiere. Le Sauvage etait si pres de lui, que sans pouvoir retenir son elan, il culbuta sur le corps etendu de l'artiste. Halleck se releva d'un bond, recula de trois pas, et voyant que l'heure d'une lutte supreme etait arrivee, il se prepara a vaincre ou mourir; l'Indien, de son cote, allongea le bras pour le frapper. Il n'y avait plus qu'une seconde d'existence pour Halleck, lorsque la detonation aigue d'un rifle rompit le silence de la solitude; le Sioux fit un saut convulsif et retomba mort aux pieds du jeune homme. Ce dernier jeta un rapide regard autour de lui pour tacher de decouvrir quel etait le Sauveur survenu si fort a propos; il ne vit rien et ne parvint meme pas a deviner de quel cote etait parti le coup de feu. La premiere pensee de l'artiste fut que la balle lui etait destinee, et s'etait trompee d'adresse, mais quelques instants de reflexion le firent changer d'avis. Cependant, songeant aussitot que les autres Indiens devaient approcher, il sonda anxieusement les alentours. Rien ne se montra, la solitude etait rendue a son profond silence. Apres s'etre convaincu, par une longue attente, que tout adversaire avait disparu, Halleck tira ses crayons, ouvrit philosophiquement son fameux portefeuille, et murmura, en cherchant une page blanche : -- Si cette balle n'avait pas si bien ete ajustee, j'aurais du imiter Parrhaseus; heureusement il ne s'agit plus de cela, je me garderai bien de laisser echapper la plus sublime occasion de faire un croquis magistral. Sur ce propos, il se prepara a enrichir son album d'une etude sur l'indien mort devant lui. CHAPITRE V _UN AMI PROPICE._ Il ne faudrait pas croire que la main de l'artiste tremblat pendant qu'il crayonnait le portrait de l'Indien abattu; si quelque agitation nerveuse se produisait dans sa main, c'etait la suite de l'exercice force auquel il venait de se livrer, mais l'emotion n'y entrait pour rien. Comme un vieux soldat ou un chirurgien emerite familiarise avec l'aspect de la mort, Adolphe considerait ce cadavre farouche et hideux avec le plus grand sang froid, exactement comme un simple modele de nature morte. Bien plus, peu satisfait de sa pose, il le tourna et retourna, arrangea ses bras et ses jambes, disposa sa tete, placa tout le corps dans le meilleur etat de symetrie possible, de facon a, lui donner une jolie tournure. Ensuite, se reculant de quelque pas pour mieux juger l'effet, il se placa lui-meme en bonne situation; et tout etant ainsi ajuste a sa grande satisfaction, il se mit a dessiner. -- Je ne suppose pas, murmura-t-il en travaillant, avec son flegme habituel; je ne suppose pas qu'on puisse appeler cela un modele qui pose, C'est un modele qui git. Et il continua en fredonnant un air de chasse. Son croquis fut bientot termine, range precieusement dans le portefeuille, et le portefeuille lui-meme mis sous le bras; puis Halleck se leva, lestement pour se mettre en quete de Maria. A ce moment, il eprouvait une sorte d'inquietude vague, et comme un remords de n'avoir pas couru sur le champ et avant tout a la recherche de sa cousine; un pressentiment facheux s'empara de lui au fur et a mesure qu'il se rapprochait hativement du lieu ou il l'avait laissee. Ce n'etait pas qu'il fut embarrasse pour retrouver sa cachette; Halleck avait une memoire infaillible; d'ailleurs les circonstances emouvantes dans lesquelles il avait explore cette region, etaient de nature a imprimer dans son esprit les moindres details. Sur le point d'arriver il s'arreta, preta une oreille attentive, mais aucun bruit ne se fit entendre; il fit encore quelques pas, et se trouva devant le gros arbre entoure de ronces. -- Maria! s'ecria-t-il, venez je crois le terrain deblaye; nous pourrons retourner sains et saufs a la maison. Ne recevant aucune reponse, il entra precipitamment dans la cachette, et, avec un affreux battement de coeur, reconnut que la jeune fille n'y etait plus. Il demeura un moment interdit, respirant a peine, cherchant a s'expliquer cette disparition. Bientot, grace a ses habitudes optimistes, il fut d'avis qu'elle avait profite d'un instant favorable pour quitter ce refuge et revenir au logis. Pour corroborer cette opinion il se disait que Maria n'etait pas femme a se laisser enlever sans resistance; et que si quelque mechante aventure lui etait arrivee, elle aurait fait retentir l'air de ses cris desesperes. Cependant l'artiste n'etait pas entierement convaincu, ni sans inquietude: car il savait que des Indiens etaient dans le bois; et il venait d'apprendre d'une facon memorable que la nature de ces braves gens n'etait pas chevaleresque au point de respecter quelqu'un dans les bois, ce quelqu'un fut-il une femme sans defense. Il etait la immobile, hesitant, ne sachant quel parti prendre, lorsqu'une clameur aigue frappa son oreille; ce cri provenait du lac, c'etait, a ne pas s'y meprendre, la voix de Maria qui l'avait pousse. Halleck bondit comme un daim blesse, se precipita tete premiere, a travers branches, et ne s'arreta qu'au bord de l'eau, a l'endroit ou il s'etait precedemment installe pour dessiner. La, il regarda avidement dans toutes les directions, et apercut au milieu du lac un canot que deux Indiens faisaient voler a force de rames. Maria etait entre eux, pale, desesperee; a l'apparition de son cousin elle poussa un cri d'appel, levant les bras frenetiquement, et aurait saute a l'eau si ses ravisseurs ne l'eussent retenue. Halleck n'avait d'autre ressource que de gagner, en faisant le tour du rivage, l'avance sur le canot, et de l'attendre au debarquement; quoique seul et sans armes, il s'elanca bravement avec l'agilite de la colere et de l'anxiete, bien resolu a ne pas laisser echapper les Sauvages sans leur livrer une lutte a outrance. Malheureusement, il eut beau courir, le bateau avait gagne le bord avant que le pauvre artiste eut parcouru la moitie seulement de la distance. Les Indiens sauterent rapidement a terre, entrainant Maria avec eux. Adolphe, courant toujours a perte d'haleine, suivait avec des regards furieux les fugitifs, lorsqu'il vit tout a coup un Indien chanceler et tomber a la renverse. En meme temps les echos se renvoyerent la detonation d'une carabine; le second Sauvage, saisi de terreur, disparut comme s'il avait eu des ailes. En cherchant des yeux quel pouvait etre ce sauveur arrive en ce moment si propice, Halleck decouvrit Christian Jim, le fusil en main, qui cheminait tout doucement a travers les rochers, et arrivait aupres de la jeune fille eperdue. Halleck les eut bientot rejoints; il serra affectueusement la main de Maria, en murmurant quelques paroles que son emotion rendait inintelligibles; puis il se tourna vers le Sioux qui venait de jouer si fort a propos le role sauveur de la Providence. -- Votre main! mon brave! donnez-moi votre main, vous dis-je! vous etes un vrai Indien, vous! Jim ne lui rendit en aucune facon sa politesse. Il se contenta de le toiser, un instant, des pieds a la tete, et dit : -- Courez, allez-vous-en d'ici! Les Indiens sont souleves, brulent les maisons; ils tuent tout. Vite! chez l'oncle John ! Malgre son exterieur glacial, il etait evident que Jim etait dans une grande agitation. Ses yeux noirs lancaient ca et la des regards flamboyants; il y avait dans ses allures quelque chose de farouche et d'inquiet qui frappa les jeunes gens. -- Ne nous abandonnez pas ici, je vous en supplie! s'ecria Maria encore pale et fremissante de terreur; conduisez-nous jusqu'en dehors de ces bois terribles. Sans repondre, le Sioux les fit monter dans le canot qu'il repoussa vivement du rivage en y sautant: ensuite il traversa le lac a force de rames et vint aborder devant une clairiere traversee par un sentier qui conduisait aux habitations. Jim passa devant, en eclaireur, l'oeil et l'oreille au guet, le doigt a la detente du fusil, marchant sans bruit, se derobant dans les broussailles. On passa ainsi tout pres du lieu ou Maria s'etait cachee. -- Comment avez-vous eu l'imprudence de quitter une aussi excellente cachette, demanda Halleck avec son sang-froid habituel; je vous avais pourtant recommande, d'une facon formelle, de n'en pas bouger jusqu'a mon retour. -- Je me serais bien gardee d'en sortir; on m'en a arrachee. Ce sont deux de vos honorables Indiens qui sont arrives droit sur moi et se sont empares de ma personne. -- Mais alors, pourquoi n'avez-vous pas crie? je me serais hate d'accourir a votre secours. -- Si j'avais pousse un cri, j'etais morte... Ces "chevaleresques" bandits me l'ont parfaitement fait comprendre a l'aide de leurs couteaux. -- Ah! voici mon revolver que j'avais lance au visage du drole qui m'a attaque. L'artiste a ces mots, courut ramasser son arme, et dut se diriger vers la gauche, car Jim avait change brusquement de route pour eviter a Maria le spectacle hideux qu'offrait le cadavre du Sauvage tue le premier. Halleck reprit: -- Mon opinion est que... Il fut soudainement interrompu par Jim qui venait de faire une brusque halte en pretant l'oreille dans toutes les directions, et qui recula avec vivacite dans les broussailles : -- Couchons-nous par terre, dit-il en donnant l'exemple, les Sioux viennent! Tous trois disparurent sous l'herbe, et resterent immobiles en retenant leur haleine. Pendant quelques minutes on n'entendit pas le moindre bruit; Jim se hasarda a relever la tete, non sans prendre des precautions infinies; l'artiste crut pouvoir en faire autant. Ses yeux furent terrifies d'apercevoir une bande d'Indiens qui cheminait dans le bois lui-meme, sans froisser une branche ni une herbe, sans laisser autour d'elle le moindre bruit. Ils etaient nombreux, armes, peints en guerre; toutes ces figures farouches semblaient autant de visages de demons. Ce sinistre bataillon de fantomes passa comme une vision effrayante, courant a la curee des blancs, aspirant le carnage, preparant l'incendie. Le massacre du Minnesota etait commence; c'etait l'avant-garde qu'on venait de voir. Les fugitifs resterent encore immobiles et muets pendant une demi-heure. Alors Jim se releva, et leur fit signe de se remettre en marche. Bientot ils furent sortis du bois sur le chemin direct de la maison. Maria etait agitee de sinistres pressentiments; quelque chose de secret lui disait que, pendant son absence, tout n'etait pas bien alle dans la maison hospitaliere de ses bons parents; elle eprouvait une febrile impatience d'arriver, afin de s'assurer par ses propres yeux de l'etat des choses. Enfin, ils arriverent sur le dernier coteau devant lequel s'elevait la case; ce fut avec un profond soupir de soulagement que la jeune fille reconnut la situation habituelle des lieux; rien n'y etait change, rien n'y trahissait la presence de l'ennemi. Elle reprit aussitot son enjouement naturel, et poussant un grand soupir de satisfaction: -- Ah! mon Dieu! dit-elle, il me semble qu'on m'enleve une montagne de dessus le coeur; j'avais les plus horribles apprehensions!... il me semblait certain que quelque grand malheur etait arrive, pendant notre absence, a l'oncle John ou a quelqu'un de la famille. -- Pensez-vous qu'il y eut ici quelque autre objet plus attractif que vous aux yeux des galants Sauvages? -- Quelle mauvaise plaisanterie! Tout individu, pourvu qu'il soit blanc, offre un grand attrait a leurs tomahawks. Supposez que cette pauvre petite Maggie eut ete a ma place, les Sauvages l'auraient enlevee tout aussi bien que moi. Adolphe Halleck fit semblant de regarder devant lui, mais en realite il ne quittait pas de l'oeil son interlocutrice encore tout effaree et haletante. Le meme sourire etrange et mysterieux se produisit encore sur ses levres; en resume il etait evident que, malgre les terribles scenes qu'il venait de traverser, le jeune homme se sentait d'humeur prodigieusement divertissante. Quelques minutes s'ecoulerent dans un profond silence. Enfin Halleck renoua la conversation, mais sur un sujet tout-a-fait different. -- Maria, demanda-t-il, est-ce un reflet du Soleil qui me trompe? regardez la-bas dans le nord-est, et expliquez-moi ce que signifie cette fumee, fort peu naturelle, qui monte vers le ciel en si grande abondance. -- Je l'avais deja remarquee depuis quelque temps. Jim! dites-moi ce que vous pensez de cela. Le Sioux retourna la tete et repondit: -- Ce sont les maisons des _settlers_ qui brulent, les indiens y ont mis le feu. -- Est-ce loin d'ici? -- A six, huit, dix milles. -- En verite, je le dis! s'ecrie Maria palissant de terreur, ces horribles Sauvages seront bientot ici. En depit de son stoicisme affecte, Halleck ne put dissimuler un mouvement de malaise. Reellement le danger mortel qui etait imminent ne pouvait se revoquer en doute, et les sinistres pressentiments de la jeune fille terrifiee n'etaient que de trop reelles propheties. -- Que l'enfer les confonde! murmura l'artiste; quel esprit malfaisant les anime donc? C'est le diable, a coup sur! Mais enfin, peut-on savoir a quelle cause doit etre attribue ce soulevement epouvantable? -- Ils ne font qu'obeir a leurs invariables instincts. -- Ma chere cousine, repondit Halleck d'un ton doctoral, vous faites erreur d'une maniere grave; telle n'est pas la nature des Indiens, leur histoire en fait foi. Ces peuplades sont la noblesse et la loyaute personnifiees; je les porte dans mon coeur. Il ne s'agit ici, evidemment, que d'obscurs vagabonds, d'un ramassis de coquins errants, desavoues par toutes les tribus. -- Ah! fit Maria sans lui repondre: il y a quelqu'un sur le belvedere de la maison. Ils ont pressenti le danger. Effectivement, au bout de quelques pas, ils apercurent le jeune Will Brainerd, debout sur le toit, a demi cache par une cheminee, et lancant ses regards dans toutes les directions. Il fit a Jim un signal que les deux touristes ne purent comprendre, mais a la suite duquel le Sioux hata le pas. Toute la maison de l'oncle John etait bouleversee par les preparatifs de combat et de fuite. Les tourbillons de fumee qui obscurcissaient l'horizon avaient parle un lugubre langage, facile a comprendre; du haut de son observatoire, Will avait apercu le detachement indien qui avait cotoye le lac. Au premier abord, on avait pu croire qu'ils se dirigeaient vers le _Settlement_, et dans l'attente d'une agression prochaine, on avait attele les chevaux aux chariots, pour etre plus tot pret a fuir. Mais la horde sauvage ayant change de direction; d'autre part, l'absence de Maria et d'Halleck se prolongeant, l'oncle John suspendit son depart pour les attendre. Bien entendu que la question de fuir ne fut pas mise en deliberation. C'etait le seul parti a prendre. Ces preparatifs de mauvais augure, ces chevaux atteles, frapperent de suite les deux arrivants; Halleck lanca un regard a Maria. -- La prolongation de notre sejour ici, parait douteuse, observa- t-il; l'oncle John a pris l'alarme. -- Certes! il serait etrange qu'il eut pris quelque autre determination, en presence de tous ces affreux presages. Mais, qui aurait pu croire a de pareilles horreurs dans l'Etat de Minnesota, au coeur de la civilisation? Pour moi, je n'ai qu'un desir ardent, c'est de m'eloigner le plus promptement possible. -- Eh bien! Non pas moi! chere cousine. Maintenant, je le confesse, mon opinion sur les aborigenes devient douteuse; il y a comme un brouillard dans mon imagination. Avant de m'en aller, je veux eclaircir la question; je veux, s'il est possible, rehabiliter ces pauvres Indiens a mes yeux, dans toute leur splendeur. -- O Adolphe! vous serez donc toujours une tete folle? Si vous avez peur de perdre votre affreux fetichisme pour les Sauvages, il vaut. mieux vous en aller sans pousser l'examen plus loin; car, croyez-moi, la desillusion sera terrible. -- Eh bien! donc, enlevez-moi! dit l'artiste en riant; Ah mais! j'y songe, je ne vous ai pas fait voir le croquis delicieux que... -- Ai-je le temps de regarder des paysages, lorsque la vie de mes amis est en danger? riposta impatiemment la jeune fille en lui tournant le dos pour courir dans la maison. Au meme instant, Will Brainerd descendit de son observatoire. Il informa la famille qu'aucun ennemi n'etait visible a l'horizon, bien que les symptomes de bouleversement et d'incendie se multipliassent dans les alentours. -- Je m'etonne, ajouta-t-il en terminant, que notre _Settlement_ a ete epargne jusqu'a ce moment. Toute la famille se reunit alors en un vrai conseil de guerre; les deliberations furent breves et concluantes. Une fuite tres prompte fut decidee, comme etant le seul et unique moyen de salut. En effet, il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour craindre l'irruption d'une bande de Peaux-rouges apportant avec elle le carnage et l'incendie, et une seule chance de ne pas etre envahi; toute minime que fut cette derniere probabilite, elle inspira a l'oncle John quelques modifications dans son plan de fuite. Il fut resolu que M. et _mistress_ Brainerd, Maggie et Maria, accompagnes par Jim, partiraient les premiers dans le chariot le plus leger, et, qu'ils se dirigeraient a toute vitesse, vers Saint-Paul, de facon a sortir le plus tot possible du territoire de Minnesota et eviter ainsi les bandes sanguinaires des Indiens souleves. Will et Halleck devaient rester, attendant l'issue des evenements, dans le but de proteger, s'il etait possible, le _Settlement_ contre le pillage de quelques maraudeurs isoles. Bien entendu, ils se tenaient tout prets a fuir en cas de necessite. En outre, ils etaient munis chacun d'une bonne carabine, d'un revolver, d'un bon couteau de chasse; la poudre et les balles ne leur manquaient pas. Moyennant ces preparatifs, ils pourraient se defendre avec succes contre les rodeurs qui viendraient a se presenter. L'oncle John leur recommanda expressement de n'engager une lutte que lorsque les chances de succes seraient evidentes; attendu que lorsque le sang avait coule, les Sauvages du Minnesota devenaient des demons incarnes. Halleck accepta fort legerement les recommandations et l'opinion de son oncle; il pretendit "qu'on calomniait ces pauvres gens." -- Nous nous rendrons directement a Saint-Paul, conclut M. Brainerd; si vous etes obliges de deguerpir, suivez nos traces; Will connait assez le pays pour vous guider d'une facon sure. Je ne vous dis cela que pour le cas ou vous seriez obliges de fuir absolument. Fuir... non! mais nous en aller... oui! repliqua Halleck d'un ton suffisant; si l'Indien se presente, de deux choses l'une: ou il sera facile a apprivoiser, ou il sera mechant. Si bon il est, ma theorie sera demontree; s'il fait le mechant nous le corrigerons; voila tout! Et il alluma son cigare avec une nonchalance superbe. -- Puissiez-vous dire vrai! observa Maggie a laquelle cette maniere sans facon d'envisager ces terribles realites semblait incomprehensible. -- Je suis dans la realite, Maggie, croyez-le bien, j'y suis! Personne n'arrivera a me convaincre que ces pauvres indigenes du Minnesota soient aussi terribles. Tout ceci me fait l'effet d'une terreur panique; or, vous savez combien pareilles frayeurs aveuglent l'esprit. Votre frere s'en est apercu l'ete dernier, a Bull-Run. L'oncle John, ainsi que sa femme, et Maria s'occupaient activement d'entasser dans le chariot les objets de plus indispensable necessite; pendant ce temps, Will, pensif et soucieux, etait remonte a son observatoire aerien sur le toit de la maison. L'artiste avait fait quelques tentatives pour aider a l'embarquement des colis, mais, dans son etourderie, il n'avait reussi qu'a casser plusieurs pieces de porcelaine, et a faire rouler entre les jambes des chevaux quelques pots de confiture; il se resigna donc, en riant, a abandonner cette tache a des mains plus prudentes ou plus adroites. Maggie l'observait avec etonnement; son esprit doux et serieux ne pouvait comprendre une telle legerete. -- Votre indifference me confond, lui dit-elle; surtout apres votre aventure que Maria m'a racontee. -- Ah! oui, vraiment! murmura l'artiste, en distillant la fumee avec symetrie par les deux coins de sa bouche; ecoutez, j'en ai fait un dessin capital! J'ai quelque intention de l'envoyer a Harper... mais c'est trop beau pour lui. De ma vie, je n'avais eu un sujet dont la pose soit d'une docilite plus parfaite. Ah! mais oui! il posait comme un demi-dieu, cet Indien mort! -- Et, si Christian Jim ne s'etait pas trouve la?... -- Ma foi! je conviens qu'il m'a rendu un fameux service, je me rejouis d'en convenir; j'aimerais le recompenser magnifiquement pour cela. -- Il ne desire et n'acceptera rien qui ressemble a une recompense; mais je puis vous dire ce qu'il recevrait avec un plaisir extreme. -- Quoi donc? -- Une Bible; j'ai ete assez heureuse pour lui apprendre a lire cet ete, il peut en faire un usage tres satisfaisant pour lui. Vous ne sauriez croire avec quelle ardeur il desirait parvenir a comprendre ce bon livre, dont les missionnaires lui avaient parle. On lui en a donne une copie partielle et grossiere qu'il ne manque jamais de prendre avec lui et qu'il porte partout dans ses courses; mais je sais qu'il sera dans le dernier ravissement s'il devient possesseur d'un de ces beaux volumes qu'on trouve dans les librairies des grandes villes. Je ne doute pas que vous n'en ayez avec vous. L'artiste rougit et balbutia d'un ton embarrasse: -- J'ai honte de vous avouer que je n'en ai pas ici; mais je saurai bien m'en procurer et ce sera tout ce qu'on peut trouver de splendide. -- Oh!... vous dites que vous n'en avez pas avec vous?... demanda avec etonnement Maggie, en fixant sur Halleck ses grands yeux bleus, expressifs, empreints d'une affectueuse melancolie. -- Non... pas avec moi... Mais j'en ai plusieurs a la maison! Ce sont des cadeaux de ma mere, de mes soeurs, et de quelques jeunes ladies qui s'interessent a mon salut. -- Permettez-moi de vous offrir celle-ci, reprit Maggie en lui presentant une bible qu'elle sortit de sa poche; Je ne vous demanderai qu'une seule chose, c'est d'y jeter un coup d'oeil de temps en temps. Aucune creature raisonnable ne doit laisser passer un jour sans en lire quelques versets; je n'ose pas vous en reclamer autant, ce sera lorsque vous le pourrez seulement. -- Je vous le promets, du fond de mon coeur, lui repondit l'artiste en recevant avec respect et courtoisie le don pieux que venait de lui faire sa jeune cousine. Le ton serieux, les manieres graves et douces de Maggie, le parfum d'ingenuite et de candeur affectueuse qui s'echappait de ses moindres actions, tout en elle avait parle d'une maniere etrange au coeur d'Adolphe. En sa presence, il se sentait moins railleur, moins sceptique, moins fanfaron; peut-etre, s'ils eussent eu, sur le moment, a braver la fureur des Sioux aurait-il combattu avec un nouveau courage, entierement different de ses bravades precedentes. -- J'en ferai une bonne lecture, a la premiere occasion favorable, dit-il en serrant le volume entre ses deux mains, avec une certaine emotion; aujourd'hui meme, dans l'apres-midi, apres votre depart, j'aurai longuement du loisir pour cela. -- Pas tant que vous le croyez, peut-etre, repondit la jeune fille sans dissimuler un leger tremblement dans sa voix; je vous l'assure, monsieur Halleck, quelque chose de terrible est proche de nous, et vous n'y songez pas. -- Ta! ta! ta! repliqua l'artiste en reprenant ses manieres frivoles pour cacher son trouble, vous etes nerveuse et impressionnable; chassez de pareilles idees pueriles. Mais, en depit de son assurance, il sentit comme un frisson traverser tout son etre; jamais, dans le cours de son existence, pareille impression ne s'etait produite en lui; durant quelques secondes, il se sentit glace et decourage. Neanmoins, cette periode d'abattement ne fut pas de longue duree; il reprit presque aussitot son assurance imperturbable : -- Je vous avais prise pour une jeune fille forte et courageuse, Maggie; mais j'avoue que vos timidites d'aujourd'hui, me jettent vraiment dans le doute a cet egard. -- J'ai l'ame ferme cependant il me semble, repartit la jeune fille avec un sourire melancolique; mais vous ne pouvez exiger de moi que je ne partage point des craintes manifestees par tout le monde excepte par vous. -- Rirons-nous assez de tout cela! lorsque nous serons arrives sains et saufs a Saint-Paul; ou mieux, lorsque nous serons revenus a la ferme!... -- Dieu veuille que vous ne vous trompiez pas! Qu'est devenu Jim? voila longtemps que je ne l'ai pas vu. -- Il est par la-bas, dans un petit coin de la prairie, en observation de son cote; Will est en vedette sur le toit, il y a donc peu de risques qu'un ennemi puisse nous aborder sans avoir ete apercu. Soyez donc sans crainte pour le moment. Ah! j'apercois l'oncle John et nos gens qui ont termine l'amenagement du wagon. Effectivement, le chariot etait rempli, bourre, leste de tous les objets qu'il pouvait contenir: on eut dit un navire frete pour quelque voyage au long cours. Maria, M. Brainerd et sa fille s'y installerent; ce fut ensuite au tour de l'oncle John. Et Jim, ou est-il donc? demanda ce dernier; ah! le voila qui arrive. L'Indien apparaissait a peu de distance; M. Brainerd suspendit son depart pour lui dire adieu. -- Bonsoir, mon enfant! cria-t-il ensuite a son fils toujours perche sur son observatoire. On echangea des saluts, on se souhaita mutuellement bonne chance; enfin, le lourd vehicule s'ebranla, et s'eloigna en craquant. -- Prenez bien garde! soyez vigilants! que Dieu veille sur vous! cria M. Brainerd. -- Ne craignez rien pour moi, dit l'artiste en s'adressant plus particulierement a Maggie; c'est vous qui meritez toute notre sollicitude. -- Adieu! repondit la jeune fille; n'oubliez pas la Bible. Bientot on allait se perdre de vue, lorsqu'une exclamation poussee par Will suspendit la marche. Tous s'entreregarderent, haletants, dans une anxieuse attente. CHAPITRE VI _INDECISION._ Sur la limite orientale de la prairie, et tout ai fait en position d'intercepter la route des fugitifs, trois Indiens venaient d'etre signales par le jeune Brainerd. Selon toute probabilite ce n'etaient pas des amis; dans l'incertitude provoquee par cette crise redoutable, il y avait mille precautions a prendre. Will s'etait donc empresse de prevenir le depart de sa famille. -- Qu'est-ce qu'il y a encore? demanda l'oncle John en reprimant tout signe d'inquietude, afin de moderer la terreur des femmes. -- Il faut qu'on m'envoie Jim, cria Will; j'apercois, a l'est, certains symptomes que je n'aime pas. Le Sioux entra vivement dans la maison, et l'instant d'apres il parut sur le toit, a cote de Will. Un seul regard lui suffit pour reconnaitre que les apprehensions du jeune homme etaient parfaitement fondees. Toute la famille en fut aussitot instruite. -- Ils sont directement sur votre chemin, vous ne pourriez les eviter, s'ecria Will. -- Je crois que vous pourriez supprimer l'ennui de cette rebarbative rencontre, observa l'artiste en jetant un regard farceur a Maria. -- Comment donc? demanda cette derniere precipitamment. -- En faisant un detour pour prendre une autre route, ou, plus simplement, et ne partant pas du tout. -- Oui, attendez encore, appuya le jeune Brainerd; vous ne pouvez partir maintenant. -- Bast! interrompit Halleck avec sa fanfaronne indifference; tout ca n'est autre chose que deux ou trois malheureux Indiens qui prennent l'air, admirant les beautes de la nature et faisant leurs petites observations. Qui sait?... ils ont peut-etre un artiste parmi eux? Quant a moi, je suppose que, ne pouvant pas dormir par cette chaleur, ils prennent le parti de destiner la nuit aux promenades sentimentales. Chacun regarda Halleck pour savoir s'il ne donnait pas quelque signe ostensible de folie, digne de ses incroyables discours. Il fumait son cigare plus methodiquement, plus tranquillement que jamais. Tout a coup il porta la main a sa poche et la fouilla vivement comme s'il se sentait illumine par une idee subite. -- Ah! que je suis etourdi! s'ecria-t-il, j'ai la sur moi une lorgnette, mieux que cela, un petit telescope; ce sera fort commode pour inspecter ces malheureux vagabonds. Je ne comprends pas que je n'y aie pas songe plutot; nous en aurions deja tire fort bon parti, quand ce n'eut ete que pour reconnaitre le canot, lorsque avec Maria nous etions sur le bord du lac. Sur ce propos, il entra dans la maison et courut tout d'un trait jusqu'au toit. Il offrit d'abord son instrument au Sioux: celui- ci l'ayant refuse; il le passa a Brainerd qui apres avoir regarde un moment, s'ecria: -- Je vois trois Indiens caches dans un bas fonds, comme s'ils attendaient quelque chose... oui... il y en a plusieurs autres couches a plat ventre dans l'herbe. -- Sont-ils dans un buisson? -- Non, au commencement d'une clairiere. -- Eh bien! c'est tout simple; ces pauvres diables sont ahuris de fatigue, ils se reposent en attendant leurs camarades; passez-moi la lunette, je vous prie. -- Apercevez-vous ceux qui sont etendus sur le sol? demanda Will a Jim, pendant que l'artiste faisait son inspection. -- Oui, une demi-douzaine renverses par terre. -- Que pensez-vous de ca? -- Je ne peux pas savoir. -- Ne pensez-vous pas qu'ils soient la pour nous epier?... -- Mais, par le soleil! mon pauvre Will, a quoi cela leur servirait-il, s'ecria l'artiste en repliant solennellement son instrument de longue vue; du moment qu'on peut les signaler a deux ou trois milles de distance, il leur est formellement impossible de nous surprendre; s'ils ne peuvent reussir a nous surprendre, il leur est encore plus impossible de nous faire aucun mal, s'ils sont incapables de nous faire aucun mal, ils ne sont pas a craindre, pourquoi vous effrayez-vous? C'est raisonne, ce que je vous dis-la, hein! -- Mon cher Adolphe, je ne puis rien vous repondre, sinon que je regarde comme bien difficile de deviner les tenebreuses malices des Indiens. Ils sont si ruses, si audacieux, si entreprenants que fort souvent ils accomplissent des choses incomprehensibles. Will reprit la lunette, et apres en avoir fait usage, annonca que les Sauvages etaient sur pied; mais que leur nombre etait augmente; sans doute les compagnons qu'ils attendaient les avaient rejoints. A ce moment on pouvait les distinguer a l'oeil nu, mais seulement d'une facon vague et incertaine. -- Misericorde! juste ciel! ils viennent sur nous! s'ecria tout a coup Will, incapable de maitriser son emotion. -- Ah! Diable! Voyons, un peu de calme, mon garcon! ne va pas t'agiter comme cela, au point d'epouvanter les autres la-bas dans le chariot. -- Epouvanter!! Il y a certes bien de quoi! Ces brigands-la seront ici dans une demi-heure! -- Bah! qu'est-ce qui le prouve? Regarde-les donc un peu mieux; tu verras que precisement ils ne viennent pas de ce cote. L'artiste avait raison pour le moment; mais on ne pouvait etre sur de rien, car les mouvements des Sauvages etaient si incertains, si errants, qu'on n'y pouvait rien comprendre. Apres avoir marche a droite et a gauche sans but apparent, ils commencerent a se diriger sur la maison. Ces etranges rodeurs apercevaient certainement le _Settlement_, duquel ils connaissaient d'ailleurs l'existence; suivant toute probabilite, ils debattaient entre eux le point de savoir s'ils s'en approcheraient ou non. Pendant que le jeune Brainerd les epiait avec une consternation toujours croissante, ils changerent de direction une troisieme fois, et suivirent une ligne qui, en se prolongeant, les eloignait considerablement de la maison. Rien ne pourrait rendre l'anxiete avec laquelle Will suivait tous leurs mouvements au travers du telescope. Lentement, d'un mouvement imperceptible comme celui d'une aiguille d'horloge, les Sauvages continuerent a decrire une courbe qu'on aurait pu croire tracee avec un compas, et qui ne semblait, ni les eloigner, ni les rapprocher de la ferme. -- Tout va bien! s'ecria alors l'artiste: ces Peaux-rouges ne veulent pas nous inquieter le moins du monde. Que Diable! j'ai lu assez de livres sur leur compte, pour m'y connaitre! -- Il faut partir maintenant, dit le Sioux en descendant avec rapidite. Will etait trop assiege de terreurs et d'apprehensions pour quitter son poste aerien. Mais Adolphe n'avait pas les memes raisons pour rester avec lui; il descendit donc aussi afin d'echanger de nouveaux adieux avec ses amis; enfin le chariot se mit en route. Les deux chevaux qui l'entrainaient, malgre son bagage considerable, et le poids de cinq personnes, etaient de robustes animaux accoutumes aux travaux de la ferme, et quoique un peu lourds, ils etaient capables, lorsqu'on les pressait un peu, de fournir rapidement une longue traite. Halleck et son ami Will Brainerd resterent en observation toute la journee. Leur poste etait tout simplement la partie plate du toit; abritee par une cheminee, a laquelle on arrivait par l'etroit chassis d'une lucarne. L'artiste s'installa sur les tuiles avec la nonchalance etourdie qui lui etait habituelle, s'arma de son telescope, et le braqua sur les amis qui s'eloignaient, son intention etant, pour se distraire, de les accompagner ainsi des yeux jusqu'a leur complete disparition. Will, debout a cote de lui, se retenant d'une main a la cheminee, partageait ses regards entre les regions ennemies ou il soupconnait la presence des Indiens, et la region bien chere que parcouraient les bien-aimes fugitifs. Au milieu de ses investigations il apercut de nouveau les Sauvages groupes qui semblaient avoir encore une fois change de direction; peut-etre deliberaient-ils sur quelque plan diabolique organise pour capturer les Blancs qui s'efforcaient de leur echapper. -- Halleck! dit-il enfin avec un soupir d'anxiete; quel infernal projet trament ces Peaux-rouges? Je commence a perdre toute esperance de salut! -- Que pensent-ils?... que trament-ils?...repondit l'artiste sans abaisser son telescope; Dieu quels grands mots! -- Moi je suppose qu'ils ne songent a rien de particulier; ce dont je suis certain c'est que vous etes terriblement soupconneux, mon cher enfant! Contentez-vous donc d'inspecter votre part d'horizon, et laissez- moi tranquille a la mienne. -- Ah! je vous le dis, Halleck! insista Will en joignant les mains avec anxiete, il m'est impossible d'etre tranquille lorsque je vois de telles choses. Il se prepare la-bas des evenements terribles et cruels, que Christian Jim meme ne soupconne peut- etre pas. -- Hola! voici cette vermine qui se remet en marche! Seigneur, Dieu! elle prend juste la fatale direction ! -- Oh! parbleu! parbleu! nous sommes en plein Ocean de lamentations maintenant! riposta impatiemment Adolphe; un peu de sang-froid, un peu de raison s'il vous plait, mon petit ami! Continuez a inspecter tranquillement l'hemisphere qui vous est echu en partage; quant a moi, je sonde mon horizon avec des yeux infatigables; je ne laisserai rien echapper, soyez en sur! Sans se laisser calmer par les affirmations de l'artiste, le jeune Brainerd, se renfermant dans un anxieux silence, continua de surveiller la plaine ou les Indiens continuaient de roder comme des betes fauves de sinistre augure. Il eut la bonne chance de revoir encore ses amis qui cheminaient tout doucement a l'extremite d'une clairiere; ils disparurent bientot derriere l'impenetrable rideau des forets, et le coeur du jeune homme se serra involontairement en les perdant de vue. Apres etre reste muet pendant une demi-heure, il se retourna vers l'artiste qui tenait activement sa lunette a hauteur des yeux, comme si elle lui eut revele un spectacle tres interessant. -- Les voyez-vous encore? demanda Will. -- Je les ai perdus de vue il y a quelques instants: repliqua Halleck. -- Et maintenant qu'apercevez-vous de suspect? -- Que, diable! Voulez-vous que je voie? dit l'autre, en recommencant son inspection avec un soin tout particulier, comme s'il eut voulu approfondir une question douteuse. -- Que je voie un peu! reprit Will en prenant la lunette a son tour. Halleck en essuya les verres avant de la lui remettre. -- Ce n'est guere la peine, a present, ils sont si loin! Vous n'apercevrez probablement plus rien. Je ne pouvais parvenir a les garder en vue, qu'en gardant ma lunette parfaitement immobile, toujours dans la meme direction. Heureusement, pour sa tranquillite d'esprit, Will n'apercut point ce qui avait si fort attire l'attention de son cousin: il aurait vu avec une inquietude horrible, une bande de Sauvages en pleine poursuite, sur les traces des fugitifs. Halleck n'avait pas voulu lui faire connaitre un mal sans remede; dans la crainte qu'il ne vint a les decouvrir, Adolphe lui reprit sur le champ le telescope, et le mit nonchalamment dans sa poche. Plus tard, et durant toute son existence, cette vision du desert lui rappela de terribles souvenirs. Il etait tard dans l'apres-midi; quelques bouffees de vent, annoncant un orage, firent ployer les cimes des arbres. Il en resulta un peu de fraicheur, ce qui rendit la position des deux jeunes gens plus supportable; car, jusque-la, ils avaient roti sur les tuiles echauffees par le soleil. Brainerd, sur les sollicitations de son cousin, s'assit a cote de lui. -- Vous voyez, mon pauvre Will, que tout va pour le mieux, lui dit ce dernier: maintenant; si nous devons recevoir la visite de ces sombres enfants de la foret, je m'en rejouirai considerablement, car ce sera pour moi une occasion superbe d'enrichir mon album. -- En verite! grommela Brainerd vexe au plus haut degre, je ne puis deviner si votre indifference est reelle ou affectee. Certes! votre experience de ce matin devrait avoir demoli une notable portion de vos idees baroques sur les Indiens! -- Pas une particule n'est changee chez moi, riposta l'artiste avec une bonne humeur contre laquelle aucun courroux n'aurait pu tenir. Allons-nous rire de tout cela quand nous serons de retour a Saint-Paul! -- Oui!... si le ciel nous accorde d'y revenir jamais... Vous pouvez bien vous mettre une chose dans l'esprit, Adolphe; c'est qu'avant d'etre sorti du Minnesota, vous aurez, plus d'une fois, senti votre sang se figer d'horreur dans vos veines. J'ai vecu assez longtemps chez les indiens pour savoir qu'ils ne reculent devant aucun crime, ou plutot, il n'existe pas de crime pour eux. Je vous le repete, Adolphe, la mort est pres de nous tous; une mort plus cruelle que nous ne pouvons l'imaginer. Cependant la nuit approchait, et avec elle l'ombre pleine de perfidies et de mysteres. Brainerd devint plus triste, plus inquiet encore. Halleck, au contraire, redoubla d'aisance, d'indifference, de sang-froid. Apres avoir fait de nouveau usage du telescope, il se mit a siffler une fanfare de chasse, non sans entrecouper sa musique de reflexions philosophiques sur les incertitudes de la guerre. Le ciel continuait a se couvrir de gros nuages noirs; il devint evident que la pluie ne tarderait pas a tomber avec une grande abondance. Apres avoir complete toutes ses observations meteorologiques et autres, Halleck songea a quitter le poste aerien ou ils etaient juches depuis plus de cinq heures, il demanda a Brainerd s'il ne jugerait pas a propos de descendre, du moment que l'obscurite nocturne venait paralyser tous leurs efforts d'observation. -- Je ne sais plus que penser ni que dire, tant ma perplexite est grande, soupira Brainerd decourage; qu'on regarde au nord ou a l'est, on ne voit partout que la reverberation des flammes dans le ciel. Nous sommes en plein desastre Adolphe! Il y a autour de nous une atmosphere de sang, de desastre, de desolation. Voyez dans la direction du nord, a gauche de ce massif de foret, se trouve la maison du vieux M. Smith. Elle est a dix milles de distance, environ, je suppose qu'elle recevra le premier choc des sauvages. -- Eh bien! lorsque l'incendie eclatera chez M. Smith, alors, a mon avis, il sera temps de prendre une resolution. -- Regardez, s'ecria Brainerd Tremblant, eperdu, le jeune homme appuya sa main sur l'epaule de l'artiste, en lui indiquant la maison dont ils venaient de parler. On y distinguait un point lumineux dont l'intensite ardente allait croissant. Au bout de quelques secondes, les flammes elargies et devorantes completaient leur oeuvre de destruction. -- Que vous avais-je dit? regardez! repeta Will avec une sorte de terreur triomphante. -- Etes-vous en connaissance avec M. Smith? demanda posement l'artiste -- Assurement! je le connais mieux que je ne vous connais vous- meme. -- Quelle est sa famille? -- Il y a lui, sa femme, et trois petits enfants. -- Quelle sorte de gens sont-ils? -- Ah! Ca! mais ou voulez-vous en venir avec ces questions, Adolphe? -- Le pere ou la mere sont sans doute fort negligents? ils ne surveillent pas leurs enfants, les laissent courir au danger, tete baissee? -- Apres? ou voulez-vous en venir a la suite de ce verbiage? -- A rien; seulement je pense qu'ils auront laisse les enfants jouer avec le feu et ces petits droles auront allume un incendie. -- Un idiot ou un imbecile pourraient seuls concevoir quelques doutes sur l'origine de ce feu! -- Enfin! supposons que ce soient les Indiens; chose que je n'admets pas; que vous proposez-vous de faire? -- Mon pere nous a confie la garde de ces lieux; nous sommes les uniques defenseurs de presque toute notre fortune; il est de notre devoir d'y rester jusqu'a la derniere extremite. Je vais descendre a l'ecurie pour harnacher nos chevaux de facon a ce qu'ils soient prets a partir a l'heure supreme; ensuite nous nous remettrons en observation. Will descendit pour faire les preparatifs dont il venait de parler; l'artiste resta flegmatiquement sur le toit. Le jeune Brainerd sella, brida soigneusement les chevaux, les emmena hors de l'ecurie, et les cacha dans un fourre tout proche, ou il pouvait esperer que l'oeil subtil des Indiens ne les decouvrirait pas. Aussitot apres il rejoignit Halleck. Il n'y avait pas moyen d'en douter; les hordes indiennes avaient commence leur oeuvre de mort et de devastation: au nord, a l'ouest, au sud, dans toutes les directions surgissaient des trainees de flammes qui semblaient rendre les tenebres plus profondes et plus redoutables. L'oreille du jeune homme effraye avait cru entendre, aussi, par intervalles, des cris, des vociferations, des plaintes dechirantes, eparses dans cette atmosphere d'epouvante. Il lui aurait neanmoins ete impossible de discerner, a coup sur, si c'etait une illusion ou une realite lugubre; lorsqu'il eut rejoint Halleck, il lui demanda s'il n'avait rien entendu de semblable. Ce dernier lui repondit negativement. Il n'est pas certain que cette reponse fut l'expression de la verite; mais, dans son trouble, la pauvre Brainerd n'y regardait pas de si pres. CHAPITRE VII _L'OEUVRE INFERNALE._ -- Avez-vous fait quelque autre decouverte particulierement alarmante? demanda l'artiste a son cousin. -- Non, pas pour le moment; et vous? -- Peut-etre oui, suivant votre maniere de voir. Apercevez-vous ce gros tronc d'arbre, la-bas, droit devant vous? -- Oui. -- Eh bien je me trompe grandement, ou bien il y a deux Indiens caches derriere. Je n'en suis pas absolument sur, mais je tiendrais un pari s'il le fallait. Brainerd jeta un coup d'oeil dans la direction indiquee; -- Halleck! murmura-t-il a voix basse apres un court examen; au nom du ciel! quittons ce poste ou nous sommes si fort en vue! voulez-vous donc vous faire fusiller comme une cible? En meme temps il lui saisit le bras et l'entraina par la lucarne. Au bout de quelques instants Halleck voulut y reparaitre pour examiner l'etat des choses. -- Gardez-vous en bien! murmura Brainerd, ils reconnaitraient immediatement que nous sommes en mefiance. Descendons au second etage; la nous pourrons sans inconvenient les surveiller a notre aise. Les deux jeunes gens, munis chacun d'une carabine, descendirent avec precaution, et traverserent doucement une grande chambre fermee. Halleck, moins familiarise avec les lieux que son cousin, se heurtait aux chaises, renversait les meubles et faisait un tapage execrable, en punition duquel Brainerd aurait souhaite de bon coeur qu'il se rompit le cou. -- Chut, donc! grommela ce dernier; venez donc regarder maintenant! Les volets, en chene epais, etaient solidement fermes. Ils portaient des lames mobiles comme celles des persiennes dans les pays chauds; en faisant tourner doucement la plus basse sur ses pivots, le jeune Brainerd pratiqua une eclaircie, inapercue du dehors, mais bien suffisante pour leur permettre d'apercevoir tout ce qui pouvais se passer autour d'eux. Mais, au moment ou les deux cousins allaient placer l'oeil a ce Judas improvise, un coup violent frappe a la porte d'entree les fit tressaillir; en meme temps une voix rude cria en bon anglais: -- Ouvrez-moi! -- Voyons combien ils sont! avant de leur laisser connaitre que nous sommes ici! murmura vivement Will en imposant silence a l'artiste. -- Il y en a une demi-douzaine je le parie, repondit l'autre sur le meme ton, en quittant la fenetre pour aller vers une croisee de l'escalier qui etait directement au-dessus du portail. Avec des precautions infinies pour ne pas faire le moindre bruit, les deux assieges se rendirent ensemble a ce nouveau poste d'observation. Le premier coup d'oeil fut de nature a les consterner; plus de douze Indiens gigantesques etaient groupes devant l'entree. -- Ah! voila le moment d'agir! murmura Halleck. -- Rien! rien a faire! mon pauvre ami, si ce n'est de songer a fuir le plus tot et le plus adroitement possible. Mais la porte commencait a s'ebranler sous les coups reiteres; les cris "ouvrez!" se renouvelaient avec une violence imperieuse. Les jeunes gens descendirent a pas de loup jusqu'au rez-de- chaussee. -- Maintenant, dit l'artiste, allez faire tous vos preparatifs par la porte de derriere; moi, je vais parlementer avec eux. -- Je ne vous abandonnerai pas dans une pareille extremite, repliqua Brainerd, refusant d'obeir; d'autant mieux que vous choisissez un parti qui frise la folie. -- Mais va donc! par le diable! insista Halleck en le poussant amicalement dans la direction indiquee; nous n'avons plus rien de mieux a faire. -- Qu'arrivera-t-il de vous? -- Ah! tu m'ennuies! Est-ce que j'ai peur? moi! Mais, c'est mon affaire toute speciale cette entrevue de parlementaire! -- Decidement, c'est un vrai suicide auquel vous songez-la; je ne m'en rendrai assurement pas complice! fit Brainerd en resistant toujours. -- Ce n'est point ainsi que je l'entends, parbleu! tu vas t'evader, te mettre en selle, me tenir mon cheval pret, et je ne tarderai pas a te suivre. Il fallait bien se rendre a la genereuse obstination d'Halleck; la porte de derriere fut doucement ouverte; aucun Indien n'apparaissait de Ce cote. Will se glissa dehors sans bruit, et Halleck revint faire face aux Sauvages dont les violences redoublaient. -- Qui va la? demanda-t-il d'une grosse voix. -- De pauvres Indiens, qui veulent entrer, fatigues; ils s'assoiront un peu pour se reposer. -- Voulez-vous rester ici toute la nuit? -- Non! ils s'en iront bientot, ne resteront pas longtemps, fatigues; ils veulent s'asseoir un peu pour se reposer. -- Eh! bien, reposez-vous tranquillement par terre, et voyez un peu ce qui en resultera; si ca, ne vous va pas, cherchez ailleurs. Un profond silence accueillit cette reponse. Puis, tout a coup, la porte recut une telle bordee de coups qu'elle en trembla sur ses gonds. A ce moment l'artiste fut d'avis qu'il fallait "aviser." Sans avoir de projet arrete, il s'elanca lestement par l'issue derobee qu'avait prise Brainerd, referma soigneusement la porte de facon a ne laisser aucun indice qui put trahir son mode d'evasion. Tout cela fut fait en un instant et avec une promptitude qui lui sauva la vie; car, a la minute meme ou il gagnait le large, la grande porte etait enfoncee et les Sioux entraient en forcenes dans la maison. Bien en prit a Halleck d'avoir referme l'issue secrete, car, au bout de quelques secondes, les Sauvages auraient ete sur ses talons. Mais, n'apercevant rien au rez-de-chaussee, ils supposerent que leur invisible interlocuteur avait gagne les etages superieurs, et s'elancerent a sa poursuite dans les escaliers. D'abord, Halleck s'arreta dans le jardin pour observer les environs et preta l'oreille, cherchant surtout a retrouver son cousin. Au bout de quelques instants, n'apercevant et n'entendant rien, il se mit a marcher tout doucement, la carabine en main, le fameux album sous son bras, et un cigare non allume aux levres. La seule mesaventure qui lui arriva, fut de rencontrer a hauteur de visage une corde de lessive qui, suivant son expression, "faillit lui scier le cou". Une fois hors du jardin, sous l'abri d'un grand arbre, il s'arreta pour observer ce que faisaient les sauvages. Ils continuaient de parcourir bruyamment la maison, cherchant toujours les habitants qu'ils supposaient caches dans quelque coin. -- Vous pouvez continuer vos perquisitions comme cela toute la nuit, si ca vous amuse, murmura-t-il avec un sourire silencieux; il est dans l'opinion d'un certain gentleman de mon age et de ma ressemblance, que vous chercherez tres longtemps sans trouver sir Adolphe Halleck. Bonsoir, mes coquins cuivres! a l'avantage de vous revoir. Il aurait ete imprudent de s'attarder aupres d'un aussi dangereux voisinage. L'artiste se mit donc a chercher l'endroit ou Brainerd devait l'attendre avec les chevaux, mais, a son grand deplaisir, il ne trouva rien; apres avoir tatonne dans les broussailles pendant quelques Instants, il en fut reduit a croire que l'autre l'avait abandonne seul au milieu de ce formidable danger. Cette pensee ne le laissa pas sans emotion; il s'aventura meme a appeler Will plusieurs fois, d'une voix contenue. Enfin, ne recevant aucune reponse, il prit la resolution de se tirer d'affaire tout seul. La position, incontestablement, etait fort epineuse; seul, avec une carabine a un coup pour toute defense, en regard d'une bande d'Indiens enrages pour la magnanimite desquels il n'avait plus la meme admiration, Halleck se voyait fort embarrasse sur le parti a prendre. Neanmoins, il delibera avec une lucidite qui lui faisait honneur. Rester tapi dans le fourre jusqu'au matin, c'etait litteralement se jeter dans la gueule du loup. D'autant mieux que, depuis quelques instants, l'incendie qui devorait le _Settlement_ entier, eclairait comme un soleil tous les bois d'alentour; il devenait impossible de s'y cacher. D'autre part, fuir a travers champs dans la direction de Saint- Paul, etait un moyen praticable, quoique chanceux, mais il n'entrait pas "constitutionnellement" dans la tete de l'artiste, d'adopter ce systeme "peu chevaleresque" d'evasion, autrement qu'en cas de necessite absolue. -- Que la peste l'etouffe! grommela-t-il; ou ce jeune animal peut-il s'etre fourre avec ses chevaux? Hola he! Seul, le craquement sinistre de l'incendie lui fit reponse; de longues trainees de flamme, eblouissantes de blancheur, percerent la fumee comme des eclairs. Halleck recula instinctivement lorsqu'il se vit tout illumine par ce jour funeste. Dans ce mouvement retrograde, il faillit se heurter contre un grand Sauvage dont il n'avait assurement pas soupconne la presence. Halleck tira son revolver de sa ceinture, mais avant qu'il l'eut arme sa main etait emprisonnee dans celle de l'Indien. Cependant aucune lutte ne s'engagea, car l'artiste, a sa surprise extreme, sentit l'etreinte de son adversaire se relacher amicalement. -- Moi, bon pour homme blanc. Courez la-bas. On attend. Et le geant Sauvage disparut comme un meteore, laissant Adolphe plus intrigue que jamais. -- Voila le vrai Indien! Murmura-t-il apres quelques instants de reflexion; il confirme pleinement mes theories! Que le diable l'emporte! ne pouvait-il me donner le temps de le croquer, en deux coups de crayon?... C'est un type splendide! J'aimerais faire echange de cartes avec lui. Comment a-t-il reussi a denicher Brainerd? Il ne vint pas, une seule minute, a, l'esprit d'Halleck, la pensee que cet homme avait pu le tromper et lui indiquer le chemin au bout duquel l'attendait une mort horrible. Aussi, sans hesiter, il marcha vivement au point designe. Pendant le trajet, il apercut a droite et a gauche des Indiens a cheval; heureusement il se faisait bien petit dans l'herbe et se glissait fort adroitement, sans le moindre bruit, car il ne fut point decouvert; mais il convint, lui-meme, plus tard, que chaque reflet d'incendie lui semblait l'eclair d'un rifle, et que plus d'une fois il menaca de l'oeil quelque grosse racine, la prenant pour un Indien embusque dans l'ombre. Neanmoins ses opinions "constitutionnelles sur les aborigenes" ne furent pas sensiblement modifiees; on l'aurait invite a exposer sa theorie nouvelle, qu'il n'aurait pas hesite a dire: "Le Sioux a des moments d'emportement inouis, mais, au milieu meme de ses plus grandes exasperations, il sait user d'une chevaleresque magnanimite envers l'homme blanc." Apres avoir parcouru un petit sentier sombre, Halleck entrevit trois formes vagues, groupees ensemble; c'etaient Brainerd et les deux chevaux qu'il tenait par la bride. Adolphe l'eut bientot rejoint. -- Vous me pardonnerez, se hata de dire Will, si je ne vous ai pas exactement tenu parole; j'ai ete force de m'eloigner, ma cachette etait trop proche; j'aurais ete decouvert sur-le-champ. -- Tout va bien! mon ami; vous avez fort bien manoeuvre, car, en effet, il y avait dans cette region infernale, des coups de jour fort dangereux. -- Comment avez-vous reussi a me trouver? -- Un noble, majestueux, estimable Indien Americain m'a indique ma route, spontanement, et sans aucune question de ma part! -- Ah! oui c'etait Paul: un autre Sauvage converti. -- Mais, s'il est chretien, que vient-il faire dans cette bagarre? -- Il a ete contraint de feindre pour sauver sa vie. Je suis presque sur qu'il n'en fait que tout juste afin de se mettre a l'abri des soupcons; et qu'au contraire il epie les occasions de nous etre secourable. Nous le reverrons sans aucun doute. -- J'aimerais a cultiver sa connaissance; a lui faire compliment sur la noblesse de ses procedes. -- Allons! allons! vite en selle! interrompit Brainerd; Soyons prets a disparaitre. Une fois sur leurs montures, les deux jeunes gens se retournerent pour jeter un regard vers le lieu de desolation qu'ils abandonnaient. La maison toute entiere n'etait qu'une masse incandescente du sein de laquelle s'echappaient a longs intervalles des grondements sinistres, ressemblant aux plaintes d'un colosse agonisant. Tout autour flottait une atmosphere rouge, sanglante, pleine de reflets sombres et sinistres; image saisissante du chaos! -- Ah vraiment! c'est trop, cent fois trop malheureux! murmurait Brainerd, inconsolable; voici la seconde fois que mon pere est ruine. Quel malheur de voir bruler ainsi le seul asile de la famille, sous nos yeux, sans pouvoir lui porter aucun secours! -- Pauvre Will! vous avez raison... mais, n'en doutez pas, ces malheureux qu'egare un moment de passion retabliront ce qu'ils ont ruine, lorsqu'ils seront rentres dans le calme de leur conscience. Brainerd ne parut accorder aucune attention a cette metaphysique trop alambiquee pour etre consolante. -- Au milieu du desordre qui preside a tous leurs mouvements, poursuivit-il sans repondre au discours d'Halleck, ils ont l'air de se grouper tous sur le cote oppose de la maison; je voudrais bien savoir ce qu'ils veulent faire; faisons un detour pour nous en assurer. -- Vous attendrai-je ici? -- Il n'y a aucun inconvenient, car le champ est libre pour courir au premier signe de mauvais augure, elancez-vous dans la prairie, suivant la direction prise ce matin par nos amis. Je vous rejoindrai le plus tot possible. -- Ne soyez pas trop long, observa Halleck; non pas que j'aie des craintes sur notre sort; mais j'ai hate d'en finir avec toutes ces incertitudes. Brainerd, suivant son projet, fit un circuit dans la prairie, de facon a, tourner la maison, et a decouvrir sa facade opposee. Halleck mit pied a terre et s'adossa a un gros arbre, apres avoir passe a son bras la bride de son cheval; puis il attendit avec assez d'impatience, maugreant de ne pas avoir un cigare allume. Bientot un "element" nouveau d'inquietude vint se joindre a ses emotions premieres. Non contents d'avoir livre aux flammes le batiment principal, les Sauvages avaient incendie toutes les constructions accessoires; de sorte que la circonference du desastre s'etait successivement agrandie, au point de refouler les Indiens a une grande distance, tant la chaleur etait devenue intolerable. Tout le voisinage, et notamment le point ou se trouvait Halleck, etaient devenus fort dangereux a cause des rodeurs qui s'y repandaient. Son inquietude devint si vive qu'il fit un demi-tour vers l'Est, et n'arreta sa monture que lorsqu'il eut place un mille entre lui et le sinistre. La, il fit halte, et se remit a attendre. Neanmoins la fascination exercee sur lui par l'aspect de l'incendie etait si grande, qu'il ne put s'empecher de se retourner pour contempler ce sinistre soleil de la nuit. A ce moment il entendit le galop d'un cheval. "Par ici! Brainerd! cria-t-il en allant a sa rencontre; ah! mon ami! quel emouvant spectacle! J'y trouve une grande ressemblance avec l'embrasement d'un vaisseau en pleine mer; ne trouvez-vous pas? Son compagnon ne lui repondit rien; aussitot il ajouta: -- Je remarque une chose, Will; c'est que nous nous dirigeons plutot au Nord qu'au Levant... Chut! J'entends des pas de chevaux. Tous deux s'arreterent, gardant un profond silence. Cependant le cavalier survenant vint droit a eux comme s'il les eut apercus ou entendus: c'etait un Sauvage, qui fut sur eux avec la promptitude de l'eclair. Halleck, a son approche, avait cherche son revolver; mais a son inexprimable regret, il s'apercut qu'il l'avait perdu. -- Will! s'ecria-t-il, sus a cet indien! avant qu'il... Il s'arreta brusquement, car il venait de reconnaitre, dans ce silencieux compagnon, un enorme Sauvage qui remplacait fort desavantageusement Brainerd. Au meme instant il se trouva serre entre ces deux ennemis, sans autre arme que sa carabine desormais inutile. Avant qu'il eut fait un mouvement ou prononce un mot, l'indien dernier arrive prit la parole : -- Homme blanc, prisonnier -- s'il bouge, sera scalpe. -- Je crois bien qu'il ne me reste aucune autre ressource, repondit sans facon Halleck; vous me traiterez, je pense, avec la courtoisie chevaleresque qui a rendu votre race si celebre dans le monde. -- Venez avec nous; lui fut-il brievement repondu. Et on l'emmena dans la direction de l'incendie. L'un des deux sauvages n'avait rien dit, n'avait fait aucune demonstration. Il se contenta de prendre position a gauche du prisonnier, qui, ainsi se trouvait garde a vue de tous cotes. Tout en chevauchant, l'artiste chercha a distinguer les visages de ses vainqueurs, un frisson singulier courut dans ses veines lorsqu'il crut reconnaitre, dans l'un des deux, l'indien Paul qui lui avait precedemment rendu un bon office. Plusieurs fois il fut sur le point de lui adresser la parole; instinctivement il se contint, et la route s'effectua en silence. Tout cela n'etait point sans mystere. L'artiste s'en preoccupait fort, lorsque l'un de ses deux gardiens resta de quelques pas en arriere; l'autre avec un mouvement de surprise, en fit autant. Craignant quelque sinistre projet contre sa personne, Halleck se retourna pour epier leurs mouvements. Il apercut les deux sauvages marchant cote a cote, puis l'eclair soudain d'un couteau: l'un d'eux tomba mort et glissa lourdement a bas de son cheval. -- Restez la, vous, dit aussitot le secourable Paul; l'autre jeune Blanc va venir -- Les Indiens galopent contre les femmes -- courez apres. -- Il y aura des scalps. Et l'Indien disparut plus prompt qu'un souffle d'orage, laissant Adolphe tout palpitant d'emotion. Son audace nonchalante commencait a l'abandonner, et il se surprenait a rouler dans sa tete de sombres pressentiments, surtout depuis que l'immense danger couru par ses amis venait de lui etre si soudainement revele. Il desirait maintenant, avec angoisse, courir vers le chariot fugitif, et, par consequent, attendait Brainerd avec une impatience extreme. Bientot le trot d'un cheval retentit a proximite, Halleck se tint pret a recevoir le nouvel arrivant de pied ferme, qu'il fut ami ou ennemi. Heureusement toute precaution etait inutile; au bout de quelques instants Brainerd apparut et recut avec une emotion facile a comprendre la communication des evenements survenus pendant son absence. Apres avoir donne un dernier et triste regard a ce qui fut la maison paternelle, les deux amis s'enfoncerent rapidement dans la foret epaisse, au travers de laquelle ils devaient suivre les traces des fugitifs partis avant eux. CHAPITRE VIII _QUESTION DE VIE OU DE MORT._ Vers minuit, une pluie fine mais serree commenca a tomber sans discontinuer jusqu'au matin. Les deux jeunes cavaliers etaient perces jusqu'aux os, affames, fatigues; tout cela joint a la vive inquietude qui les devorait, rendit leur position extremement penible. L'artiste insistait pour s'arreter et allumer du feu: mais Brainerd s'opposa de toutes ses forces a une telle imprudence, objectant, avec raison que la fumee inevitablement produite par le foyer attirerait sur eux d'une facon tres perilleuse l'attention des rodeurs Indiens. L'aspect du pays avait successivement change. Au lieu de la prairie uniforme et presque nue, les voyageurs rencontraient maintenant une vegetation plus abondante, des ruisseaux, des collines assez elevees, et des groupes d'arbres qui annoncaient une region forestiere. Will, dont la jeune experience etait toujours en eveil, evitait soigneusement les fourres, les buissons sombres, dont les flancs pouvaient receler des embuscades, et s'en eloignait par de longs detours. Cependant, apres plusieurs heures d'une course rapide, ils n'avaient rencontre aucun indice qui annoncat la presence d'un ennemi. Will commenca a etre convaincu serieusement que les hordes malfaisantes des Petits Corbeaux, des Wacoutahs, des Wabashaw, et des Pieds-Rouges, n'avaient point encore penetre sur ce territoire. Neanmoins ses apprehensions etaient loin d'etre calmees, car les Sauvages ne connaissent ni les distances ni les difficultes, et devancent, dans leurs poursuites acharnees, les fuites les plus promptes. Midi approchait; les jeunes gens etaient tourmentes par une faim intolerable; ils se deciderent a faire halte pour tacher de se procurer la nourriture necessaire. Les ruisseaux et les lacs du Minnesota abondent en poissons de toute espece, les bois sont giboyeux a l'exces; ils ne devaient donc avoir aucune difficulte a se procurer de la venaison. Pour arriver a leur but, ils furent obliges de penetrer dans un bois dont l'etendue paraissait etre d'environ vingt ou trente ares. Mais lorsqu'ils en furent a une centaine de pas, Brainerd arreta son cheval. -- Je ne suppose pas que nous courions un grand risque en nous approchant ainsi de la foret; cependant nous agissons d'une maniere qui ne me convient pas. -- Pourquoi? -- Il est impossible de sonder les coquineries des Peaux-rouges. Nous sommes loin d'etre hors de danger; si ce n'est en rase prairie. -- Eh bien! au contraire, moi, je pense que ces gens la ont un fond de noblesse et de chevalerie qui les poussera toujours a nous attaquer ouvertement. -- Ah! pauvre Adolphe, vous etes obstine dans vos ridicules illusions! Oui, s'ils sont en nombre enormement superieur et surs de nous ecraser, ils nous attaqueront effrontement mais heureusement nous sommes bien montes, et suffisamment armes pour les tenir a distance. Tout ce que je crains, ce sont les embuscades; les Indiens n'ont pas d'autre idee en tete. -- Si vous le preferez je vais battre le bois; vous m'attendrez ici. -- Non! je vais avec vous. Ils penetrerent ensemble sous la voute de verdure, firent quelques pas et ecouterent en regardant tout autour d'eux. La foret etait silencieuse comme une tombe; pas un etre anime n'y donnait signe de vie. -- J'espere que nous sommes seuls, dit Brainerd; comme les broussailles sont tres inextricables par ici, nous serons obliges de mettre pied a terre et de nous separer quelque peu, afin de chasser pendant quelques heures chacun de notre cote. -- C'est parfait! repondit Halleck se mettant en devoir d'obeir; nous nous retrouverons ici, charges du gibier que nous aurons pu conquerir. Ils se separerent ainsi; l'artiste prit a droite, son compagnon a gauche. D'abord une grande quantite d'ecureuils s'offrit a leur vue, mais ils dedaignerent d'aussi menues proies, reservant leurs munitions pour de meilleures rencontres. Au milieu de ses zigzags, l'artiste fit la rencontre d'une petite source, abritee dans le creux d'un enorme rocher; tout autour de ce nid frais et murmurant s'enlacaient les racines noueuses de grands arbres au milieu desquelles ruisselaient avec une grace infinie les plus mignonnes cascades. Le site etait ravissant; aussi Halleck apres s'etre avidement desaltere a cette glace liquide, ne put resister au desir d'en faire le dessin. En consequence, il ouvrit son inseparable album, et accomplit son oeuvre avec une attention que rien ne pouvait distraire. Tout en crayonnant, il crut bien entendre, une douzaine de fois, Brainerd decharger son fusil; mais il ne se troubla pas pour cela; au contraire, il en conclut qu'il etait heureux en chasse, et que des lors, lui Halleck, pouvait bien vaquer a son cher dessin. Neanmoins, il fit la reflexion que rentrer sans une seule piece de gibier serait chose humiliante; aussi; lorsqu'il eut fini, il replia son album et repartit en chasse, le fusil sur l'epaule. Mais ses aventures n'etaient pas finies, a beaucoup pres. A proximite d'une petite eclaircie, il s'arreta tout frissonnant: son oreille aux aguets venait d'entendre une voix plaintive, semblable au rale d'un agonisant. Il ecouta encore; il n'y avait point a s'y meprendre, c'etait bien les gemissements d'une creature humaine blessee a mort; ils partaient d'un buisson situe a une cinquantaine de pas. Halleck courut dans cette direction et decouvrit avec consternation un homme etendu a la renverse sur le sol; il paraissait mortellement blesse et n'avait plus qu'un souffle de vie. L'artiste se pencha sur lui d'une facon compatissante. -- Comment vous trouvez-vous en ce miserable etat, pauvre malheureux? lui demanda-t-il. -- Helas! murmura le moribond en se raidissant pour regarder autour de lui comme s'il eut apprehende le retour d'un ennemi feroce; ce sont ces Sauvages... ils ont massacre ma femme et mes enfants, et m'ont traine jusqu'ici pour y expirer. -- Ou sont-ils, les Indiens -- Partout! vous n'en avez point rencontre? -- Y a-t-il d'autres hommes Blancs dans ces bois? -- Il y en avait quatre, que les Sauvages ont suivis a la piste depuis ce matin. -- Que sont-ils devenus? -- Trois gisent dans l'herbe pres d'une source, ou ils ont ete fusilles. L'artiste se releva, les cheveux herisses sur la tete, et alla au lieu indique, pour verifier ce que venait de lui dire l'agonisant. En effet, il trouva un homme et deux enfants, froids, raidis dans les embrassements de la mort. Ils avaient ete si brutalement haches a coups de tomahawks, que l'oeil d'un ami n'aurait pu les reconnaitre. Apres avoir contemple pendant quelques minutes avec egarement cet effrayant spectacle, l'artiste revint au moribond; mais il ne trouva plus qu'un cadavre. Il resta un instant immobile, perdu dans une sombre reverie. Tout a coup, une detonation, suivie d'un sifflement qui lui passa devant la figure, le rappela au sentiment de la realite, c'est-a- dire du danger. Sa premiere manoeuvre fut digne d'un veteran dans la guerre forestiere: il bondit en arriere d'un arbre, et s'y cacha de facon a etre garanti contre une nouvelle balle. Il avait remarque la direction d'ou etait venu le message de mort; il s'abrita en consequence, et se tint en observation. Une pensee lui causait un certain malaise; si ses ennemis etaient nombreux, l'issue de l'aventure pouvait devenir extremement desagreable. Il eprouva un sentiment de soulagement lorsqu'il apercut une figure sombre, une seule, se dessinant derriere les feuillages. -- Impudent vagabond! murmura Halleck, tu lorgnes par ici pour juger du resultat de ton coup. Attends un peu, je vais te rendre la monnaie de ta piece. Malheureusement, l'oeil experimente de l'Indien avait remarque le canon de carabine qu'Adolphe dirigeait contre lui; il se deroba subtilement derriere un arbre, au moment ou le coup partait, et esquiva ainsi une conclusion precipitee de tous ses combats. Sans s'arreter a savoir s'il avait touche le but, Halleck rechargea son arme avec toute la rapidite possible; il venait d'assurer la derniere bourre, lorsque avec un cri insultant de triomphe le Sauvage arriva en bondissant sur lui. Quoiqu"il n'eut pas encore place la capsule, Halleck ne se troubla point, et coucha en joue son adversaire. Ce dernier, trompe par ce sang-froid, crut que l'artiste avait une arme a deux coups et se cacha vivement derriere un arbre. Avec la rapidite de la pensee, Halleck mit sa capsule, arma la batterie, et attendit, tout en reflechissant qu'au fond les choses allaient pour le mieux puisque la partie etait egale. Cependant, chacun des deux adversaires etant abrite, la bataille, devenait une question de strategie. Le vainqueur devait etre celui qui, le premier, parviendrait a surprendre l'autre hors de garde. Une histoire du desert revint alors en memoire a l'artiste; il se rappela avoir lu qu'un Europeen se trouvant en position analogue, avait imagine de tromper son ennemi et de provoquer son feu, en faisant apparaitre cauteleusement son chapeau ou un autre objet paraissant indiquer que la tete etait dessous. L'Indien avait fusille un bonnet suspendu au bout d'une branche, et lorsqu'il etait arrive sur celui qu'il croyait mort, il avait recu lui-meme le coup mortel. Halleck se souvint aussi avoir vu cette petite scene reproduite par un dessin qui l'avait charme. Mettant aussitot ses souvenirs en pratique, l'artiste placa son Panama sur le canon de la carabine, et l'eleva doucement un peu au-dessus de l'arbre. Mais il avait compte sans la perspicacite de son adversaire, et aussi sans sa propre inexperience; le chapeau balancait sur son appui improvise, ses allures n'etaient pas naturelles, il n'y avait pas trompe-l'oeil. Aussi, eut-il beau reproduire son artifice sur toutes les faces du tronc d'arbre, le Sauvage se contenta de grimacer un sourire meprisant, et ne bougea pas. Halleck finit par comprendre que sa ruse etait eventee; il en conclut que l'Indien devait avoir lu cette histoire et pris connaissance de l'illustration qui l'accompagnait. Mais, en meme temps, il fit, dans la doublure de sa veste, une decouverte qui lui causa un sensible plaisir. Son revolver qu'il avait cru perdu, ayant glisse par une poche decousue, s'etait refugie un peu plus bas entre un porte-cigares, un etui a crayons, un couteau-fourchette et le telescope. Cette trouvaille reconforta considerablement l'artiste, et lui suggera, l'idee d'une autre ruse. Une sorte de protuberance indecise ressemblant un peu a une tete abritee par une couverture, se montra du cote de l'Indien, et disparut aussitot. Quelques secondes apres, la meme apparition se reproduisit sur un autre point. L'artiste comprit l'artifice; un demi-sourire plissa ses levres, il epaula et fit feu. Comme il s'y attendait, un hurlement de triomphe lui repondit, et le Sauvage se precipita sur lui, le tomahawk leve. Halleck laissa tomber son rifle et dirigea contre l'ennemi, avec la fermete d'une tige d'acier, son poing arme du revolver. Le Sauvage sans mefiance continua d'avancer; trois petites detonations seches et breves retentirent, enfoncant chacune un messager de mort dans le buste de l'Indien. Il ne tomba qu'au troisieme coup. -- Les carabines ne sont pas les seuls instruments propres a la fusillade, mon bel ami cuivre, murmura l'artiste en replacant paisiblement son arme en lieu sur; ce petit engin fait peu de fracas mais d'excellente besogne, comme vous avez pu voir. Il y a mieux; pour le cas ou il y aurait d'autres vagabonds de meme espece dans le voisinage, je vais recharger toute mon artillerie. En procedant a cette operation, il donna un coup d'oeil au vaincu qui se debattait dans l'herbe, au milieu des dernieres convulsions. Sa face contractee etait horrible a voir; c'etait le type d'une ferocite infernale. Du reste, elle ne trompait pas, cet homme avait commis tous les crimes depuis l'assassinat jusqu'a l'incendie; sa ceinture portait en grand nombre les scalps des femmes et des enfants. La mort qu'il venait de subir etait une punition trop douce; ce n'etait pas en guerrier, mais en supplicie qu'il devait finir. Il lanca a Halleck des regards furieux, comme s'il avait voulu l'aneantir; ses dents grincerent; ses mains se crisperent sur les broussailles environnantes. -- Va-t-en! va! lui cria-t-il en Anglais, va-t-en! coquin! moi tuer... -- Je ne doute pas de vos bonnes intentions a mon egard, murmura Halleck impassiblement; mais elles m'effrayent encore moins que tout a l'heure. -- Le chien Face-Pale peut courir, il arrivera trop tard dans la prairie. Les guerriers indiens ont suivi la piste de l'Oncle John et de ses femmes. Halleck sentit comme un coup de couteau dans le coeur; le souvenir de ses amis et des dangers qu'ils pouvaient courir lui revint en esprit: -- Que dites-vous?... Ils ont ete surpris par cette canaille rouge?... Ou?... Quand?... Mais, parle donc, gredin!... cria-t'il en se penchant sur le blesse. Tout fut inutile; l'Indien avait entonne son chant de mort, dont rien ne pouvait le distraire; et au fond de ses yeux demi- eteints, vacillaient comme des lueurs fugitives les flammes de la colere, de la haine, de la vengeance. Halleck prit soudain son parti; abandonnant le monstre a la mort qui s'en emparait, il courut en toute hate au rendez-vous convenu. La, il trouva les chevaux dans la position ou on les avait laisses, mais Brainerd n'etait pas encore de retour. L'impatience fievreuse d'Halleck etait telle qu'il fut sur le point de partir sans l'attendre; heureusement le jeune _settler_ ne tarda pas a paraitre, ployant litteralement sous le poids du gibier. A peine fut-il arrive qu'Adolphe lui expliqua precipitamment tout ce qui venait de se passer, insistant particulierement sur les revelations de l'Indien concernant les dangers courus par leurs amis. Sur-le-champ ils se remirent en route; leur appetit, tout surexcite qu'il fut par le besoin, s'etait evanoui devant ces nouvelles inquietudes. Seulement, par mesure de precaution, les jeunes gens chargerent en croupe une portion de leur gibier. -- Cette race Indienne me parait avoir change un peu de cachet par ici, observa l'artiste lorsqu'ils furent en pleine campagne; je trouve surtout des types incroyables de vagabonds... ils ne me deplaisent pas trop. -- Eh! mon cher! ce sont ces nobles guerriers dont vous etes si poetiquement entiche! ces hommes chevaleresques et genereux daignent, a cette heure, courir sur la piste de mon pere, de ma mere, de ma soeur, comme des limiers alteres de sang; ces braves gens, comme vous les appelez, dansent peut-etre; a cette heure, les pieds dans le sang, autour des scalps de Maria et de Maggie! -- Ecoutez donc Will; je deteste ces indiens vagabonds qui pullulent sur les frontieres de la civilisation. Mais si nous etions a cent milles plus loin dans les bois... Eh! mon pauvre cousin, vous auriez deja subi vingt fois la mort si la chose etait possible! interrompit Brainerd avec irritation; il est temps, croyez-moi, de jeter au loin vos niaises utopies sur les Sauvages, et de vous conduire un peu d'apres l'experience de gens qui en savent plus que vous la-dessus ! -- Au moins, vous m'accorderez une chose; c'est qu'ils n'ont pas commis un seul acte de cruaute, avant d'y avoir ete pousses par la mechancete des Europeens. -- C'est possible; mais ils ne se sont pas prives de prendre des revanches feroces. -- Remarquez-le bien, Will; les trafiquants, les emigrants, les pionniers, les forestiers, les chasseurs, les trappeurs, les _settlers_, tout le monde s'est jete sur ce pauvre desert et sur ses pauvres habitants comme sur une terre de conquete; on a pris, on a pille, on a gaspille, on a brule, on a chasse, on a massacre a tort et a travers; on a violente et exaspere les Indiens de toutes manieres; on leur a tout pris, l'eau, la terre, et jusqu'a l'air du ciel; on les a aneantis... Est-ce que tout cela ne crie pas vengeance? -- Dites ce que vous voudrez, Halleck; vous n'empecherez pas que leur cruaute n'ait depasse toutes les dimensions de l'offense; il y a longtemps qu'ils se sont venges au double, au triple, au centuple! -- Mon opinion est que ce soulevement n'est qu'une ebullition passagere et locale; dans quelques jours il n'en sera plus question. -- Vous croyez cela?... Eh bien! priez Dieu pour que les Sissetons, les Yanktonas, les Yanktomis ne se joignent pas a l'insurrection; ou bien faites en votre sacrifice, vous ne reverrez plus Saint-Paul. -- Mon Dieu! Will, comme vous amplifiez le danger! Parce que nous avons eu la mauvaise chance de rencontrer deux ou trois vagabonds dans les bois, voila-t-il pas que vous ne revez plus que soulevement dans tout le Nord! -- Si vous aviez seulement la moitie de mon experience, vous ne seriez pas si aveugle. -- Oh! quelle perspective splendide! s'ecria tout-a-coup l'artiste avec enthousiasme; si j'en avais le temps, comme je crayonnerais, cela! -- Vous pouvez vous en donner ici a coeur joie, riposta aigrement Brainerd, si vous considerez cela comme plus important que les existences et le salut des notres. -- La! la! calmez-vous, cher Will! je n'ai pas la moindre idee de ce genre... il n'y a aucun mal, ce me semble, a admirer d'aussi belles choses en passant. Dieu! que c'est admirable! Ces forets d'un vert-bleu sombre!... Cette prairie de velours vert!... et ce lointain de montagnes qui escaladent le ciel! Will! regardez! fit soudain Halleck a voix basse, il y a sur cette colline quelqu'un qui nous telegraphie des signaux!... CHAPITRE IX _JIM L'INDIEN EN MISSION._ Sur l'extreme sommite du coteau, les deux amis apercurent en reflet la tige d'un arbre qui se balancait a droite et a gauche, de facon a indiquer l'intervention active d'un homme ou d'un animal. L'artiste fit usage de son telescope pour inspecter longtemps en silence ce phenomene inexplique. -- Pouvez-vous me definir cela? demanda-t-il a son compagnon, en lui passant la lunette. -- Au moment ou l'arbre s'est incline a droite, reprit Will en parlant lentement sans cesser de regarder, il m'a semble apercevoir quelque chose comme une tete. Maintenant, appartient- elle a un Indien ou a un blanc, je l'ignore. Voyez un peu Adolphe. L'artiste regarda longuement et avec une attention soutenue, sans pouvoir determiner a quelle espece humaine appartenait l'etre mysterieux, objet de sa curiosite. Cependant les deux jeunes gens avaient arrete leurs chevaux; cette halte fut sans doute remarquee par l'inconnu, car ses signaux devinrent plus agites qu'auparavant. -- Approchons-nous, dit Brainerd; au moins nous saurons a quoi nous en tenir. -- Ce sera quelque pauvre refugie, epuise par une longue course, et ne sachant plus a quel saint se vouer. -- Dans tous les cas, pourquoi ne descend-il pas vers nous pour se faire connaitre? -- Impossible a dire; ma curiosite est piquee au plus haut degre, il faut que j'aille savoir ce que c'est. -- Je crains quelque perfidie, observa Brainerd. Suivant toute probabilite, il y a quelque bande Indienne blottie, la-haut, dans les broussailles. -- Bah! ils auraient deja fondu sur nous, pour nous envelopper. -- Non; ils ne possedent sans doute pas de chevaux, et leur ruse constitue a se cacher. Ils savent parfaitement qu'ils ne peuvent rien contre nous, a moins que nous n'approchions a portee de fusil: c'est la ce qu'ils attendent. -- Nous ne saurons rien d'ici, reprit Halleck, il faut nous approcher un peu. Brainerd mesura soigneusement la distance du regard. -- Nous pouvons faire une centaine de pas dans cette direction; a cette distance nous courons quelques chances d'etre fusilles sans trop de danger. Il y a peu de tireurs capables d'atteindre leur but a pareil eloignement; neanmoins j'ai connu des Indiens qui s'en seraient charges. Ils s'avancerent vers la colline, doucement et avec mille precautions; puis, lorsqu'ils se crurent au point extreme qu'il etait prudent de ne pas depasser, ils firent halte. L'artiste regarda au travers de sa lunette; a ce moment l'arbre tomba par terre, mais personne n'apparut derriere. -- Qu'est-ce encore, cela? demanda-t-il en se retournant vers son compagnon. -- Il s'apercoit que nous venons a lui, et il juge convenable de suspendre ses signaux. -- Eh bien! s'il en est ainsi, tournons-lui le dos; il recommencera son manege. Les jeunes gens ramenerent leurs chevaux dans une direction opposee, comme s'ils avaient voulu s'eloigner. Mais lorsqu'ils eurent fait quelques pas, un appel lointain arriva a leurs oreilles; en retournant la tete ils apercurent un Indien qui etendait vers eux sa couverture blanche. -- Bon! fit Brainerd; le voila furieux de notre prudence, il nous insulte de loin. -- Voyons, que je le lorgne cette fois, comme si je voulais faire son portrait. A ces mots, l'artiste braqua sur lui son telescope, le regarda attentivement; puis, baissant soudain son instrument: -- Je parie que je connais cet homme, Will. Qui croyez-vous?... -- Un Petit-Corbeau, un Nez-Coupe quelque autre de cette espece?... -- C'est Christian Jim. Au moment ou Brainerd, avec un signe d'incredulite, cherchait a verifier cette assertion, ils purent distinguer Christian Jim accourant vers eux a grande vitesse. Quoique certains, cette fois, d'avoir affaire a un ami, les jeunes gens ne firent aucun mouvement pour aller au-devant de lui, tant ils redoutaient de faire quelque fausse demarche. Mais, des qu'il fut a portee de la voix, Brainerd, incapable de maitriser sa fievreuse impatience, s'ecria: -- Ou les avez-vous laisses, Jim? -- La-bas, a quarante milles environ dans les bois. -- Et comment vous trouvez-vous ici? -- Je vous cherche, riposta l'Indien d'un air mecontent; prenez- moi vite sur un cheval, vite! les Indiens sont la! Tous deux jeterent un regard inquiet sur les environs; mais n'apercevant rien, ils interrogerent le Sioux du regard: -- Ils sont la-bas, dans l'herbe; c'est pour ca que je restais sur la colline; je n'aime pas ces Indiens fermiers. -- Comment se sont passees les choses, au commencement de votre fuite? -- Bien; nous avions pris une grande avance dans la prairie. Vers le soir, il y a eu des pistes derriere nous; l'oncle John etait parti trop tard; les Wacoutahs suivaient nos traces. -- Ah! mon Dieu! Et, ma mere, ma soeur, que disaient-elles? -- Rien; les femmes Faces-Pales ont ete courageuses, elles ont charge les armes en se preparant au combat. L'oncle John a pousse les chevaux; le char courait tres vite. Ensuite Christian Jim a prete l'oreille jusqu'a terre, des plaintes volaient en l'air et retombaient dans la prairie; les maisons craquaient dans les flammes. Le massacre et l'incendie etaient partout, devant, derriere, a cote, avec les Indiens. -- Diable! interrompit Halleck, la situation est donc vraiment terrible? -- Continuez, Jim! dit Brainerd impatiemment. -- Alors, l'oncle John a dit: "Nous ne sommes pas en force pour combattre un aussi grand nombre d'ennemis; il faut que Will et Adolphe arrivent au plus tot. -- Et alors?... demanda Halleck. -- Alors, Christian Jim a conduit le chariot dans un fourre impenetrable; il y a cache les femmes et le vieux guerrier. Ensuite il a efface avec soin toutes les traces, et il a couru chercher les amis qu'on attendait. -- Mais, pourquoi ne descendiez-vous pas de la colline, au lieu d'y rester occupe a manoeuvrer comme un telegraphe incomprehensible? demanda Halleck. -- Quand Christian Jim vous a vus, il a apercu en meme temps, une bande d'Indiens a cheval qui cheminait a tres peu de distance. Pour ne pas etre decouvert par eux, il est reste cache derriere un arbre, tout en vous faisant des signaux capables d'attirer votre attention. -- Eh bien! nous l'avons echappe belle! murmura Will en palissant. C'est une chose terrible! Un voyage ainsi cote a cote avec la mort, sans meme le soupconner! Et ces indiens, que sont- ils devenus? Jim, au lieu de repondre, incline son oreille presque jusqu'a terre, et ecouta pendant quelques instants avec une anxiete profonde. -- Ils partent au grand galop; entendez! fit-il en se relevant. Les jeunes gens preterent l'oreille; un bruit semblable a un tonnerre lointain parvint jusqu'a eux, accompagne d'une clameur sauvage. -- Oui, repondit Brainerd, c'est le galop de leurs chevaux; ils s'eloignent. -- Puissent-ils aller jusqu'en enfer et ne jamais revenir! soupira sentencieusement Halleck. Personne ne repondit, la marche continua silencieusement dans la direction de l'ouest. La journee etait lourde et brulante, comme il arrive souvent au mois d'aout; par cette suffocante atmosphere, hommes et chevaux etaient accables; cependant les jeunes gens, dans leur hate d'arriver, auraient surmene leurs montures si Christian Jim ne les eut retenus. -- La route est longue, dit-il, les chevaux tomberont. -- Mais pourtant, il nous faut joindre, a tout prix, les pauvres fugitifs, repliqua Brainerd avec une legere disposition a la mutinerie; ils peuvent avoir besoin de notre secours a chaque instant: -- Je ne le crois pas. -- Mais, au nom du ciel! Jim, les croyez-vous en surete? -- Ils sont entre les mains du Grand Pere! repondit l'Indien avec une solennite qui impressionna vivement les jeunes gens. -- Nous le savons, Jim, reprit Brainerd apres un moment de silence; mais nous savons aussi que, pour meriter le secours du Tout-Puissant, nous devons, nous-memes, remplir nos devoirs et agir courageusement jusqu'a la derniere limite de nos forces. -- Le Grand Pere fait ce qui lui parait le meilleur. -- Parlez-moi d'eux... Que pensez-vous de leur situation, des chances qu'ils ont d'echapper aux poursuites des Indiens? -- Moi, je les crois sains et saufs. On ne les verra pas s'ils restent caches dans le bois. -- Mais le chariot avec ses roues, les sabots des chevaux, ont du laisser des traces profondes et faciles a reconnaitre. Les yeux des Hommes-Rouges sont percants, ils apercoivent ce qui resterait invisible pour nous. -- Leurs regards sont voiles aujourd'hui par la fumee de l'incendie; ils voient tout couleur de sang; ils n'apercoivent que les scalps des femmes, des babies; ils ne regardent que le pillage. Le demon est dans leurs coeurs, ils ne savent plus ce qu'ils font. Jusque-la l'artiste n'avait presque rien dit; mais, pour plaider la cause de ses honorables Indiens, il retrouva la parole : -- Vous ne pouvez, dit-il, etablir aucun parallele entre ces honteux coquins, ces affreux vagabonds et le vrai Aborigene. Le vrai guerrier Indien est chevaleresque, honorable et loyal dans la guerre; n'est-ce pas, Jim? Le Sioux le regarda avec des yeux etonnes, dont l'expression indiquait qu'il n'avait pas compris son interlocuteur. L'artiste recommenca une explication; -- Vos guerriers, c'est-a-dire vos vrais Indiens, ne sont pas semblables a ces hommes-la.!... Ils sont meilleurs, plus senses, plus moderes dans la guerre?... hein?... -- Je n'en connais point comme ca, repliqua Jim en detournant la tete. Brainerd se mit a rire et ajouta: -- Vous aurez besoin d'un fier microscope; mon pauvre Halleck, pour decouvrir les phenomenes que vous revez. Car; vous venez de vous en convaincre, ils sont invisibles a tous les yeux. L'artiste eut une moue dedaigneuse et sardonique; indiquant que sa foi n'etait nullement ebranlee, et qu'il admettait une seule chose, savoir que le nombre des vagabonds exceptionnels etait considerable sur les frontieres. Devore d'inquietude, Brainerd n'avait pu se resoudre a faire halte; il s'etait contente de ralentir le pas; mais, malgre cette moderation a leur fatigue, les pauvres animaux continuaient de souffler et de transpirer d'une facon inquietante. Pour ne pas imposer toujours au meme, une surcharge au-dessus de ses forces, l'Indien montait en croupe tantot derriere Halleck, tantot derriere Will. Apres avoir marche pendant quelques heures Jim annonca qu'on approchait et que, si aucun accident ne survenait, on aurait rejoint l'once John a la tombee de la nuit. Mais, a peine eut-on fait cent pas que l'Indien poussa un grognement de deplaisir. -- Qu'y a-t-il encore? demanda Will, derriere lequel celui-ci etait en croupe a ce moment. -- Ugh! les Indiens! grommela Jim en indiquant le cote nord de l'horizon. Tous les yeux se tournerent dans cette direction -- les jeunes gens apercurent a une grande distance un tourbillon qu'on aurait pu prendre pour un troupeau d'animaux sauvages lances a fond de train dans la prairie. Leur course impetueuse soulevait derriere elle des nuages de poussiere; les yeux inexperimentes des deux hommes Blancs ne virent d'abord la autre chose qu'une horde de buffles ou de sangliers nomades. Mais bientot le telescope d'Halleck revela des cavaliers qui caracolaient ca et la, activant la marche de ce groupe effare. -- Des Indiens chassant les bestiaux pilles dit le Sioux. -- Quelle direction prennent-ils? -- Droit sur nous. -- Alors faisons vite un ecart pour nous dissimuler a leur vue, nous courons les plus grands dangers; ils sont bien montes, et nos chevaux sont trop epuises pour nous tirer d'affaire. Mais une double difficulte se presentait; s'ils faisaient un trop grand detour, il leur devenait impossible de joindre les amis avant la nuit; s'ils ne se cachaient pas promptement et surement, le danger etait pire encore. En quelques secondes l'etat des choses empira de telle facon que les fugitifs n'eurent meme plus le temps de deliberer. Les Indiens arrivaient sur eux, au vol, toujours chassant devant eux les bestiaux affoles de terreur. Cette espece d'avalanche vivante n'etait plus qu'a deux ou trois cents pas de distance, lorsque Jim fit signe a ses compagnons de se jeter a terre et de renverser leurs chevaux dans les grandes herbes. Les pauvres animaux, epuises de fatigue, comprenant peut-etre aussi le danger, resterent etendus sur le sol, sans faire aucun mouvement, a cote de leurs maitres egalement immobiles et silencieux. Il etait temps! Comme une trombe beuglante, mugissante, hurlante, bestiaux et Indiens passerent si pres, qu'un moment Brainerd se crut decouvert. Mais, aveuglee par la poussiere, enivree de fureur et d'orgueil sauvage, la bande rouge passa sans rien apercevoir. Les fugitifs les regarderent s'eloigner, toujours caches, l'oreille et l'oeil au guet, la carabine au poing, prets a disputer cherement leurs vies, si le malheur voulait qu'une melee s'engageat. Aussitot qu'ils furent hors de vue, Jim donna le signal du depart, et on se remit vivement en route. Les premieres ombres du soir ne tarderent pas a arriver, et, avec elles, une brise agreable, dont la fraicheur ranima les hommes et les chevaux; la marche se continua plus allegrement, plus promptement; bientot, a l'extreme limite de l'horizon bleuissant, apparut un bouquet d'arbres; c'etait le refuge ou l'oncle John et sa famille attendaient anxieusement l'arrivee de leurs trois amis. -- Si une horde de ces vagabonds vient a tomber sur les traces du chariot, dit l'artiste, ils se mettront en tete de les suivre; et alors, Dieu sait qu'il faut nous hater. -- Cela peut arriver, repliqua Brainerd, mais c'est le cas le moins a craindre. En ce moment, il y a des fuyards dans toutes les directions, les Indiens auraient trop a faire pour suivre toutes les pistes; ils prennent au hasard. Je crains surtout que quelque groupe ennemi ait eu l'idee fortuite de camper dans le bois et ait ainsi decouvert nos amis; je crains aussi que ces derniers aient eu la malheureuse idee de fuir. La perspective immense de la prairie trompe comme celle de l'Ocean; plus on marchait, moins on paraissait s'approcher du petit bois: deux ou trois fois, dans son ardeur impatiente, Brainerd manifesta le desir de lancer les chevaux au triple galop; heureusement la sage influence de Jim tempera cette hate imprudente qui n'aurait abouti qu'a epuiser les montures dont ils avaient si grand besoin. Sur la route s'offraient a eux, ca et la, un spectacle navrant, des scenes effrayantes. Ici une ferme brulee; la des corps sanglants, cribles d'affreuses blessures; plus loin des groupes surpris dans leur fuite, des familles entieres massacrees, mais qui avaient eu le triste bonheur de rester unies dans la mort comme elles l'avaient ete dans la vie; plus loin encore, les restes mutiles d'un enfant, d'une jeune fille, d'un vieillard, tombes sous l'horreur d'une mort solitaire, en un epouvantable duel avec quelque bourreau plus acharne que les autres. Le sang bouillonnait dans les veines des jeunes gens, a de pareils spectacles: Brainerd surtout, le visage sombre, les sourcils fronces, la main crispee sur son rifle, regardait des yeux du coeur, plus loin, la-bas, ou peut-etre il faudrait chercher aussi dans les herbes rougies, les restes aimes de ceux qui l'attendaient pleins d'angoisse. Jim conservait son visage de bronze, vrai masque metallique de l'Indien; cependant a quelques ressauts des muscles de ses joues, au tremblement insaisissable de ses narines, un observateur attentif aurait pu deviner un orage interieur et de dangereuses dispositions pour les bandits auteurs de tous ces forfaits. Quant a l'artiste, il s'etait d'abord furieusement indigne de tant d'atrocites et avait jete feu et flammes; mais au bout de quelques instants son caractere mobile et frivole reprenant le dessus, il s'etait remis a admirer le paysage, et avait meme parle de s'arreter un peu pour dessiner un site "delirant". Mais une severe rebuffade de Brainerd le ramena a des sentiments plus serieux. Le soleil venait de se coucher lorsque la petite cavalcade arriva, aupres du petit bois ou etait cachee la famille Brainerd, Les jeunes gens ralentirent l'allure de leurs chevaux pour laisser a leur ami Indien le soin de reconnaitre les lieux. Mais a peine ce dernier eut-il fait quelques pas qu'il poussa une exclamation etouffee. En reponse a la muette interrogation de Will, il montra du doigt un mince filet de fumee qui surgissait precisement du milieu du bois, et s'evanouissait dans l'azur du ciel apres s'etre eleve tout droit dans l'air. Cet indice, presque imperceptible, etait d'un facheux augure; il pouvait deceler la presence des Indiens dans le fourre ou s'etaient abrites l'oncle John et les siens; et, dans ce cas, que s'etait-il passe! Il serait impossible de definir les emotions qui bouleverserent les deux jeunes gens a l'aspect de ce signe alarmant. Brainerd terrifie voyait deja une scene de massacre et d'horreur; les cheveux blancs de son pere souilles de son sang, sa mere gisante sur le sol defiguree a coups de tomahawk, Maggie, Maria, massacrees aussi, ou, sort egalement affreux! entrainees en captivite? L'artiste amorca et examina son revolver en proferant de terribles menaces contre ces "vagabonds odieux qui deshonoraient la race Indienne". Le Sioux ne disait rien; il aurait ete difficile de savoir ce qu'il pensait, car il ne repondit point aux questions que lui adressaient les jeunes gens. -- Il faut que j'examine le bois, avant tout, leur dit-il enfin; retirez-vous derriere ces broussailles avec vos chevaux et ne bougez qu'a la derniere extremite. Aussitot l'Indien se mit a ramper dans l'herbe de facon a faire le tour du bois, et arriver ainsi inapercu jusqu'a ce feu mysterieux dont la fumee etait si inquietante. CHAPITRE X _UNE NUIT DANS LES BOIS._ Le Sioux deploya toute la ruse et l'agilite indiennes dans cette difficile entreprise: les hautes broussailles, tout en le favorisant par leur abri protecteur, opposaient mille obstacles a la marche qui devait rester entierement silencieuse. Aussi, quoique la distance a parcourir fut courte, avancait-il lentement; une heure s'ecoula ainsi, et la nuit etait venue entierement lorsqu'il arriva sous la voute sombre du bois. Jim s'etait fait aussi son opinion concernant la fumee suspecte qu'on venait d'apercevoir. Il ne pouvait admettre que ce feu eut ete allume par ses amis: la chaleur du jour en excluait la necessite; d'autre part, les fugitifs avaient une trop grande crainte d'attirer l'attention de leurs mortels ennemis, pour commettre une pareille imprudence; enfin, l'oncle John etait trop experimente pour se departir ainsi des regles d'une precaution severe. Jim n'etait donc pas sans apprehensions, et, quoiqu'il n'en laissat rien voir, il se sentait agite de sombres pressentiments. Progressant plus silencieusement qu'une ombre, il glissait au milieu des branches sans froisser une feuille, sans deplacer un brin d'herbe; l'oreille de son plus cruel ennemi n'aurait pu l'entendre, eut-il rampe a ses pieds. En arrivant vers le lieu ou s'etait cachee la famille Brainerd, il s'arreta et ecouta, concentrant toutes ses facultes pour saisir le moindre son. Mais pas une feuille ne remua; un silence de mort regnait sur toute la nature; il sembla a Jim d'un funeste augure. Par intervalles un souffle de la brise nocturne planait dans l'air, puis il expirait aussitot. Si quelque ennemi se trouvait dans le bois, il dissimulait bien habilement sa presence! Apres avoir avance encore un peu, il arriva pres du foyer demi- eteint. Un seul coup d'oeil lui suffit pour reconnaitre qu'il etait abandonne depuis plusieurs heures. Soupconnant tout a coup la terrible realite, il se leva, marcha droit a la cachette et la trouva vide. Surement, une bande d'Indiens avait decouvert les fugitifs et les avait emmenes en captivite! Les traces du campement etaient visibles, les signes du depart etaient certains; tout cela s'etait passe depuis quelques heures seulement. Apres avoir verifie les lieux et s'etre assure qu'il n'y avait personne, le Sioux desole revint dans la prairie, ou il fit un signal pour appeler les deux jeunes gens. Ceux-ci accoururent au galop. -- Ou sont-ils? demanda Brainerd haletant. -- Je ne sais pas, Dieu le sait, murmura Jim avec decouragement. -- O ciel! est-il possible! s'ecria le jeune homme chancelant sur sa selle. Bientot une ardeur febrile lui monta au cerveau; il reprit: -- Ou les aviez-vous laisses, Jim? -- La-bas, droit devant nous. -- Y a-t-il des signes du passage des Indiens? -- Il fait trop noir pour suivre la piste. -- Mais, Jim, demanda l'artiste, etes-vous sur qu'ils aient ete captures par cette race de vagabonds? -- Je ne sais pas; je le pense. A ce moment Will mit pied a terre. -- Qu'allez-vous faire, Will? -- Ils doivent etre encore dans le bois; je vais me mettre a leur recherche. En agissant ainsi, Brainerd pensait bien qu'il faisait une chose inutile; mais cette agitation meme temperait son desespoir. Tous deux s'elancerent vers le fourre avec une egale ardeur. Jim les regardait faire avec son stoicisme habituel, et resta immobile. -- Il ne nous faut pas marcher ensemble, observa l'artiste; divisons nos recherches; vous, Will, passez a gauche, moi a droite; dans une demi-heure, au plus tard, nous nous rejoindrons a l'autre extremite du bois. Et vous, Jim, qu'allez-vous faire? -- Vous attendre ici. Brainerd commenca son exploration avec d'affreux battements de coeur. Chaque bete fauve fuyant devant lui, chaque oiseau s'envolant sur sa tete le faisait tressaillir; le murmure du vent lui donnait des frissons involontaires. Il avanca pourtant, avec la resolution du desespoir, et penetra jusqu'au centre de la foret, cherchant, regardant, ecoutant avec anxiete. Mais tous ses efforts furent inutiles; il ne rencontrait que l'ombre et le silence. Bientot il arriva au bout de la foret, et il put voir scintiller les etoiles a travers les derniers arbres; tout a coup il s'arreta eperdu, palpitant; une grande forme sombre se dressait devant lui... c'etait le chariot! N'en pouvant croire ses yeux, il fit un pas en avant et posa la main sur une roue; le froid contact du fer dissipa tous ses doutes. -- Mon pere! mon pere! ma mere! chere mere! etes-vous la? demanda-t-il d'une voix frissonnante. Aucune reponse ne se fit entendre; Will sauta convulsivement dans le char. Son front se heurta contre un objet souple qui se balancait en l'air, c'etait une courroie rompue. Il n'y avait pas autre chose; plus rien, pas meme les sieges. Il chercha le timon, les chevaux n'y etaient plus. Cette froide et muette epave gardait son sinistre secret, tout en faisant pressentir une formidable catastrophe. Glace jusqu'au coeur, le jeune homme prit entre les mains sa tete qu'il sentait prete a eclater; des larmes brillantes jaillirent de ses yeux. Il resta ainsi pendant quelques minutes sans trouver une pensee, sans savoir que devenir. L'idee lui vint ensuite de retourner hativement aupres de Jim pour lui faire part de sa decouverte. Mais il la rejeta aussitot, et, pousse par une impatience devorante; il continua ses recherches. Courbe presque jusqu'a terre, il sondait chaque motte de gazon, s'attendant toujours a y trouver un cadavre. L'obscurite etait si profonde qu'il cherchait davantage avec les mains qu'avec les yeux. Il rencontra les empreintes profondes qu'avaient laissees les sabots des chevaux. Ces traces etaient profondes et avaient violemment dechire le sol. Evidemment il y avait eu la une lutte furieuse entre les braves animaux et leurs ravisseurs. Effectivement c'etaient de nobles betes, pleines de race, et qui n'avaient pas du supporter patiemment l'approche d'un etranger. Apres avoir tatonne encore pendant quelques instants sans aucun succes, il prit dans sa poche une allumette, et l'enflamma, esperant que cette clarte auxiliaire pourrait l'aider a faire quelque autre decouverte. Helas, la petite flamme tremblotante alla se refleter sur les feuilles les plus proches, mais la se borna sa faible action; en definitive elle n'aboutit qu'a faire paraitre plus epais, plus impenetrable, le cercle de tenebres qui se resserrait autour du jeune homme. Au moment ou il laissait tomber l'imperceptible tison qui avait survecu a la breve combustion de l'allumette, Will crut entendre a peu de distance, un long et profond soupir, pareil a celui d'une creature humaine oppressee par un lourd fardeau. Dire la terreur, le saisissement vertigineux qui s'emparerent de lui, serait chose impossible! Mille fantomes tourbillonnerent autour de lui, pendant que ses yeux egares ne voyaient partout que des milliards d'etincelles. Jamais encore le pauvre enfant n'avait eprouve d'epouvante pareille. Cependant sa tendresse filiale le soutint dans la lutte et l'emporta sur tout autre sentiment. Il se remit a ecouter avec une attention profonde, esperant que le son plaintif allait se renouveler et lui reveler la voix de quelque personne chere. Ce fut peine perdue; et le silence continua d'etre si profond, si absolu, que Brainerd en vint a se demander si son oreille n'avait pas ete le jouet d'une illusion effrayante. Neanmoins il se raidit contre le decouragement et marcha dans la direction ou il avait cru entendre gemir. Quoiqu'il n'avancat qu'avec des precautions infinies, il trebucha tout a coup, et tomba rudement sur un corps mou qui s'agita sous lui. Ses mains, en cherchant a se retenir, rencontrerent la tete d'un cheval; a cote, en etait un autre. Tous deux etaient vivants et venaient d'etre reveilles par le jeune homme. -- Cher pere! mere cherie! parlez, si vous etes la! s'ecria Will. -- Eh! c'est donc toi, mon pauvre William? fit une voix bien connue et aimee, celle de l'oncle John; nous t'avions pris pour un de ces brigands Indiens, et nous n'osions souffler. Alors une ombre s'approcha, puis une autre, puis une autre et une autre encore; toute la famille! -- Oh! pere! balbutia Will suffoque de joie; quelqu'un de vous est-il blesse ou malade? Il saisit tendrement la main de son pere et la serra; puis il se jeta au cou de sa mere, en pleurant de joie; Maggie, Maria furent aussi affectueusement embrassees. -- Oh! Maria! bien chere Maria! murmura-t-il; que Dieu soit beni! je vous revois donc? N'avez-vous aucun mal, aucune blessure? -- Personne n'a a se plaindre, cher Will; nous sommes tous sains et saufs. Et vous... et Adolphe?... -- Nous allons parfaitement; mais quelle a ete notre inquietude a votre sujet! comment donc se fait-il que vous ayez quitte votre cachette? -- Eh! repliqua l'oncle John, c'est une horde de ces damnes Indiens qui est venue camper dans ce bois; il nous a fallu deguerpir, sans quoi nous etions decouverts. Heureusement nous nous sommes derobes avec une adresse parfaite, les marauds n'ont pas seulement soupconne notre presence. Oh sont Halleck et Jim? -- Sur l'autre limite de la foret; je vais leur faire un signal. Ces deux derniers furent bientot arrives, et a l'aspect de leurs amis, eprouverent une stupefaction joyeuse, facile a concevoir. Il y eut encore des embrassades et des poignees de main a n'en plus finir. L'artiste eprouvait une emotion telle qu'il ne pouvait dire un mot, exalte qu'il etait par la joie et la surprise. Pendant quelques instants ce fut un pele-mele de questions et de reponses presque joyeuses. A la fin l'oncle John demanda des nouvelles de la ferme. -- Ah! ma foi! qu'importe! qu'importe! s'ecria-t-il d'un ton ferme, en apprenant qu'elle etait brulee; nos vies sont sauves, c'est deja beaucoup. J'ai fait deux fois ma fortune; il n'est pas trop tard pour recommencer. -- Nous ne sommes pas encore hors des bois, observa son fils; nous ferions bien de ne pas perdre un instant. -- A mon avis, il fait trop sombre pour marcher maintenant, dit M. Brainerd, nous ferons sagement de rester ici jusqu'au point du jour. Nous pourrions perdre notre route, nous egarer en pays ennemi, et lorsque le soleil nous avertirait de l'erreur, il ne serait plus temps de la reparer. -- Bast! Jim est un trop bon guide pour s'egarer ainsi, repliqua l'oncle John; il a si souvent parcouru les bois et la prairie qu'il s'y reconnait les yeux fermes: N'est-ce pas Jim? que dites- vous de ca? -- Il faut rester ici jusqu'a demain et retourner au chariot; les femmes y dormiront dedans. L'Indien avait raison. Les voyageurs et leurs chevaux avaient un pressant besoin de se reposer, car ils venaient de subir les plus rudes epreuves, et une tres longue marche leur etait encore necessaire pour se tirer entierement hors du danger. D'autre part, ce n'etait point un delai de quelques heures qui pouvait accroitre les chances de danger, en augmentant d'une maniere sensible le nombre des Indiens souleves; tout le mal qu'on pouvait craindre sur ce point etant a peu pres realise. On campa donc du mieux possible; les femmes dans le chariot; les hommes dans leurs couvertures, par terre; et on s'endormit profondement. Jim seul ne laissa pas le sommeil approcher de ses paupieres; avec cette vigueur physique et morale qui caracterise l'Indien dans son existence aventureuse des bois, il resta debout, appuye contre un arbre, impassible comme une statue de bronze, vigilant comme un chat sauvage, entendant tout, voyant tout dans les profondeurs de la nuit et de la foret. Aux premieres clartes de l'aurore, tous les fugitifs furent sur pied; l'oncle John fit la priere matinale, lut un chapitre de la Bible; tous ensemble demanderent "au pere qui est dans les cieux" le secours tout-puissant de la Providence paternelle. C'etait un spectacle touchent de voir ces creatures affligees, exilees dans la solitude, fuyant une mort pour en affronter une autre, de voir ce guerrier sauvage, remettre leur sort aux mains misericordieuses de Celui dont la "bonte s'etend sur toute la nature". Les prieres terminees on songea au repas, et, quoique les vivres fussent froids, on y fit grandement honneur. Ensuite on partit. Ce ne fut pas une mediocre difficulte de tirer le chariot du bois et de le remettre dans la bonne route; heureusement il y avait, a cette heure, deux chevaux de renfort: l'operation fut accomplie sans trop de peine. Une fois en bonne direction, le petit convoi s'arreta pendant quelques minutes, pour laisser au Sioux le temps d'examiner les alentours afin de se convaincre qu'il n'y avait pas d'ennemis. Enfin on se mit en marche dans la direction de Saint-Paul. CHAPITRE XI _PERIPETIES._ Comme il importait de menager les chevaux dont la marche devait se prolonger jusqu'a une heure avancee de la soiree, on regla leur course a une allure moderee. Jim avait pris place sur le siege de devant a cote de l'oncle John qui tenait les renes avec la calme habilete d'un veteran du sport. Chose bizarre! l'Indien, malgre les cahots de la voiture, se tenait debout sans chanceler, et, de ses yeux noirs toujours en mouvement, fouillait au loin les environs. Halleck avait pris place sur le second rang, avec Maggie; depuis leur reunion il avait manifeste une preference marquee pour la societe de sa douce et sympathique cousine. Celle-ci paraissait encore plus grave et plus pensive que de coutume; les dangers que sa famille traversait, les horreurs de cette guerre sauvage, les regrets du passe, les craintes de l'avenir avaient imprime a cette ame impressionnable une teinte ineffacable de tristesse melancolique. Du reste, tous les visages etaient mornes et preoccupes; si, par intervalles, une joyeuse saillie de l'oncle John, un eclat de rire argentin de Maria rompaient le lourd silence, c'etaient comme des eclairs passant et s'eteignant aussitot dans un ciel sombre. Pendant que Maria et Will babillaient de leur cote, Halleck poursuivait la conversation avec Maggie. -- Quelle est maintenant votre opinion sur les Indiens du Minnesota en general? demanda la jeune fille en tournant vers l'artiste ses doux yeux noirs. -- Je pense a tout hasard, qu'il y a parmi eux un etrange ramassis de vauriens, de vagabonds, de bandits!... -- Enfin, croyez-vous que la majorite soit bonne ou mauvaise? -- Je ne saurais trop... pour parler il faut connaitre... repondit Adolphe avec un sourire embarrasse. -- Vous etes desillusionne, je le vois, et revenu un peu de vos poetiques theories sur cette race barbare. Voyons, soyez franc, dites votre pensee telle qu'elle est. -- Ma franchise est indubitable, chere Maggie; aussi je vous dirai que je ne desespere point d'y trouver quelque noble type. -- Votre admiration pour le caractere Indien a quelque chose de surprenant, reprit la Jeune fille avec une energie qui la surprit elle-meme; mais irait-elle jusqu'a vous devouer pour l'instruction de ces peuplades perdues dans la solitude? Irait- elle jusqu'a vous faire oublier le confort, les delices de la civilisation, pour aller vivre au milieu d'elles, afin de les evangeliser? -- Mon opinion est que j'aurais d'abord moi-meme besoin de quelques sermons, repliqua l'artiste en riant. --N'avez-vous pas quelque autre pensee plus reellement serieuse? reprit Maggie. Pardonnez-moi d'amener la conversation sur un sujet pareil; je suis franche au point de ne pouvoir garder aucune secrete pensee. Nous sommes sur le bord d'un precipice, celui de la mort; nous pouvons y tomber a chaque instant; il est raisonnable d'etre prets... de songer a ce grand voyage de l'Eternite. -- Assurement, Maggie, vous seriez la digne femme d'un missionnaire, vous etes deja une sainte, je l'affirme. La jeune fille allait repliquer, lorsqu'une exclamation de Jim attira l'attention de tout le monde. Toujours debout, l'Indien paraissait regarder avec attention un objet qui avait attire ses yeux. -- Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? demanda l'oncle John. -- Une ferme la-bas! repliqua le Sioux. Effectivement, par dessus les cimes des arbres se montrait un grand toit allonge dont l'aspect fut d'agreable augure pour les voyageurs. La soiree s'avancait, la fatigue de la journee avait ete accablante; c'etait une perspective attrayante que de pouvoir se reposer une heure ou deux sous un toit hospitalier. Ce _settlement_ avait une apparence confortable; les batiments, de construction moderne, entoures de vastes dependances, etaient construits pres d'un cours d'eau considerable. Neanmoins, malgre cet exterieur satisfaisant, Will surprit dans le regard de Jim une expression particuliere empreinte d'une certaine inquietude. Il semblait trouver que tout n'y etait pas pour le mieux. Lorsqu'on fut arrive a une centaine de pas, apres avoir bien examine les lieux, il demanda qu'on fit halte. Comme chacun l'interrogeait des yeux, il repondit : -- Ou sont les gens? En effet, partout, en ce lieu, regnaient un silence, une immobilite, une absence de vie, qui n'avaient rien de naturel. La porte d'entree etait grande ouverte, semblable a une vaste plaie beante; personne n'entrait ni ne sortait; on n'entendait pas un souffle a l'interieur, pas de mugissements de bestiaux, rien... -- C'est drole, tout ca! fit l'oncle John apres avoir promene en tous sens ses yeux inquisiteurs: les fermiers se seraient-ils tous endormis apres souper?... -- Les Indiens sont passes par la, dit le Sioux en secouant la tete; voyons donc, ajouta-t-il en sautant a terre et en courant vers la maison. Will et Halleck le suivirent de pres; un spectacle horrible les attendait a l'interieur. Au milieu de la premiere piece gisait, sanglant et froid, le cadavre d'un homme d'un certain age, le pere de famille, sans doute. Plus loin etait etendu celui d'une femme, litteralement hache de blessures affreuses. Entre ses bras crispes etait serre un petit enfant raide et glace; derriere, dans les cendres du foyer, apparaissaient des debris humains qu'on pouvait reconnaitre comme etant ceux d'un enfant. Les Indiens avaient laisse la l'empreinte sanglante de leur passage. Il avait du y avoir une terrible lutte: tous les meubles etaient bouleverses, brises, macules de sang. Le pere avait vendu cherement sa vie et celles de sa famille; dans ses mains raidies etaient serrees des poignees de cheveux noirs et brillants, arraches aux tetes de ses sauvages adversaires. Mais dans cette lutte epouvantable, le nombre des assaillants l'avait emporte, le _settler_ avait ete ecrase avec tous les siens. -- Comment se fait-il qu'ils n'ont pas brule la maison? demanda l'artiste qui, le premier, avait repris son incroyable sang-froid et dessinait a la hate toutes ces scenes effrayantes. -- Trop presses, n'ont pas eu le temps, avaient peur des soldats, repondit laconiquement le Sioux. -- Est-ce qu'il y a des troupes dans la voisinage? demanda, avec empressement le jeune Brainerd. -- Je ne sais pas, peux pas dire, c'est possible. -- En tout cas, voila une triste affaire, reprit Halleck, et suivant moi, si ces vagabonds..... Une fusillade soudaine l'interrompit brusquement. Jim bondit, rapide comme l'eclair; les deux jeunes gens le suivirent. Ils apercurent le chariot entoure d'un groupe d'Indiens. Les deux chevaux avaient ete tues raides. L'oncle John luttait comme un lion. Maria, Maggie, _mistress_ Brainerd etaient aux mains des Sauvages qui les tiraient brutalement sur leurs chevaux. L'oncle John, debout sur l'avant du chariot, faisait tourbillonner avec une force irresistible, une barre de chene arrachee au siege de la voiture; plus d'une tete Indienne fut brisee par ce terrible moulinet. Mais un coup de tomahawk l'atteignit traitreusement par derriere; il tomba en jetant un grand cri; au meme instant, son meurtrier eut le crane troue par une balle que lancait l'infaillible carabine de Jim. En voyant tomber le vieux Brainerd, les Indiens firent un mouvement pour se jeter sur lui et l'achever par terre; mais le coup de feu tire par Jim leur donna a reflechir, ils reculerent de quelque pas et regarderent de tous cotes afin de decouvrir ces adversaires imprevus. Les deux jeunes gens voulurent s'elancer au secours de leur famille; le Sioux, sombre et les sourcils fronces, leur barra rudement le passage. -- Ici! restez! grands fous! Eux vous tuer, vous scalper, comme rien! -- Allons donc! repliqua Will; resterons-nous la, a voir massacrer nos amis? -- Restez! mauvais sortir de la maison, feu par les fenetres! Joignant l'exemple aux paroles, l'Indien arma sa carabine, visa un Sauvage pret a poignarder l'oncle John, et l'abattit. Les jeunes gens l'imiterent, et mettant le fusil a l'epaule, epierent le moment favorable pour faire feu. Les Sauvages ne s'attendaient nullement a ce qu'il y eut des etres vivants dans la ferme, ils laisserent les femmes aux mains de ceux qui les avaient saisies, et s'avancerent avec precaution contre les batiments. Les trois Indiens, charges des captives, prirent leur course dans la direction du nord-est. Lorsque le groupe de ceux qui restaient fut a proximite, Jim et ses deux compagnons firent feu. Ces detonations recues presque a bout portant eurent un resultat prodigieux, les assaillants firent halte, pleins d'hesitation. Malheureusement la balle de Jim avait seule touche le but; l'agitation exaltee des jeunes gens leur avait fait manquer leur coup. Cependant les Sauvages, intimides par cette chaude reception, craignant sans doute de rencontrer un nombre considerable de combattants, se retirerent a l'ecart, et peu a peu se rabattirent dans la direction prise par le reste de leur bande. -- Chargeons vite! murmura Jim, ils vont vers le wagon tuer oncle John. Effectivement, deux bandits rouges s'etaient detaches du gros de la troupe, et se rapprochaient du chariot. L'oeil percant de Jim les surveillait comme celui de l'aigle guettant sa proie. Au moment ou ils passerent pres du char, celui qui marchait le dernier lanca violemment son tomahawk contre John toujours etendu sans mouvement. Par bonheur, le cheval du Sauvage broncha au meme instant; la direction du coup fut derangee, et le vieux _settler_ ne fut pas atteint. Cette circonstance sauva la vie a l'Indien que Jim tenait au bout de son fusil, mais sur lequel il ne voulut pas gaspiller inutilement ses munitions. Les trois Indiens partis les premiers avec leurs captives avaient ralenti leur marche pour attendre les autres; lorsque ceux-ci les eurent rejoints, toute la bande s'elanca ventre a terre dans la direction du nord-est; au bout de quelques secondes elle avait disparu dans les profondeurs des bois, et le plus profond silence regna dans cette solitude desolee. S'il avait ete possible a l'artiste de reproduire sur la toile le tableau qu'il offrait lui-meme avec ses deux compagnons, il aurait certainement realise une oeuvre capable, plus que toutes les autres, de le rendre illustre. Le Sioux sombre, silencieux, le front pensif et menacant, suivait du regard les ombres lointaines et fugitives des Indiens ravisseurs. Will, pale, abattu, les yeux voiles, regardait aussi cette route par laquelle venait de disparaitre ce qu'il cherissait le plus au monde. Halleck, l'air egare, les yeux errants au hasard, paraissait perdu dans les idees les plus complexes; on aurait dit un homme cherchant sa route par une nuit obscure. Tous trois avaient oublie le vieux John Brainerd; ils revinrent au sentiment de la realite en le voyant se relever et accourir vers eux. -- Vous n'etes donc pas blesse, pere? s'ecria Will en s'elancant au-devant de lui. -- Pas le moins du monde! etourdi seulement. Mais, O mon Dieu! que vont-elles devenir aux mains de ces bandits? -- Helas! qui peut le dire? murmura le jeune homme avec un sanglot. -- Nos chevaux, ou sont-ils? Les miens sont tues. Ne pourrions- nous pas poursuivre cette canaille? Qu'en dites-vous, Jim? Le Sioux secoua tristement la tete : -- Impossible de les atteindre, dit-il; nous ne reussirons qu'a nous faire tuer ou a faire tuer les prisonnieres. -- Misericorde du ciel! mais voyez donc ces scenes d'horreur qui nous entourent! N'est-ce pas la un menacant augure? Plus de ressources; mon Dieu! plus de ressources! Le visage bronze du vieillard s'abaissa convulsivement dans ses mains, et des larmes brulantes jaillirent au travers de ses doigts. Un silence douloureux regna pendant quelques instants au milieu de ce groupe desole. Le bras de Christian Jim s'etendit doucement vers lui et se reposa sur son epaule : -- Mon frere n'est pas sans espoir! lui dit-il de cette voix douce et harmonieuse qui etonne quiconque n'a pas vecu parmi les Indiens. John releva la tete et le regarda : -- Que mon frere parle au Pere qui est dans les Terres Heureuses; son oreille entend toujours la voix qui pleure; sa main est toujours ouverte pour soutenir celui qui est afflige. -- Vous avez raison, Jim, repondit le vieillard en raffermissant sa voix; vous me rappelez a mon devoir de chretien... Il est vrai, le Seigneur est desormais notre unique appui, notre supreme esperance... Tous tomberent a genoux, et prierent ardemment au travers de leurs larmes. CHAPITRE XII _AMIS ET ENNEMIS._ Les dernieres paroles de priere montaient encore vers le ciel, lorsque le galop de plusieurs chevaux se fit entendre dans le lointain; il approcha successivement, devint plus distinct; bientot une voix breve et retentissante cria: "Halte!" En s'avancant de quelques pas, les quatre fugitifs apercurent un peloton de cavalerie et son officier, portant l'uniforme des Etats-unis. -- Hola, he! par la! dit l'officier; quelles nouvelles? En meme temps, il mit pied a terre et s'approcha de la ferme. C'etait un homme de six pieds, gros a proportion de sa taille, coiffe d'une cape ronde de chasse, ayant pistolets a la ceinture, carabine en bandouliere, revolver suspendu a la boutonniere, sabre a la main. Son visage, allonge demesurement par une barbe pointue descendant sur sa poitrine comme un fer de lance, son visage, disons-nous, etait illumine par deux yeux d'un bleu clair fulgurant; un nez prodigieux en bec d'epervier, des sourcils noirs, de longs cheveux roux, un teint bronze, composaient a cet etre extraordinaire le physique le plus etrange qu'on puisse rever. Quel type pour Halleck!... s'il eut eu le coeur a dessiner! Le nouveau venu entama, la conversation avec une memorable loquacite: -- Avez-vous quelque notion d'un lot de Diables peints qui doivent roder par ici? Ah! ah! Ils ont laisse dans ce lieu l'empreinte de leurs satanees griffes! Hello! ouf! ils ont fait du bel ouvrage! Ah! je vois que vous avez fait un prisonnier! Vous le savez, la consigne est de ne faire aucun quartier a cette vermine; vous allez voir. Will n'eut que le temps de relever le revolver auquel l'officier avait expeditivement recours. La balle siffla sur la tete de Jim qui n'avait pas daigne faire un mouvement. -- Eh bien! qu'y a-t-il donc, jeune cadet? demanda l'autre avec un air surpris; pas de sensiblerie, jeune homme! pas de sensiblerie! c'est mal porte!... vous allez voir. Il coucha de nouveau l'Indien en joue. -- Ne touchez pas a un seul cheveu de sa tete! s'ecria le jeune homme; c'est notre meilleur ami! -- Tiens! tiens! tiens! Je ne dis pas le contraire. Enchante de faire sa connaissance!... Vous avez parle a temps, jeune homme; un quart de seconde plus tard, il n'aurait plus ete temps de sauver sa peinture. Je m'y connais.... vous auriez vu! Quel est ce gaillard-la? -- Christian Jim, un Indien Sioux qui nous a rendu les meilleurs et les plus fideles services dans ces temps de trouble. -- Tres bien. Je ne dis pas le contraire. Mais, jeune homme, vous n'avez pas repondu a ma premiere question. Avez-vous quelque notion d'un lot de Peaux-rouges, en campagne par ici? Repondez- moi, je vous le demande positivement. -- Je suis pret a parler, mais lorsque vous m'en laisserez le temps, repliqua Will. Aussitot il s'empressa de lui raconter tous les evenements deja connus du lecteur. L'officier ecouta le recit avec un calme imperturbable; rien ne semblait capable de l'etonner. En temps utile il se coupa une enorme chique et en offrit une pareille a Jim. Puis il s'occupa d'epousseter la poussiere qui couvrait ses grandes bottes. Enfin il rechargea son revolver et promena methodiquement un cure-dent entre ses incisives et ses molaires qui rappelaient celles d'une bete fauve. Lorsque le jeune Brainerd eut fini sa narration, l'officier reprit: -- Tout ca, c'est une rude affaire de sport... une rude affaire! A la derniere campagne j'ai eu un cheval tue sous moi; oui, Monsieur, tue comme un lapin par un grand drole peint en vert. Celui-la, je l'ai embroche en tierce. Un autre cheval fourbu, et un autre, couronne des deux genoux. Ah! c'etait trop fort; mais je vous le dis..... Il y eut un instant de silence pendant lequel l'honorable gentleman lissa sa formidable moustache avec le bout de sa langue et la tortilla fort agreablement en croc avec le pouce et l'index; puis, il renouvela sa chique, et continua: -- Je suis, moi, un veteran de la guerilla, voyez-vous. Il n'y a pas un coin du Minnesota ou je n'aie tue net ma demi-douzaine de Peaux-rouges. Le tout est de savoir s'y prendre; je vous en avertis. D'abord... A ce moment il fut interrompu par l'oncle John qui lui dit: -- Sir, ne pensez-vous pas qu'il y ait urgence de nous mettre en chasse? Ces bandits auront le temps de s'eloigner tellement qu'il deviendra impossible de retrouver leur piste, si nous nous laissons gagner par la nuit. -- Mon ancien, repliqua le commandant, je partage votre avis et je l'executerai en temps utile. Mais.... mais!... il faut de la methode! en tout, Sir, il en faut! A ce sujet, souffrez que je vous dise... les Indiens sont des brutes, des betes fauves dont on ne fera jamais rien.... Savez-vous pourquoi?... Parce qu'ils n'ont pas de methode; oui, Sir, parce qu'ils n'en ont pas. J'irai meme plus loin, et je dirai qu'ils seraient de bons soldats, s'ils avaient de la methode. Il me sera facile de vous demontrer cela par une simple histoire vous allez voir. -- Sir, reprit douloureusement le vieux Brainerd; ma femme, ma fille, ma niece souffrent peut-etre en ce moment mille morts... hatons-nous, je vous en supplie. -- Du calme, honorable _Settler_, du calme! quel est votre nom? -- Brainerd, sir; ou, si vous aimez mieux, l'oncle John Brainerd. --Tres-bien, sir; votre nom etait arrive jusqu'a moi, comme celui d'un intrepide chasseur d'ours grizzly. Vous avez mon estime. -- Alors, nous pouvons faire nos preparatifs?... L'officier lanca obliquement un long jet noiratre provenant de sa chique, regarda le soleil et dit: -- Oui, nous allons essayer une chasse en regle, destinee a rendre la liberte a vos dames. Honneur au beau sexe! Mes hommes ne sont pas des conscrits, la chose ne trainera pas en longueur avec eux. Je desire avoir un renseignement prealable est-ce que cet Apollon cuivre ne pourra pas nous etre de quelque utilite? Jim ne sourcilla point jusqu'a ce qu'on l'eut interpelle directement. -- Je ne sais pas, repondit-il. -- Je ne sais pas!... ne sais pas!... repeta impatiemment le capitaine; ils font tous la meme reponse, ces sournois-la! Une fois, je faisais de la guerilla en Virginie; nous avions besoin d'un guide au milieu de ces regions diaboliques, j'avisai un Nez- Coupe que m'avaient recommande les missionnaires; il commenca par repondre a toutes mes questions: "Je ne sais pas... je ne sais pas..." Tout comme celui-ci! Eh bien, sir, je n'ai jamais vu de renard plus fute que ce garcon la; a lui seul il me depista un demi-cent de Peaux-rouges que nous tuames fort proprement dans l'espace de deux matinees. C'est ce qui arrivera aujourd'hui, n'est-ce pas Jim? Il me plait vraiment, je vous le dis. J'aime ces coquins silencieux. Maintenant, attention! il faut filer vivement. Avez-vous des chevaux? -- Il ne nous en reste que deux, repliqua Will; ceux du chariot ont ete tues. -- Eh! qu'importe? deux de perdus, trois de retrouves: regardez la-bas. Parlant ainsi, l'officier leur montra, rodant dans les environs, les chevaux des Indiens abattus par la carabine de Jim. Ce dernier, avec l'aide de Will, se fut bientot empare de deux de ces animaux; la petite troupe se trouvait donc parfaitement montee; on se mit en marche sans tarder. Tout en cheminant au petit galop de chasse, l'infatigable commandant reprit la conversation. -- Vous allez voir, gentlemen; cette vermine sauvage peut etre fort loin de nous; elle peut aussi etre fort pres. Les coquins ne se doutent pas de ma presence par ici; ils n'ont eu aucune raison pour se presser; au contraire, je pencherais a croire qu'il leur sera venu en idee de se blottir dans quelque coin, pour se reposer d'abord, et vous tendre une embuscade ensuite; car tout doit leur faire presumer que vous tenterez de les poursuivre. Ils savent les _settlers_ si stupides... pardon, je voulais dire; si inexperimentes en matiere de strategie!... Enfin, a tort ou a raison je pense ainsi; que dit Master Jim? -- Je pense comme le capitaine; repondit le Sioux qui connaissait l'officier de longue date, et qui trouvait fort satisfaisante l'attention qu'avait eue celui-ci de lui offrir une superbe chique. -- Tres bien, Peau-rouge mon ami. Dans quelques minutes nous allons voir un peu le dessous des cartes, comme disent les _settlers_ franco-canadiens. Quand nous serons au sommet de cette colline, tout un panorama de prairies s'etalera sous nos veux. On galopa pendant pres d'un quart d'heure en silence; apres quoi on arriva au sommet d'une eminence boisee qui dominait deux plaines fort etendues. Dans le lointain, sur le bord d'une foret epaisse, circulait un cours d'eau important; a gauche, s'elevaient a perte de vue des coteaux boises dont les elevations progressives aboutissaient a des montagnes bleues qui se confondaient avec l'horizon; au pied du mamelon occupe par la petite caravane serpentait une espece de clairiere allongee et tortueuse, toute bordee d'arbres qui la recouvraient en partie; cette avenue naturelle se prolongeait jusqu'a un gros bouquet de sapins dont l'issue devait donner immediatement sur la riviere. -- Mes enfants! dit le commandant, ralentissons un peu notre allure; vous savez l'axiome du parfait cavalier: En plaine au trot, et la montee au galop, a la descente au pas! D'ailleurs, il ne faut pas nous conduire comme des hannetons d'avril qui n'ont jamais rien vu; notre affaire, maintenant, c'est de depister ces _rascals_ sans etre depistes par eux. Or donc, pour arriver a cet interessant resultat, nous devons nous remiser sous un abri convenable, pendant que Master Jim ira en eclaireur flairer ce que contient le gros bouquet de pins, la-bas. C'est drole, j'ai comme un avant-gout d'_injuns_. Le capitaine appuya en riant sur cette facon d'articuler le mot Indien a la mode sauvage; en meme temps il regarda Jim d'un air si facetieux, en imitant la pose d'un chef Corbeau bien connu, que Jim faillit sourire et partit aussitot en rampant sous les broussailles. Pour charmer les ennuis de l'attente, l'officier, apres avoir range son petit escadron dans une aile de foret qui finissait en pointe du cote de la clairiere, renouvela copieusement sa chique; apres quoi il passa en revue ses trois nouveaux amis. -- Le major Hachtincson, commandant le 3 deg. escadron du 6 deg. regiment de cavalerie legere, Minnesota's division, dit-il en saluant tour-a-tour Brainerd pere, Will et Halleck; excusez-moi, gentleman, si je me presente moi-meme, le manque absolu de societe convenable dans ce desert, m'y oblige. -- Will Brainerd mon fils, sir repondit John; Adolphus Halleck mon neveu, un _Sketcher_ (dessinateur) distingue qui a fait, en artiste, quelques campagnes de la guerre de cinq ans. On s'entre salua avec tout le decorum convenable; les presentations etaient faites regulierement, on pouvait causer. Le major s'adressa sur-le-champ a l'artiste. -- Sir Halleck, voua avez beaucoup pratique le champ de bataille? lui demanda-t-il d'un ton qui ne dissimulait point une legere ironie. Adolphe rougit un peu, malgre son sang-froid habituel: -- Fort peu, major, le troisieme coup de fusil tire a la bataille de Bull-run m'a ecorne le bout d'une oreille; ma foi, comme je n'avais pas precisement une vocation militaire transcendante, j'ai renonce aux travaux de guerre... -- Et maintenant, mon cousin fait des etudes sauvages... ajouta malicieusement Will Brainerd: Voici une belle occasion mon cher Adolphe de vous renseigner sur les vrais indiens, poursuivit-il avec un leger sourire; le major doit s'y connaitre, lui! Halleck eut un moment d'embarras et d'hesitation, sous les regards moqueurs qui se fixaient sur lui. Cependant il reprit bonne contenance et demanda a l'officier: -- Certainement, je serais fort aise d'etre fixe sur le compte de cette race d'hommes etranges, peu connus, diversement apprecies, que les uns representent comme nobles et chevaleresques, les autres... -- Peu connus!... diversement apprecies!... Chevaleresques!... interrompit l'officier avec un eclat de rire strident; ecoutez, sir, un homme qui a vecu trente ans dans ce monde la, et que vous pouvez croire sur parole, je vous le garantis. Voici la photographie morale et physique du vrai Sauvage: tous les instincts reunis du chat, de la hyene, du tigre, du vautour, et generalement des carnassiers de bas etage; tous les vices agglomeres des populations civilisees, des hordes barbares, des bandits hors la loi; un amalgame de la bete fauve et du scelerat sans conscience. Voila pour le cote moral... que j'adoucis passablement... La force, la souplesse, l'agilite, la vigueur indomptable, superieures a celles du singe, de la panthere, du cerf, de l'aigle et de tous les animaux les plus surprenants; une finesse de sens inouie; une adresse phenomenale a, tous les exercices physiques; un corps de diamant, de bronze, d'acier, de caoutchouc; le diable au corps et mille fois plus. Voila pour le cote physique. Total, des monstres infernaux a figure humaine et qui realisent l'impossible, l'inimaginable, surtout au point de vue du crime et de la mechancete. -- Le portrait ne me semble guere flatte, murmura Halleck avec un rire force. -- Peuh! J'en dis peut etre encore plus de bien qu'ils n'en meritent. Et je vais vous etonner... Ces etres-la, si, par hasard, le bon esprit du Christianisme reussit a s'introduire en eux, ces etres-la deviennent des sujets d'elite, de nobles et dignes creatures valant beaucoup mieux que nous tous hommes civilises. -- Mais alors! interrompit Halleck d'un ton triomphant. -- Doucement, jeune homme! Distinguo... comme nous disions au college. Le Sauvage christianise... -- Eh bien? -- Ce n'est plus un Sauvage! puisqu'il n'est plus mauvais. Halleck se mordit les levres, en se souvenant que Maggie lui avait fait exactement la meme reponse. L'officier reprit: --Tandis que le sauvage... le vrai sauvage... le sauvage pur... -- Eh bien? -- C'est un meprisable et haissable et redoutable monstre. Ergo! ma demonstration est faite. Attention! continua l'officier en changeant de ton, voila Jim qui nous fait un signe, la-bas. La petite troupe se porta avec precaution vers le Sioux qui les attendait -- Eh bien! quelles nouvelles? demanda l'officier a voix si basse qu'a peine l'Indien put l'entendre. -- Rien, repondit celui-ci; je vais voir, attendez-la. Il poursuivit sa marche silencieuse et invisible au bout d'une demi-heure on le vit surgir de broussailles a une assez grande distance, et faire des signaux pour que la cavalerie avancat avec les plus meticuleuses precautions. Lorsqu'on l'eut rejoint: -- Une piste! fit-il d'une voix semblable a un souffle, en montrant quelques vestiges a peine visibles sur l'herbe. -- Attendez. Cette fois, Jim repartit avec une prudence extraordinaire, et une ardeur contenue qui etincelait dans ses yeux noirs; il sentait sa proie! Une heure s'ecoula ainsi dans une anxieuse attente; le major commenca a perdre patience et a s'inquieter. -- Ah ca! votre homme ne reparait plus, dit il a l'oreille de Brainerd; qu'est-ce que cela veut dire? Nous trahirait-il comme un vilain? -- Oh non; il en est incapable, repliqua le _settler_. -- Eh bien! alors, on nous l'a pris ou tue dans quelque coin. -- Ah mon Dieu! il ne nous manquerait plus que ce nouveau malheur! -- Non, non! fit le major en etendant doucement son doigt vers la prairie; voyez-vous, dans ce creux, l'herbe qui remue contre la direction du vent... et puis cette tete noire qui se souleve un peu pour nous regarder... cette main qui se montre avec precaution et nous fait un petit signe. Tres bien! il nous indique un autre bouquet d'arbres auquel il pourra arriver sans etre vu de la riviere... il nous recommande de marcher doucement, doucement, sans faire de bruit, de nous bien dissimuler le long des grandes broussailles. C'est compris! ajouta le major en repondant par un petit signe de tete; allons, enfants! et de la prudence! On se glissa, avec une adresse et des precautions incomparables jusqu'au point indique; la on trouva Jim qui attendait avec un visage preoccupe. -- Pas de bruit, dit-il, ils sont la! S'ils nous entendent, ils tueront les femmes. On se groupa dans un recoin de la foret et on tint conseil. Le soleil etait sur le point de quitter l'horizon; il importait d'avoir une solution avant la nuit. Le major se frottait les mains, au comble de la jubilation. -- Il faut que ca chauffe tout de suite! dit-il; comme nous allons bruler tous ces gredins-la! Vous autres, Continua-t-il en s'adressant a ses hommes, ayez l'oeil au guet, le doigt sur la detente, et visez juste; chaque coup de feu doit abattre son Sauvage. Brainerd, son fils et Halleck ne pouvaient parler, tant etait terrible leur emotion. Ils appreterent convulsivement leurs armes. -- Marchons, dit Jim. La moitie des cavaliers mit pied a terre; tout le monde se mit a ramper dans le bois, suivant la direction indiquee par le Sioux. L'arrivee des poursuivants fut tellement silencieuse, et les Indiens s'attendaient si peu a etre poursuivis, qu'ils furent surpris a cinquante pas de distance, au moment ou ils etaient occupes a harnacher leurs chevaux pour le depart. Ainsi, tout le desavantage etait de leur cote. -- Feu! et chargez ensuite! cria le major d'une voix tonnante. Un tourbillon de fumee et de flammes remplit la clairiere; des hurlements de mort repondirent aux detonations; quatre Indiens seulement resterent debout; tous les autres se tordaient sur l'herbe dans les convulsions de l'agonie. Les trois femmes tremblantes accoururent eperdues vers leurs liberateurs. Maggie se trouvait la plus proche d'Halleck; il s'elanca vers elle. Au meme instant, un des Indiens survivants bondit sur la jeune fille, le couteau a la main, et la saisit par les cheveux. -- Veux-tu la lacher! demon maudit! hurla l'artiste en armant son revolver et en faisant feu. La premiere balle imprima dans la poitrine du Sauvage un point noir, d'ou jaillit aussitot un mince filet de sang. Le bandit chancela en grincant des dents, mais sans abandonner sa victime sa main levee s'abaissa sur la tete courbee de la malheureuse enfant, la lame brillante du couteau disparut jusqu'au manche dans le cou frele et delicat qui fut a moitie tranche. Ensuite, avec un cri insultant et sinistre, le monstre tomba a la renverse, crible de balles qu'Adolphe lui avait envoyees desesperement. Le corps inanime de la jeune fille s'affaissa sur le sol sanglant, comme la tige d'une fleur atteinte par la faux; Halleck n'arriva meme pas a temps pour la recevoir dans ses bras. Il s'agenouilla avec desespoir aupres d'elle, les yeux noyes de larmes brulantes, et releva avec un soin pieux cette douce figure dont les traits pales avaient conserve jusque dans la mort leur expression resignee et angelique. Cette horrible scene s'etait accomplie avec la rapidite de l'eclair, comme un coup de foudre, sans que personne eut pu faire un mouvement pour la prevenir. _Mistress_ Brainerd et Maria etaient aussitot accourues haletantes et desesperees, mais, tout etait fini, l'ange avait quitte son enveloppe d'argile pour remonter au ciel. Brises de douleur, les malheureux parents de la jeune victime s'etaient jetes a genoux autour d'elle, essayant de lui prodiguer des soins... helas! desormais inutiles. Chacun d'eux deposa sur son front blanc et pur un long et douloureux baiser. En se relevant, _Mistress_ Brainerd apercut Halleck, agonisant de desespoir, et dont les yeux restaient fixes sur la morte cherie; la bonne mere comprit tout ce que renfermait cette angoisse comprimee; elle fit un signe au jeune homme, en lui disant -- Donnez-lui aussi un dernier baiser. Le pauvre Adolphe s'inclina sanglotant, eperdu, et posa ses levres sur la joue froide de celle qu'il aimait tant, dans le silence de son ame. Puis il retomba a genoux et demeura immobile, priant, pleurant, suppliant le ciel de lui envoyer aussi la mort. Pendant ce temps, les Indiens avaient ete foudroyes par une derniere decharge et le major Hachtincson avait pris le soin personnel de s'assurer, le sabre a la main, que chacun d'eux etait bien mort et ne jouait pas au cadavre. Cette clairiere etait sinistre avec ses herbes ensanglantees, noircies par la poudre, ecrasees par les corps inanimes mais toujours farouches des Sauvages. Dans un coin recule, la famille Brainerd pleurait et priait autour de celle qui avait ete Maggie. Au milieu du champ de bataille, le major vainqueur essuyait lentement son epee, lorsque son regard se portait vers ce dernier groupe, ses sourcils se froncaient, ses yeux clairs lancaient des flammes. -- Pauvre douce enfant! Grommelait-il; ah! canailles! ah! gredins! ah! race infernale! on n'en tuera jamais assez! Jim, immobile sur la lisiere du bois, regardait tout cela d'un air impassible; on aurait dit une statue de bronze... On se serait trompe en le croyant insensible, lorsque ses yeux rencontraient la pale image de Maggie, une lueur humide tremblait dans ses prunelles... Jim pleurait, lui aussi! EPILOGUE Trois jours apres les evenements qu'on vient de retracer, la petite caravane arrivait en vue du territoire de Saint-Paul. Le major Hachtincson, qui avait escorte jusque-la la famille Brainerd, pour la proteger contre de nouveaux malheurs, fit faire halte a sa troupe et se prepara a prendre conge de ses nouveaux amis. -- Que Dieu vous garde! sir, et vous rende plus heureux a l'avenir, dit-il a Brainerd, en lui serrant la main: Je vous quitte pour rentrer dans le desert ou m'appelle la chasse Indienne. Vous pouvez compter qu'elle sera vengee plus d'une fois... -- Pas bon! venger: prier, meilleur, interrompit Jim, qui, pour la premiere fois peut-etre, se melait a la conversation sans avoir ete interpelle. Le major le regarda pendant quelques minutes avec un serieux incroyable: puis il secoua la tete d'une facon dubitative, et ajouta en style Indien. -- Jim avoir raison peut-etre... sang pour sang, mauvais! Et il tortilla pendant quelques instants sa longue moustache en reflechissant; ensuite il dit avec explosion. -- Ah! pourtant, on ne peut soutenir le contraire; un assassin doit mourir! autant il m'en tombera sous la main, autant j'en tuerai! -- Se defendre, bon! repliqua Jim; attaquer, mauvais. -- Ces diables d'Indiens parlent peu, observa le major en souriant, mais ils parlent bien. Adieu, mes amis, que Dieu vous garde! Le peloton de cavalerie etait deja a quelque distance, lorsque l'officier entendit une voix qui l'appelait: c'etait Halleck, revenant sur ses pas pour lui parler. -- Sir, dit le jeune homme qui etait tres pale voulez-vous accepter une mission? -- Volontiers, mon jeune ami: de quoi s'agit-il? Halleck tira de sa poche une petite croix sculptee qu'il avait faconnee en route -- Lorsque vous passerez pres de l'endroit... vous savez?... Je vous prie de placer cette petite croix dans une incision que porte le Sumac penche sur sa tombe. -- Oui... je vous le jure! repondit le major en lui serrant energiquement la main. -- Ensuite, reprit Halleck d'une voix a peine intelligible, vous vous agenouillerez, vous ferez une priere, et vous lui direz, de ma part, "au revoir". Merci! Adieu, ajouta-t-il en s'enfuyant brusquement pour cacher un flot de larmes qui venait de monter a ses paupieres. Le major continua sa route machinalement; au bout de quelques secondes, il porta vivement un doigt a son oeil. -- Diable d'homme! murmura-t-il, qu'avait-il besoin de venir me tracasser ainsi?... voila-t-il pas que j'ai le coin d'une paupiere humide!... Allons, enfants! un temps de galop! commanda- t-il a ses hommes. Il faut un peu de mouvement pour me distraire, reprit-il en monologue; comme ca, aussi, sa commission sera plus tot executee. Bientot la solitude reprit son silencieux empire; les Brainerd avaient disparu d'ans la direction du Nord, les cavaliers dans celle du Midi; toute trace humaine s'etait evanouie au milieu du desert. Une semaine apres l'arrivee des pauvres fugitifs dans la ville de Saint-Paul, M. Brainerd recut une lettre portant la suscription suivante: A _mistress_ Brainerd, pour remettre e miss Maria Allondale. La bonne dame se hata de la presenter a Maria, qui, a peine remise de tant de secousses, etait encore au lit. -- Oh mon Dieu! s'ecria la jeune fille en regardant l'adresse, qu'y a-t-il encore? Il me semble que voila l'ecriture d'Adolphe Halleck. Et, brisant le cachet d'une main tremblante, elle lut: "Chere Maria, quand ces lignes seront sous vos yeux, je serai loin de vous, loin de toute ma chere famille, a laquelle je dis un adieu supreme. "Nous avions vecu pendant plusieurs annees, amis et fiances, dans la pensee souriante qu'un jour nous serions maries ensemble. "Mais, une catastrophe irreparable, qui a soudainement detruit tout mon bonheur et mes esperances, m'a ouvert les yeux et m'a appris que nous ne devons, pas.... que je ne dois pas vivre desormais de la vie de ce monde. "Soyez libre, Maria, je me suis apercu que votre coeur eprouve une affection plus particuliere pour notre cher cousin Will... soyez libre... et heureuse avec lui; je vous degage de toute promesse envers moi. "De notre ancienne amitie; il restera entre nous une affection sincere et profonde qui nous, unira dans nos souvenirs, dans nos prieres, dans nos esperances... "Je ne vous demande plus qu'une seule chose, c'est d'adresser au ciel des voeux pour que ma voix, qui va precher dans le desert, trouve un echo dans l'ame des malheureux Sauvages; pour que le Seigneur fertilise en eux la bonne parole que je leur porterai jusqu'au sein de la solitude, pour qu'apres avoir mure la voie du ciel aux autres, je parvienne a la suivre moi-meme jusqu'a la fin. "Adieu! a revoir dans la Patrie celeste. "ADOLPHE, Missionnaire indigne de Jesus-Christ." Quand elle est finie cette lecture, Maria fondit en larmes et cacha sa tete dans le sein de _mistress_ Brainerd, et lui dit d'une voix etouffee: -- Lisez, ma bonne tante, je ne sais vraiment que vous dire. -- C'est un noble coeur! murmura la vieille dame, apres avoir parcouru la lettre, non sans s'essuyer plusieurs fois les yeux. Puis elle ajout en regardant fixement la jeune fille: Il a choisi la meilleure part, et je crois sa resolution aussi bonne pour d'autres que pour lui. Maria devint rouge comme une fleur de grenade sous le regard de sa tante et s'abrita, sans repondre, sous son oreiller. ........................ Quelques mois plus tard un mariage etait celebre dans la principale eglise de Saint-Paul. L'assistance etait modeste, melancolique, peu nombreuse. Mais une atmosphere de piete, d'affection douce et sincere s'exhalait de cette petite reunion. Les jeunes epoux semblaient profondement heureux et aimants. C'etaient, on le devine, Maria Allondale et Will Brainerd qui unissaient leur sort. La ceremonie terminee on quitta le sejour de Saint-Paul pour aller habiter une petite ferme que les nouveaux labeurs de John Brainerd avaient su conquerir dans une vallee fertile du Minnesota. La, on pouvait vivre et sans inquietude, en paix; car un poste militaire garantissait le territoire contre toute invasion indienne. Pendant bien des annees, la Clairiere de la Sainte (c'etait le nom donne au lieu ou etait la tombe de Maggie), fut visitee, chaque automne, par deux pelerins silencieux et attristes... L'un d'eux portait la robe noire du missionnaire; sur son visage jeune encore, mais pali par les rudes epreuves de son saint ministere, se lisait une pensee profonde et douloureuse. L'autre, son inseparable compagnon, etait un Indien de haute stature, dans la noire chevelure duquel l'age commencait a semer de longs fils d'argent. Tous deux s'agenouillaient sur un tertre gazonne qu'eux seuls auraient pu reconnaitre, et ils priaient longtemps en silence pendant que quelques larmes coulaient de leurs yeux desseches par les orages et les soleils du Desert. Puis, en se relevant, le plus jeune disait a l'autre -- Oui, mon bon Jim, la priere est douce au coeur afflige. -- Prier, penser, esperer, tres bon, repondait Jim. Ensuite Halleck, le jeune missionnaire vieilli avant l'age, se detournait avec un soupir, et, moissonneur infatigable, partait pour recolter des ames. Un jour l'Indien revint seul et portant une forme humaine: enveloppee d'un suaire noir. Il creusa une tombe a cote de celle de la sainte et y deposa son precieux fardeau. Pendant plusieurs mois on le vit errer dans les bois environnants; quand l'hiver arriva, la neige n'etait pas plus blanche que ses cheveux. Le printemps suivant, au grand reveil de la nature, on trouva des ossements blanchis etendus au pied du Sumac, qui portait la petite croix defiguree, helas, par bien des orages. C'etaient les restes du fidele Jim, du bon Indien devoue jusqu'a la mort. FIN. End of the Project Gutenberg EBook of Jim l'indien by Gustave Aimard and Jules Berlioz d'Auriac *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JIM L'INDIEN *** ***** This file should be named 13598.txt or 13598.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/5/9/13598/ Produced by Ebooks libres et gratuits from images made available by the Bibliothèque Nationale de France at http://gallica.bnf.fr; this text is also available at http://www.ebooksgratuits.com in Word format, Mobipocket Reader format, eReader format and Acrobat Reader format. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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