Project Gutenberg's Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue, by Michel Zévaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue Author: Michel Zévaco Release Date: September 25, 2004 [EBook #13523] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 04, *** Produced by Renald Levesque
Une foule immense était rassemblée sur la Grève; elle allait assister au départ de la grande procession organisée pour porter au roi Henri III les doléances de la bonne ville de Paris.
Pour la grande majorité des Parisiens, il s'agissait de réconcilier le roi avec sa capitale.
Pour une autre catégorie, moins nombreuse et initiée à certains projets de Mgr de Guise, il s'agissait d'imposer à Henri III une terreur salutaire et d'obtenir de lui, moyennant la soumission de Paris et son repentir de la journée des Barricades, une guerre à outrance contre les huguenots, c'est-à-dire leur extermination.
Pour une troisième catégorie, il s'agissait de s'emparer du roi et de le déposer après l'avoir préalablement tondu.
Enfin, pour une quatrième catégorie, réduite à une douzaine d'initiés, il s'agissait de tuer Henri III.
Non seulement la Grève était noire de monde, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient de bourgeois qui, la pertuisane d'une main, un cierge de l'autre, se disposaient à processionner jusqu'à Chartres.
Le voyage à Chartres, en tenant compte des lenteurs d'un pareil exode, devait durer quatre jours. Le duc de Guise avait fait crier qu'il avait disposé trois gîtes d'étape le long du chemin, et qu'à chacun de ces gîtes on tuerait cinquante boeufs et deux cents moutons pour nourrir le peuple en marche.
Ce jour-là, donc, vers huit heures du matin, les cloches des paroisses de Paris se mirent à carillonner. Sur la place de Grève vinrent se ranger, successivement, les délégués de l'Hôtel de Ville, les représentants des diverses églises, puis les confréries, les théories de moines tels que feuillants, capucins, et enfin les Pénitents blancs.
Parmi les files interminables de cierges et d'arquebuses, on vit dans cette procession des choses magnifiques. D'abord les douze apôtres en personne, revêtus d'habillements tels qu'on en portait du temps de Jésus-Christ, et quelques soldats romains portant les instruments de supplice de Jésus-Christ.
En effet, Jésus-Christ lui-même était représenté par Henri de Bouchage, duc de Joyeuse, lequel avait pris l'habit de capucin sous le nom de frère Ange, et devait plus tard rejeter le froc pour guerroyer, puis rentrer encore en religion.
Le duc de Joyeuse, donc, ou frère Ange, comme on voudra, portait sur ses épaules une croix qui, par bonheur, était en carton; sur sa tête, une couronne d'épines également en carton peint, et autour du cou, par un bizarre anachronisme, le chapelet des ligueurs.
Derrière Joyeuse, déguisé en Christ, venaient deux grands gaillards qui le fouettaient ou faisaient semblant de le fouetter, ce qui soulevait dans la foule des cris d'indignation. Et cette indignation, vraie ou feinte, prenait des proportions de rage lorsque, par un anachronisme plus bizarre encore (mais on n'y regardait pas de si près), les deux flagellants, tous les quinze ou vingt pas, s'écriaient:
—C'est ainsi que les huguenots ont traité Notre-Seigneur Jésus!
—Mort aux parpaillots! reprenait la foule.
A une vingtaine de pas derrière Jésus, ou frère Ange, ou duc de Joyeuse, marchaient, côte à côte, quatre pénitents qui, se tenant par le bras, tête baissée, capuchon sur le visage, se faisaient remarquer par leurs énormes chapelets et par leur piété extraordinaire. Peu à peu, le désordre s'étant mis dans les rangs de la procession, ces quatre pénitents finirent par se trouver derrière Jésus au moment où celui-ci, d'une voix retentissante, criait:
«Mes frères, mort aux huguenots qui m'ont flagellé!...»
Une acclamation salua ces paroles du Christ qui, ayant essuyé la sueur qui coulait de son front, continua:
—Puisque nous allons voir Hérode...
—Le roi! interrompit une voix impérieuse. Dites: le roi, messire, puisque Paris se réconcilie avec Sa Majesté!
—C'est juste, sire de Bussi-Leclerc! reprit Jésus-Christ. Donc, mes frères, puisque nous allons voir le roi, nous devons avant tout obtenir qu'il renvoie ses Ordinaires!...
—Très juste, dit Bussi-Leclerc. Mort aux Quarante-Cinq!
—A mort! A mort! reprit la foule des pénitents.
La procession s'étendait sur une longueur d'une bonne lieue. Bien en avant de ce troupeau. Guise, Mayenne et leur frères, à cheval, entourés d'une cinquantaine de gentilshommes bien armés, s'entretenaient à voix basse de choses mystérieuses.
Quant aux quatre pénitents que nous avons signalés, ils causaient entre eux sans précautions.
—Dis donc, Chalabre, disait l'un, as-tu entendu frère Ange?
—J'ai envie de frotter un peu les côtes de messire Jésus!
—Es-tu bien rétabli, mon cher Loignes?... Ta blessure?
—Eh! le coup fut bien appliqué. Le cher duc n'y va pas de main morte quand il frappe. J'ai cru que j'étais mort. N'importe, je veux que Guise reçoive de ma main le même coup qu'il m'a porté!...
—Tu es ingrat, Loignes! dit Montsery. Comment serions-nous sortis de Paris s'il n'avait eu l'idée d'aller en procession voir notre sire?...
—Oui, fit sourdement Loignes. Il va à Chartres pour demander nos têtes au roi!
—Et les offrir ensuite à Bussi-Leclerc et à Joyeuse! continua Sainte-Maline.
—Messieurs, dit Chalabre, Joyeuse a crié tout à l'heure: «Mort aux Ordinaires!» Bussi-Leclerc a crié: «Mort aux Quarante-Cinq!...» Joyeuse est un misérable fou et ne vaut pas son coup de poignard. Quant à Leclerc, il n'arrivera pas à Chartres. Est-ce dit?...
—C'est dit! reprirent les trois autres.
Laissant les quatre spadassins—quatre des Ordinaires d'Henri III—à leurs projets de vengeance et de meurtre, nous suivrons la fantastique procession en marche sur Chartres, et nous rejoindrons une litière fermée qui vient à quelques centaines de toises derrière la colonne.
Cette litière était entourée par une dizaine de cavaliers; dedans se trouvaient deux femmes: Fausta et Marie de Montpensier.
—L'homme? demanda Fausta au moment où nous rejoignons la litière.
—Confondu dans la foule des pénitents, il chemine en silence.
—Vous êtes bien sûre que ce moine se trouve dans la procession? insistait Fausta.
—Je l'ai vu, répondit la duchesse, vu de mes yeux.
—Pardaillan m'avait dit vrai, soupira Fausta, Jacques Clément, libre, marche à sa destinée. Allons! Valois est condamné. Rien ne peut le sauver maintenant...
—Que dites-vous, ma belle souveraine? Il me semble que vous avez prononcé un nom... celui du sire de Pardaillan...
—Oui! dit Fausta en regardant fixement la duchesse.
—C'est que, ce nom, mon frère et ses gentilshommes le prononcent bien souvent depuis trois ou quatre jours...
—Eh bien, si vous voulez que votre frère ne prononce plus ce nom...
—Moi? Cela m'est égal! fit Marie en riant.
—Oui, cela vous est égal, à vous. Mais il est nécessaire que le duc de Guise ait l'esprit libre pour ce qui va être entrepris. Et, pour qu'il ait l'esprit libre...
—Eh bien? demanda Marie.
—Dites-lui, faites-lui savoir, dès que nous serons entrés dans Chartres, que Pardaillan est mort!... Et, afin qu'il n'ait point de doute, dites-lui que c'est moi qui l'ai tué...
Ayant ainsi parlé, Fausta baissa la tête et ferma les yeux comme pour indiquer qu'elle voulait se renfermer dans ses pensées. Et ces pensées devaient être funèbres, car son visage, dans son immobilité, semblait refléter la mort...
Nos personnages sont donc ainsi disposés: en tête de ce long serpent de foule qui se déroule sur la route, un groupe de cavaliers: Guise, ses frères, ses gentilshommes. Près de lui, Maineville insoucieux et Maurevert inquiet. Quant à Bussi-Leclerc, il s'intéresse à la procession, sans doute, car il en parcourt les rangs, et on le voit tantôt sur un point, tantôt sûr un autre.
Puis, derrière cette bande de seigneurs, à une certaine distance, commence la procession.
Puis, presque à la queue de la colonne, un moine marche seul, le capuchon sur la figure, et ses mains serrent contre sa poitrine une dague solide: c'est Jacques Clément.
Enfin, très en arrière, c'était la litière de Fausta.
Le troisième jour de marche, la procession se reposa dans le village de Latrape, l'un des gîtes d'étape organisés par le sieur Crucé, maréchal des logis de cet exode. Les pénitents y étaient arrivés vers quatre heures, et aussitôt s'étaient mis à table, c'est-à-dire qu'ils avaient envahi une immense prairie où ils s'étaient assis dans l'herbe.
Naturellement, Guise et sa suite avaient pris leurs logis dans les meilleures maisons du village.
Dans la prairie, les gens de Latrape allaient et venaient, empressés à faire bon accueil aux pénitents. Ces braves gens avaient fait cuire d'innombrables fournées de pain, mis en perce une trentaine de tonneaux de cidre et de vin, et allumé de grands feux dans la prairie. Devant ces feux rôtissaient des moutons entiers, des quartiers de boeuf et de cochon.
Après cette énorme ripaille, chacun s'enveloppa de son manteau et chercha un coin pour dormir. Dix heures sonnèrent au petit clocher du village.
A ce moment, dans l'avant-dernière maison en allant vers Chartres, deux hommes dormaient côte à côte, étendus sur des bottes de paille de la grange.
Ou du moins, si l'un de ces deux hommes, en proie à quelque insomnie, soupirait et se retournait sur la paille, l'autre dormait pour deux.
Dans cette même maison, non plus dans la grange ni sur la paille, mais dans une chambre assez convenable, dormait un autre personnage. Et qui se fût approché de ce dormeur eût reconnu l'un des plus fidèles, des plus solides et des plus brillants gentilshommes du duc de Guise, c'est-à-dire messire de Bussi-Leclerc en personne.
Comme dix heures venaient de tinter au clocher, quatre hommes s'approchèrent de la maison que nous venons de signaler: c'étaient les quatre fidèles de Henri III qui, profitant de la procession pour rejoindre le roi sans danger d'arrestation, avaient jusque-là voyagé avec elle. C'étaient Montsery, Sainte-Maline, Chalabre et Loignes qui guettaient l'occasion d'exercer leurs talents de spadassins sur la poitrine du sire de Bussi-Leclerc.
—Tu es sûr que c'est là? demanda Sainte-Maline.
—Je ne l'ai pas perdu de vue, répondit Chalabre. Sûrement, nous allons trouver le sanglier dans sa bauge.
—Comment allons-nous procéder? demanda Montsery.
—Moi, je veux me battre avec lui, dit Sainte-Maline.
—Et s'il te tue?
—Vous me vengerez...
—C'est cela! firent Chalabre et Montsery, bataille!...
—Messieurs, dit Loignes, je crois que vous perdez la tête. Parce que ce maroufle vous a injuriés de son mieux, quand il vous tenait à la Bastille, vous voulez, par-dessus le marché, qu'il vous étripe l'un après l'autre...
Loignes était le plus âgé des quatre; c'était un homme sérieux et positif, exerçant en conscience son métier d'assassin royal.
Les trois autres, tout jeunes, comme nous avons dit, manquaient encore d'expérience. Devant les sages observations de leur aîné—leur maître en guet-apens—ils baissèrent donc la tête.
—Que faut-il faire? demandèrent-ils.
—C'est bien simple. Nous allons l'appeler comme si son duc le mandait à l'instant. Nous aurons nos dagues à la main. Et, quand il sortira, nous le larderons proprement jusqu'à ce qu'il rende sa belle âme au diable.
Il faut rendre cette justice aux trois jeunes écervelés qu'ils se rallièrent instantanément à ce plan si limpide.
Par où entre-t-on? reprit le comte de Loignes.
—Il faut faire le tour, dit Chalabre qui, toute la journée, avait guetté pas à pas Bussi-Leclerc. Suivez-moi, messieurs!
Chalabre enfila aussitôt un sentier, et, à vingt pas de la route, sauta lestement par-dessus une porte à claire-voie. Les autres le suivirent. Ils se trouvaient alors dans une cour dont le sol disparaissait sous le fumier. Derrière eux, ils avaient une grange où, sur la paille, dormaient les deux inconnus que nous avons signalés tout à l'heure. Devant eux, la maison, ou plutôt la chaumière, divisée en deux parties: à droite, le logis assez vaste des maîtres de céans, et à gauche une chambre isolée, avec sa porte particulière. Chalabre désigna la porte du doigt.
Tous les quatre dégainèrent leurs dagues; Sainte-Maline et Montsery se placèrent à gauche de la porte, le long du mur, prêts à bondir sur Bussi-Leclerc dès qu'il apparaîtrait. Chalabre se plaça à droite. Puis Loignes, ayant jeté un coup d'oeil satisfait sur ce dispositif d'attaque, heurta rudement à la porte du pommeau de son épée.
—Holà! holà! messire de Bussi-Leclerc! vociféra le comte de Loignes. Vite, éveillez-vous et courez à monseigneur qui vous mande à l'instant!
—Au diable monseigneur! grommela Bussi-Leclerc. Attendez-moi, monsieur, je m'habille.
—Non, non! Je cours réveiller M. de Maineville que le duc mande également. Hâtez-vous donc!...
Là-dessus, Loignes s'effaça contre le mur, près de Chalabre. Leclerc, habitué à ces alertes continuelles, ne pouvait avoir aucune défiance. Les quatre, ramassés sur eux-mêmes, la dague à la main, attendaient. Tout à coup, ils entendirent le bruit que faisait Bussi-Leclerc en commençant à ouvrir la porte.
—Bonsoir, messieurs! dit à ce moment une voix très calme et sans nulle raillerie apparente. Il paraît que vous voulez meurtrir ce bon M. de Bussi-Leclerc.
—Ouais! gronda Leclerc, qui, à l'intérieur, s'arrêta d'ouvrir, que veut dire cela?
—Trahison! crièrent les quatre spadassins en s'élançant le poignard levé sur l'homme qui venait de parler, et qui s'avançait en saluant poliment et répétait:
—Bonsoir, messieurs!
Les poignards levés s'abaissèrent; les trois jeunes gens s'arrêtèrent et saluèrent très bas. Un rayon de lune se jouait sur le visage audacieux et paisible de celui qui venait d'intervenir, et, ce visage, ils venaient de le reconnaître...
Loignes, ne comprenant rien à cette scène imprévue, fit un bond pour s'élancer sur ce défenseur de Bussi-Leclerc. Mais, en même temps, il se sentit saisi à bras-le-corps.
—C'est notre sauveur! dit Chalabre...
—C'est celui qui nous a tirés de la Bastille! dit Montsery.
—C'est le chevalier de Pardaillan! dit Sainte-Maline.
Loignes recula d'un pas, se découvrit et dit:
—Eussiez-vous été le pape que vous eussiez tâté de mon fer pour le mal que vous faites ici; mais vous êtes M. de Pardaillan, et je n'ai rien à dire. Retirez-vous donc, chevalier, et laissez-nous accomplir notre besogne.
—Si je vous laisse faire, maintenant! cria la voix narquoise de Bussi-Leclerc, derrière la porte.
—Bon, bon! patiente un peu, et tu verras comme on défonce une porte et une poitrine! répondit Loignes. Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Pardaillan, c'est Bussi-Leclerc qui est là; c'est votre ennemi autant que le nôtre; je pense que, si vous ne voulez pas nous aider, vous nous laisserez du moins occire en paix ce sacripant.
—Messieurs, dit Pardaillan, lorsque j'eus le bonheur de vous tirer des mains du gouverneur de la Bastille, vous m'avez promis, en échange des vôtres, trois vies et trois libertés...
—C'est vrai! firent d'une seule voix Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—J'ai donc l'honneur de vous prier de payer cette nuit le tiers de votre dette: je vous demande la vie et la liberté de M. de Bussi-Leclerc.
Les trois spadassins, d'un seul mouvement, s'inclinèrent. Loignes lui-même rengaina aussitôt sa dague et son épée qu'il avait tirées.
—Monsieur, dit Sainte-Maline en saluant galamment, nous vous cédons Bussi-Leclerc.
—Reste à deux, observa tranquillement le chevalier.
—Très juste, dit Montsery, et nous tiendrons parole jusqu'au bout.
Les quatre hommes saluèrent et se retirèrent sans répondre à Bussi-Leclerc qui, derrière sa porte, criait:
—Au revoir, messieurs! Je vais vous faire préparer un cabanon digne de vous, à la Bastille...
Mais Sainte-Maline revint brusquement sur ses pas:
—Monsieur le chevalier, fit-il, y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander pourquoi vous sauvez ce damné Leclerc qui vous veut autant de mal qu'à nous?...
—Aucune, monsieur, répondit Pardaillan. J'ai promis sa revanche à M. de Bussi-Leclerc. Or, comment aurais-je tenu ma promesse, si je l'avais laissé tuer ce soir?
Sainte-Maline regarda avec étonnement le chevalier qui souriait, salua et se hâta de rattraper ses compagnons.
Pardaillan s'était approché de la porte derrière laquelle se trouvait Bussi-Leclerc et avait frappé du poing:
—Monsieur! hé! monsieur de Bussi-Leclerc! cria-t-il.
—Que désirez-vous, sire de Pardaillan? demanda Leclerc, goguenard.
—Moi? Rien. Je veux simplement vous dire que, maintenant, je suis seul. Alors, s'il vous convient d'essayer de prendre cette revanche après laquelle vous courez depuis si longtemps, eh bien, je suis votre homme.
—Bon! je préfère attendre...
—Comme il vous plaira, monsieur, j'ai tant de chances d'être tué par d'autres qu'il ne vous en reste guère de me retrouver. Qui sait si j'arriverai seulement jusqu'à Chartres?
—Si vous mourez d'ici là, reprît Bussi-Leclerc haineux, soyez sûr que je le regretterai, car c'est ma plus douce espérance, maintenant, que de penser à l'heureux moment où je vous mettrai les tripes au vent!
—Merci, dit Pardaillan. Qui donc vous empêche, en ce cas, d'essayer de satisfaire cette douce envie à l'instant?
—Ah! reprit Leclerc, c'est que je ne suis pas égoïste, moi. Je vais vous dire. Nous sommes quatre qui vous haïssons, et nous avons lié partie pour vous mettre à mal. Je puis même vous dire comment les choses se passeront.
—Je serai flatté de l'apprendre...
—Vous allez voir comme c'est simple: d'abord, je vous passerai mon épée au travers du ventre, sans vous tuer toutefois; puis Maineville vous attachera à l'aile du premier moulin; c'est une manie, chez lui, vous comprenez? Puis, quand vous aurez tourné suffisamment, c'est-à-dire jusqu'à ce que mort s'ensuive, Maurevert vous arrachera le coeur, car il a fait gageure de le manger sauté aux petits lards; enfin, Mgr de Guise abandonnera votre carcasse au bourreau pour la tirer à quatre chevaux.
Pardaillan comprit que Bussi-Leclerc, en parlant ainsi, devait écumer. Il l'entendit grincer des dents.
—Vous comprenez, reprit Leclerc, que, si je vous tuais tout de suite, mes trois associés m'en voudraient la malemort. Tâchez donc de vivre encore quelques jours, jusqu'à ce que nous puissions mettre la main sur vous...
—Je tâcherai, fit doucement Pardaillan. Mais, vraiment, je vous répète que je crains de ne pas arriver vivant jusqu'à Chartres. Vous devriez profiter de l'occasion...
—Non! rugit Bussi-Leclerc.
—Allons donc, c'est que tu as peur, Leclerc!
La porte, à l'intérieur, fut labourée de coups de poignard. Il y eut un trépignement furieux.
—Bussi-Leclerc a peur! cria Pardaillan à haute voix.
—Truand de sac et de corde! Si Maurevert te mange le coeur, je te mangerai le foie!...
Bussi-Leclerc se mit à frapper la porte à coups de dague. Pardaillan haussa les épaules, et, dans la cour, sur le fumier, à la clarté de la lune, il vit les gens de la chaumière qui, réveillés par le bruit, étaient sortis et livides d'effroi, assistaient à cette fantastique conversation. Sans s'inquiéter d'eux, sans les voir peut-être, le chevalier se dirigea vers la grange et, a l'entrée, trouva son compagnon qui, l'épée à la main, attendait les événements.
—Oh! murmurait le jeune duc d'Angoulême, c'est affreux. Les menaces de cet homme sont horribles.
—Oui, c'est assez hideux. Partons, monseigneur; l'air de ce village est malsain pour nous maintenant. Et. quant à Maurevert, nous le retrouverons sûrement à Chartres.
Les deux hommes s'enveloppèrent de leur manteau et d'un pas rapide, prirent la route de Chartres. Bussi-Leclerc, la dague et l'épée aux poings, sortit et grogna:
—Où est-il?
Un paysan répondit:
—Je ne sais par où il a pris, monseigneur, mais le fait est qu'il a fui, et il doit être loin.
—Je le retrouverai, grommela Leclerc.
Il sortit donc en toute hâte de la chaumière, et, par un chemin de traverse que lui indiquèrent ses hôtes, gagna la place de l'église, au coin de laquelle se dressait un grand calvaire. Autour de ce calvaire, quelques tentes avaient été dressées, et le duc de Guise dormait dans l'une d'elles sur un lit de camp, tandis que Maurevert et un autre officier dormaient sur des bottes de paille. Quant à Maineville, il avait, comme Bussi, cherché gîte dans le village.
Leclerc envoya chercher Maineville qui, une demi-heure plus tard, arriva en pestant fort contre l'interruption de son sommeil. Alors, il fit également réveiller le duc, et, ayant eu la permission d'entrer dans la tente, les quatre se trouvèrent réunis. Et Bussi-Leclerc fit le récit de ce qui venait de se passer. Guise proféra une imprécation de rage; Maineville sortit sa dague et en tâta la pointe; Maurevert prononça ces étranges paroles:
—Puisqu'il en est ainsi, monseigneur, le voyage à Chartres est inutile: nous ferions mieux de retourner à Paris.
—Pourquoi? s'écrièrent Maineville et Bussi-Leclerc.
—Parce que, dit sourdement Maurevert, si Pardaillan est dans là procession, la procession est maudite! Parce que ce n'est pas Henri III qui sera tué, mais nous!
Et ces quatre hommes, également braves, passèrent le reste de la nuit à discuter comment ils se débarrasseraient de l'aventurier. Guise, sombre et pensif, écoutait sans rien dire ses trois fidèles conseillers. Mais, comme le jour se levait, il donna l'ordre de se mettre en route.
—Pour Paris? demanda Maurevert.
—Pour Chartres! répondit le duc.
Maurevert haussa les épaules et s'assura que sa cotte de mailles était solidement bouclée.
La procession se remit en marche et, s'engouffrant par la porte Guillaume dans la bonne ville de Chartres, se dirigea vers la cathédrale.
Une fois la porte franchie, la tête de la procession se trouva en présence d'une nombreuse troupe armée. Guise reconnut Crillon à cheval, qui dit en saluant:
—Sa Majesté, pour vous faire honneur, voulait absolument que je vinsse à votre rencontre avec huit mille arquebusiers et les trois mille cavaliers que nous avons assemblés autour de Chartres. Mais j'ai fait observer à Sa Majesté que deux ou trois mille hommes suffisaient pour escorter une procession...
—Vous avez bien fait, messire. Où et quand pourrai-je voir le roi avec les échevins de Paris?
—Le roi est en ce moment à la cathédrale.
—Allons donc à la cathédrale! dit Guise.
—Monseigneur, je vous montre le chemin. Il serait inutile que ces dignes pénitents essayassent d'en trouver un autre. Eh effet, toutes les rues sont pleines de nos gens d'armes qu'a attirés une légitime curiosité, sans compter les bourgeois de cette bonne ville venus acclamer le roi.
—Allez, messire! dit Guise. Nous sommes venus en fidèles sujets, et nous joindrons nos acclamations à celles de la ville.
Et, levant sa toque empanachée et ornée d'un triple rang de perles. Guise, d'une voix forte, cria:
—Vive le roi!
Mais, derrière lui, une immense acclamation répondit:
—Vive Henri le Saint!...
C'était la procession qui donnait ainsi son avis, si bien que Crillon se demanda un instant s'il ne ferait pas mieux de fermer les portes et de laisser hors des murs les trois quarts des pénitents qui attendaient. Mais Crillon, brave, se dit qu'il serait ridicule d'avoir l'air de redouter des porteurs de cierges. Ordonnant donc à ses hommes, d'un coup d'oeil, de surveiller étroitement les arrivants, il se dirigea vers la cathédrale. Guise suivait avec ses gentilshommes. Derrière ce groupe, venait la procession des Parisiens que les gens de la ville, du haut de leurs fenêtres, examinaient curieusement et non sans une certaine sympathie.
L'apparition de Jésus, suant sous son énorme croix de carton et plus flagellé que jamais, fut saluée par un long murmure de pitié.
Devant la cathédrale, la foule était plus serrée, plus nerveuse, et Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosité passionnée qu'il inspirait. En effet, Henri III, après sa fuite, avait été accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans enthousiasme. Là, comme dans tout le royaume, le nom de Guise était populaire et celui du roi méprisé ou détesté.
Le duc jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s'il n'apercevait pas le moine. A ce moment, les portes de l'immense cathédrale s'ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient, refoulant les bourgeois. En même temps les soldats de Grillon, par une habile manoeuvre, coupèrent la procession et ne laissèrent autour de Guise qu'une dizaine de ses familiers.
—On se méfie de nous, ici! dit le duc en fronçant le sourcil.
—Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, répondit Grillon.
Joyeuse, quelques-uns de ses apôtres et ses deux flagellants se trouvaient dans ce cercle formé par les gens d'armes, les gentilshommes royaux et la foule.
—Frappez! Frappez! dit Joyeuse.
Les deux flagellants se mirent à frapper à tour de bras, avec leurs fausses lanières.
—Sire! s'écria Jésus, où êtes-vous? Voyez ce que font les huguenots! et, pourtant, je ne me plains pas!...
Un grondement de la foule des bourgeois répondit à ces paroles. Et déjà, comme à Paris, les cris de: Vive Henri le Saint! éclataient, lorsque Jésus, c'est-à-dire Joyeuse, se mit à pousser des lamentations qui, cette fois, n'avaient rien de feint. En effet, quatre pénitents venaient de s'approcher de lui et s'étaient mis à le flageller, non plus avec des lisières de drap ou des lanières de carton, mais avec de bonnes et solides étrivières de cuir.
Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la foule, pendant que Guise, pâle et stupéfait, se demandait s'il n'était pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enragés frappaient de plus belle.
—Assez! dit tout à coup une voix forte.
Un homme venait de paraître sous le porche de la cathédrale. Les quatre flagellants cessèrent aussitôt leur besogne, et, s'étant précipités dans l'église ou ils se dépouillèrent de leurs frocs, apparurent sous les traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline...
L'homme qui venait de surgir s'avançait avec une sorte de dignité vers le malheureux Joyeuse. A son aspect, un grand silence s'établit, les gens de Crillon présentèrent les armes. Guise mit pied à terre et, se découvrant, s'inclina profondément...
Cet homme, c'était le roi de France.
Le roi, sans faire attention à Guise, s'arrêta devant Joyeuse et, s'agenouillant, cria dans le silence:
—Monseigneur Jésus, vous m'avez appelé, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappé, abandonné, chassé! Me voici, mon doux seigneur Jésus! Et, puisque vous avez tant fait que de m'appeler à votre aide, laissez-moi essuyer le précieux sang qui coule de vos plaies!...
A ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit à essuyer Joyeuse.
La foule est mobile dans ses sentiments. A la vue du roi s'agenouillant devant le figurant qui représentait Jésus, s'incorporant pour ainsi dire à la procession parisienne, des applaudissements furieux éclatèrent. Le roi leva les bras pour commander le silence.
—Qu'on saisisse ces deux misérables! cria-t-il en désignant les deux flagellants effarés; qu'on les jette en prison et puis qu'on les pende haut et court!
—Mais, sire, bégaya Joyeuse, Votre Majesté fait erreur... ce ne sont pas eux...
—Ainsi seront traités les ennemis de Dieu et de l'Eglise! cria Henri III.
Une immense acclamation salua ces paroles, et, cette fois, ce fut un grand cri de «Vive le roi!» qui monta jusqu'au ciel; Henri III eut un éclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise:
—Mon cousin, dit-il, allons louer et bénir le Seigneur de la grande joie qu'il nous accorde en ce jour. Et puis, nous écouterons en l'hôtel de messieurs les échevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont chargé de nous transmettre. Et, tournant le dos à Guise, il se dirigea le premier vers le portail central ouvert à deux battants.
—Oh! gronda Guise en lui-même, ce fantôme de roi ose me braver et se moquer de moi! Et j'hésitais!...
Il suivit avec ses gentilshommes et pénétra dans l'énorme église, où la messe d'action de grâces fut aussitôt commencée. Dehors, la foule des pénitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu'elle pouvait en prendre, c'est-à-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de bénédictions par les portes ouvertes.
Quand la messe fut terminée, Henri III, entouré de gardes, sortit de l'église et se dirigea vers l'hôtel des échevins, où il recevait de la ville de Chartres une hospitalité sinon royale, du moins très suffisante pour un roi sans royaume. Il n'avait pas adressé un mot à Henri de Guise.
Sur le parvis, le duc s'était arrêté, incertain de ce qu'il ferait, dévorant sa rage et se demandant s'il n'allait pas reprendre à l'instant le chemin de Paris.
A ce moment, l'un des gentilshommes d'Henri III s'approcha de lui et, l'ayant salué, lui dit:
—Monsieur le duc, le roi mon maître m'a chargé de vous dire qu'il vous recevra demain matin à neuf heures, en audience à l'hôtel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d'escorte...
—Dites à Sa Majesté, répondit-il, que je la remercie de l'audience qu'elle veut bien m'accorder et que je m'y trouverai à l'heure dite.
Là-dessus, Guise et ses gens se dirigèrent vers l'hôtellerie du Soleil-d'Or. Quant au cardinal de Guise, quant à Mayenne, ils s'y étaient rendus directement et ne s'étaient pas montrés depuis l'entrée de la procession de Chartres. Au moment où Guise et ses gentilshommes entraient dans l'hôtellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville près de lui, et, lui montrant une figure dans la foule, lui dit en pâlissant:
—Regarde...
—Qu'est-ce? fit Maineville, insoucieux.
—Non, ce n'est pas lui! reprit alors Maurevert en passant la main sur son front... mais il m'a semblé d'abord que c'était Pardaillan...
Le duc entendit ces mots et tressaillit.
—Où est-il? demanda-t-il d'une voix basse et rauque.
—Il est mort! répondit quelqu'un près de lui.
Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d'un même mouvement, se retournèrent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit signe à Guise de la suivre.
—Pardieu! grogna Bussi-Leclerc, s'il est mort, il n'y a pas longtemps!
Le duc, troublé, avait marché jusqu'à l'appartement qui lui était destiné, entraîné par sa soeur.
—Mon frère, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser de vous enquérir de ce Pardaillan.
—Vous dites qu'il est mort? Comment le savez-vous?
—Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu'ici ne s'est jamais trompée, ne nous a jamais trompés...
—Fausta? fit le duc en tressaillant.
—Elle vient de me confirmer la chose.
Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s'était-il trompé?... Fausta, elle, ne se trompait jamais! Sans doute, elle savait que Pardaillan était dans la procession. Sans doute elle avait établi quelque piège où cette nuit même le chevalier était tombé, après sa rencontre avec Leclerc.
Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir qui lui échappa prouva à sa soeur quel soulagement il éprouvait de cette nouvelle.
—Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, cela m'est égal. Où est l'homme?
—Dans Chartres, répondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec la procession. Etes-vous prêt, mon frère?
—Prêt?... Qu'entendez-vous par là? fit le duc en frémissant. Je ne veux, d'aucune façon, être mêlé à ce qui va se passer. Je suis perdu si jamais on apprend...
—Soyez donc tranquille! La mort du roi ne sera qu'un de ces accidents que Dieu permet parfois. Nul ne saura. Jacques Clément lui-même ne sait pas. Seulement soyez prêt, mon frère!...
—Quand aura lieu... l'accident?
Marie de Montpensier regarda son frère et répondit:
—Demain!...
—Si tôt!... murmura le duc en tressaillant.
—Demain, après l'audience, Valois se rendra à la cathédrale, en procession, les pieds nus, un cierge à la main et couvert d'un sac. C'est un voeu qu'il a fait s'il se réconciliait avec Paris. Or, demain, la réconciliation sera parfaite. Le moine marchera près du roi, car, dans ces processions, il est accessible à tous. Le coup sera porté devant la cathédrale. Vous, cependant, vous réunirez hors des murs ce que vous avez de gentilshommes et de ligueurs... le reste vous regarde!
Le duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, conféra longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit à table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place à ses côtés. Et, malgré l'acte terrible qui se préparait dans l'ombre, ce fut encore de Pardaillan qu'ils causèrent. Bussi-Leclerc se rappela fort à-propos que le chevalier lui avait dit:
—Je n'arriverai peut-être pas jusqu'à Chartres!...
Il ne fallait plus en douter: Pardaillan était mort.
Vers cette heure-là, celui qui faisait l'objet de ces pensées sinistres dînait tranquillement avec le duc d'Angoulême dans une petite auberge, à une table accotée contre une fenêtre. En face de l'auberge se dressait un hôtel,, et, de temps à autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenêtre, jetait un coup d'oeil sur la façade où tout était éteint.
—A qui appartient cet hôtel? demanda Pardaillan à la servante, en soulevant encore une fois le rideau.
—Cet hôtel?... Ah! dame... il appartient comme qui dirait à personne. C'est-à-dire, dans les temps jadis, c'était l'hôtel des sires de Bonneval. Mais, depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n'ai vu personne entrer là-dedans, jamais la porte ou les fenêtres s'ouvrir.
—Oui, murmura Pardaillan, mais, en ce moment, des gens sont rassemblés là-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu'ils font...
—Que voulez-vous qu'ils fassent, cher ami, grommela le duc d'Angoulême, si ce n'est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c'est la Fausta qui les a assemblés là?...
—C'est vrai. J'ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l'hôtel par la porte du jardin.
—Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de...
—De Violetta, hein?... Patience, mon prince. Patience! Il y a deux êtres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel côté nous devons nous tourner: c'est Fausta... et c'est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l'un ou l'autre tombe dans nos mains. En tout cas, notre situation est moins tragique que lorsque j'étais dans la nasse.
—Figurez-vous que, cette nasse, au lieu d'être en osier, était en fer, un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais à peine passer les bras... Heureusement, il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse... C'est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j'ai résolu de lui rendre épouvante pour épouvante...
Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, à travers l'explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes.
Le chevalier n'avait cessé de regarder à travers les petits vitraux ronds et verts de la fenêtre. Charles regardait lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s'avançait.
Je savais bien qu'il viendrait! Et qu'il viendrait là! murmura Pardaillan.
L'ombre se rapprochait de la grande porte de l'hôtel. C'était un homme enveloppé d'un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait à la taille et à la démarche, car il répéta:
—C'est lui!
L'homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s'entrouvrit aussitôt et l'inconnu se glissa dans l'intérieur.
—Qui est-ce? demanda Charles.
—Vous le saurez tout à l'heure, dit Pardaillan. Lorsque je me réveillai, j'étais assis, vous le savez, à califourchon sur deux poutres dont l'une plongeait dans l'eau et dont l'autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle où se tenait le trou carré... l'entrée de la nasse. J'avais dormi. Comment? Je n'en sais rien. Je vis qu'il faisait jour; la lumière entrait par-dessous le plancher qui était au-dessus de ma tête, et je vis que j'étais entouré de poutres qui s'enlaçaient comme les madriers d'un échafaudage: «Pardieu! me dis-je, je n'ai qu'à gagner de poutre en poutre jusqu'à l'extérieur!» Et je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par où coulaient tout à la fois l'eau du fleuve et la lumière du jour. Ce fut alors que je me heurtai au treillis de fer... J'avais oublié la nasse!...
—Alors j'examinai cette machine à prendre les hommes. Et je vis que j'étais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher même, pour aller plonger dans l'eau. Je dus abandonner l'idée qui m'était venue de me hisser de maille en maille pour arriver à passer par-dessus. L'idée inverse me parut la bonne: c'est-à-dire que je m'accrochai aux mailles, et que je me mis à descendre, dans l'espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrivé au ras de l'eau, je fus heurté de nouveau par les cadavres. Comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tôt, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et, alors, je compris pourquoi les cadavres ne s'en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas... Lorsque j'eus de l'eau jusqu'aux épaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l'eau et que cela formait comme le fond d'une bouteille! Pas moyen de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!... Je me hissai le long des mailles de fer pour éviter l'attouchement des cadavres, et, accroché à une certaine hauteur, je m'arrêtai, et j'eus la pleine horreur de ma situation: j'étais destiné à mourir lentement dans ce puits de fer!...
—C'est horrible! dit Charles en frémissant.
—Justement. Comme vous dites, c'était horrible. Si bien qu'après quelques heures je pris la résolution de grimper jusqu'en haut et de frapper au plancher jusqu'à ce qu'on m'entendît, jusqu'à ce qu'on achevât de me tuer!
—Et comment êtes-vous sorti?
Pardaillan se mit à rire et répondit:
—C'est bien simple; je suis sorti avec les cadavres. Sans doute, cela ne devait pas être fort agréable à Fausta, de dormir au-dessus de ces morts. Pour cette raison, ou pour d'autres, il est certain que, si les morts étaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensée de leur rendre la liberté. Et comment rendre libre ces cadavres prisonniers? En les repêchant l'un après l'autre? Non, non! Fausta est la femme des combinaisons simples! Pour délivrer les morts, il n'y avait qu'à les laisser partir au fil de l'eau!
Pardaillan se mit à rire, puis jeta à l'extérieur un coup d'oeil inquiet.
—Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il, il prend les derniers ordres de la belle Fausta... Donc, comme je vous l'ai dit, j'étais depuis plusieurs heures accroché au treillis de fer, à demi assis sur une poutre, lorsque j'entendis au-dessus de moi une sorte de grincement; et, en même temps, de l'autre côté du treillis, je vis une chose que je n'avais pas remarquée encore: une corde!... et cette corde montait! D'en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu'elle passait, à travers un trou pratiqué dans le plancher. Alors, d'un coup d'oeil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus à l'instant même rassuré... En effet, monseigneur, la corde soulevait un carrée du treillis ménageant une large ouverture. Dans le même instant, je vis les cadavres qui s'en allaient en se bousculant comme s'ils eussent eu hâte de partir. Au bout de deux minutes, ils étaient tous partis, entraînés par le fleuve.
Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta: «Je fis comme eux... voilà tout! Je me laissai tomber dans l'eau, je franchis l'ouverture d'une brassée frénétique, et me trouvai hors de la nasse. Deux minutes plus tard, j'abordai au quai.»
Un long silence suivit ces paroles. Charles considérait son compagnon avec une sorte d'effroi. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et regardait toujours par la fenêtre.
—Il est temps de sortir, dit-il enfin. Et, s'adressant à la servante:
—Dites-moi, la belle enfant, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l'air avant de nous coucher. Comment ferons-nous pour rentrer? Je dis: rentrer sans frapper, ni réveiller personne...
—Dame! vous passerez par les écuries, que je laisserai ouvertes; et, une fois dans la cour, vous n'aurez qu'à monter l'escalier de bois qui est à l'intérieur.
Pardaillan s'était sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d'un signe de tête, et, suivi de Charles, sortit par la porte de l'auberge qui, aussitôt, se referma derrière eux. Dans la rue, ou plutôt dans la ruelle étroite et tortueuse où ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s'arrêta dans un renfoncement.
—Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder à sortir.
—Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxième fois.
—Vous ne l'avez pas reconnu?... C'est le moine! C'est Jacques Clément! C'est l'homme qui, à l'auberge du Pressoir-de-Fer, était assis près de nous et nous écoutait...
—L'homme qui a dit qu'il vous vengerait en se vengeant...
—Oui: de Catherine de Médicis!...
—C'est-à-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier.
—Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux.
—Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre père a été poussé au désespoir, à la folie, à la mort par trois êtres qui étaient: sa mère Catherine, son frère le duc d'Anjou, aujourd'hui roi de France, et, enfin, Mgr le duc de Guise! Vous voulez, vous cherchez un terrible châtiment contre le roi?
—Oui. J'ai toujours pensé que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprévue de l'une de ces douleurs qu'il a semées sur la route de sa vie. Mais, si cela dépend de moi. Pardaillan, Jacques Clément ne frappera pas le roi. Ce n'est pas cela que je voulais!...
—Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arrêterez le bras du moine?
—Je l'arrêterai, dit Charles, sourdement.
Pardaillan hocha la tête:
—Allons! murmura-t-il satisfait, Guise n'est pas encore roi de France!
A ce moment, il saisit le bras du jeune homme qu'il serra fortement. D'un signe, il lui montra la porte de l'hôtel qui s'ouvrait à ce moment, livrant passage à un moine encapuchonné qui sortait, et, lentement, s'avançait vers eux.
—Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chrétienté dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient à nous. S'il passe, il marche au meurtre... demain, votre oncle Henri III est poignardé, demain le duc de Guise est roi... Monseigneur, voici la destinée qui passe! Un geste de vous, et la fortune du monde est changée...
Le moine arrivait à leur hauteur. Pardaillan se renfonça contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait... Charles d'Angoulême, après une hésitation, fit deux pas rapides, posa sa main sur l'épaule de l'homme et dit:
—Holà! sire moine, deux mots, s'il vous plaît!...
Le moine s'était arrêté, avait relevé sa tête penchée, et, avec cet étonnement dédaigneux de l'homme qui se sait protégé par des destins supérieurs, disait:
—Que me voulez-vous?
—Je veux vous prier de m'accorder quelques minutes d'entretien.
—Passez donc au large, gronda le moine, car, cette nuit, je ne puis avoir d'entretien qu'avec Dieu!...
Pardaillan, à ce moment, s'avança rapidement et, de sa voix la plus joyeuse, s'écria:
—Eh quoi! vous vous refusez donc à vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clément?
Le moine tressaillit; une joie profonde détendit ses traits d'ivoire et colora son front; il tendit la main.
—Le chevalier de Pardaillan! fit-il d'une voix changée.
—Et Mgr le duc d'Angoulême, dit Pardaillan. Venez donc. Que diable, même en temps de procession, un verre de vin n'a jamais fait peur à un moine!
Jacques Clément fit signe qu'il acceptait l'invitation, et tous trois se dirigèrent vers la petite auberge close, aveugle et muette à cette heure. Mais, comme l'avait promis la servante, il n'y eut qu'à pousser la porte des écuries voisines. Quelques instants plus tard, ils étaient assis autour d'une table qu'éclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d'un certain vin, très estimé dans tout le pays.
Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d'un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein... Cependant, ses yeux pâles étaient animés d'une espèce de cordialité rayonnante.
—Ce vin réchauffe le coeur, dit-il. Mais, bien plus encore, mon coeur se dilate près d'un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirais-je? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c'est à vous que je songeais. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l'image d'une mère ni celle d'un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère... Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi?
—Certes! fit Pardaillan, ému.
—Vous m'avez encouragé... puis, je vous ai revu le jour terrible... où vous m'avez montré la tombe de ma mère; et, de ce jour-là, vos traits sont gravés dans mon coeur...
Jacques Clément frissonna, saisit la main de Pardaillan, et ajouta d'une voix grave:
—Dans cette nuit qui est sans doute une des dernières de ma vie, si près de l'heure où un événement terrible va s'accomplir, c'est une étrange rencontre que celle-ci! C'est la volonté de Dieu que j'aie eu cette dernière joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon coeur!... Pardaillan, mon coeur crie malheur à ceux qui ont tué ma mère!
—Oui, vous ne l'avez jamais connue, fit Pardaillan pensif; et qui sait si, de là, ne vient pas cet amour que vous conservez à sa mémoire!
—Je sais ce que vous voulez dire, gronda le moine en pâlissant. Je vous dis que j'ai confessé l'une des femmes de la vieille Catherine! Je vous dis que j'ai su toute la vie de ma mère... et ses crimes!
—Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voilà tout.
—N'est-ce pas? s'écria le moine, radieux.
—Certes!... La vieille Médicis fut seule coupable. Quant à votre mère, martyre d'un amour, prise dans l'alternative ou d'être méprisée par l'homme qu'elle adorait ou de tuer ce même homme, sa vie fut d'une admirable défense! Ce qu'elle dépensa de force et d'esprit pour lutter contre Catherine n'est pas supposable. Ce qu'elle souffrit dépasse les châtiments les plus cruels!...
Jacques Clément avait rabattu son capuchon et on l'entendait sangloter doucement.
—Pardaillan, reprit-il au bout de quelques minutes, je comprends votre pensée. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mère, et vous ne voulez pas mentir.
—Nulle femme au monde autant qu'Alice de Lux ne mérita la pitié, dit Pardaillan.
Jacques Clément se leva et laissa retomber son capuchon sur ses épaules.
—Chevalier, dit-il d'une voix morne, vous me rappelez à la réalité terrible. Demain, ma mère sera vengée. Demain, la vieille Catherine connaîtra le désespoir sans issue.
—Ainsi, vous voulez tuer le roi de France?
—C'est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques Clément. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France!... Demain, vous serez vengé du mal que Catherine nous a fait! Demain, vous aussi, fils de Charles IX, serez vengé du mal que Catherine et Henri ont fait à votre père!...
Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un mouvement pour se retirer:
—Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous comptez procéder...
—Soit! fit le moine après avoir réfléchi. Je ne vois pas pourquoi je vous cacherai ces détails, à vous. Demain, donc, à neuf heures du matin, Valois recevra le duc de Guise en audience à l'hôtel de ville. Après l'audience, il doit se rendre à la cathédrale. Je sais que le roi sera prévenu qu'un confesseur doit s'approcher de lui pour lui remettre indulgence plénière de ses fautes. Ce confesseur viendra à ses côtés, au moment où il entrera dans la cathédrale. Ce confesseur, ce sera moi!...
Charles d'Angoulême frémit et demanda:
—Vous suivrez donc le roi pendant la procession?...
—Non, répondit le moine: je l'attendrai à la porte de la cathédrale. Alors seulement je m'approcherai de lui, et quand il s'agenouillera... regardez bien alors... Valois s'agenouillera pour ne plus se relever.
Jacques Clément baissa la tête. Puis, d'une voix sourde, il répéta:
—Adieu, priez pour moi!...
Et il se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s'élancer. Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment où le moine ouvrait déjà la porte:
—Jacques Clément, dit-il, j'ai un service à vous demander!...
Le moine s'arrêta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et, rayonnant de joie, s'écria:
—Aurais-je vraiment ce bonheur de pouvoir être utile avant de mourir! Vous avez parlé d'un service... Chevalier?
—Un grand, dit Pardaillan avec une simplicité qui avait je ne sais quoi de solennel; voici: j'ai besoin qu'Henri III vive encore quelque temps... je vous demande la vie d'Henri de Valois, roi de France...
—Vous avez besoin que Valois vive encore? balbutia Jacques Clément, livide.
—Oui. Ma vie est liée à la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et, puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, je vous dis: Clément... je te demande de me laisser vivre en laissant vivre Valois, roi de France!...
—Que maudite soit la minute où je t'ai rencontré! râla Jacques Clément...
Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux hagards... Et, si Pardaillan eût pu entendre la pensée de ce moine, voici ce qu'il eût entendu:
«La vie du roi! Il me demande cela!... Mais alors... L'ange... l'ange d'amour. Elle m'attend à minuit!... J'aurai ma récompense terrestre et son amour!... Et Pardaillan me demande de renoncer à cela... à l'amour de Marie!...»
Comme Jacques Clément ruminait ces pensées, minuit sonna dans le grand silence de la ville endormie... Au premier coup, le moine se releva, frissonnant de fièvre. Au sixième coup, il joignit les mains et murmura:
—Grâce, Pardaillan!...
Pardaillan assistait, étonné, à un drame qu'il ne pouvait comprendre. Le douzième coup de minuit sonna.
Puis, il y eut un long silence. Alors, le moine se laissa tomber à genoux, baissa la tête et murmura:
—Le roi de France vivra!... O ma mère, c'est pour le chevalier de Pardaillan!...
—Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte héroïque!....
Le lendemain matin, le roi Henri III se réveilla de bonne heure dans la chambre qu'il occupait en l'hôtel de M. Cheverni, gouverneur de la Beauce.
Henri était parti de Paris la mort dans l'âme.
Mais, lorsqu'il eut trouvé dans l'hôtel de ville de Chartres une députation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu'il eut passé en revue les reîtres de Crillon, il commença à se dire que le métier de roi en exil ne serait peut-être pas trop déplaisant.
Plus d'une fois, la pensée lui vint de s'en retourner à Paris, de rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens:
—Me voilà... tâchons de nous entendre!
Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme Villequier, d'Epernon et d'O, ne manquaient pas de lui faire observer que la reine mère était restée à Paris pour arranger la situation, et que le roi gâterait tout par un retour précipité!
Ce matin-là, donc, le roi se leva fort joyeux, passa dans l'appartement voisin, où Catherine de Médicis, arrivée depuis huit jours, lui avait fait dire qu'elle l'attendait. Il entra gaiement chez sa mère et l'embrassa sur les deux joues, contre son habitude.
—Mon fils, dit Catherine, voilà bien longtemps que vous n'aviez embrassé ainsi votre vieille mère.
—C'est que je suis bien content, madame; fit Henri en se jetant dans un fauteuil. Grâce à vous, ma mère, mes bons Parisiens veulent se réconcilier avec moi, et, comme je ne vois pas d'obstacle à cette réconciliation, je veux être à Paris sous deux jours et y faire une entrée dont il sera parlé, j'ose le dire.
Catherine de Médicis regarda son fils avec étonnement; mais elle vit qu'il était sincère.
—Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de Paris, tout ce qu'attend le peuple de France, je vous étonnerais. Si près de la tombe, j'ai jeté un regard plus clairvoyant sur l'univers, mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire... car vous n'entendriez pas sans doute la langue que je parle... Par Notre-Dame, je suis résolue à me défendre et à vous défendre. Mon fils, écoutez-moi: vous ne pouvez retourner à Paris maintenant.
Henri III bondit. Il connaissait la prudence de Catherine; mais il savait aussi qu'elle était mortellement blessée dans son orgueil de reine et de mère, qu'elle préparait avec ardeur la rentrée à Paris et le châtiment des Parisiens; il savait enfin qu'elle était femme à braver tous les dangers. Pour qu'elle se fût décidée à parler ainsi, il fallait donc que le retour à Paris fût réellement impossible.
—Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne pourrais-je rentrer à Paris? Ne suis-je donc pas le roi?... Qu'est-ce à dire?
—C'est-à-dire, mon fils, qu'on veut vous attirer dans un piège et vous massacrer! Vous, moi, mes amis...
Henri III s'écroula dans son fauteuil et essuya son front mouillé de sueur, en disant:
—Que faut il faire, ma mère?... Chartres était assez près de Paris pour que je pusse m'y rendre d'un bond. Dans la terrible conjoncture que vous m'exposez, Chartres est trop près de Paris!...
—Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille mère. Chartres est trop près de Paris! eh bien, nous avons Blois avec son château imprenable, où l'on soutiendrait au besoin un siège de dix ans!...
—Oui, oui!... Partons, ma mère, partons! s'écria Henri.
Puis, se frappant brusquement le front:
—Et ces gens qui sont là!... Ces misérables!... Ce Guise imposteur!... Oh! je ne veux pas les voir!
—Vous allez, mon fils, vous rendre à l'hôtel de ville comme c'est convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant pour écouter les doléances des bourgeois de Paris. Et, quand vous verrez Guise triomphant, alors vous lui déchargerez le coup que je lui ai préparé... Pas de réponse! Le silence! Un mot: un seul!... Et ce mot... ce mot qui sera l'écrasement de Guise vous ramènera le royaume presque tout entier...
—Dites! dites! ma mère!... Quel sera ce mot?
—Le voici: le roi convoque les états généraux à Blois!... Les états généraux! Comprenez-vous? Guise n'est plus rien! Les Parisiens ne sont plus rien! Le roi discute avec les ordres assemblés... sans compter que nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince sourire.
Henri III respira bruyamment et éclata de rire.
—Pardieu! fit-il, le tour est bien joué... Oui, vous avez raison, madame! Les états généraux arrangent tout!
—Allez donc, mon fils, allez porter ce coup à Guise... Et, quant à celui qu'on voulait vous porter, à vous, dès ce soir, mes espions auront achevé de me renseigner. Allez à l'hôtel de ville, puis faites votre procession comme si rien ne vous menaçait...
Henri embrassa de nouveau sa mère et se retira. Il était bien le fils de Catherine: s'il ne reculait pas devant un coup d'épée à donner ou à recevoir, la ruse lui semblait la meilleure des armes. Il donna l'ordre de porter douze cierges à Notre-Dame de Chartres pour la mettre dans ses intérêts, puis déclara qu'il était temps de se rendre à l'hôtel de ville.
Dix minutes plus tard, le roi, entouré de ses gentilshommes, marchait à l'hôtel de ville, dans une double haie de soldats que Crillon avait disposés le long du chemin. Derrière chaque haie, la foule silencieuse et presque hostile regardait. C'était sinistre.
La route s'acheva sans le moindre incident, et le roi, étant entré à l'hôtel de ville, prit place sur un trône qui lui avait été élevé dans la grande salle et donna l'ordre d'introduire la députation des Parisiens.
Il semblait que Guise eût compris les soupçons et eût voulu rassurer complètement le roi. En effet, ce n'était pas à l'hôtel de ville que devait se jouer le drame combiné par Fausta: c'était dans la cathédrale que Jacques Clément devait frapper Henri III. Guise avait donc rassemblé hors des murs tout ce qu'il avait de gens en état de se battre, ligueurs et gentilshommes. Aussitôt la réception, il devait les rejoindre et attendre le signal: douze coups de la grosse cloche devaient signifier que le roi était mort; six coups que Jacques Clément avait manqué son attaque.
Le chef de la Ligue entra donc, accompagné seulement de quelques bourgeois que conduisait Maineville. A l'aspect de cette si faible troupe, le roi respira. Guise traversa la salle dans toute sa longueur. Il était calme et grave. Parvenu devant le trône, il s'inclina profondément.
—Mon cousin, dit gracieusement le roi, il paraît que quelque sujet de discorde s'est élevé entre mes bons Parisiens et moi. On m'affirme que vous avez voulu recueillir les plaintes de mes sujets pour me les apporter. Parlez donc hardiment, et soyez sûr que je suis résolu à donner pleine satisfaction à toute plainte.
—Oui, sire, répondit Guise; c'est le premier devoir de la noblesse de soutenir le roi... C'est pourquoi, sire, je suis resté à Paris pour représenter aux bourgeois combien il était nécessaire de rétablir une paix durable entre le roi et ses sujets. Là se borne mon rôle. Et, quant aux plaintes des Parisiens, je n'ai pas eu à les recueillir. Si j'ai eu le bonheur de décider les Parisiens à se réconcilier avec Votre Majesté, il ne m'appartient pas de connaître sur quelles bases doit se faire la paix...
Ces paroles, à la fois modestes et fières, laissèrent le roi impassible.
—Sire, continua le duc de Guise, voici les députés du corps de ville. Ils vous diront, si cela plaît à Votre Majesté, quels sont les désirs de votre peuple...
Les députés s'inclinèrent en signe d'assentiment.
—Parlez, messieurs: je suis prêt à vous entendre, dit le roi.
Alors, du groupe des bourgeois, se détacha un homme qu'Henri III reconnut aussitôt.
—Est-ce vous, monsieur de Maineville, qui parlez au nom des Parisiens?
C'était Maineville, en effet. Il s'inclina et dit:
—Sire, la requête que je vais avoir l'honneur de vous soumettre est adressée à Votre Majesté par MM. les cardinaux, princes, seigneurs et députés de la ville de Paris et autres villes catholiques, associés et unis pour la défense de la religion...
Le roi tressaillit. Il ne s'agissait plus de quelques doléances des Parisiens. C'était tout le royaume, prélats, seigneurs et peuple, qui parlait par la voix de Maineville.
—Voyons la requête, dit le roi d'un ton bref.
—Sire, reprit Maineville, lesdits associés, dont j'ai l'insigne honneur d'être ici le représentant, ont décidé et décident de supplier Votre Majesté:
«Premièrement, d'éloigner M. le duc d'Epernon comme fauteur d'hérésie, perturbateur et dilapidateur de finances.»
D'Epernon éclata de rire.
—Sire, dit-il, faut-il partir tout de suite?...
Il se fit un silence terrible. Le roi eut un pâle sourire, tourna à demi la tête vers d'Epernon et dit:
—Comme il vous plaira, monsieur le duc...
A ces mots, d'Epernon devint livide. Guise regarda le roi avec stupéfaction, et les bourgeois députés acclamèrent le roi.
Pâle de rage, d'Epernon saisissait déjà son épée, et il allait se livrer à quelque acte de folie, lorsqu'il vit le regard du roi fixé sur lui, avec le même sourire. Il comprit ou crut comprendre qu'Henri III jouait la comédie.
—Sire, dit-il, je m'en irai, non pas quand il me plaira ni quand il plaira aux bourgeois de Paris, mais quand Votre Majesté, pour prix de mes services et du sang versé pour elle, m'en donnera l'ordre. En attendant, je reste!
—Continuez, monsieur de Maineville, dit le roi.
—Lesdits cardinaux, princes, seigneurs et députés supplient Votre Majesté:
«Deuxièmement, de marcher de votre personne contre les hérétiques de Guyenne et d'envoyer M. le duc de Mayenne contre ceux du Dauphiné; Sa Majesté la reine mère tiendrait Paris en repos pendant l'absence du roi.
«Troisièmement, d'ôter au sieur d'O tout gouvernement ou commandement dans la ville de Paris.
«Quatrièmement, d'approuver les élections des nouveaux, échevins et prévôts qui ont été faites tant à Paris qu'en diverses villes.
«Cinquièmement, de rentrer en votre dite ville de Paris, et de tenir tous gens de guerre éloignés de la capitale d'au moins douze lieues.»
Maineville se tut: son rôle était terminé.
Tout à coup, le roi se redressa dans son fauteuil et jeta sur cette assemblée ce coup d'oeil froid et vitreux qu'il tenait de sa mère:
—Monsieur de Maineville, dit-il d'une voix claire, et vous, messieurs les bourgeois de Paris, et vous, mon cousin de Guise, écoutez-moi. Ce qui vient de nous être exposé ne touche pas seulement aux divisions qui ont si malheureusement éclaté entre nous et notre bonne ville de Paris. En ce cas, il ne sied pas que je réponde ici: c'est devant tout le royaume que le roi doit sa franche réponse...
Ici, Henri III prit un temps, comme pour mieux porter à Guise le coup qu'avait préparé Catherine:
—C'est en présence des, députés des trois ordres que nous devons parler, reprit le roi d'une voix plus forte. Messieurs, veuillez donc porter, en attendant, cette réponse, la seule qui soit digne de nous et de notre peuple; le roi assemblera les états généraux...
Un tonnerre d'applaudissements éclata dans la salle et se propagea au-dehors, où la nouvelle se répandit avec une foudroyante rapidité: le roi consent à réunir les états généraux!...
—Les états généraux, continua le roi, auront lieu dans notre ville de Blois, et nous en fixons l'ouverture au quinzième de septembre.
—Vive le roi! crièrent les députés avec un sincère enthousiasme.
Et, dans la ville, bourgeois de Chartres et pénitents de Paris reprenaient ce cri, avec une sorte d'orgueil: la convocation des états généraux, c'était en effet une victoire qu'on n'eût osé espérer.
Dans la rue, les bourgeois de Chartres, les moines et pénitents venus de Paris se formèrent en rang. Mais les ligueurs, qui étaient venus armés, n'étaient pas là. Bientôt, on vit apparaître Henri III, qui s'avançait nu-tête, pieds nus et revêtu d'une longue chemise de toile grossière. Il portait le chapelet autour du cou et tenait un grand cierge à la main. Il marchait seul dans un vaste espace vide; à quelques pas derrière lui, venaient deux moines soigneusement encapuchonnés.
Hors des murs, Mayenne et le cardinal de Guise attendaient. Ils avaient réuni là trois ou quatre cents ligueurs bien armés. Le duc de Guise arriva au moment où toutes les cloches de la ville se mettaient à carillonner. Le cardinal l'interrogea du regard.
—Eh bien! dit le duc en haussant les épaules, il convoque les états généraux pour le 15 septembre, à Blois.
—Oh! oh! dit le cardinal, voilà qui pourrait bien sauver Valois si sa destinée ne devait s'accomplir aujourd'hui même, dans quelques minutes.
—Comment saurons-nous la chose? demanda Mayenne.
—La grosse cloche sonnera douze coups... Six coups voudront dire que le coup est manqué... mais il ne peut manquer!...
—Oh! s'écria à ce moment le cardinal, voici les cloches qui se taisent... le roi est à la cathédrale... c'est la minute tragique... »
Et tous trois, penchés sur l'encolure de leurs chevaux, écoutèrent ce grand silence qui venait de la ville.
Quelques minutes se passèrent... Les trois frères se regardaient.. La grosse cloche de la cathédrale se taisait...
—Approchons-nous du camp royal, dit Guise pour échapper à cette impression de terrible attente.
A ce moment, dans le silence de la campagne, une sorte de mugissement aux larges et profondes sonorités s'épandit dans les airs... c'était le premier coup de la grosse cloche de la cathédrale!... Les trois frères demeurèrent pétrifiés.
—Un! murmura le cardinal en tourmentant le manche de sa dague.
—Deux! fit Mayenne, dont les yeux s'exorbitaient.
—Trois!... quatre!... cinq!... comptait le cardinal, livide.
—Six, gronda le duc de Guise. Attention!...
Et, alors, un gémissement râla dans sa gorge; le cardinal baissa la tête, Mayenne grommela entre les dents un juron... Et tous les trois, se regardant encore, virent qu'ils avaient des visages convulsés de criminels qui ont peur!
Le septième coup ne sonnait pas!... La grosse cloche se taisait!... Henri III n'était pas mort!... Le moine n'avait pas frappé!...
Pendant près d'une demi-heure encore, les Guise attendirent, muets, terribles, immobiles et livides. Enfin, le duc de Guise se maîtrisa, les veines de ses tempes se dégonflèrent; ses yeux, striés de fibrilles sanglantes, reprirent leur éclat normal; le souffle rauque qui soulevait sa poitrine s'apaisa.
—Mes frères, dit-il alors, c'est un immense malheur qui nous frappe...
—D'autant plus que la situation va changer, puisque Valois promet les états généraux! dit le cardinal.
—Oui, et nous avons besoin de nous recueillir, d'examiner cette situation avec le courage et la froideur des gens dont la tête ne tient plus que par miracle sur les épaules.
—Bah! fit Mayenne, Paris sera toujours à nous!
—C'est vrai! Allez donc m'attendre au village de Latrape où mes gentilshommes doivent me rejoindre.
Là, nous saurons ce qui s'est passé, et nous pourrons alors parler de l'avenir avec plus de certitude.
Le cardinal et Mayenne firent un geste d'assentiment et, piquant leurs chevaux, s'éloignèrent sur la route de Paris.
Guise s'avança sur les ligueurs, essayant de donner à son visage l'expression d'un triomphe qui était bien loin de sa pensée.
—Mes bons amis, dit-il, nous venons de décider Sa Majesté à un acte qui est plus qu'une grande victoire pour Paris: le roi promet d'assembler les états généraux...
—Vive le grand Henri!... hurlèrent les ligueurs.
—Vive le roi! reprit le duc avec une rage concentrée. Sa Majesté témoigne une bonne volonté pour laquelle nous lui devons toute notre reconnaissance. En une semblable et si heureuse conjoncture, mes bons amis, vous n'avez plus qu'à retourner paisiblement à Paris, pour y préparer vos cahiers. Vous savez que je vous aiderai de tout mon coeur, lorsqu'il s'agira de les présenter à Sa Majesté...
—Vive Lorraine! Vive le pilier de l'Eglise! vociférèrent avec frénésie les ligueurs.
Mais déjà le grand Henri avait mis son cheval au petit galop et disparaissait vers le Nord, laissant derrière lui cette ville de Chartres, où il était venu chercher une couronne. Il était sombre. Bientôt, ce calme qu'il s'était imposé se fondit comme la glace au soleil. La fureur se déchaîna en lui. Seul, pareil à un fugitif, il courait sur la route. Il labourait de coups d'éperon les flancs de son cheval. Au bout d'une heure de cette course folle, la bête s'abattit.
Guise, cavalier consommé, sauta, se retrouva sur ses pieds. Ce qui le rongeait surtout, c'était de ne pas savoir pourquoi le moine n'avait pas frappé. La chose était si bien combinée!... Il avait fallu quelque miracle pour sauver Henri III.
Comme il méditait ainsi, une quinzaine de cavaliers apparurent à l'horizon et se rapprochèrent de lui, rapidement. Bientôt, il les distingua clairement: c'était une partie de ses gentilshommes qui le rejoignaient. A leur tête couraient Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. En apercevant le duc de Guise à pied, debout près de son cheval fourbu, ils s'arrêtèrent.
L'un des gentilshommes mit pied à terre et céda sa monture au duc, qui aussitôt se mit en selle. Toute la troupe repartit en silence. Une heure plus tard, on rejoignit le duc de Mayenne et le cardinal. Alors, seulement, le duc de Guise interrogea ses familiers.
—Vous étiez à la cathédrale; vous avez tout vu... que s'est-il passé?... Le moine...
—Le moine n'est pas venu, monseigneur, dit Bussi-Leclerc.
—Il a trahi! Je m'en doutais!...
—Le moine n'a pas trahi! Quelqu'un s'est emparé de lui, cette nuit,..
—Ce quelqu'un, gronda le duc d'une voix tremblante de rage, qui est-ce?... Vous ne le savez pas?...
—Pardon, monseigneur, nous le savons parfaitement.
Maurevert s'avança alors, et, avec un étrange sourire qui courait sur son visage livide:
—Eh bien, monseigneur, c'est Pardaillan!
Nous avons signalé qu'au moment où la procession royale se mit en marche vers la cathédrale, deux capucins vinrent se placer derrière Henri III. Et, par les bribes d'entretiens que nous avons rapportés, nous devinons que ces frocs couvraient, l'un, la personne gracieuse et quand même toujours souriante de la duchesse de Montpensier, l'autre, la personne majestueuse, sombre et fatale de Fausta.
Nul ne songeait à se défier de ces deux moines, et, d'ailleurs, le roi avait positivement ordonné qu'on ne mît pas de gardes autour de lui pendant la procession. Revêtu de son sac, les pieds nus, le cierge à la main et la tête basse, le roi de France s'acheminait donc vers la cathédrale.
A la porte de l'église, le roi devait trouver un père confesseur qui venait en ligne droite de Rome et lui apportait force indulgences plénières. Les deux capucins, en approchant de la cathédrale, jetèrent un avide regard sous le portail. Là, tout le clergé de Chartres attendait Sa Majesté.
Mais, à gauche, un peu isolé, sous une statue, se tenait, immobile, un moine dont le chapelet se terminait par une croix d'or, destinée sans doute à le faire reconnaître.
—Le voici! murmura Marie de Montpensier.
Lorsque le roi parvint près du choeur et s'agenouilla, Marie sentit ses jambes fléchir. Le moment terrible était venu... C'était à l'instant précis de l'agenouillement que Jacques Clément devait frapper.
Le roi s'agenouilla... Marie se pencha comme pour mieux voir... Et, à ce moment, une sorte de terreur s'empara d'elle... Le roi s'agenouillait... et le moine ne frappait pas!... Le moine s'agenouillait près du roi!...
Le moine, à voix basse, parlait au roi!...
«O salutaris hostia!...» entonnait alors le roi.
Le cantique se déroulait avec lenteur. La duchesse tombait à genoux, n'ayant plus la force de se soutenir.
Que pensait Fausta pendant cette tragique minute où son regard glacial demeurait rivé sur le moine qui ne frappait pas?... Elle regardait le moine et songeait:
—Ce n'est pas lui!... Qui est là?... Qui est ce moine?... Oh! je le saurai!... je veux le savoir!...
La cérémonie de l'adoration était terminée... le roi se relevait... le roi se remettait en marche... Et le moine, s'étant redressé lui aussi, demeurait à la même place!...
Marie de Montpensier jeta une sorte de gémissement rauque. Et, comme la foule s'écoulait, Fausta marcha au moine... s'arrêta devant lui... Une longue minute, ils se regardèrent, tandis que la duchesse de Montpensier, affolée, éperdue, cherchait le sonneur pour lui donner l'ordre de sonner les six coups... le signal de la défaite...
—Qui es-tu? demanda Fausta d'une voix rude.
En même temps, elle chercha sous son froc le poignard qu'elle portait toujours sur elle.
Au son de cette voix, le moine avait eu un mouvement, et Fausta perçut comme une espèce d'éclat de rire.
—Pardieu, madame, répondit le moine, moi je n'ai pas besoin de voir votre visage! Car votre voix est de celles qu'on n'oublie jamais, surtout quand on a été dans la nasse!... Vous voulez savoir qui je suis?... Regardez, madame!»
Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait reculé de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d'une pâleur de morte. Et, pendant que le moine parlait, elle se disait:
—C'est sa voix! C'est lui! Et il est mort! C'est sa voix que je hais et... que j'aime!...
A ce moment, et comme le moine prononçait les derniers mots, il rabattit son capuchon, et la tête de Pardaillan apparut. Fausta vit cette tête pâle, où éclatait l'ironie nuancée de pitié. Un frémissement la bouleversa. Le délire du meurtre, l'appétit de tuer se déchaînèrent en elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper.
Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste... Et il était mort peut-être!... Cela dura un éclair.
Cette immobilité de spectre sauva Pardaillan.
Fausta, vaincue encore une fois par cet homme qui n'était rien dans le gouvernement des hommes, s'appuya à un pilier pour ne pas défaillir. Pardaillan s'approcha d'elle. Sur son visage, il n'y avait plus d'ironie.
—Madame, dit-il d'une voix basse, mais pénétrante, laissez-moi vous répéter ce que je vous ai dit à notre première rencontre: vous êtes belle, vous êtes la jeunesse radieuse. Retournez en Italie... Soyez simplement une femme... et vous trouverez le bonheur.
Aimez l'amour. L'amour, c'est toute la femme et tout l'homme. Être reine ou papesse, la belle affaire! Allez-vous-en, madame! Et laissez-nous nous débrouiller ici contre ceux qui sont rois, princes ou ducs, car nous voulons notre part de soleil et de vie. Vous avez voulu me tuer. Mais, en me tuant, vous pleuriez. C'est pourquoi, madame, avant de parvenir aux luttes irrémédiables, j'ai voulu vous donner un fraternel avis. Plus tard, ma pitié serait un crime...
Fausta demeurait muette. Il semblait, que rien ne palpitât en elle. Pas un frisson n'agitait les plis rigides de la robe de moine qui l'enveloppait tout entière... Qui sait quelles mortelles pensées traversaient à ce moment son esprit?... Pardaillan continua:
—A ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tête: d'abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Devinière, le compte que j'ai à régler avec lui s'est encore chargé; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Enfin, que M. le duc d'Angoulême et la petite Violetta seront unis... Quoi, madame, n'avez-vous pas pitié de ces deux enfants? Voyons, madame, qu'ayez-vous fait de Violetta?... Si vous ne me répondez pas, je serai forcé d'en venir à de rudes extrémités...
Pardaillan se tut. L'église fut pleine de silence. Des parfums d'encens flottaient encore.
—Madame, reprit Pardaillan, songez que j'attends votre réponse: où est la petite bohémienne Violetta?
Fausta jeta un rapide regard autour d'elle. Elle se vit seule, à la merci du chevalier. Et comme elle avait résolu de ne pas mourir encore...
—Je l'ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m'intéresse pas. Elle n'est rien pour moi...
Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne:
—Ne vous l'ai-je pas dit à Paris, alors que je n'avais nul besoin de déguiser la vérité? Ce qu'est devenue cette enfant, je l'ignore depuis qu'elle appartient à M. de Maurevert.
Pardaillan pâlit. Il n'y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. Il était bien évident qu'elle n'avait eu aucun intérêt à mentir dans leur rencontre à Paris. Ce n'était donc plus du côté de Fausta qu'il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler.
—Adieu, madame, dit-il d'une voix altérée par l'émotion. J'éprouve ici une cruelle déception. Mais dois-je vous le dire? Je suis encore heureux de savoir que, du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie.
—Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta à ce moment.
Et, ce mot, elle le prononça avec une telle douceur que Pardaillan s'arrêta. Fausta se rapprocha de lui, et posa sa main sur le bras du chevalier.
—Attendez un instant, dit-elle toujours avec douceur.
—Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-même.
Fausta semblait hésiter. Sa main posée sur le bras du chevalier tremblait légèrement.
—Vous avez parlé, dit-elle enfin d'une voix oppressée, à mon tour, voulez-vous?...
Fausta s'arrêta soudain, comme si elle eût regretté d'avoir parlé. Et, dans cette minute où un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliée dans son rêve de pureté extra humaine et de divine domination, soulevée par l'amour féminin qu'elle portait dans son sein, Fausta comprit avec terreur qu'elle était double, qu'il y avait deux êtres en elle...
Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour dévorant. Et, par un effort vraiment digne d'admiration, l'orgueil, jusqu'ici, avait vaincu l'amour... Ces deux êtres donc, ces deux âmes contradictoires qui habitaient le même corps se livraient une effroyable bataille. Il fallait le triomphe de l'un ou de l'autre; ils ne pouvaient plus coexister.
Ou Fausta demeurerait la vierge, la prêtresse, la dominatrice plus que reine,—et il fallait la mort de Pardaillan.
Ou Fausta renoncerait à son rêve, redeviendrait une femme—et il fallait l'amour de Pardaillan...
Fausta, ayant annoncé qu'elle voulait parler, Fausta se taisait. Une dernière lutte se livrait en elle. Puis, peu à peu, cette forme de statue s'anima; l'attitude devint féminine, et enfin, Pardaillan, avec un étonnement mêlé de crainte et de pitié, entendit que Fausta sanglotait doucement.
Fausta pleurait sur son rêve!... elle pleurait sur la déroute de son orgueil. L'amour, une fois de plus dans l'éternelle histoire de l'humanité, l'amour était vainqueur.
Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son bras. Et, dans un murmure d'une douceur désespérée, elle prononça:
—Ecoute-moi. Mon coeur éclate. Je dois dire aujourd'hui des choses définitives. Et, si je te les dis, à toi, alors qu'il me semblait que jamais aucun homme ne les entendrait, c'est que tu n'es semblable à aucun homme... ou plutôt! non! ceci est une excuse indigne... Si je dis que j'aime, c'est que, malgré moi, l'amour est en moi. Pourquoi est-ce toi que j'aime? Je ne sais pas. Dans mon palais, je te l'ai dit sans crainte... Car, alors, j'étais sûre de tuer mon amour en te tuant... Tu es vivant! Et, lorsque je veux te crier que je te hais! mes lèvres, malgré moi, te disent que je t'aime... Me comprends-tu, Pardaillan?
—Hélas! madame, dit Pardaillan.
—Moi aussi, continua Fausta, par les printemps embaumés, jeune, belle, adulée, je me disais: n'aimeras-tu pas? Non, tu n'aimeras pas comme les autres femmes. Voilà ce que je me disais, Pardaillan. Je t'ai vu et, d'une seule secousse, tu m'as ramenée du ciel sur la terre.
Fausta se tut. Pardaillan baissa la tête, et, après quelques secondes de silence, il dit doucement:
—Madame, pardonnez-moi ma simplicité d'esprit. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu'il est partout autour de vous?
—Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n'eût pas entendu, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensée. Or, écoute-moi; tu m'as dit, tu me répètes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer à la domination sublime que je rêvais. Pardaillan, j'y renonce!
Le chevalier tressaillit et ne put s'empêcher de respirer.
—Je renonce à tout ce que j'avais patiemment élaboré. Demain, je dis adieu à la France. Je vais chercher au fond de l'Italie la paix, la joie, le bonheur et l'amour... Mais, continua Fausta, c'est toi qui me conduis!... Voilà ce que je t'offre... Là-bas, j'ai des domaines, des richesses. Si tu veux, demain, nous partons, Pardaillan, poursuivit-elle avec une espèce de fièvre, celle qui s'offre à toi ne s'offrira plus jamais ni à toi ni à personne.
Elle était belle... non plus de cette beauté tragique et fatale qui inspirait autant d'effroi que d'admiration, mais d'une beauté de douleur, d'espoir et d'amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et palpitait. Pardaillan soupira et songea, frémissant:
«Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de malfaisance!... O ma pauvre petite Loïse! Tu n'étais pas habile aux sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus était plus sublime encore, puisque, après tant d'années, c'est le souvenir de ton dernier regard qui me pénètre et me charme, tandis que la flamme de ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson!...»
—Madame, reprit-il, que voulez-vous qu'un pauvre aventurier comme moi réponde aux choses admirables que vous me dites? Que puis-je donc vous dire, sinon ceci que vous savez déjà: j'aimais une enfant, une jolie petite fille d'amour qui s'appelait Loïse. Elle est morte... et je l'aime toujours... et toujours l'aimerai...
Il baissa la tête.
Fausta, d'un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage livide. Elle n'ajouta pas un mot et s'éloigna. Quand elle fut à quelques pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait... Alors, une sorte de rage, une jalousie furieuse contre la morte éclata dans son coeur.
Lorsque Pardaillan releva la tête, il vit qu'il était seul et que Fausta s'en était allée. Il secoua la tête, et rapidement sortit à son tour.
Quant à Fausta, elle était rentrée dans le mystérieux hôtel qui se trouvait en face de l'auberge du Chant-du-Coq, c'est-à-dire cette petite auberge où Pardaillan et Charles d'Angoulême avaient pris leur logis.
Nul, dans l'entourage de Fausta, ne put se douter des émotions terribles qu'elle venait d'éprouver. Peut-être même, ces émotions, ne les éprouvait-elle plus, car, rentrée dans sa chambre, elle murmura froidement:
«Soit!... la lutte continue!... En fin de compte, la victoire doit me rester. Et, pour commencer, frappons le misérable moine qui a trahi!...»
Elle saisit une plume et écrivit en hâte:
«Majesté, une amie dévouée du roi vous prévient qu'un moine de l'ordre des Jacobins, nommé Jacques Clément, est venu à Chartres pour tuer le roi. C'est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majesté n'ait pas été assassinée pendant la procession.»
Quelques minutes plus tard un gentilhomme déposait cette lettre à l'hôtel de Cheverni et disparaissait aussitôt.
HENRI III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l'hôtel de M. de Cheverni où il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes.
Lorsque, tout à coup, parut un envoyé de la reine mère qui lui dit quelques mots à l'oreille.
—Dites à Madame la reine que je me rendrai auprès d'elle après la réfection, répondit Henri III.
Et il continua de dîner, riant et plaisantant. Comme le roi se levait de table, le même envoyé de Catherine reparut.
—La reine est impatiente de connaître la déconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j'y vais...
Et, cette fois, il se dirigea vers l'appartement de sa mère.
—Dieu soit loué! s'écria la vieille reine en le voyant.
—Qu'avez-vous madame? s'écria le roi. Vous voilà toute pâle, comme si vous veniez de courir quelque grand risque.
—Le risque était pour vous, mon fils... risque de mort!
Henri III pâlit et regarda autour de lui avec inquiétude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant:
—Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjuré, pour l'instant...
—Pour l'instant!... Mais ce danger, madame, pourrait donc se représenter?...
—J'espère que non, si vous écoutez mes avis. Au nom du Ciel, mou fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli être tué tout à l'heure? Lisez ceci, mon fils.
La reine tendit à Henri III la missive qu'elle venait de recevoir.
—Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l'ordre des jacobins! Je connais le prieur Bourgoing: c'est un homme qui est incapable d'avoir trempé dans une aussi noire trahison... Qu'en pensez-vous, madame?
—Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus étonnante que j'aie vue. Défendez-vous, mon fils. Chartres, vous l'avez dit vous-même, est trop près de Paris. Eh bien! que dès demain, votre départ pour Blois se prépare. Une fois en sûreté dans le vieux château, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple... et la monarchie. En attendant, il faut à tout prix retrouver ce moine, s'il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible.
—Soyez tranquille, ma mère, dit Henri III en se levant. Si l'homme est encore dans Chartres, il ne m'échappera pas!
La vieille reine, demeurée seule, pressa son front ridé dans ses doigts maigres et jaunes comme de l'ivoire.
«Clément! murmura-t-elle. Où ai-je entendu déjà ce nom?... Il y a longtemps... bien longtemps... Qu'est-ce que ce Clément? Il faut que je sache... allons voir Ruggieri!»
Elle traversa deux pièces et aboutit à un escalier qui conduisait aux combles de l'hôtel Cheverni.
Là, dans un de ces combles aménagés en chambre, assis à une table couverte de papiers, lisait un personnage que nous avons entrevu au début de cette histoire: c'était l'astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigué, mais travaillant toujours à son rêve, courant toujours après la chimère, qui fuyait dès qu'il croyait la tenir enfin... La pierre philosophale!... L'élixir de la vie éternelle!...
Ruggieri, ayant levé la tête, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences étaient liées.
—Eh bien. Majesté, fit Ruggieri, vous avez vu Loignes? Guéri, bien guéri, tel qu'il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son coeur: une belle haine bien féroce contre le duc...
—Je ne suis venue te parler ni de Loignes, ni de Guise, dit la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!... On veut me tuer mon fils. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le coeur? J'ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j'avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu'est-ce que je vais devenir, moi? Ruggieri, ce sont les Guise. J'en suis sûre!... Ils ont armé contre Henri le bras d'un moine...
—Un moine?...
—Oui. Un jacobin. Le moine devait frapper aujourd'hui. Il n'a pas osé peut-être. Mais ce n'est pas cela qui m'épouvante le plus... Ruggieri, ce moine, ce jacobin, porte un nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même... Où?... Quand?... Ton admirable mémoire va m'aider.
Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.
—Ce moine, reprit-elle brusquement, s'appelle Jacques Clément... Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?
L'astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d'une voix où il y avait de la terreur et de la pitié:
—Madame, vous avez raison d'avoir peur!... Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance!
—Ruggieri, Ruggieri, tu m'épouvantes!... Cet homme! Oh! cet homme!... qui est-ce?...
—Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous!... L'amant d'Alice de Lux s'appelait Clément! Et, Jacques Clément, c'est le fils d'Alice de Lux!...
La reine demeura immobile, les yeux exorbités. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla:
—Le fis d'Alice de Lux!... mon fils condamné!...
Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel, et, à pas tremblants, elle gagna la porte et disparut.
Ruggieri s'enveloppa d'un manteau et descendit.
Dans le grand vestibule de l'hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s'écartaient de lui.
Ruggieri, sans s'apercevoir de l'impression qu'il produisait, cherchait des yeux quelqu'un dans cette foule et, ayant enfin aperçu Chalabre, il marcha droit à lui et lui dit:
—Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu'à vos deux amis.
—A vos ordres, seigneur. »
Il suivit donc l'astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l'accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s'arrêta:
—Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté... Je sais aussi que vous êtes braves, et que vous n'avez pas peur de trouer une poitrine humaine...
—Quand c'est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s'inclinant.
—Justement, reprit vivement Ruggieri, c'est de cela qu'il s'agit... Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un homme est venu à Chartres, dans l'intention...
—De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.
—Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery.
—C'est cela même, fit Chalabre.
—Voilà qui simplifie beaucoup ce que j'avais à vous dire, reprit Ruggieri. Messieurs, il faut que ce moine meure!
—C'est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.
—Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l'homme?
—Non!...
—En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi! S'il est encore dans la ville, je réponds de le trouver. Restez donc à l'hôtel, ne vous écartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant.
Ruggieri, ayant parlé, s'éloigna aussitôt. Pas un instant l'idée ne vint aux trois spadassins de s'étonner du ton d'autorité qu'avait pris l'astrologue. Ils rentrèrent donc à l'hôtel, et, se conformant aux instructions reçues, se mirent à monter la garde devant la porte du roi.
Toute la journée ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi reçut ses gentilshommes comme d'habitude, et leur annonça le départ pour Blois. La présence des trois spadassins qu'il avait chargés de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais, habitué à garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire.
Le résultat de ses réflexions fut qu'il modifia la date du départ pour Blois, et décida que, dès le lendemain, on se mettrait en route. Puis il s'alla coucher en recommandant à Crillon de doubler partout les gardes.
A onze heures, Ruggieri parut à l'hôtel et réveilla les trois jeunes gens. Chacun s'assura qu'il avait bien son poignard, ils suivirent l'astrologue, marchèrent en silence. Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ruggieri entra enfin dans une ruelle et s'arrêta devant une assez pauvre maison élevée d'un seul étage.
La nuit était noire. Une faible lumière, d'une fenêtre de l'étage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui éclairaient confusément une enseigne qui se balançait au bout de sa tringle. Cette maison était une auberge, et, cette auberge, c'était celle du Chant-du-Coq... Ruggieri leva le bras vers la fenêtre éclairée et dit:
—Il est là...
—Bon! grogna Chalabre, par où entre-t-on?
—Cette porte, fit Ruggieri. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l'escalier, une porte vitrée. C'est là!...
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glissèrent vers la porte, souples, nerveux, leurs poignards à la main. Ruggieri, en les voyant disparaître, murmura:
—Jacques Clément est mort!... Un de plus!... Puisque la mère est morte, le fils peut bien mourir!..
Il écouta un instant et rentra à l'hôtel de Cheverni où, ayant trouvé la reine mère qui veillait, il lui dit:
—Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clément...
—On a tué le moine? demanda la vieille reine.
—On le tue! répondit Ruggieri, qui, alors, regagna les combles de l'hôtel.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traversé la cour. Ils montèrent l'escalier extérieur sans bruit.
Chalabre, doucement, très doucement, essaya d'ouvrir la porte. Mais la porte était fermée au verrou à l'intérieur. Chalabre, d'un coup de coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou; la porte s'ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la pièce.
—Voilà, pardieu, une nouvelle mode d'entrer chez les gens! cria une voix.
—Monsieur de Pardaillan, murmurèrent les trois spadassins en s'arrêtant court, effarés d'étonnement.
—Ça, messieurs, reprit le chevalier, êtes-vous enragés? Ou bien est-ce que vous venez me demander à boire? Dans le premier cas, je vais vous jeter par la fenêtre; dans le deuxième, asseyez-vous et aidez-moi à vider cette dame-jeanne de Beaugency...
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour d'une table, Pardaillan, Charles d'Angoulême et un troisième personnage les regardaient. Pardaillan, qui était placé le dos à la porte, s'était retourné vers les assaillants en pivotant sur son escabeau.
—Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, excusez-nous de la façon un peu vive avec laquelle nous sommes entrés chez vous; mais ce n'est pas vous que nous comptions trouver ici... et ce digne révérend que nous voyons là pourrait peut-être nous renseigner sur celui que nous cherchons...
—Qui cherchez-vous? demanda le moine ainsi interpellé, tandis que Pardaillan faisait signe à Angoulême de se tenir prêt à dégainer.
—Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute trahison envers Sa Majesté le roi... un frocard du nom de Jacques Clément.
—Et que lui voulez-vous? reprit le moine.
—Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les trois dagues que voici.
Le moine se leva et, d'une voix très calme, prononça:
—Jacques Clément, c'est moi!...
—Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline se tournant vers le chevalier, êtes-vous fidèle et dévoué à Sa Majesté?
—Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincérité, cela dépend des jours... Ainsi, aujourd'hui, j'étais dévoué au roi, puisque j'ai pris la précaution de l'accompagner jusqu'à la cathédrale, faute de quoi il lui fût sans doute arrivé malheur... Est-ce vrai, messire Clément?
—C'est vrai, fit gravement le moine.
—La nuit dernière, reprit Pardaillan, j'étais encore tout dévoué à Sa Majesté, puisque j'ai obtenu la faveur que le roi ne fût point tué aujourd'hui. Est-ce vrai, messire?
—C'est vrai, répéta le moine.
—Et maintenant? demandèrent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—Ce soir, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu'hier, pas plus que demain, je ne prends conseil de personne. Messieurs, moi vivant, aucun de vous ne touchera un cheveu du révérend jacobin qui est mon hôte...
Au même instant, Pardaillan et Charles d'Angoulême furent debout, l'épée à la main.
—Une minute, messieurs!... s'écria Sainte-Maline, chevalier, je dois vous prévenir que la ville est sillonnée par les patrouilles de M. de Crillon. Vainqueur ou non, vous serez pris. Réfléchissez, il en est temps encore...
—Ce que vous dites là est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la pointe de son épée. J'ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et je me soucie peu d'être arrêté. Aussi, messieurs, ne me battrai-je pas contre vous, à moins que vous ne me forciez à vous tuer, ce dont j'aurais le plus vif regret...
—Vous nous laissez donc faire? s'écria Chalabre.
—Non pas!... Seulement, j'avais marqué dans ma tête deux existences que je comptais vous demander en paiement de votre dette. Je renonce à l'une d'elles, et je vous demande la vie de messire Clément... C'est le deuxième tiers de votre dette, messieurs.
En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapière et reprit place à table; il paraissait certain que les spadassins tiendraient parole.
Il ne se trompait pas. Ces trois bravi qui, sur un signe de leur maître, tuaient sans scrupules, étaient gens d'honneur. Devant la soudaine requête de Pardaillan, sans la moindre hésitation, les trois assassins remirent poignards et épées au fourreau...
—Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences payées!
—Reste à une, dit Pardaillan.
—Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et dernière que vous avez à nous réclamer soit la vôtre!
—Quand je n'aurai plus que ma propre vie à demander c'est que tout ira bien...» dit-il en hochant la tête.
Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer:
—Une minute, messieurs! faites-nous donc la grâce de boire avec nous...
Les trois spadassins se regardèrent, puis, prenant leur parti de la situation, s'assirent en éclatant de rire. Quelques moments plus tard, ils choquaient leurs verres contre celui de l'homme qu'ils étaient venus tuer!...
—Ce n'est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi? Nous ne pouvons lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes contentés de verser du Beaugency en compagnie de messire Clément?
—Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre?...
—Dites, dites! s'écrièrent les trois, car un homme comme vous doit être de précieux conseil...
—Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu'à la première porte. Et, comme vous avez sûrement le mot de passe, faites-nous ouvrir... Alors, nous disparaissons... le révérend rentre dans son couvent, vous n'entendez plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous l'avez débarrassé de Jacques Clément.
—Par Notre-Dame, comme dit Sa Majesté la reine, le conseil est excellent! s'écria Sainte-Maline. Qu'en dis-tu, Chalabre?
—Je dis qu'il faut l'exécuter à l'instant même.
L'oeil de Pardaillan brilla d'un éclair malicieux. Chalabre et Montsery vidèrent un dernier verre de Beaugency et s'éloignèrent aussitôt. Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d'Angoulême et Jacques Clément.
—C'est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne père jacobin n'ait pas un habit de cavalier...
Pour toute réponse, Jacques Clément se défit de son froc, le roula et le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, à sa ceinture était passé le poignard que lui avait donné l'ange... le poignard avec lequel il devait frapper Henri III. Il était ainsi méconnaissable.
Charles d'Angoulême déposa sur la table un écu d'or en paiement de la dépense qu'ils avaient faite. Puis, tous les quatre descendirent sans faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la rue.
—-Voulez-vous que je vous dise? murmura le jeune duc à Pardaillan. Nous allons à un bon guet-apens. Les deux autres ont été chercher du renfort, et nous allons avoir tout à l'heure une vingtaine d'assaillants sur les bras.
—Vous faites injure à ces gentilshommes, dit Pardaillan; ce sont des assassins au service du roi de France, mais ils sont incapables de manquer à la parole donnée.
Un quart d'heure se passa dans le silence de l'attente. Au bout de ce temps, deux cavaliers débouchèrent d'une rue voisine. Charles d'Angoulême tressaillit et murmura:
—Vous aviez pardieu raison! Ce sont eux!...
Chalabre et Montsery étaient à cheval. Montsery conduisait une troisième monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied à terre. Pardaillan, Charles d'Angoulême et Jacques Clément enfourchèrent les trois bêtes. Alors Chalabre se détacha en avant et alla parlementer avec l'officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on entendit le grincement des chaînes du pont-levis, et Chalabre, de loin, cria:
—Quand il vous plaira, messieurs!
Le coeur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait exorbitant. Jacques Clément, tout insensible qu'il fût, murmurait une prière. Pardaillan souriait:
—Messieurs, dit-il, jusqu'au plaisir de vous revoir...
Les trois cavaliers passèrent sous la porte. Quelques instants après, Jacques Clément, escorté par Charles d'Angoulême et Pardaillan, galopait sur la route de Paris. A l'aube, ils s'arrêtèrent dans un bourg pour laisser souffler les chevaux, et entrèrent dans un bouchon.
—Je vous quitte ici, dit Jacques Clément qui n'avait pas ouvert la bouche depuis Chartres. Il faut que je rentre en mon couvent. Je n'en étais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu...
—Et de la signora Fausta! grommela Pardaillan
—Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clément, de vous mettre sur ma route: c'est que l'heure de Valois n'est pas sonnée encore. Je rentre donc dans ma cellule, et j'y attendrai qu'un ordre nouveau me soit donné. Car je ne doute pas que l'ange ne revienne me voir...
—Tenez, fit Pardaillan ému, voulez-vous que je vous dise? Vous devriez quitter votre couvent, votre cellule, vos prières, vos macérations, votre solitude. Vous êtes jeune... vous pouvez aimer... être aimé...
Jacques Clément pâlit horriblement.
—Pardaillan, dit-il en secouant la tête, ma destinée doit s'accomplir. Je ne suis pas seulement l'envoyé de Dieu, chevalier! Si Dieu m'a choisi pour débarrasser le monde de ce monstre qu'on nomme Valois, c'est sans doute à l'intercession de celle qui a souffert, pleuré, qui est morte en maudissant Catherine de Médicis... Pardaillan, c'est la voix de ma mère qui me guide!...
—Allez donc, fit Pardaillan songeur, je vois que rien ne saurait vous détourner de la voie étroite...
—Rien! dit le moine.
—Seulement, reprit le chevalier, puisque vous êtes décidé à frapper le roi de France... car vous êtes décidé plus que jamais?
—Il serait mort à cette heure si vous ne m'aviez dit: «J'ai besoin qu'il vive encore...» Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa vie... Je suis patient... j'attendrai!...
—Je vous l'ai dit et vous le répète; la vie du roi de France m'est indifférente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les intérêts de M. de Guise.
—Oui... Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne voulez pas que Valois meure!... Mais après, Pardaillan?
—Oh! alors... je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois sera le dernier de mes soucis.
—Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d'une voix solennelle, Pardaillan, par la mémoire de ma mère, je vous jure que ce poignard ne sortira pas de sa gaine tant que votre main sera étendue sur la tête de Valois...
A ces mots, Jacques Clément sauta sur son cheval et s'éloigna rapidement dans la direction de Paris.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery étaient rentrés à l'hôtel de Cheverni. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s'ouvrit dans le corridor qu'ils longeaient, et un homme parut. Ils reconnurent Ruggieri...
—Bonsoir, messieurs, dit l'astrologue.
—Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent très poliment les trois spadassins.
—Eh bien, messieurs... est-ce fait?
—Le moine est trépassé! dit Sainte-Maline.
—Qu'avez-vous fait du corps? fit le vieillard, au bout de quelques instants. Car je vous sais gens de précaution...
—Le corps?... Ma foi, si vous aviez envie de le ressusciter, allez le redemander aux flots de l'Eure...
—Bien, bien... vous êtes de bons et fidèles serviteurs... Bonsoir, messieurs, bonsoir... »
Les trois jeunes gens rentrèrent chez eux et se hâtèrent de pousser les verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine était informée que le moine Jacques Clément était mort!...
Croasse et Picouic, après les innombrables tribulations que nous avons relatées précédemment, venaient de se trouver, l'un et l'autre, sans le sou. Ils étaient fort marris... et très affamés, se demandant ce qu'ils allaient faire; soudain Croasse eut une idée merveilleuse qu'il expliqua à Picouic:
—Dans ce couvent de bénédictines, que tu vois tout près de nous, sur la hauteur de Montmartre, il y a une sainte femme à qui j'ai inspiré un amour extraordinaire: de par cet amour, c'est bien le moins que soeur Philomène me nourrisse!
—Il est impossible, dit Picouic, que tu aies inspiré une telle passion à cette Philomène.
—Et pourquoi? demandait Croasse sans se vexer.
—Parce que tu es hideux.
—C'est peut-être pour cela qu'elle m'aime!
Tout en discutant, les deux compères atteignirent le couvent des bénédictines et passèrent par la brèche. Cependant, Croasse, la main en abat-jour sur les yeux, étudiait attentivement le terrain de culture des bénédictines.
Il vit bien passer deux ou trois soeurs, mais non celle que désiraient à la fois son coeur et son estomac.
Croasse se frappa le front, et désignant l'enclos:
—Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sûr que nous allons trouver là celle que je cherche.
Mais, dans l'intérieur des palissades, il y avait un bâtiment et c'est dans ce bâtiment, si l'on s'en souvient, que Croasse avait reçu de Belgodère une volée de coups de gourdin qu'il ne pouvait avoir oubliée, lui. Belgodère était-il encore là?
Ce n'était pas possible, puisque le bohémien n'était là que pour surveiller Violetta. Or, Violetta n'y était plus, puisque lui, Croasse, avait prévenu le chevalier de Pardaillan qui était parti pour la délivrer. Malgré ces raisonnements, Croasse n'approchait de l'enceinte qu'avec prudence.
L'enclos était solitaire. Le bâtiment où il avait été rossé paraissait abandonné.
—Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomène?... Une chimère de ton imagination!...
—Non, de par tous les diables! Elle existe bien, et je suis sûr de sa tendresse... Où peut-elle être?
Tout à coup, il tressaillit.
—Qu'y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?...
—Regarde! répondit lugubrement Croasse.
—Eh bien, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce bâtiment...
—Oui... mais reconnais-tu l'une d'elles?...
—Attends... elles me tournent le dos... elles se promènent... ou plutôt on dirait qu'elles marchent avec précaution... elles semblent effrayées... Sur ma foi! on dirait des prisonnières qui cherchent à se sauver... ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent!...
Les deux jeunes filles signalées venaient de se retourner.
—Tu l'as reconnue? demanda Croasse.
—Violetta!...
—Allons-nous-en! reprit Croasse, car, du moment que la petite Violetta est là, Belgodère y est aussi!...
—Qui peut être l'autre? fit Picouic, suivant son idée.
—Peu importe... détalons!...
Croasse allait joindre l'acte à la parole lorsqu'il demeura cloué sur place par ces mots prononcés derrière lui par une voix criarde:
—Que faites-vous là?...
Il se retourna timidement et poussa un cri de joie:
—Philomène!...
C'était en effet Philomène qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupières de vieille fille. Mais Philomène n'était pas seule: elle était accompagnée d'une vieille, sorte de paysanne mal vêtue, aux yeux défiants, à la voix revêche, et c'était elle qui venait de crier.
Cette vieille, c'était soeur Mariange.
—Que faites-vous là?
—Mais, dit Croasse, nous venons voir Belgodère, notre excellent ami Belgodère... il va bien?
—Belgodère?... Qu'est-ce que Belgodère? fit Mariange d'un air pointu.
—Le bohémien... vous savez bien... qui logeait là...
—Oui! Eh bien, il est parti. Dieu merci, le couvent est débarrassé de ce païen!...
—Parti! s'exclama Croasse. Ah! Philomène, ma chère Philomène, que je suis donc heureux de vous revoir!...
Et, avant que Philomène eût pu s'en défendre, il la saisissait, la soulevait, l'embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Mariange était indignée.
—Sortez, dit-elle, hâtez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous êtes...
—Oh! ma soeur, dit doucement Philomène, M. Croasse n'est pas un sacripant... il a une si belle voix!...
—Enfin, que faites-vous ici, mauvais drôles? reprit la mégère qui pourtant s'apaisait.
—Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau.
—Appelez-moi soeur Mariange, dit la vieille.
—Eh bien, ma soeur, ma digne soeur Mariange, voici ce qui m'amène, ce qui nous amène... Je dois vous dire que je suis l'ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, à tel point qu'on nous prend pour les deux frères...
—Eh bien, depuis qu'il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n'est plus que l'ombre de lui-même, et, s'il continue à maigrir ainsi, il n'en restera plus rien, pas même l'ombre. Et tout cela, demoiselles et seigneurs... je veux dire ma soeur, tout cela parce que mon ami, mon frère, a oublié ici, en partant, un trésor...
—Un trésor! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.
—Son coeur! Oui, son coeur qu'il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente!...
—Quelle infamie! cria soeur Mariange.
—Ma soeur... supplia Philomène palpitante.
Soeur Mariange allait répliquer vertement, lorsque, tout à coup, elle s'élança vers la porte de l'enclos qui venait de s'ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.
—Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir!
Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes... Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche... Soeur Philomène et Croasse étaient demeurés sur place, pétrifiés.
Picouic, avec le coup d'oeil sûr et prompt de l'homme affamé qui entrevoit un moyen de s'assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.
En un instant, sa décision fut prise: il ouvrit l'immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu'elles n'y fussent arrivées elles-mêmes.
Violetta et sa compagne s'arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l'accompagnait se prit à pleurer.
—Holà! coquines! faisait à ce moment Picouic, où couriez-vous si vite? On voulait donc fausser compagnie à ces bonnes religieuses pour courir la prétantaine?...
—Monsieur... balbutia Violetta...
Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eût jamais fait du mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde... Mais, du moment qu'elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodère n'était pas loin...
—Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue... Belgodère rôde par ici...
A ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. A voix basse, rapidement, il murmura:
—Ne craignez rien, n'ayez pas peur, mais surtout feignez de me considérer comme un ennemi... et pourtant, par le ciel qui nous éclaire, je suis votre ami et je vous sauverai... car je suis un serviteur fidèle de M. de Pardaillan et de Mgr le duc d'Angoulême...
Violetta demeura saisie, extasiée... A ce nom que venait de prononcer l'hercule, elle poussa un cri de joie.
—Silence! fit Picouic. Ça! reprit-il à haute voix, suivez-moi, que je vous remette ès-mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse!
Mariange arrivait à ce moment toute essoufflée.
—Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux païennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi...
Picouic, continuant à tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, les conduisit jusqu'à la porte de l'enclos, les fit entrer, et referma la porte.
Mariange, alors, leva la tête pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille lui plurent sans doute.
—Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.
—Picouic, pour vous servir, ma soeur, ma chère soeur, l'homme le plus catholique de tout Paris, à telles enseignes qu'il sait chanter au lutrin, en voici la preuve!
Sur ce mot, Picouic, d'une voix de fausset qui n'avait rien de désagréable aux oreilles de Mariange, entonna:
«Tantum ergo sacramentum...»
Soeur Mariange joignit les mains avec une béate admiration. A ce moment, la voix basse-taille profonde de Croasse se joignait à celle de Picouic.
—Quelle voix! Quelle voix! répétait soeur Philomène.
Soeur Mariange considérait du coin de l'oeil soeur Philomène qui, palpitante, ne pouvait détacher son regard de Croasse, lequel relevait en croc ses moustaches.
—A coup sûr, songeait soeur Mariange, si je fais accueil à ces deux hommes, la pauvre soeur Philomène va être induite en tentation de péché mortel... Mais, grâce à ce grand bel homme, les deux païennes n'ont pu se sauver.,. Écoutez, maître Picouic... je vois que je m'étais trompée sur votre compte. Vous êtes un homme de coeur... En arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s'enfuyaient, vous avez rendu à la révérende supérieure un service qu'elle ne saurait oublier... Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.
—Et quelle sera notre récompense, ma soeur?...
—Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle.
—Ma soeur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le paiement accordé à vos chantres?
—Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans peu de temps... Alors, vous serez payé double...
—Tenez, ma soeur, fit Picouic, j'aime autant vous le dire tout de suite: je suis d'une modestie dont vous n'avez pas idée, je souffre d'avance à l'idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse... je vous en prie, ne lui parlez pas de nous...
—Vraiment? fit Mariange, qui d'ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l'abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.
—C'est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c'est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre.,.
—Ah! s'écria Croasse, nous ne vous quittons plus!
—Comment, vous ne nous quittez plus! s'écria soeur Mariange interloquée.
—Mon Dieu, oui, nous nous installons ici... Ne craignez rien, ma soeur! Vous serez amplement dédommagée de l'hospitalité que vous allez nous donner. D'abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes...
Soeur Mariange entrevit le parti qu'elle pouvait tirer de deux serviteurs qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geôliers pour les drôlesses hérétiques dont elle avait la garde.
—C'est dit! fit-elle tout à coup.
—Quoi? s'écria Picouic, vous consentez à nous donner l'hospitalité?
—Certes... et de grand coeur...
—Et à... nous... nourrir?
—Sans aucun doute!...
—Venez, dit soeur Mariange aux deux hercules ravis.
Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la brèche, et y entra.
—Voilà, reprit Mariange, vous habiterez là; ce soir, à la nuit, avec soeur Philomène, nous vous apporterons de la bonne paille fraîche, que nous prendrons dans les écuries de l'abbesse. Vous ne vous montrerez pas, lorsque nos soeurs seront dans le jardin; de plus, vous surveillerez l'enclos et la brèche...
—Pardon, ma soeur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un lit. Mais quelle sera notre nourriture?
—Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours, car, s'il fallait compter sur les vivres du couvent, il y a longtemps que nous serions mortes... Dans un recoin caché, nous élevons des poules... Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou à un poulet.
—Admirable! fit Croasse.
—Enfin, nous avons les légumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de boeuf ou de lard, nous n'y manquons pas.
—Et le vin? s'écria tout à coup Picouic.
—Nous buvons de l'eau, fit modestement soeur Philomène.
Les deux hercules firent la grimace. Mais soeur Philomène, les yeux baissés, ajouta du même ton de modestie:
—J'ai le moyen d'entrer dans la cave de l'abbesse... je crois donc que nous pouvons espérer au moins une bouteille ou deux par jour...
—Une dernière question, ma soeur?... fit Picouic en extase, à quelle heure dînez-vous?
—Peut-être ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomène.
—C'est-à-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chêne de la porte Montmartre, mais comme la course nous a aiguisé l'appétit...
—Ma soeur, dit Philomène, je vais quérir quelques oeufs que j'accommoderai et que j'apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau le révérend frère quêteur.
Et, sans attendre cette fois l'assentiment de sa compagne, Philomène s'éloigna rapidement. Un quart d'heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncées.
—Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s'en procurer.
Les deux nonnes s'éloignèrent alors pour vaquer à la grande occupation qui leur était dévolue, c'est-à-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermées dans l'enclos. Picouic et Croasse, tout aussitôt, se mirent à table.
—Qu'est-ce que je te disais! fit Croasse en dévorant avec frénésie.
—Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon!
—C'est comme cela que je suis... répondit Croasse avec modestie.
—Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d'ici! fit Picouic.
—Comment cela?...
—Ecoute... la petite Violetta est ici, détenue prisonnière. Si M. le chevalier de Pardaillan et M. le duc d'Angoulême sortent de la Bastille, comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite.
—Oui, mais sortiront-ils jamais de la Bastille?...
—En ce cas, j'aviserai d'autre manière; il faut que je voie la petite Violetta et que je l'interroge... J'ai toujours pensé que cette petite était de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas?... Je te dis que Violetta, c'est notre fortune. Croasse!...
—Veux-tu que j'aille la chercher et que je l'amène?
Picouic haussa les épaules.
—Non, dit-il. Ne te mêle de rien. Laisse-moi faire. Tu m'aideras seulement quand il en sera temps... d'ici là, puisque nous sommes en pays de cocagne, contente-toi d'engraisser un peu, tu en as besoin.
Jacques Clément, rentré à Paris, se dirigea tout droit vers son couvent, rue Saint-Jacques.
Il était sept heures du soir lorsqu'il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journée les vingt lieues qui séparent Chartres de Paris.
Le prieur Bourgoing était à table. Il lisait une lettre qui venait de lui être remise et fronçait les sourcils, ce qui ne l'empêchait pas de faire honneur à un excellent repas.
Bourgoing n'aimait pas beaucoup qu'on le dérangeât dans une aussi importante occupation que le dîner. Mais, lorsqu'il sut que le frère Clément était dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu'il lisait, et donna l'ordre d'introduire le jeune moine.
—Quoi, mon frère! s'écria Bourgoing en apercevant Jacques Clément. Dans ce costume si peu conforme aux règles de notre ordre!... Ce n'est pas tout. Voilà cinq jours que vous êtes absent du monastère et que je vous fais chercher partout dans Paris!... Vous n'avez reçu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence...
—Pardon, révérendissime seigneur, dit froidement Jacques Clément, ou vos esprits sont frappés d'un trouble que je ne conçois pas, ou vous devez vous souvenir...
—Je ne me souviens de rien!
—Quoi! vénérable père... vous ne m'avez pas vous-même donné votre bénédiction à mon départ!...
—Le malheureux délire! s'écria Bourgoing en levant les bras au ciel.
—Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amèrement Jacques Clément. Quoi!... ne m'avez-vous pas encouragé vous-même, m'affirmant que l'Écriture autorise certains actes irréguliers, quand il s'agit du service du Seigneur!
—Mais, au nom du Ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irréguliers voulez-vous parler?
—D'un seul, mon révérend père, d'un seul!
—D'aucun! d'aucun! interrompit le prieur. Vous puisiez dans votre imagination malade des pensées qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit...
—C'en est trop! dit Jacques Clément. Je suis parti avec approbation, avec votre bénédiction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frère Ange, pour rejoindre à Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!...
—Que dites-vous là? Tuer le roi!... Quel crime épouvantable osez-vous concevoir!...
—Par le Dieu vivant, mon père, je jure que...
—Ne jurez rien!... Estimez-vous heureux que je ne vous remette au bras séculier! Allez, mon frère, allez. Mettez-vous à réciter les psaumes de la Pénitence.
Jacques Clément baissa la tête: il comprenait que, le coup étant manqué, Henri III n'ayant pas été tué, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative... Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire pénitence, mais, dans l'antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards, qui l'entourèrent. Alors seulement Jacques Clément comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu'on le punissait d'avoir manqué le coup!... Il voulut pousser un cri, se débattre... car le cachot de pénitence était une oubliette dont rarement on sortait vivant... mais il fut bâillonné, lié, entraîné...
Le cachot de pénitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale. Il y avait seulement une vieille cruche que Jacques Clément trouva pleine d'eau et un pain.
Ainsi, sa mise au cachot était décidée avant qu'il n'eût vu le prieur!...
Il avait été délié et débâillonné au moment où il avait été poussé dans le cachot de pénitence. Il était donc libre de ses mouvements. Mais l'obscurité était opaque. Jacques Clément demeura donc immobile, s'accroupit dans cet angle où du pied il avait heurté la cruche et le pain, et, la tête sur les genoux, se mit à méditer.
Il y avait trois êtres en Jacques Clément: le visionnaire, l'amoureux, le vengeur. C'était la triple manifestation d'un coeur passionné.
La vision, l'amour et la vengeance étaient parfaitement d'accord dans son esprit, son coeur et son âme.
Henri III, tyran de la religion catholique parce qu'il ne consentait pas à recommencer la Saint-Barthélémy, Henri III, fils de Catherine de Médicis, ne devait mourir que de sa main.
Après les premiers mouvements irraisonnés et nerveux de la répulsion qu'il éprouvait à se trouver dans cette tombé, il se dit qu'il n'avait rien à redouter puisque le roi était encore vivant... Puisqu'il était, lui, désigné pour tuer Henri III, rien ne pouvait l'atteindre tant que l'acte ne serait pas accompli.
Quelques heures s'écoulèrent, au bout desquelles il se sentit faim et soif. Il mangea donc une moitié du pain qu'on lui avait laissé, et but à la cruche.
Il finit par s'endormir d'un sommeil sinon paisible, du moins exempt de crainte. Lorsqu'il se réveilla, il eut encore faim et soif; il mangea le reste du pain et but une partie de l'eau qui restait dans la cruche. Cependant les heures s'écoulèrent sans qu'il entendît le moindre bruit.
Un moment vint où il n'y eut plus une goutte d'eau dans la cruche... Il avait faim et soif. Mais ce n'était pas encore la souffrance véritable qui tord les entrailles.
Depuis des heures, déjà, il marchait autour du cachot. Les ténèbres étaient toujours aussi complètes, aussi absolues. Mais, par le toucher, par le frôlement de son épaule contre les murailles, par la régularité des pas toujours posés de même, il avait pris connaissance de son cachot et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone finit par le briser de fatigue, et, une fois encore, il s'endormit. Cette fois, son sommeil fut peuplé de rêves...
—Oh! que j'ai soif! râla Jacques Clément en se réveillant.
Il se leva et, pour tromper la soif, il voulut se remettre à marcher. Et, alors, il s'aperçut que ses jambes lui refusaient tout service. Et, alors, il comprit l'horrible vérité: il était en train de mourir de faim et de soif!...
Il se traîna vers l'endroit où il savait que se trouvait la porte, et essaya de frapper; mais ses poings heurtèrent à peine le chêne... il retomba épuisé... Alors, la souffrance se déclara avec une sorte d'impétuosité... Puis, au bout d'un temps qu'il ne put apprécier, les souffrances s'apaisèrent, et il n'éprouva plus qu'une infinie faiblesse.
Combien d'heures demeura-t-il ainsi, pantelant et râlant, étendu en travers des dalles?... Il n'eût su le dire... Il lui sembla enfin qu'il s'endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de sommeil, ou plutôt d'évanouissement, son rêve prit une forme. C'était Marie de Montpensier qui lui apparaissait.
Il se trouvait dans un appartement où régnait une exquise fraîcheur. Il distinguait confusément qu'il était étendu dans un lit d'une rare magnificence. Dans cette chambre. Marie de Montpensier allait et venait, légère, gracieuse comme une apparition qu'elle était.
Du fond de son rêve, Jacques Clément la suivait des yeux, extasié, tremblant de se réveiller bientôt, ainsi qu'il arrive souvent dans ces songes où l'esprit se dédouble.
—Tout à l'heure, songea-t-il, je vais recommencer à souffrir... puisque tout ceci n'est qu'un rêve.
Et il recommença à regarder Marie de Montpensier... Il fit un effort pour joindre les mains et, dans ce mouvement, il s'aperçut que ses mains froissaient réellement une étoffe très fine et très fraîche; dans le même instant, il s'aperçut que ses yeux étaient réellement ouverts et que cette étoffe c'étaient les draps du lit...
Il ne rêvait pas!... Et il n'était plus sur les dalles du vieux tombeau!... Comment se trouvait-il dans cette chambre?... Quand, comment y avait-il été transporté?...
A ce moment, et comme il venait de joindre les mains. Marie se rapprocha de lui en souriant. Elle tenait à la main un gobelet d'or, tandis que de l'autre elle soulevait légèrement la tête pâle, ascétique et pourtant belle encore du jeune moine.
—Buvez un peu, dit-elle d'une voix de tendresse et de pitié, en présentant à ses lèvres les bords du gobelet.
A mesure qu'il buvait, Jacques Clément sentait une fraîcheur suave l'envahir, en même temps qu'il se ranimait et que la faiblesse se dissipait.
Lorsque sa tête retomba sur les doubles oreillers il voulut balbutier un mot... Mais elle plaça sa main sur sa bouche comme pour lui recommander le silence. Et, sur cette main, il déposa un baiser qui la fit frissonner.
—Dormez maintenant, reprit-elle doucement.
Il obéit... il ferma les yeux, et presque aussitôt tomba dans un profond sommeil.
Quand il se réveilla, il se sentit fort, l'esprit dégagé, les membres souples. Sur un fauteuil, près de lui, il aperçut les vêtements de cavalier qu'il avait lorsqu'il avait fait la route de Chartres à Paris. Il s'habilla promptement et alors chercha des yeux son poignard; mais le poignard avait disparu.
Il n'eut pas le temps de s'inquiéter de cette disparition, car à ce moment ses yeux tombèrent sur une table toute servie où deux couverts étaient dressés, et presque aussitôt une porte s'ouvrit. Marie de Montpensier parut. Avec cette démarche sautillante qui lui servait à dissimuler sa boiterie et qui était un charme de plus chez elle, la soeur du duc de Guise s'approcha et lui dit en souriant:
—Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous?
—Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel? L'éternel bonheur a-t-il commencé pour moi?...
—Hélas! non. Ce n'est pas ici le paradis!... C'est tout bonnement l'hôtel de Montpensier... et l'ange que vous voyez, messire, bien loin d'être un ange, n'est qu'une pauvre pécheresse qui a bien besoin d'indulgence... Mais, asseyez-vous là... et moi ici...
La table était admirablement servie en mets et friandises de haut goût, en vins généreux. Nul n'était là pour servir les deux convives: c'était la duchesse elle-même qui, avec une dextérité savante et gracieuse, découpait pâtés, venaison de chevreuil, remplissait les verres de ses blanches mains chargées de diamants.
C'était comme un rêve qu'eût fait le jeune homme. Il mangeait et buvait sans s'en apercevoir, et peu à peu l'ivresse montait à son cerveau. Mais cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur qu'il avait sous les yeux. En effet. Marie de Montpensier portait un costume que lui eût envié quelque opulente ribaude. C'est à peine si les gazes légères qui flottaient autour d'elle dissimulaient ses formes délicates. Un rire pervers, une volonté malicieuse étincelaient dans ses yeux. Cependant, dès l'instant où ils s'étaient assis, ils s'étaient mis à causer de choses qui ne se rattachaient pas à leur principale pensée en ce moment—pensée de séduction chez la duchesse, pensée de délire, d'enivrement et de défense chez le moine. Toute la scène était pour la séduction. Les paroles n'étaient là qu'un prétexte.
—Je suis bien heureuse, disait Marie de Montpensier, que vous soyez revenu à la vie, et à la santé. Vous voici maintenant hors d'affaire. Mais depuis neuf jours que vous êtes ici... que de fois j'ai tremblé!...
—Neuf jours!...
—Sans doute!... Ne vous en souvenez-vous plus?... Au surplus la fièvre a dû vous faire oublier...
—Je ne me souviens de rien, madame.
—Quoi! vous ne vous souvenez même pas de l'instant où je vous ai trouvé à demi-mort... dans la Cité, derrière Notre-Dame. Il était environ dix heures du soir. Je regagnais mon hôtel en sortant d'une maison que vous connaissez... Soudain, un de mes porte-torches s'écria qu'il y avait un gentilhomme évanoui ou mort sur la chaussée. Je me penchai de ma litière... Je vous reconnus... Je descendis et, comme je me penchais sur vous, vous revîntes au sentiment, et vous me dites que des truands vous avaient traqué et laissé pour mort...
—Je vous ai dit?... je vous ai vue?... je vous ai parlé?
—La preuve, c'est que je vous fis placer dans ma litière et transporter ici...
Jacques Clément était stupéfait. Mais, au fond, il admettait sans discussion l'événement, le miracle. L'ange l'avait enlevé du cachot de pénitence et déposé sur la route où Marie de Montpensier devait infailliblement passer.
Jacques Clément passa lentement une de ses mains sur son front: le rêve le reprenait.
Ou bien le cachot était un rêve, ou bien c'était l'heure présente qui ne pouvait être qu'une illusion!...
En effet, Marie de Montpensier affirmait qu'elle l'avait trouvé évanoui dans la Cité le lendemain soir de la procession, c'est-à-dire au moment où il entrait au cachot de pénitence où il avait séjourné au moins une semaine!...
—Madame, s'écria-t-il, frappé d'une sourde terreur, je vous supplie de rappeler exactement vos souvenirs... C'est bien le lendemain de la procession de Chartres que vous m'ayez trouvé?...
—Exactement, messire; le lendemain de ce jour où Valois devait mourir!
Jacques Clément tressaillit. Ceci, du moins, n'était pas une illusion!... Le roi devait mourir!...
—Et vous m'avez trouvé dans la Cité? reprit-il.
—Privé de sens, étendu de votre long, non loin de l'auberge du Pressoir-de-Fer.
—La reconnaissance déborde de mon coeur, dit ardemment Jacques Clément; mais il n'est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongée de quelques jours... Ce qui ne s'est pas fait à Chartres, madame, se fera ailleurs...
Marie de Montpensier pâlit. Son rire frais et sonore se figea sur ses lèvres, et un éclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s'asseoir sur les genoux de Jacques Clément dont elle entoura le cou de ses bras. Ils étaient ainsi placés comme dans la nuit où le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes...
Jacques Clément, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l'amour monter à son front brûlant. Son coeur battit à grands coups sourds; la passion le faisait vibrer tout entier, et, au fond de son âme, la terreur, la honte, le remords du péché mortel grondaient...
—Vraiment? murmura la séductrice, la jolie fée aux ciseaux d'or... vraiment? vous seriez prêt à frapper?... Ce n'est donc pas la peur qui vous a retenu à Chartres?...
—La peur! gronda Jacques Clément. Non, non, madame, ce n'est pas la peur qui m'a empêché de frapper Valois. Ce n'est pas la pitié non plus, car ni lui ni les siens n'ont eu pitié des miens...
—Alors... pourquoi? fit Marie d'une voix mourante et en resserrant son étreinte.
—Pourquoi?... Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connaît sa suprême sagesse, car il a placé sur mon chemin le seul être qui pouvait saisir mon bras et me dire: «Clément, je ne veux pas que tu frappes aujourd'hui!...» Cet homme, madame! c'est le seul qui puisse disposer de ma volonté et de ma vie... car, lorsque ma mère souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitié d'elle!
—Pardaillan! s'écria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration.
—Je n'ai pas dit que ce fût lui! fit sourdement Jacques Clément. Seulement, l'homme dont je parle a étendu sa main sur le roi de France, et dès lors le roi m'est sacré... Mais, bientôt, cette protection s'effacera, et alors, je le jure, le roi de France mourra de ma main!...
—Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois...
Et comme si, dès lors, elle n'eût eu plus rien à dire, elle se leva vivement et disparut. Jacques Clément demeura seul, en proie à un trouble inexprimable.
La journée se passa sans que la duchesse ne reparût. Il avait essayé de sortir, mais il avait trouvé les portes fermées. Peu à peu il reprit son sang-froid, n'ayant plus qu'une inquiétude: celle de retrouver le poignard sacré qui lui avait été confié par l'ange dans la chapelle des jacobins.
Vers le soir, il se sentit quelque appétit; La table était encore là, offrant en vins et en mets des restes estimables. Jacques Clément dîna donc tout seul, puis, n'ayant rien de mieux à faire, se mit au lit et tomba rapidement dans un profond sommeil... Rêve peut-être?... Chimère!... Il lui sembla tout à coup qu'une étrange sensation le réveillait... dans le lit, près de lui, se glissait une femme qui l'enlaçait de ses bras... il sentait, il reconnaissait son parfum préféré!... et, soudain, il eut sur les lèvres l'impression violente et douce à en mourir d'un baiser d'amour...
Alors, il entrouvrit les yeux... et reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier.
Il voulut balbutier quelques mots: elle étouffa ses paroles sous ses baisers...
Lorsqu'il redescendit sur terre, il portait au coeur un souvenir impérissable, et il se murmurait à lui-même que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brûlantes de fièvre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie... Il damnerait son âme.
Marie, en effet, avait disparu.
Une soif ardente desséchait la gorge de Jacques Clément. Près du lit, près de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d'or, le saisit et but, reconnaissant le goût et la reposante fraîcheur de la boisson qu'elle lui avait versée pendant son délire. Presque aussitôt après avoir bu, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses...
De rêve en rêve!... Jacques Clément vivait sans doute une partie d'existence dans le fantastique. Rêve ou réalité?... oh! où était le rêve?... Où était la réalité?...
Il venait de se réveiller... Une étrange torpeur engourdissait sa pensée... Il venait d'ouvrir les yeux qu'il promenait sur ce qui l'entourait... Et ce n'était plus le cachot de pénitence!... Mais ce n'était plus le lit à colonnes d'ébène... la chambre de délice et de volupté... Il était dans un lit étroit, sur une dure couchette. Les murs étaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargée de livres... Et il tressaillit violemment: sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur... c'était son poignard!... Et il reconnut qu'il était dans sa cellule du couvent des jacobins.
Il se leva, s'habilla de son froc jeté au pied du lit sur un escabeau. D'un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa... Puis il le remit dans la gaine qu'il trouva sur la table et l'accrocha à sa ceinture, sous le froc.
A ce moment la porte de sa cellule, entrebâillée selon la règle, s'ouvrit tout à fait, et le prieur Bourgoing parut.
—Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma bénédiction, mon frère. Cette mauvaise fièvre vous a, donc quitté?... Ah! depuis dix jours que vous êtes rentré au couvent, que de soucis nous avons eus!...
—Depuis dix jours? fit Jacques Clément.
—Certainement, mon frère. C'est-à-dire depuis le soir où vous êtes revenu de ce voyage à Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur...
—Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres?...
—Et vous n'avez pas bougé de votre cellule, mon frère... Seulement, le délire ne vous a pas quitté; mais, grâce au ciel, je vois que c'est fini...
—Tout à fait fini, mon digne père, répondit Jacques Clément pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question... Avant mon entrée au cachot... je veux dire avant mon délire, votre haute bienveillance m'avait accordé certaines libertés compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part...
—Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing.
—Et bien, mon digne père, je voudrais savoir si je jouis encore des mêmes privilèges... des mêmes libertés...
—Toujours, mon frère, toujours! s'écria le prieur. Vous êtes libre d'aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et même sans m'en prévenir en cas de nécessité urgente. Venez donc, mon frère, venez... Tous nos frères sont rassemblés à la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour à la santé et à la raison...
Jacques Clément suivit le prieur à la chapelle et alla s'agenouiller à sa place habituelle. Mais, tandis que les moines attaquaient un cantique d'actions de grâce, lui, prosterné, sa tête pâle dans ses mains, se murmurait:
«Où est le rêve?... Où est la réalité?...»
Nous avons laissé le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême sur la route de Chartres à Paris, arrêtés dans une pauvre auberge pour s'y restaurer de leur mieux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin.
En somme, le voyage à Chartres n'avait donné aucun résultat, du moins en ce qui concernait l'amour du pauvre petit duc. En effet, la Fausta n'avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconté à Charles la scène de la cathédrale, et flegmatiquement ajouté qu'il n'avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohémienne était perdue.
—Ah! ça, monseigneur, dit à un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse?... Faites attention, monseigneur, que naguère vous étiez enfermé à la Bastille, et que moi-même j'étais dans la nasse de Mme Fausta... Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d'esprit, parfaitement capables de réaliser l'impossible, même de retrouver Violetta... Que vous faut-il de plus?
—Retrouver Violetta! dit amèrement le petit duc. Comme vous dites, Pardaillan, il faudrait pour cela réaliser l'impossible!...
—Et qui vous dit que c'est une oeuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui, de son côté, ne demande qu'à voler vers vous?
—Nous n'avons aucune indication. Où tourner nos pas?...
—Nous irons simplement où va Maurevert, dit Pardaillan.
Charles ignorait encore l'étrange mariage qui s'était accompli dans l'église Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eût sur Violetta des droits de mari.
—Maurevert, reprit Pardaillan, c'est l'âme damnée du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohémienne. Pouvons-nous directement nous attaquer à Guise, qui ne sort jamais sans une imposante escorte?...
—C'est vrai, Pardaillan, c'est vrai... mais Maurevert?...
—Eh bien, nous rentrons à Paris! nous retrouvons facilement Maurevert; nous l'attirons dans un endroit à l'abri de tout regard indiscret: et, quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et nous lui disons: «Mon ami, vous passerez de vie à trépas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maître a fait de Mlle Violetta.» Que dites-vous de mon plan?
—Je dis, cher ami, que vous êtes le coeur le plus généreux, le bras le plus terrible, l'esprit le plus fécond en ressources...
—Fiez-vous donc à moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur Maurevert. Je sens que le moment approche où je vais pouvoir liquider avec lui une vieille dette.
Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient à marcher au pas ou au trot de leurs chevaux, sans se hâter. Le lendemain, ils entraient dans Paris et filaient tout droit sur la Devinière, où ils arrivèrent sans encombre sur le coup de midi. Huguette était dans la cuisine, surveillant, en dépit de son chagrin, les allées et venues des domestiques, jetant un coup d'oeil sur les casseroles, encourageant le tournebroche.
Elle était fort pâle et triste, la bonne hôtesse de la Devinière, Elle croyait Pardaillan toujours à la Bastille. Pour le sauver, elle avait essayé une tentative désespérée. Cette aventure avait avorté comme on va le voir. Et la pauvre Huguette se désespérait.
Elle passa dans la grande salle pour veiller à ce que tout fût en bon ordre, et ce fut en passant cette inspection qu'el-le aperçut tout à coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura pétrifiée et se mit à trembler. Pardaillan se leva, alla à elle, lui saisit les mains.
—Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pâle, je n'ose en croire mes yeux.
—Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l'embrassa sur les deux joues.
Huguette se mit à rire en même temps que les larmes coulaient de ses yeux.
—Ah! monsieur, reprit-elle, vous voilà donc libre!... Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille?
—C'est bien simple, ma chère hôtesse, j'en suis sorti par la grande porte...
—M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grâce?...
—Non, Huguette. C'est moi qui ai fait grâce à M. de Bussi-Leclerc!
Rassérénée, joyeuse, épanouie par ce sentiment où il y avait peut-être autant l'affection d'une mère retrouvant son enfant que l'humble amour d'une amante dévouée, elle courait à la cave et en rapportait bientôt une vénérable bouteille couverte de poussière authentique.
—C'est de celui que préférait Monsieur vôtre Père, dit Huguette; il n'en reste plus maintenant que cinq bouteilles...
Pardaillan déboucha la bouteille, remplit trois verres et avança un siège pour l'hôtesse.
Huguette pâlit de plaisir.
—Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l'heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille?
Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.
—Pourquoi rougissez-vous?
—M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d'armes qu'il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d'escrime,..
—Voilà qui est d'un galant homme... Et alors?
—Alors... murmura Huguette, je comptais sur lui... pour vous délivrer... Il m'a si souvent affirmé...
—Quoi donc, chère amie?... Vous savez qu'on peut tout me dire, à moi...
—Qu'il était tout prêt... à se mésallier!...
Elle redressa la tête fièrement.
—Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfants, libre de ma personne, sinon de mon coeur, j'eusse pu accepter la proposition qu'il me fit à diverses reprises et m'engager à être une épouse fidèle... Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout...
Huguette disait ces choses très simplement, n'ayant pas conscience de ce qu'il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexplicable attendrissement.
Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc?
—Oui, mais, le premier jour que j'y allai, je ne pus entrer à la Bastille. Une sorte d'émeute venait de se produire à Chartres, avec la procession de M. de Guise... J'attendais son retour.
—Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois, vous le trouverez sûrement.
—Pour quoi faire, puisque vous voilà libre? dit Huguette.
Pardaillan et Charles d'Angoulême reprirent dans l'hôtellerie les chambres qu'ils y avaient occupées. La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passèrent paisiblement. Ce repos n'était pas de trop après les secousses de toute nature qu'avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d'ailleurs nécessaire pour leur permettre d'établir un plan d'opérations.
Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et, pour mettre un peu d'ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que, ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des jacobins.
Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.
—Nous allons donc à l'hôtel de Guise? demanda Charles, chemin faisant.
—Sinon à l'hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert. Celui-ci n'ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que, si quelqu'un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c'est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu'il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l'hôtel et pénétrer jusqu'au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu'il a autour de lui.
—Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais, enfin pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu'à tel autre familier de Guise?
—Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes; vous savez que j'ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps...
L'explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu'il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l'hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds qui discutaient en gesticulant. Dans cette foule, Pardaillan et Charles d'Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.
Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte à tout venant, et Charles commençait à trouver que l'idée d'aller trouver le duc lui-même n'était pas mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et, d'un signe de tête, lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l'hôtel.
C'était Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais delà les trois avaient disparu dans l'hôtel.
Cependant, le temps s'écoulait. Midi sonna.
—Qui sait s'ils sortiront aujourd'hui... ou même s'ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte? murmura Charles.
Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Le chevalier les avait vus lui aussi... Dans la rue, les trois gentilshommes s'arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis, Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s'en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.
Pardaillan ne quitta pas Maurevert des yeux. Celui-ci se dirigeait vers la porte du Temple... Il la franchit.
Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et, suivant le chemin battu qui contournait l'enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s'effacer.
Maurevert allait à Montmartre... Lorsqu'il commença à monter la colline, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan; Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd'hui le Calvaire du Tertre... C'était le chemin qu'il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture!...
C'était près d'un champ de blé qu'on venait de faucher depuis quelques jours... qu'il avait arrêté la voiture... là que son père était mort dans ses bras... là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis!... Oui!... C'était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait!...
Pardaillan était devenu pâle. D'un geste plus rapide, il s'assura qu'il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s'arrêta un instant, amorça le pistolet.
—Allez-vous donc l'abattre de loin? murmura Charles.
—Non, fit le chevalier en souriant, mais, comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf... je l'ai vu à l'oeuvre... je veux m'assurer qu'il ne nous échappera pas; il suffira de lui casser une jambe et nous pourrons alors causer...
Maurevert montait toujours... Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçût la croix de bois qui marquait l'endroit où il avait enterré son père.
Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu'était-ce que cette forme... Une femme?... Que faisait-elle là?... Pardaillan n'y prêta aucune attention et la vit à peine.
Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s'était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d'août, rayonnante comme celle-ci, où, dans ce coin paisible, il avait bondi d'un buisson pour frapper Loïse de Montmorency!...
Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente où se trouverait aujourd'hui la place Ravignan. Là, il vit un cheval attaché à un arbre, et, près de ce cheval, une voiture attelée de deux bêtes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis à l'ombre des châtaigniers.
—Bon! fit Maurevert. Tout est prêt!... Dans vingt minutes la petite bohémienne est à moi... Ce que j'en ferai? peu importe, pourvu qu'elle ne soit ni à l'imbécile duc incapable de me protéger, ni surtout à l'ami de Pardaillan!... Je l'enferme dans la voiture, je saute à cheval... Dans quatre jours au plus, je suis à Orléans... et, là nous verrons!... Allons! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!...
En prononçant ces mots, Maurevert s'était retourné vers Paris avec un sombre regard...
Pardaillan était devant lui, à vingt pas!
Sur un signe de Pardaillan, le duc d'Angoulême qui marchait près de lui s'arrêta et, saisissant l'intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que, dans ce qui allait se passer, il allait être témoin et non acteur. Le chevalier continua de s'avancer seul; mais, quand il fut à dix pas de Maurevert, il s'arrêta également.
Maurevert était seul... seul en face de Pardaillan!...
Il comprit que toute tentative de défense était vaine, car Pardaillan, c'était plus que le Droit et la Justice, c'était la Représaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, à armes égales!...
Et, dans un combat à armes égales, Maurevert contre Pardaillan, c'était le chacal contre le lion.
Maurevert, ayant regardé à droite et à gauche, avec cette expression d'épouvanté qui décomposait son visage, murmura quelque chose de confus qui voulait dire:
—Que me voulez-vous?...
Pardaillan parla alors,..
—Remarquez, monsieur, dit-il, que j'ai ma rapière et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre épée... Il est vrai que j'ai un pistolet, mais je ne m'en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d'égalité parfaite.
Maurevert fit un signe d'assentiment.
—Vous me demandez ce que je vous veux, continua Pardaillan. Je veux vous tuer. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincèrement débarrasser la terre d'un être qui doit lui procurer de l'horreur. Ce que vous m'avez dit dans le cachot de la Bastille m'a prouvé une chose dont je pouvais encore douter: c'est que vous êtes un venimeux reptile qu'il faut écraser. Je vous jure donc que, trois minutes après vous avoir tué, j'aurai oublié jusqu'à votre nom... Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous prierai de m'accompagner jusqu'à Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang tombât comme une rosée maudite sur ce coin de terre qui recouvre la dépouille de mon père... Montfaucon me paraît un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous à m'accompagner jusque-là?
Maurevert fit un nouveau signe d'assentiment. Une espérance se levait dans son esprit. La route était assez longue de Montmartre à Montfaucon. Peut-être une occasion de fuite se présenterait-elle. En tout cas, c'était plus d'une demi-heure de gagnée... un siècle! Ce fut donc avec une sorte de joie empressée qu'il répondit:
—Montfaucon, soit! Là où ailleurs, soyez sûr que je ne me laisserai pas tuer sans essayer de vous envoyer d'abord rejoindre Monsieur votre père...
Un peu rassuré, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui convenait, c'est-à-dire l'insolence.
—Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit Pardaillan: c'est possible. Mais ce qui est sûr, c'est que je vous tuerai. Il me paraît donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi j'ai résolu de vous tuer. En même temps, je vous poserai une question...
—Mille questions, monsieur de Pardaillan, répondit Maurevert.
Au moment même où il prononçait ces mots, il fit un bond terrible en arrière et se plaça derrière la croix qui surmontait la tombe du vieux Pardaillan. Aussitôt, il se mit à courir frénétiquement vers le cheval et la voiture qu'il avait tout à l'heure examinés.
—Ah! misérable! hurla le duc d'Angoulême en s'élançant.
Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert. Il allait lâcher le coup... A cet instant, du pied de la croix où elle était accroupie, une ombre se dressa, s'interposa entre le canon du pistolet et Maurevert...
Cette forme, c'était une femme... Pardaillan eut un regard terrible vers le ciel... Son bras retomba...
Toute droite, appuyée à la croix, ses magnifiques cheveux d'or déroulés sur ses épaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui était autour d'elle...
Pardaillan la regarda à peine: ses yeux étaient fixés sur Maurevert qui fuyait et sur Charles qui le poursuivait... Maurevert faisait des bonds insensés. Tout à coup, il eut l'impression que quelqu'un... passait à son côté, le devançait, se retournait, et, soudain, il trouva devant lui le jeune duc qui dégainait en disant:
—Arrière, monsieur, ou vous êtes mort!...
La rapière de Maurevert flamboya au soleil: au même instant, il tomba en garde et fonça furieusement. L'épée de Charles le piqua au visage... Il recula!...
Silencieux, les deux adversaires se tenaient, les épées engagées, sans un geste... Soudain un bras se détendait... Puis tous deux reprenaient la garde.
Mais, à chaque coup porté par Maurevert, Charles, après une parade, demeurait en place; tandis qu'à chaque fois que son bras, à lui, se détendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui bondissait en arrière... Et, alors, le jeune duc avançait vivement de plusieurs pas... Écumant, livide, d'une pâleur mortelle, Maurevert essayait alors de passer à droite ou à gauche... Mais toujours, devant son visage, il trouvait la pointe menaçante. Il reculait, il remontait vers la croix... et, comme il y arrivait enfin, il entendit un étrange éclat de rire qui semblait sortir de la tombe.
Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutôt laissa tomber son épée et se retourna: il vit Pardaillan qui n'avait pas bougé d'une place... Il vit la femme aux cheveux d'or qui venait de pousser cet éclat de rire funèbre...
—Monseigneur, fit Pardaillan, veuillez remettre à cet homme son épée.
Le duc obéit, ramassa la rapière par la pointe et la présenta par la poignée à Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina. Alors, comme si rien ne se fût passé, comme si rien n'eût interrompu les paroles qu'il adressait tout à l'heure à Maurevert, Pardaillan continua:
—La question que j'ai à vous poser, monsieur, la voici: que vous avait-elle fait, elle? que vous ayez essayé dix fois, vingt fois, de me frapper à mort, c'était tout naturel. Que vous m'ayez cherché dans l'hôtel Coligny, que vous ayez lancé contre mon père et moi une troupe de tueurs que le grand carnage rendait fous furieux, je le comprends encore.
—Mais elle!... Que vous avait-elle fait? Que vous n'ayez pas eu pitié de tant d'innocence, de jeunesse et de beauté, voilà ce que je cherche à comprendre depuis seize ans sans y parvenir!
Et si fort qu'il fût, quelle que fût à ce moment la haine qui ravageait son coeur, Pardaillan ne put étouffer un râle de détresse et d'amour...
—Voilà ma question, reprit-il au bout de quelques instants. Vous ne répondez pas?...
Maurevert se taisait en effet... Et qu'eût-il pu dire?...
Pardaillan s'approcha de lui jusqu'à le toucher presque. Maurevert laissa échapper un sourd gémissement. Il oubliait que Pardaillan lui offrait un combat loyal. Il songeait seulement qu'il allait mourir...
—Vous ne répondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien, il faut que je vous le dise: c'est pour cela... que j'ai résolu de vous tuer. Tout le reste vous est pardonné. Mais, cela, j'ai voulu vous le faire expier par seize ans d'épouvante. Et aujourd'hui je trouve que vous ayez assez eu peur de la mort pour mourir enfin; et, puisque je vous rencontre sous mon pied, je vous écrase...
Maurevert s'abattit à genoux, leva son front ruisselant de sueur glacée et gronda d'une voix rauque:
—Laissez-moi vivre... Faites-moi grâce de la vie!... Grâce! Grâce!... Au nom de Loïse! Ne me tuez pas!...
Pardaillan, à ce nom, frissonna. Puis, jetant vers le duc d'Angoulême un regard que le jeune duc eût trouvé sublime s'il eût connu le sacrifice qu'exprimait ce regard:
—Relevez-vous... dit-il, écoutez-moi... peut-être puis-je vous faire grâce comme vous me le demandez...
D'un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispées se serrèrent convulsivement l'une contre l'autre.
—Oh! râla-t-il, que faut-il faire? Parlez!... Ordonnez! Oui, vous avez droit de vie et de mort sur moi! Oui, j'ai été infâme!... Mais vous... vous dont on dit que vous êtes le dernier chevalier de notre âge... vous qui êtes la bravoure et la générosité... oh! vous serez aussi le pardon!...
Le rire de la femme aux cheveux d'or, le rire étrangement funèbre de cette femme debout, appuyée à la croix, retentit de nouveau... Et Pardaillan tressaillit...
—Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tête. Je puis faire grâce, mais non pardonner. Voici ce que je puis faire...
Ici, un soupir s'étrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais, reprenant toute sa volonté, il continua:
—Vous avez assassiné une jeune fille... Il en est une autre à laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je vous fais grâce pour la mort de Loïse.
Charles se rapprocha d'un bond, saisit la main du chevalier, et, le coeur débordant, murmura:
—Pardaillan!... mon frère!...
—Violetta? fit Maurevert. Vous dites que, si je vous rends Violetta, vous me faites grâce de la vie?...
—Je le dis, répondit simplement Pardaillan. Parlez donc: où est cette jeune fille?
—Maurevert répondit:
—Je l'ignore!... Sur Dieu qui m'entend, j'ignore où est cette jeune fille... mais...
A ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le désespoir l'envahir, se reprit à espérer. Et tous deux s'écrièrent:
—Mais?... Vous savez donc quelque chose?...
—Il ne sait rien! C'est un imposteur! Qui peut savoir où est la bohémienne?...
C'était la femme aux cheveux d'or qui parlait ainsi. Mais ni Pardaillan ni le duc d'Angoulême ne firent attention à elle...
Maurevert, pantelant, avait fermé les yeux pour ne pas laisser éclater la joie frénétique et la pensée infernale qui était la source de cette joie.
—Oui! fit-il d'une voix haletante, je sais quelque chose... Je puis... par une trahison, il est vrai... mais qu'importe une trahison, puisque vous me faites grâce!...
Maurevert baissa la tête... Il n'avait qu'une peur à ce moment: c'est que l'accent de sa voix ne parût pas assez émouvant, c'est que son geste ne révélât la joie hideuse qui l'inondait...
—Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez où se trouve cette jeune fille?
—Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure.
—Mais vous dites que vous pouvez le savoir?
—Dès ce soir, monsieur!... Cela ne tient qu'à moi!... Oh! que n'ai-je eu la précaution de m'en enquérir avant de sortir de Paris!
—Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc.
—Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon âme que je puis vous donner cette satisfaction... Tenez!... que l'un de vous m'accompagne!...
Pardaillan jeta un nouveau coup d'oeil sur Charles, qu'il vit bouleversé d'espoir et de désespoir...
—Calmez-vous, monsieur, dit-il.
—Oh!... il y aurait donc un moyen?... Parlez!...
—Si ce que vous dites est vrai...
—Je le jure sur le paradis!...
—Je vous crois. Eh bien! nous ne pouvons en effet vous accompagner, M. le duc d'Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous...
Maurevert écoutait avec une profonde attention.
—Nous nous sommes installés à la Ville-l'Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l'indication moyennant laquelle vous aurez la vie sauve. Viendrez-vous, monsieur?...
—Je viendrai! fit résolument Maurevert blême de joie, comme, tout à l'heure il avait été blême de terreur!
—C'est bien, dit Pardaillan. Allez: vous êtes libre.
Pour la troisième fois s'éleva le rire de la femme aux cheveux d'or,,. Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles et il s'éloigna... Tant qu'il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d'un pas calme et mesuré. Mais, dès qu'il pensa qu'on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d'une course insensée.
—Il viendra! disait pendant ce temps le duc d'Angoulême.
—Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.
Et Charles était si heureux qu'il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu'il y avait d'amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami...
—Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l'Évêque, et que nous n'entrerions plus dans Paris?...
—Précaution suprême... Maurevert viendra... Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve... je le crois!... Mais, enfin, est-ce qu'on sait?...
Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n'avait aucun doute à cet égard. Là sincérité de Maurevert lui semblait évidente. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver...
En songeant ainsi, il s'était rapproché de la tombe et, chapeau bas, la tête penchée, se disait à lui-même des choses par quoi il espérait atténuer la douleur de son sacrifice. Et, comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d'or qui le regardait fixement.
Alors seulement il la reconnut. C'était Saïzuma la bohémienne. C'était la mère de Violetta... Charles d'Angoulême, lui aussi, l'avait reconnue et s'était approché.
Peut-être le lecteur n'a-t-il pas oublié qu'après sa première visite au couvent des bénédictines Pardaillan avait amené la bohémienne à l'auberge de la Devinière, où il l'avait confiée aux soins de dame Huguette. Mais, dès le soir même du jour où le chevalier s'était rendu au duc de Guise, Saïzuma avait disparu de l'auberge.
Avait-elle été effrayée par le tumulte? Qu'était-elle devenue depuis ce temps? Comment avait-elle vécu?... Où avait-elle trouvé un gîte?...
Saïzuma le regardait en souriant. Il était évident qu'elle le reconnaissait et qu'elle se souvenait parfaitement de la scène de l'auberge de l'Espérance.
—Prenez garde au traître! dit-elle d'une voix douce. Prenez garde à ceux qui font des serments!
—Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n'est pas séant qu'une Montaigues soit ainsi errante par les chemins...
—Montaigues! fit-elle frémissante. Quel est ce nom?...
—Léonore, baronne de Montaigues, c'est le vôtre!
—Léonore? J'ai connu une pauvre fille qui s'appelait ainsi!... Elle est morte!...
La bohémienne était devenue toute blanche. Charles saisit, une de ses mains et la pressa dans les siennes.
—Vous êtes Léonore, répétait-il, vous êtes la mère de celle que j'aime!... Ah! madame. Écoutez-nous... rappelez-vous!... Souvenez-vous du pavillon de l'abbaye où nous vous avons trouvée... Vous étiez avec celui qui vous a aimée... avec celui qui nous a dit votre nom et le sien... le prince Farnèse... l'évêque!...
Elle eut un sanglot... un instant la lueur de la raison éclaira ses yeux splendides... car, dans ces yeux, il y avait de la haine!... Charles la fixait avec angoisse.
Reconquérir la raison de cette infortunée! Retrouver Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma! Et rendre sa mère à Violetta, retrouvée elle-même...
—Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!... Votre Violetta!...
—Je n'ai pas de fille... dit-elle d'une voix morne.
Charles laissa retomber sa main et détourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire:
—Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifférente?...
En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l'abbaye, le vrai nom de la bohémienne et qu'elle était la mère de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l'enfant était née... Folle avant d'être mère, Léonore s'était réveillée en prison sans savoir qu'elle était mère!...
Elle s'était appuyée à la croix, ses yeux regardaient au loin sur la campagne solitaire, et elle était bien ainsi, toute raide, adossée à cette croix, d'une beauté tragique, émouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles.
—Qui a crié ainsi? reprit-elle. De quel abîme de honte et de désespoir a jailli ce cri atroce que j'entendrai toujours?... C'est là, dans la vaste cathédrale, qu'a retenti cette clameur... Malheur à la sorcière! Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! et puis... plus rien! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot... le délire de l'agonie... Et puis, tout à coup, elle revoit le jour, un jour sombre où le ciel voile sa face... Et voici la bohémienne que l'on conduit là-bas... vers la hideuse machine de mort... et là... là... au pied du poteau terrible, qui a encore crié?...
Saïzuma s'interrompit soudain. Et, sur ces lèvres décolorées, ce rire que Pardaillan avait entendu tout à l'heure, ce même rire funèbre éclata.
—Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohémienne, car sa route est celle du malheur.
A ces mots, elle s'éloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d'Angoulême s'élança en criant:
—Léonore!
Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel et dit:
—Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Léonore, allez au pied du gibet.
—Le gibet! balbutia Charles éperdu, cloué sur place. Pourquoi la mère de Violetta parle-t-elle du gibet?
A ce moment, Saïzuma disparut derrière les roches éboulées. Les deux amis s'élancèrent sur le sentier qu'avait pris Saïzuma pour s'éloigner. Mais, lorsqu'ils eurent contourné les roches, ils ne la virent plus. Charles d'Angoulême et Pardaillan battirent en vain les environs. Saïzuma demeura introuvable. Alors, ils reprirent le chemin de Paris où ils rentrèrent par la porte Montmartre.
Ils passèrent à la Devinière une nuit exempte de toute alerte et, le lendemain, à la première heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepté, mais ils s'arrêtèrent à mi-chemin de la Ville-l'Évêque; Pardaillan était persuadé que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais, bien que Maurevert eût accumulé les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oubliés. C'est pourquoi, sans aller jusqu'à la Ville-l'Évêque, il prit position avec le jeune duc dans un épais bosquet de chênes. Vers neuf heures et demie, ils aperçurent un cavalier qui s'avançait rapidement.
—C'est lui! dit tranquillement Pardaillan.
—C'est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible.
—Avançons, dit Pardaillan.
Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientôt Maurevert sauta à terre, fut sur eux. Il se découvrit et dit:
—Me voici, messieurs...
Après être rentré dans Paris, la veille, à la suite de sa rencontre avec Pardaillan, Maurevert s'était mis à parcourir la ville, au hasard, pour le besoin de marcher.
Parfois, une sorte de rugissement de joie le soulevait. D'autres fois, au contraire, venant à reconstituer cette minute horrible où il s'était vu en face de Pardaillan, il éprouvait le choc en retour de l'épouvante et se sentait défaillir. Alors, il entrait dans le premier cabaret, buvait d'un trait un verre de vin, jetait sur la table une pièce de monnaie, puis reprenait sa marche...
Il tenait Pardaillan!... Enfin! Enfin! Enfin!
Il ne méditait pas encore comment il s'emparerait de Pardaillan. Il le tenait!...
Le soir tomba sur Paris, bientôt il fit nuit... Maurevert allait toujours, passant et repassant vingt fois par les mêmes rues sans s'en apercevoir. Il se dirigea vers l'auberge du Pressoir-de-Fer; en même temps qu'il recouvrit son calme, il s'était aperçu qu'il avait grand appétit.
Il entra donc à l'auberge au moment où on allait fermer les portes. Et, comme la Roussette lui faisait observer que l'heure du couvre-feu était passée, Maurevert répondit par ce même signe mystérieux qu'avait fait Jacques Clément. Puis il ajouta:
—Maintenant, vous pouvez clore fenêtres et porte, et me préparer un bon souper, car je meurs de faim.
La Roussette et Pâquette, fascinées sans doute par le signe, se hâtèrent d'obéir. Les deux hôtesses, rallumant leurs feux, s'empressèrent de préparer un dîner que Maurevert dépêcha de grand appétit.
Puis, brusquement, il laissa inachevée sa bouteille, et tomba dans une sombre méditation.
Enfin, Maurevert se leva et rajusta son épée. Déjà la Roussette se précipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l'arrêta d'un geste en disant:
—Ce n'est pas par là que je m'en vais...
Et il refit le signe. L'hôtesse s'inclina, marcha devant Maurevert et parvint à cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta... Maurevert frappa sur les clous disposés en forme de croix... Là porte s'ouvrit... il passa... Dans la lumière douce qui régnait toujours en cette pièce, Maurevert aperçut les deux suivantes favorites Myrthis et Léa.
—Votre maîtresse peut-elle me recevoir? demanda-t-il. Est-elle endormie?
Elles le regardèrent d'un air étonné, comme s'il eût été étrange de supposer que Fausta pût se reposer et dormir. Et, en effet, à peine avait-il fini de parler que Fausta parut et prit place dans son fauteuil. Les deux suivantes disparurent à l'instant.
—Je ne m'attendais pas à voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle. Vous deviez attendre mes ordres à Orléans.
—C'est vrai, madame...
—Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de Montmartre: la voiture pour elle, le cheval pour vous.
—J'ai vu le cheval et la voiture, madame; ils
étaient bien au rendez-vous que vous m'avez indiqué.
—Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours.
—C'est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois où j'ai ordre de noter l'installation du roi et les forces dont il peut disposer à l'occasion.
—Donc, tout était parfaitement combiné pour légitimer votre absence et préparer votre départ. Je fais disposer pour vous vos relais pour une marche rapide, Tout est prêt. Vous n'avez qu'à partir... Et vous voici! Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux.
—C'est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n'a tenu qu'à un fil aujourd'hui, et peut-être demain serai-je mort. Sur les pentes de Montmartre, au moment où je me dirigeais vers l'abbaye, je me suis heurté à un obstacle: Pardaillan.
-Fausta rougit légèrement, ce qui chez elle indiquait une violente émotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahît pas son trouble.
—Vous avez rencontré Pardaillan? demanda-t-elle froidement. Il vous a vu?
—Il m'a parlé! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l'étonnement de me voir vivant. Je vais vous étonner davantage: Pardaillan est à nous!
Cette fois, en effet, la stupéfaction fut si réelle chez Fausta qu'elle ne songea pas à la déguiser.
—Vous l'avez blessé? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et où il y avait en effet de la joie.
Maurevert secoua la tête.
—Expliquez-vous...
—Nous le tenons, madame, dit Maurevert en qui éclata alors la haine. Demain, à dix heures, nous n'avons qu'à le prendre! Il ne s'agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tête baissée...
Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta alors comprit comme elle ne l'avait pas encore compris...
—Pardonnez-moi, haleta l'homme, je ris depuis cet après-midi... je ris comme jamais je n'ai pu rire depuis seize ans!... Écoutez-moi, madame, nous n'avons qu'à préparer l'embuscade: une centaine d'hommes solides et bien armés suffiront. Car, Pardaillan ne se doute de rien. Sa confiance, voyez-vous, est prodigieuse; au fond, c'est un imbécile... Il m'a donné rendez-vous, demain, à dix heures, à la Ville-l'Évêque; le reste nous regarde!...
Fausta, appuyée sur le bras de son fauteuil, pensive, considérait cette manifestation de haine avec une curiosité effrayante.
—Ils étaient tous deux sur les pentes de Montmartre, continua Maurevert, car ils n'osent rentrer dans Paris. Ils sont à la recherche de la petite bohémienne. Je marchais, je montais, j'allais à l'abbaye... et, tout à coup, j'ai vu Pardaillan... Et j'ai vu que j'allais mourir, madame! j'ai vu cela dans ses yeux... Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d'années, m'a mordu au coeur et je suis tombé à genoux... et j'ai demandé grâce!... Ah! il ne manquait que cela à ma haine!... Cette chose plus affreuse que tout ce que j'avais pu supposer: il m'a fait grâce.
Fausta eut un bref tressaillement.
—Il m'a fait grâce de la vie! continua Maurevert. Et, je vous le dis, madame, cela manquait à ma haine!... Voici: il m'a fait grâce pour que je puisse lui dire demain où se trouve la petite bohémienne!...
Maurevert fut secoué de nouveau par son effroyable rire.
«Demain! murmura Fausta. Demain... à dix heures... à la Ville-l'Evêque.»
Elle songeait... elle cherchait une solution...
Ah! certes, ce n'était pas la solution extérieure qui l'occupait!... Prendre Pardaillan? S'emparer de lui? C'était facile en l'occurrence!... Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement!...
Non! ce n'était pas là ce qui l'inquiétait! La solution qu'elle cherchait était intérieure...
Depuis la scène de la cathédrale de Chartres, un travail étrange se faisait dans le coeur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l'amour à poids égaux...
La haine, c'était l'orgueil. L'amour, c'était la vérité.
Une seconde avant que Maurevert eût indiqué le moyen de s'emparer de Pardaillan, Fausta songeait a le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n'existait plus. Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu'elle n'était plus maîtresse d'elle-même.
Voilà la solution que cherchait Fausta... Haïr!... Aimer?... Tuer, et reprendre son rôle d'ange, de vierge de statue?... Sauver Pardaillan... et vivre dans la honte de cette défaite?...
Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées. Tout à coup, Fausta releva la tête... Et, alors, Maurevert frémit. L'éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l'impression qu'elle venait de prendre une résolution terrible... Et c'était vrai!... La haine l'emportait!... Fausta venait de condamner Pardaillan!...
Et Maurevert, qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte...
Une fois la mort de Pardaillan résolue, rapidement, elle combina le lieu de la mort et le mode... En finir d'un coup!... Et, en même temps, débarrasser le duc de Guise de l'amour qui l'obsédait et le paralysait. Voilà la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide... Oui, faire disparaître d'un coup, dans la même catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d'Angoulême!... Et Violetta!... Et le cardinal Farnèse!... Et le bourreau... maître Claude! Les anéantir ensemble!
Et alors, délivrée, oublier cet épisode, et, plus forte, plus puissante, son orgueil fortifié par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir à la fois reine de France en épousant Guise, roi par la mort de Valois.., et maîtresse de l'Italie... maîtresse de la chrétienté en écrasant le vieux Sixte-Quint!...
—Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez reçu une mission du duc de Guise?
—Grâce à vous, oui, madame, fit Maurevert étonné.
—Eh bien, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous étudierez le château, les forces de Crillon et leur disposition... l'installation du roi et les précautions qu'on a pu prendre pour le mettre à l'abri d'un coup de main... Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte à votre maître...
Maurevert était stupéfait. Il considérait Fausta avec une sorte de rage.
Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix...
—Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n'avez pas...
—Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tête tient à peine sur vos épaules et que je puis la faire tomber rien qu'en la désignant à M. le duc...
—J'obéis, madame, murmura Maurevert. Mais ma tête que vous menacez, madame, je la donne!... Oui, je consens à mourir pourvu que je le voie d'abord mourir, lui!...
—Prenez patience. Obéissez, et vous le verrez mourir...
—Et le rendez-vous à la Ville-l'Evêque? fit Maurevert haletant.
—Eh bien, vous irez... Vous irez seul...
Maurevert frissonna.
—Cela est nécessaire. Il faut que la confiance de l'homme que vous voulez tuer soit absolue... Puisque votre voyage à Blois durera huit jours... mettons dix... eh bien! vous direz à ces deux hommes que, s'ils veulent revoir la petite bohémienne, ils doivent se trouver, le dixième jour, à dater d'aujourd'hui, à la porte Montmartre, d'où vous les conduirez...
—Et où les conduirai-je alors? haleta Maurevert.
—A la mort! dit Fausta d'une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoué d'un frisson.
—Quelle heure devrai-je désigner?...
—Midi, répondit Fausta après un instant de réflexion. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu'ils verront Violetta...
A ces mots, Fausta se leva et, avant que Maurevert eût pu ajouter un mot, disparut. Les suivantes, Myrthis et Léa, entrèrent et lui firent signe de les suivre. Elles l'escortèrent jusqu'à la porte, et Maurevert se trouva dans la rue.
Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit à l'écurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derrière lui, s'éloigna, traînant la bête par la bride. Vers huit heures du matin, il se retrouva dans la campagne, galopant éperdument pour se briser de fatigue, repris d'une crise d'allégresse effrayante comme celle de la veille...
Enfin, il revint sur Paris, et, comme l'heure du rendez-vous approchait, il se mit à trotter dans la direction de la Ville-l'Evêque. Il vit alors combien une embuscade eût été difficile, lorsqu'il aperçut Pardaillan et le duc d'Angoulême qui, étant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier.
Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait si Pardaillan ne s'était pas repenti de sa générosité!... Il marcha cependant et, étant arrivé près d'eux, mit pied à terre en disant:
—Messieurs, ma présence au rendez-vous que vous m'aviez assigné doit vous prouver que j'ai songé, à tenir ma parole.
Il s'arrêta un instant comme pour attendre un mot, un geste d'approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la même immobilité.
—Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m'engageais ou à vous donner satisfaction, ou à revenir me mettre à votre disposition. Je dois vous déclarer que je n'ai pas réussi aussi complètement que je l'espérais. Et c'est pourquoi, si vous ne m'accordez un nouveau crédit, je serai votre prisonnier...
Charles avait affreusement pâli. Pardaillan, aux derniers mots de Maurevert, le regarda avec étonnement.
—Votre attitude, monsieur, rachète bien des choses, dit-il avec une sorte de douceur. Vous disiez que vous n'aviez pas entièrement réussi. Ceci laisse supposer que vous avez réussi tout au moins en partie.
Le jeune duc était haletant.
—Voici, de très exacte façon, fit Maurevert, ce que j'ai pu savoir, et ce que je n'ai pas pu savoir: la jeune fille dont vous me parliez n'est plus à Paris; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc l'a-t-il fait conduire? Voilà ce que je n'ai pu établir. Et pourtant, messieurs, j'ai passé ma nuit à cette recherche.
—Perdue! Perdue pour toujours! murmura Charles.
—Monsieur, dit Maurevert avec une apparente émotion, vous pouvez croire que je n'ai aucun motif de haine contre cette jeune fille. Laissez-moi donc vous dire que, peut-être, tout n'est-il pas dit!...
—Parlez!... si vous avez un indice, si faible soit-il!
—Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous appartiens; pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien m'accordez-vous un nouveau crédit de quelques jour?
—Parlez, dit Pardaillan.
—Eh bien, voici, messieurs: je me ferais fort, dans dix jours, non seulement de vous dire où se trouve la jeune fille, mais de vous mettre en sa présence... Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long. Mais c'est juste le temps qu'il me faut pour aller dans une ville où je suis sûr de trouver l'indication cherchée, et d'en revenir.
—Quelle est cette ville? demanda Pardaillan.
—C'est Blois, répondit Maurevert du ton le plus naturel. L'homme à qui la jeune fille a été confiée est à Blois. Ceci, messieurs, est un secret politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d'amour, j'aimerais mieux être tué sur place que de le trahir sur une question d'Etat...
—Ceci était admirable... Ceci confirmait la bonne volonté de Maurevert.
—Que la jeune fille soit à Blois, continua Maurevert, j'en doute. Mais à Blois, messieurs, je trouverai l'homme qui sait. Or, cet homme, messieurs, n'a rien à me refuser, et, quand je lui aurai dit que ma vie dépend du renseignement que je lui demande, à l'instant même j'aurai l'indication voulue...
Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire:
—Il n'y a pas à hésiter...
C'était aussi l'avis du chevalier, qui dit à Maurevert:
—Nous sommes au 12 octobre... le 21, à midi, aux environs de la porte Montmartre, nous y serons, monsieur.
—Je puis donc partir, messieurs?
—Partez, monsieur, répondit Pardaillan, de cette voix rude qu'il avait depuis quelques minutes.
Maurevert sauta en selle.
—A vous revoir, messieurs, le 21 octobre, à midi, dit-il alors. J'entreprends une besogne difficile et périlleuse. Mais y eût-il mille difficultés, mille dangers, ce serait encore avec joie que je l'entreprendrais, car le souvenir de la journée d'hier ne s'effacera jamais de mon coeur.
Aussitôt, il mit son cheval au petit galop et s'éloigna pour rejoindre directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu'il put le voir.
—Que dites-vous de cela? lui demanda alors le jeune duc.
—Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet homme est moins mauvais que je n'avais supposé...
—Il prend bien la route de Blois...
—La route du pardon! murmura Pardaillan.
Le lendemain du jour où Maurevert s'était mis en route sur Blois, Fausta sortit de son palais en litière fermée, sans escorte. Elle portait un vêtement sombre.
La litière s'arrêta sur la place de Grève, près du fleuve. Fausta, sans prendre les précautions dont elle s'entourait toujours, marcha vers la maison où nous avons à diverses reprises introduit le lecteur. Elle heurta le marteau, à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'un homme vint ouvrir. Cet homme, ce n'était pas celui qu'elle avait placé là, naguère; dans la maison, il n'y avait plus une créature à elle...
—Je viens, dit-elle, pour consulter Son Éminence le cardinal Farnèse...
Le serviteur la regarda avec étonnement et répondit:
—Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n'est pas ici. Il n'y a d'ailleurs dans toute la maison que moi qui suis chargé de la garder.
—Mon ami, dit Fausta souriant, allez dire à votre maître que je viens lui parler de Léonore de Montaigues...
Alors, du fond de l'ombre que formait la voûte du porche, quelqu'un se détacha, s'approcha lentement, écarta le serviteur, et d'une voix qui tremblait:
—Daignez entrer, madame, dit-il.
Cette ombre, qui venait de s'avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et à la barbe devenus entièrement blancs, c'était le prince Farnèse. Il offrit la main à sa visiteuse qui s'y appuya, et, ensemble, ils montèrent au premier étage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Grève.
Fausta, tout naturellement, alla s'asseoir dans le fauteuil d'ébène recouvert d'un dais.
—Cardinal, dit Fausta d'une voix douce, en vain vous essayez de me fuir. Oh! Je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir... elle!... Mais pourquoi vous écarter de moi?... Vous étiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamné. Je n'avais qu'à vous laisser mourir... Et, cependant, je vous ai rendu à la liberté... C'est que je vous aimais encore malgré votre trahison, Farnèse...
Elle s'arrêta un instant, puis, plus âprement, reprit:
—D'ailleurs, si j'avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal!... Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison?... Vous êtes resté trois jours dans l'auberge de la Devinière... Puis, sachant que j'étais revenue d'un voyage que je fis à Chartres, vous avez trouvé sans doute que la rue de la Calandre était trop près du palais Fausta; vous vous êtes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici même... chez moi!... et, voyant la maison vide, vous êtes venu l'occuper.
—De terribles souvenirs m'y attiraient! murmura sourdement le cardinal.
—Je suis bien éloignée de vous en faire un reproche. J'ai seulement voulu vous prouver qu'il était inutile de vous garder contre moi.
Un sourire livide sur les lèvres, Fausta continua:
—Remarquez encore, Farnèse, que je suis venue seule, en sorte que vous pourriez facilement me tuer... Vous me tueriez peut-être?
Le cardinal leva sur elle des yeux sans colère.
—J'en suis bien sûre, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j'avais à vous entretenir de Léonore...
—Il n'est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.
—Qu'en savez-vous?... Jeune encore, un rayon d'amour peut faire fondre cette glace qui pèse sur votre coeur... Que Léonore revienne à la santé... qu'elle vous pardonne le passé... que vous soyez relevé de vos voeux religieux...
Le cardinal écoutait en frémissant. Un immense étonnement le stupéfiait, le paralysait...
Revoir Léonore! murmura-t-il.
Un éclair illumina l'oeil de Fausta.
Elle comprit qu'elle venait de porter au cardinal un coup décisif. Cet homme était donc encore ce qu'il avait toujours été... le faible qui n'ose prendre de décision.
—Cardinal, reprit Fausta, je n'essaierai pas de vous écraser sous une générosité qui n'existe pas; si je vous ai laissé vivre, si je vous offre de vous rendre Léonore et de vous rendre votre fille, c'est que j'ai besoin de vous.
—Violetta! murmura Farnèse ébloui... Toute ma vie!...
Et une espérance plus ferme, plus lucide rentra dans ce coeur. Car il connaissait l'orgueil et l'ambition de Fausta, et il fallait, en effet, qu'elle eut bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.
—Parlez, madame, dit-il d'une voix frémissante.
—Eh bien, dit Fausta, j'ai besoin de vous, Farnèse! Tandis que je suis ici, tandis que je prépare les grand événements que vous connaissez. Sixte, rentré en Italie, travaille avec sa prodigieuse activité... Notre plan initial, qui était d'attendre la mort de ce vieillard pour nous déclarer, ce plan est renversé... D'abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige à précipiter les choses... En France, tout va bien... Valois va succomber et bientôt ce royaume aura le roi de notre choix.
—C'est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous être utile?... demanda Farnèse, très attentif.
—Oui, l'Italie m'échappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur soumission au Vatican. Une grande quantité d'évêques demeurent dans l'attente, prêts à se retourner contre moi au premier coup qui me frappera. Or, c'est vous, Farnèse. qui aviez entraîné la plupart de ces évêques et de ces cardinaux... C'est lorsqu'ils vous ont vu séparé de moi qu'ils ont tourné leur sourire vers le vieux Sixte.
Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui, tout cela était vrai!
—Voici donc ce que je suis venue vous demander... Il s'agirait, cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hésitants, et surtout ceux qui se déclarent contre nous. Vous avez sur eux un ascendant qu'ils ont tous reconnus. Mais, pour frapper leurs esprits d'une terreur salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte vérité...
Ici, Fausta s'arrêta, hésitante.
—Parlez, madame, dit Farnèse, parlez sans crainte: même si nous devions être ennemis, les secrets que vous me confiez demeureront scellés dans mon coeur.
—Eh bien, s'écria Fausta, dites-leur donc, à ces prêtres orgueilleux et rebelles, dites-leur d'abord ce que vous savez déjà: qu'Henri de Valois va mourir! qu'Henri Ier de Lorraine va être roi de France... qu'il va répudier Catherine de Clèves... que je serai, moi, la reine de ce grand et puissant royaume!... Mais dites-leur aussi une chose que vous ignorez... Alexandre Farnèse a préparé et réuni dans les Pays-Bas une armée, la plus forte, la plus terrible qu'on ait vue depuis la grande armée de Charles Quint!... Ces troupes devaient être embarquées à bord des vaisseaux de Philippe d'Espagne pour être jetées en Angleterre... Alexandre, sur un signe de moi, est prêt à entrer en France... il attend... et, dès que Valois sera mort, ses troupes viendront se joindre aux troupes de la Sainte Ligue!... Vous savez l'admiration et la terreur que le nom d'Alexandre Farnèse inspire en Italie... Dites-leur donc qu'il m'est tout dévoué! Que ce torrent, je le précipiterai sur l'Italie!
Fausta s'arrêta, frémissante... Et le cardinal, subjugué par cette femme, courba la tête et murmura, vaincu.
—Que Votre Sainteté veuille bien me donner ses ordres: ils seront exécutés...
—Cardinal, dit Fausta avec émotion, vous êtes donc de nouveau avec nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Eglise?
—Madame, dit sourdement Farnèse, je vous ai promis de vous obéir, mais c'est parce que vous m'avez promis, vous, de me donner le moyen de sortir de cette Eglise.
—C'est vrai, murmura Fausta, pensive, la passion est plus forte chez vous que la foi. Farnèse, vous êtes donc résolu à partir pour l'Italie?...
—Dès que vous m'en donnerez l'ordre.
—Tenez-vous prêt à partir le 22 de ce présent octobre. Vous vous demandez pourquoi le vingt-deuxième jour de ce mois, n'est-ce pas, cardinal?
—Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m'avez fait tout à l'heure une promesse.
—Celle de vous rendre Léonore et son enfant... Je m'explique, Farnèse: je ne prétends pas vous rendre la pauvre folle que le bohémien Belgodère, un jour, rencontra, errante et sans gîte, et qu'il attacha à sa pitoyable destinée. Celle dont je parle, Farnèse, c'est Léonore de Montaigues, c'est la fiancée du prince Farnèse... Je connais le moyen de rappeler la raison dans cet esprit... y jeter le germe du pardon qu'elle vous accordera... Quant à ramener l'amour dans son coeur, ceci vous regarde!...
—Léonore... ô Léonore!... balbutia Farnèse, éperdu.
—Je vous rendrai Léonore, reprit Fausta avec une sorte de gravité, et, avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme un trait d'union entre vous et celle que vous aimez. Donc, vous partez le vingt-deuxième d'octobre... mais vous ne partez pas seul... vous partez avec elles!... Et, si j'ai choisi ce jour-là pour votre départ, c'est que le vingt et un d'octobre sera rassemblé le saint concile qui vous relèvera de vos voeux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira: voici ton épouse, voici ta fille!...
Farnèse tomba à genoux... Il saisit une main de Fausta et y appuya ses lèvres... Et il éclata en sanglots...
Fausta s'éloigna, laissant le cardinal ébloui, fasciné, éperdu de bonheur... Il la vit rejoindre sa litière qui bientôt disparut. Alors il poussa un profond soupir et remonta dans la pièce du premier étage. Un homme était là, debout, qui l'attendait. Cet homme, c'était maître Claude.
—Vous avez entendu? demanda Farnèse.
—Tout! dit Claude d'une voix sombre.
L'ancien bourreau regarda le cardinal:
—Je vous admire, dit-il avec un sourire d'une effrayante tristesse, vous êtes plus jeune de vingt ans...
—Oh! murmura Farnèse, revoir Léonore et Violetta!... ma fiancée... ma fille... Toutes deux les emmener!...
—Et me laisser, moi, dans mon enfer!...
—Que voulez-vous dire?...
—La vérité, monseigneur! dit humblement maître Claude. Vous allez partir avec celle que vous adorez... et, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, avec elle... avec l'enfant...
—Maître, j'ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N'est-il pas juste que je connaisse une heure de joie après tant d'années de désespoir?
—Oui, dit lentement Claude, Dieu vous pardonne à vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, à moi qui n'ai pas fait le mal. Ceci est juste...
Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore:
—Je reste, monseigneur... Cette enfant que j'adore... qui est ma fille... vous partez avec elle... vous me l'enlevez... Monseigneur, n'avez-vous rien à me dire?...
—Que puis-je donc vous dire? fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis à votre douleur...
—Eh! quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d'humilité encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?... Cette enfant, dès que je l'eus prise dans mes bras, je me suis mis à l'aimer! Monseigneur... de grâce... ayez pitié de ma détresse!... Pourquoi voulez-vous m'arracher le coeur en m'arrachant ma fille?...
—Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?... Qu'avez-vous espéré?
—Pendant que cette femme parlait, j'ai espéré que le bonheur vous rendrait généreux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire: tu es le bourreau, c'est vrai! Mais tu es le vrai père de Violetta!... Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur!...
—Jamais! gronda violemment le prince Farnèse... Maître, perds-tu la tête? Oublies-tu ce que tu as été?
—Monseigneur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu'elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m'a pas repoussé...
—Mais, moi, moi... je mourrais de honte et d'horreur à voir ma fille te donner la main...
—Monseigneur... vous ne me comprenez pas... Qu'est-ce que je demande?... d'être simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais même pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m'employer à cultiver vos jardins...
—Maître Claude, dit froidement Farnèse, renoncez à ces idées. Vous-même vous sentez et comprenez que l'ancien bourreau juré de Paris ne peut vivre auprès d'une princesse Farnèse, même parmi ses serviteurs... Seulement, je m'engage sur le salut de mon âme à vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d'elle...
—Vraiment? Vous me jurez cela?... Et c'est tout? Vous dites que jamais vous ne consentiriez à me laisser vivre près de mon enfant?
—Jamais!
Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu'il avait dompté le bourreau. Mais maître Claude, les sourcils contractés, semblait faire un effort de mémoire... Enfin il alla à la porte et poussa les verrous.
Farnèse eut un livide sourire et s'apprêta à combattre par le poignard. Mais, au lieu de marcher sur lui, Claude s'adossa à la porte, les bras croisés et, d'une voix changée, très calme, mais rude, où il y avait une menace contenue, il prononça:
—Monseigneur, écoutez. Vous avez le papier, que je vous ai signé de mon sang! Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m'avez signé, vous!... Nous avons droit de vie et de mort l'un sur l'autre! Me suis-je bien conformé à ce que j'avais signé de mon sang?...
—Oui! répondit Farnèse sourdement.
—Puisque notre pacte prend fin aujourd'hui par votre réconciliation avec la femme nommée Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m'appartenez, quels que soient le jour et l'heure?...
—Oui! répondit Farnèse d'une voix d'épouvante.
Claude s'avança de quelques pas, s'arrêta devant Farnèse, sans le toucher, et prononça:
—Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m'appartenez, et je vais user de mon droit!...
—Soit! râla le cardinal avec un accent de farouche désespoir... puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi.., tuez-moi!
—Monseigneur, ce n'est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur... répondit simplement Claude.
—Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant.
—Fausta! dit Claude.
—Fausta!... Pourquoi elle et non moi?...
—Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu'en tuant Fausta je ne fais qu'exécuter le pacte qui nous lie!... Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Écoutez, monseigneur, je tuerai Fausta... je la tuerai devant vous... mais, vous, je vous laisserai vivre.
—Démon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!...
—Le vingt et un octobre, on doit vous venir chercher de la part de Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce jour-là, vous devez Sortir de l'Eglise et recouvrer votre liberté... Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Léonore et Violetta... Eh bien, écoutez ceci: le vingt et un octobre, il n'y aura pas de concile! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce que Fausta sera morte!...
Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l'épaule.
—Grâce! hurla Farnèse en tombant à genoux.
—Me faites-vous grâce, vous?...
—Oui! rugit Farnèse avec un terrible soupir.
—Vous consentez donc?
—Oui, oui! Tout ce que tu m'as demandé, je l'accorde!...
Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard où il y avait une interrogation suprême... Claude, lui, avait baissé les yeux. D'une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse étranges, il murmura:
—Je vous remercie, monseigneur!...
—Oh! gronda Farnèse en lui-même, honte affreuse! Ma fille vivant avec le bourreau!...
Et, à ce moment, maître Claude le bourreau songeait à ceci:
—Ma Violetta, ne crains rien de moi! Ne redoute pas que je t'inflige la honte de vivre près du bourreau!... Que j'assure seulement ton bonheur! Que je te voie une fois resplendissante de ta félicité près du jeune prince que tu aimes... que tu tiendras de moi!... Et alors... adieu pour toujours... je disparaîtrai... dans la mort!...
La matinée était pure. Huit heures venaient de sonner à la vieille abbaye aux murs à demi écroulés. Dans les fourrés des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient à coeur joie.
Pourtant, Fausta, qui montait à ce moment les rampes de la colline, était sourde à ces cris des oiseaux.
Au sommet, la litière s'arrêta. Fausta descendit. Mais, au lieu d'aller sonner à la grande porte de l'abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumières qui s'étaient bâties autour du couvent des bénédictines, et entra dans une pauvre maison. L'intérieur était aussi misérable que l'annonçait l'extérieur de cette chaumière.
Une femme, assise à la porte, filait une quenouille. A la vue de Fausta, cette femme se leva précipitamment:
—La bonne dame de Paris! avait murmuré la paysanne.
—Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Déjà de si bonne heure à l'ouvrage?
—Hélas! ma noble dame! fit la paysanne. Voilà que je me fais vieille et que l'heure approche où il faudra que je dise adieu à ce monde,.. Alors, je file mon linceul.
Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son étonnement.
—Grâce à vous, ma noble dame, reprit-elle, grâce aux pièces d'or que vous m'avez données, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d'argent pour payer d'avance les messes nécessaires au salut de mon âme, et encore il en restera assez pour la layette de l'enfant que ma fille va mettre au monde...
—Je vous en donnerai d'autres, dit Fausta. Mais, dites-moi, avez-vous fait ce que je vous ai demandé?
—Oui, ma noble dame. Depuis votre visite bénie, mon fils ne quitte plus la bohémienne; il la suit pas à pas, selon vos ordres, sans se montrer à elle, c'est entendu...
—Et, depuis, elle n'a pas essayé de s'écarter de cette montagne?...
—Non. La bohémienne rôde autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s'en éloigner non plus... Quand elle a faim, elle vient ici.
—Je vous tiendrai compte de votre zèle, dit Fausta.
—Que votre volonté s'accomplisse! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre écus d'or que lui tendait la visiteuse.
—Et où est maintenant la bohémienne? demanda Fausta.
—Partie dès le chant du coq. Elle va et vient, et aime souvent à se reposer auprès de cette croix noire que vous n'aurez pas manqué de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rôde autour du couvent.
—C'est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu'un à la recherche de votre fils?
La paysanne, sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots à un marmot qui partit en courant.
Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait.
—Où est la bohémienne? demanda Fausta.
—Là-bas, fit le jeune homme en étendant le bras dans la direction du couvent.
—Conduis-moi auprès d'elle...
Le paysan s'inclina et se mit à marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint à la brèche située près du pavillon. Là, Fausta aperçut Saïzuma, qui, assise sur une pierre et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.
—Tu peux te retirer, dit-elle à son guide.
Alors Fausta franchit la brèche sans que la bohémienne parût prendre garde à elle. Quand elle fut dans le jardin, elle se retourna vers Saïzuma, et d'une voix très douce:
—Pauvre femme... pauvre mère...
Saïzuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitôt. Saïzuma n'avait vu Fausta que peu d'instants dans la chambre de l'abbesse, Claudine de Beauvilliers; et pourtant elle la reconnut.
—Ah! dit-elle avec une sorte de répulsion, c'est vous qui m'avez parlé de l'évêque!...
Fausta fut stupéfaite, mais résolut de profiter de ce qu'elle prenait pour un accès de lucidité.
—Léonore de Montaigues, dit-elle, oui, c'est moi qui vous ai parlé de l'évêque. C'est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que, peut-être, vous l'aimiez encore...
—L'évêque est mort, dit Saïzuma d'une voix sourde.
Fausta baissa la tête, réfléchissant à ce qu'elle pourrait dire pour éveiller une étincelle de raison dans ce cerveau.
—Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l'évêque est mort?
—Sans doute! fit Saïzuma avec une tranquillité farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi?...
—Eh bien, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-être. Mais écoutez-moi, pauvre femme... Vous avez bien souffert dans votre vie...
—Mon mal n'est pas de ceux qu'on peut soulager, dit Saïzuma avec douceur, et il suffit que vous m'ayez plainte avec votre âme... Comme vous êtes belle!
—Léonore, vous avez été plus belle encore, vous! dit sourdement Fausta. Vous avez souffert dans votre coeur, Léonore! et c'est pourquoi vous ne croyez plus au bonheur... Mais si je vous disais que le bonheur est encore possible pour vous!
—Je ne suis pas Léonore; je suis Saïzuma, bohémienne qui va par le monde, lisant dans la main des gens...
—Tu es Léonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse... Ecoute, maintenant... Oui, l'évêque est mort! Oui, celui-là ne te fera plus souffrir... Mais il est quelqu'un qui est vivant encore, qui te cherche et qui t'adore... Celui qui t'a aimée. Celui que tu as aimé...
—Qui est-ce? fit la bohémienne avec indifférence.
—Jean...
Saïzuma tressaillit et prêta l'oreille comme à une voix qui lui eût parlé de très loin.
—Jean? murmura-t-elle. Oui... peut-être... oui... je crois que j'ai entendu ce nom...
—Jean! duc de Kervilliers! répéta Fausta.
Saïzuma pâlit. Elle se leva toute droite.
—Quel est ce nom? balbutia-t-elle avec douleur.
—Le nom de celui que tu as aimé! reprit Fausta avec autorité. Jean de Kervilliers, c'est celui qui devait être ton époux... Tu vois bien que tu l'aimes encore, puisque tu frémis et pâlis à ce seul nom... Souviens-toi, Léonore...
—Souviens-toi. Souviens-toi comme tu étais heureuse lorsque tu l'attendais... lorsque, du balcon du vieil hôtel de Montaigues, tu guettais son arrivée.
—Oui... oui...! murmura la bohémienne dans un souffle.
—Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais défaillir sous ses baisers. Jean de Kervilliers t'adorait... et, si une fatalité vous a séparés, il en a souffert autant que toi. Lui-même me l'a dit. Il n'a cessé de t'aimer!... Il te cherche... ne veux-tu pas le voir?...
Saïzuma, arrachant ses deux mains à l'étreinte de Fausta, les avait placées devant ses yeux comme si une lumière trop vive les eût éblouis. Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de son passé lui revenaient par lambeaux.
Ce nom, Jean de Kervilliers, était un flambeau qui éclairait bien les recoins ténébreux de son esprit.
Fausta la considérait avec l'attention passionnée qu'elle apportait à tout ce qu'elle entreprenait.
—Suis-moi, dit-elle, je te jure qu'un jour, bientôt, tu reverras celui que tu aimes.
Palpitante, Saïzuma suivit cette femme qui exerçait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui était ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur mêlée de joie.
Fausta entra dans le pavillon. Saïzuma l'y suivit en tremblant.
—Oh! dit-elle, c'est ici que j'ai revu l'évêque!... Si vous avez pitié de moi, faites que jamais plus je ne le revoie.
—Et Jean de Kervilliers?...
Un sourire illumina le charmant visage de la folle:
—Je voudrais le voir, lui!... Pourtant, je ne le connais pas... et je dois l'avoir connu...
—Tu le reverras, je te le jure!... Maintenant, écoute-moi, Léonore... Ce n'est pas seulement Jean de Kervilliers que tu verras, mais ta fille... comprends-tu... ta fille...
—Ma fille! murmura Saïzuma pensive. Mais je n'ai pas de fille, moi... Les deux gentilshommes m'ont dit aussi que j'avais une fille... Voilà qui est étrange...
—Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquiétude.
—Oui. Mais je ne les ai pas crus.
—Et pourtant, Léonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers... son nom et son image sont dans ton coeur...
Saïzuma Jeta autour d'elle des yeux hagards et frissonna.
—Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom... Si mon père entrait tout à coup... S'il entendait!... Il faudrait donc lui jurer encore qu'il n'y a personne dans la chambre!...
—Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Léonore!... Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la vérité que tu caches...
Saïzuma, brusquement, porta les mains à son visage. Un faible cri jaillit de ses lèvres.
—Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front!... Je l'ai perdu!... Madame, vous ne savez pas... vous ne saurez jamais...
—Je sais! Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Léonore!... Ton secret, ton cher secret que tu caches à ton père, mais que tu as dit à celui que tu aimes, je le sais!... Tu vas être mère, Léonore!...
Saïzuma laissa tomber ses mains. Une immense stupéfaction se lisait sur son visage bouleversé.
—Mère? demanda-t-elle. Vous avez dit cela?
—N'est-ce pas là ton secret?... N'est-il pas vrai que Jean le sait?... et qu'il va t'épouser...
—Oui, oui, haleta l'infortunée. Car il ne faut pas que mon père connaisse notre faute. Mon enfant, madame, mon pauvre chérubin, si vous saviez comme je l'aime... comme je lui parle... Il aura un nom dont il sera fier.
—Ton enfant... ta fille!... Oh! mais souviens-toi! fais un effort!... Mère! tu l'as été!... Souviens-toi, Léonore!... Souviens-toi: la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les prêtres qui te soutiennent...
—Le gibet... hurla Saïzuma en reculant, affolée, jusque dans un angle du pavillon...
Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva:
—Ecoute!... On t'a fait grâce! puisque tu vis!...
—Oui... oui!... Je vis!... Par quel miracle? Je vis!... mais que s'est-il passé en moi?...
—Il s'est passé que tu es mère... Il s'est passé que l'enfant de Jean de Kervilliers est venu au monde!... Et que, pour cette enfant innocente, on t'a fait grâce!...
—Quoi! balbutia la bohémienne. J'ai une fille!...
Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres; et, presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais, ce qui y demeurait fortement, c'était cette idée qu'elle était mère... qu'elle avait une fille...
—Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues?...
—Je l'ai appelé bien souvent! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j'étais mère.
—Où peut être mon enfant?... Si j'ai une fille, comment se fait-il qu'elle n'est pas avec moi?...
—Je le sais, moi! dit Fausta.
—Oh! vous savez donc tout! gronda Saïzuma d'une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s'allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc?
—Ah! éclata Fausta, tu reviens donc à toi! Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitié, voilà tout! Un hasard m'a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m'a fait rencontrer deux êtres que j'ai voulu mettre en ta présence: ton amant et ta fille... Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison...
—Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant.
—Des méchants s'emparèrent de votre enfant...
—Pauvre petite!... Comme elle a dû souffrir!...
—Non! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire heureuse. Il se trouva un homme de bien, qui put soustraire l'enfant à ses persécuteurs et qui l'éleva comme sa propre fille...
—Cet homme, madame! Son nom, pour que je le bénisse?
—Il est mort, dit Fausta.
—Mort!...
—Il est mort misérable, au fond d'une prison...
Saïzuma baissa la tête en pleurant.
—Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom.
—Il s'appelait Fourcaud... c'était un procureur...
—Fourcaud!... Ce nom est maintenant gravé dans mon coeur pour toujours... Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable? Qui fut cause de son malheur?...
—Votre fille!... Elle en fut la cause bien innocente, hélas! Car elle adorait celui qu'elle croyait son père... Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre... Souvenez-vous. Votre père n'était pas catholique...
—Non... nous n'allions jamais à l'église catholique...
—Vous étiez ce qu'on appelle des huguenots... Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne... votre fille, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre.. religion proscrite...
—Oui, oui, hélas!... Combien des nôtres sont morts!
—C'est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté en prison où il est mort...
—Dénoncé!... Oh! si je connaissais le dénonciateur!... J'irais lui arracher le coeur!
—Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme... une jeune fille...
—C'est atroce!
—Oui... vous avez raison... c'est atroce... car le pauvre Fourcaud fut supplicié... on l'attacha sur une croix... et on l'y laissa mourir...
—Et vous dites que vous la connaissez?
—Certes!... C'est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu... une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes... son nom est Violetta...
—Violetta!... Et c'est elle qui l'a fait mourir sur une croix?...
—C'est elle!... Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?...
—Je la connais, en effet, dit Saïzuma d'une voix sombre. J'ai vécu avec elle. Car, moi-même, je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. Sa voix m'allait au coeur. Quelquefois, quand je la regardais, j'avais, envie de la serrer dans mes bras... mais elle semblait avoir peur de moi...
—Ou plutôt, c'était une créature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n'ont pitié de rien ni de personne, puisqu'elle n'avait pas pitié de votre malheur...
—C'est vrai, dit Saïzuma avec un soupir, il fallait que ce fût une créature bien perverse pour dénoncer le bienfaiteur de ma fille... Tenez, madame, ne parlons plus d'elle!...
—Elle mérite pourtant un châtiment!...
—Oui! oh! un châtiment terrible!... Malheur à cette fille du démon si mon enfant a souffert par elle!...
—Certes, elle a souffert, puisqu'elle-même a été en prison!... Elle vous le dira...
—Elle me le dira! Je la verrai donc!...
—Je vous l'ai promis...
—Quand?... Ah! madame... si cela était!... Si je pouvais seulement savoir le jour...
—Dès demain, dit Fausta, si c'est possible. Certainement d'ici quelques jours... Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite... Seulement, il faut faire ce que je vous dirai... Il est nécessaire que, pendant ces quelques jours, tandis que j'irai chercher votre Jeanne pour l'amener... il est nécessaire qu'on ne vous voie pas... vous comprenez?...
—Je resterai cachée sur le haut de la montagne, je connais de braves gens qui me donnent à manger et qui me laissent dormir la nuit chez eux... C'est là que je me retirerai...
—Et c'est là que je vous amènerai votre fille Jeanne!
—Venez donc, dit Saïzuma, radieuse, transfigurée, venez que je vous montre la demeure de ces gens...
La bohémienne s'élança, repassa par la brèche et arriva à la chaumière où Fausta était entrée tout à l'heure...
«Maintenant, gronda Fausta en elle-même, je crois que Dieu même ne pourrait pas les sauver.., je les tiens tous!...»
Fausta entra alors dans le couvent et se fit conduire chez l'abbesse, laquelle la reçut comme toujours avec ce mélange d'inquiétude et de respect qu'elle avait pour ce personnage énigmatique. Elle était dans le secret de la grande conspiration. Elle savait que Valois était condamné et que le duc de Guise devait régner. De l'avènement de Guise devait dater sa fortune et celle de son couvent.
Claudine de Beauvilliers savait que son abbaye serait richement dotée par le nouveau roi. Elle savait d'autre part l'influence certaine de Fausta sur le duc de Guise. C'était plus qu'il n'en fallait pour témoigner à la mystérieuse Fausta un respect et une obéissance très sincères.
Lorsque Fausta entra chez l'abbesse, celle-ci était en train d'établir ses comptes. Et, navrée, elle constatait qu'il lui manquait six mille livres pour arriver à gagner la fin de l'année.
Lorsque Fausta parut, Claudine se leva et fit la révérence.
—Que faisiez-vous là, mon amie? demanda Fausta.
—Hélas! madame, dit Claudine en poussant elle-même un fauteuil dans lequel Fausta s'assit, je révisais les comptes de l'abbaye...
—Et vous trouviez?...
—Que nos pauvres soeurs mourront de faim sûrement s'il ne nous tombe quelque manne du ciel...
—Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu'il vous manquait...
—Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres...
—En sorte que, si je mettais encore à votre disposition une vingtaine de mille livres...
—Ah! madame! je serais sauvée...
—Et vous pourriez attendre le grand événement!...
—Certes!... surtout s'il ne se fait pas trop désirer, ajouta Claudine en riant.
—Eh bien, écoutez, mon enfant. Dans peu de jours.... prenons une date: le vingt-deux octobre, par exemple...
—Ce jour me convient, madame.
—Ce jour-là, envoyez en mon palais un homme sûr, il vous rapportera les deux cent mille livres convenues.
Claudine fit un bond.
—Qu'avez-vous, mon enfant? demanda Fausta.
—Vous venez de dire... balbutia Claudine... mais c'est une erreur.
—J'ai dit deux cent mille livres.
—Cette somme... cette somme énorme...
—Elle est à vous le jour que je vous ai dit, à condition que, la veille de ce jour... c'est-à-dire le vingt et unième d'octobre, vous m'aidiez dans une petite opération que j'ai résolu de mener à bien.
—Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!...
—N'en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon opération et vous assignerai votre rôle. Pour le moment, veuillez m'envoyez chercher celle de vos petites prisonnières qui s'appelle Jeanne.
Claudine, encore tout éblouie, s'élança. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivité de Violetta, c'est-à-dire Jeanne Fourcaud.
Depuis qu'elle était enfermée dans l'enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s'attendait toujours à voir apparaître sa soeur Madeleine, ainsi qu'on le lui avait promis. Elle avait cent fois répété à Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse délivrance.
Condamnée à mourir avec sa soeur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens; elle avait cru que sa dernière heure était venue et qu'on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, où la pitié l'avait guidée, s'était penchée sur elle en disant:
—Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous êtes libre...
—Et Madeleine? s'était écriée Jeanne.
—Madeleine, avait répondu la femme, est déjà délivrée et en sûreté...
Alors, ivre de joie, elle avait suivi sa libératrice. On l'avait conduite jusqu'à une litière qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse; on l'avait fait monter dans cette litière; un homme s'était installé près d'elle, la litière s'était mise en route, et ne s'était arrêtée que devant la porte de l'abbaye de Montmartre... là, on l'avait enfermée dans le pavillon de l'enclos...
Et puis, elle attendait... songeant à cette inconnue qui l'avait délivrée. Qui était cette femme?
Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit où elle était descendue dans les cachots de la Bastille. La pauvre petite était tremblante. Elle était bien jolie aussi.
—Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a délivrée...
Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s'illuminèrent. Elle s'avança rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa...
—Oh! madame! murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier!
Elle s'arrêta, hésitante, et, timidement, leva sur Fausta ses yeux noyés de larmes.
—Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite.
—Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez être bonne... je puis donc vous dire que, si je vous ai bénie depuis cette nuit-là, j'ai beaucoup pleuré... madame, ma soeur Madeleine... quand dois-je la retrouver?
Si impassible que fût Fausta, si terrible que fût la pensée qui la guidait, elle ne put s'empêcher de frissonner.
—Vous reverrez votre soeur Madeleine, dit-elle... mais, mon enfant, je suis venue vous trouver ici, où je vous ai mise à l'abri, pour vous entretenir d'un sujet bien grave... Dites-moi, vous rappelez-vous votre père?...
—Hélas! madame, balbutia la malheureuse qui éclata en sanglots, comment pourrais-je l'avoir oublié, alors qu'il y a quatre mois à peine mon pauvre père, plein de vie, nous prodiguait encore ses caresses, à ma soeur et à moi?...
—Et votre mère?
—Madame, vous ne savez donc pas que ma mère est morte peu de temps après m'avoir donné le jour?
Ma soeur Madeleine, plus âgée que moi, pourra sans doute vous parler d'elle...
—Et qu'en disait votre soeur?... Quelle femme était votre mère?... Belle, n'est-ce pas?
—Très belle, madame; Madeleine me disait que notre mère était d'une admirable beauté...
—N'avait-elle pas des yeux bleus?... De grands cheveux blonds?...
—C'est bien le portrait que m'en a souvent tracé Madeleine... Mais, madame... auriez-vous connu ma mère?...
—Je la connais, dit Fausta simplement.
—Oh!... mais... vous parlez comme si ma mère n'était pas morte depuis de longues années déjà...
—Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta, est-ce que votre père vous parlait de votre mère?...
—Jamais, madame...
Fausta eut un tressaillement de joie.
—Sans doute mon pauvre père cherchait à écarter de lui de pénibles souvenirs.
—Et si je vous disais qu'il y a une autre explication plus naturelle au silence de votre père?... Si je vous disais que votre mère n'est pas morte? Supposez qu'à la suite d'une grande terreur votre mère soit tombée malade... Supposez qu'elle soit... par exemple... devenue folle...
Jeanne frémissait de tout son être.
—Si cela est, continua Fausta, si votre mère, à la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison, si votre père a désespéré de la guérir, si enfin dans un accès de sa folie, elle a disparu, et si votre père, après l'avoir longtemps cherchée, a dû renoncer à la retrouver, n'est-il pas naturel qu'il vous ait fait croire qu'elle était morte?... Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l'exacte vérité!...
Jeanne tomba à genoux et se prit, à sangloter doucement. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement:
—Ne pleurez pas, pauvre petite... Ou plutôt... oui, pleurez... car votre mère, hélas! n'est pas encore guérie... Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison... C'est de vous conduire à elle... C'est vous, vous seule, qui pouvez guérir votre mère...
Quelques jours se passèrent et l'on arriva à la veille de ce vingt et unième d'octobre où Fausta devait détruire d'un seul coup ses ennemis—et Violetta!
Pardaillan et le duc d'Angoulême devaient être amenés à midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d'armes de Guise.
Fausta se réservait de faire prévenir à onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon se trouvaient à Montmartre; les gens de Guise arriveraient à l'abbaye presque en même temps que les deux gentilshommes.
Fausta avait parfaitement calculé son affaire: prévenir le duc plus tôt, c'était le mettre en présence de Violetta vivante encore, et Guise, amoureux de la petite bohémienne, était tout à fait capable de la sauver.
L'exécution de Violetta était fixée à dix heures, en présence de son père et de sa mère, Fausta le voulait ainsi. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnèse et de Léonore.
Après cette hécatombe, il ne resterait plus à Fausta qu'à consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.
Et, alors, on marcherait sur Blois. Alors, c'était la mort de Henri III. Alors, c'était la royauté de Guise... le triomphe de la Ligue... l'entrée en France d'Alexandre Farnèse... la marche sur l'Italie, l'écrasement de Sixte-Quint... la souveraineté assurée sur le monde chrétien!...
La veille donc du vingt et un octobre, Picouic et Croasse virent avec étonnement un certain nombre d'ouvriers pénétrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, à leur grande surprise, l'une des deux petites prisonnières avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait été conduite à Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu'elle fut menée à Saïzuma dans la chaumière où habitait celle-ci.
Picouic avait mis dans sa tête que Violetta serait l'instrument de sa fortune. Il avait donc tout intérêt à s'opposer à une fuite de la jeune fille, mais, s'il la surveillait étroitement, c'est qu'il voulait la garder pour lui... nous voulons dire qu'en ramenant la petite chanteuse à Pardaillan il espérait se faire payer très cher son dévouement.
Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hâte à réaliser les espérances qu'il fondait sur elle. A quoi bon?... Tant qu'il aurait le vivre et le couvert assurés, pourquoi eût-il contrarié le destin?...
Quant à Croasse, il nageait en pleine félicité.
Quelles ne furent donc pas la stupeur et l'inquiétude de Picouic, lorsque, la veille du vingt et un octobre, il aperçut des ouvriers maçons se diriger vers la brèche et commencer à la boucher très convenablement au moyen de grosses pierres cimentées.
—Mais il me semble qu'on nous enferme, dit-il à Croasse.
Les deux compères s'étaient placés de façon à tout voir sans être vus. Lorsque la brèche fut entièrement bouchée, ils durent constater qu'en effet ils ne pouvaient plus s'en aller, sinon par la grande porte du couvent.
Les murs de cette abbaye étaient ce qu'étaient alors tous les murs: de véritables fortifications. S'il était possible à Picouic de franchir les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire escalader à Violetta.
Cette impossibilité d'emmener avec lui la jeune fille qui devait assurer sa fortune devint une évidence lorsque Picouic aperçut six hommes d'armes portant des piques se diriger vers l'enclos où était enfermée la petite chanteuse. Deux d'entre eux s'arrêtèrent à la porte de l'enclos, deux autres se mirent à faire, les cent pas dans l'enclos, et les deux derniers, enfin, se placèrent à la porte même de la bâtisse qui servait de prison.
Cette fois, Picouic pâlit. Il se passait quelque chose de nouveau et d'anormal dans le couvent. Alors il décida d'aller observer les événements.
Se faufilant d'arbre en arbre, il ne tarda pas à gagner le pavillon, et le contourna avec sa prudence habituelle. Un étrange spectacle frappa alors ses yeux. Derrière le pavillon, une vingtaine d'ouvriers s'occupaient activement, sous les ordres de l'abbesse Claudine de Beauvilliers elle-même, à diverses besognes.
Il se prépare ici une fête religieuse...
Telle fut la première pensée de Picouic. En effet, voici ce qui se passait.
Derrière le pavillon, s'étendait une esplanade bordée d'un côté par le pavillon lui-même, d'un autre par le mur d'enceinte, et bordée au fond par un massif de cyprès entourant le cimetière des bénédictines.
Sur le derrière du pavillon, s'ouvrait une porte; en sorte qu'une personne entrée dans ce vieux bâtiment par la porte située près de la brèche (maintenant bouchée) pouvait, par cette porte de derrière, aboutir directement sur cette esplanade face au massif de cyprès clôturant le cimetière.
Maintenant, qu'on se figure que ce pavillon lui-même n'était que le prolongement ou pour mieux dire le vestibule d'une bâtisse plus vaste, qui avait dû jadis s'élever sur cette esplanade.
Cette bâtisse avait disparu; elle s'en était allée en ruine. Mais quelques débris encore debout permettaient de supposer que le bâtiment, ruiné par le temps et l'incurie, avait dû être sans doute affecté au service religieux.
Entre deux colonnes, Picouic put apercevoir les restes d'un haussement dallé de marbre, et qui avait peut-être supporté le maître-autel!... Il regarda avec anxiété.
Or, à quoi s'occupait cette compagnie d'ouvriers dont Picouic suivait les faits et gestes? Une partie d'entre eux raclait l'herbe qui avait poussé, nettoyait les marches de marbre, et cette sorte d'estrade dallée sur laquelle sans doute s'était élevé le maître-autel. Ils raclaient également et lavaient à grande eau une stalle de marbre... une de ces stalles réservées à l'officiant, dans les grandes cérémonies.
Au-dessus de cette stalle, de ce siège marmoréen, d'autres ouvriers dressaient un dais en étoffe brochée. Et la stupéfaction de Picouic fut à son comble et confina à la terreur lorsqu'il eut constaté que, sur la retombée de ce dais, se croisaient les clefs symboliques de saint Pierre...
Qui allait donc s'asseoir là?... et cette terreur du brave Picouic devint plus aiguë lorsque l'abbesse dit à ceux qui travaillaient sous ses ordres:
—Maintenant, suivez-moi au cimetière...
Picouic, poussé par la curiosité, se glissa vers le rideau de cyprès. Le soir enveloppait maintenant la colline de Montmartre, et les premières étoiles commençaient à clignoter dans le ciel pâle. Deux torches s'allumèrent, et ce fut à la lueur de ces torches que Picouic put assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetière.
Au centre du cimetière, s'élevait une grande croix de bois qui étendait dans l'ombre ses larges bras moussus verdis par l'eau du ciel... C'était cette croix que déplantaient les travailleurs nocturnes, à la lueur des torches. Elle fut transportée sur l'esplanade qu'on venait de si bien nettoyer, et on la dressa debout, contre le mur du pavillon, près de la porte.
—Creusez là le trou! commanda alors l'abbesse.
L'endroit qu'elle désignait était juste en face la porte de derrière du pavillon, et à quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La croix fut alors portée au trou qui venait d'être creusé, et essayée; elle s'y tenait parfaitement debout, et, l'ayant déplantée, les travailleurs de cette scène nocturne la couchèrent sur le sol.
Quand tous ces préparatifs furent achevés, les ouvriers macabres disparurent, et l'abbesse elle-même regagna les bâtiments de l'abbaye.
Pour si peu disposé à la rêverie que fût Picouic, il demeura longtemps à la même place, se demandant s'il ne rêvait pas. Alors, il se décida à regagner l'endroit où il avait laissé Croasse, et le trouva étendu dans l'herbe. Picouic avait son idée, comme on va voir. Il frappa sur l'épaule de son compagnon.
—Il faut fuir, dit-il.
—Fuir? Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l'enclos.
Picouic jeta un coup d'oeil vers le bâtiment où Violetta était enfermée, et le vit éclairé. Alors, il songea à ces six hommes armés, qui étaient venus prendre position dans l'enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour ainsi dire à celui des préparatifs sinistres auxquels il avait assisté derrière le pavillon...
—Oh! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible?...
—Quoi donc? As-tu vu quelque chose? fit Croasse en regardant avec inquiétude autour de lui.
—Rien. Fuyons si nous pouvons. Quant à l'enclos, il n'y faut pas songer. Il est gardé...
Croasse, sans plus d'objection, suivit machinalement son compère qui, traversant avec rapidité le terrain de culture, parvint au mur d'enceinte.
—Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu me feras la courte échelle; après quoi, je te hisserai en haut, et nous n'aurons qu'à nous laisser tomber de l'autre côté.
Croasse prit la position indiquée par Picouic, lequel, en quelques instants, se trouva hissé sur ses épaules, du haut desquelles il put en effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur, sur lequel il s'assit à cheval.
A mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains.
—Excellent moyen de me faire retomber à l'intérieur, dit tranquillement Picouic; tâche de trouver une issue; quant à moi, il faut que je parte à l'instant; mais, sois tranquille, je reviendrai te délivrer.
Là-dessus, laissant son compagnon stupéfait, Picouic, se suspendant par les mains, se laissa tomber de l'autre côté du mur, et se mit à descendre bon train la colline.
Or, dans cette soirée même, un cavalier, qui venait de franchir la Porte-Neuve un peu après le coucher du soleil, se dirigeait vers le moulin de la butte Saint-Roch, où nous avons eu naguère occasion de conduire le lecteur. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier descendit de sa monture, qu'il attacha à un arbre.
—Halte-là! fit une voix tout à coup.
Un homme armé d'un poignard et d'un pistolet surgit d'une haie, et braqua le canon de son arme sur le cavalier, qui pour toute réponse montra sa main, à un doigt de laquelle brillait un anneau d'or.
—C'est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle, après avoir jeté un coup d'oeil sur l'anneau.
Par trois fois encore, avant de pouvoir pénétrer dans le moulin, le cavalier fut arrêté de cette façon, et, à chaque fois, grâce à l'anneau, il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l'introduisit dans une pièce bien éclairée dont les fenêtres étaient dissimulées sous des rideaux épais.
A cette lumière, quelqu'un qui se fût intéressé aux faits et gestes du cavalier eût reconnu en lui l'un des principaux acolytes de Fausta. C'était le cardinal Rovenni, celui-là qui, dans le palais Fausta, avait lu l'acte d'accusation contre Farnèse et maître Claude.
Dans la pièce où il venait de pénétrer, un vieillard était enfoui au fond d'un vaste fauteuil. Replié sur lui-même, très pâle, secoué par des accès de toux, le vieillard semblait bien près de sa fin. Le cardinal Rovenni s'approcha du fauteuil, se courba, s'inclina, s'agenouilla et murmura:
—Saint-Père, me voici aux ordres de Votre Sainteté...
—Relevez-vous, mon cher Rovenni, râla d'une voix bien faible le vieillard, et causons en bons amis...
Ce mourant, c'était en effet le meunier qui, dans cette pièce même, avait eu, sous le nom de M. Peretti, un entretien avec le chevalier de Pardaillan. C'était Sixte-Quint...
—J'ai voulu, fit le pape, goûter à la grandeur suprême, et voilà que la tiare m'écrase... Ah! si je pouvais déposer le pouvoir!... mais il est trop tard maintenant.
—Vous avez encore de longues années à vivre, heureusement pour l'Eglise, dit Rovenni.
Sixte-Quint haussa les épaules.
—Six mois, mon bon Rovenni... voilà ce que j'ai devant moi... et encore!... Et tant d'affaires à arranger!... Cette conspiration dans laquelle vous vous êtes laissé entraîner...
—Saint-Père!...
—Ce n'est pas un reproche. Vous et d'autres, n'avez péché que par ma faute... je me suis montré un peu dur... je croyais bien faire... n'en parlons plus! Il faut donc, avant que je ne m'en aille rendre compte à Dieu, laisser les clefs à un vigilant gardien de la Maison.
Rovenni tressaillit et considéra le vieillard avec plus d'attention.
—Celui qui doit me remplacer... continua Sixte.
Un accès de toux l'interrompit, si déchirant que Rovenni se leva pour appeler du secours.
—Vous voyez, fit-il tristement... Quand je dis six mois... je crains d'exagérer... L'essentiel, dis-je, est que j'écrase cette conspiration avant de mourir, et puis que j'assure ma succession à quelqu'un qui en sera digne...
Le pape darda un pâle regard sur Rovenni palpitant.
—Ce quelqu'un, ajouta-t-il, vous le connaissez... c'est un de vos amis... votre meilleur ami...
—Saint-Père! balbutia Rovenni en pâlissant de joie.
—Chut!... Je n'ai pas dit que ce fût vous que je destine à me remplacer, interrompit le pape avec un sourire; j'ai seulement dit que c'était votre meilleur ami...
—Je sais que je suis indigne d'un tel honneur...
—Pourquoi donc? dit Sixte. Parce que vous m'avez trahi?... Per bacco, d'abord cela prouve que vous avez de l'énergie, et j'aime les gens énergiques, moi! Ensuite, vous êtes revenu à temps dans le giron de la véritable Eglise... Eh! j'ai gardé des pourceaux, moi, si vous avez fréquenté des traîtres!... Mon successeur, termina le pape, sera celui qui m'aura aidé à vaincre la terrible ennemie que m'a suscité Satan. Or, c'est vous, mon bon Rovenni, qui m'apportez cette joie inespérée...
Plus convaincu que jamais, Rovenni s'inclina en frémissant d'espoir.
—Sait-elle où je suis? reprit tout à coup le vieillard.
—Elle vous croit en Italie, Saint-Père, bien loin de supposer que vous êtes aux portes de Paris. Elle a connu votre entrevue avec le roi de Navarre et en a usé avec une grande habileté pour décider le duc de Guise.
—Navarre! murmura Sixte-Quint. Le huguenot!
—Que vous avez excommunié, Saint-Père, et exclu de tout droit à quelque trône ou principauté que ce soit!...
—Certes! dit Sixte avec un sourire. Mais si l'hérétique rentrait dans le sein de l'Eglise!... Si Henri de Béarn abjurait, l'excommunication serait levée, entendez-vous, Rovenni?. Henri de Béarn reprendrait tous ses droits. Je lui aurais ainsi donné la couronne de France... mais j'aurais du même coup décapité l'hérésie!...
—Vos vues sont sages et profondes, murmura Rovenni.
—Les hommes sont des pourceaux. Il faut donc leur promettre ample glandée si on veut les faire rentrer, au soir... Le soir est venu pour moi, Rovenni. Il faut que je fasse rentrer mon troupeau avant de me coucher. Mais laissons Navarre pour le moment. Vous dites donc qu'elle ne sait pas que je n'ai pas quitté la France?
—Elle vous croit en Italie, répéta Rovenni.
—Oui... Et vous me disiez donc, mon bon Rovenni, que peut-être une occasion pouvait se présenter... tandis qu'elle me croit bien loin... J'ai la tête si faible...
—Je vous disais, Saint-Père, reprit le cardinal Rovenni, qu'une circonstance devait se présenter bientôt où Votre Sainteté pourrait trouver les conspirateurs rassemblés pour y préparer les événements que vous connaissez...
—C'est-à-dire la chute de Henri III et l'avènement des Guise au trône de France.
—Oui, Saint-Père!... Donc, les principaux d'entre les conspirateurs, cardinaux ou évêques, doivent s'assembler pour une de ces cérémonies qu'elle sait organiser avec son infernal talent. Vous saurez que nul comme elle ne s'entend à frapper l'imagination de ceux qui l'entourent.
—Oui. C'est un point que j'ai trop négligé. Il faut aux hommes du théâtre, des spectacles magnifiques ou terribles. N'oubliez pas cela quand vous serez pape, Rovenni...
—Ah! balbutia le cardinal, qui pâlit et joignit les mains, que dit là Votre Sainteté?...
—Cela m'a échappé... mais pas un mot!... Mettez que je n'ai rien dit... poursuivez, mon bon ami...
—Eh bien, Saint-Père, je disais que rien ne serait plus facile que de profiter de cette réunion...
—Mais Guise? interrogea le pape, dans l'oeil duquel s'alluma un éclair.
—Le duc de Guise doit venir à cette cérémonie avec ses gentilshommes et ses gens d'armes... Or, savez-vous qui doit le prévenir?... C'est moi, Saint-Père!
—Eh bien, fit le pape comme s'il n'eût pas déjà compris.
—Eh bien, je ne le préviendrai pas, voilà tout!... Toute la question est de savoir si Votre Sainteté pourra...
—Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un miracle et me rendra les forces nécessaires.
—Et vous pouvez ajouter, Saint-Père, que, grâce à moi, la plupart des conspirateurs sont maintenant hésitants, et qu'il faudrait bien peu de chose pour les ramener à vous...
—Bien, mon ami... bien... Et où doit avoir lieu cette réunion?... Dans Paris?...
—Non, heureusement; dans un endroit solitaire, assez éloigné: à l'abbaye de Montmartre.
—Va bene... J'enverrai en avant un homme à moi qui vous portera mes instructions.
—A quoi le reconnaîtrons-nous, Saint-Père?
—Il portera au doigt un anneau semblable à celui que je vous ai donné... Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu'à me prévenir du jour...
—C'est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Père... C'est demain! fit Rovenni triomphant. Si demain, vers dix heures du matin. Votre Sainteté entre à l'abbaye de Montmartre, elle y trouvera rassemblés autour de la révoltée des cardinaux qui persistent encore en ce schisme étrange.
Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s'était levé, et ce ne fut pas sans angoisse qu'il demanda:
—Moi et ceux qui sont prêts à rentrer dans le devoir, devrons-nous attendre Votre Sainteté?
—Oui, dit nettement Sixte-Quint. Lors même que je serais plus malade encore. Dieu fera un miracle... j'irai!
Le cardinal Rovenni tomba à genoux, reçut la bénédiction de Sixte-Quint, puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il retrouva son cheval où il l'avait laissé. Il considéra le moulin qui se profilait sur le front pâle de la nuit et murmura:
—Pape!... Avant deux mois je serai pape!...
A peine le cardinal était-il sorti de la pièce où M. Peretti l'avait reçu que le vieillard affaissé dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana:
—C'est trop facile décidément de jouer les hommes! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu... Toi, pape!... Allons donc!... Et puis... patience! je ne suis pas mort!...
Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l'envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s'arrêtait à l'aumônière de cuir qu'il portait suspendue à son ceinturon. L'aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.
«Pourtant, songeait maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Je n'en suis pas moins l'ancien bourreau de Paris. M. le duc d'Angoulême, s'il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains... Tandis que moi mort... oui... mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre...»
Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, rêvait. Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles.
Ce fut avec un sourire enjoué qu'il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu'il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours!
Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l'autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.
—Voici qu'on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.
Claude poussa un soupir et, s'étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s'arrêtait devant la porte de la maison. Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots:
Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications.
Farnèse et Claude prirent place dans la litière, qui se mit aussitôt en route. Mais, au lieu de se diriger vers le palais Fausta, comme l'avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l'abbaye. Personne en vue. Le calme et le silence d'une belle matinée. La litière arriva sans incident à l'abbaye et s'arrêta devant le grand portail surmonté d'une croix. Farnèse, ayant mis pied à terre, se dirigea vers la porte.
—Entrez, monseigneur, dit le guide, s'adressant à Farnèse.
Farnèse, frémissant, reconnut l'endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant et se vit en présence d'une quinzaine de personnages qu'il connaissait tous: cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d'une gravité funèbre. Il chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l'inquiétude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence était effrayant, et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.
—Messieurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d'angoisse, j'attendais... j'espérais une autre réception, et je m'étonne de trouver des visages aussi sévères...
L'un d'eux, alors, se leva et dit:
—Cardinal Farnèse, ce n'est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages: c'est de la tristesse, et n'est-elle pas bien naturelle à l'heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours?...
Farnèse respira... Non! Rien de funèbre dans ce qu'il voyait...
—Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la présence du très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici...
Farnèse s'inclina; et, à ce moment même, une porte qu'il n'avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s'ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle; Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. A l'entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent et s'éloignèrent lentement, à l'exception du cardinal Farnèse.
—Que signifie? balbutia Farnèse. Où est Sa Sainteté? Elle seule a qualité pour...
—Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience... Ce qui est dit est dit. Si nous sommes restés seuls, Farnèse, c'est que j'ai à vous demander tout d'abord si vous avez bien consulté votre conscience.
—Je suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu'à cette condition et à d'autres qu'elle connaît j'ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie...
Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha de Farnèse, et murmura:
—Vous savez que je vous aime. Vous n'ignorez pas, d'autre part, qu'il est impossible à un prêtre de sortir de l'Eglise avec le consentement de l'Eglise même...
Fausta s'est engagée à vous relever de vos voeux: elle inaugure là une oeuvre de maléfice qu'aucun pape n'a osé consommer... Soyez franc, poursuivit Rovenni en jetant un regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie?...
—Pour parler aux principaux d'entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses et des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.
—Et, contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?
Farnèse garda le silence. Une vague terreur l'envahissait maintenant.
—Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant, il sera trop tard.
—Eh bien, palpita Farnèse, on m'a promis...
A ce moment, une sorte de gémissement s'éleva au-dehors... un cri qui traversa l'espace comme une plainte... puis tout retomba au silence.
—Trop tard! murmura Rovenni.
—Avez-vous entendu? bégaya Farnèse épouvanté.
—Farnèse, écoute ton vieux camarade... Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?...
Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta:
—N'entendez-vous pas?... Qui vient de crier?...
—C'est toi qui ne m'entends pas! gronda Rovenni. Bientôt, Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Farnèse, il en est temps. Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer!
Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura:
—Que me proposez-vous?...
—Je te propose la fortune, les grandeurs... Fausta ne peut rien te donner, et tu l'avais bien compris, puisque le premier tu l'as quittée! Un mot!... Un seul!... Hâte-toi...
—Fausta fait de moi un homme, puisqu'elle me fait époux en me rendant celle que j'adore, puisqu'elle me fait père en me rendant ma fille!...
—Votre fille! prononça Rovenni, d'une voix si glaciale que Farnèse en frissonna.
—Sans doute!... J'ai la parole de la Souveraine...
—La parole de la Souveraine!... tu crois en Fausta et en sa parole sacrée!... Eh bien, écoute!...
Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence.
—Le glas! murmura Farnèse éperdu.
—Ecoute! Ecoute encore! gronda Rovenni.
Des voix, alors, derrière la porte du fond, s'élevèrent en un chant de deuil... un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d'horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes... Farnèse, d'une violente secousse, se dégagea de l'étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante:
—Le glas de mort!... Le chant des suppliciés!... Qui meurt ici?... Qui est mort?...
—Farnèse! prononça Rovenni d'un accent d'ironie terrible, la souveraine Fausta t'attend là, derrière cette porte... Va donc lui demander ton amante et ta fille!...
Farnèse se rua vers la porte du fond, et, d'une sauvage poussée, l'ouvrit toute grande. En un instant, il demeura hagard, les cheveux hérissés, pris de vertige.
Dans le plein air, il put faire trois pas rapides et, soulevant les bras vers la suppliciée, d'une voix sans accent humain, il hurla le même mot:
—Ma fille!...
Et c'était bien sa fille! C'était bien Violetta! C'était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore!...
Et là, sur cette esplanade, se dressait l'estrade de marbre à demi en ruine, sur laquelle s'étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme; et, au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d'une solennité angoissante, sous son dais rouge, frangé d'or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours étrangement calmes, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée!...
Et c'était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies... la croix du cimetière. Et, sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie... morte peut-être... c'était Violetta! c'était sa fille!...
Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique, passèrent dans l'oeil de Farnèse avec la rapidité fantastique d'un rêve.
A cet instant, une femme, placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta, se retourna vers lui... Et cette femme, d'un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et, comme jadis sur les marches de l'autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s'appesantirent sur les épaules de Farnèse... Car, cette femme, c'était Léonore de Montaigues.
Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse... Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d'effroi...
—Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Votre fille... Jean Farnèse!... notre fille... la voici!...
—La voilà! râla Farnèse en étendant les bras vers la suppliciée....
—Violetta!...
—C'est ta fille!...
—La petite chanteuse que je repoussais?
—C'est ta fille!...
Léonore se retourna vers la croix. Ses mains tremblantes se levèrent, et, d'une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia:
—Ma fille!... Est-ce vrai?... Est-ce, dis?... Oui, oui, c'est toi... je te reconnais!... Ma fille... mon enfant!... Oh! aidez-moi à la descendre de là, peut-être n'est-elle pas morte...
Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L'effort qu'il faisait pour se mettre en marche était énorme; mais il demeurait sur place; il lui semblait qu'il était de bronze... En réalité, il n'y avait plus de vivant en lui que les yeux...
Les yeux rivés sur l'adorée enfin retrouvée... la bien-aimée qui l'avait reconnue!... Léonore, il ne voyait que Léonore!...
La mère avait étreint de sa fille tout ce qu'elle pouvait en étreindre, c'est-à-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas; elle disait en quelques secondes ce qu'elle eût pu dire en seize ans; elle ne s'arrêtait que pour baiser furtivement les adorables petits pieds que le& cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et, de toutes ses forces décuplées, elle tentait de secouer la croix, de l'arracher du trou.
—Aidez-moi donc... par pitié, je vous dis qu'elle n'est pas morte, et, si elle est morte, je la réchaufferai. Je suis sa mère... Messieurs, ayez pitié... je n'ai jamais vu mon enfant... je ne savais pas que c'était elle.
Elle fit un plus rude effort, et, dans cet effort même, brisa ses forces... Elle s'abattit à genoux... puis, tout à coup, elle se leva toute droite, dans le même instant retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus... Pour toujours, elle fut immobile...
Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette minute d'horreur qui suivit son entrée sur l'esplanade.
Lorsqu'il vit tomber Léonore, lorsqu'il eut au coeur ce choc qui lui apprenait qu'elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin... Il se traîna vers elle, se pencha et dit:
Morte!... »
Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux parjures baissèrent la tête. Seule l'effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.
Alors, le cardinal tira le poignard qu'il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées:
Maudite!... Maudite!... A ton tour!...
Il crut qu'il s'élançait, qu'il se ruait, qu'il allait frapper Fausta... En réalité, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui. Alors, il répéta son cri sinistre et, levant le poignard, se frappa à la poitrine. Presque aussitôt, il tomba non loin de Léonore.
Quelle que fût l'impassibilité des gens qui assistaient à cette scène, un frémissement d'horreur parcourut cette assemblée. Peut-être aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards pleins d'une sourde anxiété allaient de Fausta au cardinal Rovenni, qui, lui-même, pâle et frémissant, jetait avidement les yeux du côté des bâtiments de l'abbaye et murmurait:
—Pourquoi Sixte n'arrive-t-il pas? Où est l'homme qui devait le précéder ici, porteur de son anneau?...
Fausta, en voyant tomber Léonore, puis le cardinal Farnèse, avait eu un mystérieux sourire et prononcé en elle-même:
—Deux!... Que Maurevert maintenant m'amène les autres! Que Guise arrive, et tout est fini!...
Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement sous l'éclatant soleil de cette matinée, toute droite dans son lourd et somptueux costume: ce n'était plus une femme, ni même la souveraine aux attitudes d'irrésistible autorité; elle incarnait la Puissance dans ce qu'elle a d'inhumain. D'une voix où il n'y avait ni pitié, ni colère, ni agitation, elle prononça:
—Prions pour les âmes de ces deux malheureux, et demandons au Très-Haut de pardonner à la trahison du cardinal Farnèse, mais aussi de frapper les traîtres comme celui-ci vient d'être frappé. Ainsi périront tous ceux qui...
Elle s'arrêta brusquement. Ses lèvres devinrent blanches. Un tressaillement la parcourut tout entière, son regard noir se fixa sur un point du mur d'enceinte, et, au fond d'elle-même, il y eut un cri de rage.
—Pardaillan!...
Dans le même instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitôt, Charles d'Angoulême sauta derrière lui...
—Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!...
Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s'élancèrent. Pardaillan porta la main à la garde de son épée.
—Il paraît, madame...
Un cri atroce l'interrompit: c'était Charles qui venait de reconnaître Violetta sur la croix et qui, fou d'horreur et de désespoir, se ruait sur l'instrument de supplice...
—...qu'à toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destiné à vous prendre en flagrant délit de meurtre! Arrière, vous autres! tonna-t-il en tirant sa rapière.
Les hallebardiers l'entourèrent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapière porter quelques coups destinés à le dégager, lorsqu'il demeura immobile et stupéfait... Rovenni, au lieu de fuir, s'inclinait très bas devant lui!... Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient!... Et Rovenni murmurait:
—Quels sont vos ordres?... Dites vite!...
Que se passait-il?
Il se passait simplement ceci: qu'au moment où Pardaillan était tombé en garde, les yeux de Rovenni s'étaient fixés sur sa main droite... et qu'à l'index de cette main brillait l'anneau d'or... que Sixte-Quint seul pouvait lui avoir donné!...
Aux yeux de Rovenni, et presque aussitôt aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prêts à la trahir, Pardaillan était l'homme envoyé par le pape!... Et, cet anneau, c'était celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donné dans le moulin de la butte Saint-Roch.
—Vos ordres! répéta Rovenni.
—Qu'on arrête cet homme! rugit Fausta...
—Mes ordres! dit Pardaillan à tout hasard: maintenez cette femme, en attendant...
Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu'elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan; mais, dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d'épouvanté. Et c'était le Domine, salvum fac Sixtum Quintum...
Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l'agita...
«Trahie!... Trahie!...» murmura-t-elle.
A ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d'hommes d'armes apparurent, s'avançant à grands pas...
—Le duc de Guise! hurla Fausta; A moi, mon duc...
—Cajetan! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte-Quint! Domine, salvum fac Sixtum Quintum!...
Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard où il y avait une malédiction suprême, puis elle baissa la tête; et, immobile, dédaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononça plus un mot...
Toute cette scène, depuis l'instant où Pardaillan s'était laissé glisser du haut de la muraille, avait duré moins d'une minute... Lorsqu'il eut constaté la soudaine, l'inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu'il s'apprêtait à charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapière, et, d'un coup d'oeil, embrassa le terrible spectacle qu'il avait sous les yeux: les deux cadavres, la croix fleurie; sur la croix, la jeune fille attachée par les poignets et les chevilles; au pied de la croix, Charles agenouillé, écrasé, tombait à la renverse...
Pardaillan se rua sur la croix... Il l'enlaça de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant à la soulever, à arracher le pied de son alvéole... La croix basculait, se balançait. Et plus fort à ce moment où un vieillard apparaissait sur la scène, la dextre levée, plus violemment les cardinaux et les évêques prosternés tonnaient:
«Domine, salvum fac pontificem nostrum!»
Fausta seule était debout. Ses regards se croisèrent avec ceux de Sixte-Quint...
—A genoux, fille d'orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts... bénédiction ou malédiction.
—Fils de la trahison, répondit Fausta en se redressant, ce front d'orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau.
A ce moment, la croix frénétiquement secouée s'inclinait. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupé les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille...
A ce moment aussi, Charles d'Angoulême, hagard, à genoux, se traînait vers Violetta.
Pardaillan venait de lui jeter un mot: «Vivante!...»
Alors, sans un mot, n'ayant plus en lui que cette idée: fuir ce lieu maudit... oubliant jusqu'à Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, dans la direction des bâtiments de l'abbaye.
Lorsqu'il eut atteint la voûte qui aboutissait à la grande porte d'entrée, il comprit que ses forces allaient l'abandonner; un brouillard s'étendit sur ses yeux, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu'il tombait.
Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret; ce bourreau, elle l'avait sous la main... c'était le bohémien Belgodère, c'est-à-dire le père de celle qui s'appelait Jeanne Fourcaud... de Stella.
Mais, si puissant que fût dans l'âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n'était besoin d'y faire appel pour décider Belgodère: sa haine contre Claude suffisait...
Le bohémien s'était donc trouvé à l'abbaye, derrière le vieux pavillon à l'heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt on l'avait apportée, car, étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n'eût pu se soutenir. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l'avait couchée sur la croix, et l'avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l'aide de quelques hallebardiers, la croix avait été plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l'abbesse.
Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l'esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l'effroyable besogne fut terminée:
—C'est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m'attendre devant la porte du couvent.
—Stella? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.
Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n'avait plus voulu la quitter!... Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole!... Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien.
—Ecoute, dit-elle... retire-toi en toute confiance à l'endroit que je te dis, et, dans une heure, tu verras celle que tu me demandes.
A ce moment même, Belgodère vit une litière s'arrêter devant le portail. Il reconnut aussitôt les deux hommes qui en descendirent: c'étaient Famèse et maître Claude.
Or, tandis que le cardinal seul était entré dans l'abbaye, Claude s'était retiré sous l'ombrage d'un grand chêne, attendant que le cardinal reparût avec Léonore et Violetta. En le voyant le bohémien gronda:
—Voilà donc celui qui a pendu celle que j'aimais... la mère de mes filles... ma pauvre Magda!... Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvaient ses enfants! Par les étoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!...
—Je le tiens!...
Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s'avança vers Claude. Le bourreau, en le voyant s'arrêter devant lui, eut un tressaillement et pâlit.
—Que veux-tu? demanda-t-il rudement.
—Ne t'en doutes-tu pas? dit le bohémien.
Ils étaient l'un devant l'autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.
—Monsieur, fit Claude avec une sorte de douceur humiliée, s'il s'agit de vos filles, je vous ai expliqué...
—Bon! ricana Belgodère, voilà que tu m'appelles monsieur tout comme si j'étais gentilhomme...
—Je vous ai expliqué, dis-je, qu'en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien... Hélas! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme! Mais, maintenant que j'ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi...
—Mais avoue donc que tu as eu tort d'arracher au père ses deux enfants!...
—Oui, murmura Claude, comme s'il se fût parlé, à lui-même, là fut peut-être le crime que j'ai expié par tant de désolation.
—Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime!
—Ne m'as-tu pas enlevé Violetta comme je t'avais enlevé Flora et Stella?...
—Ce n'est pas assez.
—N'ai-je pas subi la douleur même que tu as subie? N'es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouverais?...
—Ce n'est pas assez!...
A mesure qu'il faisait ces réponses, Belgodère s'était redressé, sa voix avait fini par rugir.
—Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu'il te faut. Ce que tu me demanderas, je te l'accorderai!...
—Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!...
—Sois donc satisfait. Car, bientôt, je ne serai plus!...
—Tu plaisantes, bourreau! Ah! ça, que veux-tu que ta mort me fasse? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!...
Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l'arracha, et, monstrueux, terrible, grogna:
—Va-t'en...
—Je m'en irai tout à l'heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l'annoncer: on va me rendre ma fille... Et, quant à la petite chanteuse...
—Je te conseille de ne pas proférer ici des menaces contre elle.
—Des menaces! hurla Belgodère avec un éclat de rire. Tu ne me connais pas, Claude! Je ne menace pas, moi! Je tue!... Et, si je te dis qu'il me fallait le supplice de ta Violetta, c'est qu'à cette heure elle est suppliciée!
Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s'abattit sur l'épaule du bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux.
—Tu dis? fit-il presque à voix basse.
—Je dis, rugit Belgodère, que j'ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d'armes gardent cette croix, et qu'à cette heure elle expire! Ecoute!... Voici le glas qui sonne!
La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s'incrustèrent dans les chairs... Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d'échapper à l'étreinte. Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s'enfoncèrent dans la gorge de Claude...
Cela dura quelques instants... Enfin, les doigts de Belgodère se desserrèrent... sa tête tomba sur ses; épaules. Il était mort.
Les tintements funèbres de la cloche de l'abbaye arrêtèrent l'attention de Claude; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement un reflux de la mémoire le ramena dans la réalité.
—Le glas! rugit-il.
Et il se rua vers la porte du couvent.
—Halte-là! cria une sentinelle en voyant arriver Claude, hagard, échevelé, hurlant et lancé en bonds furieux.
Claude, sur son passage, renversa l'homme, sans s'arrêter, simplement en le heurtant. Et presque aussitôt il s'arrêta, avec une atroce clameur de mortel désespoir.
Il venait de reconnaître Violetta dans les bras du duc d'Angoulême qui l'emportait. Violetta, blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!.
A ce moment, le petit duc chancelait... il allait tomber... Claude ouvrit ses bras de géant, et reçut le double fardeau: Charles d'Angoulême portant Violetta...
Et, d'un furieux effort, il les enleva tous les deux, s'élança au dehors, ses yeux rouges fixés sur Violetta, mordant ses lèvres jusqu'au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d'instinct vers la petite source du calvaire... la source près de laquelle, jadis, Loïse de Montmorency avait été frappée par Maurevert...
Et, là, il les déposait tous deux sur le gazon, s'agenouillait, trempait ses mains dans l'eau et baignait le front de la jeune fille qui, presque au même instant, poussait un soupir, et, dans un sourire, murmurait:
—Mon père... mon bon petit papa Claude!
Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son évanouissement, d'intraduisibles minutes d'extase.
Pour Charles et pour Violetta, la situation était rayonnante; leur félicité les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour Claude elle était sombre...
Puisque Violetta était sauvée, puisqu'elle était réunie enfin à celui qu'elle aimait, l'heure de disparaître allait sonner pour lui... l'heure de mourir!...
—Mon père, dit Violetta, qu'avez-vous? Pourquoi, en un pareil moment, n'êtes-vous pas rayonnant de joie? Vous pleurez, père!... Vous sanglotez!
—C'est la joie!... Je te le jure...
—Non, dit-elle avec une fermeté pleine de douceur, tandis qu'elle pâlissait légèrement; non, non, père, ce n'est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment... c'est la douleur... Mon père, continua Violetta, c'est vous qui m'avez prise, enfant, dans vos bras protecteurs, qui m'avez consacré votre vie et donné le meilleur de vous-même... Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon coeur, j'ai uni ma destinée à la vôtre... Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que, s'il fallait jamais nous séparer, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serais bientôt morte...
—O mon enfant! fille adorée de mon coeur! sanglota maître Claude.
—Nous séparer! balbutia le duc d'Angoulême en frissonnant. Chère fiancée, vous voulez donc que je meure?...
—C'est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s'il fallait que mon bonheur fût au prix du malheur de mon père!... Écoutez, mon cher seigneur, mon père s'appelle maître Claude...
—Mon enfant... par pitié!... oui, par pitié pour ton vieux père Claude... tais-toi!...
—Mon père, continua Violetta, mon père est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n'en connais pas d'autre. C'est lui qui m'a élevée... Si je vis, c'est à lui que je le dois... Or, après une longue séparation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie... Quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l'existence de ce juste, il m'apprit qu'il n'était pas digne de s'appeler mon père, parce qu'il était autrefois bourreau juré de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maître Claude!...
Charles d'Angoulême, livide, frissonnant, recula de deux pas, et jeta une sorte de gémissement lamentable:
—Le bourreau!...
—Puissances du Ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-même maître Claude, transfiguré, le visage rayonnant d'une joie surhumaine...
A ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu'il portait dans son aumônière et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixés sur Charles, n'avait pas vu ce geste!...
Pendant quelques secondes, ses yeux fermés sous ses mains, demeurèrent pourtant comme éblouis par de sinistres lueurs... Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie éperdue... Car, dans les yeux de son fiancé, elle venait de voir que l'amour était vainqueur de la révélation.
Dans le même instant, les deux amants étaient dans les bras l'un de l'autre... Charles prit une main de Violetta dans sa main, s'avança vers Claude, et pâle encore, mais la physionomie rayonnante de mâle loyauté, prononça:
—Monsieur, laissez-moi saluer en vous le père de celle que j'adore et à qui, devant vous, je consacre ma vie... Ce que vous fûtes, je l'ignore. Ce secret s'est déjà évanoui de mon coeur. Voici ma main!...
Charles tendit sa main en frémissant malgré lui.
Claude la saisit et poussa un long soupir, en murmurant:
—Maintenant, je suis sûr du bonheur de ma fille!...
—O mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous bénis!... O bon père... tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!...
Claude sourit d'un sourire qui contenait sûrement tout le bonheur et tout l'amour... Presque au même instant, il sentit une sueur glaciale pointer à la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait à tourner autour de lui, il s'allongea sur le sol, les mains crispées sur l'herbe.
—Père! père! cria Violetta en s'agenouillant.
—Ne t'inquiète pas... c'est... c'est la joie...
—Oh! bégaya la jeune fille épouvantée, mais son visage se décompose... ses mains se glacent... Seigneur! est-ce que mon père va mourir?...
Claude se raidit. Un sourire illumina son visage monstrueux et, d'une voix infiniment douce, il répondit:
—Mourir... oui!... je meurs... Mon enfant, je meurs de joie... quelle belle et heureuse fin! Monseigneur, ma bénédiction vous accompagnera dans la vie... Je vous donne cette enfant... Adieu... ta main, mon enfant...
Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta... Il l'appuya sur ses lèvres et ferma les yeux...
Et comme Violetta, affaissée sur elle-même, étouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramené sur son visage, le duc d'Angoulême, jetant les yeux autour de lui, aperçut le petit flacon qui avait roulé presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitié profonde...
Alors, il se baissa; et, pour que ce flacon ne fût pas vu de sa fiancée, pour qu'elle pût garder à jamais cette touchante illusion qu'avait voulu créer le bourreau, il plongea la frêle capsule dans l'eau pure de la source...
A ce moment, une jeune fille sortit de l'abbaye, s'arrêta un instant non loin du chêne sous lequel gisait Belgodère étranglé, jeta autour d'elle des yeux égarés, et, apercevant enfin Charles d'Angoulême et Violetta, descendit d'un pas affolé par la terreur, et se pencha sur Violetta:
—Chère et douce compagne de captivité, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres!... Au prix de quelles horreurs, hélas!...
Violetta, levant son visage baigné de larmes, reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras:
—Mon père est mort!... sanglota-t-elle.
C'était en effet la fille de Belgodère!
Le duc d'Angoulême vit un secours dans l'arrivée de cette belle enfant qu'il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancée. Il glissa quelques mots à l'oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraîna Violetta loin du pauvre corps du bourreau.
Quelques paysans du hameau s'étaient approchés... Charles leur fit signe et, moyennant une pièce d'or, obtint qu'ils enlevassent le cadavre, qui fut déposé dans une chaumière. Quant à celui de Belgodère, il fut enterré à l'endroit même où il était tombé.
Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumière où reposait le corps de maître Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d'Angoulême s'était rapproché de l'abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait pénétrer dans l'intérieur du couvent lorsqu'il le vit apparaître.
Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette physionomie. Et, à certains signes, il vit que Pardaillan devait être bouleversé par quelque violente émotion. Il se contenta donc de le mettre au courant de ce qui venait de se passer près de la source.
—Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tête, vous n'avez plus, monseigneur, qu'à conduire votre fiancée à Orléans.
—Et vous, cher ami?... Je vous préviens que je ne pars pas sans vous...
—Il le faut, dit Pardaillan. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas longue. Dès que j'aurai terminé à Paris certaine affaire qui m'y retient, je viendrai vous chercher à Orléans.
Après une brève discussion, Charles dut se rendre à l'évidence. Il fallait, de toute nécessité, mettre Violetta en sûreté parfaite; et, sur la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientôt à Orléans, il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux, puis regagna la chaumière où Violetta pleurait près du corps de Claude.
Le duc d'Angoulême passa cette journée à se procurer une litière pour sa fiancée et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil, maître Claude fut enterré. Charles, après la cérémonie, fit monter Violetta dans la litière où Jeanne Fourcaud prit également place. Lui-même sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour contourner Paris et rejoindre la route d'Orléans.
Comme la litière s'ébranlait, le duc d'Angoulême vit surgir deux grands diables qu'il reconnut, surtout Picouic, grâce auquel il avait pu sauver Violetta.
Picouic, en effet, avait eu la pensée de se rendre à tout hasard à l'auberge de la Devinière et, étant entré dans Paris à l'ouverture des portes, il avait trouvé dans l'auberge Pardaillan et Charles qui s'apprêtaient déjà en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait assigné pour ce jour-là même... Et Picouic leur avait appris tout ce qui se passait à l'abbaye de Montmartre, en les suppliant de s'y rendre au plus vite.
Picouic et Croasse, donc, après la scène terrible qui s'était déroulée près du pavillon de l'abbaye, s'étaient rejoints, et, lorsqu'ils virent le jeune duc prêt à partir, s'approchèrent de lui.
—Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas!...
Charles fut ému de pitié... et, après tout, c'était à Picouic qu'il devait en partie son bonheur présent.
—Eh bien, lui dit-il avec un sourire en lui jetant quelque argent, voici pour faire la route d'ici à Orléans. Une fois à Orléans, venez me trouver, et, si mon service vous plaît, eh bien, vous resterez avec moi...
Le premier mouvement du chevalier de Pardaillan avait été de suivre le jeune duc. En effet, Violetta sauvée, le reste ne le regardait plus. Une pensée, à cet instant, fulgura dans son cerveau:
«Maurevert!...»
Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans l'abbaye!... Maurevert lui avait donné rendez-vous pour ce jour-là, à midi, près de la porte Montmartre, et lui avait dit:
«Non seulement je vous dirai où se trouve la petite chanteuse, mais je vous conduirai à elle... vous la verrez!»
Si Maurevert lui avait donné rendez-vous près de la porte Montmartre, c'était pour le conduire à l'abbaye! Si le rendez-vous était à midi, c'était pour qu'il arrivât trop tard. Oui, dans le plan de Maurevert, lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse... mais ils ne devaient la voir que vers une heure de l'après-midi, alors qu'elle aurait été crucifiée à neuf heures du matin!...
Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta à son cerveau à la pensée de cette trahison si misérable. A ce moment, son regard se reporta sur Fausta et sur l'homme qui, vêtu comme un bourgeois, était acclamé par ces évêques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti... le meunier dont il avait sauvé les sacs d'or!...
«Le pape! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en présence!...»
—A genoux! répétait Sixte-Quint en levant sa dextre menaçante, à genoux! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix!...
Fausta ne s'agenouilla pas. Elle redressa sa tête orgueilleuse dont le calme faisait un étrange contraste avec le visage du vieillard, bouleversé de fureur... Du bout des lèvres, avec un dédain qui prouvait tout au moins un courage à toute épreuve, elle laissa tomber ces mots:
—Pape du mensonge, tu l'emportes aujourd'hui! Fais-moi mettre à mort si tu l'oses; je ne te précéderai que de peu dans la tombe; mais tu n'obtiendras pas de moi la soumission que tu espères!
Sa voix s'était à peine élevée au diapason du mépris. En prononçant les derniers mots, elle remonta sans hâte les degrés de marbre et reprit sa place sur son trône.
—Par le Dieu vivant! gronda Sixte-Quint, voilà l'audace de l'hérésie! voilà le frénétique orgueil du schisme! Gardes!... que cette femme meure!...
Il y eut un tumulte; les gens d'armes de Sixte et les hallebardiers de Fausta s'avancèrent précipitamment sur l'estrade de marbre... Fausta, dans cette suprême seconde où la mort était sur elle, ne fit pas un geste de défense; elle vit l'éclair des piques et des poignards, elle entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle...
Dans cet instant où elle s'apprêtait à mourir comme elle avait vécu, en une attitude d'indestructible orgueil, un homme, d'un bond, venait de se jeter devant elle...
Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l'effroi de là mort aux multitudes, tirait du fourreau une longue, large et solide rapière; la pointe de cette rapière, il la dirigeait sur la poitrine même de Sixte-Quint debout sur la dernière marche de l'estrade, et cet homme disait:
—Saint-Père, je serai au regret de vous tuer; mais, si vous n'arrêtez cette bande de loups, vous êtes mort!...
Sixte fit un signe désespéré... Les gardes s'arrêtèrent net, n'osant plus faire ni un pas ni un geste, car il était trop évident que l'homme à la rapière n'avait qu'à pousser sa pointe... et c'en était fait du pape...
—Pardaillan! murmura Fausta dans un soupir de joie, d'espoir, de renaissance à la vie, et d'admiration.
—Monsieur, dit Sixte d'une voix ferme, oseriez-vous frapper le suprême pontife de la Chrétienté!...
—Aussi vrai que vous osez frapper cette femme!...
Dans le même instant, Pardaillan se rapprocha du pape, tandis que les gardes cherchaient s'ils ne pourraient le frapper à l'improviste sans danger pour Sixte.
—Ne bougez pas, enfants! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au mieux de ses intérêts!...
—C'est sûr! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les hommes se veuillent à toute force mêler des intérêts de Dieu... Madame, veuillez descendre... Pas un geste, vous autres... écartez-vous!... Descendez, madame!... (Fausta, éblouie, domptée, dominée, obéissait.) Bien... Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y êtes?... Attention, vous autres!...
Au même moment, Pardaillan lâcha Sixte-Quint. D'un saut, il fut en bas de l'estrade. Vingt poignards se levèrent; vingt piques ou hallebardes se croisèrent...
Pardaillan fonça comme il fonçait toujours dans les foules, c'est-à-dire droit devant lui, sans un mot, la pointe de l'épée partout à la fois; devant, à gauche, à droite, du sang gicla, des imprécations sauvages retentirent, et, presque dans la même seconde, le chevalier, sans une blessure, mais son pourpoint déchiré en deux ou trois endroits, atteignait la porte du pavillon, se ruait à l'intérieur, et s'enfermait... barricader les deux portes fut pour lui l'affaire de quelques minutes.
Fausta s'était assise dans l'un des fauteuils qui avaient été placés là pour les cardinaux, et, ramenant son voile sur son visage, en proie à cette terrible émotion qui l'avait saisie dans la cathédrale de Chartres, méditait...
Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu'au dehors les cris de mort retentissaient plus violents et que déjà les gardes de Sixte cherchaient à enfoncer la porte. Quand il fut certain d'avoir gagné au moins une heure de répit, Pardaillan se mit à frapper sur la porte en criant d'une voix qui couvrit les hurlements de mort:
—Un peu de silence, que diable! on ne s'entend pas! Je veux parler à votre maître!...
Sans doute, Sixte-Quint dut faire un signe, car, bientôt, le silence se rétablit par degrés.
—Vénérable et saint père de la Chrétienté, dit Pardaillan, êtes-vous là?
—Que voulez-vous? dit une voix rude qu'il ne connaissait pas et qui était celle de Rovenni.
—Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler à M. Peretti qu'en certaine circonstance et en certain moulin il n'a pas eu à se plaindre de moi...
—Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence et ses criminelles menaces d'aujourd'hui, fit la voix du pape. Cardinal, demandez-lui si c'est là tout ce qu'il a à nous dire, et ajoutez qu'en reconnaissance de ce service passé je lui accorde une heure pour dire ses prières...
—Vous avez entendu? gronda Rovenni.
—Oui! Dites à Sa Sainteté qu'avant les trois heures que vous mettrez certainement à défoncer cette porte, avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi, par des gens qui n'auront peut-être pas pour le Saint-Père tout le respect que j'ai pour lui... c'est encore un service que je rends à Sa Sainteté!
—Misérable et insolent impie, vociféra Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte!...
Mais le pape fit un geste, et la meute s'arrêta court.
—J'ai vu, étudié, pesé cet homme, dit-il. C'est l'audace incarnée. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Partons! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons à Lyon. De là, nous gagnerons l'Italie et Rome... Mon cher Rovenni, dites à vos compagnons qu'il y a pour tous indulgence plénière... sans compter le reste. Quant à vous, vous savez ce qui vous attend... Partons maintenant. Il serait horrible que, sur la fin de mes jours, j'aie la douleur de voir les meilleurs d'entre les nôtres égorgés par des truands!... »
Sixte-Quint, alors, s'avança jusqu'à la porte du pavillon.
—Mon fils, dit-il, êtes-vous là?...
—Certes, Saint-Père. Tout à votre dévotion! répondit Pardaillan.
—Recevez donc ma bénédiction: c'est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour à Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. A défaut de Sixte-Quint, vous y trouverez sûrement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch...
—Saint-Père, cria Pardaillan, je reçois avec joie votre bénédiction, mais avec plus de plaisir encore l'invitation de M. Peretti, que j'ai toujours considéré comme un très habile homme!
—Brigand! murmura Sixte-Quint qui, pourtant, ne put s'empêcher de sourire.
Et il s'éloigna, suivi de ses gens d'armes et gentilshommes, tandis que le choeur des schismatiques enfin réconciliés, Rovenni en tête, entonnait avec plus d'ardeur que jamais le Domine, salvum fac pontificem...
En somme, et bien que Fausta lui échappât, le but de Sixte-Quint était atteint: il venait de détruire le schisme en le frappant au coeur même.
Une demi-heure après le départ du pape, Pardaillan, n'entendant plus rien, se hasarda à démolir en partie les fortifications qu'il avait élevées dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l'esplanade et l'estrade étaient également vides. Alors, il sortit, inspecta l'étendue du terrain de culture et ne vit plus personne.
Il revint à l'esplanade et, pensif, s'arrêta près de la croix couchée sur le sol... la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodère.
—Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice. Elle n'est coupable que d'être trop jolie...
Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n'éprouver aucune émotion ni des scènes tragiques qui venaient de se dérouler, ni du danger auquel elle venait d'échapper.
Fausta le considéra quelques instants, cherchant peut-être à percer du regard cette enveloppe d'ironie et d'insouciance, qui masquait la physionomie du chevalier.
—Vous m'avez sauvé la vie, dit-elle enfin. Pourquoi?
Pardaillan releva la tête fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient à ce moment une sorte d'auréole.
—Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des hérésies, des mises en croix, si nous échappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce prêtre (il montrait les cadavres de Léonore et de Farnèse), si nous rentrons enfin dans le naturel, je vous répondrai seulement ceci: j'ai vu une femme qu'on allait tuer; j'ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un être sans défense, et, sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouvé le fer au poing devant les fauves...
—Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fût trouvée à ma place, vous l'eussiez défendue.
—Sans doute! dit Pardaillan.
Fausta, pensive, baissa la tête, peut-être pour cacher la pâleur qui envahissait son visage.
—Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser à mon tour une question?... Oui?... La voici: pourquoi le sire de Maurevert m'avait-il donné rendez-vous aujourd'hui à midi, près de la porte Montmartre?...
—Parce que je lui en avais donné l'ordre, dit Fausta avec calme; parce que Maurevert devait vous amener ici à un moment où mon triomphe était assuré; que, sans la trahison des miens, vous eussiez été enveloppé ici par des gens de Guise; et, qu'enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre près de ces deux corps...
Un frémissement agita Pardaillan. Dans son coeur se déchaîna la furieuse envie de sauter sur cette femme, et de lui écraser la tête comme à une vipère...
Pendant quelques secondes, Fausta put croire que Pardaillan allait la tuer... Pourtant, il ne bougeait pas... il ne faisait pas un geste... Sa figure reprit son apparence d'insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit à rire, s'inclina, et, d'une voix exempte d'amertume, répondit:
—Je suis vraiment au regret, madame, que vos voeux n'aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit?
Fausta devint blême. Son orgueil souffrit plus qu'il n'avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain. Des larmes perlèrent à ses cils.
Une force inconnue la poussait vers cet homme qu'elle eût voulu tuer et qu'elle adorait. Le souvenir de la cathédrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit... Elle entendit la réponse de Pardaillan:
«J'ai aimé... j'aime à jamais la morte... morte au monde, vivante toujours dans mon coeur! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous aimerai...»
Et les paroles qu'elle criait au fond d'elle-même se figèrent sur ses lèvres blanches. Elle demeura glacée dans son attitude d'orgueil... Et la haine, avec la honte de sa défaite, une fois de plus triompha en elle.
—Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j'aurais en effet un dernier service à vous demander: je crains que le départ des gens de Sixte ne soit un piège... Sous la garde de votre épée, je ne redouterais pas une armée. Mais peut-être ne voudriez-vous pas m'accompagner jusque dans Paris?...
—Pourquoi non, madame? répondit Pardaillan.
—Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc m'attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans quelques instants...
Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s'incliner; puis, d'un pas tranquille, sans retourner la tête, il s'éloigna et traversa le terrain de culture.
Alors, Fausta ramena son regard près d'elle et vit les deux corps abattus près de la croix: Farnèse et Léonore enlacés dans l'étreinte du suprême baiser qu'avait cherché l'amant... Un pâle sourire vint crisper ses lèvres.
«Celui-là, du moins, a reçu le châtiment de la trahison, murmura-t-elle. Quant aux autres, quant à ce misérable Rovenni, quant à ces lâches, ces fous, trois fois fous...»
A ce moment, l'abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut, toute pâle et tremblante.
—Ah! madame, dit-elle, quelle catastrophe!... Vaincues... nous sommes vaincues!...
—Qui vous dit que je sois vaincue! gronda Fausta. Est-ce que je puis être vaincue!... Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre l'esprit. Mais, moi, je ne perds pas la mémoire de ce que je dois... Vous m'avez bien servie, et ce n'est pas votre faute si un incident recule de quelques jours l'exécution de mes projets. Envoyez donc quelqu'un à mon palais dès aujourd'hui, la somme convenue vous sera remise...
Claudine s'inclina avec un cri de joie:
—Vous êtes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous êtes la générosité!
—Vous vous trompez, dit froidement Fausta; je sais seulement payer mes dettes, d'argent, d'amitié... ou de haine. Prenez soin de ces deux corps et veillez à ce qu'ils soient enterrés dans le cimetière de l'abbaye...
Fausta se dirigea alors vers l'appartement de l'abbesse qui l'aida elle-même à se dévêtir de son lourd et splendide costume, à la fois religieux et royal. Puis Fausta descendit, et, devant le portail de l'abbaye, trouva Pardaillan qui l'attendait.
La litière, qui avait amené le prince Farnèse et maître Claude, était toujours là. Le cheval de l'homme, qui était venu les chercher, était attaché à un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval; Fausta monta dans la litière; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l'on fut hors des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixé sur le chevalier, qui se tenait près de la litière. Pardaillan entrerait-il, oserait-il entrer dans Paris?...
On arriva à la porte: Pardaillan franchit le pont-levis, et passa sous la voûte. Alors, Fausta, un éclair de joie aux yeux, retomba sur les coussins en murmurant:
«L'insensé!...»
Tant que Pardaillan avait descendu les pentes de la colline, il avait regardé au loin et inspecté les abords de la porte Montmartre. L'heure que Maurevert lui avait assignée était passée. Et Pardaillan ne doutait pas que cet homme ne fût déjà au courant de ce qui s'était passé à l'abbaye. Il ne fut donc nullement surpris de ne pas apercevoir Maurevert.
Il avait donc franchi la porte et s'était mis à suivre la rue Montmartre. Au moment où il disparaissait sous la voûte, une tête pâle surgit d'entre les touffes d'un buisson, deux yeux flamboyants l'escortèrent quelques instants, et l'homme, sortant de sa retraite, demeura immobile, agité par un tressaillement de joie sauvage.
C'était Maurevert...
Il eut le même mot qu'avait eu Fausta:
«L'insensé!...»
Maurevert avait accompli son voyage à Blois; il y avait rempli la besogne d'espionnage que Guise lui avait confiée. Puis, une fois en possession de renseignements précis sur la garnison du château, sur les habitudes de Henri III, enfin sur la possibilité d'un coup de main à tenter contre la personne et l'entourage du roi, il avait repris le chemin de Paris de façon à se trouver le 21 octobre, à midi, aux environs de la porte Montmartre.
Le 20 octobre au soir, il était à Paris. Le lendemain matin, il s'apprêta, s'arma soigneusement, et, quand il fut habillé, revêtu de sa cotte de mailles sous le pourpoint et de sa cuirasse de cuir sur le pourpoint, quand il fut prêt, il s'aperçut qu'il avait encore quatre heures devant lui. Mais il ne tenait plus en place et, étant sorti, il gagna directement la porte Montmartre et choisit un endroit d'où il pouvait tout voir sans être vu.
S'étant assis dans l'herbe, à l'abri d'un fourré, il se ménagea une ouverture à travers les feuillages épais, et dès lors ne bougea plus, son regard fixé sur la porte. Il souriait vaguement et s'ingéniait à compter le temps qui le séparait encore de midi. Puis il combinait la scène...
Pardaillan et Charles d'Angoulême apparaissant... et lui, marchant à leur rencontre, le visage empreint d'une gravité convenable, et disant:
«Messieurs, je vous ai promis qu'aujourd'hui, à midi, je me trouverais ici... m'y voici! Je vous ai promis que vous verriez aujourd'hui celle que vous cherchez... Suivez-moi et vous allez la voir!...»
Et il se mettait aussitôt en marche vers l'abbaye... il y entrait... et là, que se passerait-il? Il ne savait pas... Mais, ce qu'il savait bien, c'est que Fausta avait dû préparer un traquenard où Pardaillan devait succomber.
A cet instant, il fut secoué d'un grand frisson et faillit jeter un cri: trois hommes venaient de sortir de la porte Montmartre et s'élançaient vers l'abbaye!...
Il reconnut aussitôt les deux premiers: c'était Pardaillan et Charles d'Angoulême; quant au troisième, il ne le connaissait pas, et c'est à peine d'ailleurs s'il le vit...
Maurevert demeura stupéfié par l'horreur de ce qu'il entrevoyait. Si Pardaillan se montrait à cette, heure, bien avant le rendez-vous, ce n'était pas pour le chercher! Bien mieux! Pardaillan montait à cette abbaye où il devait le conduire!... Pardaillan était donc prévenu!...
«Oh! gronda Maurevert en se mordant les poings, c'est à devenir fou! Le démon m'échapperait encore!...»
Il essuya son front ruisselant de sueur, et, comme Pardaillan avait disparu, il se leva, sortit de sa cachette et à son tour s'élança vers l'abbaye.
Lorsque deux heures plus tard il redescendit les pentes de Montmartre, Maurevert pleurait... La secousse était terrible. Il se sentait faible comme un enfant. Plus d'espoir. Tout était fini...
Comment eut-il l'idée de reprendre sa place dans ce buisson où il s'était abrité le matin? Qu'espérait-il encore?... Tout à coup, il aperçut Pardaillan, escortant la litière de Fausta!
Maurevert ne se demanda pas pourquoi Fausta et Pardaillan rentraient ensemble. Dès qu'il eut vu Pardaillan franchir la porte, il rentra dans Paris; un héraut d'armes passait. Maurevert l'obligea à descendre de son cheval, sauta en selle, et, ventre à terre, prit le chemin de l'hôtel de Guise.
Le duc était en conférence dans son cabinet. Maurevert écarta violemment gardes et domestiques, ouvrit la porte, s'avança vers Guise stupéfait, et dit:
—Monseigneur, Pardaillan est dans Paris!
Guise, qui s'apprêtait à rudoyer l'intrus, pâlit à ces mots.
—Monseigneur, répéta Maurevert, votre ennemi acharné, celui à qui vous devez votre défaite de Chartres, vient d'entrer dans Paris...
—Il faut saisir le drôle! s'écria Maineville.
—Paix, Maineville! dit le duc de Guise. Voyons, Maurevert, précise: quand, comment l'as-tu rencontré?... Et d'abord, depuis quand es-tu de retour?...
—Depuis une heure, monseigneur. Je me rendais ici lorsque je vis Pardaillan qui cheminait le plus paisiblement du monde, venait de la porte Montmartre qu'il venait de franchir. Ah! monseigneur, vous pouvez croire que j'ai dû me faire violence pour ne pas provoquer sur-le-champ ce démon... mais j'ai pensé que ce gibier vous appartenait...
Guise grinça des dents. Cette insolente audace de Pardaillan pénétrant dans Paris en plein jour et sans se donner la peine de se cacher l'humiliait et l'exaspérait.
A ce moment, un valet de chambre du duc entra et annonça:
—Un homme est là, chargé d'un important message de Mme la princesse Fausta.
Maurevert recula de quelques pas en frémissant. Si le duc connaissait ses secrètes accointances avec Fausta, il était perdu. Guise avait fait un signe. L'homme annoncé pénétra dans la pièce et s'inclina devant le duc.
—Parle! dit celui-ci.
—Voici, monseigneur, dit l'homme. Mme la princesse est sortie ce matin de Paris pour une affaire que j'ignore. Selon la coutume, divers serviteurs étaient échelonnés de distance en distance sur le trajet que devait suivre Sa Seigneurie au cas d'un ordre à recevoir. J'étais posté près de la porte Montmartre (Maurevert dressa les oreilles). J'ai vu revenir la litière de Sa Seigneurie. Naturellement, je n'ai pas bougé. Mais, lorsque la litière est passée près de moi, j'ai vu les rideaux s'entrouvrir, et ce papier roulé en boule est tombé à mes pieds, en même temps que ces mots me parvenaient: Hôtel de Guise!... Alors, je suis venu, monseigneur, et voici le papier...
Guise déroula rapidement le papier, et lut ces mots:
«Faites cerner la Cité: j'y conduis Pardaillan!...»
—Ah! ah! tu avais raison, Maurevert! s'écria Guise. En chasse donc!... Bussi, prends cent hommes au Châtelet, postes-en cinquante au pont Notre-Dame, et cinquante au Petit-Pont!... Maineville, prends cent hommes à l'Arsenal: cinquante au pont aux Changeurs, cinquante au pont Saint-Michel... Maurevert, prends cent hommes au Temple, dont tu mettras cinquante au nouveau pont, et cinquante au pont des Colombes. Moi, je vais me poster sur le parvis Notre-Dame avec tout ce que j'ai de monde ici. Le drôle est dans la Cité... Dusse-je démolir l'île entière, cette fois il ne m'échappera pas!...
Pendant que le duc de Guise mettait sur pied près de quatre cents gens d'armes pour s'emparer d'un seul homme, que devenait le chevalier de Pardaillan, cause involontaire de toute cette émotion?
Pardaillan avait traversé Paris, chevauchant toujours à une quinzaine de pas devant la litière de Fausta. Il était entré dans la Cité et avait fini par s'arrêter devant la sinistre maison de fer. Il sauta en bas de sa monture et tendit le bras pour que Fausta pût s'y appuyer en descendant de sa litière.
Pardaillan alla soulever le heurtoir. La porte s'ouvrit. Fausta regarda fixement Pardaillan.
—Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en mon logis?
Une seconde, Pardaillan fut tenté de pousser la bravade jusqu'au bout; mais, décidément, le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de fer ne lui inspirait que des réflexions de défiance.
—Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais déjà l'intérieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien à une nouvelle visite, et, d'ailleurs, depuis certaine aventure qui m'arriva justement dans une maison de la Cité, vous n'avez pas idée comme j'ai horreur d'être enfermé; c'est à un tel point que je passe maintenant mes nuits à la belle étoile... Que dois-je faire de ce cheval?
—Gardez-le! fit gravement Fausta. sinon en amitié, du moins en souvenir de moi.
Pardaillan attacha la bête à un anneau et répondit:
—Hélas! madame, je ne suis qu'un pauvre gentilhomme sans maison ni écurie... J'ai déjà une monture équipée; si j'acceptais celle que vous voulez bien m'offrir, je serais forcé de la laisser mourir de faim. Sur ce, madame, daignez me permettre de prendre congé...
—Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez remercié!...
Pardaillan s'inclina profondément, tandis que Fausta rentrait à l'intérieur de son palais.
Pardaillan longeait sans hâte maintenant les bords du fleuve, et ce fut ainsi qu'il parvint non loin du pont Notre-Dame, au moment même où une troupe d'une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont.
«Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Garons-nous, à tout hasard! »
Il fit donc un crochet à gauche et parvint dans la rue de la Juiverie, d'où il put constater que le pont Notre-Dame était gardé. Il était d'ailleurs bien loin de supposer que c'était à lui qu'on en voulait. Il fit volte-face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le Petit-Pont. A cent pas il s'arrêta. Là encore, il y avait une troupe de cavaliers, et la chaîne était tendue!
Sans autre inquiétude que celle du temps perdu, il se dirigea donc vers la rue de la Barillerie; de ce côté, il pourrait déboucher soit sur le quai de la Mégisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans frémissement que le chevalier vit ces deux pont également barrés.
Enfin, lorsqu'il eut constaté qu'il n'y avait pas davantage moyen de passer par le pont aux Colombes, ni même par les échafaudages des constructions du Pont-Neuf, il dut bien s'avouer qu'il était prisonnier dans la Cité.
Du pont Notre-Dame au pont des Changeurs, des hommes d'armes s'étaient détachés et s'échelonnaient de façon à former une haie.
A ce moment même, Pardaillan s'aperçut que, de toutes parts, ces troupes pénétraient dans les rues de la Cité... Non seulement, il était cerné, mais il allait être reconnu!...
Il était évident qu'on traquait quelqu'un.
Une foule s'amassait peu à peu pour voir saisir et peut-être pendre ou brûler les individus recherchés.
Pardaillan marchait, poussé par ce flot humain qui montait et débordait. Et ce fut à ce moment qu'il entendit prononcer son nom. Son nom prononcé d'abord par l'un des officiers qui dirigeaient l'opération le fut ensuite par un autre, puis par un autre encore!...
Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C'était lui qu'on recherchait! C'était pour lui que la Cité était envahie, c'était contre lui que retentissaient les cris de mort!...
Il jeta un regard à droite, à gauche, devant et derrière. Devant, c'était une troupe qui s'avançait lentement, s'arrêtant de logis en logis. Derrière, c'était une troupe pareille devant laquelle il fuyait. A gauche, c'était les maisons de la rue de la Calandre, avec des gens penchés aux fenêtres. A droite, enfin, c'était un terrain vague, pelé, galeux, à l'herbe rare, au fond duquel se dressait l'arrière-bâtisse du Marché-Neuf. Et, vers le milieu de ce terrain vague, s'élevait une maison solitaire aux fenêtres hermétiquement closes.
Mais, de son coup d'oeil sûr et prompt, Pardaillan remarqua aussitôt que, si les fenêtres de ce logis étaient fermées, il n'en était pas de même de la porte, qui était entrebâillée... Il s'y dirigea de son pas le plus tranquille. La situation était affreuse... Et, de l'effort qu'il faisait pour paraître paisible et ne pas se précipiter, Pardaillan sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes... Mais il s'était trouvé déjà à plus d'une aventure de ce genre et savait conserver une allure et un visage de sang-froid, alors même que son coeur battait la chamade.
Au moment où il atteignait la porte entrebâillée de cette singulière maison, les gens d'en face le virent de leurs fenêtres et lui crièrent;
—Prenez garde! N'entrez pas!...
Mais Pardaillan n'entendit pas: il poussa la porte, pénétra dans une sorte de vestibule, et, ayant tranquillement poussé la porte derrière lui, cria;
—Y a-t-il quelqu'un dans ce logis?...
Aucune réponse ne lui parvint. Alors, il se décida à ouvrir; il se trouva dans une pièce assez vaste, garnie de quelques meubles d'aspect sévère; pour tout ornement aux murs, il n'y avait qu'un crucifix.
«C'est le logis de quelque chanoine de Notre-Dame, songea Pardaillan. Si ce brave prêtre rentre, je suppose qu'il ne me trahira pas...»
Mais, pendant qu'il songeait ainsi, Pardaillan remarqua qu'une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Il y avait d'ailleurs un certain désordre dans cette pièce. Il y régnait une atmosphère de moisi...
Pardaillan sentait une sorte d'angoisse étreindre son coeur. Enfin, ne pouvant plus supporter cette pesante tristesse qui semblait descendre des murs nus de cette pièce, il se secoua et alla pousser une porte par où il pénétra dans une chambre voisine. Cette chambre était plus claire que la première. En effet, dans la pièce qu'il venait de quitter, les fenêtres fermées ne laissaient filtrer qu'un faible rayon de jour.
Dans celle où il venait d'entrer, il n'y avait pas de fenêtre, mais un oeil-de-boeuf placé très haut et que, du dehors, on ne pouvait certainement pas atteindre. La lumière arrivait par là sans obstacle.
«Ouf! respira Pardaillan. J'ai cru que j'étouffais! C'est sans doute l'oratoire de ce chanoine... ici, au contraire, devait être son lieu de récréation...»
Comme il murmurait ces mots, son regard tomba sur un certain nombre d'objets qui garnissaient les murs. Car si, dans la première pièce, il n'y avait aux murs qu'un crucifix, dans celle-ci, les murailles étaient très ornées... Mais ces ornements firent pâlir le chevalier.
C'était toute une collection de haches. C'étaient des couteaux d'une certaine forme, larges et effilés comme des couteaux de boucher. C'étaient des masses de fer, hérissées de clous. C'étaient des paquets de corde accrochés en bon ordre. C'étaient enfin de bizarres instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela méthodiquement rangé, et d'ailleurs couvert d'une épaisse couche de poussière.
Pardaillan se sentit tressaillir, et un étrange malaise s'empara de lui. Sur une table, au milieu de cette pièce, quelques parchemins étaient demeurés.
A ce moment, un murmure confus de la foule se rapprocha de la maison solitaire. Mais Pardaillan n'entendait rien... Il s'approcha de la table poussiéreuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s'entassaient l'un sur l'autre une trentaine de parchemins... Et, ayant jeté les yeux sur celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu'il portait le sceau de la grande prévôté.
Sous la poussière, il put déchiffrer les premiers mots... Et, alors, il recula, pris d'un frisson... La maison solitaire et triste venait de lui révéler son secret!... Ces parchemins, c'étaient des ordres d'exécution! Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c'étaient des instruments de supplice! Cette maison, c'était le logis du bourreau!
Comme il reculait, frémissant, n'ayant plus qu'une idée: sortir... comme il atteignait le vestibule, des coups violents ébranlèrent la porte d'entrée, et une voix, dehors, dominant le tumulte, cria:
—Il est là, monseigneur! Nous le tenons!
Pardaillan reconnut la voix de Maurevert!...
—Qu'on cerne cette maison! commanda une autre voix, que le chevalier reconnut pour être celle de Guise.
Il jeta un regard d'angoisse sur la porte. Elle était solide, heureusement. Il comprit qu'il avait quelques minutes devant lui pour prendre une décision. D'un bond, il fut dans la pièce où il était entré d'abord, courut à la fenêtre, leva le châssis, et, par une fente des lourds volets fermés, put voir ce qui se passait dehors:
Guise à cheval, au milieu d'une troupe de cavaliers. Devant la porte, une vingtaine de gens d'armes qui soulevaient un madrier pour s'en servir comme d'un bélier. Maurevert était là!... C'était lui qui dirigeait l'opération.
Près de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville, Derrière cette troupe de cavaliers, c'était la foule...
Pardaillan revint dans le vestibule au moment où un grand cri, dehors, saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte du haut en bas.
—Allons, murmura-t-il, c'est la fin! Je vais laisser ici mes os... Et quand je pense que ce Maurevert...
Il s'arrêta court, les poings crispés; une pâleur de désespoir s'étendit sur son visage...
Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une étroite pièce qui servait de cuisine à la servante du bourreau. La cuisine s'ouvrait sur une cour entourée de hautes murailles. Mais, contre le mur du fond, se dressait une échelle.
Pardaillan monta. De la tête, il dépassa la crête du mur... Il vit alors qu'il dominait une infecte et étroite ruelle, un boyau qui se subdivisait en deux brandies dont l'une faisait communiquer la rue de la Calandre avec le Marché-Neuf, et dont l'autre, perpendiculaire à ce dernier, s'enfonçait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour aboutir à la Seine.
Pardaillan vit tout cela d'un coup d'oeil. Mais il vit aussi qu'une dizaine de gens d'armes gardaient la ruelle. Alors, il redescendit, rentra dans la maison du bourreau, et, quelques instants après, reparut, une hache à la main. Presque aussitôt il se trouva de nouveau en haut de l'échelle.
A ce moment, dans la rue de la Calandre, une furieuse clameur s'éleva: la porte était défoncée; les troupes de Guise se ruaient dans la maison... mais Maurevert n'était pas entré!... Derrière lui, Pardaillan entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas précipités...
—A mort! hurlait la foule.
Pardaillan s'assit sur le mur... et sauta...
—Place! rugit-il en tombant sur ses pieds.
Les gardes postés là, un instant stupéfaits, cherchèrent à se réunir, et déjà Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levée s'abattit, toute rouge, une trouée se fit, et, pareil au sanglier qui, avant de mourir, fonce à travers la meute, Pardaillan passa...
D'un bond, il s'écarta, se rua en avant, et, se retournant tout à coup, lança sa hache à toute volée... Trois hommes tombèrent, blessés ou morts...
—Alerte! alerte! vociféraient les gardes.
En un clin d'oeil, les gens d'armes de la rue de la Calandre envahissaient la ruelle; du haut du mur de la maison de Claude, d'autres se lançaient... Le boyau, en quelques secondes, fut rempli de gens qui se heurtaient, se pressaient, s'étouffaient...
Pardaillan s'était élancé d'un bon pas. Il avait mis l'épée à la main, et marchait droit devant lui, sans tourner la tête...
Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante, Pardaillan déboucha tout à coup derrière Notre-Dame. La meute était sur ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque; il se disait:
—Si je fais un faux pas, si je m'arrête, si je me retourne, je suis mort!
Et, pourtant, il fallait que cela finît!... La Cité tout entière était cernée; les berges gardées... ou aller?... Il n'avait qu'une ressource unique: descendre sur une berge, et passer coûte que coûte, se jeter dans la Seine!... Mais en aurait-il le temps?... Et pût-il même se jeter à l'eau, est-ce qu'il ne serait pas repris aussitôt!...
Comme il débouchait du boyau dont l'étroitesse même l'avait sauvé, il comprit que, sur cet espace plus large, il allait être enveloppé par les poursuivants et qu'il allait tomber là, avec cette dernière espérance de se faire tuer plutôt que de retomber aux mains de Guise et de Maurevert... Le désespoir l'envahit.
Dans ce suprême regard d'adieu au monde qu'il jetait autour de lui, il se vit devant une maison sinistre à la porte de fer. Le palais Fausta!... Il était venu mourir devant le palais de Fausta!...
Un éclat de rire insensé gronda sur ses lèvres blanches, et il fit un dernier bond vers l'auberge du Pressoir-de-Fer, escalada les marches, renversa a coups de pommeau quelques buveurs qui lui barraient le passage, et, toujours droit devant lui, de pièce en pièce, il fonça... sans savoir, éperdu, enragé de mourir avant Maurevert!...
Dans le même moment, l'auberge fut pleine de tumulte... Les poursuivants s'y jetaient tous ensemble... De pièce en pièce, les hurlements frénétiques poursuivaient Pardaillan; fermer les portes lui était impossible... déjà, il avait senti les rapières ou les piques des plus avancés le heurter... Une clameur de mort, sinistre, affreuse, emplit ses oreilles... et, acculé dans la dernière pièce de l'auberge, continuant sa course éperdue, il vit une fenêtre ouverte, l'enjamba... sauta dans le vide!...
A la fenêtre, des coups d'arquebuse éclatèrent. Quelques instants, l'auberge fut pleine de vociférations, puis toute cette foule reflua, l'auberge se vida rapidement, et tous se précipitèrent au bord de l'eau.
A ce moment, arrivait Maurevert, haletant, livide, sa dague à la main. Derrière lui, le duc de Guise survint et gronda:
—Où est le truand? Pourquoi n'est-il pas arrêté?...
—Monseigneur, cria un officier, des bords de la Seine, le sire de Pardaillan s'est jeté dans la Seine; il est d'ailleurs blessé.
—Qu'on détache toutes ces barques, ordonna Guise; qu'on surveille le fleuve, et, dès que l'homme apparaîtra, un bon coup d'arquebuse dans la tête!...
Et, se tournant vers Maurevert:
—Je crois que nous le tenons bien, pour le coup!
Maurevert ne répondit pas. Un sourire crispa ses lèvres, et, l'un des premiers, il se jeta dans une barque avec trois ou quatre hommes armés d'arquebuses. Quelques secondes après la chute, ou plutôt le saut de Pardaillan, la Seine était sillonnée de barques, tandis que, sur les rives, la foule attendait. Trois ou quatre cents hommes étaient prêts a faire feu sur Pardaillan dès qu'il se montrerait à la surface de l'eau.
Une heure passa... Pardaillan ne reparut pas. Il fut évident pour tous qu'il s'était noyé et que son corps roulé par le courant avait dû aller se perdre plus loin.
Pardaillan, lorsqu'il sauta par la fenêtre de l'auberge, ne se doutait pas qu'elle donnait sur la Seine. En se sentant s'enfoncer dans l'eau, la pensée lui vint qu'il pourrait peut-être essayer de remonter le courant et de prendre pied sur les berges de l'île Notre-Dame (île Saint-Louis).
Mais, dans cette rapide seconde où l'eau bourdonnait dans ses oreilles, où ses vêtements collés à son corps le paralysaient, et où déjà la nécessité de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible, car, remonter à la surface, c'était courir au-devant des balles, dans cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent désordonnés; de tout son effort, il lutta à la fois contre le courant qui l'entraînait et contre la poussée naturelle de bas en haut; il suffoquait; il tournoyait sur lui-même, pris dans le remous du fleuve venant se briser à cette pointe de la Cité... Bientôt, la respiration lui manqua... et il étendit les bras, dans un dernier spasme...
Dans cet instant, il éprouva le violent tressaillement de l'homme qui va mourir et qui entrevoit un moyen de salut... En effet, dans ce mouvement suprême que ses bras venaient de faire sous l'eau, sa main crispée venait de heurter quelque chose... il ne savait quoi... c'était un poteau enfoncé dans le fleuve... Ses doigts raidis s'amarrèrent à cette chose, et, tout aussitôt, il s'y cramponna... En même temps, il se laissa remonter, se glissant, et, grimpant le long de ce poteau ou de cette poutre, et l'instant d'après, toujours cramponné à la poutre, il émergea...
Son premier regard fut pour chercher la fenêtre d'où il s'était jeté et essayer une dernière défense... Mais il ne vit rien au-dessus de sa tête... rien qu'un plancher de bois...
Pardaillan étouffa un rugissement de joie; il comprit que, dans la lutte contre le courant, il s'était jeté sous la prison du palais Fausta! sous cette pièce où il y avait un trou par où Fausta faisait jeter dans l'eau les cadavres des condamnés! Au même moment, il aperçut un treillis de fer... la nasse où il avait failli périr!...
Pardaillan se hissa le long de la poutre à laquelle il s'était accroché, sortit complètement de l'eau, et s'assit sur la première bifurcation de poteaux. Il était sauvé...
Du dehors, on ne pouvait le voir... Il entendait les cris de ceux qui le cherchaient et à qui, naturellement, l'idée ne pouvait venir de remonter le courant... En effet, peu à peu, les cris s'éloignèrent. Pardaillan eut alors un rire silencieux. Soudain, il fut frappé par une idée qui lui traversait le cerveau.
En effet, il se doutait bien que la Seine allait être surveillée dans son cours et sur ses berges, et qu'il lui serait très difficile de s'éloigner du refuge où il se trouvait. D'autre part, la pensée pouvait parfaitement venir à ceux qui le cherchaient de venir voir sous ce plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l'exécution suivait toujours de près la pensée, Pardaillan, de poutre en poutre, gagna le treillis de fer... la nasse de Fausta.
Il constata que le panneau qui formait ouverture était relevé; il l'était sans doute depuis le jour où l'on avait ouvert le passage aux cadavres... Redescendant le long du treillis avec la fermeté d'une résolution bien arrêtée, il plongea, et, bientôt, se retrouva dans l'intérieur de la nasse. Alors, il remonta jusqu'en haut, jusqu'au plancher même.
Cramponné d'un bras à la poutre à laquelle il s'accrochait, de l'autre bras allongé, il parvint à soulever la trappe qui fermait le trou carré. Alors, il se suspendit aux bords de ce trou, et se souleva par un tour de force musculaire. Quelques secondes plus tard, il était dans la pièce où il s'était battu contre les gens de Fausta, dans la salie des supplices. Elle était obscure, silencieuse...
La première pensée de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se secoua, s'ébroua, se défit de son pourpoint, prit toutes les mesures propres à le sécher autant qu'il était possible de le faire en pareille situation.
Plusieurs heures se passèrent ainsi... Pardaillan rhabillé, à peu près séché, commençait à sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin de bonne heure de la Devinière, il n'avait rien pris de la journée.
La nuit vint. Dans le mystérieux palais, aucun bruit ne se faisait entendre. Deux plans se présentaient au chevalier. Le premier, c'était de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le deuxième, c'était purement et simplement sortir du palais Fausta par la porte. S'il ne restait là que quelques domestiques, Pardaillan se faisait fort de les obliger à ouvrir cette porte! Il attendit donc deux ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le décida à agir.
Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de la salle des supplices. Elle était ouverte... Pardaillan traversa cette pièce qui ressemblait à l'avant-cachot de la mort... Après quoi, il se trouva dans une galerie qu'il se mit à suivre.
Cependant, il était plongé dans une obscurité profonde et marchait vers une vague de lumière, qu'il apercevait à une quinzaine de pas devant lui, dans la galerie... Lorsqu'il eut atteint ce rais de lumière, il s'aperçut qu'il venait de l'entrebâillement d'un double rideau de velours qui formait une large baie, ouverte à cet endroit. Pardaillan glissa un regard par cet entrebâillement, et vit une vaste salle, éclairée par quelques flambeaux, allumés de place en place.
Cette salle, il la reconnut aussitôt... C'était la magnifique pièce aux colonnades, aux statues, aux torchères d'or... la salle du trône!...
Il allait s'éloigner et continuer son excursion, lorsqu'il demeura cloué sur place... Il lui semblait qu'il venait d'entendre comme un léger bruit de pas.
Ce bruit venait de la grande salle du trône. Pardaillan colla son oeil à la fente des rideaux, et aperçut une sorte de fantôme vêtu de blanc qui marchait, ou plutôt glissait d'un pas majestueux.
«Fausta!»
C'était Fausta, en effet, calme, grave, sereine comme à son habitude. Derrière elle, venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa retomber le manteau dont il se couvrait à demi le visage.
«Le duc de Guise!»
Fausta s'était arrêtée vers le milieu de la salle, et, prenant place dans un fauteuil, avait indiqué un siège à Guise, qui s'assit lui-même.
«Voilà donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboya, voilà la femme qui a voulu me tuer à chacune de nos rencontres... et aujourd'hui même! Voici l'homme qui a jeté une meute à mes trousses et a bouleversé la Cité pour me faire assassiner!... Je les tiens là, tous deux... ils sont seuls... Si je me montrais tout à coup, et si, profitant de leur stupeur, je les frappais mortellement l'un et l'autre, ne serait-ce pas mon droit?»
Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais, bientôt sa physionomie s'apaisa, sa main retomba, et, pensif, il murmura:
«Ce serait mon droit peut-être... mais, alors, j'aurais mérité ce mot dont Guise m'a souffleté rue Saint-Denis... je serais un lâche! Non, ce n'est pas ainsi que je dois me venger... Ce mot, Guise doit en mourir... Il en mourra. Je l'ai juré... mais il faut qu'il sache qu'un Pardaillan ne frappe pas à l'improviste, et par derrière!...»
Fausta, au moment où elle avait quitté Pardaillan, sur le seuil de son palais, avait pu, à une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien pris ses précautions contre Pardaillan.
Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court répit dans la douleur affreuse qu'elle était parvenue jusque-là à cacher sous un visage immuable. Mais, à peine fut-elle enfermée, verrouillée dans sa chambre, seule, sa physionomie se décomposa, et des imprécations tordirent ses lèvres. Tout ce que la rage et la fureur à leur paroxysme peuvent suggérer à un esprit affolé de blasphèmes, de menaces, de projets hideux, Fausta le jura dans sa pensée, Fausta le bégaya en paroles rauques.
Elle s'était jetée tout habillée sur son lit, et la tête dans les dentelles des oreillers qu'elle déchirait de ses ongles et de ses dents, elle luttait contre la crise de désespoir qui s'abattait sur elle et la terrassait. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnèse, de Violetta, de Pardaillan se succédaient parmi des cris inarticulés, des invectives, des larmes, des gestes de folie...
Ces gentilshommes qu'elle avait enrichis, qui, le matin même, tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparût pour qu'ils tournassent contre elle les épées qu'elle avait solennellement distribuées en les bénissant!... Ces cardinaux qui s'agenouillaient à ses pieds!... avec quelle lâche ardeur ils avaient entonné le Domine, salvum fac Sixtum...
Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la crise.
Et, dans ce coeur, le fiel s'amassa goutte à goutte.
Fausta redevint plus femme, peut-être, et, rejetée du rang des anges, reprit sa place dans l'humanité. Lorsqu'elle remonta de cette descente aux enfers, Fausta sentit le calme revenir dans son esprit, elle songea à l'avenir, et voici ce qu'elle put nettement établir:
Elle venait de subir une défaite: elle perdait du coup toute possibilité de réaliser son rêve. Jamais elle ne serait à Rome la grande prêtresse reprenant la tradition de la papesse Jeanne. Mais, si elle ne pouvait être la papesse, elle pouvait, elle devait être reine...
Reine de France, c'était encore un magnifique et rutilant hochet, pour une imagination pareille! Reine de France par Guise, roi de France!... Et, plus tard, peut-être, reine absolue par la mort de Guise!...
D'abord, la mort de Henri III lui donnant la moitié de la royauté. Puis, la mort de Guise lui donnant la royauté tout entière. Et, en attendant, c'était la vengeance assurée!... Avec Guise, avec Alexandre Farnèse, elle entreprenait la conquête de l'Italie, enfermait le pape dans Rome, ne lui laissant qu'une puissance illusoire... tout le rêve de Machiavel, de César Borgia, de tant de penseurs et de tant de reîtres conquérants.
Elle sauta à bas de son lit, s'assit devant une glace, chef-d'oeuvre des fabriques de Venise, et, pendant une heure, par des lotions réitérées, par le secours des fards auxquels elle recourait bien rarement, s'étudia à effacer de son visage ravagé jusqu'à la moindre trace de larmes.
Lorsqu'elle y fut parvenue, elle écrivit une lettre qui fut aussitôt portée à l'hôtel de Guise. Deux heures plus tard, le duc, de Guise était au palais de Fausta.
—Je vous écoute, madame, dit le duc de Guise lorsqu'il eut pris place dans le fauteuil que Fausta venait de lui désigner. Mais, avant de commencer ce grave entretien, peut-être serait-il bon que je m'assure... que nous sommes bien seuls. »
Et Guise, d'un regard, fouilla non seulement les coins d'ombre amassés au fond de la vaste salle presque funèbre dans sa somptuosité, mais aussi le visage de Fausta.
—Oui, dit celle-ci, vous vous souvenez d'un entretien que vous avez eu avec la reine Catherine, où vous vous êtes cru bien seul, où vous avez dit tout ce que vous aviez sur le coeur... et vous pensez que peut-être, moi aussi, j'ai posté derrière un rideau quelque Sixte qui recueillera vos paroles. Rassurez-vous. Nous sommes ici sous le regard de Dieu, qui, seul, peut nous voir et nous entendre... Monsieur le duc, continua Fausta, lorsque, voici trois ans de cela, vous vîntes à Rome pour implorer l'assistance de Sixte-Quint, Sa Sainteté vous donna sa bénédiction... moi, je vous donnai deux millions en vieil or un peu bruni par le temps, mais qui n'en avait pas moins cours... Vous me demandâtes alors ce que je voulais en échange, et je vous répondis: «Plus tard, vous le saurez!...»
—C'est vrai, dit Guise en s'inclinant, et ma reconnaissance...
—Ne parlons pas de reconnaissance, duc; parlons de nos intérêts... Je continue. A notre deuxième entrevue, vous m'exposâtes vos espérances. Vous vouliez être roi!...»
Guise pâlit et jeta autour de lui des regards inquiets.
—Nous sommes seuls, reprit Fausta, non sans une pointe de dédain et d'impatience. Donc, vous vouliez être roi. Et vous n'osiez pas!... Ce que vous n'osiez pas faire, je l'ai fait!... Tous ces fils ténus de la Ligue, je les ai rassemblés. J'ai jeté mes agents sur la France. En même temps, je vous montrais ce que coûtait chaque homme, chaque dévouement, chaque pensée acquise; en sorte qu'avec les deux millions que je vous ai remis à Rome vous savez maintenant que vous m'êtes redevable de dix millions...
—C'est vrai, dit Guise en passant une main sur son front.
—Par dix fois, par vingt fois, vous m'avez demandé ce que j'exigeais en retour. Je vous ai répondu: «Vous le saurez plus tard!...» Et, si vous n'êtes pas déjà sur le trône, ce n'est pas ma faute, c'est la vôtre!...
—C'est encore vrai, dit le duc en frémissant.
—Après la fuite de Henri de Valois, reconnaissant que vous me deviez votre victoire et votre future couronne, vous m'avez encore demandé quel était mon but et ce que j'attendais de vous. Je vous ai répondu: «Vous le saurez quand l'heure sera venue...» L'heure est venue!
—Demandez-moi ma vie, madame, je serai heureux de vous l'offrir.
—Votre vie, duc, vous est à vous trop précieuse et me serait à moi de trop peu d'utilité. Gardez-la donc... Ce que j'ai à vous demander, en revanche de tout ce que j'ai fait pour vous, continua Fausta, pourra vous sembler plus difficile à donner que votre vie. Vous avez noblement patienté des années... vous pouvez bien patienter encore quelques minutes. Voici d'abord mes preuves. Vous voulez être roi. Pour cela, il faut d'abord que le roi régnant meure; ensuite que vous puissiez écarter le prétendant naturel et légitime, qui est Henri de Bourbon, roi de Navarre; enfin, que vous puissiez éviter une guerre civile et régner avec l'assentiment des parlements de Paris et des provinces. Tout cela est-il juste?
—Parfaitement juste, madame!
—Je vais vous prouver, monsieur le duc, qu'aucun de ces événements ne peut arriver que par mon assentiment exprès et que, si je le veux, vous ne serez pas roi de France; que, si je le veux, vous serez traité comme rebelle et soumis au châtiment qui frappe les rebelles en ce beau pays de France... Je reprends point par point. Nous disons qu'il nous faut, d'abord, la mort du roi régnant... Eh bien, si je veux, Henri de Valois ne mourra pas. En effet, si je ne leur donne pas contrordre, deux cavaliers vont partir à la pointe du jour, l'un pour Blois, l'autre pour Nantes. Je vous le répète, ces deux cavaliers, si je ne les vois pas moi-même cette nuit, si je ne leur retire pas leurs missives, seront en route dans quelques heures. Le premier porte au roi de France la preuve que vous le voulez assassiner...
Guise grinça des dents; et, si son regard eût pu foudroyer Fausta, elle fût tombée à l'instant.
—Le deuxième, poursuivit Fausta imperturbable, est à destination de Nantes, où se trouve le roi de Navarre, avec douze mille fantassins, six mille cavaliers et trente canons. Ma dépêche le prévient de vos intentions et lui prouve qu'il n'y a qu'un moyen pour lui de conserver la couronne à la mort de Henri III. C'est de s'unir au roi de France et de marcher avec lui sur Paris. Monsieur le duc, combien avez-vous d'hommes et d'argent pour résister aux deux armées combinées?...
—Très forte! grommela Pardaillan qui ne perdait ni un mot, ni un geste, ni un battement de paupières.
—Mais, madame, en vérité, je crois que vous me menacez... souffla péniblement le duc.
—Pas du tout. Je vous donne mes preuves. Supposons maintenant Valois supprimé par un de ces accidents que la Providence met parfois sur la route des rois... et des prétendants. Supposons aussi que Henri de Navarre ne bouge pas. Bref, vous n'avez qu'à vous laisser couronner... si toutefois vos droits sont établis...
Guise se mit à marcher à grands pas dans la direction de la baie derrière les rideaux de laquelle se trouvait Pardaillan. Le Balafré était sombre. Et, de ses yeux, jaillissait une telle flamme qu'il était évident qu'une pensée de meurtre hantait cette tête violente.
«Oh! oh! murmura Pardaillan, je ne donnerais pas un denier de la vie de la belle Fausta... si je n'étais là!... Mais je suis là, et je ne veux pas qu'on me la tue...
A tout hasard, il se prépara et, la dague au poing, attendit le moment d'intervenir. Pendant cette seconde terrible où Fausta comprit parfaitement que sa vie ne tenait qu'à un fil, elle ne fit pas un mouvement...
Guise parvint jusqu'aux grands rideaux de velours, et Pardaillan sentit sur son visage le souffle rauque de cet homme qui débattait en lui-même la mort de Fausta. Mais, sans doute, le Balafré comprit qu'en tuant Fausta il se tuait lui-même; car, ayant fait demi-tour, et étant revenu à elle, il s'assit à la place qu'il occupait et gronda:
—Vous me traitez un peu durement, madame, et les précautions que vous avez prises contre moi m'enlèvent tout le plaisir que j'aurais eu à m'acquitter de bon coeur envers vous.
—Mes preuves vous semblent-elles suffisantes? dit Fausta. Et maintenant que je vous ai montré l'abîme où vous roulerez si vous cessez de vous appuyer sur la main que je vous offre, je vais vous montrer la gloire éblouissante qui vous attend si nous unissons à jamais nos forces... Dès le lendemain de la mort de Valois, Alexandre Farnèse entre en France.
—Farnèse! fit le duc en tressaillant.
—C'est-à-dire l'armée qui devait débarquer en Angleterre et qui, l'invincible Armada étant détruite, attend des ordres du roi d'Espagne... à moins que je n'envoie, moi, les miens à Farnèse!...
L'oeil de Guise étincela.
—Je crois que nous commençons à nous entendre, dit Fausta. Donc, Valois mort, Farnèse vous apporte son épée, appuyée de cinq mille lances, douze mille mousquets, dix mille estramaçons de cavalerie, et soixante-dix canons... ce qui, joint aux troupes royales dont vous devenez seul chef, vous constitué l'armée qui vous permet de vous emparer du roi de Navarre. Henri de Béarn pris et... exécuté comme fauteur d'hérésie, vous gagnez les chefs huguenots, en leur promettant quelques privilèges... Alors, vous êtes à la tête de la plus formidable armée de l'Europe!... Alors, vous allez à Reims vous faire couronner dans la vieille basilique!...
Guise haletant. Guise, transporté, ébloui, fasciné, prêt à s'agenouiller devant cette femme qu'il rêvait de poignarder quelques minutes avant. Guise s'écria:
—Pardon!... oh! pardon!... Je vous ai méconnue!...
A ces mots, le Balafré jeta sa dague, s'agenouilla, courba la tête, et dit:
—Ordonnez, je suis prêt à obéir!...
Ce rêve éblouissant que Fausta venait de faire miroiter à ses yeux, il était certes capable de le réaliser s'il en avait les moyens, c'est-à-dire l'armée et l'argent. Fausta lui ouvrait la barrière derrière laquelle il était enfermé;
—Duc, répondit Fausta, en acceptant l'hommage du Balafré avec cette sérénité majestueuse qui lui était particulière, duc, ce n'est pas votre obéissance que je vous demande.
—Que voulez-vous donc? fit le duc en se relevant.
—Votre nom! répondit Fausta.
—Mon nom?...
—La moitié de votre puissance. La moitié de votre gloire. M'asseoir près de vous sur le trône où vous allez prendre place!... Etre enfin la reine, comme vous allez être le roi!... Écoutez-moi: vous avez, il me semble, des motifs de répudier Catherine de Clèves... puisqu'elle vit encore!... Il vous faut un mois pour obtenir cette répudiation... Dans les huit jours qui suivent, notre mariage sera célébré. Et c'est moi, duc, qui établirai le contrat que vous aurez à signer...
—Notre mariage! balbutia le duc.
—Le lendemain de notre mariage, continua Fausta, nous partons pour Blois... le reste me regarde... tout le reste me regarde... tout le reste, duc, jusqu'au jour où, placé à la tête de la triple armée de Farnèse, de Henri III et de Henri de Béarn, vous prendrez le chemin de l'Italie en laissant la régence à la reine de France couronnée comme vous... sacrée comme vous... à jamais liée à vos intérêts, à votre ambition et à votre gloire!... Duc, je vous donne trois jours pour vous décider...
Le Balafré répondit:
—La réflexion est toute faite, madame!...
Fausta ne put s'empêcher de tressaillir. Car, ce mot, elle l'espérait ardemment. Le duc de Guise s'était incliné. Il saisit une main de Fausta, la porta à ses lèvres.
—Duchesse de Guise, dit-il, reine de France, recevez l'hommage de votre époux, de votre roi, qui ne veut être que le premier de vos sujets...
—Duc, répondit simplement Fausta, j'accepte l'engagement que vous prenez par ces paroles.
Étourdi, fasciné... réellement dompté par cette simplicité autant qu'il l'avait été par les menaces et par les promesses. Guise s'inclina de nouveau très bas. Fausta s'était levée; elle saisit un flambeau et se mit à marcher devant le Balafré.
—Que faites-vous, madame? s'écria Guise.
—C'est un privilège royal que d'être éclairé par le maître de la maison, répondit Fausta. Vous êtes le roi: je vous montre le chemin, sire!
Mais, en accompagnant le duc de Guise, Fausta avait une autre idée que celle de lui rendre un royal hommage. En arrivant dans le vestibule, elle posa son flambeau sur un meuble, fit signe à un laquais d'ouvrir la porte, et se tourna alors vers Guise comme pour prendre congé. Guise tressaillit... il comprit qu'il allait apprendre quelque nouvelle...
—Adieu, monsieur le duc, dit Fausta. Mais, avant votre départ, je serais heureuse de savoir ce qu'est devenu l'homme qui a été poursuivi aujourd'hui...
—Pardaillan!... Il est mort, dit Guise.
—Cet homme a mérité son châtiment, dit-elle.
Guise franchissait la porte, et, déjà, faisait signe à ses gens de lui approcher son cheval. Alors, Fausta, avec la même simplicité, ajouta:
—Il a d'autant plus mérité la mort qu'aujourd'hui même, sous mes yeux, il a tué d'un coup de dague au coeur une pauvre jeune fille innocente... une chanteuse... une bohémienne nommée Violetta...
Et la porte, à cet instant, se referma!... La porte de fer séparait maintenant ces deux êtres: Fausta et Guise. Mais, s'ils avaient pu se voir, peut-être eussent-ils eu pitié l'un de l'autre.
«Pardaillan est mort!»
«Morte!... Violetta morte!...»
Ces deux pensées de douleur palpitèrent ensemble. Et, tandis que Fausta, accablée par cette mort qu'elle avait pourtant voulue, regagnait en chancelant sa chambre à coucher, le duc demeurait devant la maison, comme frappé d'un coup de foudre.
Le duc avait passé la nuit, les coudes sur la table devant laquelle il s'était assis, la tête dans les deux mains. Au bruit que fit le serviteur, il se réveilla de cette longue torpeur et vit qu'il faisait grand jour.
«Adieu, murmura-t-il, adieu, Violetta, jeunesse, amour!... Tout cela est mort!... Pensées d'amour et de jeunesse, éteignez-vous comme ces flambeaux, et laissez la place aux rêves d'ambition!... Le duc de Guise amoureux de la petite bohémienne n'est plus... Guise le conquérant. Guise roi de France et empereur, à l'oeuvre!»
Il fit ouvrir les portes de son cabinet, et la foule de ses gentilshommes y entra.
«Messieurs, dit le Balafré d'une voix forte. Sa Majesté le roi à convoqué les états généraux. Il me semble donc que notre place est non pas à Paris mais à Blois, où de grands événements nous attendent peut-être. A cheval, donc, messieurs, nous partons dans une heure!...»
Les courtisans se retirèrent, empressés, pour faire leurs préparatifs de départ. Le duc s'assit alors, et écrivit la lettre suivante:
«Madame,
Vous m'avez si bien convaincu que je ne veux pas attendre une minute pour commencer l'exécution de l'admirable plan que vous m'avez développé. Ce n'est donc ni dans un mois ni dans huit jours que je me rendrai à Blois. J'y vais tout de ce pas. C'est donc à Blois même que j'aurai l'honneur de vous attendre, afin de hâter ces deux événements que je souhaite avec une égale ardeur: la mort de qui vous savez et l'union des deux puissances que vous connaissez. —Henri, duc de Guise... pour le moment.»
Guise cacheta sa lettre et, regardant autour de lui, ne vit que Maurevert.
—Tiens! fit-il avec une rude ironie, vous êtes là, vous?
—Monseigneur, dit Maurevert en s'inclinant, vous m'avez ordonné qu'en dehors des missions qu'il vous plairait de me confier je me tienne constamment près de vous...
—Maurevert, je vous ai envoyé à Blois. Savez-vous pourquoi? demanda le duc.
—Je m'en doute. Blois est loin de l'abbaye de Montmartre, n'est-ce pas, monseigneur?
—C'est vrai! dit Guise en pâlissant.
—Vous me voyez tout heureux d'avoir conquis la confiance de mon maître...
—Oui, mais je ne vous ai pas dit pourquoi!... Maurevert, si je n'ai plus de soupçons, si vous êtes libre d'aller à Montmartre à votre convenance... c'est que... elle n'est plus!...
Le visage de Maurevert n'exprima que de l'étonnement, et non cette douleur que le duc attendait.
—Monseigneur veut parler de la petite chanteuse?
—Elle est morte, te dis-je!...
—Ah! ah!... s'écria Maurevert de plus en plus étonné, mais sans donner le moindre signe de regret.
—Morte!... fit Guise en étouffant un sanglot. Morte, mon bon ami... assassinée par l'infernal Pardaillan...
—Ah! ah! répéta Maurevert stupéfait.
—Heureusement, le sacripant est puni... son corps servira de pâture aux poissons... mais ce n'est pas ainsi que j'eusse voulu le frapper... la mort est trop douce pour lui...
—Monseigneur, malgré toutes les recherches, le corps de Pardaillan n'a pas été retrouvé. Or, tant que je ne l'aurai pas vu mort de mes yeux, je m'attendrai toujours à voir le truand reparaître au moment où on l'attendra le moins...
—La peur que cet homme t'inspirait te fait radoter, mon pauvre ami. Mais n'y pensons plus. Prends cette missive. Au palais de la Cité, le plus tôt possible. Et qu'elle ne sorte pas un instant de tes mains!
—Monseigneur, je place votre lettre dans mon pourpoint, je saute à cheval, et, dans un quart d'heure, la missive sera à son adresse...
Maurevert, dès qu'il ne fut plus en vue de l'hôtel, passa du galop au trot, et du trot au pas.
«Imbécile! gronda-t-il, tandis qu'un double éclair de haine jaillissait de ses yeux. Monseigneur me rend sa confiance!... Vraiment!... Et tout est dit!... Il oublie les humiliations dont il m'a abreuvé! Ah! si j'étais sûr que Pardaillan soit mort!... Tu ne me reverras plus. Guise.»
Tout en grommelant ainsi, Maurevert gagnait non pas la Cité, où il eût dû se rendre directement, mais son propre logis. Ayant mis son cheval à l'écurie, il monta à son appartement, s'enferma à double tour, alluma un flambeau et, saisissant la lettre destinée à Fausta, se mit à l'examiner, en la tournant en tous sens.
Alors, il commença à se livrer à un singulier travail au moyen d'une pince légère et d'un couteau à lame très fine. Au bout de cinq minutes, la lettre était ouverte, son cachet intact.
Maurevert la lut et la relut, d'abord avec une grimace désappointée, puis avec un battement de coeur, puis avec la sourde joie de l'homme qui a déchiffré une énigme...
Alors, il commença à se livrer à une autre opération: il recopiait la missive, lettre par lettre, recommençant dix fois sa copie, jusqu'à ce qu'enfin il eût obtenu une imitation parfaite de l'écriture de Guise. Puis, il brûla les mauvaises copies, et écrasa de son pied les cendres légères qu'elles faisaient. Puis, après un travail qui amena à son front des gouttes de sueur, il finit par enlever le cachet de la vraie lettre et l'adapta sur la fausse.
«Ceci pour Fausta», dit-il en recachetant la fausse lettre.
Puis, avec un sourire livide, regardant la vraie lettre, celle qui était de la main de Guise:
«Et ceci... Ce sera pour le roi de France!»
Alors, il cacha la missive de Guise dans une poche secrète de son pourpoint; et, tenant à la main la copie qu'il venait de faire, descendit, sauta à cheval, et se rendit tout droit au palais de la Cité. Quelques instants plus tard, la fausse lettre était entre les mains de Fausta...
Pardaillan, après le départ de Fausta et de Guise, était demeuré à sa place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu'il venait d'entendre.
«Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit pétrie de méchanceté! Du courage, de grandes pensées, une éclatante beauté... quel admirable type de conquérante!»
Il en était là de ses réflexions lorsqu'il vit entrer Fausta dans la salle du trône.
«Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la vilenie qu'elle a commise à mon égard!... Mais que diable fait-elle?,.. Elle pleure?... Pourquoi?...»
Fausta, en effet, était tombée sur un siège et le bruit d'un sanglot parvenait au chevalier. En proie à une émotion étrange, Pardaillan allait peut-être s'avancer lorsque Fausta, relevant et secouant la tête, appela en frappant du marteau sur un timbre.
Un laquais parut aussitôt. Alors Fausta se mit à écrire. Sans doute ce qu'elle écrivait était grave et difficile à dire, car souvent elle s'arrêtait, pensive.
La lettre était longue. Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Fausta la cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l'homme qui semblait être un laquais.
—Où est le comte?
—A son poste: près de la basilique de Saint-Denis.
—Faites-lui parvenir cette lettre. Qu'il l'ait demain matin à huit heures. Qu'il se mette aussitôt en route. Qu'il gagne Dunkerque directement. Et qu'il remette la missive à Alexandre Farnèse.
L'homme disparut.
«Bon! pensa Pardaillan. C'est la lettre qui ordonne à Farnèse de tenir son armée prête à entrer en France!»
Bientôt Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes, un autre laquais parut qui éteignit les flambeaux.
Alors, Pardaillan, sa dague à la main, se mit en route. Il marchait au hasard, et avec de telles précautions qu'une demi-heure s'écoula entre le moment où il quitta son poste d'observation et celui où il parvint dans une pièce assez vaste qu'éclairait faiblement une lanterne accrochée au mur. Pardaillan reconnut aussitôt cette pièce. C'était le vestibule du palais Fausta.
La porte, que du dehors on eût été obligé d'enfoncer, était au contraire facile à ouvrir du dedans. Les énormes verrous qui la barricadaient, soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors.
A ce moment la demie de minuit sonnait à Notre-Dame. Pardaillan prit d'un bon pas le chemin de la Devinière, où il arriva sans encombre.
L'auberge était fermée. Mais, bien que tout y parût plongé dans un profond sommeil, Pardaillan avait une manière à lui de frapper. Et il paraît que cette manière était la bonne, car, au bout de dix minutes, une servante mal réveillée lui ouvrit.
—A dîner! fit le chevalier qui mourait de faim.
—Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante.
Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constaté que vraiment elle ne mentait pas:
—Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, te charges-tu de me réveiller à six heures du matin?
—Oui-da, puisque je me lève. à cinq!
Le chevalier, pénétrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il se défit de son épée, ôta son pourpoint et sa casaque de cuir. Comme il connaissait admirablement la maison, il descendit à la cave et en remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bûcher et en revint avec un fagot qu'il jeta dans l'âtre et auquel il mit le feu. La flamme pétilla.
«Si Mgr le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc et Maineville... tous ceux qui courent et ont couru après moi pour me tuer, qui n'ont pas assez de pistolets, de rapières, de dagues et d'arquebuses pour me faire la chasse, qui mettent une armée sur pied pour me prendre mort ou vif, s'ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me préparant à faire sauter une omelette... j'entends d'ici leur éclat de rire!...»
Et Pardaillan, son poêlon à la main, se mit à rire... A ce moment, derrière lui, comme un écho éclata un autre rire...
—Hein! s'écria Pardaillan qui se retourna prêt a sauter sur son épée.
Mais il se rassura aussitôt. Le rire était clair. Et il ne pouvait sortir que d'une bouche jeune et amie. En effet, c'était Huguette qui, arrêtée sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de tout son coeur...
—Je renverrai Gillette, dit-elle en s'avançant et en arrachant le poêlon des mains de Pardaillan.
—Ma chère amie, dit Pardaillan, c'est moi qu'il faut renvoyer en ce cas. Car c'est moi qui ai forcé la pauvre fille à aller dormir. Mais laissez-moi faire...
—Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c'est moi qui commande.
En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table qu'elle approcha de la grande flambée de l'âtre. Quelques minutes plus tard, Pardaillan, avec son bel appétit, attaquait l'omelette que lui servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hôtesse venait de lui remplir ras bord.
Ce fut un dîner complet. Un des meilleurs qu'eût jamais fait Pardaillan, qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine était toute claire de la flambée. Le vin exquis. L'hôtesse, en jupe courte, allait et venait, souriante... Jamais Pardaillan n'avait senti un tel bien-être l'envahir peu à peu...
Huguette le contemplait en souriant. Et, certes, ce regard était à ce moment plutôt celui d'une amie, d'une soeur, que d'une amante, Huguette avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser échapper le secret de son amour, mais, le calme revenu, elle redevenait ce qu'elle était en réalité, c'est-à-dire la bonne hôtesse.
—Savez-vous, ma chère Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est un véritable paradis?... Voici que je commence à me rouiller quelque peu... je suis las de la vie d'aventure!...
—Ah! monsieur le chevalier, dit Huguette en soupirant, si cela était!...
—Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence à me peser; toujours à cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin où l'on couchera le soir, eh bien, à la longue, cela devient fatigant!...
—Que ne vous reposez-vous? s'écria Huguette palpitante de joie. L'auberge est bonne, l'hôtesse pas méchante. Restez-y.
—Ah! Huguette, avec le bon dîner que vous venez de m'octroyer, vous m'en faites venir l'eau à la bouche!... A tel point que j'aurai toutes les peines du monde à reprendre le collier et à me mettre en selle demain matin!
—Demain matin! murmura Huguette qui pâlit.
—Il faut qu'à sept heures je sois à Saint-Denis... j'ai envie de visiter la basilique où dorment nos vieux rois...
—Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se remplirent de larmes, vous m'avez trompée... vous me laissiez espérer... c'est mal... vous reprenez la campagne!...
—Eh bien, oui, mon enfant, c'est vrai; mais écoutez-moi. Je suis obligé pour mon honneur et aussi pour autre chose... pour une vieille dette à régler... je suis obligé de reprendre campagne. Mais j'espère que cette campagne sera courte... Et puis, si j'en reviens, si le besoin de repos se fait sentir, si je suis debout encore après ce que je vais entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gîte ailleurs qu'à la Devinière. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que vous êtes tout ce que j'aime au monde, maintenant. Vous êtes mon passé, ma jeunesse... Ici, mon père a vécu... ici, j'ai... mais voici que je me laisse entraîner, et il faut que demain matin à six heures je sois debout...
—Monsieur le chevalier, fit tristement Huguette.
—Bonsoir, ma chère hôtesse... dit gaiement le chevalier.
Quelques instants plus tard, il était couché.
A six heures, la servante réveilla Pardaillan qui commença par aller seller et brider son cheval, puis déjeuna d'une tranche de pâté et d'une demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux à Huguette en lui répétant qu'il viendrait vieillir au coin du feu de la Devinière. Puis il se mit en selle.
«Le reverrai-je jamais?» murmura Huguette.
Un peu après sept heures, Pardaillan s'arrêtait près de la basilique de Saint-Denis, attachait son cheval à un anneau, et pour ne pas se faire remarquer entrait dans un bouchon d'où il se mit à surveiller attentivement la route.
—A sept heures et demie il vit arriver un cavalier venant de Paris, cavalier armé en guerre, et ayant toute la tournure d'un gentilhomme. Il le reconnut à l'instant. C'était le laquais à qui Fausta avait remis la lettre destinée à Alexandre Farnèse.
Le cavalier s'arrêta comme s'était arrêté Pardaillan. Ayant mis pied à terre à une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison où il resta près d'une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit le chemin de Paris.
«Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager. Attendons le messager!»
Dix minutes après le départ du cavalier, la porte charretière de la maison s'ouvrit, laissant le passage à un homme qui sortit tout à cheval et prit au pas la route de Dommartin. Le chevalier sauta en selle et se mit à le suivre de loin.
«Le messager qui va à Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?...»
Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se maintenant à distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas très pressé.
A un moment, cet homme s'aperçut sans doute qu'il était suivi; mais, au lieu de piquer son cheval, il s'arrêta court. Pardaillan s'arrêta. Le cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus tard: Pardaillan exécuta les mêmes manoeuvres. Dès lors il fut évident pour le cavalier que Pardaillan le suivait.
Il ne s'arrêta pas à Dammartin et poussa jusqu'à Senlis. Là, le messager mit pied à terre devant le Tonneau-de-Bacchus, vieille hôtellerie renommée. Pardaillan entra au Tonneau-de-Bacchus. Le messager dînait dans la grande salle. Pardaillan dîna dans la grande salle. Puis le messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu'on le laissât dormir jusqu'à huit heures du matin.
«Bon! pensa Pardaillan, je veux être pendu si mon homme n'est pas debout à cinq heures!...»
Et, se retirant à son tour, il donna l'ordre qu'on tînt son cheval prêt pour cinq heures. Avant de s'endormir, Pardaillan se mit à méditer sur sa situation. Que voulait-il au bout du compte?...
«La lettre destinée à Farnèse, pas davantage», se répondit-il.
Pardaillan dormit d'une traite jusqu'à cinq heures du matin, moment auquel on vint le réveiller.
«Je suis sûr que mon homme ne va pas tarder à sortir», songeait-il.
Mais Pardaillan était habillé depuis longtemps et l'homme ne paraissait pas.
A sept heures, Pardaillan n'y tint plus. Et appelant l'hôte:
—J'espère, dit-il, que vous n'oublierez pas de réveiller à huit heures ce digne gentilhomme.
—Quel gentilhomme? fit l'hôte.
—Mais celui qui est arrivé hier en même temps, ou plutôt un peu avant moi. Je m'ennuie seul en route, et je serais fort désireux de chevaucher botte à botte avec ce cavalier dont l'air me revient tout à fait...
—En ce cas, monsieur, je suis contrarié vraiment...
—Qu'est-ce à dire?...
—Ce gentilhomme s'est ravisé...
—Et alors?...
—Eh bien, il est parti à trois heures du matin!...»
Pardaillan retint un juron, s'élança sur son cheval qui l'attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit à franc étrier la route d'Amiens.
En grommelant il poussait son cheval d'une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s'aperçut bien vite qu'à ce train-là la pauvre bête serait rapidement épuisée. Une fois démonté, il n'était pas sûr de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu'il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de dépenses exagérées.
Toutes ces raisons firent que Pardaillan résolut d'abandonner la poursuite directe, et de tâcher d'arriver à Dunkerque par des voies de traverse qui abrégeraient son chemin. Mais, à Montdidier, où il s'arrêta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu'un cavalier venait précisément de se rafraîchir dans la guinguette où il entra. A la description qu'il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait être que le messager de Fausta... Il sut en outre que son homme n'avait guère qu'une demi-heure d'avance sur lui.
«C'est le moment de prendre ma revanche du tour qu'il m'a joué!» pensa Pardaillan.
Et, remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employées à bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bête.
Mais, lorsqu'il aperçut au loin dans la plaine les clochers et les toits d'Amiens, il n'avait pas rejoint le cavalier!
Le soir venait. Pardaillan s'arrêta pour réfléchir: Le résultat de ses réflexions fut qu'il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture témoigna sa satisfaction en s'ébrouant et en faisant sauter l'écume autour d'elle. Seulement, au lieu d'entrer dans Amiens, Pardaillan se mit à en faire le tour en grommelant:
«Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenêtre tout ce qui entre dans Amiens...»
Il imaginait le cavalier dans l'auberge la plus rapprochée de la porte de Paris, caché derrière les rideaux de sa fenêtre. Et il riait en lui-même du bon tour qu'il lui préparait. Lorsque, après avoir contourné la ville, Pardaillan rejoignit la route du Nord, c'est-à-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu'au bourg de Villiers. La nuit était tout à fait noire lorsqu'il y arriva.
Villiers était à cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d'Amiens et allant à Saint-Pol était forcé de passer devant cette auberge.
Pardaillan mit pied à terre, fit conduire son cheval à l'écurie, le fit bouchonner devant lui, et, lorsqu'il eut vu la brave bête bien séchée, les pieds dans une bonne litière, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin à lui-même. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon dîner eut raison de la faim. Mais, après la faim, Pardaillan avait la fatigue à vaincre. Or, son intention était de surveiller la route toute la nuit s'il le fallait.
Il se fit conduire à sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d'envie sur l'excellent lit qui l'attendait.
—Veux-tu gagner deux écus? dit-il tout à coup au garçon qui lui avait indiqué la chambre.
Ce garçon, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux à la proposition du voyageur.
—Deux écus! s'écria-t-il.
—Deux écus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pièces d'argent. Ton service est fini, n'est-ce pas, car il n'y a plus personne dans l'auberge...
—J'ai encore à fermer les portes des étables et des écuries.
—Va donc, et reviens vite...
Au bout de dix minutes, le jeune paysan était de retour.
—Où dors-tu? fit Pardaillan.
—Dans l'écurie, sur la paille.
—Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets près de la fenêtre, tu auras les deux écus... Ce n'est pas tout. Tout en veillant, comme tu t'ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t'amuseras à écouter dans la rue... Et, s'il passait un cheval, à n'importe quelle heure, tu me réveillerais... un cheval venant d'Amiens et allant sur Doullens...
—J'ai compris! dit le garçon.
Puis allant s'asseoir sur la chaise, et s'accotant aux vitraux de la fenêtre:
—Me voici à mon poste, dit-il. Je vous garantis que, d'ici demain, il ne passera personne que vous n'en soyez aussitôt prévenu.
Pardaillan posa son pistolet d'arçon sur une table près de lui et sa rapière debout à la tête du lit, sur lequel il se jeta tout habillé avec un soupir de satisfaction. Il s'endormit aussitôt. Le paysan veilla scrupuleusement, et, au petit jour, réveilla le chevalier, comme c'était convenu.
—Il n'est passé personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garçon les deux écus.
—Personne, si ce n'est quelques charrettes.
Pardaillan déjeuna près de la fenêtre et fit boire au garçon un grand verre de vin, honneur dont le digne Picard se montra touché.
Puis, le jour étant tout à fait venu, Pardaillan sella son cheval et, posté dans la salle de l'auberge, attendit tranquillement.
Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue, Pardaillan se mit à rire... Ce cavalier, c'était celui qu'il attendait, le messager envoyé par Fausta à Alexandre Farnèse! La revanche de Pardaillan était aussi complète qu'il l'avait rêvée.
Il laissa passer le messager qui s'en allait à un petit trot raisonnable, comme un homme sûr d'avoir dépisté l'importun suiveur, puis il se mit en selle à son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder une distance suffisante pour ne pas être vu.
On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette dernière ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la même hôtellerie en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu. Mais. le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant à tirer au large.
Pardaillan était résolu à l'aborder coûte que coûte. Il avait, pendant tout ce voyage, inutilement cherche un moyen de se faire remettre la lettre... Il la lui fallait pourtant!...
Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait à rattraper l'homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit à galoper sur la route qui suivait la côte d'ailleurs toute droite.
Il gagnait du terrain, et se rapprochait de plus en plus du messager. Tout à coup, celui-ci s'arrêta net et, faisant volte-face, le pistolet au poing, attendit de pied ferme, ce que voyant, le chevalier se mit au trot, puis au pas, et enfin, arrivant à quelques pas du messager, s'arrêta de son côté, ôta son chapeau, et se mit à sourire de son air le plus engageant.
Le messager de Fausta demeura stupéfait. Il était impossible d'accueillir à coups de feu un homme qui se présentait avec une telle politesse, et qui, devant le canon du pistolet braqué sur lui à cinq pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de défense.
Le messager salua donc à son tour avec courtoisie et remit son pistolet dans l'une des fontes de sa selle.
—Monsieur, dit-il, on m'appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous?
—Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte français.
—Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques instants qu'il employa à examiner son compagnon, serait-il indiscret de vous demander d'où vous venez?
—Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et plus spécialement de l'île de la Cité...
A ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et, regardant son compagnon avec fixité, esquissa dans l'air un signe avec sa main. Pardaillan sourit.
—Monsieur le comte, dit-il, je ne répondrai pas au signe de reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que j'ignore le signal de réponse que vous attendez sans doute: je ne suis pas des vôtres.
—Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire où vous allez?...
—Mais... à Dunkerque où vous allez vous-même.
Et, de Dunkerque, je pousserai, s'il le faut, jusqu'au camp de votre illustre compatriote le généralissime Alexandre Farnèse.
Le messager devint pensif. Cet étranger qui le poursuivait était-il un affilié de Fausta?... mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le signe?... Et, d'autre part, comment était-il si bien informé?...
—Monsieur, reprit-il résolument, vous répondez à mes questions avec tant de bonne grâce que je me hasarderai à vous en poser une troisième... Pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?...
—Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan.
—Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis êtes-vous sur ma route?
—Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d'abord!
—Comment pouviez-vous savoir que j'allais au camp de Farnèse?
—Parce que je l'ai entendu dire à la très noble signora Fausta, reprit paisiblement le chevalier.
—Ah! ah! fit le messager, abasourdi.
Puis il reprit:
—Soit encore. Mais vous avez dit que votre acharnement à me rattraper venait du désir que vous aviez de voyager en ma compagnie... d'abord. Il y a donc un autre motif?...
—Monsieur le comte, fit Pardaillan, à mon tour de vous questionner, voulez-vous? Savez-vous ce que contient la lettre qui vous a été remise à Saint-Denis de la part de la signora Fausta et à destination d'Alexandre Farnèse»
Le messager fut atterré. Il n'y avait plus de doute dans son esprit. L'étranger n'était pas, ne pouvait pas être un envoyé de Fausta, c'était un ennemi dangereux qui avait surpris de redoutables secrets.
Il regarda autour de lui. A sa droite, c'étaient les champs. A sa gauche, les falaises, au-delà desquelles on entendait se lamenter la mer. La solitude était complète, et l'endroit excellent pour se défendre d'un gêneur.
—Monsieur, dit-il, il me serait difficile de répondre à votre question, parce que, n'étant porteur d'aucune lettre, je ne puis vous dire le contenu d'une missive qui n'existe pas.
—Ah! monsieur le comte! fit Pardaillan, vous récompensez mal ma franchise!
—Eh bien, gronda le messager en pâlissant, j'ai une lettre, c'est vrai. Après?...
—Je vous demande si vous savez son contenu...
—Non. Et quand je le saurais...
—Vous ne me le diriez pas, c'est entendu. Mais vous ne le savez pas. Et je vais vous le dire...
—Qui êtes-vous, monsieur?...
—Vous m'avez demandé mon nom, et je vous ai répondu que je m'appelle le comte de Margency. La lettre, monsieur, voici ce qu'elle contient: un ordre de la signora Fausta au généralissime d'avoir à se tenir prêt à entrer en France et à marcher sur Paris avec son armée au premier signe qui lui en sera fait.
—Après? gronda le messager en pâlissant.
—Après? Eh bien, mon cher monsieur, je ne veux pas que cette lettre arrive au camp de Farnèse, voilà tout!
—Vous ne... voulez pas?...
A ces mots, le messager saisit son pistolet. Pardaillan en fit autant.
—Réfléchissez, dit-il. Remettez-moi cette lettre.
Et il braqua le canon du pistolet sur le messager. Celui-ci haussa les épaules:
—Vous ne songez pas à une chose, dit-il avec un calme que Pardaillan admira. Mais je tiens à vous dire avant de vous tuer...
—Je suis tout oreilles.
—Eh bien, vous venez de me dire le contenu de la lettre, que j'ignorais. Je pourrais donc, si j'avais peur, vous remettre la missive, et transmettre l'ordre de vive voix...
—Non, fit Pardaillan, car le généralissime n'obéira qu'à un ordre écrit...
—En ce cas, vociféra le messager, je vous tue!...
En même temps, il fit feu... Pardaillan, d'un coup d'éperon, fit faire à son cheval un écart qui eût désarçonné un cavalier ordinaire. La balle passa à deux pouces de sa tête. Presque aussitôt, il fit feu à son tour, non pas sur le cavalier, mais sur la monture: la bête, frappée au crâne, s'affaissa. Dans le même instant, le messager sauta et se trouva à pied, l'épée à la main. Pardaillan avait sauté aussi et tiré sa rapière.
—Monsieur, dit-il gravement, avant de croiser nos deux fers, veuillez m'écouter un instant. Je me suis nommé comte de Margency, et j'en ai le droit. Mais je porte aussi un autre nom: je suis le chevalier de Pardaillan...
—Ah! ah! je m'en étais douté un instant! grommela furieusement le messager.
—Vous me connaissez, dit Pardaillan. Tant mieux. Cela nous évitera les longs discours. Puisque vous me connaissez, monsieur le comte, vous devez savoir que votre maîtresse, votre souveraine, a voulu trois ou quatre fois déjà me faire assassiner. La dernière fois, il n'y a pas longtemps, je venais de lui sauver la vie; en signe de gratitude, elle a jeté à mes trousses tous les gens d'armes du duc de Guise... Vous ne me tuerez pas, monsieur! Et, comme je ne veux pas que la lettre arrive, comme enfin vous êtes le serviteur d'une femme qui veut ma mort, c'est moi qui vais vous tuer!...
En même temps, Pardaillan tomba en garde. Les fers se croisèrent...
Le comte Luigi, en homme habile, se tint sur la défensive. En somme, il ne s'agissait pas pour lui de tuer et de remporter une victoire. Il s'agissait simplement d'écarter ou d'arrêter un adversaire.
Pardaillan, selon son habitude, attaqua par une série de coups droits foudroyants. Le messager ne dut son salut qu'à une marche en arrière. Mais, tout en rompant, il se défendait avec courage et habileté.
—Monsieur, dit tout à coup Pardaillan, vous me paraissez homme de coeur, et je vous dois mes excuses...
—De quoi? fit le comte Luigi.
—De vous avoir prié de me remettre votre lettre. J'aurais dû prévoir qu'un homme comme vous peut être vaincu par la fortune, mais qu'il ne courbe pas volontairement la tête...
—Merci, monsieur, dit le messager, en prenant vivement une nouvelle attaque.
—Recevez donc, acheva Pardaillan, toutes mes excuses pour la proposition incongrue que je vous ai faite, et tous mes regrets d'être forcé de vous traiter en ennemi...
En même temps, il se fendit à fond. Le messager jeta un cri rauque, laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et s'abattit...
—Holà! grommela Pardaillan, aurais-je vraiment été assez maladroit pour le tuer?...
Il s'agenouilla, défit le pourpoint du comte toscan et examina la blessure en hochant la tête. A ce moment, le blessé ouvrit les yeux.
—Monsieur, dit Pardaillan, je suis maître du champ. Je puis donc vous prendre la missive que vous portez, Mais je serais au désespoir de vous quitter en ennemi, car vous êtes un brave... Voulez-vous, de bonne volonté, me remettre cette lettre?... Voulez-vous que nous nous séparions amis?...
Le blessé fit péniblement un geste de la main pour désigner une poche intérieure de son pourpoint. Pardaillan prit la lettre. Les yeux du blessé indiquèrent un profond désespoir.
—Voyons, dit Pardaillan, ému de pitié, qu'est-ce que cela peut vous faire, au bout du compte?... Vous ne craignez pas, je suppose, que j'use de cette lettre comme d'une arme contre la signorita Fausta?
—Je le crains, murmura le blessé d'une voix à peine intelligible... Vous allez... porter... cette lettre au roi de France... je suis un homme.... déshonoré.
—Vraiment, dit Pardaillan, vous craignez cela? Vous ne redoutez que cela? Et si je vous prouve que vous vous trompez? que je ne rendrai nullement cette missive à Valois?...
—Pas de preuve... possible! murmura le blessé.
—Si! il y en a une, dit Pardaillan. Et la voici!
A ces mots, sans l'ouvrir, sans la décacheter, sans jeter un coup d'oeil sur la suscription, Pardaillan se mit à déchirer la lettre en petits morceaux. Lorsqu'elle eut été ainsi réduite en miettes certainement illisibles, ces fragments minuscules, il les jeta en l'air.
Pendant cette opération, le comte Luigi avait tenu attachés sur Pardaillan ses yeux pleins de stupéfaction. Puis, l'étonnement fit place à une sorte d'admiration. Et, d'un ton qui traduisit toute sa reconnaissance, il murmura:
—Merci, monsieur!...
Pardaillan haussa les épaules.
—Je vous ai prévenu que j'avais seulement l'intention de jouer un tour à votre Fausta. C'est fait. Quant à me servir d'une lettre tombée en mon pouvoir pour faire assassiner une femme, ce n'est pas dans mes habitudes. Cette lettre détruite n'existe plus, même dans mon souvenir. Êtes-vous rassuré?...
—Oui, monsieur... et je vous bénis... de m'avoir donné... une pareille assurance... avant de mourir...
—Eh! mordieu, vous ne mourrez pas!
Le blessé secoua tristement la tête. Puis, épuisé par les efforts qu'il venait de faire, il s'évanouit.
Pardaillan alla à son cheval et fouilla vivement l'une des fontes. Là, sous le pistolet, il y avait des bandages, de la charpie, enfin tout ce qu'il faut à un homme pour panser provisoirement une blessure. Puis il se mit à dégringoler la falaise par un sentier presque à pic, mouilla dans l'eau de mer un fort tampon de charpie, remonta au pas de charge, lava la blessure, y appliqua de la charpie et banda le tout le plus proprement du monde.
—C'est de l'eau salée, dit Pardaillan. Cela pique. Mais ce n'en est que meilleur. Maintenant, monsieur, attention. Je vais vous soulever et vous placer sur mon cheval...
Pardaillan se baissa, plaça ses mains sous les reins du blessé et, agissant à la fois avec douceur et avec force, le souleva et l'assit sur le cheval.
—Pouvez-vous vous tenir ainsi jusqu'à Gravelines? dit-il.
—Je le crois...
—En route donc. Si vous vous affaiblissez, appelez-moi.
Et, traînant son cheval par la bride, se retournant tous les deux pas pour examiner son blessé, Pardaillan se mit en chemin au petit pas. Vingt minutes plus tard, il atteignait les premières maisons du village.
Gravelines ne se composait que d'une trentaine de cabanes de pêcheurs. Mais l'entrée de ce cheval ramenant un blessé avait attiré autour de Pardaillan quelques bonnes femmes et une bande effarée de marmots.
—L'auberge? demanda Pardaillan.
—Il n'y a pas d'auberge! fit l'une des femmes.
—Qui d'entre vous veut gagner dix écus? reprit alors Pardaillan.
—Moi, dit la femme qui venait de parler. Si c'est pour loger et soigner ce cavalier, je m'en charge.
Le blessé fut transporté à quelques pas devant une chaumière, et couché sur un matelas de varech.
—Y a-t-il un chirurgien? un médecin? demanda Pardaillan.
—Non, mais nous avons le sorcier. Un vieux qui sait tout, qui guérit les fièvres, et sait soigner les blessures.
A ce moment, celui que, dans le village, on appelait le sorcier, prévenu sans doute de l'événement, faisait son entrée dans la chaumière. C'était un vieillard à physionomie intelligente, à l'oeil vif et malicieux. Sans rien dire, il s'agenouilla près du blessé et défit les bandages, puis se mit à examiner la plaie.
—Qu'en dites-vous, monsieur? demanda Pardaillan.
—Je dis que c'est fort grave. Mais il en reviendra.
—Ah! fit Pardaillan avec un soupir de soulagement.
Mais aussitôt une pensée se fit jour dans sa tête. Si le blessé en revenait, il irait trouver Farnèse, et lui raconterait ce qui s'était passé en lui donnant oralement le contenu de la lettre. Alors, tout ce qu'avait fait Pardaillan devenait inutile! Il attira le sorcier dans un coin.
—Vous êtes sûr, fit-il, qu'il en reviendra?
—Très sûr!
—Mais c'est que je voudrais bien que mon ami puisse continuer son voyage...
Le sorcier secoua la tête:
—S'il bouge de ce matelas avant huit jours, il meurt, dit-il. S'il essaie de marcher avant un mois, tout sera remis en question. S'il monte à cheval avant deux mois, je ne réponds de rien!...
Deux mois!...
C'était plus de temps qu'il n'en fallait à Pardaillan.
Quoi qu'il en soit, le sorcier fit si bien qu'au bout de quatre jours il put positivement déclarer le blessé hors de tout danger. Ces quatre jours, Pardaillan les avait passés dans la chaumière. Sûr que le comte Luigi ne mourrait pas et serait convenablement soigné, certain d'autre part qu'il ne pourrait rejoindre et prévenir Farnèse, le chevalier, un beau matin, fit ses adieux à celui qu'il avait à moitié tué, et reprit à petites journées le chemin de Paris. Il avait une double tâche à accomplir. Retrouver Maurevert, d'abord. Et ensuite pouvoir rencontrer Guise...
Pendant que Pardaillan courait sur la route de Dunkerque et s'emparait de la lettre destinée à Farnèse, le duc de Guise, au milieu d'une imposante escorte, s'avançait vers Blois où, de tous les points de la France, accouraient les députés de la noblesse, du clergé et du Tiers-État pour cette suprême conférence à laquelle Henri III avait convié son peuple, et qu'on appelle les états généraux de Blois.
La sécurité de Guise était absolue, Maurevert lui avait rendu un compte exact des forces dont Henri III pouvait disposer, soit environ quarante mille hommes.
Ces forces considérables étaient sous la main d'un hardi capitaine qui avait fait ses preuves sur plus d'un champ de bataille. C'était le brave Crillon. Les troupes de Crillon occupaient le château et la ville.
Le roi était donc défendu, bien défendu. Malgré cela, la sécurité de Guise était complète.
Il savait, en effet, que chacun des cent cinquante gentilshommes qui l'accompagnaient avait mis en lui toutes ses espérances et toute sa fortune future. Il n'en était donc pas un qui ne fût prêt à se faire massacrer pour sauver le chef. Il savait en outre qu'une fois arrivé à Blois il allait trouver les députés des trois ordres, et que, parmi ces députés, seigneurs, bourgeois, prêtres, il n'en était pas un qui ne lui fût dévoué corps et âme. En réalité donc, il allait être le véritable maître aux états généraux.
C'est de ces diverses choses que causait Guise pendant sa dernière journée de marche. Il était entouré à ce moment de huit ou dix de ses plus intimes qui, formant peloton, marchaient en avant du gros de l'escorte. Et, peu à peu, dans ce groupe d'intimes, une sélection s'était faite, en sorte que le duc avait fini par se trouver en avant, entre Bussi-Leclerc et Maineville, ses inséparables, ceux pour qui il n'avait rien de caché.
Dans le petit clan que formaient ainsi le duc et ses deux fidèles agents, il était tout naturellement question de Pardaillan.
—Enfin, disait Maineville, nous voilà débarrassés du quidam. Mais, pour mon compte, j'en éprouve quelque regret. La noyade fut trop douce pour lui...
—C'est vrai, renchérit Bussi-Leclerc, et, quant à moi, j'eusse éprouvé quelque plaisir à lui rendre...
—La leçon d'escrime qu'il te donna? fit Maineville en riant.
—Non, pardieu! Cela, je le lui ai rendu... Ne te rappelles-tu pas que je le désarmai dans la Bastille?
—Je n'y étais pas... ainsi...
—Mais Maurevert y était!... Est-ce vrai. Maurevert?
—Parfaitement vrai, fit Maurevert qui marchait derrière Guise. Tu lui fis sauter l'épée des mains par trois fois, et le truand dut s'avouer vaincu...
Bussi-Leclerc eut un geste de vive satisfaction et remercia Maurevert d'un regard.
On arrivait au village de Villerbon...
—Allons, messieurs, dit Guise d'une voix sombre, ne parlons plus des morts... Bussi, pique donc au galop jusqu'à ces cavaliers que tu vois là-bas, et sache ce qu'ils veulent.
Sur la place de l'Eglise, dans le village, une soixantaine de cavaliers, en effet, étaient arrêtés... mais Bussi-Leclerc n'eut pas le temps d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir. Les cavaliers venaient d'apercevoir la troupe de Guise et galopaient à sa rencontre. Un instant. Guise se troubla et sa main descendit jusqu'à l'épée de fer de sa rapière. L'idée que Henri III lui avait ménagé un guet-apens passa dans son esprit comme un éclair. Mais il se rassura aussitôt. Les cavaliers étaient sur lui et criaient:
—Monseigneur, vous êtes le bienvenu!...
C'était une troupe de gentilshommes députée par les seigneurs assemblés dans Blois pour aller a sa rencontre, le saluer et l'assurer de toute fidélité...
A ce moment, le roi de France, pâle et nerveux, se trouvait dans l'appartement qu'il occupait au premier étage du château. Henri III, avec une agitation qui contrastait avec son indolence habituelle, allait et venait, s'approchait souvent d'une fenêtre d'où il pouvait voir la cour carrée et le porche majestueux du château.
Henri III attendait le duc de Guise!...
Sur la terrasse de la Perche aux Bretons, il y avait cinquante gentilshommes armés en guerre. Une compagnie de Suisses occupait la cour carrée. Le grand escalier était plein de seigneurs royalistes dont le sombre visage annonçait qu'ils n'attendaient rien de bon de l'arrivée du duc. Toutes les autres cours et les autres escaliers du château étaient occupés par des gens d'armes.
Dans le salon lui-même, une vingtaine de gentilshommes attendaient, silencieux et les yeux fixés sur le roi. Dans un coin, Catherine de Médicis, causant avec son confesseur, contrastait par sa sérénité et sa gaieté avec toute cette sombre impatience.
—Où est Biron? est-il de retour? fit tout à coup Henri III.
—Sire, me voici, fit le maréchal de Biron Armand de Gontaut, baron de Biron, était alors âgé de soixante-quatre ans; mais il portait encore la cuirasse avec une facilité que lui enviaient de plus jeunes.
—Ah! te voilà, mon vieux brave! dit Henri III Je craignais que tu ne fusses pas ici aujourd'hui, car je t'avais donne congé pour huit jours.
—Oui, mais j'ai appris l'arrivée de M. le duc. Peste sire, je n'aurais eu garde de manquer une si belle occasion de lui présenter mes respects!... Et sire vous voyez que je suis arrivé à temps...
Le roi se mit à rire, les gentilshommes éclatèrent.
En effet, à ce moment même, une rumeur montait de la cour carrée: c'était un bruit de chevaux qui passaient sous le porche, un cliquetis d'armes et d'éperons de cavaliers mettant pied à terre... Henri III pâlit.
—Comte de Loignes, dit-il d'une voix altérée, voyez donc ce qui se passe dans la cour.»
Il le savait très bien. Il devinait que c'était Guise qui arrivait. Et, avant d'avoir reçu aucune réponse il se dirigea vers un grand fauteuil placé sur une estrade et formant trône. Il s'y assit et, d'un geste rageur enfonça son chapeau sur son front.
—Sire! s'écria Chalabre qui s'était précipité à la fenêtre en même temps que Loignes, c'est M. le duc de Guise, que Dieu le tienne en sa garde!
—A moins que le diable ne l'emporte! murmura Montsery près du roi.
—Ah! fit Henri III d'un ton d'indifférence si parfaitement jouée qu'il stupéfia sa mère... Tiens! le duc de Guise?... Et que peut-il venir faire céans?...
—Nous allons le savoir, sire, car le voici qui monte le grand escalier...
C'était vrai. Dans le grand escalier, on entendait la rumeur confuse d'une foule qui monte. Cette foule, c'était toute l'escorte du duc qui l'accompagnait jusqu'à la porte du roi... Il y avait là une menace qui n'échappa point à Crillon. Arrivé devant la porte du salon, il se tourna vers les gentilshommes guisards et dit:
—Monseigneur, monsieur le duc de Mayenne, monsieur le cardinal, le roi m'a chargé de vous faire savoir qu'il vous accorde audience. Quant à vous, messieurs, veuillez attendre...
L'escorte demeura donc échelonnée dans l'escalier. Et, comme cet escalier était déjà occupé par un grand nombre de seigneurs royalistes et de gens d'armes, il en résulta qu'il se trouva plein de gens qui se regardaient de travers et qui, sur un mot, se fussent rués les uns sur les autres.
Crillon avait ouvert la porte, fait entrer messieurs de Lorraine et soigneusement refermé lui-même la porte.
Les trois frères s'avancèrent vers le fauteuil où Henri III, le chapeau sur la tête, les regardait venir sans un geste, sans un tressaillement de la physionomie.
Le duc de Guise, moins habile que Henri III à dissimuler ses sentiments, n'avait pu s'empêcher de pâlir devant la réception glaciale qui lui était faite. Il s'arrêta à trois pas du trône et s'inclina profondément, ainsi que ses frères.
Enfin, le roi abaissa son regard sur le duc, et, de sa voix légèrement nasillante, d'une rare impertinence quand il le voulait, il demanda:
—C'est vous, monsieur le duc?... Qu'avez-vous à nous dire?...
Ces paroles du roi firent passer un frisson parmi les assistants, tous royalistes: et les trois frères purent entendre le frémissement des épées qui se heurtaient comme des feuilles d'acier.
—Sire, dit le duc d'une voix assurée, vous savez que mon frère le cardinal est président du clergé en même temps que Mgr le cardinal de Bourbon. Il n'y a donc rien que de naturel à sa présence aux États que Votre Majesté a daigné convoquer en cette ville...
—Et vous, monsieur le duc? reprit Henri III avec la même impertinence.
—Sire, continua Guise, vous savez que mon frère Mayenne est président de la noblesse en même temps que M. le maréchal comte de Brissac...
—Maréchal de barricades, comme M. de Bourbon est cardinal de conspiration! dit sourdement le roi.
Et, cette fois. Guise pâlit. Car l'attaque était directe, et sûrement l'orage allait crever...
—Mais, reprit le roi, il ne s'agit pas de vos deux frères. Il s'agit de vous. Je suis bien aise de les voir près de vous... de vous voir tous trois ensemble... mais je vous demande spécialement à vous: que venez-vous faire ici?...
A ce moment, Catherine de Médicis se rapprocha du roi et se tint debout près de l'estrade. Cette sombre figure de spectre qui apparut soudain à Guise lui sembla le mauvais augure de quelque catastrophe. Il jeta autour de lui un rapide regard, il vit les seigneurs royalistes prêts à sauter sur lui, et peu s'en fallut qu'il n'eût à ce moment la parole irrévocable.
«S'il fait un signe suspect, pensa-t-il rapidement, j'appelle mes gentilshommes... et... bataille!...»
Il résolut d'atermoyer encore s'il le pouvait, et répondit:
—Sire, je pourrais vous dire que, député de la noblesse au même titre que tant d'autres seigneurs, j'ai pu, j'ai dû me rendre à la convocation que Votre Majesté...
—Il ne s'agit pas de votre présence aux états généraux, interrompit le roi qui avait l'obstination froide, terrible et parfois cruelle. Il s'agit de votre présence ici, chez moi, chez le roi! Qu'y venez-vous faire?...
Ces paroles étaient effrayantes. La situation l'était plus encore. Guise, éperdu, balbutia quelques paroles confuses. Son frère, le cardinal, lui marcha rudement sur le pied, d'un air qui voulait dire:
—Qu'attendez-vous? Dégainons, morbleu!...
L'angoisse qui pesait sur cette scène d'une terrible violence fut portée à son comble par ces paroles que Henri III, plus nasillant que jamais, ajouta tout à coup:
—En tout cas, j'ai pu voir que vous êtes venus en bonne et nombreuse compagnie. Peste! je vous en fais mon compliment!
—Sire... intervint la reine mère.
—Laissez, madame!... Par les saints, il y a ici un roi; il n'y a qu'un roi; et, quand le roi parle, tout le monde doit se taire, même vous, madame!... Mon cher cousin, je vous faisais donc compliment sur votre escorte. Mais, dites-moi, il me semble qu'il y manque quelqu'un...
—Qui cela, sire? dit le duc de Guise en devenant livide.
—Mais... le moine qui devait m'occire en la cathédrale de Chartres. L'avez-vous donc oublié à Paris?
Ces paroles éclatèrent comme un coup de tonnerre.
Déjà, le duc de Guise se tournait vers la porte, il allait pousser le cri de rescousse, et qui peut savoir ce qui se fût alors passé?... lorsque, tout à coup, Catherine de Médicis, allongeant son bras maigre, laissa tomber ces mots, de cette voix de suprême autorité dont elle usait bien rarement:
—Messieurs de Lorraine, écoutez-moi, écoutez la reine! Le roi veut bien que je parle. N'est-ce pas que vous le voulez, mon fils?
Les personnages qui assistaient à cette scène demeurèrent figés dans l'attitude qu'ils venaient de prendre. Seul, le duc de Guise fit un demi-tour vers la reine mère. Alors, Catherine de Médicis continua:
—Monsieur le duc, vous ignorez sûrement que nous avons découvert à Chartres un complot contre Sa Majesté; un moine, en effet, un moine s'était vanté de frapper le roi... Mais Dieu veille sur le fils aîné de l'Eglise... le complot avorta... Toujours est-il que ce moine, pour pénétrer dans Chartres, s'était glissé à notre insu dans les rangs de la grande procession... C'est cela que Sa Majesté a voulu dire...
—J'ignorais, en effet, balbutia le duc, qu'il pût y avoir dans tout le royaume un être assez criminel, assez insensé pour oser porter la main sur la personne royale...
—Maintenant, reprit Catherine avec son plus gracieux sourire, le roi ayant accordé audience à notre cher cousin, lui demande simplement quel est le but spécial de cette audience... Sa question n'a pas d'autre portée.
Guise regarda Henri III qui, craignant d'avoir été trop loin et de n'être pas en mesure de sortir d'un mauvais pas, fit un signe de tête affirmatif. Une détente se produisit dans l'assemblée, on comprit que le roi venait de reculer.
—Sire, dit alors Guise d'une voix raffermie, et vous, madame et reine, l'audience que Votre Majesté a bien voulu nous accorder a, en effet, un but spécial. Je suis venu non pas à Blois, mais précisément au château de Blois. Je suis venu non pas aux conférences, mais justement chez Sa Majesté. Et, si j'ai prié mes deux frères de m'accompagner, si j'ai invité tout ce que je connaisse de gentilshommes amis à me suivre ici, c'est que j'avais à dire des paroles solennelles... et j'eusse voulu que toute la noblesse de France fût présente dans ce salon...
—Qu'à cela ne tienne! dit hardiment le roi. Qu'on ouvre les portes, et qu'on fasse entrer tout le monde!...
Cet ordre fut immédiatement exécuté. La porte du salon ouverte à double battant, un huissier cria:
—Messieurs, le roi veut vous voir! »
Alors, tous les seigneurs qui attendaient dans l'escalier et sur la terrasse entrèrent. Le salon fut bientôt bondé. Ceux qui ne purent entrer s'arrêtèrent sur le palier et jusque sur les marches de l'escalier. Une intense curiosité pesait sur cette foule assemblée.
—Mon cousin, dit le roi, vous avez maintenant auditoire à souhait. Parlez donc hardiment.
—Je parlerai avec plus de franchise encore que de hardiesse, dit le duc de Guise. Sire, lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir à Chartres, je vous ai dit que votre ville de Paris réclamait à grands cris la présence de son roi dont elle ne peut se passer, sous peine de dépérir. Maintenant, sire, j'ajoute: c'est le royaume entier qui réclame la fin des discordes, et supplie Sa Majesté de reprendre visiblement les rênes du gouvernement. A tort, bien à tort, sire, moi, Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, j'ai été considéré comme brandon de guerre civile. A mon grand regret, ceux qui voulaient porter le trouble dans le royaume ont espéré trouver en moi un chef de révolte, alors que je suis seulement le chef de l'une des armées royales. Ces espérances des fauteurs de troubles seraient encouragées par moi si, d'une voix haute je n'y mettais un terme. Sire, je suis venu loyalement déposer mon épée à vos pieds et vous proposer une réconciliation solennelle, si toutefois il y a jamais eu de véritable querelle...
—Et, il n'y en a jamais eu! cria la reine mère.
Il serait difficile de donner une idée exacte de la stupéfaction qui se peignit sur le visage des gentilshommes tant guisards que royalistes, lorsque le duc de Guise eut achevé de parler. Pour les uns, c'était l'effondrement subit, inexplicable et inexpliqué d'une conspiration qui durait depuis quinze ans. Pour les autres, c'était une instinctive méfiance devant une attitude si nouvelle chez l'orgueilleux duc.
Quant à Henri III, s'il fut étonné, joyeux ou non, nul ne put le savoir, car son visage demeura impénétrable. Seulement, il regarda sa mère, qui lui fit signe et dit:
—Voilà de nobles paroles que vient de prononcer là notre cousin! Quel dommage qu'une scène aussi attendrissante n'ait pas le seigneur Dieu pour témoin!...
Le roi était dès longtemps habitué à comprendre sa mère à demi-mot. Se levant donc:
—Monsieur le duc, demanda-t-il, seriez-vous disposé à répéter ces paroles devant le Saint-Sacrement?
Le duc eut une hésitation inappréciable, puis répondit:
—Certainement, sire! Quand Votre Majesté voudra...
—Ainsi, vous seriez prêt à faire serment de réconciliation sur le Saint-Sacrement exposé à l'autel?...
—Je suis prêt, sire... Dès que nous serons rentrés à Paris, s'il plaît à Votre Majesté, nous irons à Notre-Dame, et...
—Monsieur le duc, interrompit le roi, il y a partout des autels, et partout on trouve Dieu quand on le cherche. La cathédrale de Blois me paraît tout aussi favorable que Notre-Dame pour un tel serment...
—Je ne demande pas mieux, sire... Quand Votre Majesté voudra... dès demain!
—Demain!... qui sait où nous serons demain? C'est tout de suite, monsieur le duc, c'est dans l'heure qui commence que nous devons aller au pied de l'autel...
Guise eut une nouvelle hésitation; et, cette fois, si courte qu'elle eût été, Catherine, qui le dévorait des yeux, la remarqua. Mais déjà le duc répondait d'une voix ferme:
—Tout de suite, si cela plaît à Votre Majesté!
—Crillon, dit le roi, nous allons à la cathédrale. Messieurs; vous en êtes tous. Il faut que ce soit un spectacle dont il soit parlé dans tout le royaume, et dont l'histoire garde le souvenir! Et maintenant, qu'on me laisse seul. »
Tout le monde sortit. La reine mère demeura seule auprès de Henri III.
—Eh bien, ma mère? dit gaiement le roi, nous allons donc rentrer à Paris?... Dès que les conférences seront terminées, nous nous mettrons en route.
—Oui, dit alors la vieille reine, voilà ce qui vous tient le plus au coeur! Rentrer dans Paris! Reprendre vos amusements favoris dans le Louvre et ailleurs, préparer fêtes sur fêtes, au risque de voir se déchaîner encore les bourgeois las de payer vos folies! La belle avance de rentrer au Louvre, si vous y rentrez diminué, fantôme de roi, n'ayant plus qu'une ombre de pouvoir!... Vous croyez donc à cette réconciliation?
—Pourquoi n'y crois-je pas, si M. de Guise le jure sur le Saint-Sacrement? dit Henri III avec une sincérité qui fit sourire amèrement Catherine.
—Prenez garde, mon fils!...
—Oh! madame, fit le roi, se méprenant au sens de cet avertissement, Crillon aura certainement pris les précautions nécessaires... et justement le voici! ajouta-t-il pour couper court à l'entretien...
Catherine de Médicis poussa un soupir, jeta un profond regard sur son fils et se retira lentement, tandis que Crillon faisait en effet son entrée dans le salon et annonçait au roi qu'on n'attendait plus que son bon plaisir pour se mettre en route vers la cathédrale...
Le roi descendit aussitôt dans la cour carrée et sourît à la vue de ces gentilshommes qui formaient une masse imposante, à la vue plus imposante encore des gens d'armes que Crillon avait disposés. Il monta à cheval. Tous l'imitèrent aussitôt.
Le roi sortit du château, précédé d'une fanfare de trompettes, d'une compagnie de mousquetaires, et encadré par un triple rang de ses gentilshommes. Le duc de Guise venait immédiatement derrière lui et se trouvait ainsi séparé de ses partisans. Toute cette formidable et brillante cavalcade se dirigea vers la cathédrale dans une sorte de recueillement inquiet. On n'osait parler. Chacun se demandait si cette cérémonie ne cachait pas un guet-apens.
Le chapitre de la cathédrale, prévenu en toute hâte, s'était réuni, et, revêtu de ses ornements sacerdotaux, attendait Sa Majesté.
Le roi mit pied à terre devant l'église où il entra aussitôt, toujours silencieux, et suivi par cette foule non moins silencieuse. Guise marchait près de lui, un peu en arrière.
En un instant, la cathédrale se trouva remplie. Le roi et Guise marchèrent jusqu'au maître'autel. Le curé doyen de la cathédrale s'agenouilla alors, entouré de ses vicaires, fit une courte oraison. Puis, il monta les degrés de l'autel, ouvrit le tabernacle, découvrit l'ostensoir d'or et, tandis que les prêtres entonnaient le Tantum ergo, il se retourna en soulevant l'emblème dans ses mains levées.
Toute l'assistance était tombée à genoux; le roi avait le premier donné l'exemple. Enfin, l'ostensoir ayant été exposé sur l'autel, le roi se releva et regarda fixement le duc de Guise. Celui-ci, d'un pas ferme, monta les degrés de l'autel et étendit la main droite.
—Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, dit le duc d'une voix que tout le monde put entendre, tant en mon nom qu'au nom de la Ligue dont je suis lieutenant général, je jure réconciliation et parfaite amitié à Sa Majesté le Roi...
Henri III qui, jusque-là, avait conservé un doute, rayonna de joie, et, montant à son tour, il étendit la main et dit:
—Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, je jure réconciliation et parfaite amitié à mon féal cousin duc de Guise et à messieurs de la Ligue...
Alors, des vivats éclatèrent parmi les royalistes, tandis que les gentilshommes guisards demeuraient sombres et silencieux. Le roi tendit la main au duc qui, profondément, s'inclina. La réconciliation était scellée.
Le soir, pendant la grande réception qui eut lieu au château, les gens de la Ligue montrèrent un visage serein, joyeux, et même quelque peu moqueur quand leurs yeux s'arrêtaient sur Henri III.
Le roi, qui dînait d'assez bon appétit, contre son habitude, ne remarquait nullement ce qu'il y avait de singulier dans cette attitude des guisards. Mais d'autres le remarquaient pour lui. Et, parmi ces autres, se trouvaient Ruggieri et Catherine de Médicis.
L'astrologue assistait au dîner du roi du fond d'un cabinet percé d'un invisible judas à travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l'avait mis là en lui recommandant d'étudier la physionomie des Guise. Jamais la vieille reine n'avait éprouvé angoisse pareille. Il y avait un malheur dans l'air.
A la table du roi avaient pris place le maréchal de Biron, Villequier, d'Aumont, du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de la Ligue. Les convives étaient fraternellement mêlés les uns aux autres, et, si le roi n'eût été assis dans un fauteuil un peu plus élevé que, les autres, on ne l'eût pas distingué de ses invités.
—Par Notre-Dame de Chartres, à qui, en partant, j'ai fait cadeau d'une belle chape de drap d'or! s'écriait à un moment le roi de France, je voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Béarnais s'il nous voyait réunis à la même table!... J'en ris rien que d'y penser!...
Le roi se mit à éclater. Le duc de Guise éclata aussi, puis toute la tablée, puis tous les seigneurs debout.
—Il me semble que je l'entends, continua le roi. Il en pousserait un Ventre-Saint-Gris!...
Et Henri III répéta le juron favori du Béarnais en imitant si bien son accent gascon que, cette fois, les rires partirent d'eux-mêmes et de bon coeur.
—A propos, sire, savez-vous ce qu'il fait en ce moment? demanda le cardinal de Guise. Eh bien, il est retourné à La Rochelle où il va présider l'assemblée générale des protestants.
—Quelque chose comme les états généraux de la huguenoterie, fit le roi. Nous ne le craignons plus. Qu'il assemble tout ce qu'il voudra. Nous marcherons contre lui, et, avec l'aide de Dieu, avec l'aide de notre ami (il regardait le duc), nous le taillerons en pièces.
—Sire, dit le duc de Guise, s'il plaît à Votre Majesté, nous préparerons cette expédition...
—Dès notre rentrée à Paris, dit le roi. Nous n'aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots.
Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l'imitèrent. Ce fut ainsi que se passa ce dîner, où il fut question de tout, excepté des états généraux pour lesquels tout ce monde était réuni.
Catherine de Médicis, malgré son âge, malgré sa faiblesse, était restée jusqu'à la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle à manger et se dirigea vers le cabinet où elle avait laissé Ruggieri... A ce moment, dans la demi-obscurité, un gentilhomme se dressa près d'elle.
—Maurevert! dit sourdement la reine.
—Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant.
Puis, il se redressa, regarda la reine et reprit:
—Ce même Maurevert qui tira sur l'amiral Coligny ce coup d'arquebuse que vous n'avez pas oublié, sans doute. Ces temps sont lointains, et je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majesté... je vois avec bonheur qu'il n'en est rien...
Catherine de Médicis fixait un sombre regard sur l'homme qui lui parlait avec une sorte d'insolente familiarité. Mais ce n'est pas Maurevert qu'elle voyait... C'était le passé formidable évoqué soudain par la présence de cet homme. Elle examina plus attentivement Maurevert et dit:
—Oui, vous avez été un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX.
—Non, madame, dit Maurevert; c'est pour vous ce que j'ai fait...
Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mystérieux et des plus terribles serviteurs qui eussent évolué jadis dans son orbite. Elle savait qu'il ne faisait rien sans motif.
—Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout à coup, où étiez-vous le jour des Barricades?
—Je vous comprends, madame, fit Maurevert. J'ai servi le duc de Guise. Je l'ai servi avec ardeur et fidélité. J'ai fait, pour la réussite de ses projets, autant que je fis jadis pour la réussite des vôtres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-même. Et, si, par hasard, le roi se décidait à faire couper le cou à M. de Guise, il est sûr que je serais, moi, à tout au moins pendu. C'est bien là la pensée de Votre Majesté?
—Je vois, monsieur de Maurevert, que vous êtes toujours très intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais, enfin, je suppose que ce n'est pas pour me prouver votre intelligence que vous m'êtes venu trouver?... Que voulez-vous donc? Parlez.
—J'attendais cet ordre de Votre Majesté, dit Maurevert. Voici donc, madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminâmes les huguenots, lorsque, pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majesté m'a fait certaines promesses... J'en ai attendu l'exécution pendant dix ans. Un jour, je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre que j'étais oublié... J'ai tenu à vous dire, madame, pourquoi je me suis jeté dans le parti de la Ligue, pourquoi j'ai tout fait pour soutenir les prétentions avouées ou secrètes de M. de Guise, pourquoi enfin je suis devenu un ennemi de la fortune des Valois...
—Vraiment, monsieur, vous avez tenu à me dire cela?
—Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et, maintenant que je me suis soulagé. Votre Majesté peut me faire arrêter... Mais vous saurez que, si je vous ai trahie, c'est que vous m'avez trompé, vous!
—Ah! vipère! murmura sourdement la reine... Il faut bien que votre Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi à votre reine! Je ne vous fais pas arrêter... mais je vous chasse!
A ce moment, une voix à la fois grave, humble et caressante se fit entendre:
—Madame et reine vénérée, pardonnez-moi si j'ose m'interposer entre votre auguste colère et ce gentilhomme. Restez, monsieur de Maurevert. La reine vous y autorise...
C'était Ruggieri! Il avait tout vu et tout entendu de son cabinet... Il fit un signe rapide à Catherine de Médicis. Et la reine, toujours maîtresse de ses passions, prononça:
—Monsieur de Maurevert, je vous pardonne ce que votre attitude et vos paroles ont pu avoir d'étrange...
Maurevert mit un genou à terre et dit:
—Je crois maintenant que je puis dire à la reine tout ce que j'étais venu lui dire.
—Vous avez donc encore quelque chose sur le coeur, mon cher monsieur de Maurevert?...
—Eh! s'écria Ruggieri, c'est bien simple. Il a sur le coeur de ne pas avoir été récompensé selon son mérite. Et il faut le récompenser, ce digne gentilhomme.
Maurevert s'inclina.
—Et, sans doute que, pour être plus sûr d'obtenir une récompense digne de vous, continua l'astrologue, vous apportez quelque chose à la reine?...
—En effet, monsieur... j'apporte quelque chose à Sa Majesté... Je lui apporte... ce que je lui apportai jadis au Louvre, le dimanche soir de Saint-Barthélémy...
—Quoi donc? fit Ruggieri, tandis que la reine pâlissait.
—Une tête, répondit Maurevert.
—Suivez-moi, ordonna Catherine.
La reine descendit par un escalier dérobé qui donnait sur son appartement. Cet appartement, situé au rez-de-chaussée, se trouvait juste au-dessous de l'appartement du roi, et en reproduisait la disposition.
Catherine de Médicis fit entrer Ruggieri et Maurevert dans un petit oratoire et, ayant renvoyé ses suivantes, prit place dans un fauteuil.
—Que voulez-vous? dit la vieille reine en fixant son regard sur Maurevert.
—Pardon, madame, intervint Ruggieri, Votre Majesté veut-elle me permettre de placer ici un mot? Eh bien, il me semble qu'avant de demander à ce gentilhomme ce qu'il veut nous devons lui demander ce qu'il donne...
Catherine secoua la tête.
—Que voulez-vous? répéta-t-elle à Maurevert.
—Peu de chose, madame, dit Maurevert. Je me contenterai de trois cent mille livres. Et il ajouta:
—Ce que j'apporte vaut en effet un million. Et, ne demandant que trois cent mille livres, j'estime donc à sept cent mille livres le plaisir que j'ai à servir les intérêts de Votre Majesté...
—Bon! pensa la reine, prompte à comprendre. Il paraît que tu as une rude dent contre le Guise, et qu'au besoin tu le trahirais pour rien...
—Ruggieri, ajouta-t-elle tout haut, fouille dans ce meuble... là... le troisième tiroir... et donne-moi l'un de ces parchemins que tu vois...
Ruggieri obéit et plaça sur la table, devant la reine, un des parchemins demandés. Ces parchemins, c'étaient des bons sur la cassette royale tout préparés d'avance, scellés du sceau de Henri III et signés de sa main. La reine le remplit, et la feuille se trouva ainsi libellée:
«Bon pour la somme de cinq cent mille livres que notre trésorier versera, au vu des présentes, ès mains du sire de Maurevert, pour services particuliers rendus à nous...»
Catherine tendit le bon à Maurevert qui n'eut pas un tressaillement, bien qu'il eût aussitôt remarque la majoration énorme de la somme qu'il avait indiquée lui-même.
—Votre Majesté est la générosité même, se contenta-t-il de dire.
Mais, comme il disait ces mots, il eut un frémissement. En effet, le libellé du bon portait au bas cette formule écrite d'avance:
Ladite somme payable à... le...
Ni le nom de la ville ni la date n'avaient été remplis par Catherine de Médicis. Dès lors, le bon n'avait aucune valeur. Catherine qui, des yeux, suivait attentivement la physionomie de Maurevert, sourit et dit:
—Rendez-moi ce bon, monsieur; je crois que j'ai oublié...
—En effet, dit Maurevert en replaçant le parchemin sur la table. Votre Majesté a omis la date et le lieu du paiement...
—Où voulez-vous être payé, mon cher monsieur de Maurevert? demanda la reine avec un charmant sourire.
—Mais à Paris, s'il plaît à Votre Majesté...
—A Paris. Bien. Vous voyez, j'écris: Payable à Paris... Reste la date... Quand voulez-vous être payé?...
—Le plus tôt possible, fit Maurevert en riant.
—Le plus tôt possible, dit la reine. Très bien. Voyez: j'indique la date la plus rapprochée possible, c'est-à-dire le jour même où le roi pourra disposer à son gré de ses finances... c'est-à-dire...
Et Catherine, les lèvres serrées, les sourcils contractés, la physionomie devenue soudain terrible, acheva d'écrire:
Payable à Paris, le LENDEMAIN DE LA MORT DE M. LE DUC DE GUISE.
Maurevert lut sans surprise les mots que Catherine venait d'écrire. Il prit le bon, le plia froidement, le fit disparaître dans une poche de son pourpoint, et dit:
—Je remercie Votre Majesté. La date qu'elle indique me convient parfaitement.
—Cette date est donc bien rapprochée? demanda la reine palpitante.
—Oh! cela ne dépend pas de moi, madame! Car moi, je ne suis ni Dieu pour décréter la mort de Mgr de Guise... ni le roi... pour l'envoyer à l'échafaud...
—L'échafaud! dit sourdement Catherine qui se redressa, livide...
Ruggieri considérait ardemment Maurevert.
—Expliquez-vous nettement, dit à son tour l'astrologue... Il ne s'agit donc pas...
—D'une arquebusade dans le genre de celle que j'envoyai à Coligny? fit Maurevert. Nullement. Aussi, au lieu d'écrire: «Payable au lendemain de la mort», Votre Majesté eût plus justement écrit: «Payable «le lendemain de l'exécution de M. de Guise.»
—Maurevert, dit la vieille reine haletante, tu aurais donc vraiment le moyen de porter quelque terrible accusation contre le duc?... Parle, mon ami!...
—Papier pour papier, dit Maurevert.
A ces mots, il tira de sa poche une lettre qu'il remit à la reine. Catherine y jeta un avide regard et murmura:
«L'écriture de Guise...»
Catherine et Ruggieri se penchèrent en même temps sur la lettre posée sur la table.
Cette lettre, c'était celle-là même que Guise avait remise à Maurevert pour Fausta, Maurevert avait copié la lettre, remis la copie parfaitement imitée à Fausta et gardé l'original pour lui. La signature «Henri, duc de Guise... POUR LE MOMENT» constituait l'aveu échappé à la prudence du duc. Ce mot éclairait la lettre. «Qui vous savez», c'était le roi!...
Lorsque Catherine eut lu et relu cette lettre non pour en découvrir le sens, car ce sens lui apparaissait très clair, à elle, mais pour y chercher la possibilité d'accabler le duc sous une accusation capitale, elle demanda:
—A qui était adressée cette lettre?
—A la princesse Fausta... dit Maurevert.
—Donc, elle ne l'a pas reçue?...
—Pardon, madame. La princesse Fausta a reçu la lettre... ou une copie de la lettre.
Catherine le regarda avec une certaine admiration.
—Vous êtes sûr que nul autre que vous n'a vu cette lettre? reprit-elle.
—Parfaitement sûr madame!...
Catherine appuya son coude sur la table, sa tête sur sa main, et les yeux fixés sur le papier, se plongea en une profonde rêverie.
«La princesse Fausta!» murmura-t-elle enfin.
A quoi songeait-elle donc en prononçant ce nom?...
Quelques jours se sont passés depuis le départ du duc de Guise. Paris est inquiet.
Au palais Fausta, une douzaine de jours après le départ des Lorrains, un mouvement se produit. Fausta a lu la lettre que Guise lui a fait remettre par Maurevert. Fausta a pris la résolution de rejoindre le duc à Blois.
Tout est donc prêt pour le voyage. Une litière attend devant la porte. Douze hommes d'armes recrutés depuis peu lui serviront d'escorte. Fausta monte dans la litière avec ses deux suivantes: Myrthis et Léa.
Au moment du départ, Fausta jette un long regard sur ce palais où elle a pensé, aimé, souffert, calculé, combiné la plus formidable des conspirations. L'image de Pardaillan passe dans son esprit assombri. Mais elle secoue la tête... Il est mort... elle est délivrée!...
Or, à l'heure même où Fausta sortait de Paris par la porte Notre-Dame-des-Champs, après une courte station au couvent des jacobins situé dans le voisinage de cette porte, le chevalier de Pardaillan rentrait dans la ville par la porte Saint-Denis, c'est-à-dire par l'extrémité opposée.
Il s'en était venu à petites journées. A Amiens, il s'était arrêté deux jours. Il éprouvait une certaine lassitude. Solitude d'âme et de corps... Il était seul dans la vie...
En somme, il s'intéressait à deux choses: d'abord frapper Maurevert. Ensuite, faire rentrer dans la gorge du duc, moyennant sa bonne rapière, les insultes que Guise avait proférées contre lui, le jour où, pour sauver Huguette, le chevalier s'était rendu.
«Supposons, songeait-il, que je terrasse Maurevert, et Guise, et Fausta. Que ferai-je après?»
Voilà où était la question... Que faire de sa vie?... Il s'ennuyait et s'ennuyait tout simplement parce que la vieille cicatrice de son coeur n'était pas fermée encore et parce qu'il ne savait où aller quand il aurait enfin réglé ses comptes,—s'il y arrivait.
«Que ferai-je?... Où irai-je? Demanderai-je l'hospitalité au petit duc, et me laisserai-je vieillir dans l'espoir d'enseigner les mystères du contre de sixte aux enfants de Violetta? M'en irai-je vieillir auprès d'Huguette?»
Longtemps, Pardaillan s'arrêta sur cette pensée avec un inexprimable attendrissement.
«Après tout, finit-il par se dire, il y a encore des grandes routes en France et ailleurs. Il y aura toujours des arbres le long de ces routes, du soleil dans l'air, à moins que ce ne soit de la pluie...»
Lorsque Pardaillan reprit son chemin vers Paris, il n'avait en somme décidé qu'une chose; c'est qu'il surveillerait de près les faits et gestes de M. de Guise. Aussi, en arrivant à peu près à la même heure où Fausta sortait de Paris, lorsqu'il eut appris par le premier bourgeois venu que le duc de Guise était à Blois, Pardaillan se dit:
«Eh bien, je continue ma route jusqu'à Blois.»
Mais sans doute une réflexion qui traversa son esprit le fit changer d'idée. Seulement, il évita de passer par la rue Saint-Denis; il ne voulait pas s'arrêter à la Devinière, peut-être dans la crainte d'être retenu par Huguette.
Parvenu à la Seine, Pardaillan traversa le pont Notre-Dame. Tout en haut de la rue Saint-Jacques et près des remparts, il arrêta son cheval devant le porche du couvent des jacobins, mit pied à terre, et heurta le marteau de la porte.
Un judas s'entrouvrit, à travers lequel le frère portier lui demanda ce qu'il voulait, l'informant aussitôt qu'on ne recevait ni pèlerins ni voyageurs dans ce couvent.
Pardaillan ayant répondu qu'il venait simplement faire visite au révérend frère Jacques Clément, le portier, avec un empressement qui lui parut bizarre, ouvrit la porte et le pria d'entrer.
—Veuillez attendre dans ce parloir. Notre bon frère Clément va être prévenu.
Et le frère portier partit en toute hâte. Seulement, ce ne fut pas vers la cellule de Jacques Clément qu'il se dirigea, mais vers l'appartement du prieur Bourgoing, à qui il raconta qu'un laïc voulait voir le frère Clément.
Bourgoing ne douta pas un instant que ce visiteur ne fût un homme envoyé dans le but de s'aboucher avec Jacques Clément en vue du grand-oeuvre, c'est-à-dire l'assassinat d'Henri III. Il donna donc l'ordre non pas de faire venir frère Jacques au parloir, mais bien de conduire le visiteur à la cellule du révérend.
Il faut ajouter que ces allées et venues avaient peu surpris Pardaillan, et qu'il n'y avait prêté qu'une médiocre attention. Lorsque le frère portier revint, il se contenta donc de suivre le moine qui le conduisait.
Après de nombreux tours et détours, ce moine s'arrêta devant la porte entrebâillée d'une cellule et dit:
—C'est ici, vous pouvez entrer, mon frère...
Pardaillan poussa la porte, entra, et vit Jacques Clément qui, assis à une petite table, écrivait.
Lorsque le chevalier entra, le moine se retourna, l'aperçut, cacha précipitamment sous un livre ce qu'il écrivait, et une vive rougeur envahit ses joues pâles. Il se leva et s'avança vers Pardaillan, les mains tendues.
—Que Dieu soit loué! dit-il.
—Mort Dieu! fit Pardaillan qui serra les mains du moine, qu'on a donc du mal à parvenir jusqu'à vous!... et jetant un regard autour de lui: comment pouvez-vous vivre ici? fit-il avec un frisson. C'est le tombeau anticipé... pour des gens comme vous qui prennent les choses trop-à coeur.
Clément eut un sourire amer.
—Cher et digne ami, fit-il, vous êtes comme un rayon de soleil qui entrerait dans une tombe. Dès que vous paraissez, tout s'éclaire et sourit... C'est si triste, ici!
—Pourquoi y restez-vous?
—Ce n'est pas moi qui l'ai voulu ainsi. Élevé dans un couvent, j'ai vécu au couvent, comme le lierre vit attaché à l'arbre au pied duquel il est né.
—-Que faisiez-vous donc quand je suis entré? reprit curieusement Pardaillan au bout d'un instant de silence.
Jacques Clément rougit encore.
—C'est bien, c'est bien, fit le chevalier, je ne vous demande pas vos secrets.
Mais, en même temps, il jeta un rapide regard sur le bas de la feuille que le moine avait cachée, et qui dépassait sous le livre. Et il eut un sourire de stupéfaction.
—Des vers! s'écria-t-il. Vous ne m'aviez pas dit que vous étiez poète!
En effet, c'étaient des vers qu'écrivait le jeune moine.
—Oh! oh! continuait le chevalier, qui, sans façon, avait saisi la feuille et la parcourait, quel zèle... religieux! Or, ça... quelle est cette Marie?...
Le moine avait pâli.
—Je me distrais parfois, balbutia-t-il, à ces amusements profanes...
Le chevalier tournait et retournait le papier en tous sens. Soudain, il tressaillit et murmura:
—Marie de Montpensier!... Ah! ah!... C'est à la duchesse de Montpensier qu'il fait ces déclarations enflammées!... Tenez, ajouta-t-il tout haut en rendant le papier à Jacques Clément, je ne me connais guère en poésie; mais je trouve ces vers admirables, et il faudra que la personne à qui ils sont destinés soit bien difficile de n'être pas de mon avis...
Le moine reprit sa feuille de papier et la cacha, cette fois, dans son sein.
—Voyons, dit alors le chevalier, avez-vous un peu abandonné ces idées effrayantes qui vous bouleversaient quand nous nous rencontrâmes à Chartres?
Et Pardaillan fit le geste de l'homme qui donne un coup de dague.
—Vous voulez parler, dit Jacques Clément d'une voix basse, mais ferme et tranquille, de ma résolution de tuer Valois?... Pourquoi y aurais-je renoncé?... Valois mourra!... J'ai pour vous, pour l'infinie gratitude que je vous dois, reculé l'heure de l'exécution. Mais cette heure viendra!...
Pardaillan frissonna. Il y avait dans l'attitude et la voix du moine une effrayante résolution.
—Pardaillan, reprit Jacques Clément, vous m'avez demandé d'attendre. Mais à votre tour, quand vos desseins sur Guise seront accomplis, laissez-moi marcher à ma destinée... La mère du roi a tué ma mère... Eh bien, le fils d'Alice tuera le fils de Catherine!... Et rien, rien, entendez-vous, ne peut le sauver si vous êtes venu me dire: «Allez! la vie de Valois m'est à cette heure inutile!...» Est-ce là ce que vous êtes venu me dire, chevalier?...
—Non, répondit Pardaillan; pas encore!...
A ce moment, le prieur Bourgoing entra dans la galerie, sur laquelle s'ouvraient les portes des cellules, et, à pas étouffés, s'approcha de façon à écouter ce qui se disait chez Jacques Clément.
—J'attendrai donc, reprenait celui-ci. J'attendrai. Mais les paroles que vous m'apporterez seront le signal de la mort de Valois.
—C'est bien ce que je pensais! songea le prieur. Ce gentilhomme est de la conspiration, et c'est sans doute lui qui doit donner le signal!...
—Voyons, reprit Pardaillan, j'étais venu vous faire une proposition. Je souhaite qu'elle vous agrée...
—Voyons la proposition, fit le moine avec un sourire.
—C'est de m'accompagner à Blois où je me rends tout de ce pas...
—Parfait! songea le prieur dans la galerie.
—A Blois! s'écria sourdement Jacques Clément.
—Mon Dieu, oui. Figurez-vous, mon cher ami, que je m'ennuie depuis quelque temps. Alors, pour me distraire, j'ai entrepris de voyager.
—A Blois! répéta Jacques Clément avec un frisson.
—Oui, à Blois, fit négligemment le chevalier. Mais pourquoi à Blois, me direz-vous?... D'abord on y voit le roi...
—Bravo! cria en lui-même le prieur Bourgoing, de plus en plus persuadé que le visiteur cherchait à entraîner le moine à l'exécution de l'acte attendu.
—Ensuite, continua Pardaillan, on y voit toute la noblesse du royaume assemblée pour les états généraux. Enfin, on y voit M. de Guise, l'illustre duc de Guise...
—Brave gentilhomme! murmura le prieur.
—Et autour de Mgr le duc, acheva Pardaillan, une suite brillante, spirituelle, sans compter de belles et nobles dames comme la duchesse de Montpensier!...
Pardaillan lança ce dernier trait dans un éclat de rire. Jacques Clément pâlit affreusement, saisit la main du chevalier et murmura d'une voix éteinte:
—Vous êtes sûr... que celle... que vous dites...
—Est à Blois?... Dame! Où voulez-vous qu'elle soit? Allons, laissez-vous emmener par moi. Nous nous distrairons l'un l'autre... Mais, au fait, j'y songe... peut-être ne pouvez-vous pas à votre gré sortir d'ici?...
A ce moment, quelqu'un parut, qui s'avança avec un large sourire de bienveillance. C'était le prieur.
—Eh bien, fit-il, mon cher frère, êtes-vous content?... Oui, je vois que vous êtes content. Je suis certain que ce gentilhomme a dû vous donner d'excellents conseils... Il faut les suivre, mon enfant, il faut écouter ce gentilhomme.
—Mais, mon révérend, murmura Jacques, stupéfait.
—Pas de mais, fit Bourgoing. Ce gentilhomme, j'en suis sûr, n'a pu que vous conseiller des choses excellentes...
—Ma foi, mon révérend, dit Pardaillan passablement étonné, lui aussi, je lui conseillais tout simplement de voyager...
—Digne conseil! s'écria Bourgoing. Mais de quel côté?
—Je lui conseillais d'aller à Blois.
—C'est admirablement conseillé. L'air de Blois est sublime. Du moins, on me l'a assuré. Or, notre cher frère est malade, très malade... il lui faut un air pur et fortifiant...
—C'est ce que je lui disais, fit Pardaillan.
—Et moi, je lui ordonne de vous écouter. Vous entendez, mon frère? Je vous ordonne de vous conformer à tous les conseils de ce gentilhomme. Faites donc à l'instant vos préparatifs de départ. Moi, je vais commander qu'on vous selle mon meilleur cheval de route. Recevez ma bénédiction, mon frère, et vous aussi, monsieur.
Et le prieur Bourgoing, laissant le chevalier stupéfait, se hâta de sortir en murmurant:
—Sur ma parole, dit-il, voilà le plus agréable moine que j'aie rencontré de ma vie. Ainsi donc, nous partons?
Pardaillan éclata de rire.
—Oui, dit Jacques Clément, qui tremblait légèrement.
—Le grand jour est proche...
Une demi-heure plus tard, au parloir où Pardaillan était descendu, le moine parut, vêtu de cet habit de cavalier qu'il portait pendant son voyage à Chartres. Devant la porte du couvent, un cheval attendait sellé, près de celui de Pardaillan. Le chevalier et le moine se mirent en selle.
Peut-être Pardaillan avait-il une idée de derrière la tête en entraînant Jacques Clément à Blois. Toujours est-il qu'ils sortirent ensemble de Paris et prirent aussitôt le chemin de Chartres pour, de là, se rendre, au but de leur voyage.
Il n'y avait pas une heure qu'ils avaient quitté le couvent des jacobins lorsqu'un cavalier en sortit à son tour. Ce cavalier n'était autre que le frère portier en personne, lequel, monté sur une excellente mule, s'en allait à Blois pour le compte du prieur Bourgoing.
Le moine portait une lettre cachée sous son froc. La lettre était à l'adresse de la duchesse de Montpensier.
Ceci posé, nous laisserons Jacques Clément et Pardaillan. La scène que nous allons retracer se passait une semaine après la remise à Catherine de Médicis de la lettre payée à Maurevert cinq cent mille livres.
Ce jour-là, donc, c'était le dimanche 12 novembre. Un épais brouillard montait de la Loire, à l'assaut de la colline sur laquelle s'étagent les rues de Blois. Dans ces rues, on ne voyait personne. Par contre, le château était encombré de seigneurs.
Un courrier venait d'arriver de La Rochelle, au grand étonnement des courtisans royalistes ou guisards unis dans une haine commune contre les huguenots. Que pouvait bien vouloir le Béarnais?...
Comme preuve de confiance et de grande amitié, le roi avait ouvert devant tous la missive d'Henri de Navarre. Et il la lut à haute voix. En résumé, le Béarnais, parlant au nom des protestants rassemblés à La Rochelle, faisait une double demande:
1° Il demandait qu'on restituât aux huguenots les biens qui leur avaient été confisqués; 2° il réclamait pour eux la liberté de conscience.
Cette lecture, faite, comme nous avons dit, à haute voix par le roi lui-même, fut accueillie par des huées, des rires, des menaces contre le messager qui, très calme et très digne, attendait la réponse.
—Que dois-je répondre au roi mon maître? demanda le huguenot quand la tempête des rires et des menaces se fut un peu apaisée.
—Dites au roi de Navarre, dit Henri III, que nous réfléchirons aux questions qu'il nous soumet, et que, quand nous aurons pris une décision, c'est M. le duc de Guise, lieutenant général de nos armées, qui lui portera notre réponse...
Cette réponse devait avoir d'incalculables conséquences.
C'est en effet après l'avoir reçue que Henri de Navarre prit la campagne avec son armée, résolu à conquérir, les armes à la main, ce qu'on lui refusait de bonne foi.
Voilà quels événements s'étaient passés en cette soirée de novembre.
Le roi, mis de bonne humeur par les acclamations qui avaient accueilli sa réponse, était resté jusqu'à dix heures, causant de préférence avec les gentilshommes de la Ligue, et faisant toutes sortes de caresses au duc de Guise. Enfin, le signal de la retraite avait été donné. Les appartements royaux s'étaient vidés. Le roi était dans sa chambre.
A ce moment, la reine mère entra. Henri III, qui ne la voyait jamais en tête-à-tête qu'avec ennui ou avec une sourde terreur, ne put s'empêcher de faire une grimace.
Catherine de Médicis s'était assise silencieusement.
—Henri, dit la vieille reine d'une voix douloureuse et presque tremblante, bientôt, je n'y serai plus. Alors, vous me regretterez peut-être. Alors, peut-être, vous rendrez justice au sentiment qui m'a toujours guidée et qui est celui d'une affection... indestructible, puisque votre ingratitude n'a pu l'atténuer...
—Je sais que vous m'aimez, ma mère, dit Henri III d'une voix caressante.
—Ma mère! fit Catherine. Il vous arrive bien rarement de m'appeler ainsi, Henri, et ce mot est doux à mon coeur. Oui, je vous aime, et profondément. Mais vous, Henri, vous ne m'aimez pas. J'ai trouvé plus d'affection chez Charles et chez François, que je n'aimais guère, vous le savez... et pourtant, ajouta-t-elle sourdement, je les ai... laissés mourir... parce que je voulais vous voir sur le trône...
Catherine baissa la tète, et plus sourdement, ajouta:
—Henri!... savez-vous le premier mot que me dit votre père lorsqu'il m'épousa?...
—Non, madame, mais je pense que ce fut une parole d'amour... fit Henri en bâillant.
—J'étais jeune... presque une enfant. J'arrivais d'Italie tout enfiévrée par la joie de voir Paris, d'être la reine dans ce grand beau royaume de France... J'étais belle... Je venais, décidée à aimer de tout mon coeur cet époux qui était un si grand roi! et qu'on disait si aimable... Je le vois encore... Il était habillé tout de satin blanc... Il s'approcha donc, m'examina cinq minutes. Je défaillis presque... Et quand il m'eut bien examinée, il se pencha sur moi et me dit: Mais, madame, vous sentez la mort!... Et votre père sortit de la chambre nuptiale. Ce fut une triste vie que la mienne jusqu'au jour où le coup de lance de Montgomery me fit veuve... Eh bien, Henri ma vieillesse est aussi triste que le fut ma jeunesse...
—Madame, balbutia Henri III, ma mère...
Catherine l'arrêta d'un geste.
—Je sais quels sont vos sentiments. Épargnez-vous toute contrainte. Votre père me l'a dit: «Je sens la mort», et toute ma vie s'est résumée dans cette question qui s'est dressée devant moi tous les jours: tuer ou être tuée!...
—Que voulez-vous dire? s'écria Henri, pris de cette sorte de terreur que lui inspirait si souvent sa mère.
—Je veux dire que toute ma vie, j'ai dû tuer pour ne pas l'être... il faut que je tue encore pour que vous ne mouriez pas, vous que j'aime... vous, mon fils!...
—Je dois donc mourir! fit Henri d'une voix étranglée. On veut donc me tuer!...
—Vous l'eussiez été cent fois déjà, si je n'avais été là!...
Henri III fut secoué par un frisson; sa mère ne l'ennuyait plus... elle l'épouvantait.
—Or, reprit Catherine avec un sourire amer, puisque votre père a déclaré que je sens la mort, je ne dois pas le faire mentir.
En parlant ainsi, la vieille reine se redressa. Henri la considérait avec une admiration mêlée d'effroi.
—Que disions-nous? reprît Catherine. Oui... que je ne voulais pas faire mentir votre père. Je dois répandre autour de moi de la mort. Et aujourd'hui encore, la terrible question revient plus pressante, plus âpre que jamais: mourir ou tuer!... Mon fils, voulez-vous mourir? Voulez-vous tuer?... Choisissez!...
—Au nom de Notre-Dame! murmura Henri en faisant un signe de croix, expliquez-vous, ma mère!
Catherine tira un papier de dessous les voiles noirs qui l'enveloppaient et le tendit à Henri, qui le saisit avidement, s'approcha d'un flambeau et se mit à lire. Quand il eut fini sa lecture, Henri se tourna vers sa mère. Il était livide, et ses mains tremblaient.
—Ainsi, gronda-t-il. Guise veut m'assassiner malgré son serment d'amitié?
Catherine fit un signe de tête affirmatif.
—Qui vous a remis cette lettre? reprit Henri III.
—Un serviteur de Guise, un traître,, car il a ses traîtres comme nous avons eu les nôtres... le sire de Maurevert.
—Il faut récompenser cet homme, madame!
—C'est fait.
—Et depuis quand avez-vous cette lettre?
—Depuis huit jours, répondit Catherine.
Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'elle s'en repentit... En effet, le roi s'était écrié:
—Huit jours!... La lettre est donc antérieure au serment d'amitié!...
—Oui! répondit Catherine. Mais qu'importe! Si vous croyez que Guise a voulu vous tuer, qu'importe le moment où il l'a voulu!...
—Madame, dit froidement Henri III, vos soupçons vous égarent. Rien dans cette lettre ne prouve positivement que le duc a pu concevoir ce forfait. Et l'eût-il conçu, le serment efface tout. Eh! n'ai-je pas voulu le tuer moi-même?... Cela m'empêche-t-il de tenir mon serment de bonne foi?
—Aveugle! murmura Catherine. Ainsi, vous refusez de me croire, mon fils!
—Je crois, dit Henri fermement, que votre affection vous rend injuste. Croyez-vous, madame, que j'éprouve une amitié pour le duc? Il est fort, il tient le royaume avec sa Ligue. Si je veux rentrer à Paris en roi, je dois plier aujourd'hui, quitte à prendre ma revanche plus tard. Quant à supposer qu'il veuille se parjurer, ceci, madame, est tout à fait impossible.
—Et si je vous le prouvais, Henri?...
—Oh! malheur à lui, en ce cas!
—Sire, dit Catherine en se levant, je vous demande trois jours; dans trois jours, je vous apporterai la preuve!
—Malheur! répéta le roi. Malheur sur lui!
Or, en ce même dimanche dont nous venons d'esquisser la soirée, tandis que se passaient les événements que nous venons de raconter, une autre scène bien différente se déroulait dans une autre partie de la ville.
Vers quatre heures et demie, en effet, c'est-à-dire à l'heure où la nuit commençait à tomber et où, déjà, le crépuscule s'étendait sur la campagne de Blois, un moine monté sur une mule s'approchait au petit trot de la porte de la ville. Ce moine n'était autre que le frère portier du couvent des jacobins, celui-là même que le prieur Bourgoing avait chargé d'une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier.
Frère Timothée avait plus d'une fois déjà servi de messager au prieur Bourgoing, et il avait mainte expédition sur ses états de service. C'était un ancien reître qui avait fait les guerres de religion et n'avait pas encore tout à fait dépouillé le vieil homme. C'est-à-dire qu'il avait conservé des habitudes de paillard, qui lui avaient été fort chères dans sa jeunesse.
Lorsqu'il arriva en vue de Blois, par une brumeuse soirée de novembre, le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte qu'il entra dans la ville comme on allait fermer les portes.
Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placée, par son enseigne, sous la protection du grand saint Matthieu. Mais, ayant jeté par la fenêtre grillée du rez-de-chaussée un coup d'oeil dans la grande salle, il poussa un soupir en constatant que cette auberge n'était point le fait d'un pauvre moine.
Autour des tables chargées de venaisons fumantes, de pâtés, de volailles dorées, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient pris place, et, jurant, sacrant, pinçant les servantes, riant à gorge déployée, s'interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse ripaille. Ces gentilshommes étaient tous de la suite de Guise, et leur conversation qui roulait tantôt sur les états généraux, tantôt sur le roi lui-même, était pleine de sous-entendus menaçants à l'adresse de Henri III.
Le moine n'entendait rien. Mais il voyait les visages illuminés par le vin, les pourpoints qui se dégrafaient, les mâchoires qui fonctionnaient avec frénésie, et il se disait:
—Ce doit être bien bon!...
A ce moment, comme il poussait un deuxième soupir et qu'il allait se remettre en quête d'une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses yeux se fixèrent sur un gentilhomme qui, assis à l'écart à une table où cinq ou six couverts étaient dressés, attendait sans doute des convives pour commencer à dîner.
—Que vois-je? murmura le moine. Ne serait-ce pas ce bon M. de Maurevert? C'est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette auberge!... Je puis très bien me confier à M. de Maurevert qui est un de nos fidèles, un intime du révérend Bourgoing; je vais lui demander où je pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier... Et comme il m'estime, peut-être m'invitera-t-il à partager avec lui les choses succulentes dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir... Allons!...
Cela dit, frère Timothée, qui en sa double qualité d'ancien reître et de moine était doublement imprudent, attacha sa mule à l'un des anneaux du perron, entra majestueusement dans la salle et, le visage épanoui se dirigea droit sur Maurevert.
Maurevert, qui, en effet, était en relations suivies avec le prieur Bourgoing, de même que les gentilshommes du service de Guise, reconnut parfaitement le frère portier des jacobins.
—Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commença le moine, la bouche en coeur et les yeux luisants.
—Je ne suis pas marquis, fit Maurevert.
—Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux...
—Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert.
Le moine, qui avait mis dans sa tête que Maurevert paierait l'écot de son dîner, ne se laissa pas intimider par cet accueil sévère. Tirant donc à lui un escabeau, il s'assit sans y être invité.
—Mon gentilhomme, dit-il, je suis sûr que le révérend Bourgoing serait bien heureux s'il apprenait, en ce moment, en quelle excellente compagnie je me trouve. Pare celle-là! ajouta Timothée en lui-même.
En effet, Maurevert, qui, devant l'insistance du moine, fronçait déjà les sourcils et s'apprêtait à lui faire rudement sentir la distance qui sépare un frocard d'un gentilhomme, se dérida soudainement au nom de Bourgoing et prêta l'oreille.
—Est-ce donc à dire, fit-il, en essayant de démêler les intentions du frère portier, que le prieur vous adresse à moi?...
—Pas tout à fait... mais presque... Daignez permettre, mon gentilhomme, je meurs de soif.
En même temps, Timothée remplit un gobelet jusqu'aux bords et le vida d'un seul trait.
—A votre santé, à celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de l'oeil, et à la mort du tyran!...
Maurevert tressaillit... Il se pencha vers le moine et d'une voix basse, rapide:
—Est-ce pour cela que vous venez à Blois?...
Timothée, encore, cligna de l'oeil, réponse qu'il jugeait apte à concilier son désir de bien dîner et sa complète ignorance de la mission dont il était chargé... il portait une lettre, voilà tout. Mais cette réponse, Maurevert l'interpréta dans le sens de l'affirmative.
Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le désir de passer le plus tôt possible chez le trésorier royal lui faisait souhaiter ardemment la mort du duc.
On conçoit l'intérêt énorme que prit tout à coup à ses yeux frère Timothée, envoyé de Bourgoing, c'est-à-dire d'un ligueur enragé.
—Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d'une voix très adoucie.
—Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc, messire, que j'ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris à Blois... Cette fois, songea-t-il, tu m'invites à dîner!
Et un troisième clignement des yeux indiqua toute l'importance de la mission que le moine venait remplir à Blois.
—C'est donc bien pressé? fit Maurevert qui pâlit à cette idée que Guise, peut-être, allait agir le premier... Au nom des grands intérêts que vous connaissez, si vous m'êtes envoyé, je vous somme de parier. Et si ce n'est pas moi que vous cherchez, je vous en prie...
—Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c'est bien vous que je cherchais, car voilà quatre heures que je cours après vous. Le révérend prieur m'a expressément recommandé de ne rien faire sans vos amis. Je parlerai donc. Mais je vous avoue qu'avant dîner, mes idées ne sont jamais bien nettes...
—Venez! dit Maurevert qui, tout à coup, se leva et gagna rapidement la porte, de façon qu'on vît qu'il ne sortait pas en compagnie du moine.
Frère Timothée demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard navré du côté de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de vin qui était devant lui, et sortit à son tour sans avoir été autrement remarqué. Dans la rue, il détacha sa mule et, mélancolique, s'apprêta à suivre Maurevert qui l'attendait.
—Je veux vous traiter, dit Maurevert, selon vos mérites, c'est-à-dire beaucoup mieux qu'en cette auberge. Suivez-moi donc à quelques pas, car il importe qu'on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez?
—Si je comprends! s'écria Timothée qui prit au même instant une figure rayonnante.
La nuit était tout à fait venue. Les rues étroites de Blois étaient plongées dans les ténèbres que le brouillard faisait plus intenses. Maurevert montait une ruelle escarpée, pavée de cailloux pointus destinés à aider la descente des chevaux.
«Si cet imbécile est porteur de quelque ordre grave, je le saurai, réfléchissait Maurevert. Et je préviendrai la vieille Médicis. Alors, de deux choses l'une: ou c'est le roi qui agit le premier, ou c'est Guise qui tue Valois. Dans le premier cas, j'aurai rendu un immense service à la monarchie, et il faudra bien qu'on m'en tienne compte. Dans le deuxième cas, j'en serai quitte pour attendre une nouvelle occasion de prouver à Guise qu'on ne me traite pas impunément comme un valet. Et comme il ne sait rien, comme il ne peut rien savoir, je demeure son intime!»
Maurevert s'arrêta devant une auberge de médiocre apparence. C'est là qu'il avait son logis. Timothée fit la grimace et soupira:
—L'auberge du Grand-Saint-Matthieu me paraissait infiniment respectable.
—Ne vous fiez pas aux apparences, ricana Maurevert d'un ton qui, un instant, donna le frisson à Timothée. Je vous ai promis de vous traiter selon vos mérites, et je vous jure que vous le serez. Entrez donc, faites mettre votre mule à l'écurie, puis traversez la salle, montez l'escalier qui se trouve au fond, et faites-vous donner la chambre n° 3.
Timothée commençait à se repentir d'avoir suivi Maurevert. Il éprouvait un étrange malaise. En somme, il eût bien voulu s'en aller, quitte à mal dîner. Mais la rue était déserte. Maurevert le surveillait.
Il se conforma donc aux instructions qu'il venait de recevoir.
L'hôtesse le conduisit à la chambre n° 3, et se retira en emportant la bénédiction du moine qui demeura seul. Une demi-heure se passa.
«Est-ce que, par hasard, se demanda le moine, ce M. de Maurevert se moquerait de moi?»
A ce moment la porte s'ouvrit, et Maurevert parut, en mettant un doigt sur sa bouche. Le moine se contenta de suivre Maurevert qui, par un deuxième geste, l'invitait à venir avec lui.
Le gentilhomme traversa le couloir sur lequel s'ouvraient diverses chambres de l'hôtellerie, et pénétra dans le logement situé juste en face de celui du moine. Dès lors, le visage du frère Timothée rayonna plus que jamais, et de rubicond qu'il était, devint incandescent.
En effet, au beau milieu de cette pièce où Maurevert venait d'entrer, une table toute dressée offrait aux regards les éléments d'un dîner près duquel ceux du Grand-Saint-Matthieu n'eussent été que de simples hors-d'oeuvre.
—Mon cher hôte, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans façon d'une hospitalité qui vous est offerte de même...
—En ce cas, je me débarrasserai de ce froc qui me gêne pour manger!
En même temps, le digne frère portier, ayant jeté son froc en travers du lit, apparut en jaquette de cuir et s'assit résolument, le couteau au poing, jetant sur un pâté un regard de défi.
—Attaquons! dit Maurevert... Mais je vois que vous avez conservé quelques habitudes de votre ancien métier, puisque vous portez jaquette de cuir. Vous avez donc été soldat avant d'être jacobin?...
—Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Couras... énuméra le moine en brandissant son couteau.
Le repas se continua parmi ces propos et d'autres. Tout à fait revenu de ses préventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et buvait comme quatre.
Le moment vint où Maurevert s'aperçut que son convive était juste dans l'état d'esprit où il avait désiré.
—Et vous disiez donc, commença-t-il, que le révérend Bourgoing vous adressait à moi?
—Pas tout à fait; je suis venu voir la duchesse de Montpensier.
—Pourquoi? demanda Maurevert, en débouchant un nouveau flacon.
—Pourquoi? bredouilla frère Timothée. Je n'en sais rien.
—Diable! Je suppose que, pourtant, ce n'est pas pour lui faire une déclaration d'amour?
—Eh! eh!... je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec l'outrageante fatuité des ivrognes. Mais enfin, la vérité est que je lui porte une lettre et que j'ignore ce qu'il y a dans cette lettre, et que j'ignore où et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j'ai compté sur vous pour...
—Remettre la lettre? Je m'en charge!
—Non, non, s'écria le moine. Le très révérend Bourgoing m'a dit: «Timothée, plutôt que de parler à qui que ce soit de cette lettre, arrachez-vous la langue!...
—Mais puisqu'il vous a dit de m'en parler!
—Il a ajouté, continua le moine qui, pris à son propre mensonge, jugea convenable de ne pas entendre cette interruption... il a ajouté: «Timothée, plutôt que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!» Je ne puis donc, mon gentilhomme, ni vous montrer ni vous remettre cette missive qui est là, cousue à l'intérieur de mon froc...
—Alors, que voulez-vous de moi?
—Mais... que vous me conduisiez à la duchesse...
—Diable!... Ce sera difficile, car, sûrement, elle dort en ce moment...
—Aussi n'ai-je pas dit ce soir, tout de suite... Il suffira que je la puisse voir après-demain...
—Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tête.
—Demain matin, alors!
—Trop tard encore!... La duchesse quitte Blois demain matin. Je le tiens de M. le duc de Guise lui-même Bah! vous en serez quitte pour attendre son retour. Car le duc m'a affirmé qu'elle ne serait pas plus d'un mois ou deux absente...
—Trop tard! trop tard! gémit le moine en faisant le geste de s'arracher les cheveux. Que vais-je dire au révérend?... Il va me chasser! ou peut-être, pis encore!
—C'est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin me fend le coeur. Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger... Ce serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour pour prendre sur moi de la faire réveiller.
—Partons! dit le moine. Où demeure la duchesse?
—Près du château, répondit Maurevert, Allons, remettez votre froc, et prenez courage: je me charge de tout.
—Mais comment allons-nous sortir?
—Vous l'allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir après avoir éteint les flambeaux, pénétra dans la chambre qui portait le numéro 3, c'est-à-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation, avait demandée.
Maurevert ouvrit la fenêtre. Et alors, frère Timothée put se rendre compte qu'un de ces escaliers extérieurs, comme il y en avait à bien des maisons, partait de cette fenêtre pour aboutir à la rue.
Si le moine eût été moins tourmenté, et par ses pensées et par le vin, il eût pu s'étonner que Maurevert lui eût justement recommandé cette chambre et non une autre. Mais il ne pensait pas si long. Il descendit et Maurevert le suivit, en laissant la fenêtre ouverte derrière lui.
A ce moment-là, il était près de minuit. Dans les rues de Blois, pas un être vivant ne se montrait. Frère Timothée marchait gravement près de Maurevert qui gagna les abords du château, et se mit à contourner les fossés remplis d'eau. Tout à coup, il s'arrêta et d'une voix étrange:
—Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l'intérieur de votre froc?
—Là! fit le moine avec un rire épais. Bien malin qui viendrait la chercher là!
—Et vous dites que c'est grave?... que vous ne la donneriez à personne au monde?...
—Pas même... à vous!...
—Et bien, tu me la donneras tout de même! gronda sourdement Maurevert.
En même temps, son bras se leva. L'éclair de sa dague traversa l'espace. Au même instant, le moine jeta un grand cri et s'affaissa. La dague de Maurevert avait pénétré dans la gorge de frère Timothée, au-dessus de la cuirasse...
Maurevert regarda autour de lui. Rien ne bougeait... Le cri du malheureux moine, s'il avait été entendu, n'avait éveillé aucune alerte. Froidement, Maurevert se baissa, tâta le froc, sentit le papier, déchira l'étoffé du bout de sa dague, et saisit la lettre... Puis, soulevant le cadavre, le dépouilla de son froc, et alors, il le poussa dans l'eau du fossé. Quant au froc, il l'emporta chez lui.
C'est ainsi que périt frère Timothée, victime de sa gourmandise et de son dévouement.
Rentré dans sa chambre, Maurevert ouvrit tranquillement la lettre et se mit à la lire. Voici ce qu'elle contenait:
« Madame,
«J'ai l'honneur et la joie d'aviser Votre Altesse Royale que notre homme s'est soudainement décidé à se mettre en route pour Blois. Il emporte le poignard, le fameux poignard qui lui fut octroyé par l'ange que vous connaissez.
«Si Valois en réchappe, cette fois, il faudra qu'il ait le diable au corps. Je ne sais si l'homme aura le courage de vous venir voir, et c'est pourquoi je vous préviens. Il serait à souhaiter que Votre Altesse Royale pût le découvrir dans Blois et lever ses derniers scrupules, s'il en a: je crois qu'un regard de vous y suffira.
«Je vous prie d'observer qu'il est accompagné d'un gentilhomme qui, sans aucun doute, est des nôtres. Grand, robuste, fière tournure, l'oeil froid et moqueur, ce gentilhomme m'a paru posséder toutes les qualités d'audace, de vigueur et de sang-froid nécessaires pour le grand acte.
«Je suis, madame, de Votre Altesse Royale, le très dévoué serviteur.»
La lettre portait comme signature un signe sans doute convenu et servant de pseudonyme.
Ayant achevé sa lecture, Maurevert replia la lettre, la plaça dans son pourpoint, s'enveloppa de sa cape, éteignit le flambeau qu'il avait allumé, et murmura:
«Il faut que la vieille Médicis ait cela tout de suite... d'abord parce que cette lettre complète la première, ensuite parce qu'il faut que je m'en débarrasse à l'instant... Allons au château.»
Malgré ces paroles, il ne bougea pas. Debout dans les ténèbres, enveloppé de son manteau, il réfléchissait profondément.
«Voyons, gronda-t-il tout à coup, relisons. C'est une pensée insensée qui m'a traversé l'esprit quand j'ai lu ces mots...»
Il battit le briquet et ralluma son flambeau. Et il se remit à lire. Il ne relisait qu'un passage, toujours le même, et tout ce qui était relatif au meurtre du roi lui était indifférent.
Un bruit dans le couloir, une planche qui venait de craquer sans doute, le fit tressaillir violemment. Il se leva d'un bond, la dague au poing, l'oeil exorbité, la sueur au front.
«On a marché là!... qui vient de marcher?...»
Est-ce que Maurevert avait des remords?... Se repentait-il de sa trahison?...
Ce n'était point le remords qui l'immobilisait dans les ténèbres... c'était la peur!... Car, lorsqu'il se décida enfin à se remettre en route, bas, très bas, comme s'il eût redouté de s'entendre lui-même, il murmura:
«Celui qui doit tuer le roi est accompagné d'un gentilhomme... l'oeil froid et moqueur... fière tournure... grand... robuste... qui est ce gentilhomme?...»
Lorsqu'il eut descendu l'escalier extérieur qui aboutissait à la chambre n° 3, lorsqu'il eut fait cent pas dans la rue, il s'arrêta encore et haussa violemment les épaules:
«Allons donc! gronda-t-il. Ce ne peut être lui!... Pourquoi serait-ce lui?...»
Et, arrivé devant le porche du château, vers lequel il s'était machinalement dirigé sans doute, la même préoccupation n'avait cessé de le hanter jusqu'à lui faire oublier le motif de sa visite nocturne, car il prononça sourdement:
«La Cité était cernée de toutes parts. Un renard n'eût pas trouvé le moyen d'en sortir. La Seine était surveillée. Près de quatre cents hommes sont restés sur les bords et dans les barques jusqu'au soir,.. Il est mort...»
Furieusement, il crispa les poings et gronda:
«Oui!... Mais alors... pourquoi n'a-t-on pas retrouvé le cadavre?...»
—Au large! cria une voix dans la nuit.
C'était la sentinelle placée devant le porche, qui venait d'apercevoir Maurevert. Celui-ci tressaillit, s'enveloppa de son manteau jusqu'à cacher son visage et, de sa place, dit tranquillement:
«Prévenez M. Larchant qu'il y a un courrier pour Sa Majesté.»
Larchant, c'était le capitaine des gardes qui, sous le commandement direct de Crillon, veillait à la sûreté du château.
La sentinelle appela. Il y eut des allées et venues de lanternes. Et enfin, au bout d'une demi-heure, le capitaine Larchant parut, s'approcha de Maurevert et, dans la nuit, chercha à le reconnaître.
—Monsieur, dit Maurevert en dissimulant son visage et changeant de voix, veuillez aller prévenir Sa Majesté la reine mère qu'il lui arrive une nouvelle missive semblable à celle qu'elle a reçue il y a huit jours.
—Monsieur, dit Larchant, êtes-vous fou? ou vous moquez-vous de moi? Voir Sa Majesté à cette heure?
—C'est vous qui êtes fou, dit Maurevert froidement. Car, si demain il arrive un malheur dans le château, je dirai que vous m'avez empêché de prévenir Sa Majesté, et vous serez arrêté comme complice. Bonsoir!
—Holà, un instant, monsieur. J'y vais. Mais je vous préviens que si la reine ne vous reçoit pas, et qu'elle soit mécontente d'être éveillée à deux heures du matin, je vous coupe les oreilles. Entrez au corps de garde.
Un quart d'heure plus tard, Larchant était de retour.
—Venez, monsieur, dit-il d'un ton d'étonnement, venez et excusez-moi. La reine vous attend...
Lorsque Maurevert fut en présence de Catherine de Médicis dans l'oratoire du rez-de-chaussée, il lui tendit la lettre en disant:
—Du prieur des jacobins à Mme la duchesse de Montpensier...
La reine dévora la terrible lettre d'un regard. Mais elle garda pour elle ses impressions.
—Il faut vous assurer de l'homme qui a apporté cette missive, dit-elle simplement.
—C'est fait, madame.
—Où est-il?...
—Dans les fossés du château, où il boit de l'eau par sa gorge ouverte pour avoir bu trop de vin chez moi.
La reine tressaillit, et jeta un regard pensif sur Maurevert.
Dix minutes plus tard, Catherine de Médicis entrait dans la chambre du roi, le réveillait, et, lui mettant sous les yeux la lettre de Bourgoing, lui disait:
—Sire, je vous avais demandé trois jours pour vous apporter la preuve. Trois heures m'ont suffi. Maintenant, il n'y a plus une minute à perdre!...
Le surlendemain, il y eut, sur convocation du roi, séance solennelle des états généraux. Après la messe qui fut célébrée par le vieux cardinal de Bourbon, Henri III se rendit à la salle des séances.
Comme pour bien marquer un contraste avec le duc de Guise, qui ne venait jamais au château qu'avec une imposante escorte, le roi avait donné l'ordre de placer dans la grande salle le nombre de gardes strictement exigé par l'étiquette.
Le roi prit place sur son trône, et Guise, en sa qualité de grand-maître, s'assit devant lui, au pied des degrés. Alors, le roi commença un assez long discours dans lequel il établit en substance que le royaume était fatigué de ces luttes intestines, et qu'il fallait en finir. Il adjura fortement les trois ordres de l'aider à pacifier les consciences, et pour preuve de cette pacification des consciences, se déclara prêt à entreprendre l'extermination de l'hérésie.
En quittant la salle des séances, le roi avait regagné ses appartements et tenu réception dans le salon d'honneur qu'on montre encore aux voyageurs visitant le château de Blois.
Cependant, Henri III faisait bon visage parmi tous ces ennemis mortels qui lui souriaient. Et il ne lui fallait pas peu de courage pour se montrer paisible.
Il était d'ailleurs soutenu par le regard fixe et ferme de Catherine, qui ne le quittait pas des yeux.
Son plan était admirable. Il consistait à inspirer à Guise une sécurité absolue.
Le roi commença par prendre à part le duc de Mayenne et lui promit le gouvernement du Lyonnais. Mayenne se confondit en remerciements sincères. Au cardinal de Guise, Henri III promit la légation d'Avignon.
Rencontrant Maineville, il ajouta:
—Je sais combien M. le duc vous estime. Cela seul me serait un garant si je n'avais, pour vous la même estime. Monsieur de Maineville, j'ai donné l'ordre à ma chancellerie de préparer votre brevet de nomination au Conseil d'État.
Pendant une heure, selon une liste arrêtée dans la nuit même, le roi fit pleuvoir les faveurs autour de lui...
Enfin, après avoir évolué, souri, chuchoté des promesses, distribué des rentes, Henri III, sur un signe de sa mère, porta le dernier coup.
—Monsieur le duc? dit-il à haute voix.
A l'appel du roi, le Balafré s'élança et s'inclina devant Sa Majesté.
—Vous êtes grand-maître, duc? fit le roi.
—Je le suis, en effet, répondit Guise.
—Comment se fait-il, en ce cas, que vous ne jouissiez pas pleinement de toutes les prérogatives attachées à votre dignité?...
—Sire, je ne comprends pas, dit le Balafré sur ses gardes.
—Morbleu! reprit Henri III, je veux que toutes ces défiances finissent! Je ne veux plus de ces suspicions qui me rompent la tête, et puisque c'est le grand-maître qui doit tenir les clefs du château, dès ce soir, duc, vous aurez les clefs!...
A ces mots, il se fit un grand silence, puis presque aussitôt un grand murmure où il y avait de la stupéfaction chez les royalistes, une joie sourde chez les guisards, et presque de l'admiration pour tant de confiance.
C'était en effet une des prérogatives du grand-maître que de détenir et d'emporter tous les soirs les clefs du château. Mais, jamais Guise n'eût osé la réclamer, cette prérogative, sous peine d'avouer ouvertement qu'il avait de mauvais desseins contre le roi.
On peut dire que c'était là un coup d'une prodigieuse habileté.
Le duc de Guise, lorsque le roi eut fini de parler, dut faire un violent effort sur lui-même pour ne trahir ni la joie ni l'incertitude qui l'envahissaient à la fois. En conséquence, il s'inclina et dit:
—Je remercie Votre Majesté de l'honneur qu'elle veut bien me faire. Je garderai les clefs du château, puisque le roi le veut!
Le roi se contenta de sourire et, ayant fait appeler le capitaine Larchant, lui donna l'ordre de remettre tous les soirs au duc de Guise les clefs de la forteresse.
Le 15 décembre 1588, il gela à pierre fendre. Le roi fit annoncer qu'il était malade et qu'il n'y aurait point conseil. En conséquence, le duc de Guise, qui, au matin, s'était présenté comme d'habitude aux appartements royaux, s'en retourna chez lui avec ses frères.
Dans la chambre du roi, un bon feu de hêtre flambait au fond de la cheminée monumentale. Henri III, pensif et pâle, était assis près de la cheminée; parfois, il jetait un regard sur la fenêtre comme pour interroger le silence extérieur. Il était assis à droite du feu, face à la fenêtre. A gauche de la cheminée était assise Catherine de Médicis, plus immobile, plus pâle dans ses voiles noirs, plus spectrale que jamais.
Un gentilhomme entra. Il était si bien enveloppé dans son manteau qu'il eût été impossible de voir son visage.
—C'est pour bientôt, dit le gentilhomme à voix basse.
—Quand? demanda Catherine.
—Je ne sais pas le jour exact, qui n'est pas fixé. Mais ce sera avant Noël. Dès que le jour sera fixé, vous le saurez, Majestés.
Le roi remercia de la tête, sans un mot. Et la reine dit:
—Vous pouvez vous retirer... toujours par le petit escalier...
Le gentilhomme s'inclina et sortit. Alors le roi murmura:
—Un fier sacripant, ce Maurevert!...
La reine, cependant, s'était levée et avait ouvert une porte. Le roi n'avait pas bougé de son coin de cheminée, et tendait ses mains vers le feu, bien qu'en réalité il fît chaud dans la chambre. Alors, un certain nombre de gentilshommes, une quinzaine environ, entrèrent chez le roi, et la vieille reine elle-même referma la porte.
Catherine se tourna vers ceux qui venaient d'entrer et dit:
—Asseyez-vous, messieurs...
Parmi ces gentilshommes, il y avait Crillon, le capitaine Larchant, Montsery, Sainte-Maline, Chalabre, Loignes, Deseffrenat, Biron, Du Guast, d'Aumont et d'autres. Quand ils furent tous assis, le roi les regarda un moment et dit d'une voix très calme:
—Messieurs, le duc de Guise veut m'assassiner...
Il serait difficile de donner une idée de l'effet produit par ces paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle était la crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur être dit, avant d'entrer dans la chambre. Et pourtant, ils se regardèrent, tout pâles, et quelques-uns d'entre eux, se levant, dégainèrent comme si le duc de Guise eût été là... Le roi les calma d'un geste et ajouta:
—Tant que j'ai pu douter, tant que j'ai pu fermer les yeux, je me suis refusé à croire à la méditation d'un tel crime chez un homme que j'ai comblé de mes bienfaits. Aujourd'hui, messieurs, il faut que je prenne une décision, car je dois être tué avant la Noël... Or, je vous ai réunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parle le premier, Crillon.
—Sire, dit Crillon, il s'agit d'un crime, et il me semble que cela regarde vos gens de loi...
—Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une cour de justice?
—C'est ainsi que l'on procède pour tous les criminels, sire.
Brion et quelques autres appuyèrent d'un geste.
—A moins, dit Henri III avec un pâle sourire, à moins que les amis de l'accusé ne l'enlèvent pendant le jugement et n'exécutent l'accusateur. Votre conseil ne vaut rien, Crillon!
—Sire, je suis soldat...
—Donc, reprit le roi après un moment de silence, en dehors du jugement, vous ne voyez pas ce qu'on peut faire à un traître, à un félon qui conspire contre la vie de son roi?
—Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est énorme, plus il est de l'intérêt du roi de le faire éclater au grand jour.
—Mauvais conseil, répéta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu'il faut faire, je vais vous le dire, moi!... Celui qui veut tuer, on le tue!... Vous en chargez-vous, Crillon?
Le rude capitaine s'inclina, secoua la tête, et dit:
—Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croisé le fer, en plein jour, devant tous. Dieu décidera entre sa cause et la mienne...
Le roi, ébranlé, jeta un regard à Catherine de Médicis qui fit un signe imperceptible.
—Non, reprît-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous exposer, précieux que vous êtes à ma couronne. Allez, Crillon, je vous donne congé.
Le vieux capitaine s'inclina et sortit. Alors, Henri III se tourna vers Biron:
—Et vous, Biron, que me conseillez-vous?
—Votre Majesté est-elle parfaitement sûre des méchants desseins de M. de Guise? dit le maréchal.
—Aussi sûr que vous l'êtes vous-même. Car tous, autant que vous êtes ici, vous savez mieux que moi qu'un serment sur les autels n'est pas fait pour arrêter le duc de Guise...
—Eh bien, c'est vrai, Majesté. Et je n'ai pas été le dernier à vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l'avis de Crillon: que le duc soit jugé et qu'il soit tiré un terrible châtiment de sa félonie...
—Et qui le jugera? fit amèrement le roi.
—Le Parlement de Paris.
—Paris se lèvera en masse pour le délivrer, dit Catherine de Médicis; on mettra le feu au Palais de Justice, on démolira le Louvre pour en faire des barricades, on nous pillera et nous tuera tous, maréchal, depuis le roi jusqu'au dernier de nos soldats...
Biron baissa la tête, tandis qu'un frémissement parcourait les autres membres de cet étrange et terrible conseil privé.
—Merci, Biron merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l'heure des scrupules est passée. Veuillez donc vous retirer.
—Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m'éloigner. A partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver à Votre Majesté...
Après Biron, d'Aumont, interrogé à son tour, fit des réponses semblables, et se retira également. Puis ce fut Matignon qui sortit.
Il est à noter que Henri III avait une confiance illimitée dans ces quatre hommes, et que cette confiance était pleinement justifiée. S'il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu'à la mort. Ils n'étaient pas pour le guet-apens, voilà tout.
Après le départ de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient étaient d'accord. En effet, le comte de Loignes ayant été interrogé à son tour par le roi, répondit tranquillement:
—Sire, je ne m'élèverai pas contre les avis qui viennent d'être donnés à Votre Majesté. Ce sont de bons et fidèles serviteurs que ceux qui sortent d'ici, et on peut être assuré qu'ils veilleront sur les jours du roi. Mais, en fait d'action, je n'en connais qu'une! En fait de juges, je n'en connais qu'un! Le voici...
En même temps, il tira son poignard.
—A mort! dit Chalabre. A mort, sire! Il n'y a que les morts qui ne frappent pas!
—Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline à son tour, que nous nous chargerons et du jugement et de l'exécution...
Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan d'attaque. Enfin, Catherine de Médicis, qui avait écouté toute cette explosion en souriant, les calma d'un geste et dit:
—Mes braves amis, vous êtes de hardis compagnons, tous, et le roi vous devra la vie... il ne l'oubliera pas...
—Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du roi!...
La reine savait parfaitement de quelle haine étaient animés ces gentilshommes. Mais il ne lui déplaisait pas d'en avoir provoqué l'explosion. Elle reprit:
—Nous sommes donc tous d'accord? Il faut que Guise meure?...
Le roi s'était tourné vers le feu et chauffait ses mains pâles.
—Qu'il meure!...
Il semblait se désintéresser de l'effrayante question qui s'agitait autour de lui.
Il reste donc à savoir où, quand, comment le scélérat félon sera frappé, continua Catherine.
—Tout de suite! s'écria Montsery.
—Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n'est pas le tout que de tailler. Il faut encore savoir recoudre. C'est à quoi le roi et moi nous devons songer. Il faut donc que toutes nos précautions soient prises pour l'heure même qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux ou trois jours devant nous. Ne précipitons rien et faisons les choses raisonnablement. Nous avons trois points à élucider: où? quand? comment?... Où?... Ni chez lui, ni dans la rue: c'est ici même, dans l'appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le saurons peut-être demain matin. Comment? C'est le plan que je vais vous exposer...
Le soir de ce jour où des décisions suprêmes furent prises chez le roi, nous pénétrons dans une auberge d'assez pauvre apparence, qui avoisine le château, et qui s'appelait à cause de cela l'hôtellerie du Château.
Dans une chambre du premier étage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, à la lueur d'une chandelle fumeuse qui semblait n'être là que pour mieux montrer les ténèbres. Cependant, la table était dressée et toute servie, comme si Pardaillan eût attendu un convive. C'est-à-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan était ainsi prodigue et outrancier dès qu'il traitait quelqu'un.
Ce quelqu'un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit aussitôt renforcer l'éclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, à la lumière plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan—son convive—apparut, et ayant laissé tomber son manteau, montra les rudes moustaches et le front cicatrisé couturé de balafres, et le regard loyal du brave Crillon... c'était Crillon qui rendait visite à Pardaillan!
Pourquoi! dans quel but?... Nous allons le savoir.
Le matin, Crillon, comme on l'a vu, avait quitté la chambre royale, pour ne pas assister aux préparatifs d'un guet-apens qu'il réprouvait. Crillon avait soigneusement visité les postes. Il renforça les points faibles. Il doubla le nombre des patrouilles. En sorte qu'à partir de ce moment, le château ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit des armes.
Lorsqu'il eut donné les mots d'ordre et changé les consignes, Crillon sortit du château dans l'intention d'en faire le tour et de s'assurer qu'aucun coup de main n'était possible. Comme il quittait l'esplanade qui s'étendait devant le porche, il s'aperçut qu'on le suivait à distance. Il s'arrêta en fronçant les sourcils.
Cependant, l'homme qui semblait le suivre s'était rapproché de Crillon et marchait droit sur lui, enveloppé dans sa cape jusqu'aux yeux, car le froid était violent, et un petit vent du nord balayait le plateau.
—Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l'inconnu ne fut plus qu'à deux pas, est-ce à moi que vous en voulez?
—Oui, sire Louis de Grillon, fit tranquillement l'homme.
Mais en même temps, cet homme laissa son visage à découvert et se mit à regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitôt et tendit sa main d'un mouvement cordial.
—Le chevalier de Pardaillan! s'écria-t-il...
—Lui-même, capitaine, et qui court après vous... pour vous rappeler une promesse que vous me fîtes...
—Laquelle?
—Celle de me présenter au roi.
—Ah! par la mortboeuf, ce n'est pas trop tôt! fit Crillon avec un large sourire de bienveillance. Peu m'importent les motifs pour lesquels vous avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez être présenté à Sa Majesté. Ce sera fait. C'est moi qui m'en charge. Seulement, je dois vous prévenir d'une chose... c'est que si vous ne connaissez pas le roi, le roi vous connaît parfaitement. Je lui ai dix fois raconté la manière dont vous m'avez aidé à sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau fait d'armes! Je vous vois encore levant haut votre rapière et donnant le signal de la marche en avant. Je vous entends encore crier: Trompettes, sonnez la marche royale!...
—Vous me voyez bien content de votre amitié, fit gravement le chevalier; bien content et bien honoré, car ce n'est pas en vain qu'on vous appelle le Brave Crillon. Donc, puisque cela vous agrée, je vous attendrai ce soir en mon hôtellerie dont vous voyez d'ici l'enseigne.
—L'hôtellerie du Château, fit Crillon; je connais cela; on y boit d'excellent Andrésy.
—A quelle heure vous attendrai-je?
—Mais entre le service de jour et le service de nuit, c'est-à-dire que je serai libre environ de six à sept heures du soir. Nous arrêterons le jour où vous désirez être présenté à Sa Majesté...
Là-dessus les deux hommes se serrèrent les mains, et Crillon continua sa ronde autour du château.
Cependant, Pardaillan était rentré à l'hôtellerie. Dans sa chambre, un homme l'attendait, assis auprès du feu qu'il regardait fixement, comme s'il eût cherché dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinée. Cet homme, c'était Jacques Clément. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons vu et qui lui donnait une sorte d'élégance funèbre. A l'entrée de Pardaillan. le moine releva vivement la tête et sourit.
—Savez-vous qui je reçois à dîner ce soir? fit Pardaillan.
—Comment le saurais-je, mon ami?
—Crillon. Le brave Crillon en personne. C'est-à-dire le gouverneur du château de Blois. »
Négligemment, il ajouta:
—Crillon doit me présenter au roi...
Jacques Clément tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l'interroger, puis baissant sa tête pensive:
—Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas. Pardaillan, qu'est-ce que le frère portier des jacobins était venu faire à Blois?
—Ça, je n'en sais rien, mon ami...
—Pardaillan, qui a tué frère Timothée?
—D'abord, êtes-vous bien sûr que le cadavre des fossés fût celui de ce digne moine?
—Parfaitement sûr, et vous-même, Pardaillan, l'avez reconnu, bien que vous n'ayez vu cet homme que peu d'instants...
—Oui, ce fut lui qui me conduisit à vous.
—Rien ne m'ôtera de l'idée, reprit Jacques Clément, que le frère portier courait après moi et avait des instructions à me donner. Qui sait si ce qui m'arrive aujourd'hui n'eût pas été évité si j'avais vu le moine avant sa mort...
—Tout s'arrangera! fit Pardaillan avec un sourire.
—Tout peut s'arranger, en effet, dit Jacques Clément! d'une voix morne, tout, excepté les désespoirs d'amour. Ah! si vous aviez vu de quel air de mépris elle m'a reçu!...
—La duchesse de Montpensier?
Jacques Clément ne parut pas avoir entendu. Il avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et, le regard fixé sur le feu dont les reflets coloraient sa tête pâle, il songeait. Ce fut d'une voix amère qu'il continua:
—On n'a plus besoin de moi, Pardaillan! J'ai hésité à frapper, et on me rejette. Tout m'échappe à la fois: et l'amour et la vengeance.
—Je comprends que l'amour vous échappe, dit Pardaillan. D'après ce que vous m'avez raconté de votre visite, cette jolie diablesse que vous appelez un ange vous a quelque peu malmené. Laissez-moi vous dire que vous n'y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez...
—-Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clément.
—Que vous ne la perdez pas—malheureusement pour nous—, qu'elle vous reviendra!...
—Oh! si cela était! Si je pouvais revivre!... la revoir!... l'aimer encore!
Les deux hommes déjeunèrent ensemble. Ou plutôt Pardaillan mangea pour deux. Quant à Jacques Clément, il était plongé en des idées funèbres, et bientôt, selon ce qui avait été convenu, il se retira dans sa chambre.
Pardaillan s'assit près du feu et se mit à méditer profondément. Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il recommençait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut avec un sourire de complaisance et murmura:
—Je crois que ce ne sera pas trop mal ainsi.
Ce que Pardaillan venait de méditer avec tant d'attention, c'était le menu du dîner du soir. Il appela donc l'hôte et lui donna les instructions nécessaires pour que ce menu fût exécuté scrupuleusement. Aussi, lorsque Crillon apparut, la table était toute dressée et servie.
—Ah! ah! s'écria le brave Crillon, il paraît que vous me voulez traiter comme un prince.
—Non pas, dit Pardaillan, car alors je ne me fusse pas mis en frais... Asseyez-vous donc ici, mon cher sire, le dos au feu, et moi là, devant vous.
Crillon obéit en prenant la place que lui indiquait Pardaillan. Nous n'en suivrons pas les péripéties, nous contentant de noter l'entretien des deux convives... En effet, en même temps que Crillon, bon mangeur, bon buveur, attaquait les victuailles, Pardaillan attaquait son hôte par ces mots jetés froidement et tout à coup:
—A propos, messire, vous savez qu'on veut tuer le roi?... On dirait que cela vous étonne?
—Cela ne m'étonne pas, mon digne ami; seulement, je dois vous prévenir que si on vous entend parler ainsi, et cette auberge est un nid à espions, votre tête sera fort menacée...
—On ne nous entendra pas, dit Pardaillan qui sourit; nous sommes parfaitement seuls. Or, si l'on veut tuer le roi, je ne veux pas que le roi soit tué!
—Mais enfin, dit Grillon abasourdi, comment savez-vous qu'on veut tuer notre souverain?
—Je vois qu'il faut satisfaire votre curiosité. Sachez donc que j'ai assisté à la dernière réunion des gens qui veulent assassiner le roi.
—Qui sont ces gens? fit Crillon devenu pâle.
—Messire, si vous ne saviez pas leurs noms, je ne vous les dirais pas; mais comme vous les savez aussi bien que moi, je vous en dirai un qui les résume: le duc de Guise...
—Et vous dites, reprit Crillon qui ne songeait plus ni à boire ni a manger, vous dites que ces gens se sont réunis?...
—Pour décider la mort du roi, oui!...
—Et que vous avez tout vu, tout entendu?...
—C'est uniquement pour cela que je vous ai cherché, mon cher Crillon, et c'est aussi pour cela que je vous ai prié à dîner, outre le plaisir et l'honneur de vous avoir à ma table.
Crillon demeura pensif quelques minutes.
—Voilà donc, reprit-il tout à coup, pourquoi vous voulez être présenté au roi?
—Fi! monsieur... je ne suis pas un prévôt pour aller raconter à Sa Majesté ce que j'ai pu entendre. M. de Guise veut tuer le roi. C'est son affaire... Et cela ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c'est que je ne veux pas que le roi soit tué, et c'est pourquoi j'interviens... Je veux vous persuader simplement que je puis et que je dois sauver Sa Majesté, si toutefois vous m'y aidez... et vous ne pouvez m'aider que d'une seule manière: en me présentant... non pas au roi, comme je le disais, mais chez le roi... En me cachant ou sans me cacher, peu importe. Seulement, il est certain que si le duc de Guise ou quelqu'un des siens me voit rôder autour des appartements royaux, cela pourra peut-être contrarier mon projet...
—Savez-vous, dit Crillon, que c'est bien grave ce que vous me demandez là?
—J'ai commencé par proclamer moi-même la gravité de la chose... ainsi!...
—Savez-vous qu'en somme je ne vous connais pas beaucoup?
—Oui, mais moi, je vous connais, et c'est l'essentiel... Parlez sans crainte de me vexer...
—Eh bien, mon cher, vous auriez envie de tuer le roi que vous n'agiriez pas autrement.
—Dame... je comprends et approuve votre doute... Seulement, je vous préviens que, si vous ne m'introduisez pas au château, je serai force d'y entrer tout de même et malgré vous. Or, dans une embuscade de ce genre, j'eusse préféré vous avoir comme ami...
—Et aussi le suis-je, par la mortboeuf! Voyons. Je me fie à vous entièrement. Que voulez-vous?
—Entrer au château aux jour et heure qui seront nécessaires, y entrer secrètement, et être placé de telle sorte que, pour arriver au roi, il faille d'abord me rencontrer.
—Je m'y engage sur ma parole, dit Crillon. Seulement, comment serai-je prévenu de ce jour et de cette heure?...
—Je vous enverrai quelqu'un de confiance.
Sept heures approchaient; Crillon se leva en disant:
—Voici le moment d'aller établir le service de nuit... Si, avant de recevoir la visite de votre homme de confiance, j'avais besoin de vous voir ou de vous parler?...
—Ici, mon cher capitaine. Je n'en bouge pas.
Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main en s'assurant de leur mutuelle estime. Lorsque Crillon fut parti, Jacques Clément entra.
—Vous avez entendu? demanda Pardaillan.
—Tout, dit Jacques Clément. Entendu et compris.
Dans un de ces vieux hôtels comme il en existe encore à Blois, il y avait en cette soirée une réunion brillante par la qualité des gens qui la composaient, mais peu nombreuse. Les abords de cet hôtel étaient soigneusement surveillés par une triple chaîne de sentinelles perdues, c'est-à-dire de gentilshommes disposés de distance en distance.
Nous suivrons un homme qui, vers huit heures du soir, sortit de cette mauvaise Hôtellerie où le malheureux frère Timothée avait fait son dernier repas que, pour comble, il n'avait même pas eu le temps de digérer. Cet homme, c'était Maurevert. Il s'avançait avec d'étranges précautions. Sous son manteau, il tenait sa dague à la main. Il sondait pour ainsi dire le terrain, et ne s'aventurait dans les opaques ténèbres glaciales qu'avec la certitude de n'y être point heurté par quelque ennemi ou truand.
Il faisait grand froid. Mais Maurevert essuyait la sueur qui coulait de son front. Quelquefois, il haussait les épaules et murmurait:
—Je suis fou... Si c'était de lui que parlait la lettre du prieur, je l'aurais déjà vu... j'ai battu Blois de fond en comble...
En même temps, Maurevert distingua une ombre qui barrait le passage de l'étroite rue. Maurevert avait bondi; mais en reconnaissant que cette voix, tout menaçante qu'elle fût, n'était pas celle qu'il attendait, il se rassura aussitôt et répondit:
—Pourquoi ne passerai-je pas? Est-ce que Léa l'aurait défendu?
—Non, monsieur, si vous me dites chez qui vous allez.
—Je vais chez Myrthis, dit Maurevert.
Une fois encore, Maurevert fut arrêté dans la rue et donna un deuxième mot de passe. Enfin, à la porte de l'hôtel où avait lieu la réunion que nous avons citée, il échangea une troisième parole de reconnaissance.
Lorsque Maurevert fut à l'intérieur de l'hôtel, nul ne s'occupa de lui: du moment qu'il était parvenu jusque-là, il devait connaître parfaitement la maison. D'ailleurs, à peine le vestibule du rez-de-chaussée franchi, Maurevert ne trouva personne pour le guider. Mais il paraît qu'il n'avait nullement besoin d'être guidé, car il monta hardiment le large escalier monumental qui s'ouvrait presque sur le vestibule.
Cet hôtel paraissait désert. Il y régnait un profond silence.
Maurevert monta jusqu'au premier étage. Partout, même silence et mêmes ténèbres.
Maurevert monta plus haut. C'est-à-dire qu'il gagna les combles. Là, du fond du couloir, sortait une sorte de rumeur confuse comme celle de plusieurs personnes qui parlent. Ce fut vers ce fond de couloir que se dirigea Maurevert. Il aboutit dans une pièce, étroite, sombre, qui ne devait guère être habitée que par les souris ou les araignées.
Maurevert alla jusqu'au fond de la pièce. Là, dans le mur, à peu près à hauteur d'homme, il dérangea une brique. Et alors un rayon de lumière tamisée passa par ce trou. Ce trou était masqué dans l'autre salle par un treillis qui se confondait avec les tapisseries.
Nous avons dit que la réunion était peu nombreuse, mais qu'en revanche elle était fort brillante par la qualité des gens qui s'y trouvaient. C'était d'abord la duchesse de Nemours, accourue à Blois depuis peu. Les trois frères: le duc de Guise, le duc de Mayenne et le cardinal. Puis le duc de Bourbon. Plus la duchesse de Montpensier.
Au moment même où Maurevert dérangeait la brique, la duchesse de Nemours, le cardinal de Bourbon, le duc de Mayenne et le cardinal de Guise se retiraient. Il ne resta que le duc de Guise et Marie de Montpensier. Celle-ci, alors, se dirigea vers une porte qu'elle ouvrit, et dit:
—Vous pouvez entrer, messieurs...
Un certain nombre de gentilshommes, parmi lesquels Espinac et d'autres pénétrèrent aussitôt dans le grenier.
—Nous sommes au complet? dit le duc.
—Il manque Maurevert, fit Maineville.
—Maurevert, s'écria la duchesse de Montpensier, je ne l'ai pas convoqué et ne lui ai pas fait parvenir les mots de passe. Il a depuis longtemps de singulières attitudes. Un homme à surveiller, messieurs...
Maineville eut une légère contraction des sourcils. Ce n'est pas qu'il s'indignât de l'accusation portée contre son ami; mais il s'en inquiétait, car il avait lui-même, dans la journée, donné les mots à Maurevert. Cependant, il ne dit rien et garda pour lui ses appréhensions.
—Messieurs, dit le duc de Guise, nous avons reçu des renseignements du château. Il paraît qu'il y a chez Sa Majesté de forts soupçons contre moi, et ce, malgré le serment que j'ai fait de bonne amitié au roi... Que devons-nous faire en pareille occurrence?
—Qui quitte la partie la perd! s'écria aigrement la duchesse en agitant ses ciseaux d'or.
—Cependant, madame, si l'illustre duc qui est le chef suprême de la Ligue venait à périr, faute d'un peu de patience, que deviendrions-nous, tous autant que nous sommes?... fit l'un des conjurés. Monseigneur, je vous supplie de quitter Blois, dès demain, car je crois en mon âme et conscience que le danger de mort, à cette heure, est aussi grand pour vous que pour Valois...
—Neuilli, fit le duc, quand je verrais la mort entrer par cette fenêtre, ce ne serait pas une raison pour que je sorte par cette porte. Valois a des soupçons, mais il ne peut prendre contre moi aucune résolution mortelle...
—Vous en prenez bien contre lui! Pourquoi n'en prendrait-il pas contre vous?
—Il n'oserait! répondit Guise avec cette superbe assurance qui était le fond de son caractère. Messieurs, ajouta-t-il, puis-je compter sur vous?
Tous étendirent la main.
—A la vie jusqu'à la mort! dit Bussi-Leclerc.
—Jusqu'à la mort! répétèrent les autres.
—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je dois vous dire que le jour et l'heure sont désormais arrêtés et que rien maintenant ne saurait empêcher Henri de Valois de succomber le 23 de décembre, à dix heures du soir... rien! sauf une intervention du ciel. Voici comment il sera procédé. C'est ce qui vient d'être arrêté entre mes frères et moi. Chacun de vous, messieurs, est chef d'une compagnie de gentilshommes dont vous aurez la liste à l'instant...
La duchesse de Montpensier remit à chacun des assistants une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits des noms.
—Messieurs, continua alors le duc, vous étudierez soigneusement ces listes, et vous en ôterez de votre pleine volonté ceux qui ne vous semblent pas décidés à mourir s'il faut mourir. Vous avez ainsi chacun de trente à quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les préviendrez dans l'après-midi du 23 décembre qu'ils aient à se tenir prêts à huit heures du soir, à l'endroit spécifié pour chaque compagnie. Ces endroits ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaîtra le 23 à midi...
Ils écoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l'émotion des choses irrévocables. Le Balafré continua:
—L'attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps d'attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirigé par Mayenne, et le troisième commandé par moi. Lorsque chacune de vos compagnies seront réunies, à huit heures du soir, vous saurez avec quel corps chacun de vous devra marcher.
Et avec une sorte d'ironie plus funèbre:
—L'exécution de ce plan nous a été inspirée par ce fait que les clefs du château sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n'y aura donc qu'à entrer... et...
—Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc... Tuer tout!... Mort du diable! la belle tuerie que nous allons voir!
Maurevert avait assisté à toute cette scène, avait tout vu, tout entendu. Aux derniers mots du Balafré, il comprit que la conférence allait être terminée. Il remit donc en place la brique qu'il avait dérangée, s'enveloppa de son manteau et s'éloigna rapidement. Dans le vestibule, il eut à donner pour sortir un mot de passe qui n'était pas celui qu'on donnait pour entrer.
La rue était libre. Maurevert regagna en courant son hôtellerie où il entra sans réveiller personne, grâce à l'escalier extérieur. Il se coucha à tâtons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin de son lit, l'oreille tendue, il écouta...
Maurevert avait sagement fait de se hâter. En effet, après quelques mots que Guise avait ajoutés, les conjurés s'étaient dispersés. Maineville, en sortant du mystérieux hôtel, s'était dirigé en courant vers l'hôtellerie où logeait Maurevert.
Il réveilla l'hôte à grand vacarme et se fit conduire aussitôt à la chambre de Maurevert. La porte n'était pas fermée à clef. Il ouvrit brusquement et entrant une lampe à la main, jeta un regard avide sur le lit, comme s'il eût pensé n'y pas trouver Maurevert... Mais Maurevert était là... profondément endormi.
Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et, s'approchant du lit, examina un instant son compagnon d'armes dont il était l'ami depuis si longtemps. Évidemment, Maurevert était couché depuis le commencement de la soirée... Il dormait régulièrement d'un sommeil paisible. Maineville songea:
«Je veux que le diable m'étripe si Maurevert songe à trahir. Et pourquoi trahirait-il? Pauvre Maurevert! Après tout, il m'a rendu plus d'un service, et je ne veux pas qu'il lui arrive de mal...» Holà, Maurevert!...
Par un excès d'habileté, Maurevert, au lieu de se faire appeler plusieurs fois, ouvrit les yeux à l'instant, et ne témoigna même pas de surprise. Il se contenta de dire:
—Tiens! c'est toi?... Qu'y a-t-il?...
—Maurevert, fit Maineville, pourquoi n'es-tu pas venu à la réunion de ce soir?
—Quelle réunion?...
—Eh! celle dont je t'ai donné les mots de passe, ce matin!...
—Ah! oui! Eh bien?... Pourquoi y aurais-je été... Est-ce que mon absence a été remarquée?
—Oui, Maurevert, ton absence a été remarquée... par le duc.
—Eh bien, fit Maurevert en s'accoudant, tu peux dire au cher duc qu'il remarquera mon absence plus d'une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas convoqué comme les autres?
—Sais-tu pourquoi tu n'as pas été convoqué?
—Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc pour le savoir. Le duc, plusieurs fois déjà, m'a battu froid, puis il est revenu. Il reviendra cette fois encore.
—Cette fois, c'est grave, mon ami; tu es soupçonné.
—Soupçonné?... Et de quoi donc?
—De tout et de rien, ce qui est bien pis qu'une accusation précise. On dit simplement qu'il faut se défier de toi!... un conseil: tu avais fort envie de voyager; eh bien, voyage.
—Excellent! Et quand, d'après toi, quand dois-je fuir?...
—Tout de suite. Dès cette nuit. Sur l'heure même, mon bon ami.
—Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je?
—Avec quoi?... Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapière et tes pistolets d'arçon.
—Oui, mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le duc me doit et qu'il me devra longtemps encore, hélas? Est-ce avec ma paye d'officier qui est en retard de cinq mois?
Maineville eut une minute d'hésitation, poussa un soupir et proféra enfin:
—Ecoute, j'ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s'ennuient dans mon portemanteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service à tous les trois: à toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du pays, et à moi qui ne serai plus tenté de jouer à la bassette.
—Voilà donc, dit amèrement Maurevert, à quoi auront abouti dix ans de bons services. Je suis obligé de fuir comme un vrai félon, comme un traître!
—Je me charge de ta rentrée en grâce, dit Maineville, avec vivacité. Je prouverai ton innocence. Et le danger écarté, tu reviendras. Est-ce dit?... Pars-tu?...
—Il le faut bien, mort au diable!
—C'est bien. Dans vingt minutes, tu as les deux cents pistoles.
—Cent me suffisent. Je n'irai pas loin. J'irai... tiens: j'irai à Chambord, et je t'attendrai là.
Maurevert s'habilla aussitôt, serra précieusement sur lui divers papiers et notamment le bon de cinq cent mille livres payables le lendemain de la mort de Guise. Bientôt Maineville parut. Il apportait les deux cents pistoles. Maurevert en prit cent. Les deux amis s'embrassèrent, puis descendirent ensemble.
—As-tu le mot de passe pour te faire ouvrir la porte? demanda Maineville.
—Non... Je ne me souviens même pas de ceux que tu me donnas dans la matinée.
—Catherine et Coutras. Et maintenant, adieu. Si par hasard il t'arrivait un accident avant d'atteindre la porte, songe que tu ne m'as pas vu...
Là-dessus, Maineville jeta un regard inquiet dans la rue pleine de ténèbres, s'éloigna rapidement en se glissant le long des murailles.
Maurevert demeurait immobile jusqu'à ce qu'il fût bien sûr que son ami s'était réellement éloigné. Alors à son tour, il se mit en route. Seulement, ce ne fut pas vers les portes de la ville qu'il se dirigea, mais vers le château. Il n'avait pas fait dix pas qu'il se frappa le front et revint en grommelant:
—Imbécile! si je laisse mon cheval, Maineville saura que je ne suis pas parti. Et s'il va demander demain matin si quelqu'un a franchi la porte pendant la nuit?»
Il sella et brida son cheval, sortit et marcha à pied jusqu'au château, en traînant la bête par la bride. Un quart d'heure plus tard, il se trouvait dans l'oratoire de la reine. Catherine de Médicis, réveillée sur son ordre (car maintenant on lui obéissait d'après un mot convenu), ne tarda pas à se montrer et l'interrogea du regard.
—Madame, dit Maurevert, je sais le jour et l'heure et comment la chose doit se faire.
Catherine eut un tremblement d'émotion.
—Parlez, dit-elle, dévorant du regard celui qui portait une telle nouvelle.
—Avant tout, fit Maurevert, je prierai Votre Majesté de faire sortir de Blois dès cet instant même un officier quelconque qui devra monter le cheval que j'ai laissé dans la cour carrée et se couvrir de ce manteau. Il est essentiel pour moi que cet homme, quel qu'il soit, parte bientôt.
—Larchant! appela la reine.
Le capitaine entra, tandis que Maurevert se rejetait dans un coin d'ombre.
—Larchant, dit Catherine, j'apprends qu'il y a des rassemblements de huguenots du côté de Tours. Envoyez à l'instant même quelqu'un de sûr pour voir ce qu'il en est et surveiller le pays une bonne huitaine. Votre messager trouvera un cheval tout sellé dans la cour carrée... et voici un manteau pour lui... Que dans cinq minutes il soit parti.
Larchant prit le manteau jeté sur un fauteuil et sortit passivement, sans un mot.
—Maintenant, reprit Maurevert, maintenant que je sors de Blois et que je fuis, il faut que Votre Majesté m'assure pour quelques jours l'hospitalité dans le château.
—Ruggieri! appela la reine, décidée à donner entière satisfaction à Maurevert.
Une minute s'écoula, et déjà Catherine fronçait le sourcil, lorsque l'astrologue parut en disant:
—On vient de m'éveiller, et j'accours. Majesté.
—Ruggieri, où es-tu logé?
—Mais, fit l'astrologue étonné, dans les combles, c'est-à-dire le plus loin possible de la terre et le plus près possible des étoiles.
—Es-tu souvent espionné là-haut?
Ruggieri sourit:
—Nul n'y vient qu'en tremblant; nul n'y vient s'il n'y est forcé. Vous savez que je passe pour un esprit malfaisant, capable de jeter un mauvais sort.
—En effet, dit Catherine. Mon bon Ruggieri, tu cacheras ce gentilhomme dans tes appartements et il y sera mieux à l'abri de la curiosité que dans l'appartement du roi...
Ruggieri fit un signe pour dire qu'il avait compris. A ce moment la reine pâlit et s'affaissa dans un fauteuil. Ses yeux se révulsèrent. Un tremblement mortel agita ses mains. Ruggieri s'élança vers elle, sortit vivement un flacon de son aumônière et laissa tomber quelques gouttes de son contenu sur les lèvres de Catherine. Bientôt celle-ci respira plus librement.
—Tu vois! fit-elle avec un morne désespoir, c'est la fin qui approche... Ruggieri, est-ce que je vais mourir? Dis-le sans crainte.
—Non! fit l'astrologue. Non, madame, rassurez-vous. La mort n'est pas encore dans ce château...
—Je le crois, reprit la reine, qui sentait la vie lui revenir. Ce n'est encore qu'une alerte. Mais je suis bien faible!
Catherine se tourna alors vers Maurevert, qui, pendant toute cette scène, était demeuré immobile et silencieux.
—Eh bien, monsieur, dit-elle, vous pouvez parler maintenant...
Maurevert commença son rapport qui dura une heure environ et que Catherine écouta la tête dans les deux mains sans donner le moindre signe d'étonnement ou d'émotion. Quand Maurevert se tut, elle releva lentement la tête et dit:
—Ruggieri, es-tu sûr que je puisse vivre encore jusqu'au 23 décembre?
—Je jure à Votre Majesté que cette année-ci mourra avant elle, dit l'astrologue.
—Bon! fit-elle avec un pâle sourire, tu me donnes huit jours de plus que je ne demandais... Allez, monsieur de Maurevert, suivez Ruggieri. Vous serez bien caché là où il vous mettra!
La reine rentra dans sa chambre et se remit au lit avec les premiers symptômes de la fièvre. Maurevert suivit Ruggieri, qui lui fit monter des escaliers interminables et parvint enfin dans les combles. L'astrologue conduisit son compagnon jusqu'à une chambre fort spacieuse et fort bien meublée.
—On vous apportera vos repas ici, dit-il. Voici sur ce rayon des livres, dans cette armoire quelques flacons de bon vin. Le jour, vous aurez encore pour vous distraire cette fenêtre d'où l'on voit la Loire. Mais faites attention que qui regarde peut être regardé...
Le lendemain, l'astrologue descendit pour prendre des nouvelles de la reine, qui ne se ressentait plus, en apparence du moins, de sa crise nocturne. En remontant chez lui, Ruggieri rencontra Crillon qui l'aborda poliment, le salua et lui dit:
—Voici: pour des raisons que vous saurez plus tard, mais qui concernent le service et la sûreté du roi, j'aurais besoin de cacher pour quelques jours dans le château un homme à moi... un mien parent. Comme je sais que vous vivez retiré et que nul ne vient vous déranger, j'avais pensé que votre appartement ferait justement l'affaire...
Ruggieri fut étonné, mais ne manifesta pas son étonnement, et il se contenta de penser:
—Bon. Je mettrai auprès de Maurevert le parent du brave Crillon, et j'aurai deux hôtes au lieu d'un. Eh bien, j'accepte, ajouta-t-il tout haut. Amenez-moi votre homme, capitaine.
—Et vous vous faites fort de le cacher?
—Autant qu'il sera en mon pouvoir, la présence de votre parent au château ne sera connue de personne.
—Merci, mon digne astrologue.
—Enchanté de vous être agréable, mon digne capitaine.
Dans la journée, Crillon sortit du château et se rendit à l'hôtellerie où il avait dîné avec Pardaillan. Comme il l'avait dit, le chevalier ne bougeait plus de l'hôtellerie. Crillon le trouva qui vidait à petits coups une bouteille de muscat d'Espagne. Pardaillan, en voyant entrer Crillon, se contenta de prendre un verre qu'il posa devant le capitaine et qu'il remplit.
—Savez-vous pourquoi je viens? demanda Crillon.
—Pour me dire que vous avez trouvé un moyen de m'introduire au château et de m'y tenir caché?
—C'est cela même. Et quand vous voudrez...
—Pourquoi pas aujourd'hui?
—Si cela peut vous être utile.
—A moi, non!... Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit...
—Eh bien, fit Crillon, ce soir, à la nuit. Trouvez-vous donc sur le coup de six heures devant la porte du château; je me charge du reste.
Le soir, à six heures, c'est-à-dire à la nuit noire en cette saison, Pardaillan, soigneusement enveloppé, faisait les cent pas devant le porche du château. Bientôt Crillon arriva.
—Nous allons entrer, dit le capitaine. Vous me jurez que...
—Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous répète seulement deux choses: la première, c'est qu'on veut tuer le roi; la deuxième, c'est que je ne veux pas qu'on le tue.
—Venez!...
Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan et, causant gaiement avec lui, franchit le porche, tandis que les sentinelles lui présentaient les armes. Ils montèrent par un escalier dérobé, et au second étage seulement Crillon s'écria:
—Maintenant, nous sommes sauvés!
—Où allez-vous me cacher? demanda Pardaillan.
—Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre horoscope, si le coeur vous en dit.
Lorsqu'ils furent arrivés dans les combles, Crillon poussa une porte, et Pardaillan, dans la pièce sévèrement meublée, aperçut l'astrologue qui lisait.
Crillon présenta le chevalier comme son parent, et il ajouta à l'oreille de Ruggieri qu'il comptait fort sur ce parent-là pour le service du roi. Puis il se retira.
Ruggieri avait jeté sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit que la physionomie du chevalier eût bien changé depuis seize ans, soit que l'âge eût diminué en lui la faculté de se souvenir, il ne reconnut pas l'homme du Pressoir-de-Fer... celui dont jadis il avait essayé de faire couler le sang pour l'oeuvre de transfusion hermétique.
—Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire.
Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant:
—Vous êtes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette troisième, enfin, est condamnée et donne sur une chambre semblable à celle-ci. A ce propos, si vous tenez absolument à garder le secret rigoureux, je vous engage à ne pas faire de bruit, car justement, dans cette chambre, j'ai logé un gentilhomme qui, comme vous, se cache quelques jours dans le château.
Là-dessus, Ruggieri salua et s'en alla.
—Tiens! songea Pardaillan, qui peut être ce gentilhomme qui comme moi a besoin de se cacher ici?
L scène qui va suivre se passe dans la nuit du 24 décembre 1588, en cet hôtel si bien gardé où nous avons vu Maurevert assister à une réunion de conjurés.
Au premier étage, un immense salon occupait presque toute la longueur de l'hôtel, avec six fenêtres donnant sur la cour d'honneur. Précédant ce salon se trouvait une pièce de modestes dimensions. C'est là que nous pénétrons, vers dix heures du soir.
Une femme assise dans un fauteuil s'entretenait avec un homme debout devant elle. L'homme venait de fournir une longue course. Ses habits étaient tachés de boue. Il semblait très fatigué. Cette femme, c'était Fausta. Cet homme, c'était un courrier qui arrivait de Rome.
—Je suis arrivé à Rome le 20 de novembre, porteur de vos instructions orales et écrites. Faut-il vous dire quelles démarches j'ai dû faire?
—Passe, et arrive au principal. Sois bref et clair.
—Ce fut le cardinal Rovenni qui, au bout de trois jours, m'introduisit auprès de Sixte. Je n'avais pas le choix des moyens et je dus accepter l'aide que m'offrit le traître, dans l'espoir, sans doute, de se réconcilier avec vous.
—-Peu importe qui t'a aidé...
—Donc, je vis le pape. Je l'ai vu quatre fois de suite. La première fois, lorsque je lui ai dit que j'étais votre envoyé, il commença par me faire saisir et déclara que ma mort seule était un châtiment suffisant de mon audace. Je fus jeté dans un cachot du château Saint-Ange... Là, Sixte vint me voir le lendemain et, brusquement, me demanda ce que la révoltée, rebelle, relapse, hérétique, pouvait avoir à lui communiquer. Je lui répondis que j'apportais la paix, mais que je ne dirais rien tant que je serais détenu prisonnier, et que, vous représentant, je voulais traiter de puissance à puissance.
—-Et que dit alors le vieux gardeur de pourceaux?
—Il me tourna le dos et sortit en disant: «Qu'il crève comme un chien!...» Mais, le lendemain, des gardes m'ouvrirent le cachot. Je fus conduit dans un oratoire où Sixte était seul. Il m'examina longtemps, puis, d'un ton rude, il me dit; «Parle, tu es libre...» Alors j'exposai votre renonciation. Je répétai vos offres. Il écouta attentivement. Je l'assurai que, jamais, vous ne reviendriez en Italie, et que vous feriez tous vos efforts pour sauvegarder sa puissance temporelle ou spirituelle. Alors, il me demanda ce que vous attendiez en retour, et je lui répondis: «Une chose unique, une bulle de divorce cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Clèves...» Il ne parut pas surpris... Il me dit de revenir trois jours plus tard. Au jour dit, je me présentai au Vatican, et je revis Sixte seul à seul... Alors il ouvrit une cassette, en tira un étui d'argent. De l'étui, il sortit un parchemin et le mit sous mes yeux... C'était la bulle de divorce... Puis il remit le parchemin dans l'étui, et me tendit l'étui en me disant: «Je suis plus confiant que ta maîtresse. Voici ce qu'elle me demande. Va me chercher les papiers que tu m'as promis...» Je sortis alors du Vatican, et bientôt je repris à franc étrier la route de France.
En achevant ce récit, l'homme mit un genou sur le tapis, comme il avait fait devant le pape, sortit de son pourpoint un étui d'argent qu'il portait attaché par une chaînette placée autour du cou, Fausta prit l'étui sans que rien pût faire comprendre si elle était satisfaite, ou simplement émue.
—C'est bien, dit-elle, retire-toi, et va te reposer. Tu as agi en fidèle serviteur et en bon diplomate.
Seule, Fausta demeura pensive. Elle considérait cet étui d'argent d'un regard morne et comme s'il eût contenu sa condamnation. Enfin, elle l'ouvrit, en tira un parchemin scellé aux armes pontificales de Sixte-Quint, et le lut attentivement par deux fois.
C'était bien ce que le messager avait annoncé: l'acte cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Clèves. Il n'y manquait que la signature du duc.
Lorsqu'elle eut terminé cette lecture, Fausta appela. Sa suivante Myrthis parut.
—Est-ce qu'il est venu? demanda-t-elle.
—Pas encore, répondit la suivante.
—Et le vieux Bourbon?
—Il ne doit venir qu'à onze heures et demie.
—Quand il arrivera, fais-le entrer où tu sais, ainsi que Mayenne et le cardinal de Guise. Je pense que tout a été apprêté dans le grand salon? Dès que le duc arrivera, fais-le entrer ici. Et les autres là...
Myrthis se retira. Fausta alla ouvrir la porte qui ouvrait sur le grand salon. Deux flambeaux étaient allumés. Mais cette faible lumière suffisait sans doute à Fausta, qui, de la porte, examina l'immense salle déserte.
Alors, elle poussa un long soupir, referma la porte avec beaucoup de soin, et revint se placer dans le fauteuil qu'elle occupait tout à l'heure.
—Monseigneur le duc de Guise! annonça une voix.
Fausta releva lentement la tête et vit le duc qui s'inclinait devant elle. Il était nerveux, agité. Cette fièvre spéciale qui saisit les grands criminels au moment de l'action irréparable mettait une flamme sombre dans son regard, et, sur son front couvert d'une ardente rougeur, la large cicatrice de sa blessure apparaissait livide.
—Me voici à vos ordres, madame, dit le duc d'une voix où perçait une sourde impatience. Mais vraiment n'eût-il pas mieux valu ne plus nous voir jusqu'au jour...
—Jusqu'au jour où Henri III succombera, acheva la Fausta avec une froideur glaciale. C'est-à-dire, continua-t-elle, jusqu'au jour ou je dois unir ma destinée à la vôtre, duc!
Guise tressaillit. Voyant qu'il ne relevait pas les paroles qu'elle venait de prononcer, Fausta reprit:
—Ainsi, mon duc, tout est prêt... grâce à moi. Le filet est bien tendu. Valois doit mourir. J'ai distribué à chacun son rôle.
—Tout cela est vrai, madame, dit Henri de Guise, d'une voix altérée, et ses sourcils se froncèrent. C'est vrai; là où nous autres hommes nous hésitions, vous avez déployé l'audace froide et l'implacable méthode d'une grande conquérante. Vous avez tout prévu, tout agencé dans les moindres détails. Je le confesse, madame...
—Je voulais vous entendre dire ces vérités, dit Fausta. Mais vous savez que ce n'est pas tout. Vous savez que j'ai envoyé un courrier à Alexandre Farnèse. D'après les dates que j'avais prévues, Alexandre Farnèse, à cette heure, est sûrement en France et marche sur Paris. J'ai donc fait plus que de déblayer le trône: je vous donne une armée...
—C'est encore vrai, madame. Mais n'avons-nous pas déjà convenu ce que nous devons faire de cette armée?
—Oui, réduire le Béarnais, ramener à vous les huguenots qui sont de rudes soldats, entreprendre la conquête de l'Italie d'abord, des Flandres ensuite...
L'oeil de Guise étincela.
—Ah! s'écria-t-il, tout cela je l'accomplirai, madame! Roi de France, je me sens de taille à soulever un monde...
Fausta reprit doucement:
—Et moi, duc, quelle sera ma part?...
—Ceci n'est-il pas convenu aussi? Ne vous ai-je pas juré que vous seriez reine dans ce royaume dont je serai roi?...
—C'est vrai, duc... mais quand?...
—Quand? fit le duc assombri. Dès que, roi de France, j'aurai répudié Catherine de Clèves.
—C'est bien loin, duc!... Et puis, tenez, vous connaissez ma franchise. J'ai peur... vous pouvez m'oublier...
—J'ai juré! dit le duc.
—Et moi, fit la Fausta dans un grondement terrible, je ne crois pas aux serments des princes... Dites-vous seulement que j'ai appris à lire dans le coeur des hommes...
—Et qu'avez-vous lu dans le mien? bégaya le duc avec un livide sourire.
—Que le poignard qui va frapper Valois peut aussi bien frapper Fausta!...
—Madame...
—Que l'instrument peut être brisé quand il a servi!... Que ma part peut vous sembler trop belle quand je vous aurai couvert de la pourpre! Alors, vous n'aurez qu'un geste à faire pour me noyer dans ce sang d'où émergera le trône sur lequel vous serez assis! Voilà ce que j'ai lu dans votre coeur!...
—Madame... je vous écoute et n'en crois pas mes sens.
—Pourtant, c'est la vérité qui frappe vos oreilles. Duc, la minute est effroyable pour vous. Je puis d'un mot vous rejeter à l'abîme. Valois, si je veux, sera prévenu dans une heure... et demain, duc, ce n'est pas sur le trône que vous monterez, c'est sur l'échafaud.
—Par le sang du Christ! rugit le duc partagé entre la fureur, l'étonnement et l'épouvante. Que vous faut-il donc?...
—Ma part, dit simplement Fausta. Et toute ma part, à moi, tient dans ce mot: oui ou non suis-je dès cet instant duchesse de Guise?...
—Ceci est insensé, madame! Catherine de Clèves est vivante encore!
—Oui... mais, si vous le voulez, Catherine de Clèves n'est plus votre femme. Duc, voici la bulle de divorce qui casse votre mariage: c'est le cadeau de noces que me fait, à moi, mon vieil ami Sixte-Quint, pape par la grâce de Dieu!...
En même temps, Fausta ouvrit l'étui, en tira le parchemin, le déploya et le tendit au duc de Guise. Celui-ci le saisit d'une main tremblante, rapprocha violemment un flambeau et se mit à lire. Quand il eut achevé sa lecture, quand il eut constaté que le parchemin aux armes pontificales était parfaitement authentique, il le laissa tomber sur la table et baissa la tête dans un morne silence. Le coup était terrible.
Fausta, sur la table, prit une plume, et la présenta au duc de Guise, qui la saisit machinalement. Puis, posant son doigt à l'endroit du parchemin réservé pour la signature de Guise, elle dit:
—Signez...
Le Balafré la considéra un instant avec des yeux hagards. Il était en proie à une de ces rages froides qui, lorsqu'elles éclatent, tuent. Non qu'il regrettât de répudier Catherine de Clèves qui le trompait et faisait de lui le mari le plus ridicule de France, mais il se voyait deviné par la terrible Fausta, et il était dès lors en son pouvoir.
Elle appuya son doigt sur le parchemin et répéta:
—Signez! Dans quelques minutes, il serait trop tard!
Le Balafré grinça des dents. Il se courba lentement sur la table, et, de sa grosse écriture violente, signa!... Alors Fausta alla ouvrir la porte du grand salon à double battant. Et le salon immense apparut, vivement éclairé.
Au fond du salon, un autel avait été dressé... ce n'était plus un salon, c'était une chapelle!... Sur l'autel, près du tabernacle, le vieux cardinal de Bourbon attendait, prêt à célébrer la messe.
Le cardinal de Guise, le duc de Mayenne, la duchesse de Nemours, la duchesse de Montpensier étaient assis dans des fauteuils et semblaient attendre une cérémonie qu'ils connaissaient d'avance. Alors Fausta se tourna vers le Balafré, atterré de ce qu'il voyait et devinait, et elle dit:
—Duc, donnez la main à votre fiancée et conduisez-la à l'autel!...
Le duc, la rage au coeur, tendit sa main à Fausta...
Ils marchèrent à l'autel.
Le premier geste de Fausta fut de remettre au cardinal de Bourbon la bulle de divorce. Et, alors, la messe commença... la messe de mariage qui unissait Fausta au duc de Guise!...
La chambre du roi donnait sur la cour carrée. En avant, il y avait une antichambre. Et en avant de cette antichambre, c'était le salon dans lequel nous avons introduit le lecteur. Ainsi donc, après avoir franchi le porche du château de Blois et monté le grand escalier, on arrivait à ce salon.
En entrant dans le salon et en allant chercher la porte du fond, à droite, on se trouvait dans l'antichambre du roi. C'est cette antichambre qui devient en ce moment le centre de notre scène. Il s'y ouvrait trois portes. L'une par laquelle nous venons d'entrer et qui ouvrait sur le salon. La deuxième, en face, qui ouvrait sur la chambre à coucher du roi. La troisième, à gauche, qui ouvrait sur un cabinet donnant sur une cour intérieure.
A la suite de ce cabinet, qui était vaste et spacieux, il y avait une autre pièce qui donnait sur un escalier intérieur. Cet escalier aboutissait en haut aux combles du château, et en bas à l'appartement de Catherine de Médicis. Lorsque le Balafré gagnait l'antichambre royale après avoir fait entrer son escorte dans le salon, il demandait:
—Où est Sa Majesté?
Alors, quelqu'un montrait toujours du doigt soit la porte de la chambre à coucher, soit la porte du cabinet de travail. Selon l'une ou l'autre indication, le Balafré traversait l'antichambre, soit droit devant lui pour aller à la chambre du roi, soit en obliquant à gauche pour gagner le cabinet. Et il entrait familièrement, car le roi le lui avait commandé une fois pour toutes.
Ce matin-là, comme de coutume, les postes furent relevés et changés par le capitaine Larchant. Seulement, on ne plaça que des postes simples. En sorte que le château semblait dégarni de ses ordinaires défenses.
Seulement, celui qui eût jeté un coup d'oeil sur la cour intérieure que l'on voyait par la fenêtre du cabinet de travail, eût aperçu là trois cents hommes d'armes immobiles et silencieux. Tous étaient armés d'arquebuses.
Seulement, aussi, celui qui eût pu entrer dans une vaste salle située près du corps de garde et qui servait ordinairement de magasin d'armes, eût aperçu là quatre couleuvrines de campagne, montées sur leurs affûts. Les couleuvrines étaient chargées. Autour de chacune d'elles, les quatre servants étaient à leur poste.
Traversons maintenant le salon et pénétrons dans cette antichambre, centre de la scène que nous essayons de mettre en place. Là, une trentaine de gentilshommes attendent—de ceux que le roi appelait ses ordinaires... de ceux que le peuple appelait les Quarante-cinq assassins. Ils sont vêtus comme d'habitude. Mais, sous le pourpoint de soie ou de velours, tous ont endossé la cuirasse de cuir ou la cotte de mailles.
Entrons dans la chambre du roi. Comme le soir où les grandes décisions ont été prises, Henri III est assis près du feu vers lequel il tend ses mains pâles.
Debout près de lui, Catherine de Médicis, pareille à un spectre noir, Catherine livide sous ses voiles de deuil.
Dehors, il fait un froid noir. Un ciel d'une infinie tristesse, un large silence pesant sur toutes choses.
Catherine de Médicis et le roi—deux fantômes—se parlent. Ils se parlent à voix basse et lente.
—C'est le jour, dit Catherine, le grand jour... Le jour de votre délivrance, mon fils. Ce soir, à dix heures, comme une bande de loups rués dans les ténèbres, les gens de Guise doivent se précipiter sur ce château dont ils ont les clefs. Ce soir, à dix heures, on égorgera tout ce qui tentera de s'opposer à la marche des assassins... on enfoncera la porte de cette chambre... on poignardera le roi dans son lit... Si la mère du roi ne veillait!... Mais elle veille!... »
Elle éclate de rire... d'un rire silencieux et fantastique sur cette figure livide de spectre.
—Henri, reprend-elle, es-tu prêt, mon fils?...
—Oui, ma mère! répond le roi, d'une voix tragique.
Pâle et chancelant, Henri III se lève. Sa mère le prend dans ses bras et, longuement, frénétiquement, d'une sauvage étreinte où éclate la seule passion sincère de sa vie, elle le serre sur sa poitrine.
—Tu ne bougeras pas d'ici, murmura Catherine. Tu entends?
—Oui, ma mère, balbutie Henri III.
—Il suffit que, d'un mot, tu donnes l'ordre suprême à ces gentilshommes qui attendent là... le reste me regarde!...
Alors, elle desserre son étreinte. Lentement, elle va ouvrir la porte. Les trente qui attendent dans l'antichambre frémissent. Le roi s'avance jusqu'à la porte et dit:
—Messieurs, je vous commande d'obéir à la reine mère dans tout ce qu'elle vous dira...
Puis, il recule jusqu'à la fenêtre de sa chambre en frissonnant, soulève les rideaux et se met à regarder dans la cour carrée, les yeux fixés sur le porche du château. Catherine de Médicis passe en revue, d'un regard rapide, les gentilshommes de l'antichambre. Elle en touche un à la poitrine, puis un autre... elle en touche dix. Et, à ces dix, elle dit:
—Votre poste est dans la chambre du roi. L'épée et la dague à la main, messieurs!
Les dix obéissent.
—Dans la chambre, continua Catherine, barricadez-vous. Quoi que vous entendiez, ne bougez pas. Et, s'il arrive un malheur, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne touche au roi. Jurez!...
—Nous jurons! répondent les dix d'une voix sourde.
Les dix pénètrent dans la chambre royale, l'épée et la dague à la main. Un instant plus tard, on les entend qui, à l'intérieur, barricadent la porte. Catherine pousse un profond soupir. Alors, Catherine recommence son inspection. Elle touche un gentilhomme à la poitrine, puis un autre; elle en touche dix.
—Vous, dit-elle, dans le salon... Dès qu'il sera dans l'antichambre, fermez la porte et placez-vous devant, l'épée et la dague à la main. Si on essaie de forcer la porte de l'antichambre, si le salon est envahi, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse ouvrir... Jurez!
—Nous jurons! répondent les dix.
Les dix passent dans le salon, et, tout aussitôt, s'y disposent par petits groupes, riant et causant de choses indifférentes. Alors, Catherine touche trois des gentilshommes restant dans l'antichambre. Ce sont Chalabre, Sainte-Maline et Montsery.
—Vous, dit-elle, entrez dans le cabinet et attendez-moi.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissent aussitôt et passent dans le grand cabinet de travail. Dans l'antichambre, il ne reste plus que sept gentilshommes, parmi lesquels Déseffrenat et le comte de Loignes.
—Vous, dit Catherine, écoutez: il entrera ici, ne trouvant pas le roi dans le salon, et il vous demandera: «Où est Sa Majesté?...» Vous répondrez:
«Sa Majesté est dans son cabinet, monseigneur.»
—Alors, il entrera dans le cabinet, et vous achèverez l'homme. Si on ne vous appelle pas, vous resterez ici. Au cas où ceux du salon seraient attaqués, vous barricaderez la porte et vous mourrez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse atteindre la porte du roi... Jurez!
—Nous jurons, répondirent les sept.
Alors, lente et toute raide dans ses voiles de deuil, la vieille reine passe dans le grand cabinet où attendent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—Vous, dit-elle, je vous ai choisis entre tous. Le duc vous a embastillés. Le duc vous a menacés de mort. Est-ce vrai?
Les trois s'inclinèrent.
—Quoi qu'il en soit, dit Catherine, vous avez été choisis parce qu'on a supposé qu'à votre dévouement pour le roi se joignait en vous une haine naturelle contre celui qui a voulu vous mettre à mort. Eh bien, il va venir. Le salon est gardé. L'antichambre est gardée. La chambre du roi est gardée. Le duc doit aboutir ici... Il ne faut pas qu'il en sorte vivant...
Les trois se regardèrent, les yeux flamboyants, les lèvres crispées par ces sourires terribles qu'on a dans les moments suprêmes. Catherine les vit décidés. Elle demanda:
—Le roi, messieurs, peut-il compter sur vous?
Ils tirèrent leurs dagues d'un mouvement spontané.
—Si le duc entre ici, il est mort! dirent-ils.
—C'est bien, dit Catherine. Attendez donc... car il va venir! Adieu, messieurs.
Elle passa devant les trois gentilshommes inclinés, et disparut dans le petit escalier intérieur.
Là-haut, dans le cabinet, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery prenaient leurs dispositions—ce qu'on pourrait appeler le branle-bas de l'assassinat. Ils poussèrent la table contre la fenêtre. Ils entassèrent chaises et fauteuils dans un angle, de façon que la pièce fût entièrement libre, et que Guise ne trouvât rien derrière quoi s'abriter et se défendre. Alors, ils convinrent de leurs gestes. Sainte-Maline, le plus hardi des trois, prit naturellement la direction du combat.
—Moi, dit-il, j'ouvre la porte quand il arrive. Toi, Chalabre, tu te tiens ici, au milieu du cabinet. Toi, Montsery, tu te places ici contre la porte. J'ouvre donc et je dis: «Entrez, monseigneur.» Et je recule. Il entre. Alors toi, Montsery, tu pousses la porte, et tu mets le verrou. Chalabre et moi, nous l'attaquons par devant. Et toi, tu sautes sur lui par derrière. Est-ce convenu?
—Convenu...
—Chacun à notre place, donc, et ne bougeons plus.
—Diable! fit tout à coup Montsery, et la porte du petit escalier?
—Il n'y a qu'à pousser le verrou, dit Sainte-Maline. Vas-y, Chalabre, et reprends ta place. »
Chalabre se dirigea vivement vers la porte de l'escalier. Comme il mettait la main sur le verrou, la porte s'ouvrit et un homme entra en disant:
—Bonjour, messieurs!...
—Pardaillan! s'écria sourdement Chalabre en reculant.
—Pardaillan! répétèrent les deux autres.
Pardaillan était entré. Il avait fermé la porte, tranquillement.
—Monsieur, dit Sainte-Maline d'une voix qui tremblait d'impatience, sortez à l'instant, quoi que vous ayez à nous dire, il nous est impossible de vous écouter en ce moment.
—Bah! fit Pardaillan, avant que le Balafré n'entre ici, nous avons bien quelques minutes. Vous m'écouterez... Les trois hommes échangèrent un regarda de rage folle.
—Messieurs, dit Pardaillan, laissez vos poignards tranquilles. Si vous m'attaquez, je suis capable de vous tuer tous les trois, et, alors, vous ne pourrez pas tuer le duc. De plus, je vous préviens que, si je n'arrive pas à vous tuer, je pourrai toujours ouvrir cette fenêtre, et jeter un cri qui sera entendu parce qu'il est attendu. Et alors, messieurs, celui qui entendra ce cri se précipitera au-devant du Balafré et lui criera: «N'entrez pas au château, car on veut vous tuer...» Et rien, messieurs, ne pourra empêcher mon ami de prévenir le duc, car mon ami est à Blois pour sauver le duc et tuer le roi... vous le connaissez! Vous l'avez vu à Chartres! Il s'appelle Jacques Clément!...
Les trois devinrent livides. Jacques Clément, qu'ils avaient juré de tuer! Jacques Clément, qu'ils avaient affirmé mort sous leurs coups... En mettant les choses au mieux, en supposant que le roi ne serait pas tué, Henri III ou Catherine apprendraient que Jacques Clément vivait. C'était pour eux la potence ou l'échafaud!
—Parlez donc! dit Chalabre en grinçant des dents. Que voulez-vous?
—Messieurs, dit Pardaillan, vous me devez encore une vie. Je viens vous réclamer le paiement immédiat de votre dette. Je viens vous demander cette vie.
—La vie de qui? rugit Sainte-Maline.
—La vie de Henri de Guise, répondit simplement Pardaillan.
Sainte-Maline baissa la tête et pleura.
Chalabre et Montsery restèrent silencieux.
—Messieurs, dit Pardaillan, je vois que vous êtes décidés à payer. Mais je vois aussi que c'est trop vous demander. Je vais donc vous proposer un arrangement. Au lieu de vous réclamer la vie de Guise, je me contente de ne vous demander que dix minutes de cette vie.
Ils le regardèrent, hagards, sans comprendre.
—Eh! oui, reprit Pardaillan. Je veux dire quelques mots au duc de Guise. Cet entretien durera dix minutes. Après quoi, je vous tiendrai quittes. Ecoutez-moi. Le duc va entrer ici, n'est-ce pas?
—Oui, firent-ils haletants.
—Vous admettez qu'une fois entré il ne peut plus sortir par l'antichambre?
—Oui! mais il peut sortir par le petit escalier!...
—Eh bien, justement. Vous allez vous placer tous les trois dans le petit escalier. Donc, toute retraite est coupée... et...
A ce moment, un grand bruit de chevaux, d'épées qui se heurtent, de cliquetis d'éperons se fit entendre.
—C'est lui! dit froidement Pardaillan. Messieurs, sortez!... A la dixième minute, au plus tard. Guise vous appartient... Mais, pendant ces dix minutes, il est à moi... Sortez!
Pardaillan s'était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une si sombre et si violente volonté sur sa physionomie, une telle autorité dans son geste et sa parole qu'ils comprirent que l'attitude du chevalier cachait quelque secret terrible; et que cet entretien qu'il voulait avoir avec le duc était un entretien de vie ou de mort.
Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette force, ils reculèrent, franchirent la porte et se postèrent dans le petit escalier.
—Dix minutes! balbutia Sainte-Maline.
—Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan.
Et il ferma la porte de l'escalier. Alors, il eut un long soupir et un sourire. Et, les bras croisés, il se tourna vers la porte de l'antichambre au moment où les bruits lointains s'éteignaient et où une voix, dans l'antichambre, disait:
—Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majesté vous attend dans le cabinet.
Puis, un silence effrayant pesa sur le château. Pardaillan entendit le pas lourd et violent qui traversait l'antichambre. La porte s'ouvrit. Le duc de Guise parut, fit deux pas.
En une seconde. Guise vit que le roi n'était pas dans le cabinet. Il vit Pardaillan debout, immobile, les bras croisés. Il pâlit légèrement et, d'un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au même instant, cette porte se referma et Guise sentit qu'on la retenait fermée, de l'antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa son buste, rejeta la tête en arrière par un mouvement de dédain qui lui était habituel, et dit:
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous là?
—Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis celui qui, dans la cour de l'hôtel Coligny, voici seize ans de cela, vous a souffleté. Je suis celui qui, sur la place de Grève, voici huit mois de cela, vous a crié devant dix mille personnes que vous vous appeliez Henri le Souffleté, et non Henri le Balafré...
—Enfer! rugit Guise.
—Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis, pour sauver une pauvre femme, s'est rendu à vous, celui que vous avez appelé lâche, celui qui vous a déclaré alors qu'il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que vous ne péririez que de sa main... Henri de Guise! Henri le Souffleté! Ce que je veux? Ton sang pour laver l'insulte!... Henri de Guise! Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais ici? Je t'y attends pour t'offrir un combat loyal, épée contre épée, dague contre dague, coeur contre coeur!...
—Vous êtes fou, mon maître! grinça le duc. Holà! Du monde pour arrêter ce fou!...
Et Guise voulut ouvrir une porte. Mais, alors, derrière cette porte, il entendit des voix rauques;
—Tue! Tue! Mort à Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!...
Guise devint livide... dans un éclair il comprit tout!...
—Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu'un espoir; c'est de sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y attendent.. après m'avoir tué moi-même, toutefois... Décidez! Je vous offre le combat loyal... Si vous refusez, j'ouvre ces portes, je laisse entrer les bandes d'assassins, et je leur crie: «Tuez cet homme! Il est trop lâche pour se défendre!...»
Le Balafré eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre, appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il comprit quel guet-apens avait été préparé contre lui. Il éprouva le regret désespéré de n'avoir pas agi plus tôt... le roi le devançait... il était perdu!
Sans dire un mot, il tira son épée et fondit sur Pardaillan, dans l'espoir que celui-ci n'aurait pas le temps de dégainer. Pardaillan se rejeta d'un bond en arrière et, dans le même instant. Guise le vit en garde, la rapière au poing.
Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan, sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, se fendit d'un coup droit, un seul coup furieux, irrésistible, et le Balafré lâcha son épée, battit l'air de ses bras et tomba en arrière: il avait la poitrine traversée de part en part... Alors Pardaillan rengaina sa rapière, et, s'étant assuré, d'un dernier regard, que le duc était bien mort, ouvrit la porte du petit escalier.
—Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas écoulées. N'importe, vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous rends le duc de Guise.
Et il se mit à monter tranquillement l'escalier. Chalabre Sainte-Maline et Montsery se ruèrent dans le cabinet, le poignard à la main. Ils virent le duc étendu, sans mouvement et perdant son sang par sa blessure.
Que s'était-il donc passé entre Pardaillan et le duc?
Mais, à ce moment, le duc fit un mouvement... Guise n'était pas mort!... Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gémissement et parvint à murmurer:
—A moi!... On me tue!...
Ces paroles furent entendues de l'antichambre. Et, alors, les sept qui étaient là aux aguets se mirent à hurler:
—Tue! Tue! Achève!...
Et, alors, une frénésie s'empara des trois spadassins. D'un même mouvement, ils se jetèrent sur le duc et le labourèrent de coups de poignard.
—Messieurs... messieurs... put encore bégayer le duc, qui, d'un suprême effort, essaya de se traîner.
Les trois se mirent à vociférer. Et la contagion de la frénésie gagna l'antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Déseffrenat et les autres se ruèrent.
Alors, l'horreur emplit cette pièce. La haine accumulée, la rage des terreurs passées, la vue du sang déchaînèrent en ces hommes l'esprit des tigres qui s'acharnent sur la proie. Guise n'était plus qu'un cadavre. Et toujours ils frappaient...
Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une effroyable mêlée d'insultes, de hurlements, un bondissement de démons, une ruée fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains et au visage. Ils le traînèrent dans l'antichambre.
Le roi sortit, le contempla un instant et murmura:
—Comme il est grand!... Mort, il apparaît plus grand que lorsqu'il vivait...
Brusquement, il posa son pied sur la tête du cadavre et dit:
—Maintenant, je suis seul roi de France!...
Pendant ce temps, Catherine de Médicis râlait dans son lit, agonisante, comme si elle n'eût attendu que ce dernier coup de son effroyable génie pour mourir...
Pardaillan, avons-nous dit, avait remonté l'escalier. Sans se soucier du tumulte qui se déchaînait dans le château, il montait sans hâte, et, bientôt, il parvint à sa chambre. Tout droit, sans s'arrêter, il alla à la porte qui faisait communiquer cette chambre et passa dans la pièce voisine.
Là, sur le lit, un homme était étendu, bâillonné, garrotté, dans l'impossibilité de faire un mouvement. C'était Maurevert.
Pardaillan délia les jambes d'abord, puis les bras de Maurevert. Puis il lui retira son bâillon.
—Levez-vous, dit Pardaillan.
Maurevert obéit. Il tremblait de tous ses membres. Pardaillan était étrangement calme. Mais sa voix frémissait, et un frisson, par moments, passait sur son visage. Il tira son poignard et le montra à Maurevert.
—Grâce! dit celui-ci d'une voix si faible qu'à peine on l'entendait.
—Donnez-moi le bras, dit Pardaillan.
Et, comme Maurevert, dans le vertige de l'épouvante, ne bougeait pas, il lui prit le bras et le mit sous son bras gauche. De la main droite, il tenait son poignard sous son manteau qu'il venait de jeter sur ses épaules.
—Là, dit-il alors. Maintenant, suivez-moi. Et pas un mot, pas un geste! C'est dans votre intérêt.
Et il lui montra la pointe de sa dague. Maurevert fit signe qu'il obéirait. Pardaillan se mit en marche, traînant Maurevert.
Il se mit à descendre, mais, cette fois, par le grand escalier. Le château était plein de rumeurs sauvages. Dans ce tumulte, Pardaillan et Maurevert, enlacés, passèrent comme des spectres.
Dans la cour carrée, Maurevert eut un commencement de mouvement. Pardaillan s'arrêta et le regarda en face, en souriant. Ce sourire était terrible... Maurevert baissa la tête et poussa un faible gémissement.
—Allons! dit Pardaillan qui se remit en route.
Près du porche, Crillon, l'épée à la main, criait des ordres. Des soldats croisèrent la pique devant Pardaillan.
—Monsieur de Crillon, dit Pardaillan, il faut que je sorte.
Crillon regarda Pardaillan une minute avec une sorte d'effroi et d'étonnement mêlés. Puis, il se découvrit et prononça:
—Laissez passer la justice royale!...
Les gardes se rangèrent et présentèrent les armes. Pardaillan franchit le porche, entraînant et soutenant Maurevert...
Sur l'esplanade, à vingt pas du porche, un homme se plaça près de Maurevert et se mit à marcher sans dire un mot. Tous trois—Maurevert encadré entre Pardaillan et le nouveau venu—franchirent la porte de Russy, passèrent le pont et se mirent à remonter la Loire.
A une lieue environ du pont de Blois, ils s'arrêtèrent devant une masure abandonnée. Deux chevaux tout sellés étaient attachés à un restant de palissade qui avait dû entourer un jardinet attenant à la masure. Pardaillan poussa Maurevert dans l'unique pièce. L'inconnu entra derrière eux et ferma la porte.
—Asseyez-vous», dit Pardaillan à Maurevert en lui désignant un escabeau. Maurevert obéit. Pardaillan lui lia les jambes solidement, et, dès lors, une lueur d'espoir se fit jour dans l'esprit de Maurevert, car, du moment qu'on le liait, c'est qu'on ne devait pas le tuer tout de suite.
—Messire Clément, dit alors Pardaillan, puis-je vraiment compter sur vous?
—Cher ami, dit Jacques Clément, soyez tranquille, et allez sans crainte à vos affaires. Je jure Dieu que vous retrouverez l'homme où vous le laissez.
Pardaillan fit un signe de tête comme pour dire qu'il avait confiance dans ce serment. Il sortit sans jeter un regard à Maurevert et reprit en toute hâte le chemin de Blois. Jacques Clément tira son poignard et s'assit devant Maurevert.
FAUSTA, dès le matin, avait pris ses dernières dispositions. Elle avait expédié divers courriers et, entre autres, un cavalier chargé de courir au-devant de Farnèse pour lui dire de hâter sa marche sur Paris, car elle ne doutait nullement qu'Alexandre Farnèse ne fût entré en France depuis plusieurs jours déjà.
Puis, elle avait tout fait préparer pour son départ le soir même. En effet, elle avait convenu avec Guise qu'aussitôt après le meurtre du roi, c'est-à-dire dans la nuit même, ils marcheraient sur Beaugency, Orléans et, de là, sur Paris. Ce devait être une marche triomphante, pendant laquelle le duc de Guise devait proclamer ses droits à la couronne.
A Paris devait avoir lieu le couronnement, et Guise devait, dans Notre-Dame, présenter Fausta comme la reine de France.
Tout à coup, des bruits confus parvinrent jusqu'à elle. Et, d'abord, elle n'y prêta pas attention, car les bourgeois criaient souvent par les rues. Puis, brusquement, elle se dressa. Des coups d'arquebuse éclataient. Elle entendait des piétinements de chevaux, des cris de terreur, des hurlements de bataille. Une sueur froide pointa à son front. Que se passait-il? Haletante, pâle comme une morte, à demi penchée, elle écoutait ces bruits de dehors; des paroles lui parvenaient, qui confirmaient la supposition atroce...
Près de deux heures s'écoulèrent. Les bruits, peu à peu, s'éloignaient... Fausta frappa fortement sur un timbre et un laquais apparut. Et, comme elle allait lui donner l'ordre de s'enquérir de la cause de ces bruits qui agitaient la ville, le laquais lui dit:
—Madame, un gentilhomme est là, qui ne veut pas dire son nom et veut parler à Votre Seigneurie.
—Qu'il entre!
Au même instant, Pardaillan entra dans le salon. Fausta fut secouée d'une sorte de frisson nerveux et fixa sur lui des yeux exorbités par une indicible épouvante. Elle voulut pousser un cri, et sa bouche demeura entrouverte, sans proférer aucun son.
Pardaillan s'approcha d'elle, le chapeau à la main, s'inclina profondément et dit:
—Madame, j'ai l'honneur de vous annoncer que je viens de tuer M. le duc de Guise...
Un soupir atroce gonfla la poitrine de Fausta. Elle se sentait mourir. Pardaillan vivant! Elle rêvait... C'était un rêve hideux, inconcevable, mais ce n'était qu'un rêve... Sûrement elle allait se réveiller!
—Madame, continua Pardaillan, il m'a paru que c'était une légitime satisfaction que je me donnais à moi-même en venant vous annoncer ce que j'ai fait. Je vous avais prévenu jadis, que, moi vivant. Guise ne serait pas roi, et que vous ne seriez pas reine.
Un sourd gémissement s'échappa des lèvres blêmes de Fausta et elle put murmurer:
—Pardaillan!
—Moi-même, madame. Je conçois votre étonnement, puisque, après, avoir voulu m'assassiner un certain nombre de fois, vous m'avez livré aux gens de Guise le jour même où je vous arrachais aux griffes de Sixte.
—Pardaillan! répéta Fausta dans un souffle.
—En chair et os, madame, n'en doutez pas. Tenez, je vais vous dire. Dans l'abbaye de Montmartre, le jour où vous avez crucifié la pauvre petite Violetta, je vous ai vue si courageuse au milieu des traîtres, si orgueilleuse devant la mort, que, sans doute, ce jour-là, je vous aurais pardonné tout le reste, et, par la même occasion, j'eusse pardonné à Guise. Mais vous m'avez obligé à faire un deuxième voyage dans la nasse. Cela n'était pas de jeu, madame. J'ai compris que vous étiez une force inhumaine, et qu'il fallait vous écraser. Eh bien, je vous écrase, un mot y suffit: Guise est mort, madame, mort quelques heures avant d'être roi et de vous couronner reine. Et c'est moi qui l'ai tué...
Fausta, alors, parla, d'une voix basse et pénible, comme si les mots eussent eu de la peine à sortir.
Elle dit à peu près ceci:
—Puisque vous vivez, vous, il n'est pas étonnant que je sois écrasée, moi, et que, du haut de la plus étincelante destinée entrevue, je sois précipitée dans un abîme de honte et de douleur...
Elle s'arrêta, grelottante; une flamme de folie passa dans ses yeux.
Mon malheur est complet, reprit-elle. J'étais tout. Je ne suis plus rien. Que faites-vous ici? Dehors! J'ai voulu vous tuer quand j'ai cru que vous étiez un homme. Vous êtes un laquais qui, par-derrière et dans l'ombre, a frappé un maître, et je vous chasse. Dehors! Allez demander à Valois le prix de votre assassinat!
Elle parlait d'une voix rauque et si précipitée qu'à peine elle était intelligible. Son bras tendu vers la porte tremblait. Pardaillan avait baissé la tête, pensif.
Soudain, en la relevant, il vit Fausta qui marchait sur lui, le poignard à la main. Il la laissa s'approcher. Et, au moment où elle levait le bras, il n'eut qu'un geste: il saisit le poignet de Fausta et le maintint rudement dans ses doigts.
—Que faites-vous? dit-il. Allons, madame, on ne me tue pas ainsi, moi! Car mon heure n'est pas venue. Tenez, je vous lâche: osez me frapper!
Il la lâcha et se croisa les bras. Fausta le regarda. Elle le vit si calme, si étincelant de bravoure, vraiment plus fort que la mort, et avec une telle pitié dans les yeux, qu'elle laissa tomber son arme; elle recula et éclata en sanglots.
Madame, dit Pardaillan, avec une grande douceur, la scène de la cathédrale de Chartres est vivante dans mon esprit: vos lèvres ont touché mes lèvres, et c'est pour cela que je suis ici. Laissez-moi vous dire qu'en venant ici j'avais un double but. D'abord vous dire que vous ne serez pas reine. Ensuite, madame, au château, j'ai vu arrêter, sous mes yeux, le cardinal de Guise, et M. d'Essignac, et M. de Bourbon, et d'autres. Et j'ai entendu le cardinal de Guise crier à M. d'Aumont qui l'arrêtait: «C'est une trahison de la Fausta...» J'ai pensé, madame, qu'on viendrait vous saisir, vous aussi, et, cette épée qui a brisé votre royaume, je me suis dit que je devais la mettre au service de votre vie et de votre liberté. Car vous êtes jeune et belle. Vous pouvez, vous devez vous refaire une existence, et, si vous n'avez pas trouvé le pouvoir, peut-être trouverez-vous le bonheur. A une lieue de Blois, j'ai préparé deux chevaux, un pour vous, un pour quelque serviteur qui vous accompagnera. Hâtez-vous de me suivre, tandis qu'il en est encore temps...
A mesure que Pardaillan parlait, les passions déchaînées dans l'âme de Fausta prenaient un autre cours. Avec l'extraordinaire promptitude de décision qui la rendait si supérieure, elle prenait son parti de l'abominable aventure. Elle s'apaisait. Elle rayait Guise de son esprit, et la souveraineté de ses espérances.
Il ne serait pas juste de dire que la passion pour Pardaillan se réveillait, car, en réalité, elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Mais qui savait s'il ne l'aimait pas, lui, à présent?... Qui savait si ce n'était pas une jalousie inavouée qui avait armé son bras contre Guise?...
Ainsi, une espérance nouvelle battait des ailes, éperdument, dans l'imagination de Fausta... Tout à coup, des coups sourds ébranlèrent la porte du vieil hôtel.
Elle bondit vers l'une des fenêtres qui donnaient sur la cour intérieure. En quelques instants, la porte céda et une troupe nombreuse envahit la cour, sous la conduite du capitaine Larchant qui cria:
—Qu'on fouille cet hôtel, et qu'on arrête tout ce qui s'y trouve, hommes et femmes!
Fausta s'élança vers le chevalier, saisit ses deux mains, et, d'une voix ardente, murmura:
—Tout à l'heure, je voulais mourir. Maintenant, je veux vivre encore! Pardaillan, sauvez-moi!...
—Moi vivant, nul ne portera la main sur vous, dit Pardaillan.
Mais, ces paroles, il les prononça avec une si glaciale froideur qu'elle sentit le désespoir l'envahir.
—Pouvez-vous monter à cheval? demanda-t-il.
—Je suis prête!
—Où trouverai-je des chevaux?
—Dans l'angle gauche de la cour et de l'écurie. Il y a quatre chevaux tout sellés, et une litière attelée.
En effet, Fausta, nous l'avons dit, avait voulu que, dès le matin, son départ fût préparé. Elle s'était vêtue en cavalier, comme elle en avait l'habitude toutes les fois qu'elle prévoyait une expédition. Ce costume, d'ailleurs, lui seyait à merveille, et elle portait l'épée au côté.
—Y a-t-il quelque escalier dérobé qui nous permette de gagner l'écurie? reprit Pardaillan.
Elle secoua négativement la tête.
—Soit!
Cependant, la troupe de Larchant pénétrait avec prudence dans l'hôtel; les soldats avaient commencé par visiter le rez-de-chaussée. Ils y avaient trouvé quelques laquais et quelques femmes, notamment Myrthis et Léa. Femmes et laquais avaient été aussitôt saisis et emmenés hors de l'hôtel.
—Madame, dit Pardaillan, vous allez me suivre. Je vais tenter de faire une trouée parmi ces soudards qui montent l'escalier. Serrez-moi de près. A peine dans la cour, gagnez l'écurie, sortez-en deux de vos chevaux et sautez sur l'un, le reste me regarde! Etes-vous prête?
Pardaillan, de ces gestes rapides qu'ont les gens au moment de l'action, resserra sa ceinture de cuir, assura son chapeau, dégagea un peu sa rapière, et se dirigea sur la porte qu'il ouvrit. D'un coup d'oeil, il embrassa l'escalier où une vingtaine de soldats montaient. A l'apparition de Pardaillan, le capitaine Larchant s'était arrêté, à dix ou douze marches du palier.
—Holà, monsieur! cria Pardaillan, êtes-vous Espagnol et sommes-nous donc en ville conquise? Que faites-vous céans?
—Au nom du roi, monsieur! répondit Larchant.
—Ah! c'est différent. Vous venez au nom du roi?...
—Oui, monsieur, pour arrêter ici une femme accusée de haute trahison et tentative de meurtre envers la personne royale. Je vous somme donc, si vous êtes de ses gens, de me rendre votre épée, si vous ne voulez être arrêté comme complice!
—Très bien, monsieur. Et moi, je vous somme de vous retirer à l'instant!
—Vous faites donc rébellion au roi! hurla le capitaine.
—Vous faites bien rébellion à moi! répondit Pardaillan.
—Gardes, en avant! vociféra Larchant.
—Gardes, gare à vous! tonna Pardaillan.
En même temps, il saisit dans ses bras puissants la banquette du palier, banquette en chêne massif, longue et large, et pesante; et il la souleva, la mit debout. A l'instant où les soldats, à la suite de Larchant, s'élançaient à l'assaut, Pardaillan imprima une violente poussée à la banquette et, à toute volée, l'envoya dans l'escalier.
La banquette bondit dans l'espace. Il y eut un hurlement d'imprécations sauvages. Larchant avait bondi en arrière et, aplati contre le mur, avait vu passer à quelques pouces de son visage le formidable engin. Quand le tumulte s'apaisa, il constata que l'un des gardes gisait, le crâne fracassé, et que quatre autres, contus, moulus, se retiraient de la bagarre en gémissant.
Fausta avait assisté à cette débandade avec un étrange sourire. Elle vit les gardes se reformer. Et de nouveau la ruée des gardes à l'assaut remplit l'escalier de vociférations. Alors, elle assista à ceci:
Pardaillan se retournait vers l'une des statues de marbre qui garnissaient le palier, statue presque de grandeur nature. Elle représentait Pallas, déesse de la sagesse.
Et Pardaillan empoignait la belle Pallas, l'enlevait de son socle, la soulevait dans ses bras, et brusquement, au moment où les gardes allaient atteindre le palier, Pallas décrivait dans l'air une parabole, rebondissait, sautait de marche en marche, et finalement se brisait à grand fracas, parmi les plaintes des éclopés, les rugissements de Larchant, la fuite affolée des survivants...
Pardaillan se pencha. La troupe à demi décimée s'était massée au bas de l'escalier.
—Monsieur le capitaine, cria Pardaillan, voulez-vous nous laisser sortir? Je vous préviens que j'ai encore un Bacchus, un Mercure et un Jupiter à vous briser sur la tête.
—Monsieur, répondait Larchant, tout ce que je puis faire pour vous, en estime de votre courage, c'est de vous prendre mort pour ne pas vous livrer vivant au bourreau!
—Allons, rendez-vous! dit Pardaillan avec tranquillité.
Ivre de fureur, Larchant se mit à ranger ses hommes et leur donna ses instructions, Il finissait à peine qu'un horrible fracas retentit au-dessus de sa tête; une chose énorme tombait en se heurtant à la rampe... c'était un lampadaire.
Cette magnifique pièce de l'art Renaissance consistait en un fût de colonne supportant sept branches; le fût était vissé au tournant de rampe du palier; et Pardaillan, tandis qu'il parlait au capitaine, s'était mis à dévisser le monstre de bronze.
Au moment où Larchant achevait de ranger ses hommes, Pardaillan imprima une secousse violente au lampadaire qui tomba, s'abattit, pareil à un gigantesque oiseau de mort... et, cette fois, ce fut effroyable... Larchant s'abattit, une jambe brisée, trois hommes s'affaissèrent, tués net, quatre autres, blessés, se mirent à hurler, et les derniers, après un moment de stupeur épouvantée, reculèrent en désordre jusque dans la cour.
—Suivez-moi! dit Pardaillan d'un ton bref.
Il s'élança, la rapière au poing, et Fausta derrière lui. En quelques secondes, ils furent dans la cour.
—Aux chevaux! cria Pardaillan à Fausta.
En même temps, il fonçait sur les dix ou douze gardes rassemblés dans la cour.
—Tue! tue! vociféra Larchant en essayant de se soulever.
Fausta bondit jusqu'à l'écurie, en sortit deux chevaux et sauta sur l'un d'eux.
—A sac! à mort! hurlaient les gardes en tâchant d'entourer Pardaillan.
Celui-ci reculait jusqu'au cheval. Sa rapière voltigeait, cinglait, piquait... Tout à coup, il sauta en selle, et, piquant des deux, bondit au milieu des gardes.
—La porte! Fermez la porte! hurla le capitaine Larchant.
Mais déjà Pardaillan l'avait franchie, en assénant un dernier coup de pommeau à un garde qui saisissait la bride de son cheval. Il s'élança à fond de train, suivi de Fausta. A ce moment, une troupe de quarante hommes d'armes, commandés par Crillon en personne, apparaissait à un bout de la rue.
Crillon, prévenu de la résistance opposée aux gens du roi dans l'hôtel de Fausta, était accouru. Dans la cour, il vit le désordre des gardes effarés.
—Un damné! gronda Larchant. Un démon! Un fou furieux! Je crois bien, monsieur de Crillon, que c'est votre protégé!...
—Pardaillan!...
—C'est cela même! Ah! l'infernal truand!... Courez...
—Bah! fit Crillon, il est loin!...
—Monsieur... dit une voix près de lui.
Crillon se retourna et dit:
—Que vous plaît-il, monsieur de Maineville?...
—Monsieur de Crillon, fit Maineville, nous sommes vos prisonniers, n'est-ce pas? Vous nous conduisez à Loches?
—Oui. Après?...
—Eh bien, monsieur, voici M. de Bussi-Leclerc et moi, Maineville, qui avons déjà un vieux compte à régler avec M. de Pardaillan. Laissez-nous courir après lui. Nous vous engageons notre parole d'honneur de revenir nous rendre prisonniers, et vous rapporterons la tête du truand...
—Crillon! Crillon! vociféra Larchant, laissez courir ces gentilshommes. Je me porte caution!
—Allez, messieurs! dit Crillon d'un ton goguenard, et tâchez de vaincre!
Maineville et Bussi-Leclerc s'élancèrent. Alors, Crillon se baissa vers Larchant:
—Si le hasard voulait qu'ils ramènent Pardaillan prisonnier, que comptes-tu en faire?
—Pardieu! le faire pendre haut et court aux créneaux du donjon!
—Diable! Tu veux faire pendre un connétable?
—Ça! devenez-vous fou... ou bien ai-je le délire?... Pardaillan connétable?...
—Oui. Toi, tu veux le pendre. Et le roi le fait chercher pour le créer connétable. Parce que, si le roi est vivant, si le roi est encore roi, c'est à Pardaillan qu'il le doit! Parce que c'est Pardaillan qui a tué le duc de Guise!...
Cependant, Pardaillan, suivi de Fausta, s'était lancé vers la porte de la ville qu'il franchit sans obstacle, et avait enfilé le pont de la Loire.
Fausta ne vivait plus qu'en lui, elle transposait en lui sa vie... Et sa voix parut âpre, violente, amère, et douce, lorsque, s'arrêtant tout à coup, elle prononça:
—Avant d'aller plus loin, chevalier, écoutez-moi.
Pardaillan s'arrêta. Ils étaient au milieu du pont. Devant eux, de l'autre côté de la Loire, c'était l'espace libre.
—Mais, madame, dit Pardaillan, il me semble que nous devons piquer au contraire. On peut nous poursuivre...
—Il faut que je parle avant d'aller plus loin, dit Fausta.
Elle baissa la tête. Sans doute l'instant était suprême pour elle, car Pardaillan la vit frissonner. Tout à coup, cette tête pâle, si belle, si orgueilleuse, et, en ce moment, pleine d'une sorte de sérénité majestueuse, se redressa, et ses yeux noirs se fixèrent sur les yeux de Pardaillan.
—Chevalier, dit-elle, vous aviez préparé, m'avez-vous dit, deux chevaux pour ma fuite?...
—Oui, madame. Et ils vous attendent. Mais ils sont inutiles. Je les garderai donc pour moi.
—Un de ces deux chevaux... reprit Fausta, il y en avait un pour moi, n'est-ce pas?
—Certes, madame.
—Et l'autre? dit Fausta avec un étrange frémissement. L'autre, pour qui était-il, selon vos prévisions?...
—Mais, dit Pardaillan, pour un de vos serviteurs... je vous l'ai dit.
—Ainsi, reprit lentement Fausta, ce cheval n'était pas pour vous?...
Pardaillan tressaillit et regarda fixement Fausta. Une minute, leurs regards se croisèrent. Fausta était pâle comme la mort.
—Monsieur, dit-elle, plus ne m'est rien, rien ne m'est plus. Je ne suis vivante qu'en vous. M'acceptez-vous telle que je suis dans votre pensée, dans votre coeur, dans votre vie?... Telle que je suis: criminelle, peut-être, hideuse, sans doute, capable sûrement d'inspirer l'effroi et l'horreur par mes actes, car mes actes viennent de pensées incompréhensibles. Telle que je suis... Un mot: m'acceptez-vous? Je vis! Vous écartez-vous de moi? Je suis morte... Un mot? Non! Pas même: un geste. Si je dois vivre, tendez-moi la main...
Le visage de Pardaillan se fit plus fermé, plus glacial.
Cette pensée foudroyante venait de traverser son cerveau:
«Elle ment! Ce n'est pas sa mort qu'elle veut! C'est la mienne...»
Il resta immobile... Fausta poussa un soupir atroce. Elle leva vers le ciel noir et chargé de neige ses yeux profonds. Et, au fond de ses paupières, Pardaillan vit scintiller deux larmes, diamants purs qui se volatilisèrent au feu de ses joues enfiévrées...
En même temps, Fausta rassembla les rênes de son cheval. Puis, brusquement, elle frappa la bête d'un coup d'éperon furieux, en le maintenant tête au parapet du pont. Elle lâcha les rênes. Le cheval se cabra, hennit de douleur, et, dans le même instant, franchit le parapet, sauta, tomba dans le vide... Dans la seconde qui suivit, Fausta disparut dans les tourbillons de la Loire...
—Fausta! hurla Pardaillan.
Et, ce nom qu'il prononçait pour la première fois, ce nom retentit en lui-même comme un coup de tonnerre qui suit l'éclair. Or, à la lueur de cet éclair qui incendiait sa pensée, Pardaillan lut dans son esprit ce sentiment qui l'accabla de stupeur et d'épouvanté:
«Je ne veux pas qu'elle meure!»
Dans le même moment, il sauta par-dessus le parapet, dans le vide... dans la Loire!... Pardaillan alla d'abord au fond de l'eau. Mais il garda la conscience précise de tous ses faits et gestes.
L'eau grondait à ses oreilles. Il était aveuglé. Ses vêtements le gênaient. Mais, d'un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface; un remous le prit alors, et, pendant quelques instants, il disparut encore sous les eaux grises,.. puis sa tête se montra, il jeta un rapide regard devant lui, et vit le cheval de Fausta qui, nageant vigoureusement, essayait de se diriger vers le bord...
Mais elle! oh! elle!... il ne la vit pas. Et, de cette même voix d'angoisse qui l'avait épouvanté, il cria éperdument:
—Fausta!...
Tout à coup, il la vit!... Elle se laissait entraîner. On ne voyait en elle aucun de ces gestes instinctifs qu'ont tous ceux qui se noient, même quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-être était-elle morte déjà...
Pardaillan se mit à nager vers elle, dans une telle ruée, dans une si violente volonté de la rejoindre, qu'il semblait fendre les eaux. Au moment où Fausta allait s'abîmer tout à fait sous les flots, il la saisit par un bras...
Quelques minutes plus tard, il prenait pied sur un rivage bas et sablonneux, non loin de l'endroit où le cheval de Fausta venait lui-même de regagner le bord et se secouait. Fausta n'était pas évanouie. Elle venait d'ouvrir les yeux et considérait Pardaillan avec une mortelle expression de désespoir et de reproche.
—Pourquoi? De quel droit m'avez-vous empêchée de mourir?... demanda-t-elle.
—Appuyez-vous sur mon bras, dit Pardaillan avec une grande douceur, avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon bras, et je vous conduirai jusqu'à cette cabane de mariniers... nous nous sécherons.
Ce fut tout. Fausta se mit à pleurer. Elle mit son bras sur le bras de Pardaillan et s'appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous les deux. En marchant, ou plutôt en se laissant traîner, elle pleurait, et il lui semblait que c'était toute sa vie passée qui s'en allait avec ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan... non plus ses yeux de diamants noirs, mais des yeux où il y avait comme une timidité...
Deux ou trois fois, ils se sourirent... Et, lorsqu'elle fut convaincue, lorsqu'elle eut compris qu'un grand bouleversement s'était fait dans l'âme de Pardaillan, Fausta, tout à coup, éclata en sanglots, murmura: «Seigneur!...» et s'évanouit...
Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si pures... la tête de Fausta retomba sur son épaule et, fermant les yeux avec un long frissonnement, il approcha ses lèvres de son front... Alors, il marcha à la cabane qu'il avait aperçue, déposa Fausta devant le foyer, offrit une pièce d'or aux habitants de la masure, et les pria de faire un grand feu qui bientôt flamba...
Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, complètement sèches, étaient assis devant la haute flamme claire du foyer.
—Il faut que vous partiez, dit Pardaillan. Les gens de Blois pourraient avoir envie de vous poursuivre.
—Où irais-je?
—Ne pourriez-vous m'attendre? fit Pardaillan. J'ai diverses affaires à régler en France.
—Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta. Rome est un séjour dangereux pour moi, à cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j'ai un palais à Florence. Le palais Borgia. Je vous attendrai là, si vous voulez.
—A Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route est longue... ne craignez-vous pas... Ah! fit-il tout à coup. Et de l'argent?...
Elle sourit.
—J'ai de l'argent à Orléans, dit-elle; j'en ai à Lyon; j'en ai à Avignon. Une seule chose me gêne. On a arrêté mes deux pauvres suivantes...
—Je les ferai relâcher, dit vivement le chevalier.
—Si cela est, qu'elles me rejoignent à Orléans où je les attendrai cinq jours... elles savent où.
Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hôte, un homme et une jeune femme, de pauvres gens. Fausta fouilla ses poches, et, ne trouvant rien, défit la boucle de sa ceinture et la tendit à la femme du marinier stupéfaite... La boucle était en diamants et valait cent mille livres.
—Ma chère, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous demanderai un service.
—Tout à vos ordres, madame, dit la femme, éblouie.
—Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme...
Et, laissant les pauvres gens stupéfaits, elle se dirigea rapidement vers son cheval qui, après avoir pris terre, mordillait des ronces d'hiver le long d'un champ. Légèrement, elle se mit en selle, laissa tomber un long regard sur Pardaillan, et dit:
—A Florence, palais Borgia...
Pardaillan inclina la tête...
Ils ne se touchèrent pas la main. Elle partit au pas, sans tourner la tête, puis se mit au trot, puis prit le galop et disparut sur la route, au loin.
Pardaillan était demeuré à la même place, immobile, comme pétrifié... Pendant une heure, il demeura là, en tête-à-tête avec lui-même.
Tout à coup, une main se posa sur son épaule. Pardaillan tressaillit violemment, sortit de son rêve, regarda autour de lui. Et il vit Bussi-Leclerc avec Maineville.
A ce moment, Pardaillan pensait ceci: sauvée de l'ambition, débarrassée de cet ulcère, cette femme devient un être d'amour et de beauté. Quant à ce qu'elle éprouve pour moi, bientôt elle aura oublié... Entre elle et moi, une belle amitié peut remplacer la haine... c'est tout!
Ce fut à cet instant que Maineville lui posa la main sur l'épaule.
—Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville.
—Mes saluts à mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc.
—Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre service?
—Nous accorder cinq minutes d'entretien, fit Bussi-Lederc.
—Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville.
—Et où cela, messieurs?...
—A Blois, où on vous cherche pour acte de rébellion, dit Bussi-Leclerc. Suivez-nous, monsieur, vous êtes notre prisonnier.
—Messieurs, dit Pardaillan, je veux bien vous suivre, mais non à Blois. Ce sera plutôt dans la direction de ce joli moulin dont on voit d'ici tourner les ailes, et qui ressemble si bien au moulin de la butte Saint-Roch.
Maineville eut un pâle sourire plein de menaces, et Bussi-Leclerc se mit à sacrer comme un païen.
—Décidez-vous, messieurs, continua Pardaillan. Allons-nous au moulin? Je vous suis. Voulez-vous aller à Blois? Je vous tire ma révérence, car je suis pressé.
—Par la mortboeuf, grogna Bussi-Leclerc, si vous ne nous suivez, je vais vous charger!
—Faites, monsieur, riposta Pardaillan qui, dans le même moment, tira sa rapière et tomba en garde.
Bussi-Leclerc dégaina et Maineville en fit autant. Tous deux attaquèrent furieusement, sans nulle honte, d'ailleurs, d'être à deux contre un. Mais à peine les fers s'étaient-ils baissés que Bussi jeta un cri de rage: pour la troisième fois, depuis ses diverses rencontres avec Pardaillan, son épée venait de lui sauter de la main et, décrivant une large parabole, allait tomber dans un fossé.
—Ton poignard, Bussi! cria Maineville.
Mais l'ancien gouverneur de la Bastille, ivre de fureur et blême de honte, n'entendit rien et courait ramasser son épée. En deux bonds, il l'eut reprise, au fond du fossé, se releva et bondit: à ce moment, il vit Maineville qui battait l'air de ses bras et s'affaissait lourdement, vomissant un flot de sang par la bouche. Un instant, il se tordit, frappa le sol du talon, laboura la poussière de ses ongles, puis il demeura immobile: Maineville était mort...
Bussi-Leclerc demeura quelques secondes comme hébété. Puis il se rua sur Pardaillan qui l'attendait de pied ferme.
—Cette fois, dit Pardaillan, j'envoie votre épée dans la Loire...
Et, en effet, il achevait à peine de parler que le fer de Bussi sauta et alla tomber non pas dans l'eau, mais sur le bord du rivage.
—Ramassez! dit Pardaillan.
Bussi-Leclerc s'assit au rebord du fossé, mit sa tête dans les deux mains et pleura. Pardaillan rengaina sa rapière.
—Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais, à chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer; moi, je n'ai fait qu'exercer vos jambes, avouez que j'en use sans haine avec vous et pardonnez-moi d'être plus agile que vous... ce n'est pas ma faute... allons, ne pleurez pas ainsi, le seul témoin de votre défaite est mort.
—Je suis déshonoré! gronda Bussi-Leclerc.
—Si vous voulez que nous recommencions, peut-être serez-vous plus heureux, dit Pardaillan dans la sincérité de son âme.
Bussi lui jeta un regard furieux.
—Adieu donc! acheva Pardaillan. Je ne vous en veux pas. J'ai sept ou huit manières de faire sauter une épée. Si vous voulez, je vous les enseignerai, et alors nous serons à armes égales pour une prochaine rencontre...
—Dites-vous vrai? s'écria Bussi qui se releva, haletant.
—Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une chose aussi sérieuse qu'une passe d'armes d'où la vie d'un homme peut dépendre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manières... vous en savez une, déjà.
—Par tous les diables, s'écria Bussi, vous êtes un honnête homme, monsieur; et c'est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec nous. Votre main, s'il vous plaît?
Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte d'admiration mêlée d'effroi.
—Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant.
—Non! Et même, si vous le permettez, je me déclare votre ami. Mais vous me promettez...
—De vous enseigner ces quelques bottes; c'est entendu, je les tiens de mon père qui, sans avoir votre réputation, n'en avait pas moins appris le fin du métier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai à Paris...
Là-dessus, Pardaillan salua et s'éloigna à grand pas en remontant le cours de la Loire.
«A Maurevert, maintenant!» murmura-t-il.
Et il hâta le pas vers la masure dans laquelle il avait laissé Maurevert sous la garde de Jacques Clément. Comme il n'était plus qu'à deux ou trois cents pas de la masure, il vit un homme qui, dehors, sur le pas de la porte, allait et venait avec agitation. Bientôt, il reconnut que, cet homme, c'était Jacques Clément. Il prit le pas de course et rejoignit Jacques Clément qui fit un signe de désespoir.
—Maurevert! hurla Pardaillan.
—Échappé! répondit Jacques Clément.
Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu'elle était vide. Il ressortit, et vit que l'un des deux chevaux attachés à la haie n'y était plus!... Une effrayante expression de colère désespérée—peut-être le premier mouvement de colère qu'il eût eu de sa vie—bouleversa son visage.
—Quel malheur! fit Jacques Clément. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai Jamais!...
—C'est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment a-t-il pu arriver?...
—C'est d'une terrible simplicité, dit Jacques Clément... Je m'étais assis devant le misérable, mon poignard à la main. Vous savez qu'il avait les pieds liés, mais les mains libres... J'attendais... A force d'attendre... et puis la physionomie livide de cet homme finissait par me faire mal... à force d'attendre, donc, j'ai voulu voir si vous arriviez. Je tenais mon poignard à la main. Je le déposai machinalement sur cette table... Je me levai, j'allai jusqu'à la porte... à peine y restai-je quelques instants...
—Oui, fit Pardaillan, j'aurai dû prévoir qu'un homme qui veut se sauver guette avec plus d'ardeur et de patience que l'homme qui garde... Il a pris le poignard et a coupé ses liens, n'est-ce pas?...
—Oui!.., Au moment où je me retournais pour rentrer, j'ai reçu sur la tête un coup violent, et une poussée m'a envoyé rouler dans la poussière... Quand je me suis relevé, j'ai vu Maurevert qui sautait sur l'un des chevaux et partait ventre à terre...
—C'est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble à Paris, retournez-y seul. Je vous y reverrai.
—Vous courez à sa poursuite?
—Parbleu!... fit Pardaillan en détachant et en enfourchant le cheval restant; quelle direction a-t-il prise?
—Il s'est élancé vers Beaugency... Où vous retrouverai-je?...
—Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu!
—Un dernier mot, fit Jacques Clément, dont la sombre figure s'illumina d'un éclair. Suis-je libre, maintenant?...
—Libre de quoi?...
—De tuer Valois!...»
Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura:
—Accomplissez donc votre destinée, puisqu'il le fau!...
Pardaillan piqua des deux et se lança dans un galop effréné.
A deux lieues de là, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette. Pardaillan interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra à cent pas en avant une route qui s'éloignait perpendiculairement à la Loire.
—J'ai rencontré le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il. Cette route s'enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne à droite, et conduit à Tours...
Pardaillan jeta une pièce d'argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui être signalée et reprit son allure de galop furieux.
Bientôt le chevalier dut modérer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu'il atteignît le croisement des routes signalé par le paysan, la pauvre bête était déjà bien fatiguée par un temps de galop d'environ six heures.
Pardaillan mit donc pied à terre, devant une misérable auberge qui, placée au carrefour, s'appelait l'auberge des Quatre-Chemins. L'aubergiste, interrogé, prît un air très étonné et répondit hardiment qu'il n'avait vu passer aucun cavalier.
Le chevalier sentit une sorte d'accablement s'emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s'étant occupé de faire donner des soins à son cheval, s'assit près du feu et commanda qu'on lui servît à manger. La nuit venait, le temps était triste. Pardaillan résolut de passer la nuit dans cette auberge... Tout en mangeant, il examinait du coin de l'oeil l'aubergiste, et se disait:
«Quelle figure de truand est-ce là?...»
En effet, l'homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garçons dans l'auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensée d'aller coucher ailleurs... Lorsqu'il eut fini de manger, Pardaillan s'accouda à la table, les bottes au feu. L'aubergiste plaça sur la table une chandelle fumeuse, et se retira.
Pardaillan vit qu'il était seul. Il était las. Sa pensée si vivante d'ordinaire, et si méthodique, devenait lourde. Peu à peu, il s'assoupissait. Et, comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout à coup, tomba sur un fragment de miroir accroché devant lui.
Ce miroir réfléchissait la salle vaguement éclairée par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s'entrouvrir doucement la porte du fond de la salle.
La porte s'était ouverte sans bruit. Il sembla à Pardaillan qu'il apercevait alors la figure louche de l'aubergiste, dont les yeux de braise étaient fixés sur lui. Pardaillan s'immobilisa, le coude sur la table, la tête sur la main. Pendant une longue minute, il eut la sensation de ces yeux fixés sur lui par derrière.
Tout à coup, il vit que l'aubergiste se mettait en mouvement. Il devait être pieds nus, car le chevalier n'entendit pas le moindre bruit. Et voici que, derrière le maître de l'auberge, apparurent les deux garçons, autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci:
—Il dort... c'est le moment...
Pardaillan vit les trois ombres se glisser vers lui, et, à cet instant, il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l'aubergiste se levait.
«Je crois en effet que c'est le moment!» pensa-t-il.
Au même instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la table d'une violente poussée. Aux dernières lueurs de l'âtre, il vit l'aubergiste, un couteau à la main et ses deux garçons portant des cordes. Les trois hommes étaient demeurés pétrifiés de stupeur.
—Eh bien, fit Pardaillan qui éclata de rire, qu'attendez-vous pour me garrotter, vous deux?... Et vous, est-ce bien le moment de me saigner?...
En même temps, il s'élança et projeta ses deux poings en avant; les deux garçons poussèrent un cri de douleur, et déjà Pardaillan se retournait vers l'aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba à genoux et s'écria:
—Grâce, monseigneur, je vous dirai tout!...
—Comment, tu me diras tout... tu n'avais donc pas seulement l'intention de me voler?
—Monseigneur, j'avais l'intention de vous tuer! fit piteusement l'aubergiste.
—J'entends bien. Mais pour me voler...
—Hum! sans doute... Mais aussi pour obéir à un gentilhomme qui m'a payé.
—Ah! ha! voilà qui devient intéressant. Relève-toi, l'ami; et vous deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets égorgés...
Les deux garçons obéirent à cet ordre avec un évident plaisir et se précipitèrent au dehors. L'aubergiste se releva en disant:
—Vous ne me ferez pas de mal?
—Si tu dis la vérité. Mais, si je m'aperçois que tu mens, je te coupe les oreilles. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin...
L'aubergiste exécuta ces deux ordres avec promptitude.
—Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installé devant son verre plein.
—Eh bien, monseigneur, voici la vérité pure: j'ai vu, en effet, ce gentilhomme dont vous m'avez parlé en arrivant...
—Quand cela?...
—Environ cinq heures avant vous.
—Il est entré, continua l'aubergiste, s'est assis à cette table même que vous venez de renverser et, après m'avoir fait boire avec lui, il m'a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous ai reconnu à l'instant même où vous avez mis pied à terre devant l'auberge...
—Et alors?...
—Alors, il m'a affirmé que vous me demanderiez par où il était passé, et il m'a donné trois écus pour vous répondre que je ne l'avais pas vu...
—Soit! Mais je pense qu'il ne t'a pas chargé de m'assassiner? Car c'est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d'une méchante action...
—Lui! s'écria l'aubergiste. J'ai deviné tout de suite que ce gentilhomme avait contre vous, une haine mortelle. Et, en effet, après avoir longtemps tourné autour du pot, il a fini par sortir de sa ceinture cinq écus d'or et m'a chargé, sinon de vous tuer, du moins de vous blesser, de façon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici...
Pardaillan demeura silencieux quelques minutes. Discuter avec cette brute lui parut oeuvre-inutile.
—Monseigneur, reprit timidement l'aubergiste, je pense que vous avez confiance dans ce que je vous ai dit?... Je vous vois réfléchir... et...
—Et tu crois que je me demande si je ne dois pas achever de t'étrangler? Eh bien, rassure-toi, je te donne vie sauve, à condition que tu me dises par où il est parti.
—Ma foi, s'écria l'aubergiste, vaille que vaille, je vous dirai la vérité. Car j'ai plus de sympathie pour vous que pour ce gentilhomme.
—Merci. Pourquoi?
—Parce que vous êtes l'homme le plus fort que j'ai jamais vu. Eh bien, il m'a chargé de vous dire, au cas où vous me rosseriez au lieu de vous laisser tuer... qu'il file sur Tours par le grand chemin qui passe à ma porte.
—Tandis qu'au contraire?
—Il a repris le sentier qui rejoint la route de Beaugency...
—Y a-t-il, à Beaugency, un pont sur la Loire?
—Il y a le bac, monseigneur.
—C'est bien. Prépare-moi un lit, si c'est possible. Et, demain matin, tu me réveilleras à l'aube.
L'aubergiste s'inclina et sortit. Dix minutes plus tard, il vint annoncer à Pardaillan que son lit était prêt. Le chevalier suivit l'homme et pénétra dans une chambre qu'il fut étonné de trouver assez propre.
L'aubergiste montra à Pardaillan qu'il y avait un fort verrou à la porte.
—Pourquoi faire? dit Pardaillan. Comment peux-tu me réveiller si je ne laisse pas la porte ouverte?...
L'aubergiste se retira, ébahi.
Pardaillan connaissait les hommes, et il avait eu le temps d'étudier l'aubergiste. Car, bien qu'il eût laissé sa porte ouverte, non seulement cet homme ne fit aucune tentative contre lui, mais encore il monta la garde toute la nuit, de crainte que ses deux acolytes n'essayassent d'entrer. Pardaillan dormit donc tranquillement, sous la garde de l'homme que Maurevert avait payé pour l'assassiner. Vers sept heures du matin, il se remit en route, non sans avoir sondé une dernière fois l'aubergiste:
—Mais enfin, lui dit-il en le quittant, pourquoi, pour un peu d'argent, as-tu voulu tuer un homme qui ne t'a jamais fait aucun mal?
—Que voulez-vous, monseigneur, fit l'aubergiste, on ne mange pas tous les jours à sa faim; la misère est dure. Pillé par les huguenots, pillé par les catholiques, j'en suis tombé à essayer de tous les métiers.
—Y compris celui d'assassin à gages. Voici un écu pour toi, outre l'écot que je t'ai payé.
En laissant l'aubergiste, perplexe, se demander à quel diable d'homme il avait eu affaire, Pardaillan prit d'un bon trot le sentier qui lui avait été indiqué.
Deux heures plus tard, il retomba donc sur le chemin qu'il avait quitté la veille. Il piqua sur Beaugency.
Comme il passait près d'un gros bouquet de bouleaux et d'ormes, une détonation éclata soudain, sur sa droite, et la balle de l'arquebuse brisa une branche près de lui, Pardaillan sauta à terre et s'élança sous bois, dans la direction de la fumée, qui, à vingt pas de là, se dissipait lentement. Mais il eut beau battre les environs, il ne trouva personne.
Qui avait tiré? Était-ce l'un de ces innombrables malandrins qui infestaient les routes? Maurevert avait-il payé et aposté l'un de ces brigands de grand chemin, en prévision que Pardaillan pût échapper à l'aubergiste et retrouver sa piste? C'est ce qu'il était impossible de savoir.
Il se remit donc en selle et se lança au galop jusqu'à ce qu'il se trouvât en face de Beaugency. Comme on le lui avait dit, il y avait un bac, à cet endroit. Le passeur se trouvait justement sur la rive où était Pardaillan lui-même. Il n'eut donc qu'à embarquer. Et le passeur commença à haler sur la corde.
Pardaillan l'interrogea. Un cavalier avait-il, la veille au soir, franchi la Loire? Le passeur répondit qu'aucun cavalier n'avait franchi le fleuve: mais que, se trouvant la veille au soir sur la rive gauche, il avait été interpellé par un gentilhomme fait comme celui dont il lui parlait; et que ce gentilhomme lui avait demandé si la route se prolongeait bien jusqu'à Orléans...
«Bon, pensa Pardaillan, je rejoindrai par la rive droite Orléans, tandis qu'il aura rejoint par la rive gauche.»
Mais, comme il songeait ainsi et qu'on se trouvait à ce moment au beau milieu de la Loire, le passeur imprima au bac un mouvement si maladroit que le cheval de Pardaillan fut précipité à l'eau.
Pardaillan était resté à cheval comme le faisaient les cavaliers pressés sur ces larges bateaux plats. En sentant que son cheval s'enfonçait, il se débarrassa vivement des étriers et l'accrocha à la crinière du cheval qui, libre de ses mouvements se mit à nager vigoureusement vers la rive droite.
Il n'y avait personne en vue, le bac abordant un peu au-dessous de Beaugency. Pourtant, au moment où Pardaillan, ayant d'abord plongé, revint à la surface et s'accrocha à la crinière, deux coups d'arquebuse partirent de la rive droite, et le cheval, frappé à la tête, disparut sous les flots.
Pardaillan plongea. Il éprouvait une colère furieuse, car il lui semblait manifeste que les arquebusiers avaient été apostés par Maurevert, et que le passeur était complice.
Il resta sous l'eau aussi longtemps qu'il put et, entraîné par un courant très rapide, ne reparut à la surface que cinquante pieds plus bas.
Un regard jeté sur la rive la lui montra déserte comme précédemment. Dans ce même coup d'oeil, il vit que le passeur s'était arrêté au milieu du fleuve et examinait cette scène sans manifester aucune intention de lui porter secours. La complicité du passeur était évidente.
—Toi, murmura Pardaillan entre ses dents serrées, toi, tu me paieras ta trahison!
Il nageait avec effort, gêné qu'il était par ses habits, mais, suivant une diagonale allongée, il se rapprochait tout de même de la rive, lorsque deux nouveaux coups de feu éclatèrent... L'eau, frappée par les balles, rejaillit autour de Pardaillan. Alors, une rage s'empara de lui.
Il comprit qu'il fallait tout risquer et tenter d'aborder au plus tôt. Il se mit à nager furieusement, coupant, cette fois, le plus droit qu'il pouvait.
Une fois encore, après un temps pendant lequel les assassins avaient rechargé leurs armes, deux détonations éclatèrent, sans qu'il fût atteint... Il touchait presque au rivage et, en trois brasses, il prit pied. Il s'élança, se secoua furieusement et regarda au loin dans la direction des coups de feu. Mais il ne vit personne!... Alors, il se dirigea vers Beaugency.
Dans la première auberge qu'il rencontra, il entra tout mouillé, et, s'étant fait donner une chambre, se déshabilla et fit sécher ses vêtements devant un grand feu... Lorsque Pardaillan se fut rhabillé, il sortit de la petite ville, non sans avoir vidé, pour combattre l'effet du bain, une bouteille de ce vin de Beaugency qui jouissait alors d'une excellente réputation.
Le chevalier gagna rapidement le point d'atterrissage du bac sur la rive droite, à un quart de lieue environ. De loin, il put constater que le passeur se trouvait à ce moment sur la rive gauche, attendant des clients.
Au bout d'une heure, deux paysans, conduisant une petite charrette attelée d'un âne, se présentèrent pour passer.
Charrette, âne et paysans embarquèrent et le bateau commença sa traversée le long de la corde. Lorsqu'il fut sur le point de toucher terre, Pardaillan accourut, et, tranquillement, prit place dans le bac au moment où les deux paysans s'en éloignaient. Le passeur le reconnut, et, devenant très pâle, se mit à trembler.
—Allons, fit Pardaillan du ton le plus paisible, passe-moi sur l'autre bord et tâche d'être plus adroit que tout à l'heure sans quoi je ne te paierai pas; au contraire, je te ferai payer mon cheval.
—Ah! monsieur, s'écria le passeur, entièrement rassuré, ce ne fut pas de ma faute, allez, et je puis dire que j'ai eu bien peur pour vous, surtout quand j'ai entendu l'arquebusade. Mais j'espère, puisque vous voilà sain et sauf, que vous avez rejoint ces deux misérables?...
—Tiens! Comment sais-tu qu'ils étaient deux?...
—Je les ai aperçus, balbutia le passeur, interloqué.
—Ah! c'est juste. Eh bien, moi, je n'ai pu les voir et les deux scélérats m'ont échappé...
Entièrement rassuré, le passeur se mit à manoeuvrer, et Pardaillan s'assit sur un banc, très indifférent en apparence. Seulement, lorsque le bac fut à peu près au milieu du fleuve, c'est-à-dire à l'endroit même où cheval et cavalier avaient été précipités dans l'eau, Pardaillan se leva, marcha résolument sur l'homme, le poussa violemment par-dessus bord. Au même instant, il le saisit par le collet, et le maintint plongé dans l'eau jusqu'au cou.
—Grâce! cria le passeur, livide de terreur. Laissez-moi remonter, je ne sais pas nager!...
—Scélérat, avoue que tu as voulu me noyer...
—Non! gémit le passeur, fou d'épouvante.
Pardaillan lui plongea la tête dans l'eau, puis le retira à demi suffoqué.
—Avoue que tu connais ceux qui m'ont arquebusé!
—Non! Non!... je...
Un nouveau plongeon interrompit l'infortuné. Cependant, étant parvenu à redresser la tête hors de l'eau, il râla:
—Grâce! Je dirai tout!...
—Parle donc! et tu auras vie sauve, foi de Pardaillan.
—Pardaillan! C'est bien ce nom que M. de Maurevert m'a dit!...
—Tu le connais donc?
—Depuis huit ans que je fais partie de la sainte Ligue, dit le passeur en essayant d'esquisser un signe de croix. Eh bien, M. de Maurevert vint hier, et me parla d'un terrible parpaillot qui avait tenté d'assassiner notre grand Henri... Il paraît que vous avez manqué votre coup. Là-dessus, M. de Maurevert et d'autres se sont mis en campagne pour vous rattraper et ont donné le mot d'ordre à tous les fidèles ligueurs. Vous voyez bien qu'en tout cas ce n'était pas un péché que de vous noyer...
—Au contraire! dit Pardaillan qui aida alors le passeur à remonter dans son bac. Mais, dis-moi, Maurevert s'est-il dirigé sur Orléans comme tu le prétendais?
—Eh bien, fit le passeur après une courte hésitation, la vérité, c'est que je l'ai passé et qu'il est entré dans Beaugency où je sais qu'il a passé la nuit au Lion-d'Or.
—Ramène-moi au bord! fit Pardaillan d'une voix rauque.
—Vers Beaugency?...
—Oui!...
Quelques minutes plus tard, sans plus s'inquiéter du passeur, Pardaillan courait vers la ville et se mettait en quête de l'auberge du Lion-d'Or. Il apprit qu'elle était située à l'extrémité de la ville dans la direction de Châteaudun. Pardaillan traversa Beaugency au pas de course. Nul, d'ailleurs, ne fit attention à lui; la ville, depuis quelques instants, s'était emplie de rumeurs; la nouvelle venait de s'y répandre que le duc de Guise avait été tué.
Pardaillan atteignit enfin l'auberge du Lion-d'Or. Là, comme dans toute la ville, l'émotion était à son comble. Pardaillan se dirigea droit sur l'hôtesse, vigoureuse commère qui pérorait au milieu d'un groupe de bourgeois.
—Madame, dit-il, j'arrive de Blois, où le duc de Guise a été tué...
Aussitôt, Pardaillan, entouré et supplié de donner des détails, raconta en quelques mots le meurtre de Guise. Il ajouta qu'il était chargé de courir après l'un des meurtriers, et fit une description si exacte de Maurevert que l'hôtesse s'écria:
—Mais cet homme était là, il n'y a qu'un quart d'heure... Ah! le misérable! Je comprends pourquoi il s'est enfui précipitamment à cheval!...
—Comment cela?
—Oui: deux hommes, deux de ses complices, sans doute, sont venus lui parler mystérieusement et aussitôt il a fait seller son cheval.
Pardaillan comprit que ces deux complices n'étaient autres que ceux qui l'avaient arquebuse.
—Madame, s'écria le chevalier, il faut que je rattrape cet homme. Quelle direction a-t-il prise?...
—La route de Châteaudun...
—Avez-vous un bon cheval contre les cinquante écus de six livres que voici?...
—Et un fameux, qui file comme le vent!...
Quelques instants plus tard, Pardaillan s'élançait sur un cheval que, d'un coup d'oeil, il reconnut bon coureur.
Bientôt, il vit se dessiner à l'horizon les premiers plans d'une masse d'arbres dépouillés de leur feuillage et dont les branches nues se tordaient dans le ciel triste, comme des bras éplorés. C'était la forêt de Marchenoir, qu'il lui fallait traverser d'un bout à l'autre.
Il y avait vingt minutes qu'il était entré sous bois. La forêt de hêtres et d'ormes s'animait, autour de lui, d'une vie fantastique. Les bouleaux fuyaient derrière lui, pareils à des fantômes blancs. En avant! Le cheval bondissait, fendait l'air et dévorait l'espace.
Soudain, Pardaillan frissonna des pieds à la tête et devint pâle comme un mort: à une faible distance devant lui, derrière un tournant du bois, il entendit un hennissement... Deux minutes plus tard, il aperçut le cavalier qui courait devant lui, et un sourire terrible, féroce, effrayant, tordit ses lèvres... Ce cavalier, c'était Maurevert!...
Maurevert galopait sans tourner la tête. Il se savait poursuivi. Il savait qu'il allait mourir!... Il galopait, ou plutôt se laissait entraîner par son cheval qu'il ne frappait même plus...
Son visage, d'une pâleur de cadavre, avait parfois d'effrayantes contractions... et, parfois aussi, il lui semblait que son coeur s'arrêtait de battre, puis, brusquement, ce coeur se mettait à frapper des coups terribles dans sa poitrine et bondissait, affolé, éperdu...
Depuis seize ans, Maurevert avait peur... peur de Pardaillan! Non pas peur de la mort, mais peur de la mort que lui donnerait Pardaillan; non pas peur de se battre, mais peur de se battre avec Pardaillan.
Tout à coup, son cheval, qu'il ne soutenait plus, buta et tomba. Maurevert ne se fit pas de mal en tombant. Il put se relever.
Il n'avait plus aucune idée, aucune pensée. Ses lèvres blanches tremblaient convulsivement. Il vit Pardaillan, à trente pas de lui, qui mettait pied à terre.
Cette vue ranima en lui une étincelle d'énergie; il se baissa vivement, tira un pistolet des fontes de sa selle, mit un genou à terre et visa Pardaillan. Le chevalier marcha sur lui, tout droit, d'un bon pas, et, quand il fut à dix pas, il dit:
—Tire, mais tu vas me manquer...
Maurevert le regarda une seconde. Pardaillan lui apparut dans une sorte de nuage flamboyant où il ne distinguait que l'éclair des deux yeux et l'effrayante menace du sourire. Il fit feu... Et il vit qu'il avait manqué Pardaillan!...
Un arbre se trouva derrière lui. Il s'appuya au tronc, et demeura immobile, ses yeux exorbités fixés sur Pardaillan.
—Lors de notre rencontre sur les pentes de Montmartre, je t'avais fait grâce, dit Pardaillan. Pourquoi as-tu essayé encore de m'assassiner?...
Maurevert ne répondit pas. Pardaillan reprit:
—Assassin de Loïse, toi qui as payé l'aubergiste des Quatre-Chemins pour m'égorger, payé des gens pour m'arquebuser, payé le passeur pour me noyer, réponds, assassin de Loïse, que te ferai-je pour toute la souffrance injuste que tu m'as infligée? Je te laisse le soin de déterminer ton châtiment Réponds.
Maurevert ne vivait plus... il était en agonie... Pardaillan le considéra un instant.
—Puisque tu ne réponds pas. c'est moi qui choisirai ton supplice. Et le voici...
A ces mots, Pardaillan toucha du bout du doigt la poitrine de Maurevert, à l'endroit où il voyait battre le coeur. A ce contact, ce coeur eut un sursaut terrible. Maurevert ouvrit la bouche toute grande, et ses yeux se révulsèrent... Il demeura appuyé au tronc d'arbre, sur ses jambes fléchissantes, et il semblait n'être plus maintenu que par le doigt de Pardaillan appuyé sur sa poitrine.
—Ton supplice, continua le chevalier, le voici: il durera des années, il durera tant que tu vivras; c'est un supplice de honte; toute ta vie, tu te diras que, t'ayant haï, t'ayant poursuivi, t'ayant atteint, t'ayant tenu en mon pouvoir, je t'ai méprisé assez pour te laisser vivre!... Maurevert, tu ne mourras pas!... Assassin de Loïse, voici ton châtiment, Pardaillan te fait grâce!
A ce moment, Maurevert, n'étant plus soutenu, s'inclina sur le côté et s'affaissa mollement...
Pardaillan tressaillit, se pencha sur lui avec une sorte d'étonnement mystérieux, et alors, seulement, il vit que Maurevert était mort!...
Mort!...
Maurevert ne venait pas de mourir lorsque Pardaillan s'était reculé... Maurevert était mort depuis quelques instants déjà... Maurevert était mort à l'instant précis où le doigt de Pardaillan s'était appuyé sur sa poitrine... ce contact avait foudroyé son coeur...
Un médecin qui eût disséqué le corps de Maurevert eût sans doute trouvé qu'il avait succombé à la rupture de quelque vaisseau sanguin. Quant à nous, nous dirons simplement que Maurevert était mort de peur.
Pardaillan demeura une heure immobile près de ce cadavre. Une profonde rêverie l'emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C'était Maurevert qu'il avait sous les yeux et c'était Loïse qu'il voyait.
Il la voyait telle qu'il l'avait vue à la minute de sa mort, au moment où la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jeté ses bras autour de son cou et avait fixé sur lui ses yeux désespérés et radieux... contenant tout le rayonnement de l'amour le plus pur et tout le désespoir de l'éternelle séparation...
Et, maintenant, l'assassin de Loïse gisait à ses pieds. Maurevert était mort!...
Alors, il sembla à Pardaillan qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul, affreusement seul, n'ayant plus rien pour le soutenir...
Un instant, l'image de Fausta passa devant ses yeux, mais, cette image, il la regarda passer avec une morne indifférence. Puis, ce fut Violetta, le petit duc d'Angoulême, et quelque chose comme un triste sourire erra sur ses lèvres...
Puis, ce fut le doux visage de Huguette, de la bonne hôtesse, et Pardaillan murmura:
—Là, peut-être, trouverai-je réellement la pierre où le voyageur repose sa tête fatiguée...
Le pas alourdi d'un bûcheron le tira de sa rêverie.
Il se réveilla, se secoua, et appelant le bûcheron, le pria de lui prêter sa pioche, et lui offrit un écu en récompense. Le bûcheron, apercevant le cadavre, obéit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse dans la terre dure de gelée. Quand elle fut assez profonde, il y plaça le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au bûcheron, qui lui dit:
—Ce cheval est fourbu... Puis-je le prendre?
—Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n'en a plus besoin.
Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongée avait reposé; il passa la bride sous son bras; et, à pied, suivi par la bête, suivit la route; une lieue plus loin, il se remit en selle et, d'un temps de trot, gagna Châteaudun.
Il s'arrêta dans une bonne auberge et y passa la nuit.
Le lendemain matin, étant remonté à cheval, il reprit le chemin de Blois, où la première figure qu'il vit en entrant fut celle de Crillon, le brave Crillon, occupé à refouler une foule de bourgeois qui criaient à tue-tête:
—Mort à Valois! Vengeons notre duc!...
—Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu'il vit que la besogne était terminée et que la rue était libre.
Crillon aperçut Pardaillan et, poussant vers lui son cheval, lui tendit la main.
—J'ai un service à vous demander, fit Pardaillan.
—Dix, si vous voulez!
—Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrêté l'autre jour, dans l'hôtel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui n'y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberté...
—Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon.
—Merci. Voulez-vous avoir l'obligeance de leur dire qu'on les attend à Orléans, elles savent où...
—Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde à Larchant.
—Bah! Il veut donc être éclopé des deux jambes?...
—D'ailleurs, reprit Crillon, Sa Majesté vous protégerait au besoin. Venez, je vais vous présenter...
—Pourquoi faire?...
—Mais, fit Crillon stupéfait, parce que le roi veut vous voir et récompenser celui qui...
—Oui, mais, moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure. Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de dire que vous ne m'avez pas vu.
—Soit! fit Crillon ébahi.
Ils se serrèrent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l'intérieur de la ville, où régnait un grand silence.
Pardaillan se dirigeait vers l'auberge du Château où on se rappelle qu'il avait loge. Il y chercha Jacques Clément, et ne l'y trouva pas.
—Bon! pensa-t-il, il sera parti pour Paris...
Et il reprit la chambre qu'il avait occupée précédemment, avec l'idée de se remettre en route après deux jours de halte.
Pardaillan se donnait à lui-même comme prétexte qu'il avait besoin de repos. En réalité, il avait surtout besoin de réfléchir, de se retrouver, de voir clair en lui-même et de prendre une décision d'où il sentait que sa vie à venir allait dépendre.
En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu fuir, que le duc de Mayenne s'était également échappé de Blois, ainsi que tous les seigneurs de marque qui avaient afflué dans la ville au moment des états généraux. Ainsi, Henri III n'avait pas profité de sa victoire.
Seul, le cardinal de Guise avait succombé; il avait été lardé de coups de poignard le jour même où Pardaillan rentra dans Blois.
Le surlendemain de sa rentrée à Blois, Pardaillan apprit que le roi était parti pour Amboise.
Pardaillan, lui, après s'être promis de partir au bout de quarante heures, resta. D'abord parce qu'il était indécis, irrésolu, et qu'il écartait de sa pensée ce point d'interrogation formidable qui l'obsédait:
—Irai-je ou n'irai-je pas à Florence?
Quelques jours s'écoulèrent. La fin de l'année se passa dans une tranquillité relative. Cependant, on apprit, le 3 janvier, que Mayenne avait réuni une armée et qu'il se dirigeait sur Paris, acclamé tout le long du chemin par les populations révoltées. Crillon avait environ dix mille hommes de troupe campés sous Blois. Il se tint prêt à tout événement... mais le roi ne rentrait toujours pas.
Cependant, le 5 au matin, Pardaillan, étant descendu dans la grande salle pour se rendre ensuite au château où, tous les jours, il allait voir Crillon, apprit que le roi était revenu dans la nuit. Du moins, c'était la rumeur qui courait dans l'auberge. Comme il allait sortir, il vit entrer par la porte du fond de la salle, qui communiquait avec l'escalier du premier étage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage, s'avançait vers la porte de sortie.
«Je connais cette tournure-là!» fit en lui-même Pardaillan, qui tressaillit.
Et il se plaça devant le moine qui traversait la salle. Le moine s'arrêta un instant, puis murmura:
—Venez...
Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clément!...
—Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister à quelque grand événement. Il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l'histoire de la monarchie. Il faut que je voie cela!
Et il se mit à suivre Jacques Clément, qui était sorti. Sur la place, à vingt pas du porche du château, Jacques Clément s'arrêta.
—Ainsi, dit Pardaillan en l'abordant, vous êtes revenu à Blois?
—Je ne suis pas revenu, dit le moine d'une voix sombre; je ne me suis pas éloigné un instant de ma chambre; je savais que vous étiez dans l'auberge; mais j'ai voulu être seul... Pardaillan, l'heure est venue... Rien ni personne ne pourra m'empêcher de tuer Valois ce matin. Voilà quinze jours que je guette son retour... Dieu me l'envoie enfin!... Et Dieu a voulu aussi vous faire rester à Blois afin que vous m'aidiez... Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au château. Présentez-moi à Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut que j'entre...
—Ainsi, vous avez compté sur moi pour vous aider à tuer le roi?
Pardaillan devint grave et réfléchit une minute, non sur la décision qu'il allait prendre, mais sur la manière de communiquer cette décision à Jacques Clément.
—Mon cher ami, dit-il enfin, écoutez-moi bien. Si vous me disiez: «Tout à l'heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le témoin de mon adversaire», je vous répondrais: «Très bien, allons nous couper la gorge avec cet inconnu.» Si vous étiez attaqué, fût-ce par dix rois, et que vous m'appeliez à l'aide, je tomberais sur les dix rois à bras raccourcis, et, si Valois était dans le tas, peut-être aurait-il à se repentir d'avoir porté la main sur vous. Mais vous me demandez de vous conduire par la main jusqu'à celui que vous voulez tuer. Cela me dérange de mes habitudes...
—Vous refusez?
—De vous aider dans un assassinat, oui!
Jacques Clément demeura atterré.
—Malédiction! murmura-t-il sourdement.
A ce moment précis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et avancer vivement vers lui.
—Vous connaissez ce révérend père? dit le capitaine en rejoignant le chevalier.
—Je le connais, dit Pardaillan.
—Cela suffit, reprit Crillon. Mon père, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques Clément, le chapelain n'est pas au château. La reine mère, malade, demande un confesseur à l'instant même. Suivez-moi, je vous prie...
Jacques Clément saisit le bras de Pardaillan stupéfait, et, d'une voix qui le fit frissonner:
—C'est Dieu qui m'envoie!...
Et le moine, à grands pas, suivit Crillon.
Jacques Clément entra dans le château à la suite de Crillon, qui, rapidement, se dirigeait vers l'appartement de Catherine de Médicis, situé au rez-de-chaussée.
Chose étrange: personne ne semblait se préoccuper de cette maladie de la vieille reine, qui, pourtant, devait être bien grave, puisque Catherine voulait un confesseur.
Ce fut une chose effrayante que cette indifférence de tous devant l'agonie de Catherine de Médicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidèle jusqu'au bout.
Cette femme, qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa main la destinée du royaume, s'éteignait sans que nul songeât à elle...
Jacques Clément, en approchant de l'appartement de la reine, remarqua parfaitement cette solitude, cette indifférence, tandis que le reste du château retentissait du bruit des armes, des conversations et même d'éclats de rire.
Crillon avait introduit le moine dans une pièce obscure où pesait une infinie tristesse. Bien qu'il fît jour au dehors, les rideaux étaient fermés et un flambeau de cire se consumait sur la cheminée.
Au bout de quelques instants, le moine vit un lit... et, dans ce lit, une femme vieille, ridée, livide, qui le regardait de ses grands yeux étrangement lumineux.
Autour du lit, il y avait comme une magnifique irradiation de terreur, et les ténèbres amoncelées dans les angles vibraient de l'épouvante. Mais Jacques Clément était alors inaccessible à la peur... Il songeait seulement ceci:
La mère de Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c'est le fils d'Alice de Lux...
Cependant, un mouvement de la vieille reine l'arracha brusquement à sa rêverie. D'un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait signe d'approcher. Elle murmura:
—Plus près, mon père, plus près...
Il vint à pas lents et s'arrêta tout contre elle, au chevet du lit. Catherine de Médicis le regarda, et, dans son souffle haletant, reprit:
—Vous n'êtes pas le chapelain du château...
—Non, madame, le chapelain est absent; je passais par hasard, et c'est moi qu'on a appelé...
—Mon fils? demanda la mourante. Où est mon fils?...
—Le roi est à Amboise, madame...
Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermés. De ces paupières soudées descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides... Et elle dit:
—Je ne le verrai donc plus?... Je meurs, et mon fils n'est pas là...
Puis elle se mit à parler d'une voix rapide et indistincte. Le moine, penché sur elle, ne put saisir au passage que quelques mots, des noms plutôt...
—Diane de France... Montgomery... ce n'est pas vrai... puis, vous, Coligny... je ne veux pas... écoute, Maurevert...
Jacques Clément écoutait ardemment. Tout à coup, Catherine s'arrêta. Elle ouvrit des yeux étonnés et, s'arrangeant sur ses oreillers, dans un retour d'énergie vitale:
—Qu'ai-je dit? demanda-t-elle rudement.
—Rien, madame, fit le moine. J'attends qu'il plaise à Votre Majesté de me confier les secrets de son âme.
La vieille reine se souleva, avec un long frisson. Elle fixa sur le confesseur un regard ardent:
—Mon père, dit-elle, si je me repens de mes fautes, Dieu me les pardonnera-t-il?...
—Si vous les avouez, oui!
—Écoutez donc, puisqu'il le faut.
Le moine se recueillit, s'immobilisa, à demi penché pour recueillir les suprêmes aveux de la reine.
—Voilà, dit l'agonisante dans un râle, à peine perceptible, j'ai tué ou fait tuer quelques douzaines de pauvres diables, qui s'obstinaient à ne pas écouter mes avis... la hache, la corde, les oubliettes, le poison, j'ai dû employer tous ces moyens. J'avoue que J'eusse pu éviter ces meurtres, mais au détriment du bon gouvernement de l'Etat...
—Passez, madame, dit le moine, ceci est peu de chose...
Catherine tressaillit de joie. Elle reprit avec plus d'hésitation:
—Montgomery tua mon époux Henri deuxième... j'avoue que ce coup de lance malheureux n'était pas tout à fait dû au hasard...
—Le roi votre époux vous a fait subir mille avanies; quelque énorme que soit le crime, il se conçoit et je crois que vous pouvez passer à d'autres événements...
Catherine respira, soulagée.
—Jeanne d'Albret, continua-t-elle, est morte d'une fièvre qui la prit soudain au Louvre; j'avoue que, si je ne lui avais pas envoyé certaine boîte de gants, la fièvre n'eût peut-être pas été mortelle...
—Passez, madame! gronda le moine.
—Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eût peut-être longtemps vécu si je n'avais eu un ardent désir de voir Henri sur le trône...
Un sanglot expira sur les lèvres de la reine en même temps qu'elle prononçait le nom d'Henri...
—Coligny, continua-t-elle d'une voix plus faible, plus lointaine; oh! que de gens l'entourent; ils sont des centaines... mon père... ils sont des milliers... c'est moi qui les fis mourir... mais c'était pour sauver l'Eglise!
—Ensuite? demanda le moine.
—C'est tout! râla Catherine, dont la tête se perdait. C'est tout!...
—Ensuite! gronda le moine en se redressant.
—C'est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine, en essayant de se soulever, mon père, par grâce! par pitié!... L'absolution, ou je meurs maudite!...
—Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite, sous mes yeux! Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres éternelles de l'éternel châtiment!...
—Miséricorde! murmura la reine dans le hoquet de l'agonie. Que dit ce moine!... Damnée! Maudite!
—Damnée et maudite à jamais! Car, de tous les crimes plus nombreux que les grains de sable dont parle l'Evangile, de tous tes forfaits qui font de ton âme une cour des Miracles de la scélératesse, écoute, reine! tu as oublié le plus hideux, le plus atroce!...
—Oh! hurla la reine, démente de terreur et d'angoisse, qui es-tu?... Au nom de quel spectre viens-tu?... Que m'annonces-tu?...
—Ce que je t'annonce! tonna le moine, plus livide que la mourante. Je t'annonce ceci: que ton fils, ton bien-aimé Henri, va mourir!... Mourir de ma main! Mourir maudît comme toi!...
Un cri déchirant, lugubre, insensé, jaillit des lèvres de l'agonisante. Elle tenta un suprême effort pour se jeter sur le moine, et retomba, avec un hoquet funèbre.
—Au nom de qui je viens! continua le moine, parvenu au paroxysme de l'exaltation. Au nom de l'une de tes victimes! La plus belle! la plus innocente! Celle dont tu as broyé le coeur, celle que tu as assassinée par la plus effroyable torture... Alice de Lux!... Qui je suis! acheva Clément en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui, seul, pouvait te refuser l'absolution, te déclarer maudite et damnée au nom du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu'aux portes de l'enfer. Catherine de Médicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma mère! Je suis Jacques Clément, fils d'Alice de Lux!...
Un cri plus effrayant jaillit de la gorge de la vieille reine... Dans le sursaut de l'agonie, elle se leva presque droite, retomba sur le lit, le visage convulsé par le délire des angoisses sans nom; elle balbutia:
—Seigneur... tu es grand... tu es juste!... Seigneur, j'ai mérité cette expiation! Seigneur, je meurs... je meurs maudite...
Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint à jamais immobile. Catherine de Médicis était morte...
Henri III revint à Blois le lendemain. Lorsqu'on lui apprit la mort de sa mère, il répondit:
—Ah! Eh bien, qu'on l'enterre.
Un chroniqueur du temps rapporte qu'il ne prit aucun soin des funérailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetée comme une charogne (sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y enterra la reine mère. Ce ne fut qu'en 1609 que son corps fut retiré de là, transporté à Saint-Denis et placé dans le magnifique tombeau que Catherine s'était fait construire dans la basilique.
Jacques Clément, lorsqu'il eut vu que la vieille reine était morte, sortit de la chambre funèbre. A ce moment, un homme y entra, s'agenouilla près du lit, et se prit à sangloter. C'était Ruggieri... le seul qui eût aimé Catherine de Médicis. Le soir même de ce jour, l'astrologue quitta Blois, et personne n'en eut plus jamais de nouvelles.
Jacques Clément sortit du château sans être inquiété. Sur la place, il retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de lui dire:
—Le roi n'est pas à Blois...
—Je sais: il est encore à Amboise, dit Jacques Clément.
—Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m'apprendre Crillon, c'est que l'armée royale va se mettre en marche sur Paris et tâcher de rencontrer l'armée de Mayenne.
—J'irai donc à Paris, fit simplement le moine.
Pardaillan était rentré tout songeur dans l'auberge du Château. Quelques minutes plus tard, il ressortait, traînant son cheval par la bride. Crillon, installé sous le porche en cas d'alerte bourgeoise, l'aperçut et vint à lui.
—Vous partez?...
—Je pars! dit Pardaillan. Je m'ennuie, la grande route me distraira.
—Restez! Le roi vous donnera un régiment à commander.
—Bah! j'ai déjà bien du mal à me commander moi-même...
—Adieu, donc! Où allez-vous?...
—Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Où vais-je?...
Il ôta son chapeau et l'éleva en l'air au bout de son bras.
—Connaissez-vous la rose des vents? dit-il. Faites-moi l'amitié de me dire de quel côté le vent pousse la plume de mon chapeau.
—Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux écarquillés de surprise.
—Eh bien?...
—Eh bien, donc, voici... Voyons, de ce côté, Paris... par là, Orléans... par là, Tours... et de ce côté-ci... monsieur de Pardaillan, la plume de votre chapeau va vers l'Italie.
—L'Italie? fit Pardaillan avec un rire étrange. Eh bien, pourquoi pas? Va pour l'Italie!
Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tête, serra les mains du brave capitaine, sauta légèrement en selle et s'éloigna en sifflant une fanfare du temps du roi Charles IX.
Pardaillan avait quitté Blois au moment où Henri III s'en approchait, revenant d'Amboise.
Le chevalier partait avec une sorte de joie d'allégement, sans remords. Il venait de régler deux vieux comptes de haine qui, pendant seize ans, avaient pesé sur sa vie: le duc de Guise tué en combat loyal, et Maurevert mort dans la forêt de Marchenoir.
Il se retrouvait. Il renaissait. Il respirait à pleins poumons la joyeuse ivresse de s'en aller libre, indépendant de tout et de tous, au seul gré de sa fantaisie.
Excitant donc parfois son cheval d'un appel de langue, il suivait la route qui, de Blois, allait à Beaugency, Meung et Orléans, par la rive droite de la Loire. Arrivé à Orléans, Pardaillan se dirigea tout droit sur l'hôtel d'Angoulême, et ce fut avec un battement de coeur qu'il approcha de la maison amie, où il allait revoir ce petit duc auquel il s'était si bien attaché, cette Violetta qu'il avait arraché à la mort, et cette poétique Marie Touchet, à laquelle il rattachait le charme de ses souvenirs de jeunesse.
C'était une maison de briques rouges à encadrement de pierre blanche, avec des balcons de fer forgé, aux courbes gracieuses.
Pardaillan mit pied à terre dans la cour; sur un signe que fit un suisse majestueux deux laquais s'élancèrent pour s'emparer de son cheval et le conduire aux écuries. Alors, seulement, le suisse de cet hospitalier logis s'enquit du nom du visiteur.
Le chevalier, sans répondre, regardait autour de lui, lorsque d'une porte surgit un être immense, porteur d'une superbe livrée toute galonnée, bouffi de graisse, avec des bras gros comme des cuisses, et des cuisses grosses comme des fûts de colonne. Cet être, en apercevant Pardaillan, ôta son chapeau, s'approcha en donnant tous les signes d'une respectueuse jubilation, et, d'une voix de basse-taille, s'écria:
—Dieu me pardonne!... Mais c'est M. le chevalier lui-même!...
Pardaillan considéra le phénomène sans le reconnaître.
—Est-il possible que M. le chevalier ne me reconnaisse pas! continua le phénomène. Surtout, nous avons fait la guerre ensemble. En avons-nous donné de ces coups d'estoc et de taille! A la chapelle Saint-Roch, à l'abbaye de Montmartre, à l'auberge de la Devinière, en avons-nous taillé en pièces et mis en déroute!
—J'y suis! fit Pardaillan. Je vous reconnais à la voix, monsieur de Croasse. C'est que vous étiez maigre, il y a quelques mois, tandis que maintenant...
—Oui, fit Croasse avec désinvolture, la maison est bonne. Dieu merci. Plus de sabres à avaler, ni de cailloux, ni d'étoupes enflammées, mais de bons gigots de cerf, de bonnes tranches de sanglier, de bons...
Pardaillan écoutait avec une inaltérable complaisance. Et il eût écouté longtemps sans doute si un deuxième géant, mais un géant maigre, cette fois, ne fût brusquement apparu: c'était Picouic.
—Monsieur le chevalier, dit-il en s'inclinant, daignez pardonner le bavardage de cet imbécile que la vie de cocagne a rendu positivement idiot, et qui laisse dans la cour le meilleur ami de Monseigneur.
Picouic, se précipitant, montra le chemin à Pardaillan, et laissa Croasse en butte aux sarcasmes du suisse. Pardaillan, donc, suivant son conducteur, traversa un vaste salon d'honneur, sur le grand panneau duquel se détachait un portrait en pied du roi Charles IX, monta un bel escalier de chêne ciré, et entra dans une petite pièce où il y avait comme un parfum d'intimité charmante.
Un jeune homme qui écrivait à une petite table, le dos tourné à la porte, se leva précipitamment, se tourna, tout pâle, vers le chevalier, demeura un instant immobile, puis courut se jeter dans les bras de Pardaillan, qui, doucement ému par cette joie visible, par ce bonheur et cette amitié, rendit étreinte pour étreinte...
—Vous, enfin! s'écria alors Charles d'Angoulême. Cher ami... mon bon, mon grand frère, vous venez donc enfin contempler le bonheur qui est votre oeuvre!...
—C'est-à-dire, fit le chevalier en souriant, je passais par Orléans, venant d'un désert et allant à un autre désert... j'ai voulu m'arrêter dans une oasis...
Déjà, le jeune duc s'était élancé en appelant, et, quelques instants plus tard, Violetta entrait, toute rosé d'émotion, s'approchait de Pardaillan, et lui tendait son front en murmurant:
—Il ne manque donc plus rien au bonheur de mon noble époux et au mien, puisque vous voici!...
Pardaillan, plus ému et plus étonné au fond qu'il n'eût voulu l'être de cette explosion de gratitude et de fraternelle amitié, embrassa sur les deux joues la gracieuse jeune femme. Au même instant, apparut Marie Touchet, la mère de Charles, et, comme Pardaillan s'inclinait profondément, elle fit trois pas rapides, le saisit dans ses bras, et, les larmes aux yeux, l'étreignit sur son coeur en disant:
—Je suis heureuse, mon cher fils, heureuse de pouvoir vous dire tout haut ce que je dis tout bas à Dieu dans mes prières de chaque soir: «Que le Seigneur protège le dernier représentant de la vieille chevalerie!...»
Et, se tournant vers un autre portrait de Charles IX, plus petit que celui du salon:
—Hélas! ajouta-t-elle avec un soupir, il n'est pas là pour remercier le sauveur de son enfant. Mais je vous aimerai pour deux, chevalier!
—Madame, dit le chevalier, en cherchant à dissimuler la joie puissante que lui procurait cette adorable minute. Madame, je me trouve royalement récompensé, puisque je vois un rayon de bonheur dans vos yeux, et un sourire sur vos lèvres...
Après les premiers moments d'effusion, ces quatre personnages s'assirent, et Pardaillan, accablé de questions, dut raconter ce qui lui était arrivé depuis la scène de l'abbaye de Montmartre. Il le fit avec cette simplicité qui donnait un si grand prix à ses récits, raconta la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de Médicis, mais ne dit pas un mot de Fausta.
Il y eut le soir dîner de gala auquel furent invités les notables seigneurs d'Orléans. A table, Pardaillan, malgré sa résistance, fût placé dans le fauteuil du maître.
Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soirée. Mais, le lendemain, lorsque Charles d'Angoulême pénétra dans la chambre du chevalier pour lui annoncer qu'il avait préparé à son intention une partie de chasse, Pardaillan répondit qu'il allait partir.
—Partir! fit le jeune duc en pâlissant, mais pour quelques heures sans doute?... Car vous nous restez? Vous vous établissez ici... Nous ne nous séparons plus...
—Un jour, peut-être, viendrai-je vous demander une plus longue hospitalité, répondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous dise adieu...
Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta, ne purent retenir le chevalier. Pardaillan, violemment ému, serra leurs mains, en disant:
—Eh bien, oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que, si jamais je me trouve malheureux, c'est ici que je viendrai reposer ma tête, et chercher la consolation de mes vieux jours...
Il les serra dans ses bras, et partit.
«Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d'avoir vu de près ce que c'est que le bonheur.»
A midi, il s'arrêta dans une auberge pour dîner et faire reposer son cheval. Ayant alors fouillé sa ceinture de cuir, il constata qu'il ne lui restait plus que sept écus de six livres pour faire le voyage qu'il entreprenait.
«Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu'avec cela j'aille jusqu'à Florence... et que j'en revienne!...»
Et, comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une boîte assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux, et constata qu'ils étaient de deux cents écus d'or chacun. Il regarda la miniature: c'était un portrait de Marie Touchet, du temps où elle habitait dans la rue des Barrés. Ce portrait se trouvait placé dans un cadre de vieil or où s'enchâssaient douze diamants: c'était un présent de Charles IX. Alors, Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu'il lut:
—Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon coeur a pensé que j'avais le droit de veiller à vos frais de route, comme j'ai, en d'autres circonstances, veillé aux frais de route de mon autre fils, votre frère Charles. Quant au portrait, il m'a été donné en cette année 1572, que vous avez peut-être oubliée, mais dont je garde l'impérissable mémoire. C'est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent à celui que j'ai aimé. Je vous le donne, car il vous était destiné comme étant, selon mon coeur, l'aîné de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir... Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardés...»
Pardaillan demeura une heure, cette lettre à la main, dans le coin d'écurie où cela se passait, absorbé dans une profonde rêverie. Le garçon d'auberge qui vint le chercher pour lui dire que son dîner était à point le vit immobile, la tête penchée sur la poitrine, et des larmes aux yeux.
Pardaillan arriva à Florence à la fin d'avril, ce qui prouve qu'il prit le chemin des écoliers—le plus long, mais aussi le plus amusant. Voyager, c'était pour lui une joie: se rendre d'un point à un autre n'était que le côté subalterne du voyage...
Le lendemain de son arrivée, il se rendit au palais que lui avait indiqué Fausta. Il trouva à la porte d'entrée une sorte de suisse qui lui demanda s'il était bien l'illustre seigneur de Pardaillan. Le chevalier répondit qu'il avait en effet l'honneur d'être le sire de Pardaillan, bien qu'il ignorât qu'il fût illustre. Ce à quoi le brave gardien du palais ne répliqua rien; mais, allant. à un meuble qu'il ouvrit, il sortit d'un tiroir une missive cachetée, que le chevalier ouvrit séance tenante. Elle ne contenait que ces quatre mots:
«Rome. Palais Riant.—Fausta.»
Fausta l'attendait donc à Rome!
«Que diable suis-je donc venu faire en Italie? grommelait-il le lendemain en chevauchant le long d'une jolie route embaumée par les premières fleurs et inondée par les rayons du soleil de mai. Eh!... qui m'empêche de tourner bride et de reprendre le chemin d'Orléans où je serais si bien l'hiver, les pieds au feu, l'automne à chasser le cerf, et l'été à écrire mes mémoires à l'ombre des grands tilleuls?»
Pardaillan se mit à rire à l'idée d'écrire ses mémoires. Il devait pourtant les écrire, pour le plus grand plaisir des lecteurs qui auraient la pensée de les feuilleter, et pour la plus grande joie de l'auteur de ce récit, qui devait y trouver de précieuses pages.
Pardaillan fit son entrée dans Rome par une magnifique soirée du 14 mai de l'an 1589. Il prit gîte à l'auberge du Franc-Parisien, mots qui, écrits en français sur l'enseigne, lui parurent de bon augure. L'hôte, en effet, était Français et demi, c'est-à-dire Parisien de la rue Montmartre; il était établi depuis quinze ans à Rome, où il faisait tout doucement fortune en faisant manger aux Romains de la cuisine parisienne, et aux Français qui tombaient chez lui de la cuisine romaine, ce qui, prétendait-il, devait infailliblement amener, tôt ou tard, une alliance entre les peuples de Paris à Rome.
Le chevalier dormit tout d'une traite jusqu'à huit heures du matin, s'habilla soigneusement, et, après dîner, s'enquit de la situation du Palais Riant, où Fausta lui avait donné rendez-vous. L'hôte lui indiqua le chemin à suivre et ajouta:
«Un monument qui a dû être bien beau dans le temps, mais qui tombe en ruine; depuis Lucrèce Borgia, il est inhabité.»
Mais, déjà, Pardaillan était en route, et, suivant une rue parallèle au cours du Tibre, il ne tarda pas à se trouver devant le Palais Riant, magnifique édifice, rutilant et sombre comme un caprice de Lucrèce Borgia, orné de statues et de bas-reliefs qui en faisaient la splendeur, et couvert de poussière, les fenêtres fermées, le grand atrium extérieur ravagé, la porte murée.
«Il me semble, murmura Pardaillan, que c'est ici la répétition du Palais de la Cité... Pourvu qu'il n'y ait pas de salle des supplices, ni de nasse de fer!...»
Comme il était là, assez embarrassé, puisque là porte était murée, un homme passa près de lui, le toucha légèrement du coude et murmura:
—Suivez-moi...
«Il paraît que j'étais attendu», murmura Pardaillan qui se mit à suivre sans faire d'observation, mais qui, en même temps, s'assura rapidement que sa dague était à sa place, à sa ceinture.
L'homme enfila une sorte d'étroit passage qui limitait le Palais. Riant sur son côté droit et aboutissait au Tibre. Vers le milieu du passage, il disparut par une porte basse, et Pardaillan entra derrière lui. L'un marchant devant et l'autre suivant, toujours silencieux, ils longèrent un long couloir et débouchèrent enfin dans un immense vestibule qui, évidemment, occupait tout le rez-de-chaussée de la façade. Ce n'était qu'un désert de marbre, peuplé par des statues impassibles qui, toutes, avaient subi quelque convulsion populaire, car, à l'une il-manquait un bras, à l'autre la tête. Des lampadaires tordus, des corniches ruinées, des colonnes jetées bas, les murs noircis par des traces de flammes semblaient indiquer que quelque drame avait dû dérouler là ses sombres péripéties.
Pardaillan, à la suite de son conducteur, pénétra dans une partie du palais où se retrouvaient toute la magnificence et tout le faste grandiose dont la princesse Fausta aimait à s'entourer. Il s'arrêta et s'aperçut soudain que son conducteur avait disparu. Il attendit donc, les yeux fixés sur un tableau de Raphaël Urbain qui représentait une jeune femme d'une éclatante beauté, à l'oeil noir, au sourire impérieux, aux formes à la fois délicates et empreintes de majesté: c'était un portrait de Lucrèce Borgia... l'aïeule de Fausta. Comme il rêvait devant l'image de cette fille de pape, il entendit derrière lui un léger bruit se retourna, et, dans l'encadrement de velours d'une portière, il vit une jeune femme qui le contemplait; et c'était la même beauté fatale, les mêmes yeux de mystère que la femme du tableau,..
—Vous regardez mon aïeule? dit Fausta en s'avançant alors, sans autre bienvenue qu'une légère inclination de la tête. Par d'autres voies que les miennes, par des moyens plus sûrs, elle a pu, pendant quelques années, réaliser mon rêve. Quelle vie enivrante c'eût été là, si j'avais pu, moi aussi, monter au faîte de la puissance, et si, sous la protection d'une épée invincible, d'un homme fort et brave entre les hommes, j'habitais ce palais en souveraine redoutée, non en proscrite qui se cache!...
Fausta avait pris place dans un fauteuil et, d'un signe, avait invité Pardaillan à s'asseoir également.
—Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles expériences que vous venez de faire au-delà des Alpes avaient dû pour toujours arracher de votre pensée ce levain d'ambition qui vous ronge et vous tuera. A quoi bon se tant démener pour dominer, c'est-à-dire pour faire le malheur des autres? Je m'arrête, madame: j'aurais l'air de prêcher. De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu'une chose: c'est que vous êtes ici, vous cachant, et proscrite... Je croyais que vous aviez fait votre paix avec Sixte?
Fausta secoua la tête avec une amertume désespérée.
—Entre Sixte et moi, dit-elle, c'est un duel à mort. J'ai cru un moment que tout était fini. Mais, en mettant le pied sur la terre d'Italie, j'ai compris que< j'étais toujours la petite-fille de Lucrèce, et que je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l'ai été! Vaincue surtout parce que vous vous êtes trouvé sur mon chemin... Mais si vous n'étiez plus contre moi! Si vous étiez avec moi! Oh! je recommencerais la lutte... et, cette fois, je serais victorieuse...
Fausta s'arrêta un instant, comme pour attendre un mot, un signe d'approbation. Mais Pardaillan demeura glacial.
—Quant à Sixte, reprit Fausta, même si j'avais pour toujours renoncé à la lutte, il n'aurait pas, lui, renoncé à sa vengeance. Vous êtes-vous demandé pourquoi je ne vous ai pas attendu à Florence?
—Je ne me suis rien demandé, madame, vous m'attendiez à Rome, je suis venu à Rome... j'eusse été au bout du monde.
Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eût justement démontré la froideur du chevalier. Mais, tressaillant de joie, elle continua d'une voix ardente:
—Si ce que vous dites est vrai, je puis espérer encore. Nous pouvons, ensemble, accomplir de grandes choses. Mais, sachez d'abord que, si j'ai quitté Florence où je vous attendais, c'est que j'y étais traquée par les sbires de Sixte. A Florence, mon palais a été cerné, j'étais sur le point d'être prise... j'ai fui.
—Et c'est à Rome que vous avez cherché un refuge!...
—Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchée partout, excepté dans l'ombre du château de Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour deviner ma retraite, il oubliera de regarder à ses pieds.
—Bien joué, fit Pardaillan, qui ne put s'empêcher de rire.
Et, pourtant, il éprouvait un inexprimable malaise. Cette femme si belle en vérité, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue, méditait quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont de Blois, il avait senti, ne fût-ce qu'un instant, battre son coeur... Fausta ne lui inspirait maintenant qu'une sorte de répulsion.
—Chevalier, reprit Fausta avec douceur, lorsque j'ai su que vous aviez tué le duc de Guise, lorsque j'ai compris que vous étiez une de ces forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j'ai cru que ma destinée était finie. Sur le pont de Blois, j'ai voulu mourir, et vous m'avez arrachée à la mort. Dans cette heure-là, chevalier, il s'est passé entre nous un événement grave... et, sur cet événement, j'ai rebâti mon avenir. Ne protestez pas, taisez-vous... Quand j'aurai parlé, vous direz oui ou non...
Fausta se recueillit une minute, puis, fixant son regard de flamme sur le chevalier:
—Voici, dit-elle. J'ai un peu partout, en Italie, des amis puissants. Épars, disséminés, découragés par le triomphe de Sixte, ils deviendront une formidable armée prête à tout entreprendre si je remporte ici une seule victoire. A Rome, deux mille hommes d'armes sont prêts à former le premier noyau de cette armée, et j'ai des intelligences dans le château Saint-Ange même. Que Sixte vienne à mourir... ou simplement que je m'empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maîtresse absolue de la situation. Chevalier, j'ai compté sur vous pour prendre Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre, et me l'amener ici. Ni l'argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener à bien cette tentative. Vous paraît-elle possible?
—Tout est possible, madame.
—Bien, dit Fausta, dont l'oeil s'illumina d'un éclair. Une fois Sixte pris, avec mes deux mille reîtres, vous tenez Rome, et, moi, je prends possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors, et m'amènent chacun leur contingent: au bout d'un mois, nous avons dans la campagne romaine une armée que j'évalue à trente mille fantassins, quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armée, chevalier, je puis rentrer en France et y prendre une décisive revanche... mais, à cette armée, il faut un chef. Ce chef, je l'ai trouvé: c'est vous... Que dites-vous de cela?
—Je dis, madame, que tout est possible, répéta Pardaillan, mais, cette fois, avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au coeur par un doute effroyable.
Elle demeura quelques instants plongée dans une sombre rêverie. Puis, lentement, elle reprit:
—Tout cet échafaudage est bâti sur un sentiment...
«Nous y voici, attention!» songea Pardaillan.
Fausta se leva. Elle tremblait légèrement. Elle était pâle. Enfin, prenant une soudaine décision:
—Chevalier, dit-elle, tout dépend de la réponse que vous devez me faire. Cette réponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le vôtre sont assurés. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France, et nous serons à jamais séparés... oh! taisez-vous, maintenant... trois jours... encore trois jours de rêve...
Elle allait se laisser entraîner. Elle se domina et, plus froidement, ajouta:
—J'ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernières dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour réfléchir avant de vous engager... dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier... adieu!
A ces mots, elle disparut derrière une tenture, et Pardaillan vit entrer Myrthis, qui lui fit signe de la suivre. Il obéit, étourdi de ce qu'il venait d'entendre. Quelques minutes plus tard, il était dans la rue et regagnait l'auberge du Franc-Parisien.
«Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et enfermé dans sa chambre. La tigresse est restée tigresse. J'aurais dû m'en douter... Trois jours! Je ferais bien de les mettre à profit pour prendre du champ... Bah! j'aurais l'air de fuir!...»
Cependant, Fausta s'était jetée sur un lit de repos, et, la tête enfouie dans les coussins, livide de l'effort qu'elle venait de faire pour se contenir, grondait:
—Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!... Oh! oui, qu'il réfléchisse, car c'est sa vie qui est en jeu! Qu'il réfléchisse et prenne garde! Car, maintenant, c'est moi qui le tiens!...»
Que se passa-t-il au Palais Riant pendant ces trois journées? Quels préparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?... Dans le courant du troisième jour, d'étranges allées et venues se produisirent au rez-de-chaussée. Le soir venu, les vingt serviteurs qui étaient enfermés dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d'un lieu pestiféré, et s'éloignèrent en hâte. Dans le Palais Riant, il n'y eut que Fausta et sa suivante Myrthis.
La nuit venue, Pardaillan, selon sa promesse, se présenta à la petite porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois, on lui fit monter un escalier dérobé, et on le conduisit au premier étage.
—Madame, dit Pardaillan lorsqu'il fut en présence de Fausta, je vous dois une explication aussi franche que celles que nous avons eues déjà à diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je reprendrai la route de France. Maintenant, j'ajoute: pendant ces trois jours, je me suis interrogé en toute conscience à l'égard des offres que vous avez bien voulu me faire, et à toutes mes questions je me suis répondu: non. Je suis venu à vous parce qu'il m'avait semblé sur le pont de Blois, d'abord, et ensuite chez ces pêcheurs de la Loire à qui vous fîtes un si magnifique présent, il m'avait semblé, dis-je, qu'un bouleversement s'était fait en vous, et qu'un rayon de lumière avait enfin pénétré les ténèbres de cette âme que je ne comprends pas. J'ai mal vu. J'ai mal pensé. J'ai conclu à tort que j'avais sans doute une influence sur votre esprit, et que, vous ramenant fraternellement à la bonté, je pouvais éviter bien des malheurs à vous-même et à d'autres. Non, je n'irai pas au château de Saint-Ange pour m'emparer de Sixte. Non, je ne commanderai pas vos deux mille reîtres pour tenir Rome sous votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l'armée que vous comptez rassembler. Et, les raisons, les voici: j'ai horreur, madame, de ces gens qui se mettent à la tête de cinquante ou soixante mille hommes pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrées comme des météores après le passage desquels il n'y a plus que dévastation.
—Ce sont là de pauvres raisons qu'un esprit politique tel que le vôtre doit tenir en piètre estime. Ce sont pourtant mes raisons. J'en ai d'autres. Et, si je passe du général au simple, si j'envisage le fait d'armes que vous me proposez, j'ai horreur de préparer un guet-apens contre un vieillard qui ne gêne en rien ma vie et ma liberté. Sa querelle avec vous ne me regarde pas. Lorsque j'ai eu à me venger de Guise, je l'ai guetté, je l'ai attendu, et je lui ai dit: «Défends-toi...» Et Guise, madame, comme Maurevert, savait tenir une épée. Mais Sixte! Pourquoi, de quel droit, pour quelle injure, pour quel attentat contre moi lui voudrais-je du mal? Il me reste deux choses à ajouter: c'est que je partirai heureux si je sais que nous nous séparons amis; et ensuite, c'est que, si ma franchise me vaut vôtre haine. Je ne serai jamais, moi, votre ennemi, résolu que je suis à oublier, et la nasse de fer, et les hommes de Guise lancés à mes trousses, et tout le reste, pour me souvenir seulement du pont de Blois.
Pardaillan s'arrêta et respira, soulagé; la sueur perlait à son front.
Fausta avait écouté Pardaillan les yeux fermés. Pas un frémissement n'avait agité le marbre de ce front pur, demeuré aussi serein que si elle eût entendu quelque flatterie de courtisan et de poète. Seulement, lorsque Pardaillan eut fini de parler, elle ouvrit les yeux, et, d'un geste nonchalant, frappa sur un timbre. Myrthis apparut aussitôt.
—Fais ce que je t'ai ordonné, dit Fausta.
Pardaillan remarqua que Myrthis pâlissait, et que ses lèvres s'agitaient comme pour une réponse: un regard, foudroyant de Fausta arrêta cette réponse, prête à sortir. Myrthis jeta un coup d'oeil étrange sur le chevalier, puis elle s'éloigna.
Pardaillan assura son épée, sa dague, et se tint prêt à tout événement. Une pensée rapide comme l'éclair venait d'illuminer son cerveau, et il se disait que Fausta venait de donner l'ordre de le tuer; sans aucun doute, il allait voir entrer une douzaine de spadassins chargés de le dépêcher...
Fausta, l'oreille aux aguets, parut écouter un bruit lointain.
—Madame, dit Pardaillan d'une voix assurée, mais basse et menaçante, quel est cet ordre que doit exécuter votre servante?
Fausta, en ce moment, cessait d'écouter. Elle tourna vers le chevalier un visage qu'il ne reconnut pas...
Tout ce que la passion déchaînée dans le coeur d'une femme peut avoir de splendide et d'affolant, de radieux et de terrible, éclatait, flamboyait sur ce visage; le sourire des lèvres pourpres, desséchées par la fièvre, tremblait comme un frisson d'amour surhumain; la lave du regard brûlait; la vierge pure, la vierge dédaigneuse et hautaine, par une transformation effrayante de soudaineté, devenait la plus impure et la plus rutilante des ribaudes... D'un seul geste, elle fit tomber sa robe de lin toute blanche, et sa miraculeuse nudité apparut aux yeux de Pardaillan ébloui, fasciné, éperdu, comme la sublime création de quelque Michel-Ange en délire...
Elle parla alors... Elle parla d'une voix de douceur étrange, rauque d'amour, haletante, brûlante...
—Je t'aime, dit-elle, je t'aime, et tu me repousses... Je t'aime, et tu m'as repoussée... Je t'aime, moi, la Vierge qui portait dans son âme orgueilleuse le souverain mépris de l'homme... je t'aime et je me donne à toi... prends-moi, je t'appartiens... je suis à toi tout entière, et j'ai juré que, pour une heure, tu serais à moi tout entier.
Elle jeta ses bras autour de son cou, l'enlaça étroitement...
«Fausta!...» bégaya Pardaillan insensé de cette passion qui le pénétrait comme le plus subtil des Poisons.
Elle approcha ses lèvres de ses lèvres... Un instant, dans un sinistre éclair de sa raison, le chevalier entrevit qu'il courait un effroyable danger... Mais, plus étroitement, avec une sorte de rudesse farouche, elle l'enlaça, et son étreinte se fit plus furieuse. Alors le chevalier haleta... Sa tête se perdit. Il oublia tout au monde. L'amour, pour une minute, l'amour pareil à une fleur monstrueuse qu'un soleil inconnu ferait éclore en un instant, l'amour, plein d'angoisse ef de vertige, s'empara de sa pensée, de son coeur, de son âme et de son corps...
«Vaincue! murmurait la vierge, vaincue par toi, j'obtiens dans ma défaite la plus éclatante victoire... écoute... Sais-tu ce que j'ai fait pour te posséder?...»
—Oh! balbutia le chevalier, qu'importe! Ce rêve qui s'ouvre à mes yeux éblouis efface tous les rêves...
—Il faut que tu saches... j'ai voulu, ta mort... oui, ta mort dans le premier baiser de passion que la vierge immaculée offre à un homme... Hier... oh! écoute... hier, des fascines ont été entassées dans la salle de ce palais... Myrthis a mis le feu, tu comprends?... Et, maintenant, ce palais brûle!... Myrthis est sortie en fermant toutes les portes... conçois-tu?... et, maintenant, nous sommes seuls... seuls au-dessus d'un immense brasier d'incendie... seuls dans un somptueux brasier d'amour!... Pardaillan! Pardaillan!... Tu m'aimes?...
—Je t'aime! bégaya Pardaillan. La mort!... Un brasier!... Soit!... Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est passer d'un rêve à des rêves inconnus...
Leurs lèvres s'unirent. Le temps s'écoula... une heure, peut-être... Pardaillan n'en eut pas conscience.
Lorsqu'il sortit de ce délire, lorsqu'il revint à lui, Pardaillan jeta des yeux hagards dans la chambre et il vit qu'une acre fumée l'emplissait en pénétrant par les fissures des portes. Il chercha Fausta près de lui et, avec un rire étrange, murmura:
—Mourir dans tes bras, mourir dans l'amour et les flammes!... Ce sera une belle fin de ma vie tourmentée!...
Et, près de lui, il ne trouva pas Fausta!... A son rire étouffé répondit un éclat de rire strident. Alors la raison rentra à flots pressés dans son esprit et, avec la raison, la terreur.
Pardaillan se souleva d'un bond. Il entendit les sifflements de l'incendie, les craquements des poutres, le grondement des rumeurs lointaines; et, dans le palais même, sous ces bruits énormes, le silence de toute créature vivante...
La hideuse vérité se présenta à lui tout entière... Il était enfermé avec Fausta dans le Palais Riant! Et le palais brûlait!... Il était seul avec elle! Et ils allaient mourir!...
Et, dans cette minute d'horreur, alors que déjà il suffoquait, ce fut une pensée de pitié, une pensée de pardon et et de dévouement qui se fit jour en lui et éclata dans ce cri:
—Fausta!... Fausta!...
La sauver!... Sauver la vierge qui avait voulu sa mort, qui le tuait, mais qui s'était donnée à lui!...
Ce même éclat de rire infernal lui répondit... et tout à coup il la vit... Il la vit dans la fumée, au fond d'une vapeur rousse et noire, pareille à un être de mystère, qui rentre dans le mystère; il la vit comme dans un éloignement, avec des lignes imprécises, un visage à peine deviné où flamboyaient les deux diamants noirs, les deux diamants funèbres de ses yeux, fantôme qui s'éteint, créature indéchiffrable, enveloppée d'énigme... Pardaillan s'avança, titubant, à demi aveuglé, et râla:
—Viens!... Fuyons!... Oh! je te sauverai!... Tu vivras!...
Et, du nuage de fumée, en même temps que l'éclair de ses yeux, sortit la voix de Fausta, la voix calme, glaciale, impérieuse, douce et rude, la voix souveraine:
—Je vivrai!... Oui, Pardaillan!... Mais, toi, tu meurs!... Vaincue tout à l'heure encore une dernière fois, je prends ma revanche, et c'est mon baiser d'amour qui t'assassine, puisque tu es invulnérable à l'acier!... Adieu, Pardaillan!...
A mesure qu'elle parlait, Fausta semblait s'éloigner, se confondre avec la fumée, se fondre dans le nuage, et sa voix elle-même s'affaiblissait... Au dernier mot, elle disparut tout à fait.
Pardaillan comprit qu'il allait mourir seul!... Mourir! oui! Car la fumée le suffoquait, les flammes rampaient sous la porte par laquelle il était rentré, et toute issue lui était fermée puisqu'une porte de fer le séparait dû chemin qu'avait pris Fausta. Pardaillan marcha résolument vers les flammes. Au moment où il allait atteindre la porte par où il avait pénétré dans cette chambre, cette porte s'écroula... Il recula...
Devant lui c'était le brasier immense, la fournaise rouge d'un escalier qui brûlait...
A cet instant, c'est-à-dire moins de dix secondes après la disparition de Fausta, à cet instant où Pardaillan comprenait qu'il allait sombrer, à cet instant un bruit effroyable domina tous les tumultes, dans ce choc énorme de bruits qu'était l'incendie... L'escalier s'écroulait!...
Et, à ce moment où Pardaillan vacillait, où il sentait sa tête tourner et où le vertige de la mort s'emparait de lui, tout à coup il respira plus facilement, comme si un grand coup de vent eût dissipé la fumée... et il vit... oui, de l'autre côté de cet abîme de l'escalier écroulé, sur un pan de mur noirci, il vit une fenêtre dont les vitraux venaient de sauter, dont les châssis venaient de tomber en même temps que l'escalier... Pardaillan se pencha davantage: il calcula l'espace qui le séparait de cette fenêtre...
Ce fut un instant d'horreur indescriptible.
Pardaillan se défit de son épée, de son pourpoint et recula jusqu'à la porte de fer... Et il s'élança!... Il s'élança au moment où le jet des flammes montait en se tordant en spirales pourpres...
L'instant d'après, il se trouva accroché au rebord intérieur de la fenêtre...
Il avait franchi l'abîme! Il avait sauté! Comment? par quelle prodigieuse détente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel élan de folie admirablement calculée?...
Il était sur la fenêtre...
Au dehors, à ses pieds, très loin, une foule énorme grouillait, et ce fut, à ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime, exorbitant, mystérieux et flamboyant de Rome, des clochers, des coupoles, des colonnes, des temples aux arêtes de pourpre dans la nuit noire... En dedans, c'était la cage de l'escalier, la fournaise, le palais qui flambait, les torrents de fumée noire et rouge, les crépitements les tumultes de l'effroyable bataille du feu, les grondements de tonnerre des pans de murs qui s'abattaient... la fin, la destruction de ce qui avait été le Palais Riant!...
Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui régnait le long des fenêtres à l'extérieur. Il respirait à pleins poumons.
Adossé au mur brûlant, la face tournée vers le vide, il avançait de côté... il allait... il s'écartait du foyer central... de plus en plus, le sang-froid lui revenait... il ne regardait pas le vide, il ne regardait rien. Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche, et, ayant jeté les yeux un instant à ses pieds, il vit qu'il dominait le Tibre...
—Je suis sauvé, murmura-t-il.
Il était sauvé, en effet!... Cette partie du Palais Riant n'était pas encore atteinte par les flammes; à la première fenêtre qu'il rencontra, Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu'il descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallée dont la porte du fond donnait sur le Tibre...
Il se jeta à la nage... Dix minutes plus tard, il abordait à une sorte de petit quai, et, un quart d'heure après, il rentrait à l'hostellerie du Franc-Parisien: tout le monde avait été voir l'incendie. Pardaillan put se glisser jusqu'à sa chambre, sans être vu...
Il se mit au lit et, presque aussitôt, s'endormit d'un sommeil de plomb.
Pardaillan fut réveillé par l'hôte en personne. Le chevalier l'envoya lui procurer un pourpoint, une rapière, un chapeau et lui demanda sa note. Le Parisien s'acquitta des commissions et revint avec une cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en expliquant qu'il avait, dans la nuit, perdu ces objets de nécessité en se défendant contre une troupe de malandrins.
—Monsieur n'a pas vu le feu? demanda l'hôte, qui assistait au grand lever du chevalier.
—Non, dit Pardaillan, mais voici les dix écus et trois livres que porte votre note. Et, maintenant, voici un noble d'or pour que vous me racontiez l'incendie, car vous contez à merveille.
L'hôte se lança dans un pittoresque récit que Pardaillan écouta très attentivement.
—Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous que ce palais qu'on croyait désert depuis Lucrèce Borgia, était habité... et, qui plus est, habité par une femme... une femme, monsieur, sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui était une façon de rebelle, en révolte ouverte contre l'autorité de notre Saint-Père...
—Vous dites «qui était»...
—C'est que cette femme a péri dans les flammes monsieur, à ce que tout le monde assure.
Pardaillan se détourna vivement, tandis que l'hôte continuait son élégante narration.
Le chevalier avait senti qu'il devenait tout pâle. Ainsi, Fausta était morte!... Morte de cette mort effrayante dans le brasier allumé par elle pour lui!...
Il secoua la tête en murmurant:
«Morte Fausta, mort le passé... tâchons de regarder dans l'avenir!»
Lorsqu'il fut à cheval, l'hôte lui offrit lui-même le coup de l'étrier, un verre d'un certain vin de Bourgogne qu'il gardait pour les grandes circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le chemin du retour.
Non, Fausta n'était pas morte. Au moment où Pardaillan s'éloignait de Rome, elle était enfermée et gardée à vue dans une chambre du château Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, après avoir mis le feu aux fascines accumulées au rez-de-chaussée, était sortie en fermant les portes, selon les instructions qu'elle avait reçues, et avait attendu sa maîtresse, devant une porte basse à l'aile gauche que le feu ne pouvait que difficilement gagner. L'incendie se déclara, et Myrthis se désespérait lorsque la porte basse s'ouvrit. Fausta parut...
A ce moment, des gens, qui avaient rôdé autour de la suivante, s'approchèrent vivement, enveloppèrent les deux femmes, et l'un d'eux, passant sa main sur l'épaule de Fausta, lui dit à voix basse:
—Vous êtes la princesse Fausta! Depuis huit jours nous surveillons le palais. Au nom de Sa Sainteté, madame, je vous arrête. Veuillez nous suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous entendre avec le Saint-Père.
Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menaçant où l'incendie mettait l'effroyable splendeur de son immense lueur de brasier... en même temps, elle fut entraînée.
Plus il s'éloignait de Rome, plus Pardaillan reprenait cet esprit d'insouciance raisonnée qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu'il rentra en France, la scène du Palais Riant ne vivait plus en lui que comme un rêve lointain. D'ailleurs, les étranges nouvelles qu'il recueillait en route, à mesure qu'il avançait, suffisaient à elles seules à donner un nouveau cours à ses pensées.
Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait été proclamé roi de France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu'Henri III était aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur avec une forte armée, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Evreux, Lisieux, Saint-Lô, Alençon et d'autres villes étaient en état de révolte armée contre le roi légitime: bref, le royaume était à feu et à sang, et la grande bataille, la bataille définitive, commençait pour savoir à qui serait ce royaume.
Vers le 20 juin, il était à Blois. Là, il apprit que le roi, avec une armée bien réduite, campait entre Tours et Amboise. Le lendemain, il se mit donc à descendre la Loire et, au-delà d'Amboise, rencontra un fort détachement de royalistes battant l'estrade. A la tête de ce détachement, il reconnut Crillon à son cimier et piqua vers lui. Le brave capitaine poussa un cri de joie en revoyant le chevalier; il confia sa troupe à l'un de ses officiers et proposa à Pardaillan de le suivre au camp royal, ce qu'accepta le chevalier.
Il me paraît, capitaine, dit Pardaillan, que vous n'êtes pas parfaitement heureux?
—Si fait, mort diable, je suis heureux au contraire. Nous commençons la campagne, il va y avoir des coups à donner et à recevoir!
—Alors, vous soupirez de joie?
—Non, par la mortboeuf!
—Alors, vous êtes amoureux? »
Crillon souleva la visière de son casque et montra au chevalier un visage tout couturé d'entailles.
—Avec cette figure-là? fit-il en éclatant de rire. Non, chevalier, je soupire parce que je vois les affaires de mon pauvre Valois en fort vilaine posture. Ah! si vous vouliez, chevalier...
—Si je voulais quoi, capitaine?
—Eh bien, dit Crillon, les hommes de haute bravoure manquent autour du pauvre Valois que tout abandonne. Chevalier, si vous vouliez entrer au service du roi...
—Merci, dit Pardaillan, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais je veux rester libre.
—C'est votre dernier mot?...
Pardaillan s'inclina. Crillon demeura tout soucieux.
—Mais, reprit alors le chevalier, puisque tout le royaume est soulevé contre Valois, puisque, avec ses faibles ressources, il ne peut tenir tête à Mayenne, je sais bien ce que je ferais à sa place. Je chercherais des alliances. Henri de Béarn a une solide armée...
—Eh! pardieu! Valois ne le sait que trop, et ce n'est pas l'envie qui lui manque de crier au secours. Mais il a peur. Un refus du Béarnais serait une telle honte!... Chevalier, savez-vous que j'ai pensé à aller trouver moi-même le Béarnais? Mais s'il me refuse... le refus atteindra le roi, car je suis au roi!
—J'irais, moi, si cela peut vous plaire. Vous m'avez rendu service en me faisant accorder l'hospitalité par Ruggieri: mon tour est venu.
—Oh! vous êtes en avance, et je vous dois plus que vous ne me devez, dit Crillon. Mais, enfin, si vous consentiez...
—Je m'en charge, dit Pardaillan avec fermeté. Les propositions viendront du Béarnais à Valois...
—Mortboeuf! Si vous faisiez une chose pareille!... Le roi serait sauvé!...
—Vous croyez? fit Pardaillan avec un étrange sourire. J'y vais de ce pas. A une condition, pourtant: c'est que vous n'en parlerez pas au roi. Je me charge de mettre les deux Majestés en présence, voilà tout.
Dans la même journée, Pardaillan atteignit le camp du Béarnais qui, n'ayant pu entrer dans Saumur, s'était avancé dans la direction de Tours, pour surveiller de plus près les événements. Comme il approchait du camp, il vit deux officiers subalternes à tenue toute râpée et rapiécée qui, venant sans doute de pousser une reconnaissance, regagnaient leurs tentes au pas de leurs chevaux.
L'un d'eux, surtout, paraissait plus minable; il n'avait pas d'armure comme son compagnon; sa jaquette était trouée aux coudes; le pourpoint était usé aux épaules, sans doute par l'usage de la cuirasse; il portait un haut-de-chausses de velours feuille-morte, aussi usé que le reste du costume; seulement, deux détails apparaissaient dans cet ensemble et tranchaient sur le reste: ce cavalier portait, en effet, sur les épaules, un grand manteau écarlate, et, sur la tête, un chapeau gris à panache blanc.
L'autre cavalier portait sur la cuirasse une écharpe blanche, mais n'avait pas de panache à son casque.
Pardaillan s'était approché de ces deux officiers dans l'intention de leur demander le moyen de pénétrer dans le camp et de voir le roi de Béarn. Ils continuaient leur chemin sans faire attention à lui et causaient vivement entre eux avec cet accent pimenté qui ferait reconnaître un Gascon au milieu d'une armée.
—Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture à hauteur des deux hommes et en soulevant son chapeau, je désirerais pénétrer dans le camp.
Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut alors...
«Le roi de Béarn!» murmura-t-il en lui-même.
Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus rusé que profond.
—Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d'un ton bref.
—Pour voir Sa Majesté le roi de Navarre.
—Et que lui voulez-vous, à Sa Majesté? fit le Béarnais d'un ton narquois.
—Lui faire une proposition qui l'intéresse seul.
—De quelle part?
—De ma part, monsieur, dit Pardaillan.
Le roi de Navarre tressaillit et considéra le chevalier avec plus d'attention. Sans doute cette physionomie à la fois étincelante et calme lui produisit une heureuse impression, car il reprit:
—Venez donc. Et je vous présenterai au roi, monsieur?...
—Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille grâces...
Le Béarnais fit un signe de tête et se mit à marcher. Pardaillan suivit. Au bout de dix minutes, le roi s'arrêta devant une grande tente, mit pied à terre et invita le chevalier à entrer avec lui.
—Monsieur, dit le Béarnais lorsqu'ils furent seuls, on ne parle pas ainsi au roi. Mais, si vous voulez me dire quelle est la proposition que vous voulez faire à Sa Majesté, je me charge de la lui transmettre.
—Sire, répondit Pardaillan qui s'inclina avec cette sorte de hautaine politesse qui n'était qu'à lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois me connaître en courage. Je me permets donc, sire, de vous faire mon compliment, car, enfin, je pouvais être animé de mauvaises intentions...
—Ainsi, vous m'avez reconnu?
—A ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille, oui, sire.
Le roi eut un sourire, déposa le fameux chapeau de feutre gris sur une mauvaise table, s'assit sur une caisse, et reprit:
—Et, maintenant que je n'ai plus le panache, me reconnaissez-vous?
—Oui, sire, à la pauvreté de votre costume, à la richesse des pensées que je lis dans vos yeux.
—Ventre-Saint-Gris! fit le Béarnais, vous me plaisez fort, monsieur de Pardaillan.
—Sire, en 72, voilà de cela seize ans passés, j'ai entendu votre illustre mère, Mme d'Albret, m'honorer d'une bonne parole à peu près semblable à celle que vous venez de prononcer.
Le Béarnais se leva, plus ému qu'on n'eût pu l'attendre de lui.
—Ma mère, fit-il... l'an 1572... Pardaillan... attendez donc... Oh! seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d'émeute, sauva Mme d'Albret et qui...
—Sire, dit Pardaillan en souriant à son tour, je vois que vous m'avez reconnu aussi...
—Touchez là, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarité qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularité.
Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit à crier:
—Agrippa!... Holà!... Aubigné!...
L'officier qui escortait le roi au moment où Pardaillan les avait rencontrés apparut dans la tente.
—Agrippa, dit le Béarnais, fais-moi donc envoyer, s'il te plaît, une bonne bouteille de saumurois, afin que j'aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de Monsieur que voici, et qui est un ami à moi, un ami de Madame ma mère...
L'officier jeta un regard d'étonnement sur Pardaillan et sortit. Bientôt, un soldat entra, déposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Béarnais saisit lui-même la bouteille et, remplit les deux verres.
—Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.
—Que, si Votre Majesté est coutumière de cette simplicité royale, votre fortune est assurée, sire.
—Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! A votre santé, monsieur!
—A la vôtre, sire! dit Pardaillan.
—Fameux! dit le roi en claquant la langue, mais nous avons mieux aux environs de Nérac.
—J'en doute, sire, dit Pardaillan avec flegme; les vins de votre Midi sont jaunes, épais, et de lourde fumée au cerveau; ce petit Saumur tout pétillant et mousseux est une merveille... le vrai vin de France, sire!
—Ah! oui... un vin français! fit le Béarnais avec un sourire. Un vin qui ne sera jamais à moi!
—Il ne tient qu'à vous, sire!
—Et comment?... Voyons, vous êtes un hardi compère, à tel point que vous pouvez vous vanter d'avoir étonné le Béarnais. Parlez donc franchement. Si loin qu'aille votre franchise, ajouta-t-il, l'ombre de Jeanne d'Albret vous couvrirait. Ainsi donc, quelle est cette proposition?
—Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d'attacher à vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien supérieurs à ceux de Nérac.
—Expliquez-vous, monsieur, dit le Béarnais lorsqu'il fut un peu revenu de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causée.
—Sire, dit Pardaillan, l'explication sera courte. Vous avez une armée assez forte par le nombre et par l'enthousiasme de vos soldats. Sûrement, ces officiers et ces soldats déguenillés sont capables de se faire tuer jusqu'au dernier à cause de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquérir le royaume de France, ou, l'ayant conquis, de vous le garder.
—Pourquoi, monsieur?...
—Parce qu'une armée telle que la vôtre peut détruire une armée, celle de Henri III, par exemple, puis une autre armée, celle de M. de Mayenne, puis d'autres armées encore. Mais, plus elle en détruira, plus il y en aura à détruire. Si bien qu'à la fin il ne vous restera plus de soldats, à moins que vous ne détruisiez jusqu'au dernier paysan de France, et, alors, sur quoi régnerez-vous?
—Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?
—Parce que vous vous heurtez à une passion, à la plus terrible, à la plus irréductible des passions: la passion religieuse.
Le Béarnais poussa un soupir et baissa la tête.
—Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majesté m'a compris.
—C'est d'une politique simple et large comme toute politique de vérité. Jamais je ne régnerai en France.
—Si fait, sire, vous régnerez, mais à deux conditions. La première: Henri de Valois représente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Même si on le découronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois disséminés un peu partout sur la surface du royaume. Si Henri III déclare que vous êtes apte à lui succéder, s'il vous désigne, demain, sire, la moitié de la France sera pour vous.
—Monsieur, dit le Béarnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m'expliquez avec une aveuglante clarté des choses que je me suis dites mille fois avec des réticences. Mais enfin, pour que Valois me désigne, que faudrait-il faire?
—Profiter de sa situation embarrassée pour lui offrir une aide spontanée: aller le trouver et lui dire: «Mon frère, vous êtes malheureux, je viens à votre secours; vous n'avez pas de soldats, je vous amène les miens.»
—Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture? Monsieur, soyez franc. Oui ou non, venez-vous de la part de Henri III?
—Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c'est bien assez. Mais je réponds que le roi de France vous accueillera, et que, dans sa joie, il vous désignera pour son successeur... et Henri III, sire, est bien malade.
—Oh! si j'en étais sûr, murmura le Béarnais.
—Sire, je m'engage à vous accompagner jusqu'auprès de Henri III. Si vos offres sont repoussées, je consens à être passé par les armes!
—Soit!... Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l'allié du roi de France. Il me désigne. Il meurt. J'ai pour moi la moitié de la France, comme vous disiez. Mais l'autre moitié! Devrai-je donc passer ma vie à faire la guerre civile?
—La guerre civile cessera quand l'autre moitié de la France vous acceptera; et cette deuxième moitié vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquille ment le chevalier.
—Comment! comment! s'écria le Béarnais avec impétuosité.
—Sire, quand vous aurez été proclamé roi de France, quand vous aurez la moitié de la France pour vous, quand vous aurez bien constaté que la guerre civile n'avance pas vos affaires, alors, sire, vous vous ferez catholique.
—Jamais! dit le Béarnais, avec plus de force apparente que de conviction réelle: Renoncer à la religion de mes pères!...
—Pour assurer une couronne à vos enfants!
—Capituler ainsi devant ces Parisiens!...
—Eh! sire! Paris vaut bien une messe!
—Ventre-saint-gris! fit le Béarnais en éclatant de rire. Je répéterai le mot!...
—Quand vous irez à Notre-Dame!...
—Chut!... Ne parlons pas de cela... Parlons des secours que je puis porter à Henri III. »
«Bon! pensa Pardaillan. Il est déjà converti. Et dire que le dernier garde d'écurie de ce roi se ferait hacher menu plutôt que de renoncer à la religion de ses pères, comme il disait!»
—Monsieur, reprit le roi, vous êtes mon hôte pour quelques jours. Je vais expédier M. d'Aubigné au camp du roi de France.
—Bon!... Il me garde prisonnier. Mais je m'en irai si je veux... Oui, mais je veux voir la fin de la comédie. Sire, ajouta tout haut Pardaillan, j'accepte l'hospitalité que Votre Majesté veut bien m'offrir jusqu'au moment où elle se sera entendue avec l'autre Majesté...
Une heure plus tard. Agrippa d'Aubigné partait pour le camp de Henri III, porteur des propositions d'alliance du Béarnais. Le lendemain soir, il était de retour et apportait la réponse de Valois: le roi de France donnait rendez-vous au roi de Navarre au château de Plessy-lès-Tours.
La nouvelle se répandit aussitôt dans le camp huguenot. Le Béarnais prit immédiatement ses dispositions. Il annonça qu'il partirait avec vingt officiers et cent hommes d'armes. Le reste de l'armée suivrait sans se hâter. Le roi, le lendemain, partit avec la faible escorte qu'il avait indiquée, tandis que son armée s'ébranlait lentement. Pardaillan trottait parmi les officiers du roi. Le roi, parfois, l'appelait près de lui et l'interrogeait.
Lorsqu'on arriva devant le château de Plessis, on vit que toute l'armée de Henri III était campée là.
Henri III attendait dans le jardin, vêtu d'un magnifique costume de satin blanc, portant au cou le grand collier de l'ordre dont il était le fondateur, appuyant sa main sur une poignée d'épée toute constellée de diamants, et les épaules couvertes d'un court manteau de soie cerise. Derrière lui, sur quinze ou vingt rangs de profondeur, ses courtisans et ses officiers, revêtus de leurs habits de cérémonie, lui formaient un cadre d'une splendeur étrange. En arrière de cette masse de costumes chatoyants, à gauche et à droite, un double rang de hallebardiers en costume de cour, majestueux et imposants, fermaient trois côtés d'un grand carre dont un seul était ouvert. Enfin, derrière les hallebardiers, trois régiments en tenue de campagne: au fond, les arquebusiers; à droite et à gauche, les pertuisaniers. Au milieu de cette énorme mise en scène que contemplait la foule, Henri III, seul dans un espace vide, attendait immobile.
Le Béarnais s'avança, suivi de son escorte de trois hommes poussiéreux de la route qu'ils venaient de faire. D'un geste, il arrêta ses trois compagnons, et s'avança seul.
Un silence de plomb s'abattit sur toute cette cour et sur le peuple attentif, lorsque le Béarnais s'arrêta à trois pas de Henri III, tout seul, avec son vieux pourpoint usé, son chapeau gris orné d'une médaille, ses bottes aux semelles éculées, aux éperons rouillés.
Brusquement, le Béarnais ouvrit ses bras. Henri de Valois, la poitrine oppressée, fit trois pas rapides et s'y jeta en murmurant:
—Mon frère! Ah! mon frère!... je suis bien malheureux!...
A ce spectacle, un frémissement prolongé parcourut les rangs de la cour et des soldats, gagna le peuple, s'accentua comme le bruit des feuilles quand vient le coup de vent, monta, gonfla et, soudain, tandis que toutes les têtes se découvraient, éclata une immense acclamation: «Vive le Roi!...» Et alors, à ce cri qu'il n'avait pas entendu depuis bien longtemps, Henri III se mit à pleurer.
—Eh! ventre-saint-gris! fit joyeusement le roi de Navarre, prenez courage, mon frère! Avec l'aide de mes montagnards, je vous ramènerai dans Paris, jusque dans votre Louvre.
L'alliance était consommée; cette alliance devait conduire le Béarnais sur le trône et instaurer la dynastie des Bourbons.
Trois jours plus tard, les deux armées combinées marchaient ensemble, repoussaient à Tours les troupes de Mayenne, marchaient sur Paris, et établissaient leurs quartiers depuis Saint-Cloud jusqu'à Vaugirard. Paris, terrifié de ces succès foudroyants, allait succomber...
Pardaillan avait suivi jusqu'à Saint-Cloud les alliés en spectateur indépendant et curieux d'examiner quelque temps le résultat d'une alliance qui était son oeuvre.
Mais c'est en vain que le Béarnais et Henri III le firent chercher. Le Béarnais, par du Bartas, lui fit offrir un poste dans son conseil intime. Et il le lui offrit, dit du Bartas, comme au plus fin et au plus loyal diplomate qu'il eût connu. Pardaillan se mit à rire et répondit qu'il avait déjà assez de mal à se conseiller lui-même. Henri III lui fit offrir par Crillon une épée de maréchal dans ses armées. Mais Pardaillan répondit qu'il prétendait se contenter de sa bonne rapière.
Le 2 août, après avoir dîné avec Crillon et du Bartas, Pardaillan leur fit ses adieux en leur disant qu'il partait pour un lointain pays. Les deux officiers le pressèrent en vain de rester et, voyant qu'il était inébranlable, le serrèrent dans leurs bras. Pardaillan monta à cheval et, franchissant le pont de Saint-Cloud, se dirigea vers Paris, sans savoir du reste s'il y pourrait rentrer. D'ailleurs, sa pensée n'était pas fixée. S'il parvenait à entrer dans Paris, il comptait simplement se reposer deux ou trois mois à l'auberge de la Devinière. Il était riche grâce à Marie Touchet.
Pardaillan, donc, s'en allait au pas de son cheval, tout pensif, tantôt rêvant à son passé si rempli, et tantôt a cet avenir qui se trouvait si vide.
A ce moment, et comme le soleil déclinait à l'horizon, son cheval fit tout à coup un écart. Jetant les yeux autour de lui, il vit que, ce qui avait effrayé sa bête c'était un homme qui venait de s'arrêter devant lui et lui souriait. Cet homme portait le costume des Jacobins. Pardaillan tressaillit en reconnaissait Jacques Clément.
—Où allez-vous ainsi, cher ami? s'écria Jacques Clément d'une voix si claire, si sonore et joyeuse que Pardaillan en fut stupéfait et songea:
—Allons, il a renoncé! Je vais à paris, fit-il tout haut. Jamais je ne vous ai vu un pareil sourire aux lèvres. Vous êtes donc heureux?
—Au-delà de toute expression, mon ami, mon cher ami...
—Ah! ah! fit le chevalier étourdi, et d'où venez-vous ainsi?
—De l'amour, dit Jacques Clément
—Mort diable, à la bonne heure!... Et où allez-vous de ce pas?
—A la mort, dit Jacques Clément.
Pardaillan demeura soudain glacé. Il regarda mieux le moine. Et dans ses yeux brillants, il entrevit un abîme. Sous cette coloration du visage, il vit la pâleur spectrale d'un homme qui fait le sacrifice de sa vie.
—Mais, reprit Jacques Clément en clignant des yeux d'un air malicieux, comment entrerez-vous à Paris? Allons, laissez-moi vous rendre un tout petit service Prenez cette médaille; avec cela, non seulement vous pourrez franchir les portes, mais passer partout dans Paris.
Pardaillan prit la médaille. Il posa sa main sur l'épaule du moine;
—Écoutez-moi, dit-il.
—Taisez-vous! interrompit sourdement Jacques Clément dont les yeux s'éteignirent soudain et devinrent vitreux. Rien au monde, rien, entendez-vous, ne peut m'empêcher d'aller où je vais!
Pardaillan jeta un coup d'oeil sur le moine et, sur ce visage enflammé, lut une si implacable résolution qu'il comprit qu'en effet toute parole serait vaine. Il fit donc en peu de mots ses adieux à Jacques Clément, remonta sur son cheval et se mit en route vers Paris, où ce fut en effet grâce à la médaille du moine qu'il put entrer sans difficulté.
Il faut savoir que le Parlement de Paris avait été arrêté en masse un mois environ après la mort du duc de Guise.
Or, pendant les mois qui suivirent, les malheureux conseillers, n'ayant plus d'espoir d'être mis en liberté par le roi, passèrent leur temps a essayer de correspondre avec lui. Mais ils étaient étroitement surveillés. Enfin, à la fin de juillet, un conseiller malade demanda un confesseur. Ce confesseur fut un capucin que le conseiller sonda adroitement. Le capucin avoua qu'il était au roi dans l'âme. Le conseiller avoua alors qu'il n'était pas malade, et demanda au confesseur s'il voulait se charger de faire parvenir au roi un certain nombre de lettres.
Le capucin accepta avec enthousiasme, partit en cachant les lettres sous son froc et... les porta tout droit chez Mayenne où se tenait un conseil auquel assistait la duchesse de Montpensier. Ceci se passait le 31 juillet. Le duc de Mayenne lut tout haut les lettres, et ajouta qu'il fallait les brûler.
—Il faut les envoyer à Valois! s'écria la duchesse de Montpensier. Messieurs, je réponds que nous sommes sauvés, que dans trois jours Paris ne sera plus assiégé, et que demain nous pourrons prier le diable pour l'âme d'Hérode!
Dans la soirée même, Jacques Clément avait les lettres. Marie de Montpensier resta avec lui cette nuit-là et une partie de la journée du lendemain, et sans doute elle employa activement ces heures à développer un plan de meurtre que le jeune moine finit par comprendre, car il se mit en route...
Ce sont ces lettres des conseillers toujours enfermés à la Bastille que Jacques Clément portait à Saint-Cloud. Mais il portait aussi le poignard que, sur le coup de minuit, dans la chapelle des Jacobins, un ange avait jeté à ses pieds.
Arrivé à Saint-Cloud, le premier soin de Jacques Clément fut de s'enquérir du roi. Le roi était à Meudon ou le Béarnais avait établi son quartier Le moine se fit montrer la maison qu'habitait Henri de Valois. L'entrée en était gardée par cinquante hommes.
Jacques Clément attendit non loin de cette porte jusqu'à onze heures du soir, heure à laquelle il vit déboucher dans la rue une nombreuse troupe de cavalerie précédée et flanquée de porteurs de torches Cette troupe s'avança au grand trot, dans un grand bruit de sabots et d'armes... Jacques Clément vit tout à coup le roi qui mettait pied à terre; sa figure fardée lui apparut dans la lumière des torches, tandis que les gens de l'escorte se rangeaient en demi-cercle et rendaient les honneurs.
Le moine, tout fiévreux, coucha cette nuit-là dans une grange voisine.
A l'aube, comme les trompettes sonnaient, comme tout s'ébrouait et s'éveillait dans le vaste camp Jacques Clément se leva. Il grelottait et claquait des dents. Il s'aperçut alors que cette grange où il venait de passer la nuit attenait à une auberge. Il entra dans la salle de l'auberge, où une servante allumait le feu, et se fit servir une bouteille dont il but la moitié. Puis, ayant payé, il sortit et se mit à errer dans Saint-Cloud.
Vers neuf heures du matin, il se trouvait devant la porte du logis royal. A chaque instant, des courriers y arrivaient ou en sortaient. Jacques Clément demeura une heure à considérer ces allées et venues, ce mouvement qui se faisait autour de la maison. Il marcha à la porte du logis.
—Au large! cria la sentinelle en croisant sa pique.
—Je veux voir le roi! cria Jacques.
A ce moment, Henri III passait dans l'entrée de la maison, d'une pièce à l'autre.
—Que veut cet homme? demanda-t-il à un officier.
—Je vais m'en enquérir, sire, répondit l'officier.
—Que voulez-vous, mon digne père? demanda l'officier en s'approchant de Jacques Clément.
—Parler au roi, dit le moine d'une voix ferme.
—On n'entre pas ainsi chez Sa Majesté.
—Je viens de Paris, dit alors Jacques Clément; au péril de ma vie, j'apporte au roi des lettres importantes.
—Des lettres de Paris! Oh! c'est différent!... Donnez, messire, donnez!...
Jacques Clément tira de son froc un paquet de sept ou huit lettres, en prit une au hasard et la tendit à l'officier en lui disant:
—Que le roi lise celle-ci. S'il trouve que cela en vaille la peine, il m'appellera; mais je jure que c'est moi seul qui lui remettrai les autres.
L'officier, persuadé que le moine ne voulait pas manquer une bonne occasion de récompense, approuva d'un signe de tête et porta la lettre à Henri III... Quelques minutes, Jacques Clément demeura devant l'entrée, sous l'oeil des gardes. L'officier reparut et lui fit signe... le moine se redressa.
Dans la pièce où on l'introduisit, il vit Henri III assis dans un fauteuil et entouré d'une dizaine de ses principaux officiers. Le roi jeta à peine un coup d'oeil sur le moine, et, d'un ton nonchalant, demanda:
—Il paraît que vous avez d'autres lettres? Donnez.
—Sire, fit Jacques Clément d'une voix contrainte, basse et rauque, une voix qui fit frissonner les assistants, sire, les lettres ne sont rien, ce que j'ai à vous dire est tout.
—Parlez donc... vous venez de Paris?... vous êtes entré à la Bastille?
—Sire, je ne puis parler que seul à seul avec Votre Majesté. Ce que j'ai à dire est d'une importance mortelle...
Henri III fit un geste. Les officiers hésitèrent. Mais le roi, muet, répéta le geste; ils sortirent Jacques Clément les suivit des yeux... la porte se ferma.
—Voici les lettres, sire, dit Jacques Clément qui tendit un paquet.
Le roi commença à décacheter et à lire la première en disant:
—Bien... très bien... Oh! mais c'est admirable... Et vous, messire, qu'aviez-vous à ajouter?... Je vous...
Un cri terrible jaillit de la gorge du roi, interrompant sa phrase: il venait de voir un poignard dans la main du moine, et le moine, le visage convulsé, effrayant, se penchait sur lui en grondant:
—Hérode! J'ai à te dire de par Dieu que ta dernière heure est venue!...
Au même instant, Henri III sentit comme un froid le pénétrer au ventre. Il voulut se lever et retomba en même temps, il s'aperçut qu'il était inondé de sang et qu'il portait au bas-ventre un poignard enfoncé jusqu'au manche; le moine n'avait fait qu'un geste et s'était reculé, les bras croisés...
Tout cela, depuis la remise des lettres, avait à peine duré trente secondes, et déjà, au cri poussé par le roi, la chambre se remplissait d'officiers et de gardes qui saisissaient le moine.
—Sire! demanda Crillon, qu'y a-t-il? Cet homme vous a-J-il insulté?
Alors tous virent ce qu'ils n'avaient pas aperçu d'abord, le poignard enfoncé dans le ventre du roi qui, d'une voix éteinte, murmura:
—Ah! le méchant moine!... il m'a tué!...
Dans le même moment, Jacques Clément tomba, assommé par un coup de masse que lui porta un garde: un autre lui déchargea son pistolet à bout portant dans l'oreille, trois ou quatre, autres le lardèrent de coups d'épée; en une minute, ce corps ne fut plus qu'une plaie affreuse, et, tout pantelant encore, fût traîné dehors, livré à la foule énorme qui accourait, déchiqueté, démembré, réduit en bouillie.
Cependant, des courriers partaient dans toutes les directions; une heure plus tard, le roi de Navarre arrivait, ventre à terre, et sautait d'un bond dans la chambre où Henri III, étendu sur un lit de camp, était évanoui, tandis que deux chirurgiens pansaient la blessure...
Alors, un morne silence tomba sur le camp...
Ce ne fut que dans la soirée que Henri III reprit connaissance. Il déclara courageusement à tous ceux qui l'entouraient que ce n'était rien, qu'il avait la vie dure et qu'il en reviendrait. Puis, il ordonna qu'on le laissât seul avec le roi de Navarre et qu'on lui apportât de quoi écrire.
—Sire, dit Henri d'une voix ferme...
—Mon frère! interrompit le Béarnais en pleurant.
—Sire!... écoutez-moi. Je vais mourir. J'ai une heure de vie environ. C'est suffisant pour rédiger l'acte qui vous désigne pour mon unique successeur au trône de France!...
Et, saisissant la plume, il ajouta avec un sourire:
—Le roi va mourir... vive le roi!...
Pardaillan, comme nous l'avons dit, était entré dans Paris, et, grâce à la médaille que lui avait remise Jacques Clément, avait pu circuler. Il put parvenir jusqu'aux Deux-morts-qui-parlent, un cabaret qu'il avait autrefois fréquenté, lorsqu'il était tenu par la digne Catho. C'était une auberge de bas étage et très mal famée. Ribaudes et coupe-jarrets, telle était sa clientèle.
Il demeura deux jours enfermé là, riant et plaisantant avec les hôtes peu recommandables de l'endroit, et réfléchissant parfois à ce qu'il allait devenir.
Au fond, Pardaillan se sentait sollicité par deux résolutions qui ne le satisfaisaient ni l'une ni l'autre; la première, c'était d'accepter l'hospitalité qui lui avait été offerte à Orléans par Charles d'Angoulême et sa mère; la deuxième, c'était, comme il l'avait promis à Huguette, et comme il y songeait lui-même, d'aller se reposer à la Devinière. Il écarta promptement la première solution. Et, quant à la deuxième, il demeura en suspens.
Le matin du troisième jour, Pardaillan sortit à pied et s'en alla à la Devinière. Paris était en rumeur.
Une joie énorme éclatait par les rues. On dansait, on tirait des bombardes; les gens portaient des écharpes vertes, couleur d'espérance, qui avaient été distribuées par Mme de Nemours et sa fille, la duchesse de Montpensier... Cette joie, ces écharpes vertes, ces danses, ces clameurs, cette ivresse de tout un peuple, c'était Paris qui portait le deuil de la dynastie des Valois. Aux premiers cris qu'il entendit, Pardaillan comprit que c'était fait. On vendait des placards où était imprimé le portrait de Jacques Clément, martyr et sauveur du peuple.
—Pauvre malheureux! songea le chevalier, en voilà un qui aura payé cher quelques baisers de la boiteuse... oh! oh! que diable s'est-il passé à la Devinière?
Il était arrivé rue Saint-Denis, devant le perron de la fameuse auberge. La porte de la cuisine était murée. Au lieu de la porte vitrée qui surmontait le perron, c'était une belle porte en chêne plein, ornée de clous. Le perron lui-même était modifié et enrichi d'une belle rampe en fer forgé; l'enseigne avait disparu; la maison repeinte, avec des fenêtres neuves, tout avait un air bourgeois des plus cossus. Pardaillan demeura dix minutes tout étourdi et quelque peu chagrin.
«La Devinière n'est plus! fit-il dans un soupir. Voilà bien la gloire de ce monde!...»
Il allait se retirer, tout triste, lorsque, sur le côté gauche de la belle porte en chêne, il remarqua une plaque de marbre sur laquelle était gravée une inscription. Il s'approcha curieusement et lut ces mots:
LOGIS PARDAILLAN
—Logis Pardaillan! répéta le chevalier avec stupeur. Ah ça! j'ai un logis à Paris, moi? Et je n'en savais rien!
Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit aussitôt, l'examina un instant et le pria d'entrer.
Et il entra dans la grande salle où une nouvelle surprise le fit cligner des yeux: en effet, si l'auberge n'était plus auberge à l'extérieur, elle l'était encore et plus que jamais à l'intérieur: rien n'était changé à la grande salle. C'étaient les mêmes tables en chêne noirci par le temps, les mêmes chaises à dossiers sculptés, les mêmes cuivres accrochés et reluisant comme de l'or; et, au fond, la même cuisine, avec le même âtre où flambait un bon feu; Pipeau, le vieux chien Pipeau, se roulait à ses pieds et se lamentait de joie, et Huguette, la bonne hôtesse, apparaissait, souriante, les bras nus, l'accueillait en bonne hôtesse en lui disant:
—Ah! monsieur le chevalier, c'est donc vous?... Vite, Margot, une bonne omelette pour M. le chevalier qui doit avoir faim; vite, Gillette, à la cave, car M. le chevalier doit avoir soif...
Et Huguette s'avançait, les mains tendues, vers Pardaillan, qui l'embrassa sur les deux joues.
—Voyons, chère amie, dit alors le chevalier, je n'ai pas faim et je ne mangerai pas votre omelette; je n'ai pas soif et je ne boirai pas votre vin; mais je suis affamé, assoiffé de curiosité, expliquez-moi donc...
—Tout ce que vous voudrez, fit Huguette en souriant.
Et, tout à coup, elle rougit, puis elle pâlit, son sourire devint triste et inquiet; et ce fut d'une voix plus tremblante qu'elle ajouta;
—Voyons, que voulez-vous savoir?
—Vous avez donc fermé la Devinière?
—Mon Dieu, oui, monseigneur... J'ai acquis une honnête aisance, et j'ai pensé... cette idée-là m'est venue un soir, au coin du feu, en regardant Pipeau... j'ai pensé que je ne voulais, plus être l'hôtesse dont le logis est ouvert à tout venant. Mais, si la Devinière n'existe plus pour personne au monde, j'ai voulu qu'elle existât toujours et que toujours, moi vivante, elle fût le bon gîte pour quelqu'un qui m'a promis de venir s'y reposer... Monsieur le chevalier, ajouta-t-elle en relevant la tête et en fixant sur lui ses beaux yeux humides de larmes, la Devinière n'est plus l'auberge de la rue Saint-Denis, elle est la bonne auberge réservée à vous seul, elle est... le logis de Pardaillan...
Que voulez-vous, lecteur? Cette fidélité, cette constance d'une si jolie naïveté, cette touchante délicatesse, cette idée adorable de fermer l'auberge et d'en faire tout de même une auberge réservée à lui seul... et puis l'hôtesse était charmante... et puis Pipeau le sollicitait de ses jappements plaintifs et joyeux... et puis ce coin lui faisait revivre au coeur toute la poésie de sa jeunesse... bref, mon cher lecteur, Pardaillan ouvrit ses bras. Huguette s'y jeta toute tremblante et pleura longtemps.
Un mois plus tard eut lieu le mariage d'Huguette, la bonne hôtesse, avec le chevalier de Pardaillan. Et Huguette fut glorieuse, et heureuse, et fière et extasiée d'avoir un tel mari, c'est ce qu'il est à peine besoin d'affirmer. Quant à Pardaillan, il fut assez généreux pour se montrer plus heureux encore que Huguette. Il avait accroché sa rapière dans sa chambre, et ce n'est que lorsqu'il était seul qu'un soupir lui échappait parfois, et alors il s'interrogeait, il était bien forcé de s'avouer que ce bonheur paisible ennuyait un peu le chevalier errant, l'aventurier, le chercheur d'inconnu qu'il n'avait cessé d'être...
Au mois de décembre suivant. Pipeau mourut d'ans et de félicité. Il mourut des suites d'une indigestion, ayant un soir dévoré une dinde que, fidèle à ses vieux instincts de maraudeur, il avait volée dans un placard...
La pauvre Huguette ne devait pas jouir longtemps du bonheur qu'elle s'était créé par sa gentillesse et sa gracieuse constance. A peu près à l'époque où mourut Pipeau, elle gagna un refroidissement et déclina rapidement. Pardaillan s'installa à son chevet et soigna la bonne hôtesse, non pas même comme un bon mari ou un bon frère, mais comme un amant passionné.
Si bien qu'Huguette eut une agonie merveilleuse de bonheur. Malgré tout, elle avait jusque-là douté de l'amour du chevalier. En le voyant si désespéré, si empressé aux mille soins de sa maladie, toujours là, toujours s'ingéniant à la consoler, à la faire rire, à lui prouver qu'elle vivrait et serait heureuse, elle ne douta plus et, dès lors, elle fut en effet parfaitement heureuse.
—Ah! cher ami, murmurait-elle parfois, que ne puis-je mourir cent fois pour avoir cent agonies pareilles!...
Elle mourut pourtant, la bonne hôtesse!... Elle mourut, souriante, le visage extasié de bonheur et d'amour, elle mourut dans un baiser que son cher, son grand ami, comme elle disait, imprima sur sa bouche, à l'instant suprême.
Le chevalier ferma pieusement ces yeux qui tant de fois lui avaient souri. Il pleura pendant des jours et des jours. Un mois après la mort d'Huguette, Pardaillan ouvrit le testament qu'avait laissé la bonne hôtesse.
—Je laisse mes biens, meubles et immeubles, à mon bien cher époux le chevalier de Pardaillan...
C'est par ces mots que commençait le testament. Suivait rémunération desdits biens, meubles et immeubles, dont le total faisait la somme ronde de deux cent vingt mille livres.
Pardaillan parcourut alors ce qui avait été l'auberge de la Devinière et assembla quelques menus souvenirs, notamment un petit portrait d'Huguette, qu'il fit enfermer dans un médaillon d'or. Puis, il se rendit chez le premier tabellion, lui montra le testament et lui déclara qu'à son tour il faisait don desdits biens, meubles et immeubles, aux pauvres du quartier Saint-Denis.
L'auberge de la Devinière fut donc transformée en un hospice pour vieillards et indigents. Pardaillan avait stipulé que la grande salle et la cuisine demeureraient intactes et qu'une partie des rentes serait affectée à la confection quotidienne d'une bonne soupe qui serait distribuée gratuitement aux misérables sans feu ni lieu.
Ayant ainsi arrangé son affaire, Pardaillan monta à cheval et sortit de Paris.
C'était par une soirée de février; un petit vent piquant lui égratignait le visage; il trottait sur la route, et les sabots de son cheval résonnaient sur la terre durcie par la gelée.
Où allait-il?...
Il ne savait pas... il allait, voilà tout!...
Quelquefois, il murmurait ce mot qui semblait contenir toute sa pensée et résumer son passé, son présent, son avenir... un mot qu'il prononçait sans amertume, avec une sorte de joie et de fierté:
«SEUL!...»
Le soleil se coucha. Le soir tomba. Le paysage était mélancolique et brumeux. L'espace s'étendait devant lui... Pardaillan s'enfonça vers les lointains horizons. Peu à peu, sa silhouette s'effaça au fond de l'inconnu.
En ce même mois de février, il se passa à Rome un événement que nous devons signaler. Au château Saint-Ange, dans une chambre pauvrement meublée, sur un lit étroit, une femme était couchée. Ses yeux de mystère songeurs et fixes, les yeux de cette femme à la tête sculpturale, à l'opulente chevelure noire dénouée sur les épaules de marbre, les yeux de cette femme aux attitudes de force et de grandeur, même dans cette heure où elle gisait, abattue par la nature, elle qui avait rêvé le triomphe sur l'humanité, ses yeux de diamants funèbres s'attachaient, graves, profonds, sur un enfant qui dormait près d'elle, un enfant, un tout petit être solide, musclé, aux poings énergiquement fermés. Une servante, penchée sur le lit, regardait.
Cette chambre était une prison. Cette servante, c'était Myrthis. La femme couchée, c'était Fausta. L'enfant, c'était le fils de Fausta et de Pardaillan.
Fausta, arrêtée par les sbires de Sixte dans la nuit de l'incendie du Palais Riant, avait été enfermée au château Saint-Ange où, pour unique faveur, on lui avait accordé de garder Myrthis près d'elle.
Sixte rassembla un concile secret qui eut à juger la rebelle. Plus de deux cents questions furent posées à ce tribunal exceptionnel. A toutes les questions, il fut répondu à l'unanimité que Fausta était coupable. En conséquence, au mois d'août 1589, elle fut condamnée à être décapitée, puis brûlée et ses cendres jetées au vent. Ce fut le 15 août que cette sentence fut communiquée à Fausta, dans la chambre où elle était détenue prisonnière. Elle l'écouta sans un frémissement. L'exécution devait avoir lieu le lendemain matin.
Quand les juges se furent retirés, Myrthis s'agenouilla en sanglotant aux pieds de sa maîtresse et murmura:
—Quel horrible supplice! ô maîtresse, est-il possible!...
Fausta sourit, releva sa suivante, tira de son sein un médaillon d'or qu'elle ouvrit, et en montra l'interieur à Myrthis.
—Rassure-toi, dit-elle, je ne serai pas suppliciée; ils n'auront que mon cadavre; vois-tu ces grains? Un suffit pour endormir, et on dort plusieurs jours; deux endorment aussi, mais on ne se réveille plus; trois foudroient en un temps plus rapide que le plus rapide éclair, et on meurt sans souffrance.
—Maîtresse, dit Myrthis, vous morte, ma vie ne serait plus qu'une agonie; il y a trois grains pour vous et trois pour votre fidèle servante.
—Soit, dit simplement Fausta. Apprête-toi donc à mourir comme je vais mourir moi-même.
Fausta versa les trois grains de poison dans une coupe et trois dans une autre coupe. Myrthis s'apprêta à verser un peu d'eau dans les coupes... A ce moment, Fausta devint affreusement pâle, un tressaillement prolongé la secoua jusqu'au fond de son être, elle porta les mains à ses flancs, et un cri rauque, un cri où il y avait de l'angoisse, de la terreur, de l'étonnement, de l'horreur, jaillit de ses lèvres blanches...
—Arrête! gronda-t-elle. Je n'ai pas le droit de mourir encore!...
Les six grains de poison furent remis dans le médaillon d'or que Fausta cacha dans son sein.
Toute la nuit, Fausta parut s'interroger, écouter en elle-même, et, doucement, de ses mains, elle caressait ses flancs; et son visage exprimait tantôt un étonnement infini, tantôt un sombre désespoir, et tantôt une sorte de ravissement...
Le matin, des pas nombreux s'approchèrent de la porte, et Myrthis, ignorant ce qui se passait dans l'être de Fausta, se reprit à pleurer, car on venait chercher sa maîtresse pour la conduire au supplice. C'étaient les juges, en effet, les juges et les gardes et le bourreau. L'un des juges déplia un parchemin et fit une nouvelle lecture de la sentence. Alors, le bourreau s'avança pour se saisir de Fausta et l'entraîner. Mais elle l'écarta d'un geste, et, sereine, glaciale, orgueilleuse, telle qu'elle avait toujours été, elle prononça:
—Bourreau, il n'est pas temps encore de remplir ton office. Juges, vous ne pouvez me tuer encore... Parce que vous ne pouvez tuer deux vies, n'en ayant condamné qu'une, parce que mes flancs portent une vie nouvelle qui échappe à votre justice, parce que je ne suis plus la vierge, parce que je vais être mère!...
Les juges s'inclinèrent et sortirent. C'était en effet une loi sacrée, dominant toutes les lois dans tous les pays d'Europe, qu'une femme enceinte ne pût être exécutée... Sixte-Quint obtint du tribunal qui avait condamné la rebelle qu'il ne lui fût pas fait grâce de la vie, mais qu'il fût sursis à l'exécution jusqu'à la naissance de l'enfant. Cette sentence nouvelle fut communiquée à Fausta vers la fin de septembre: elle l'accueillit en souriant...
Il y avait trois jours que l'enfant était né. Tout, dans ce petit être, dénonçait une étrange vigueur, un furieux appétit de la vie; il fermait les poings, se raidissait, criait comme d'autres enfants à trois mois;
Fausta fit signe de la tête que c'était bien, jeta un coup d'oeil sur le verre de poison qui était sur une petite table à portée de sa main, et alors, pour la première fois, elle prit l'enfant dans ses bras. L'enfant s'éveilla et ses yeux clignotants parurent regarder... et alors Fausta lui parla:
—Fils de Fausta... fils de Pardaillan... que seras-tu?... Te dresseras-tu un jour devant ton père?... Seras-tu le vengeur de ta mère?... Fils de Fausta et de Pardaillan, puisses-tu avoir le coeur cuirassé d'un triple airain! Puisse ton âme inaccessible ignorer à jamais la pitié, l'amour, les sentiments de faiblesse et d'esclavage! Puisses-tu passer dans la vie comme un brûlant météore que pousse la fatalité! Adieu, fils de Pardaillan!
En même temps, elle saisit la coupe de poison, la vida d'un trait, la rejeta, et, violemment, dans le spasme suprême de la mort, imprima son baiser comme une morsure indélébile sur le front de l'enfant...
Et elle retomba sur l'oreiller... elle était morte.
Que devait-il devenir, en effet, cet enfant, issu de deux êtres de force et de vie intense, aussi formidables l'un que l'autre, mais l'un, type de chevalerie, synthèse de générosité; l'autre, type d'ambition, synthèse d'orgueil? Oui, que devait figurer ce produit de deux figures si dissemblables, l'enfant qui trouvait l'effroyable imprécation d'une Fausta au seuil de la vie, qui héritait peut-être l'incalculable force de, mal qui résidait dans l'esprit de Fausta, et en qui palpitait peut-être l'âme magnanime de Pardaillan?...
TABLE
I.—La flagellation de Jésus
II.—Henri III
III.—Henri III (suite)
IV.—Pardaillan et Fausta
V.—L'auberge du Chant-du-Coq
VI.—La vie de Cocagne
VIL.—Marie de Montpensier
VIII.—Le calvaire de Montmartre
IX.—La parole de Maurevert
X.—Le cardinal
XI.—La mère
XII.—La fille
XIII.—Fin de la vie de Cocagne
XIV.—Monsieur Peretti
XV.—Le 21 octobre 1588
XVI.—Devant l'abbaye
XVII.—La reconnaissance de Fausta
XVIII.—Maurevert
XIX.—L'échauffourée de la Cité
XX.—Où Fausta se contente d'une couronne
XXI.—La lettre
XXII.—La route de Dunkerque
XXIII.—Blois
XXIV.—Réconciliation
XXV.—Catherine reçoit la lettre
XXVI.—Pardaillan au couvent
XXVII.—Mourir ou tuer?
XXVIII.—Les fossés du château
XXIX.—Les clefs du château
XXX.—Aux approches de Noël
XXXI.—Aux approches de Noël (suite)
XXXII.—Aux approches de Noël (fin)
XXXIII.—Duchesse de Guise
XXXIV.—L'effondrement
XXXV.—Le dernier geste de Fausta
XXXVI.—La poursuite
XXXVII.—La forêt de Marchenoir
XXXVIII.—Un spectre qui s'évanouit
XXXIX.—Les frais de route de Pardaillan
XL.—Le palais Riant
XLI.—Fin du palais Riant
XLII.—Ventre saint-gris
XLIII.—Deux dynasties en présence
XLIV.—Jacques Clément
XLV.—La bonne hôtesse
XLVI.—
End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 04, Fausta Vaincue by Michel Zévaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 04, *** ***** This file should be named 13523-h.htm or 13523-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/5/2/13523/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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