The Project Gutenberg EBook of Zézette : moeurs foraines, by Oscar Méténier

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Title: Zézette : moeurs foraines

Author: Oscar Méténier

Release Date: September 16, 2004 [EBook #13478]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ZÉZETTE : MOEURS FORAINES ***




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ZÉZETTE

MOEURS FORAINES

PAR OSCAR MÉTÉNIER




PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
11, RUE DE GRENELLE, 11



1891



Chapitres


I   II   III   IV   V   VI   VII   VIII
IX   X   XI   XII,   XIII   XIV   XV   XVI



I


Debout sur la parade, Chausserouge fit un signe et l'orchestre attaqua les premières mesures d'une marche.

Puis, tandis que pistons et trombones s'évertuaient, il jeta un coup d'oeil autour de lui.

A ses pieds, un cormoran déplumé faisait claquer son bec, tandis que, perché au sommet d'une échelle, un singe enchaîné promenait sur les rares passants un regard résigné.

Une peau de lion et une peau d'ours, se faisant face, tapissaient le réduit ouvert qui donnait accès dans la ménagerie. Au fond, un trophée de cornes gigantesques entourait une tête de bison.

Soudain, Chausserouge remarqua que le contrôle était vide. Il courut à l'entrée des premières, souleva une portière effilochée, et de sa grosse voix brutale:

—Zézette, cria-t-il, ah ça! vas-tu venir, mauvaise gamine!

—Oui, papa! mais c'est Anatole qui ne veut pas me suivre...

—Eh bien! tape dessus!

Et presqu'aussitôt apparut une petite fille de douze ans environ, dont les yeux et les cheveux noirs faisaient encore ressortir la pâleur, traînant derrière elle, comme un chien, un jeune lionceau.

—Donne-moi ça! fit l'homme en arrachant brusquement la laisse des mains de l'enfant, colle-toi à ton comptoir et fais-moi le plaisir de ne plus en bouger.

Puis comme l'animal résistait, cherchant avec ses pattes de devant à se débarrasser du collier qui lui serrait la gorge, il lui allongea un coup de pied qui l'amena au bord du plancher.

—Avance donc, sale bête!

Le lionceau fit entendre une sorte de miaulement plaintif et vint se tapir au pied du piquet autour duquel Chausserouge enroula la laisse.

L'orchestre se tut; le dompteur fit, une minute durant, résonner, un gong retentissant; puis, tandis que le bonisseur achevait son invariable discours, il vint se camper, face au public, le jarret tendu, les bras croisés sur son dolman bleu-ciel à brandebourgs noirs.

Mais, ni cette mise en scène, ni les alléchantes promesses du boniment, ne parvenaient à fixer l'attention des rares passants qui sillonnaient encore le cours de Vincennes.

Il était dix heures du soir, et bien que la fête battit son plein, qu'on fût encore dans la semaine de Pâques, jamais peut-être, de mémoire de «voyageur», la foire n'avait attiré moins de monde.

En vain, de la place du Trône à la barrière, les orchestres faisaient rage; en vain les bateleurs déployaient toutes les ressources de leur esprit, le public passait indifférent, accordant à peine un regard aux parades, un sourire aux lazzis des pitres.

Depuis le matin, une chaleur lourde, accablante, avait fait regretter la bise de la veille. Maintenant les nuages noirs amoncelés à l'horizon se rapprochaient; un petit vent, précurseur de l'orage, faisait bruisser les feuilles des arbres et voltiger l'étoffe des drapeaux.

—Allons! messieurs, mesdames! glapissait le bonisseur, prenez vos places! Entrez! Pour la dernière représentation de la soirée, c'est à cinquante centimes les premières, vingt-cinq centimes les secondes! Travail dans toutes les cages par le célèbre dompteur Chausserouge! Et la séance sera terminée par le repas des animaux! Entrez! Entrez!

Mais personne ne répondait à cet appel. Les projections électriques des baraques voisines n'illuminaient que le vide; les animaux, énervés par l'atmosphère pesante, se promenaient inquiets dans leurs cages poussant des rugissements sourds, quand tout à coup de larges gouttes de pluie mouchetèrent les marches de bois de la ménagerie.

—V'là d'la lance! dit le bonisseur. Rien de fait pour ce soir... Allons, rentre, Gustave!

Et il poussa devant lui le cormoran, qui, sentant la fraîcheur de la pluie, lissait avec son bec les plumes de ses ailes.

—Bon Dieu! fit le dompteur en montrant le poing au ciel, quel gueux de temps!

Et d'un geste colère, il rabattit l'auvent qui fermait la ménagerie.

Soudain l'horizon se déchira; un formidable coup de tonnerre retentit et l'orage creva.

Comme par enchantement, le silence s'était fait dans toute la foire; les lumières s'étaient éteintes. Les animaux nerveux tout à l'heure s'étaient calmés.

On n'entendit plus pendant un instant que le crépitement continu de l'eau sur les bâches de toile.

—C'est ce matin qu'il nous aurait fallu cela, dit Chausserouge, bourru; au moins ce soir, avec de la fraîcheur, on aurait du monde. Allons, la même, compte la recette.

Zézette vida son tiroir sur le contrôle et aligna les pièces.

—Quatre-vingt-dix-huit francs cinquante! La recette d'une journée pour donner à bouffer à cinquante-trois pensionnaires, hommes et bêtes! Allez vous aligner avec ça! Ah! chien de métier! A la paye, vous autres!

Un à un, les musiciens de l'orchestre s'avancèrent. Il remit à chacun d'eux le prix de leur journée, puis, comme la pluie semblait tomber avec moins d'abondance, les quatre hommes sortirent de la baraque après, avoir souhaité le bonsoir au patron.

—Comme on aurait envie, dans des moments comme ça, de foutre la clef sous la porte et de filer n'importe où! répétait le dompteur découragé. Enfin! heureusement qu'on a encore de la viande pour aujourd'hui. Je vas aller servir les bêtes... pour leur enlever l'idée de se payer sur ma peau demain matin.

—Alors, je peux disposer? demanda le bonisseur.

—Dam! puisqu'y a pas de séance! Je ferai l'affaire avec Jean.

—Bonsoir, patron?

—Bonsoir!

Resté seul, le dompteur se dévêtit rapidement et tendit son dolman à Zézette.

—Porte-moi cela dans la caravane. As-tu dîné?

—Oui, papa, fit humblement la petite fille.

—Alors, tu peux filer chez la mère Tabary. Je n'ai plus besoin de toi.

Chausserouge rentra dans la ménagerie.

Dans un coin, un grand gaillard aux solides épaules était occupé à découper sur un large étal, supporté par deux roues, des quartiers de viande de cheval.

—C'est fini, Jean? demanda le dompteur.

—A peu près, mais tu sais, ils en auront pour une dent creuse, ce soir.

—Tant pis... c'est pas encore la recette d'aujourd'hui qui augmentera leur ordinaire... A propos, tu rogneras la portion des vieux, de ceux qui ne travaillent plus... Voyons, y sommes-nous?... Je vas te donner un coup de main.

Ils allaient commencer la distribution quand la portière se souleva et un vieillard, vêtu d'une blouse bleue complètement mouillée, fit son entrée.

—Bonjour, les petits fieux! Eh bien! En voilà une de saucée!

Il secoua son chapeau dont les larges bords ruisselaient.

—Bonjour, père Vermieux! firent les deux hommes en échangeant un regard mélancolique.

Le père Vermieux était l'usurier des forains.

Ancien «voyageur», il avait un beau jour vendu le manège de chevaux de bois avec lequel il avait fait fortune et s'était retiré dans le petit trou d'Auvergne où il était né.

Mais bientôt repris de la nostalgie de la vie nomade, il avait rejoint le «Voyage» et il s'était constitué le banquier de ses anciens confrères.

Aux uns, il prêtait à la petite semaine; aux autres, aux riches, à ceux dont l'installation offrait une garantie, il faisait des avances à plus long terme, surveillant lui-même l'emploi des fonds qu'il confiait, pourtant à de gros intérêts.

De temps en temps, le père Vermieux faisait un tour au pays, puis on le voyait régulièrement reparaître aux échéances. Il était avare et sa parfaite connaissance du métier et de la solvabilité de ses débiteurs l'assurait contre toute mauvaise spéculation.

Plein d'indulgence pour ceux qu'il savait pouvoir se relever à la suite d'une campagne malheureuse, il était intraitable à l'égard de ceux qui étaient à la côte, et il les exécutait alors sans pitié.

On le craignait plus, encore qu'on ne le détestait, car il n'était peut-être pas un forain sur le «Voyage» qui n'eût eu besoin dans sa vie d'avoir recours à lui.

Justement Chausserouge était son obligé. C'était le surlendemain qu'il devait payer à Vermieux une somme de trois cents francs; il l'avait oublié; l'apparition du petit vieux venait brusquement de rappeler ce léger détail à sa mémoire.

—Eh bien, mes enfants, que pensez-vous de ce petit temps-là? Ça ne doit pas faire aller le commerce?

—M'en parlez pas, père Vermieux! Nous avons dû fermer à dix heures.

—Eh pardieu! vous n'êtes pas les seuls! Depuis le Trône, j'ai pas rencontré âme qui vive... Figurez-vous que j'arrive ce soir de mon patelin... Allons faire un tour sur le Voyage, que je me suis dit... j'ai mangé un morceau près de la gare et je m'en suis venu tout doucettement. Je t'en fiche! A peine au pied de la colonne, v'là le tonnerre, les éclairs, tout le diable et son train!... Toutes les baraques fermées... Ma foi, je marchais devant moi... sous la pluie... j'ai reconnu l'enseigne de Chausserouge... et me voilà!... Dis donc, garçon, t'aurais pas une blouse à me prêter pour faire sécher celle-là...

—Mais si, mais si! père Vermieux! Et si vous voulez, on va prendre ensemble un verre de vin... ça vous réchauffera!

—Ah! c'est pardieu pas de refus!

Et Chausserouge, précédant l'usurier, le conduisit dans la caravane adossée à la ménagerie.

—Tenez, père Vermieux, voilà de quoi vous mettre à l'aise. Pendant ce temps, je vais retrouver Jean, car c'est l'heure de préparer à souper aux animaux... Tout à l'heure nous serons à vous.

Dehors, l'orage redoublait de furie. Le vent s'engouffrait en sifflant sous les toiles et la foudre tonnait sans relâche.

Chausserouge rejoignit son aide.

—Encore trois cents francs à payer après-demain... et pas le premier sou! Il avait bien besoin de venir... ce vieux cancre!

Il y eut un silence. Les deux hommes absorbés par les pensées que suscitait la présence inopinée de l'usurier, continuaient à découper les quartiers de viande.

Jean parla le premier.

—Tout de même, fit-il avec un mauvais rire, si on n'était pas des honnêtes gens, y aurait un riche moyen de s'acquitter en une fois.

—Lequel? demanda Chausserouge, qui avait compris.

—Oh! rien, une idée qui me passait par la tête...

Il s'arrêta, puis:

—Comme ça serait tout de même un débarras pour tout le Voyage, aussi bien que pour nous! reprit-il en regardant fixement le dompteur.

—Ne parlons pas de ça! interrompit Chausserouge, évidemment sous le coup d'une pareille obsession.

Mais Jean continua.

—Un homme qui n'a jamais l'habitude de mettre âme qui vive dans la confidence de ses petites affaires... qui n'aime personne et que personne n'aime... qui débarque un beau soir incognito à la gare de Lyon... et qui vous tombe dans une ménagerie, sans que pas un chrétien l'ait vu entrer... Enfin, voyons, y aurait-il pas de quoi tenter des gens pas scrupuleux?...

—Nous sommes des honnêtes gens, fit observer Chausserouge.

—Sans doute! Et c'est Vermieux qui est une crapule!

—Et une belle!

—Alors... Je ne sais pas, moi... voyons, jusqu'à quel point ce serait une mauvaise action...

—Tais-toi!... un assassinat... Jamais!...

—Avec ça qu'il se gênera après-demain... malgré que tu l'auras hébergé ce soir... de te faire des misères... même de te faire vendre... si tu ne payes pas!... Sans compter que le vieux, qui porte toujours son argent sur lui, doit avoir la poche bien garnie...

Chausserouge leva les yeux et regarda à son tour bien en face son interlocuteur.

—Alors, toi, tu n'hésiterais pas?

—Ah! moi... entendons-nous!... Moi... pas tout seul!...

—Enfin, que me conseilles-tu?

—Dame! c'est surtout toi que ça regarde...

—Et alors si, en fin de compte... je me décidais, je pourrais compter?...

—Comme sur toi-même... tu le sais bien, acheva Jean, mais part à deux, car, faut être juste, c'est moi qui ai eu l'idée...

—Soit! fit brusquement Chausserouge, à qui cet entretien pesait.

Pourtant, à cette seconde où il venait de prendre une si subite et si terrible détermination, il se sentit une sorte d'hésitation, comme si l'idée du partage qu'il venait de consentir lui semblait un sacrifice trop lourd, étant donné la responsabilité qu'il assumait. Mais il réfléchit que ce partage, en établissant la complicité de son aide, rassurait en même temps de son silence, et il conclut:

—Dépêchons-nous! Voilà les bêtes qui s'impatientent.

Mais Jean posa sa main sur le bras du dompteur.

—Laisse donc! Ce sera de l'économie pour demain, puisque c'est décidé... ils vont en avoir, de la viande, tout à l'heure!

—Viens! fit Chausserouge.

Tous deux rentrèrent dans la caravane.

Le père Vermieux était attablé.

—Vous avez déjà fini! demanda-t-il.

—Non!... Nous avons fait les parts simplement... Ce n'est pas encore l'heure. Ils n'ont l'habitude de manger qu'à minuit.

En ce moment, un long rugissement partit de la ménagerie.

—C'est pas leur avis, en tout cas, fit l'usurier en ricanant. En voilà un qui réclame.

—Il ne perdra rien pour attendre, riposta Jean. Il sera servi tout à l'heure.

—Vous savez, continua le père Vermieux, je ne me gêne pas, je fais comme chez moi... Vous ne montiez pas... J'ai trouvé une bouteille de vin... je l'ai entamée, en vous attendant...

—Vous avez bien fait, père Vermieux!

L'usurier, quand il était chez ses débiteurs, saisissait toutes les occasions de se payer en nature. C'était autant de pris sur l'ennemi.

Chausserouge s'était assis près du vieillard. Jean était debout, appuyé contre le lit qui garnissait le fond de la caravane.

—Viens donc par ici, garçon, qu'on te voie, dit Vermieux. La mère Tabary va toujours bien?

—Mais, pas mal... je vous remercie...

—J'irai demain lui dire un petit bonjour.

—Ça lui fera plaisir. Et vous, père Vermieux, vous êtes content?

—Pas trop! pas trop! J'ai perdu de l'argent ces temps derniers. J'avais obligé ces gredins de Romillard, vous savez, le petit théâtre de Marionnettes... J'ai attendu trop longtemps... Bien contre mon gré, il m'a fallu faire vendre... je n'ai pas retiré mes frais... c'était trop tard... A votre santé, mes enfants!

Chausserouge et Jean trinquèrent ensemble et échangèrent un regard.

Les Romillard étaient de malheureux saltimbanques que les exigences de Vermieux avaient ruiné et qui mouraient littéralement de faim.

—Sais-tu, continua le terrible vieux en s'adressant au dompteur, que tu ne m'as pas l'air de faire beaucoup fortune? Ton costume, que je vois pendu là, dans le coin, est rudement loqueteux.

—Ah! qu'est-ce que vous voulez... Je n'ai pas eu de chance non plus... soupira le dompteur, et je suis logé à la même enseigne que les camarades... Depuis que j'ai perdu ma pauvre femme, dont la maladie m'a coûté les yeux de la tête, il m'est survenu toutes sortes de malheurs. Ma grande lionne est morte... Vous savez bien, Sultane, avec ses trois lionceaux... Encore heureux que ça s'est borné là et que mes autres bêtes n'y ont pas passé... De la viande malade qu'on nous avait livrée...

—Voilà ce que c'est de ne pas acheter de la bonne marchandise. On y perd plus qu'on y gagne, prononça Vermieux.

—Je comptais sur la foire du Trône pour me refaire un peu... Nous avons eu un temps abominable... on ne voit pas un chat, des recettes dérisoires. Et dame! ça coûte cher, une ménagerie à entretenir.

—Mais, interrompit Vermieux, tu sais que ton billet vient après-demain? Ton billet de trois cents francs?... Je pense que tu seras en mesure?

—Ayez pas peur, père Vermieux, je serai en mesure après-demain! répliqua Chausserouge avec un sourire contenu. Mais vous ne buvez pas!

—C'est ma foi vrai! dit l'usurier rassénéré, mais dame! ça tient à ce qu'il n'y a plus rien dans la bouteille.

—Je dois en avoir une autre par là... une bonne!

—Voyons donc voir cela! fit le vieux en passant sa langue sur sa moustache grise.

Chausserouge se leva, passa derrière la table et fit mine de chercher dans un petit meuble situé à un angle obscur de la caravane, au pied du lit.

Jean fit un pas et mit dans la main du dompteur la hachette qui servait à dépecer les viandes et dont il s'était muni à tout hasard.

—Vois-tu, continua Vermieux, qui tournait le dos aux deux hommes, y a rien de tel, par les temps de pluie, qu'un verre de bon vin, bu avec des...

Il n'acheva pas. D'un coup formidable de sa hachette, Chausserouge venait de lui fendre le crâne.

Il s'abattit sans un cri, sans un geste, le nez sur la table, puis son corps glissa lentement de la chaise et tomba sur le côté.

Les deux hommes se regardèrent un instant en silence.

Enfin Jean se pencha, et souleva une main du vieillard. Elle retomba inerte.

—Ça y est! fit-il, il a son compte! Allons, oust, perdons pas de temps! Le magot!

Il fouilla dans les poches de l'assassiné, en retira un portefeuille qu'il soupesa une minute.

—Mâtin! Il est lourd!

Il l'ouvrit et étala son contenu sur la table: des lettres, des traites parmi lesquelles toutes celles de Chausserouge et vingt-cinq mille francs en billets de banque.

—Ce qui fait, dit Jean, douze mille cinq cents francs pour chacun de nous... et en plus, pour toi, ta dette liquidée.

Jean, très calme, avait conservé tout son sang-froid. Maintenant que le coup était fait, Chausserouge sentait une terreur singulière s'emparer de tout son être. Ses yeux papillotaient, il voyait des ombres danser sur les murs... Ses dents claquaient...

—Allons, pas de sentiment, hein! Ce n'est pas le moment! Prends ce qui te revient et brûlons le reste!... Faut bien faire quelque chose pour les copains... C'est eux qui seront épatés de ne pas voir rappliquer Vermieux...

—Tiens! fit Chausserouge qui considérait machinalement la liasse de billets souscrits par lui, il y a même celui d'après-demain. Il ne l'avait donc pas passé à un banquier?..

—Pas si bête, le père Vermieux... Il économisait l'escompte... Allons! Liquidons! Liquidons!

Il tordit la liasse des traites, en fit une torche qu'il alluma au-dessus de la lampe fumeuse qui les éclairait.

La flamme jetait autour d'eux des reflets rougeâtres qui firent de nouveau frissonner le dompteur.

—Poule mouillée! va! Tu as peur? dit Jean en haussant les épaules.

—Je n'ai pas peur... mais je suis plus à mon aise quand j'entre dans mes cages.

—Laisse-donc! Le feu purifie tout... Et voilà, ajouta-t-il en broyant sous son pied les cendres provenant de l'auto-da-fé, les infamies de Vermieux réparées et notre crime pardonné.

A ce moment, un éclair illumina la caravane, suivi presque aussitôt d'un coup de foudre terrible, auquel répondirent les rugissements des bêtes fauves.

—V'là le bon Dieu qui dit oui! ricana Jean. Finissons-en!

Chausserouge, livide, les yeux hagards, s'était cramponné, pour ne pas tomber, à la cloison de la caravane. Il sentait ses jambes flageoler sous lui.

—Ah! Tu m'embêtes avec ta peur... fit Jean durement. Le vin est tiré... il faut le boire! Aide-moi!

—Je n'oserai jamais! balbutia le dompteur.

—Je le croyais plus d'aplomb que ça, tu sais... Aide-moi seulement à le déshabiller... Après, je me charge du reste!

Chausserouge rassembla ses forces. Il se pencha, ainsi que Jean, et tous deux relevèrent le cadavre toujours chaud qu'ils étendirent sur la table.

Le visage, couvert de sang, était méconnaissable. Le crâne presque chauve de l'usurier était partagé en deux par une large ligne sanglante. A la hâte et en silence, les deux hommes enlevèrent les vêtements souillés du vieillard qu'ils transportèrent ensuite dans la ménagerie.

Rapidement, Jean débarrassa l'état roulant, il y coucha le corps et se prépara à commencer son office.

—Barricade la portière... commanda-t-il, et viens m'éclairer.

Chausserouge plaça devant l'entrée deux larges planches qu'il assujettit avec une barre de fer, puis, la lampe à la main, il regarda son aide accomplissant sa terrible besogne.

Toujours calme, Jean avait saisi sa hachette et, méthodiquement, sans apparence d'émotion, il détacha les membres du tronc.

Minuit sonna. Dans les cages, les lions et les tigres, alléchés par l'odeur du sang, rugissaient.

Tout à coup, dans un angle obscur de la ménagerie, à trente pas des deux hommes, une tête émergea d'un monceau de paille.

C'était Zézette, qui, contrevenant à l'ordre de son père et épouvantée par l'orage, au lieu d'aller se coucher chez la mère Tabary, s'était tapie dans le réduit où le dompteur serrait le fourrage.

Elle reconnut son père, puis Jean... Tout d'abord elle ne se rendit pas compte de ce qu'elle voyait... puis soudain un cri s'étrangla dans sa gorge...

C'était bien un homme... un homme mort... assassiné sans doute... que l'autre, l'aide, dépeçait avec tranquillité...

Elle crut rêver... Mais non, elle ne se trompait pas.

Un des lions, Néron, le plus rapproché des deux hommes, grattait avec fureur le plancher de sa cage, les yeux injectés, la crinière hérissée.

—Allons! patience donc, Néron! Voilà que c'est fini! fit Jean en poussant devant lui son étal roulant.

La petite charrette passa à trois pas de l'enfant... Ses yeux agrandis par l'épouvante ne pouvaient se détacher de l'horrible spectacle auquel présidait son père.

Elle ne bougea pas, ne fit pas un mouvement, craignant de se montrer... de faire voir qu'elle avait surpris cet affreux secret... On la tuerait peut-être aussi, elle, si on la trouvait là... et elle sentit tout son petit corps frissonner des pieds à la tête.

Jean s'était armé d'une fourche de fer; il commença la distribution.

—Les gros morceaux aux plus gourmands! dit-il d'une voix gouailleuse en passant une cuisse à Néron, qui se jeta sur cette proie, dans laquelle il enfonça ses crocs avec rage.

—Et je vous recommande les os, mes enfants! continuait Jean, c'est un morceau de roi... n'en laissez pas surtout!

—Écoute, dit Chausserouge, qui sentait une sueur froide perler à ses tempes, n'en donne pas aux bêtes qui travaillent. J'ai entendu dire que la chair humaine avait un goût, et que quand ils en avaient mangé une fois...

—Allons donc, peureux! Il faut que chacun ait sa part!

Quelques instants après, l'étal était vide. Il ne restait plus rien du corps de Vermieux.

—Et voilà... ça y est! fit Jean tout joyeux. Maintenant je vais me laver les mains et la police sera rudement fine si elle retrouve la trace du vieux!

—Est-ce que... tu vas t'en aller? demanda le dompteur.

—Non! diable! ce n'est pas le moment de s'endormir. Il faut veiller à ce que ces sacrés animaux-là n'en laissent pas une miette... Vois-tu qu'on retrouve demain matin un doigt de pied du père Vermieux? Après, nous brûlerons ses frusques!

Tout à coup un bruit semblable à un cri humain retentit derrière eux.

—As-tu entendu? fit Chausserouge en se retournant vivement.

—Mon Dieu! que tu es embêtant... c'est un singe qui jacte... Il n'y a ici que des amis... des croque-mort!

Les deux hommes prirent place sur un banc des premières.

—Et que comptes-tu faire de ta galette? demanda Jean.

—Dame! je ne sais pas... payer mes dettes... m'agrandir.

—Veux-tu que je te fasse une proposition? Associons-nous!

—Oui! c'est cela, associons-nous! répliqua vivement le dompteur. Comme cela, pensait-il, il restera près de moi toujours et je ne serai plus seul... en face de ces bêtes qui ont mangé Vermieux.

Derrière eux gisait, évanouie sur la paille, Zézette qui avait compris.


II


François Chausserouge, âgé de trente-cinq ans environ, était, par sa mère, d'origine bohème, de cette race aujourd'hui à peu près disparue qu'on nomme sur tout le Voyage, romanichelle, par corruption abréviative, ramoni.

Son père, un robuste Auvergnat, dernier né d'une nombreuse famille, avait, au temps de sa prime jeunesse, et fatigué de la vie des champs, quitté le pays pour suivre une ménagerie de passage, en qualité de palefrenier.

Très satisfait de ses services, le directeur l'avait élevé bientôt au rang de garçon de ménagerie.

Peu à peu, le jeune homme s'était familiarisé avec les animaux et il avait été mordu de la secrète ambition de travailler à son compte.

A force d'économies, il avait fini par amasser un petit pécule et un beau jour, profitant d'une occasion qui s'offrait à lui, il quitta son patron, acheta un ours et deux loups et se fit montreur de bêtes.

Pendant des années, il parcourut les campagnes, faisant travailler ses pensionnaires sur les places publiques des villages.

Pas assez riche pour acheter un cheval, ni une caravane, il avait fait l'acquisition d'une petite charrette traînée par des chiens, dans laquelle il renfermait ses vivres et son maigre matériel.

Cela dura jusqu'au moment où, ayant renforcé sa troupe de plusieurs singes et d'un perroquet, il songea à se joindre au Voyage, c'est-à-dire à la réunion générale des saltimbanques.

Il suivrait les foires, profiterait de la réclame de ses voisins, pousserait peut-être jusqu'à Paris, si toutefois les circonstances le favorisaient.

Il fut de prime abord assez mal reçu.

Il n'existe pas d'association où l'on se sente davantage les coudes que chez les Voyageurs. Là, tout nouveau venu est un concurrent qui accaparera forcément une nouvelle part de la recette générale. C'est un ennemi qu'il faut évincer.

Mais Chausserouge était homme à ne se laisser rebuter ni par les mauvais procédés, ni par les injustices.

Sa ténacité eut raison des jalousies et des colères qu'il excita. Comme ses nouveaux collègues, il avait droit à sa place au soleil, il la prit.

Ceux-ci, forts de leur expérience, de leur ancienneté, connaissaient les bons endroits, s'installaient les premiers, ne laissant à l'intrus que les coins dont ils ne voulaient pas.

Chausserouge ne réclamait jamais et triomphait généralement, car l'étrangeté du spectacle qu'il donnait captivait le public plus que ne le pouvait faire les attractions déjà vues de ses voisins.

Sans instruction, sans posséder aucun des secrets des dompteurs de profession, n'ayant pour tout aide qu'une patience à toute épreuve, il était parvenu à obtenir des résultats merveilleux et on s'écrasait dans le «tour de toile» en plein vent où il faisait travailler ses bêtes.

L'homme, du reste, n'était pas moins curieux que ses animaux.

Invariablement vêtu d'une blouse en grosse toile, qu'une ceinture de cuir serrait autour de sa taille, coiffé d'un vaste chapeau de feutre à la mode de son pays, chaussé de bottes fortes, on n'apercevait que ses yeux noirs et pétillants au milieu d'un visage hirsute et broussailleux.

Le fouet en main, il allait et venait au milieu de ses pensionnaires démuselés avec une insouciance et une tranquillité qui effrayaient et faisaient penser à ces fantastiques «meneux de loups», dont on conte encore les exploits aux veillées dans certaines provinces.

Le succès de ce Voyageur d'une nouvelle espèce, qui ne connaissait guère que son patois natal, le fit mettre en quarantaine.

On fit courir sur lui de vilains bruits, mais Chausserouge n'en eut cure. Il vivait isolé, content de voir son magot s'arrondir de jour en jour.

Toutes les préventions tomberaient, il le savait bien, le jour où sa persévérance serait enfin récompensée, où il pourrait comme les autres acheter une voiture, des chevaux, agrandir son installation si modeste encore.

Du reste, il n'était pas seul l'objet de l'ostracisme et de la haine des forains.

Près de lui et toujours à la gauche du campement, une famille de vrais ramonis au teint basané vivait misérablement sans s'inquiéter des commentaires, sans se soucier des injures.

Cette famille se composait de trois personnes, le père, la mère et une fille de dix-sept ans, superbe avec ses grands yeux et sa chevelure épaisse. Des lèvres rouges saignaient au milieu d'une peau brûlée par le soleil, dont la couleur bistrée faisait encore valoir l'éclat de ses dents très belles.

Chausserouge s'était dit souvent que Maria serait pour lui une rude compagne. Il avait trente-cinq ans et bien que très accoutumé à la vie d'anachorète qu'il menait depuis son enfance, il s'était surpris bien des fois à penser que les privations auxquelles il se soumettait, seraient bien moins dures à supporter s'il avait près lui quelqu'un pour les partager.

Et puis, en somme, il était seul au monde. Il ne se souciait pas de revoir sa famille; n'était-il pas temps pour lui de s'en créer une, pour qui il travaillerait.

Il aurait des enfants, qui lui succéderaient plus tard, qui augmenteraient leur patrimoine ambulant, qui pourraient le venger des rebuffades qui l'avaient accueilli.

Et jamais il n'avait rencontré dans sa vie aucune femme qui répondit autant que Maria à son idéal... Mais un obstacle infranchissable les séparait. Maria était ramoni, païenne... lui était chrétien et il savait combien les ramonis, qui ne se marient qu'entre eux, sont fidèles à leur religion.

Toutefois, et comme si ces deux êtres eussent senti entre eux une sorte d'affinité, Maria n'avait pas pour Chausserouge le regard de mépris dont elle couvrait les autres forains et parfois, tandis qu'accroupie à l'ombre de sa caravane à moitié détraquée, la jeune fille occupait son après-midi à tresser des paniers, Chausserouge, assis, la pipe aux dents, à l'entrée de sa tente, passait des heures à la contempler silencieusement.

Le père, connu seulement sous le prénom de Michel, raccommodait la porcelaine et s'occupait pour le surplus des soins à donner aux bêtes, un vieux cheval efflanqué, qui trouvait la plupart du temps sa pâture le long des routes, une chèvre et une guenon.

La mère était bonne-ferte, c'est-à-dire diseuse de bonne aventure.

Les jours de foire, on suspendait à la porte de la caravane un tableau grossièrement peint, et, pour dix centimes, vingt centimes, si l'on voulait le grand jeu, elle étalait ses tarots et dévoilait à tout venant les secrets de l'avenir.

Et dans la bouche de cette vieille femme, semblable aux sorcières du moyen âge, la moindre parole prenait l'importance d'un oracle.

Elle croyait à ses prophéties et savait imposer sa croyance aux autres. Si l'on ne sortait pas de chez elle convaincu, on en sortait impressionné.

Aussi ses ennemis profitaient-ils de cette disposition pour l'accuser de magie.

Quelque malheur frappait-il un Voyageur, c'était la bonne-ferte qui avait jeté un sort.

Plusieurs fois, on était parvenu à ameuter contre ces pauvres hères des populations entières.

Alors, renfermée dans sa caravane, la vieille faisait appel à la science léguée par ses ancêtres, et si les divins tarots n'annonçaient aucun danger immédiat, elle laissait passer l'orage, sûre que rien de fâcheux pour elle ne résulterait de cette effervescence.

Les parents de Maria, eux aussi, voyaient Chausserouge d'un bon oeil.

Depuis un an qu'ils voyageaient côte à côte, ils s'étaient rendus mutuellement mille petits services, sans avoir peut-être jamais échangé dix mots.

Une sympathie inavouée rapprochait ces parias du Voyage et il fallut qu'un événement grave survînt, pour faire éclater entre eux ces sentiments qui n'existaient qu'à l'état latent.

Un soir d'été, dans un village berrichon, comme Chausserouge venait de s'étendre sur le grabat, qui lui servait de lit, au fond de sa petite charrette, quelqu'un vint gratter à la toile qui recouvrait son primitif campement.

Les chiens n'aboyèrent pas; ce devait être une main amie. Le dompteur prêta l'oreille.

—M'sieu Chausserouge! disait une voix. M'sieu Chausserouge, je vous en prie!

Chausserouge se dressa brusquement sur son séant.

Il avait reconnu la voix de Maria.

—M'sieu Chausserouge, continua la jeune fille, c'est papa qui est près de mourir, je vous en prie, venez!

Le dompteur sauta à bas de sa charrette et une minute après, il entrait dans la caravane des ramonis.

Étendu sur un matelas de varech, le père Michel râlait.

Près de lui, l'oeil sec, quoique empreint d'une souffrance indicible, la vieille bonne-ferte s'occupait à faire chauffer sur un réchaud allumé à la hâte un breuvage de sa composition.

—Ça l'a pris tout à l'heure, dit la jeune fille; ce soir il se sentait mal à son aise... il est allé panser Cadet... il a essayé de manger et il est tombé d'un seul coup... comme s'il était frappé d'un coup de maillet... Il respire encore, mais il ne nous reconnaît plus... Il faudrait un médecin...

—Pas de médecin! grogna la vieille. Ça ne sert à rien... qu'à tuer le monde.

—Si, m'man, je t'assure! implora la jeune fille, laisse M. Chausserouge aller chercher un médecin.

—Qu'il y aille, s'il veut; puisque ça te fait plaisir!

—J'y vais, mam'zelle Maria! fit le dompteur, qui sortit et prit sa course à travers les rues du village.

Une demi-heure après, il était de retour.

Le docteur, qu'il était parvenu à découvrir dans ce trou perdu du Berry, se pencha sur le malade; il l'examina longuement, se fit raconter les circonstances qui avaient précédé et accompagné sa chute, puis il secoua la tête d'un air qui indiquait que tout espoir lui semblait perdu.

Le père Michel avait été frappé d'une congestion pulmonaire.

Toutefois, avant de se retirer, le médecin prescrivit quelques médicaments.

Sur le seuil de la caravane, Chausserouge l'interrogea:

—Il ne passera pas la nuit! fit le docteur.

Le dompteur lui glissa dans la main le prix de sa visite et courut de nouveau au village pour faire exécuter l'ordonnance.

Quand il revint, le malade, rappelé à la vie par le breuvage que la vieille, sans se soucier des prescriptions du médecin, était parvenue à lui administrer, avait repris connaissance.

Ses yeux étaient ouverts et fixés sur sa fille.

A la vue de Chausserouge, son regard, terne jusque-là, parut s'illuminer; ses lèvres remuèrent sans articuler une parole.

Les trois assistants s'agenouillèrent alors au chevet du mourant.

Le vieux ramoni faisait des efforts inouïs pour parler; une sueur froide perlait à ses tempes. Il parvint enfin à lever un bras, saisit la main velue du dompteur et il la posa sur celle de sa fille.

—Que veux-tu, Michel? demanda la bonne-ferte. Que notre voisin épouse Maria?...

—Vous me donnez votre fille?... articula le dompteur, la gorge serrée par l'émotion.

Michel ne répondit pas, mais ses paupières, qui battirent fébrilement, disaient oui.

—Il sera fait selon ta volonté, si Chausserouge consent, prononça la vieille.

—Et si mamz'elle Maria... veut bien de moi, ajouta le dompteur en implorant la jeune fille d'un regard si tendre, que celle-ci ne put s'empêcher de sourire à travers ses pleurs.

—Je consens! dit-elle, en prenant la main du meneur de loups.

Alors, le vieux ramoni pencha la tête en fermant les yeux. Tout son corps reprit une immobilité cadavérique. Soudain, deux hoquets soulevèrent sa poitrine; une pâleur de cire s'épandit sur son visage.

Le père Michel était mort.

Ce fut Chausserouge qui, le surlendemain, conduisit le deuil du ramoni.

Maria avait demandé qu'un prêtre accompagnât son père jusqu'à sa dernière demeure.

Le Voyage tout entier, à quelques exceptions près, fit cortège au cercueil.

Les rancunes semblaient s'être éteintes devant la mort et peut-être aussi, les forains, peu curieux d'initier les populations à leurs dissensions intimes, avaient-ils tenu à donner un gage public de leur bonne entente.

Lorsque Chausserouge et Maria furent de retour du cimetière, ils trouvèrent la bonne-ferte accroupie dans un coin de la caravane, l'oeil fixé sur ses tarots étalés.

Bien qu'elle ressentit une douleur réelle de la perte de son mari, sa croyance en la fatalité lui avait fait rapidement reprendre le dessus.

—Les cartes annonçaient une mort, dit-elle, et je n'avais rien vu.

—Et les cartes annonçaient-elles aussi... un mariage? demanda timidement le dompteur.

—Oui, répliqua la vieille. Il faut que tout s'accomplisse ici-bas. Il n'y a rien à faire contre la destinée. Tu te marieras, mon garçon! D'ailleurs, il y a longtemps que tu aimes ma fille, ajouta-t-elle. A l'heure dernière, le regard des mourants est devin...

—Mais vous, mamz'elle Maria, m'aimez-vous aussi?

—Aurais-je été vous chercher si je ne vous avais pas mieux considéré que tous les autres forains du Voyage? répliqua la jeune fille.

—Il n'est pas bon que des femmes soient seules dans la vie... prononça la bonne-ferte. Tu es plus digne que tous les autres d'entrer dans la grande famille des ramonis... C'est pourquoi le père, qui voyait loin... t'a choisi! Sa volonté sera faite.

Le lendemain, Chausserouge fit publier les bans et les forains comprirent pourquoi ils avaient vu le dompteur conduire le deuil du vieux ramoni.

Toutefois, de ce jour la fusion fut complète entre les deux campements.

La jeune fille apportait en dot une caravane, un vieux cheval et cinquante écus enfouis au fond d'un vieux bas.

Le dompteur apportait de son côté son pécule qui se montait à trois mille francs environ et ses animaux.

La première partie de son rêve était accomplie. Il allait maintenant pouvoir marcher de pair avec les forains qui l'avaient si fort méprisé jusque-là.

Pour permettre à la noce de se faire dans ce pays berrichon dont il garderait désormais un éternel souvenir, il retarda son départ et utilisa le temps que lui laissaient les délais légaux, à apporter à son nouvel établissement d'utiles améliorations.

Il avait acheté avant le départ de ses confrères une caravane spacieuse et presque neuve à un forain qui se retirait des affaires. Il se complut à l'embellir pour la rendre digne de sa compagne, dont ce serait désormais le séjour habituel, maintenant qu'elle allait rester vouée aux soins uniques du ménage.

La vieille caravane de Michel, complètement mise à neuf, fut affectée au transport des animaux.

Et une fois le mariage accompli, ce fut plein d'orgueil et le coeur rempli d'espoir que, debout, à l'avant de sa maison roulante attelée d'un vigoureux cheval, il prit le chemin qui devait lui faire rejoindre le Voyage.

A présent, il ne doutait plus, il avait foi en son étoile. Il avait tout oublié, les déboires et les douleurs passées.

Son désir le plus cher, le ciel l'avait pour ainsi dire miraculeusement réalisé, car comment expliquer autrement le geste suprême de ce mourant, à qui il ne s'était jamais ouvert de ses sentiments, mettant dans sa main caleuse la petite main hâlée de Maria?

Par quelle divination, par quelle double vue le vieux ramoni avait-il lu au plus profond de son coeur?

Il était sûr à présent de faire fortune.

Après trois jours de marche, il atteignit Bourges où le Voyage était installé.

Quand il débarqua sur la place Seraucourt, les forains firent le cercle autour de la belle caravane verte sur laquelle on lisait, peintes en lettres jaunes d'un pied de haut, l'inscription suivante:



GRANDE MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE


Après un moment de stupéfaction, les principaux d'entre eux s'approchèrent et serrèrent la main du dompteur un peu ébahi.

Une fois de plus, le proverbe avait raison: On pardonne tout aux riches.

La fortune venait de réhabiliter Chausserouge, de lui donner droit de cité.

Le soir même, sous une tente neuve, il donnait sa première représentation.


III


Une ère de prospérité et de bonheur s'ouvrit pour Chausserouge. Maria était en effet la femme forte, accoutumée aux privations, aux misères et aux fatigues du Voyage qu'il s'était figuré; la vieille mère, qui bien à contre-coeur et sur la prière du dompteur, avait renoncé à son métier de bonne-ferte, l'aidait dans les soins du ménage.

Elle avait pris goût à la profession de son gendre et elle s'était instituée l'infirmière des animaux malades.

Aidée par sa grande connaissance des simples, possédant les recettes traditionnelles de ceux de sa race, elle acquit bientôt sur tout le Voyage une réputation de guérisseuse telle qu'on venait la chercher des ménageries voisines dès qu'une bête ne mangeait plus ou donnait des signes de maladie.

Son concours fut à Chausserouge d'une utilité d'autant plus grande qu'il ne perdait jamais une occasion d'augmenter sa collection.

Quelques campagnes heureuses lui avaient permis de reconstituer à peu près son capital; il en profita pour acheter une lionne, puis deux hyènes, puis une panthère.

La lionne mit bas, et deux lionceaux, qu'il fit élever par une chienne Terre-Neuve, furent la souche de toute une génération.

Sans demander plus de conseils aux spécialistes du métier qu'il ne l'avait fait jadis pour les loups et les ours, Chausserouge se livra à l'éducation de ces nouveaux pensionnaires, dont il ne connaissait ni les habitudes, ni le caractère, avec la même insouciance et la même énergie qu'autrefois.

Un succès pareil couronna son effort.

Bref, il eût été complètement heureux s'il fût né un enfant de son union avec Maria.

Un enfant dont il aurait fait un monsieur, que, selon son expression, il aurait mis dans la «diplomatie», c'est-à-dire à qui il eût donné une profession libérale, celle de médecin ou d'avocat, par exemple.

Un enfant dont il pût, dans ses vieux jours, être fier et qui n'aurait pas besoin de traînailler comme lui par les routes pour gagner son pain.

Combien de fois n'interrogea-t-il pas à cet effet sa belle-mère, qui passait à consulter ses cartes tout le temps que lui laissait ses multiples occupations.

—Tu auras un fils, lui répétait toujours la vieille, mais ne désire pas trop sa venue, qui sera pour toi le signal d'un grand malheur!

Et si Chausserouge insistait pour savoir de quelle calamité il était menacé:

—Les cartes ne le disent pas. Elles parlent d'un malheur, voilà tout!

La prédiction de la vieille se réalisa. Maria devint enceinte après six ans de mariage et accoucha d'un fils, mais une fièvre puerpérale consécutive à son accouchement se déclara et l'enleva en trois jours.

La douleur de Chausserouge fut immense.

Une épidémie décimant ses animaux, même la déconfiture complète le remettant au point d'où il était parti, l'eût trouvé ferme et résigné, prêt à recommencer la lutte, mais l'irrémédiable catastrophe qui l'atteignait brisa son courage en ruinant son espérance.

Six années durant, Maria avait été la compagne dévouée, l'assistant dans ses déboires, l'aidant dans ses entreprises.

Désormais, une place allait rester vide éternellement, qui lui rappellerait son bonheur passé; lui, qui sans appui était parvenu à se créer une situation indépendante et enviable, il se sentait à présent isolé, faible, comme si le génie qui avait présidé à sa fortune l'eût pour toujours abandonné.

Il se sentait vaincu et perdait toute foi dans l'avenir.

La vieille mère se montra plus forte. Après l'abattement du premier moment, elle se releva plus courageuse, plus fataliste que jamais.

—Ainsi l'a voulu la destinée! disait-elle.

Et elle lui montra le petit François, dont l'éducation restait à faire.

C'est pour celui-là que maintenant il allait falloir travailler.

Le père, désolé, prit l'enfant dans ses bras et tout en conservant gravé éternellement dans son coeur le souvenir de sa chère Maria, il reporta sur l'être chéri, dont la venue tant désirée avait coûté si cher, toute l'affection dont il était capable.

Il se remit au travail avec plus d'acharnement que jamais, voulant oublier; il se plut aux exercices les plus audacieux, tels qu'il n'aurait pas osé les tenter auparavant, et il dépassa en prouesses les dompteurs les plus fameux.

Il se lançait avec une sorte de furie dans les aventures les plus hardies, étonnant par le stoïque mépris de la mort, le sang-froid avec lequel il s'exposait au danger.

Quelques jours avant la mort de sa femme, il avait reçu d'un marchand d'animaux deux superbes tigres royaux adultes, qu'il avait baptisés Jim et Toby.

Personne n'avait encore osé pénétrer dans leur cage et chaque jour il remettait au lendemain cette dangereuse expérience.

Un soir, qu'il venait de terminer différents exercices dans la cage centrale, devant une assistance nombreuse, il eut l'idée, soudain, d'affronter les deux terribles fauves.

Au lieu de se retirer, comme il avait l'habitude de le faire pour permettre de faire passer dans des cages voisines les animaux qui ne devaient pas travailler, il frappa résolument du pommeau de son fouet, à la mince cloison de planches qui le séparait de Jim et de Toby.

—Ouvre! cria-t-il au garçon de piste.

—Mais, monsieur Chausserouge, ce sont les tigres!

—Ouvre! répéta le dompteur d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Passe-moi la fourche et ouvre!

Tremblant à la pensée de ce qui allait arriver, s'attendant à voir son maître mis en pièces par les monstres furieux, le garçon obéit.

A l'aide d'un croc en fer, il tira le portant et livra passage au dompteur, qui s'avança brusquement, le fouet haut et la fourche en arrêt.

Un instant stupéfait par cette visite inattendue, les deux tigres se tapirent en grondant au fond de la cage, prêts à bondir.

Chausserouge, sous les yeux d'un public haletant, marcha à leur rencontre et fouailla...

Surpris par l'attaque, fascinés par le regard du dompteur, Jim et Toby s'élancèrent, décrivant autour de la tête de l'imprudent des cercles vertigineux, ébranlant la voiture par leurs bonds désordonnés...

Lui, ne les quittait pas de l'oeil et fouaillait sans relâche...

—La chasse au tigre, messieurs!

Et il déchargea sur eux ses pistolets chargés à poudre... les poursuivant dans les angles de la cage, ne se laissant pas intimider par leurs effroyables rugissements...

—Passe les barrières! cria-t-il tout à coup.

Et les deux tigres affolés, harcelés par le dompteur, dont la lutte doublait l'audace et l'énergie, sautèrent les barrières d'abord, puis les cerceaux enflammés.

Sur les gradins, la foule trépignait d'enthousiasme.

Enfin, le garçon tira de nouveau le portant de sortie et les deux monstres se précipitèrent dans l'ouverture béante.

Le dompteur était sauvé.

Debout, sans une égratignure, toujours très calme, quoique ruisselant de sueur, il salua les spectateurs qui l'acclamèrent.

--- Vous savez, patron, lui dit le garçon encore tout tremblant d'émotion, c'est bon pour aujourd'hui, mais il ne faudrait pas recommencer ce petit jeu-là!

—Pourquoi pas? répliqua Chausserouge, les tigres sont domptée, ils ont obéi. Maintenant je suis sûr de moi!

Et le lendemain, et les jours suivants, il renouvela son périlleux exercice avec le même succès que la veille.

Cependant le petit François grandissait.

Le père l'entourait d'une affection jalouse; l'enfant ressemblait trait pour trait à sa mère et il croyait voir revivre en lui sa défunte.

La vieille bonne-ferte élevait son petit-fils en vrai ramoni.

Si à sept ans, François ne connaissait pas ses lettres, il lisait couramment les tarots et parlait sa langue originelle.

Habitué à vivre au milieu d'eux, les rugissements des fauves ne l'effrayaient pas. Au contraire, son grand bonheur était de pouvoir passer son après-midi dans la ménagerie, tandis que son père, enfermé dans la cage centrale, dressait les animaux.

Il lui arrivait de dire:

—Quand je serai grand, moi aussi je dompterai les lions!

Alors le père l'interrompait:

—Quand tu seras grand, tu iras au collège et on fera de toi un savant afin que tu puisses devenir un jour un monsieur, «un diplomate!»

L'enfant faisait la moue et ne répondait rien, mais il était facile de voir que dans sa petite tête était née et s'affermissait la résolution bien arrêtée de vivre comme avaient vécu ses parents.

Néanmoins, le dompteur tint bon, malgré les avis de la bonne-ferte qui soutenait l'enfant dans sa révolte.

—Jamais un ramoni n'a été au collège... laisse-le donc vivre en ramoni!

Chausserouge n'entendit rien.

Quand l'enfant eut dix ans, malgré ses cris et ses protestations, il le plaça dans une institution, à Saint-Mandé.

Quatre jours après, il le retrouvait un soir dans la ménagerie, installée alors boulevard de la Villette, blotti derrière la caisse aux serpents.

François avait profité de la première promenade pour s'échapper.

Le dompteur, inflexible, prit son fils par l'oreille et le reconduisit incontinent, en le recommandant d'une façon particulière.

François Chausserouge passa cinq ans dans cette maison d'où on se serait bien gardé de le renvoyer, car le père payait largement; mais jamais on n'avait vu élève plus indocile, plus indiscipliné, plus amoureux de sa liberté.

Il grandissait, s'adonnait avec passion à tous les exercices du corps, mais il montrait pour l'étude une répugnance invincible, à ce point qu'il avait dû redoubler toutes ses classes et qu'il dépassait de la tête tous ses camarades de cours.

En vain son père lui reprochait-il son apathie:

—Je ne puis pas, répondait-il, c'est plus fort que moi!... Je veux être dompteur... comme toi!

Chausserouge s'entêtait, mais à la fin il dut céder.

A quinze ans, son fils, s'il était devenu un gaillard hardi et bien planté, n'avait fait aucun progrès.

Justement, la vieille bonne-ferte, tombée en enfance, venait de mourir; la solitude pesait au vieux belluaire.

Le soir de l'enterrement, il ne reconduisit pas son fils à l'institution.

—Reste avec moi, lui dit-il avec un soupir, tu m'aideras... C'est égal, j'aurais tout de même bien voulu faire de toi un monsieur...

—Bah! j'en sais assez pour te remplacer... j'ai besoin pour vivre de l'odeur de toutes ces bonnes bêtes... J'ai besoin d'entendre leurs rugissements... je suis né pour cela, je te dis! J'ai le métier dans le sang!

Et il embrassa son père si tendrement, que le dompteur ne sut s'il devait déplorer le manque d'aptitude de son fils ou s'en réjouir.

Dans tous les cas, il avait fait l'impossible pour ouvrir au jeune homme une carrière moins périlleuse; il ne regrettait pas les sacrifices qu'il s'était imposés, puisqu'il avait rempli son devoir.

—On ne peut pas résister à sa destinée, répétait sans cesse François, à qui la vieille grand'mère avait inculqué son fanatisme et ses superstitions.!

—Eh bien! advienne que pourra! prononça Chausserouge.

De ce jour, il eut un lieutenant sur lequel il pouvait aveuglément compter.

A François était dévolue la tâche de surveiller les garçons, d'assurer le service des vivres, de seconder son père en faisant «l'explication» pendant le cours des représentations, de présider au montage et au démontage de l'établissement à chacun des déplacements de la ménagerie.

Mais François ne se résignait qu'à regret à ce rôle qu'il jugeait par trop effacé.

Ce qu'il voulait, c'était affronter, lui aussi, les crocs des fauves, soumettre à sa volonté les redoutables pensionnaires de la ménagerie.

Il avait soif des applaudissements qui saluaient son père, chaque fois qu'il avait terminé ses exercices.

Vivre libre, courir les routes, ne plus être obligé de pâlir sur des livres entre quatre murs, c'était très bien, mais ce qui l'attirait, c'était l'appât du danger et le bruit des bravos, journalière récompense de la glorieuse victoire de l'homme sur la bête.

Lui aussi, il voulait voir fixés sur lui les yeux de tout un public frémissant de crainte, partagé entre l'effroi et l'admiration.

Mais quand il parla pour la première fois à son père d'entrer à son tour dans les cages, de commencer son apprentissage, il se heurta à un refus formel.

Cet homme qu'une sorte d'inconscience avait toujours protégé contre la peur, qui avait affronté mille périls sans un battement de coeur, tremblait à l'idée de voir son unique enfant s'exposer aux mêmes dangers.

François insista. Le père tint bon, tout d'abord, mais il finit par se laisser toucher.

Il fut convenu que le jeune homme débuterait le jour où il aurait atteint sa dix-huitième année.

En attendant, le vieux dompteur lui enseigna les premiers principes de son art.

Une lionne venait justement de mettre bas.

Chausserouge résolut de confier à son fils le dressage des trois lionceaux.

Tout d'abord, il lui rappela que, comme l'homme, l'animal naît avec des instincts bons ou mauvais, qu'il n'était pas rare de trouver dans des sujets issus du même père et de la même mère, des types de caractères absolument dissemblables; les uns dociles et doux, les autres rebelles à toute éducation.

La difficulté énorme pour le dompteur quand il s'adresse à des animaux arrivés adultes chez lui, se trouve bien amoindrie quand il a affaire à des bêtes qu'il a vu naître, dont il a eu le temps par conséquent d'étudier le tempérament, de discerner le degré de franchise.

Il lui reste alors à habituer ses élèves à sa présence, à appliquer à chacun le genre de travail qui lui convient, en ayant soin de ne pas trop demander à la fois, afin de ne pas rebuter l'animal et provoquer ainsi ses légitimes révoltes.

Se faire craindre, en sachant se faire aimer, telle devait être le but et la devise du dompteur.

Chausserouge fut charmé de voir avec quel entrain son fils acceptait sa nouvelle tâche, avec quelle adresse il mettait en pratique ses conseils.

En effet, du moment où il fut institué le précepteur des lionceaux, François tint à ce que nul que lui ne les approchât.

Il les soignait, leur donnait à manger, entrait chaque jour dans leur cage, afin de les familiariser avec lui.

Il avait à lui deux lionnes et un lion; il les baptisa Saïda, Rachel et Néron.

Au bout de quelques mois, il commença leur éducation.

Les lionnes étaient assez dociles, surtout Rachel, mais Néron se montrait rétif; le jeune homme dut déployer à l'égard de ce dernier, beaucoup de patience et d'énergie.

Le père qui suivait tous ces essais d'un oeil inquiet, sentit bientôt s'évanouir toutes ses appréhensions.

Son fils était bien un vrai Chausserouge; il en avait les qualités, l'audace et la persévérance, pourquoi fallait-il qu'il y joignit des défauts inconnus à sa race?

Car s'il remplissait avec une exemplaire rectitude tous les devoirs de son nouvel état, François depuis qu'il était libre, laissait, en dehors du service auquel il s'astreignait avec joie, un libre cours à ses penchants naturels.

Son père lui avait tracé la voie; il n'avait pas à lutter comme lui avec les difficultés d'un pénible début.

La situation acquise, l'aisance dans laquelle il n'avait qu'à se laisser vivre le dispensait de compter et puisqu'il travaillait, pensait-il, il était juste aussi qu'il profitât de l'existence.

La vie nomade qu'on mène sur le Voyage est pleine de périls pour un jeune homme; François y succomba.

Tandis que sur la masse des forains, les uns, les sérieux et les économes, n'ont d'autre désir, leur journée finie, que de rentrer chez eux et d'y goûter les joies de la famille, les autres se réunissent dans le cabaret dont ils ont fait choix et où ils se donnent rendez-vous et attendent que l'heure tardive les oblige de regagner leurs caravanes.

Au fond d'une arrière-salle d'estaminet, on boit, on joue et plus d'un voyageur a perdu là souvent le gain de sa journée.

Le soir, quand Chausserouge avait rabattu l'auvent qui fermait l'entrée de la ménagerie, François s'esquivait pour aller retrouver les nombreux amis qu'il s'était faits.

Il aimait le jeu, le vin; ces réunions avaient pour lui un attrait irrésistible.

Ce gros garçon si fort, si insoucieux du danger, si audacieux, était un faible.

Il s'était laissé entraîner une première fois par Jean Tabary, le fils du directeur d'un Concert Tunisien; peu à peu il avait laissé prendre sur lui par son compagnon de plaisir un ascendant contre lequel il n'avait pu réagir.

Le père Chausserouge, plein d'indulgence, n'avait d'abord vu dans ces escapades qu'un passe-temps, qu'après tout son fils avait bien le droit de prendre, puis quand il avait compris quelle influence fâcheuse pouvait avoir sur l'avenir de François cette habitude de «godaille», il s'était gendarmé, mais en vain.

Le pli était formé, et Jean Tabary était là pour contrebalancer son autorité.

—Est-ce qu'on ne peut pas rigoler un brin quand on a turbiné toute une sainte journée? Laisse-le donc dire, le vieux! Quand t'auras son âge, t'auras toujours le temps d'être sérieux, ne cessait de répéter Jean Tabary.

Et François passait outre; mais comme, le lendemain, il se mettait au travail avec une nouvelle ardeur, le père soupirait et fermait les yeux.

Ce fut à la foire de Neuilly que le fils Chausserouge parut pour la première fois en public.

Quand il apparut dans la cage centrale, serré dans un coquet dolman à brandebourgs d'or, culotté de blanc, chaussé de bottes à l'écuyère, il y eut parmi la foule des spectateurs un petit murmure d'admiration.

Tout fier et plus ému qu'il ne voulait le paraître, le père se tenait en avant des premières, dans l'allée qui longe les cages, un croc de fer à la main.

Il n'avait voulu laisser à personne le soin de faire le service de garçon de piste.

Tour à tour défilèrent, aux applaudissements de la foule, les vieux pensionnaires de la maison, lions, hyènes, ours, loups et jusqu'aux deux tigres, Jim et Toby, qui évoluèrent sous le fouet et exécutèrent leurs exercices habituels sans, de leur part, grande velléité de résistance.

La volonté du père Chausserouge les avait rudement asservis; celle du fils les tenait en respect plus rudement encore.

Ils comprenaient qu'ils avaient affaire à un maître et ils obéissaient.

Le vieux dompteur était radieux. Il ne regrettait plus maintenant d'avoir permis au jeune homme de suivre une vocation pour laquelle il était si manifestement né.

Il y eut un entr'acte.

On jeta de la sciure sur le plancher de la cage, après quoi le père Chausserouge prit la parole:

—Mesdames et messieurs, pour terminer la représentation, mon fils François Chausserouge—et il prononçait ce nom avec orgueil,—va avoir l'honneur de présenter, pour la première fois, un lion et deux lionnes du Sahara, tous trois adultes et capturés récemment, Néron, Rachel et Saïda!

Il se fit un grand silence.

Chausserouge venait de tirer le portant et d'introduire les trois fauves dans la grande cage.

Néron était maintenant âgé de trois ans. C'était une bête superbe. Sa tête énorme disparaissait sous une épaisse crinière.

Il promena un instant son regard torve sur l'assistance et poussa un sourd rugissement auquel répondirent les deux lionnes.

François frappa trois coups du pommeau de son fouet, puis il entra brusquement, tandis que d'une voix de stentor, le père clamait:

—Le dompteur François Chausserouge dans les cages!

A la vue du jeune homme, la crinière de Néron se hérissa.

Suivi des lionnes, la gueule menaçante, les crocs prêts à déchirer, il s'élança au-devant du nouveau venu.

Tranquillement, François se débarrassa de son fouet et marcha droit sur le fauve, qu'il saisit par la crinière, malgré ses grondements.

Puis, rassemblant ses forces, il le mit debout et le jeta à la renverse.

L'animal retomba sur ses pattes à l'angle opposé de la cage.

Un tonnerre d'applaudissements salua cette énergique entrée en matière.

François Chausserouge se tourna aussitôt vers Saïda, dont il entr'ouvrit les mâchoires, et à trois reprises il plaça son bras droit, puis son visage entre les crocs aigus de la bête.

Il s'avança ensuite sur le bord de la cage.

A son commandement, Rachel se dressa contre lui, appuya ses lourdes pattes contre sa poitrine et lui lécha la face...

Cette fois, l'enthousiasme fut à son comble; le père Chausserouge pleurait de joie.

François maniait ses bêtes avec autant de tranquillité et d'aisance que s'il se fût agi de jeunes chiens.

Il se fit passer sur un plat d'étain un morceau de viande, noua autour du cou de Néron une serviette, plaça la viande devant son nez, et l'animal ne s'en saisit en grondant que lorsqu'il lui en donna l'ordre.

—Maintenant, sautez!

Et tour à tour il fit franchir à ses élèves des barrières de un mètre cinquante de haut.

Comme de simples caniches, il les fit passer à travers des cerceaux de papiers et des cerceaux enflammés, puis pour couronner ses exercices, il donna un signal.

Instantanément, le gaz fut baissé et la salle se trouva plongée dans l'obscurité.

Quand on ralluma, François Chausserouge était étendu à terre, la tête appuyée sur Néron et les deux lionnes étaient couchées à ses côtés.

Puis tandis que la salle entière l'acclamait, il se leva, salua profondément et sortit.

Il avait à peine disparu que les trois fauves se précipitaient en rugissant contre la grille, l'ébranlant sous leurs efforts, labourant le plancher de leurs griffes.

—Allons! les agneaux! C'est trop tard, criait narquoisement le père Chausserouge, rentrez vos gousses d'ail! Y a rien à faire!

Et se tournant vers le public:

—Mesdames et messieurs, c'est pour avoir l'honneur de vous remercier. Demain, deux grandes représentations, l'une à trois heures, l'autre à neuf heures du soir, la dernière, suivie du repas des animaux!

Dans la caravane, où il le rejoignit, il étreignit longuement son fils dans ses bras.

Il pouvait mourir maintenant. Il avait un digne successeur.

Jamais, même au temps de sa jeunesse, il n'aurait égalé en hardiesse et en vigueur ce galopin de dix-huit ans.

Il en avait honte, mais ça lui faisait tout de même bien plaisir.

Mais en même temps que, de par son succès, François devenait grand premier rôle, un soudain changement s'opéra chez lui.

Grisé par ses triomphes quotidiens, il oublia son humble origine et par quelle série de privations son père avait dû passer pour atteindre à ce degré de prospérité, qui lui avait permis de débuter si brillamment.

Il n'attribua qu'à lui l'engouement subit dont le public avait été saisi et qui faisait chaque soir affluer dans la baraque le «monde chic» et tout ce que Paris comptait de notabilités.

Certes, sa jeunesse, la crânerie avec laquelle il affrontait le péril étaient pour quelque chose dans cet enthousiasme, mais la vieille renommée de son père, qui l'avait façonné, instruit, qui l'avait fait bénéficier de ses trente années de dure expérience, y était aussi pour beaucoup.

Plein d'orgueil, le jeune homme s'en rendit d'autant moins compte qu'il était en but à des sollicitations bien faites pour flatter sa vanité.

Comme les militaires, comme les acrobates, comme tout ce qui porte élégamment un uniforme ou un costume brillant, il fut assailli de déclarations, de demandes de rendez-vous et il en vint bonnement à penser que ces marques d'une sympathie un peu outrée s'adressaient bien plus à son intime personnalité qu'à son dolman soutaché d'or.

Il y répondit, et certaines déconvenues qui auraient dû le convaincre que son prestige tombait quand il n'apparaissait pas dans la cage, debout au milieu de ses fauves, ne parvinrent pas à le détromper.

Il dédaigna dès lors de coucher dans la caravane paternelle.

A proximité du campement, il choisissait un hôtel de belle apparence et il y louait une chambre pour la durée de chaque séjour.

Le père, aveuglé par sa tendresse paternelle, laissait faire.

—Il jette sa gourme, pensait-il, il deviendra sérieux quand il sera temps.

Au contraire, la recherche de mauvais goût avec laquelle son fils s'habillait lui semblait le dernier mot de l'élégance.

Il trouvait un motif d'orgueil dans le genre de succès qu'obtenait François et il finissait par fermer les yeux sur la vie qu'il lui voyait mener, si en désaccord pourtant avec l'existence austère qu'il avait tenue lui-même dans sa jeunesse.

Il avait rêvé de faire un «monsieur» de son enfant, et François avait trouvé le moyen de devenir un «monsieur» tout en restant dompteur.

Il réhabilitait la profession; c'était l'idéal.

Le pauvre homme n'apercevait pas le danger qu'il y avait à laisser contracter à son fils des habitudes de plaisir et d'intempérance.

Mais peu à peu François se relâcha de ses devoirs. S'il se livrait avec la même ardeur au périlleux exercice de son état, il jugea bientôt indigne de lui de s'adonner comme par le passé aux mille petits détails que nécessite le bon entretien de la ménagerie.

En dehors des heures consacrées au dressage des nouveaux pensionnaires ou aux représentations, il devint impossible d'obtenir de lui le moindre service.

C'eût été déroger.

C'est ce qu'il parvint à persuader à son père, la première fois que celui-ci hasarda une timide observation.

Il parla même de renforcer le personnel, d'engager de nouveaux employés.

—Tant que je serai là, répliqua le vieillard, nous n'aurons pas besoin d'augmenter nos frais déjà si lourds, je suffirai à tout par mon travail et mon active surveillance, mais si je venais à disparaître?...

—Bah! je gagne assez d'argent pour ne pas m'astreindre à une besogne de manoeuvre et de domestique!

—Rien ne vaut l'oeil du maître! Tu te laisseras voler et les animaux en souffriront. Un dompteur doit toujours tenir ses bêtes en haleine.

—J'ai mon fouet et cela suffit! répondait le jeune homme.

Le père hochait la tête, n'osait pas insister, et des semaines, des mois, des années passèrent, sans que rien vint remédier à un état de choses qu'il ne pouvait s'empêcher de déplorer.

A vingt-cinq ans, le fils Chausserouge était devenu un dompteur accompli, mais il s'était acquis une réputation de noceur et de bourreau des coeurs dont il tirait vanité.

Sur tout le Voyage, on ne l'appelait plus que «le beau François».

Il était le chef reconnu de la jeunesse foraine et la chronique scandaleuse ne s'alimentait que du bruit de ses conquêtes et de ses exploits.

Puis peu à peu et à mesure que sa renommée grandissait, le jeune homme se fit des relations en dehors de son monde.

Il s'était trouvé en rapport avec des reporters, des boulevardiers à l'occasion des fêtes de bienfaisance pour lesquelles on avait réclamé son concours; il se lia avec eux et, dès lors, on put chaque soir, après sa représentation, le rencontrer sur le boulevard, habitué assidu des restaurants de nuit et des tripots clandestins.

Le père Chausserouge s'alarma sérieusement et ce fut pour mettre fin à cette vie de débordements que, très inquiet de l'avenir de son établissement, lorsqu'il ne serait plus là pour veiller aux intérêts matériels de la ménagerie, il conçut un beau jour le projet de marier son fils.

Peut-être, lorsqu'il saurait trouver chez lui une femme gentille, aimante, le jeune homme consentirait-il à renoncer aux joies turbulentes et dispendieuses du dehors.

Justement, il avait quelqu'un à lui proposer.

Un de ses rares amis, originaire de la même province et directeur d'un Musée mécanique, le père Collinet, avait une fille, qui passait sur tout le Voyage pour une vertu inexpugnable.

Amélie avait vingt ans et était fille unique.

A elle seule devait donc revenir un jour l'héritage du vieil Auvergnat, un malin lui aussi, qui à force d'économie, avait su arrondir sa pelote.

C'était donc un parti. Le fils Chausserouge pouvait décemment épouser. Les deux compères eurent à ce sujet une longue conversation et ils tombèrent d'autant mieux d'accord, qu'Amélie, pressentie à ce sujet, laissa comprendre que son union avec le jeune dompteur mettrait le comble à ses voeux.

François était son camarade d'enfance. Ils avaient été élevés côte à côte, la baraque de Collinet avoisinant toujours la ménagerie de Chausserouge.

Puis, à mesure qu'ils avaient grandi, l'affection fraternelle que la jeune fille portait à son ami s'était changée en une sorte d'admiration muette qu'elle n'osait manifester.

Elle avait été, comme tout le monde sur le Voyage, spectatrice attristée du changement si radical survenu dans la manière de vivre de François et, plus que personne, elle en avait souffert tout bas.

Et voilà que ce rêve formé au plus profond de son coeur de devenir un jour la compagne du jeune dompteur allait peut-être se transformer en une réalité.

Certes, une bien vive tendresse l'attachait à son père, dont elle était l'utile auxiliaire, mais elle n'hésiterait pas à quitter cette caravane dans laquelle elle avait vu le jour pour se consacrer toute entière à l'être chéri pour le bonheur duquel il lui semblait qu'elle était née.

Depuis ses récents succès, François l'avait bien un peu négligée... Il avait paru oublier son amie des premiers ans, cette petite Amélie si douce, si aimante... Il lui en avait préféré d'autres plus belles, plus riches... Mais elle lui pardonnait toutes ses fautes passées, puisqu'il allait lui revenir et pour toujours!

Et elle lui montrerait tant de soumission aveugle, tant de dévouement, qu'il finirait bien, à son tour, par l'aimer un peu!

Son illusion fut de courte durée.

Lorsque, le soir même du jour où il avait «pris des arrangements» avec Collinet, le père Chausserouge s'ouvrit à son fils de son projet d'avenir, il se heurta à un refus formel.

—Je n'épouserai pas Amélie, déclara nettement François, je n'aime pas les gnangnans... C'est une bonne fille, mais ça ne suffit pas! D'ailleurs, je suis trop jeune pour me marier... Je n'ai que vingt-cinq ans, j'ai le temps d'y penser!

—Amélie t'aime... Elle a une jolie dot... Le père Collinet a l'idée de vendre son Musée aussitôt après le mariage de sa fille pour s'en aller vivre au pays... Tu vois donc bien que c'est une bonne affaire... Je n'insisterais pas s'il s'agissait d'une étrangère, mais celle-là, tu la connais... tu sais ce qu'elle vaut... Je te le dis, ça sera une vraie ménagère et, y a pas, une bonne femme, c'est un trésor!... Elle serait rudement utile chez nous!

—C'est possible! mais je ne reviens pas sur ce que j'ai dit... Je ne veux pas me marier!

Ce fut au tour du père Chausserouge d'entrer dans une violente colère.

C'était la première fois que son fils lui résistait aussi ouvertement.

—Eh bien! répliqua-t-il durement, libre à toi de ne pas m'écouter... Jusqu'ici j'ai fermé les yeux, tu as fait ce que tu as voulu et je n'ai rien dit, quoiqu'il m'en ait coûté... A partir d'aujourd'hui, tout va changer... Tu n'es plus que mon aide, mon employé... Tu seras victime, entends-tu, de la vie que tu mènes... Mais comme je ne veux pas qu'il soit dit que tant que je vivrai, une situation que j'ai eu tant de peine à acquérir soit compromise, comme je ne veux pas que mes bêtes en souffrent, je te retire toute autorité... dans ma maison. Après ma mort, tu feras ce que tu voudras...

—Si l'établissement marche, à qui le dois-tu? riposta insolemment François. Il me semble que c'est à moi... Et si je te quittais?

—Tu le peux! Mais je resterai le maître! Le jour où tu partiras, je rentrerai dans les cages et on verra une fois de plus ce que peut faire le père Chausserouge, sans culottes collantes et sans dolmans à brandebourgs d'or! Je t'apporte le bonheur... tu le refuses, tant pis pour toi! A la fin, si je cédais toujours, vous vous ficheriez de moi, toi et toute ta séquelle d'amis! Car, veux-tu que je te dise, tu es un brave garçon, fort et courageux comme pas un... mais tu as été perdu par les galvaudeux dont tu fais ta société! Il y a surtout Jean, Jean Tabary!... Celui-là, que je lui voie jamais mettre les pieds dans la ménagerie, je le flanque dans la cage à Néron!

—Jean Tabary n'a pas plus peur de Néron que de toi!

—C'est possible! Mais qu'il se le tienne pour dit! Et puis, finissons-en! Tu ne sors pas de la culotte du pape... Tu es comme moi un paysan, un Chausserouge... un saltimbanque... Tu vivras en saltimbanque, puisque tu l'as voulu... puisque, malgré moi, c'est cet état-là que tu as choisi! Voilà tout ce que j'ai à te dire!

—C'est ton dernier mot?

—C'est mon dernier mot!

Rentré seul dans sa caravane, le vieux Chausserouge pleura pour la première fois peut-être depuis la mort de sa femme, mais n'importe, il avait déchargé son coeur.

Il s'applaudit tout bas de l'énergie qu'il avait montrée et il se jura de ne pas céder. N'était-ce pas le bonheur de son enfant qu'il adorait, qui était en jeu?

Il n'avait que trop tardé à faire acte d'autorité. Il n'était que temps de réagir, avant que le pli ne fût pris irrémédiablement.

Et, en effet, il tint parole.

A partir de ce jour, il reprit en mains les rênes du gouvernement.

Il s'installa au contrôle, s'occupa des multiples détails de l'administration et François, qui jadis puisait à pleines mains dans la caisse commune, dut désormais passer chaque samedi toucher sa paye, comme le dernier des palefreniers.

En vain, il essaya de faire revenir son père sur sa décision.

Chausserouge resta inflexible.

—J'ai fait pour toi tous les sacrifices que me commandait mon affection. Tu me résistes... Je cesse de te traiter en fils, car je ne veux pas voir gaspiller mon bien... Tu travailles, je te donne ton salaire... Tu n'as le droit de rien exiger de plus... Je ne te dois plus rien...

Furieux de cet entêtement qu'il était loin de prévoir, François Chausserouge continua par amour-propre son habituel genre de vie, mais il ne tarda pas à s'apercevoir que l'existence qu'il s'était choisie était hors de proportion avec les ressources relativement modestes dont il disposait à présent.

Le premier, il dut s'avouer vaincu. Un soir de déveine, il perdit au tripot et joua sur parole.

Le lendemain, il lui fallait mille francs pour acquitter sa dette.

Après de longues hésitations, il dut s'adresser à son père.

Le vieux dompteur écouta en silence, réfléchit un instant, puis, levant son regard vers son fils:

—Il faut toujours écouter les anciens, dit-il, et voilà le commencement de ma prédiction qui se réalise. A ton âge, je n'avais pas mille francs à perdre, ni surtout un père derrière moi... N'importe! C'est entendu, tu auras ton argent, mais à une condition... Nous partons demain en «villes mortes».

Partir en villes mortes! Quitter Paris, abandonner le Voyage! Courir la province de chef-lieu en chef-lieu isolément! Mais ça ne se pouvait pas.

—Alors nous ne partirons pas.

—Mais l'argent... les mille francs qu'il me faut!

—Alors partons! Je n'en ai pas autant, vois-tu, garçon, à te donner tous les jours, et je ne veux pas me voir obligé une belle fois, de vendre mes bêtes pour payer tes dettes...

—Mais nous sommes en pleine fête de Montmartre! Tous les jours nous faisons salle comble! La ménagerie est très courue! C'est de la folie!

—Tant mieux! Nous ne ferons que de plus belles recettes en province, où le bruit de tes succès est parvenu et où on ne te connaît pas! Quand nous reviendrons à Paris, plus tard... beaucoup plus tard... tu n'en seras que mieux accueilli!... Nous partirons demain!

Devant cette décision sans appel, il n'y avait qu'à s'incliner.

—Soit! tu ne t'en prendras qu'à toi de la bêtise que tu commets aujourd'hui! répliqua rageusement François.

Le père Chausserouge donna sans regret les mille francs au moyen desquels il payait le bonheur à venir de son fils.

Il était heureux d'en être quitte à si bon compte.

Maintenant qu'il allait le tenir éloigné de cet entourage funeste qui l'avait perdu, qu'il était sûr de l'avoir près de lui, toujours, il était certain de réussir, de réveiller dans le coeur de ce grand enfant tous les bons sentiments qui sommeillaient.

L'éloignement de Paris, c'était la rupture définitive des habitudes prises; au milieu des vicissitudes d'une promenade à travers le monde, François n'aurait ni le moyen, ni l'occasion de renouer des relations dangereuses.

Obligé désormais de consacrer tous ses instants à son métier, il se reprendrait à aimer la vie tranquille, et qui sait... peut-être?...

Quand François rendit compte à Jean Tabary du résultat de sont entretien:

—Mais tu ne vas pas faire ça! Menace de le lâcher! Il n'a que toi... Il n'osera pas te laisser aller... Dis-lui donc, au vieux, que Perdel, son concurrent, t'offre un engagement magnifique...

—Tu voudrais que je quitte mon père?

—Pourquoi pas? Puisqu'il te traite en gamin.

—Non! ne me demande pas ça... parce que, voisin, il y a aussi mes bêtes... Et je les aime, mes bêtes!... Le vieux passerait outre, quand même ça lui ferait gros coeur... mais, moi, ça me ferait encore plus de peine de voir mes bêtes partir sans moi! On se reverra, un jour, va donc!

—Tu es un lâche, tiens! T'as pas plus de coeur qu'une poule!

Le soir même, après la dernière représentation et à la grande stupéfaction du personnel de l'établissement, le vieux dompteur donna l'ordre de tout préparer pour le départ.

Deux jours après, la ménagerie Chausserouge quittait le Voyage.

Au moment où François, qui s'était attardé pour prendre congé de ses amis, la rejoignait à la barrière de Fontainebleau, il remarqua, suivant les somptueuses voitures qui contenaient les cages et le matériel, une humble caravane.

Il regarda plus attentivement.

C'était Amélie Collinet qui la conduisait.

A la vue du jeune homme, elle sourit, mais François fronça le sourcil, fouetta nerveusement les poneys attelés à sa charrette et passa.


IV


Ce fut la première grande tournée entreprise par la ménagerie Chausserouge depuis la consécration qu'elle avait reçue à Paris.

Elle dépassa en succès tout ce qu'on était en droit d'espérer.

Autant le séjour «en villes mortes» est désastreux pour une installation de peu d'importance, autant il est fructueux s'il s'agit d'un établissement connu, capable d'éveiller la curiosité de la population toute entière.

Du reste, une publicité savante, dans laquelle entrait pour beaucoup la reproduction dans les journaux locaux d'articles découpés dans les feuilles parisiennes et signés de noms retentissants, précédait, dans chaque chef-lieu, l'arrivée de Chausserouge père et fils.

Et, avide d'émotions, le public affluait, s'écrasait dans la baraque, pour applaudir ce jeune dompteur, qui avait fait courir tout Paris.

La série d'ovations dont François fut l'objet dans toutes les villes qu'il traversa lui fit bientôt oublier le dépit qu'il avait éprouvé de quitter le Voyage, et le père ne tarda pas à s'applaudir de l'énergique résolution qu'il avait prise.

C'était le seul moyen de faire échapper son fils aux influences néfastes qui l'entouraient et, de jour en jour, il retrouvait ce François qu'il avait si bien cru perdu.

Une autre personne que lui surveillait d'un oeil ravi ce changement qui s'opérait lentement; c'était Amélie Collinet.

Elle se reprenait maintenant à espérer, bien que la froideur que lui avait témoignée François pendant les premiers jours de la tournée eût bien été de nature à lui faire considérer sa cause comme perdue définitivement.

La présence de la jeune fille influait évidemment beaucoup sur les nouvelles façons d'être du fils Chausserouge sans qu'il s'en rendit compte exactement.

C'était bien là-dessus qu'avait compté le vieux dompteur, lorsqu'il avait eu l'idée de se faire accompagner par les Collinet.

—Vois-tu, avait-il dit à son ami, le jour où il avait dû lui communiquer la réponse de François, je connais mon fils... Il est bon et il obéit sans s'en rendre compte des conseillers avec lesquels il aurait dû ne jamais se lier... Je vais le forcer à s'éloigner pour un temps... Viens avec nous... Tu profiteras de ma réclame et il y aura toujours pour ton musée une petite place à la gauche de mon campement... partout où nous nous arrêterons... Nous vivrons ensemble. Amélie prendra provisoirement la place que je voudrais lui voir définitivement occuper... Je la connais... Elle saura se faire aimer... se rendre indispensable... Et comme mon fils est jeune, qu'il ne verra plus qu'elle... il sera forcé de rendre hommage à ses qualités, à ses charmes... Alors, le reste nous regardera... Il s'agira seulement de savoir profiter du bon moment...

Quelques objections qu'avait soulevées le père Collinet avaient été vite aplanies, d'autant plus qu'Amélie avait accueilli avec joie la nouvelle de cette combinaison, qui allait plus que jamais la faire vivre dans l'ombre de celui qu'elle chérissait.

A la première étape, cependant, sur la route de Melun, le jeune homme avait manifesté tout haut son mécontentement.

Il avait deviné les intentions de son père et s'était montré froissé qu'on voulût lui forcer la main.

Alors Amélie s'était approchée de lui et, très humblement:

—Vrai! ça t'ennuie tant que ça, François, que nous soyons partis ensemble?

—Non... Mais je trouve que c'était inutile...

—Je trouve, moi, interrompit Chausserouge, que c'était indispensable. Ne nous fallait-il pas quelqu'un pour s'occuper des détails intérieurs de nos deux maisons et, mon Dieu! personne mieux qu'Amélie ne pouvait s'acquitter de ce soin, puisqu'elle consent à s'en charger. Du reste, Collinet voulait depuis longtemps quitter le Voyage. Ça le rapprochera de son pays et, pour le surplus, il n'avait pas de meilleure occasion, s'il voulait gagner de l'argent, que d'entreprendre la tournée en notre compagnie. Tu vois bien que tout est pour le mieux.

François ne répondit rien et bouda trois jours, mais peu à peu il se sentit insensiblement gagné par le dévouement que lui montrait la jeune fille, les prévenances dont on l'entourait.

Lorsqu'il avait donné, les soirs de séjour, sa représentation, quand la ville était retombée dans le calme monotone des cités de province, et une fois ses bêtes pansées, il était bien forcé, ne connaissant personne, de rentrer dans la caravane.

Il trouvait alors son souper servi, et dans un coin, près du poêle, les deux vieux assis, fumant tranquillement leur pipe, tandis qu'Amélie se multipliait pour qu'il ne lui restât rien à désirer.

Après le dîner, un rams familial ou un piquet à quatre les réunissait encore autour de la table et on allait se coucher, non sans avoir pris pour le lendemain les dernières dispositions.

On demeurait au plus quatre ou cinq jours dans chaque ville, sauf à Lyon, à Bordeaux, à Marseille et à Nice où la ménagerie stationna près d'un mois.

Le père Chausserouge trouvait à cette vie nomade, à ces courses par les chemins poudreux, un charme infini.

Cela lui rappelait l'époque pénible et pourtant si heureuse de ses débuts, alors qu'il campait sur le bord d'un champ, à la croisée de deux routes et que Maria préparait sur un fourneau improvisé en plein vent le repas du soir, tandis que les chevaux dételés broutaient l'herbe des fossés.

Et c'était certes le vrai sang des Chausserouge, qui circulait dans les veines de François, puisqu'au bout de deux mois de cette existence, nouvelle en somme pour lui, habitué comme il était aux plaisirs de la grande ville, toute trace d'ennui avait disparu de son front.

Maintenant, il taquinait Amélie, lui rappelait les jeux de leur enfance, la remerciait d'un sourire ou d'un mot aimable chaque fois qu'elle s'était ingéniée à lui faire une surprise agréable: un plat qu'il aimait, un bibelot qu'elle avait acheté et qu'elle cachait sous sa serviette.

Et ce sourire, ce mot, faisaient oublier à la jeune fille tous les dédains, toutes les rebuffades dont elle avait tant souffert.

L'intimité des deux caravanes avait grandi à ce point que, maintenant, pour beaucoup de gens, les Collinet et les Chausserouge ne formaient déjà plus qu'une seule et même famille.

Le vieux dompteur riait dans sa barbe et se frottait les mains.

—Ça marche! ça marche. Laissons faire! Amélie est une fine mouche! Il ne se passera pas longtemps avant que nous en soyons arrivés à nos fins... et c'est mon garçon, lui-même, qui te demandera ta fille!

Ce fut dans un délai plus court encore qu'il ne l'espérait.

La vie commune, cette constante cohabitation, ce rapprochement de tous les instants, finissait par fouetter le sang du jeune homme.

Il ne tarda pas à voir en Amélie autre chose qu'une soeur; il remarqua qu'elle était grande, bien faite, presque jolie.

Énervé peut-être aussi par l'abandon naïf de la jeune fille qui le traitait en frère et qui, élevée librement, n'avait aucune de ces pudeurs féminines s'effarouchant d'un mot leste, les sens excités par l'agaçante quoique inconsciente coquetterie qu'elle déployait, il sentait renaître en lui les instincts brutaux de sa race.

Un soir qu'il se trouva seul en face d'elle dans la ménagerie, faiblement éclairée par le falot du veilleur, il fut pris du désir subit de la posséder.

Il la saisit, appliqua ses lèvres sur sa bouche... Très souple, confiante et câline, elle se laissa aller aux bras du jeune homme.

Elle fermait les yeux, secouée tout entière par la douceur de cette première caresse, si longtemps attendue.

Alors, il l'aimait donc un peu... comme elle voulait être aimée!...

Soudain, François fit un pas... Il cherchait à l'entraîner dans l'angle le plus obscur, là où les palefreniers avaient l'habitude de serrer le fourrage...

Elle comprit, se redressa d'un tour de reins, s'arracha de l'étreinte de son amant; et dit un seul mot:

—François!

Le jeune homme, surpris de cette résistance inattendue, s'arrêta.

Il regarda Amélie un instant, puis, après un silence:

—Tu m'as quelquefois, dit-il, reproché de ne pas t'aimer; c'est toi qui ne m'aimes pas!

—Écoute, François! je suis une honnête fille! Je veux bien être ta femme, mais je ne serai jamais ta maîtresse!... Si je te cédais aujourd'hui, c'est alors que tu aurais le droit de penser que je ne t'aime pas... que peut-être j'ai cédé à d'autres avant toi... tandis que du plus profond de mon coeur, je n'ai jamais été qu'à toi! Ah! je t'en prie, jamais... jamais, entends-tu! ne recommence ce que tu viens de faire!... Je penserais que tu ne me considères pas plus que toutes les autres... celles qui te poursuivaient là-bas, tu sais bien...

—Celles-là, je n'éprouvais pas pour elles le sentiment que j'ai pour toi! s'écria le jeune homme. Oui! tu seras ma femme, je te le promets, je te le jure!... Mais laisse-moi t'aimer... comme je le veux!... Je suis un ramoni, moi... par ma mère! Et ceux de notre sang n'ont pas de ces scrupules bêtes... On se prend quand on s'aime!... Et si, après, on se convient toujours... on se marie devant le plus ancien de la tribu... Allons... viens!

De nouveau il chercha à enlacer la jeune fille, mais elle le repoussa avec force et, se campant résolument en face de lui:

—Je ne suis pas une ramoni, moi!... Donc, je serai ta femme... légalement, et je t'appartiendrai toute entière... si non, je ne serai jamais rien pour toi!... Choisis! je te préviens seulement que si je dois continuer à être en butte à de semblables obsessions, indignes de l'affection que je te porte, demain je pars avec mon père!

—Toi, partir! Ah! non, je ne veux pas! Voici des mois, que je te vois tous les jours, que je me suis habitué à toi... Non! Non! je veux que tu restes... toujours!

—Alors, tu sais ce qui te reste à faire! dit Amélie, en se dirigeant vers la caravane où l'attendait le vieux Collinet.

—Eh bien! soit! Mais je veux t'avoir!

Et le soir même, avant de se coucher, il prenait à part son père et lui demandait officiellement la permission d'épouser Amélie.

La joie du dompteur fut immense.

—Oh! je savais bien que tu y viendrais! Tiens! Tu me rends le plus heureux des hommes! Maintenant je pourrai mourir tranquille!

Il sauta au cou de son fils et dans l'excès de sa joie, il courut à la porte et appela son ami déjà rentré dans sa caravane:

—Collinet! Collinet! arrive donc! c'est François qui veut se marier avec ta fille!

—Si elle veut, ajouta François en riant.

Pour toute réponse, Amélie, qui était accourue, tendit ses joues à son ami, puis, pour célébrer cet heureux jour, tous les quatre s'attablèrent, et, autour d'un saladier de vin qu'on fit chauffer en hâte, discutèrent les conditions du mariage.

Ce ne fut pas long, les deux compères en ayant arrêté depuis longtemps les détails et les fiancés étaient bien trop amoureux pour s'attarder en des considérations qui leur paraissaitent si futiles!...

Il fut décidé toutefois que l'union serait célébrée à Paris dans le plus bref délai possible; puis le père Collinet vendrait son musée et se retirerait à la campagne après avoir constitué en dot à sa fille le montant de cette vente.

Il avait réalisé assez d'économies pour pouvoir vivre tranquille le reste de ses jours dans le petit trou où il avait acquis déjà une maisonnette et quelques lopins de terre.

Un mois après cette soirée mémorable, la ménagerie de retour à Paris s'installait provisoirement aux Quatre-Chemins, sur la route d'Aubervilliers, et sur le champ François envoyait à tous ses amis des lettres de faire part.

L'émoi fut grand sur le Voyage.

On ne s'attendait pas à cette solution.

Le beau François qu'on avait vu partir à contre-coeur, revenir si vite, converti et amoureux... d'Amélie Collinet, c'était à n'y pas croire!

Il fallait cependant se rendre à l'évidence, mais Jean Tabary se fit l'interprète du sentiment général.

—Ce n'est pas la peine d'être fort, d'être brave, lui dit-il, d'être la coqueluche de toutes les jolies femmes de Paris, pour finir aussi piteusement. Je te croyais plus d'énergie. Tu te laisses mener comme un gamin, c'est honteux! Tu te repentiras de ce que tu fais aujourd'hui... il ne sera plus temps.

—Mon cher, je t'assure qu'Amélie est charmante... tu ne la connais pas.

—Un homme dans ta position doit rester libre et indépendant... Tu es jeune, tu as de l'argent, il fallait profiter de la vie et ne pas t'emberlinguer d'une femme dont tu auras assez dans six mois!

Cette fois les insinuations de Jean Tabary restèrent sans écho.

Le parti de François était pris irrévocablement.

Pour sa vengeance, il se contenta d'inviter son ami à sa noce, qui devait se célébrer avec éclat au Salon des Familles, à Saint-Mandé.

On garda longtemps sur le Voyage le souvenir de cette fête à laquelle on avait convoqué le ban et l'arrière-ban de l'industrie foraine.

Dans une salle immense, tapissée de peaux de lions, ornée de trophées, autour d'une table en fer à cheval, chargée de victuailles, prirent place toutes les illustrations, toutes les célébrités du Voyage.

D'abord, les collègues, les dompteurs fameux: Dozon, Perdel, Giovanni, Gladiator, Julio et Bella-Mina, qui avaient tenu, en cette solennelle circonstance, à donner à leur aîné dans la carrière des marques de leur sympathie.

Puis Lamberty, directeur du Miroir Magique, celui que les ramonis reconnaissaient pour chef suprême; puis Devisme, Deker, les grands impresarios, Oiselli, directeur du Cirque des animaux savants, les Romillard, dû théâtre des Marionnettes, Augustin Bay, du Grand tir algérien, enfin la foule des montreurs de phénomènes, des patrons d'entresorts, manèges, massacres et tombolas; puis Bermondy, le grand champion de la lutte, directeur des Grandes Arènes, puis pêle-mêle des journalistes, des boulevardiers, des acteurs.

Amélie Collinet, toute rougissante et fière de s'appuyer sur le bras du beau dompteur, manifestement gêné dans son habit noir, était charmante dans son costume de mariée.

Le père Chausserouge était rayonnant. Quant à Collinet, il ne pouvait croire à tant de bonheur. Jamais, il n'aurait osé espérer pour sa fille, un parti aussi cossu.

La fête fut pleine de gaieté. On dansa jusqu'au matin aux sons de la cornemuse, et le père Chausserouge retrouva ses vingt ans pour ouvrir le bal avec sa bru, en exécutant aux applaudissements de tous, la danse de son pays, la bourrée traditionnelle.

Le lendemain, on tint conseil et on rechercha le parti auquel il convenait de s'arrêter.

La campagne en province avait été particulièrement heureuse; François fut d'avis de ne pas rester en si bon chemin, d'autant plus qu'il se souciait peu de passer sa lune de miel au milieu de ses anciens amis.

Une pareille proposition ne devait trouver d'objection ni auprès d'Amélie, ni auprès du vieux dompteur.

On avait exploité tout le Midi de la France; on exploiterait le Nord, et l'on pousserait jusqu'en Belgique en faisant séjour à Amiens, à Arras, à Lille, puis après cette dernière tournée, qu'on espérait fructueuse, on rejoindrait définitivement le Voyage.

Huit jours après, le père Collinet, le coeur un peu gros, embrassait sa fille dont il se séparait pour la première fois et la ménagerie se mettait en route.

Les années qui suivirent marquèrent l'apogée de la fortune des Chausserouge. François marchait de succès en succès; d'étapes en étapes, les ovations succédaient aux ovations.

Puissamment aidé par son père, qui se faisait vieux, mais dont l'entrain ne se ralentissait pas, il accomplit des exploits qui restèrent célèbres dans les annales de la banque.

C'est ainsi qu'on le vit faire le pari de monter en ballon avec son lion Néron, et gagner son pari.

A Bruxelles, une actrice célèbre ayant manifesté le désir d'entrer avec lui dans sa cage, il l'y autorisa et il sut tenir ses animaux en respect tandis que l'intrépide comédienne, d'une voix calme, récitait une pièce de vers de Victor Hugo devant un public frémissant d'enthousiasme.

A la suite de cet exploit, il devint à la mode d'assister le dompteur dans ses exercices et nombre de personnalités connues défilèrent avec lui dans la cage centrale.

Ce fut encore lui qui inaugura les séances d'hypnotisme au milieu d'animaux divers réunis pour la circonstance, et jamais un accident ne vint attrister une seule de ses représentations.

Il fut engagé dans les théâtres pour jouer les rôles de dompteur. Il parut dans les Pirates de la Savane, le Juif-Errant, dans une féerie surtout où il eut l'audace d'entrer en scène, au mépris des règlements de police, suivi de deux lionnes en liberté.

C'est à cette époque qu'il reçut en Belgique la croix du Mérite civil. Bref, François Chausserouge connut toutes les gloires, épuisa les honneurs.

Sa fortune s'arrondissait de jour en jour, et il se sentait si sûr de lui que rien désormais ne pouvait ébranler sa confiance. Il était né, pensait-il, sous une heureuse étoile, et c'était tout.

Le père Chausserouge marchait en plein rêve, tant ce prodigieux succès surpassait ses espérances. Quand il examinait le chemin parcouru, qu'il se reportait à ses débuts, il ne pouvait se défendre d'une certaine appréhension, d'un instinctif effroi.

C'était trop de bonheur à la fois, d'autant plus que son fils était heureux jusque dans son ménage, François ayant justement trouvé dans Amélie la compagne dévouée et aimante qu'il lui fallait.

Quoique d'apparence frêle, la fille du père Collinet avait puisé dans la tendresse qu'elle portait à son mari la force de remplir les devoirs nombreux qui lui incombaient dans cette incessante promenade à travers le monde.

Elle avait bien eu à se plaindre parfois du caractère changeant, même un peu brutal de François, dont l'ardeur s'était calmée, mais elle s'était montrée si dévouée, si attentive et si prévenante que jamais leur union n'avait été troublée par un désaccord grave.

Elle tenait à lui, elle l'aimait, elle eût souffert mille morts plutôt que d'encourir la colère de cet homme à qui elle avait consacré son existence, de s'aliéner l'affection de ce héros qu'elle n'était pas éloignée de prendre pour un demi-dieu.

François Chausserouge était en représentations à Liège lorsqu'elle accoucha d'une fille à qui on donna le prénom d'Élisabeth.

Elle salua cette naissance avec joie; c'était un lien de plus qui l'attachait au jeune dompteur et elle reporta sur le petit être, toute la tendresse dont elle était encore capable.

Le père Chausserouge eut préféré un fils, mais il se résigna bien vite, quand il entendait sa bru lui dire en souriant:

—Laissez donc, papa, elle est de votre sang, cette enfant-là! Nous en ferons une dompteuse... et vous n'aurez pas à rougir d'elle!

—Oui, mais je n'aurai pas le temps de la voir et de l'applaudir! riposta le vieillard d'un ton mélancolique.

Peut-être était-il hanté d'un sinistre pressentiment, car la venue de la petite Élisabeth, Zézette, comme l'appelait son grand-père, fut la dernière joie qu'il connut.

Un soir, comme il venait de rentrer dans sa roulotte, des cris étouffés, venant de la ménagerie, parvinrent jusqu'à lui.

Il prêta l'oreille, croyant avoir mal entendu. Cette fois, il ne s'était pas trompé, il reconnut la voix du veilleur appelant au secours.

Il courut frapper à la porte de la caravane de son fils:

—François, viens vite! Il se passe quelque chose de grave!

Comme il soulevait l'auvent de la ménagerie, un hennissement s'éleva, plaintif et douloureux, scandé de rugissements furieux.

—Mes chevaux qu'on saigne!... Nom de Dieu!

Il s'élança, et en deux bonds parvint à l'angle de la baraque, dans lequel il voyait, à la lueur de la lampe fumeuse du veilleur, s'agiter des masses confuses.

Un spectacle terrifiant et inattendu s'offrit à son regard. Un lion, échappé sans doute à la suite de l'imprudence du garçon de piste chargé de préparer la litière des animaux, s'acharnait sur un des poneys qu'il avait renversé dans son élan furieux, tandis que le second, à bout de longe, renâclait avec terreur.

Abrité derrière la balustrade des premières, le veilleur le visage en sang, sans bouger, criait à l'aide.

Le vieux dompteur s'arma d'une fourche et marcha résolument sur le lion, à qui il s'efforça de faire lâcher prise.

L'animal releva la tête en grondant.

Chausserouge reconnut alors l'un de ses plus redoutables pensionnaires, Pacha, une bête arrivée adulte chez lui, et qui s'était toujours montrée rebelle à toute éducation.

Sous les coups redoublés dont il l'accablait, le lion abandonna sa proie; il recula en rampant, ses yeux injectés de sang et qui lançaient des flammes fixés sur son agresseur.

—Arrière, Pacha..., sale bête!... arrière!... criait le dompteur en suivant le monstre dans sa retraite.

Tout à coup, l'animal se sentit acculé... Il se détendit comme un ressort et bondit sur Chausserouge qu'il renversa...

Alors, accroupi sur sa victime, il commença à lui déchirer la poitrine avec ses griffes.

Chausserouge, sans perdre son sang-froid, plongea ses mains dans la crinière de la bête qu'il saisit à la gorge; mais ses forces s'épuisaient.

Lentement ses doigts se desserrèrent, il rassembla toute son énergie et cria une fois encore:

—A moi, François!

Puis il ferma les yeux et perdit connaissance.

Excités par le bruit et les grondements de Pacha, les animaux, réveillés, bondissaient dans leurs cages épouvantant de leurs rugissements le veilleur, dont les dents claquaient de terreur, quand soudain apparut François, à demi-vêtu, suivi des garçons de piste.

Alors commença une lutte effrayante.

François, armé d'une carabine, n'osait faire feu craignant d'atteindre son père.

Il saisit un sabre-baïonnette que lui passa un des assistants et, à son tour, il frappa le lion pour le forcer à reculer.

Mais le monstre ne lâchait pas sa proie.

Rendu plus furieux encore par la douleur, bien que son sang s'échappât par vingt blessures, il continuait à s'acharner sur le corps pantelant du vieillard.

François Chausserouge fit appel à toute sa vigueur et à tout son sang-froid.

Il se pencha, saisit le lion par la gorge et l'arracha de dessus sa victime.

Puis quand il eut enfin dégagé son père de l'étreinte affreuse, avant même que l'animal eût eu le temps de bondir ou de revenir à la charge, il se releva, tout sanglant lui-même et déchargea les deux coups de sa carabine chargée à balle sur son terrible adversaire.

Le lion, blessé à mort, roula à terre, se releva et chercha encore une fois à s'élancer sur le dompteur, mais, vaincu définitivement, il s'affaissa, creusant dans la terre de profonds sillons à l'aide de ses ongles puissants et faisant une dernière fois retentir la ménagerie de ses rugissements désespérés.

François s'approcha de lui avec précaution et, saisissant le moment, où vaincu par la souffrance, il restait immobile, une écume sanglante à la gueule, il lui plongea dans le côté son sabre-baïonnette.

Secoué par une suprême convulsion, le corps de l'animal eut un soubresaut, puis retomba inerte... Le lion était mort.

Alors, sans se préoccuper de ses propres blessures, François souleva la tête de son père.

Le père Chausserouge respirait encore. On étendit le blessé sur un lit de paille, en attendant l'arrivée d'un médecin.

Amélie qui, remplie d'épouvante, avait assisté de loin à cette scène de carnage, s'approcha et resta muette d'horreur.

Le corps du vieux dompteur n'était plus qu'une plaie. A voir ce ventre ouvert, cette poitrine déchirée, cette face méconnaissable, on s'étonnait qu'il pût vivre encore. Une des épaules était broyée et le bras pendait, presque détaché du tronc.

Agenouillé près de son père, François étanchait les blessures à l'aide d'un linge humide, lavait son visage souillé...

Tout à coup, le père Chausserouge ouvrit les yeux:

—C'est toi? articula-t-il d'une voix si faible que son fils seul put l'entendre.

—Oui, père, c'est moi!...

—Qu'y a-t-il?... Ah!... oui, je me souviens, c'est Pacha, le lion échappé... L'as-tu fait rentrer... dans sa cage?

—Non, père..., je l'ai tué!

—C'est dommage!... C'était une belle bête!... Mais je ne sais plus... Je souffre... C'est fini, va... je vais mourir!...

—Non, père, tu ne mourras pas... le médecin va venir! Laisse-toi soigner... Ne parle pas!

—Je te dis que je vais mourir... et le médecin n'y fera rien!... Eh bien! J'aime mieux ça!... Mourir en dompteur... comme tous les autres... les grands... c'est une belle mort, ça, tu sais, fils!... Ça vaut mieux que de mourir dans un lit... Et puis, ça m'est égal... Tu es content... Tu es heureux... Ça me fait moins de peine de m'en aller... Oui... Pacha... c'était un beau lion... Il faut bien aimer tes bêtes, tu sais!...

Épuisé par l'effort, le blessé s'arrêta un instant, puis il reprit:

—Aime bien ta fille Zézette... et puis Mélie aussi... c'est une bonne femme... Il faut les aimer toutes deux... Maintenant que tu vas être le maître tout seul... tâche qu'on continue à dire que les Chausserouge sont les premiers dompteurs... du monde!...

En ce moment, le médecin arriva. Il jeta un coup d'oeil sur le vieillard, et il eut un geste de découragement que surprit le vieux dompteur.

—Je vais mourir, n'est-ce pas, monsieur le médecin?

—Mais non, je n'ai pas dit ça, mais pour vous panser il faudrait que vous soyez sur un lit.

—Non... non... ne vous inquiétez pas de moi... Moi, je suis réglé!... Et je veux finir ici... dans ma ménagerie... Occupez-vous de François qui est jeune, lui... et qui s'est fait blesser en me défendant... Garçon, je veux embrasser Zézette!...

Puis, quand François eut apporté l'enfant et rempli ainsi le dernier désir de son père, le vieillard laissa tomber sa tête et resta sans mouvement. Il ne reprit pas connaissance et mourut dans la nuit.

On fit au vieux dompteur des funérailles magnifiques, auxquelles la ville entière assista.

François avait été cruellement touché par cet affreux accident:

—Je ne veux pas rester ici un jour de plus, dit-il à sa femme en rentrant dans sa caravane... Partons!... le changement me fera oublier mon chagrin!

—Où allons-nous?

—A Paris!... retrouver le Voyage!

Amélie soupira, mais elle n'osa exprimer sa pensée secrète.


V


La disparition du père Chausserouge causa un plus grande vide dans la ménagerie qu'on aurait pu tout d'abord le supposer.

Bien que le vieux dompteur ne parût plus dans les cages depuis les débuts de son fils, il s'était réservé dans l'administration la part la plus ingrate et la plus laborieuse.

Avec une abnégation rare, il s'astreignait à une surveillance de tous les instants.

Levé à la première heure, il avait l'oeil à tout, ne se fiant qu'à lui pour le choix de la nourriture des animaux, pour les soins journaliers à leur prodiguer.

C'est à ce dévouement absolu à la cause commune, joint à l'attrait du spectacle, que la ménagerie devait cette prospérité étonnante qui ne s'était pas démentie depuis des années.

François ne comprit bien la perte qu'il venait de faire qu'au lendemain des obsèques de son père, lorsqu'il se trouva seul en face des multiples devoirs qui lui incombaient.

Il en ressentit un découragement d'autant plus profond que cette mort avait été plus imprévue.

A ce sentiment s'en mêlait un autre: une sorte de crainte superstitieuse qu'il n'avait jamais éprouvée jusqu'alors.

—C'était bien cela, la vraie fin du dompteur! avait balbutié le vieux Chausserouge à sa dernière heure. Et ces paroles avaient résonné à son oreille comme un avertissement suprême, dicté à son père par cette sorte de prescience que donne l'approche de la mort.

Ainsi il était voué inéluctablement à cette fin terrible par la dent de ses bêtes et ce pouvait être son tour dans un an, dans un mois, une semaine, demain... ce soir peut-être.

Et ni les consolations que lui prodigua sa femme, ni l'ingénu sourire de Zézette ne parvinrent à chasser le trouble qui s'empara de son âme.

Pour recouvrer la pleine possession de lui-même, il avait besoin de ne plus se sentir seul, de vivre au milieu de l'agitation des fêtes, et c'est ainsi qu'inconsciemment, mû par une impulsion secrète qui l'attirait vers le bruit, la distraction, il avait résolu de rejoindre le Voyage.

Aussi bien, il n'avait pas paru depuis longtemps à Paris; il tenait à ne pas s'y faire oublier. Le malheur qui venait de le frapper avait fait le tour de la presse, qui s'était montrée unanimement sympathique.

Son nom allait revenir à la mode; c'était l'heure ou jamais de mettre fin à sa campagne et d'opérer sa rentrée. Justement la fête des Invalides allait commencer. Il télégraphia, fit retenir sa place et il se mit en route.

Dès son arrivée, tous les forains défilèrent dans la ménagerie. On tenait à savoir, de la bouche même du jeune dompteur, les détails du terrible accident et à lui apporter le tribut des consolations d'usage.

Jean Tabary fut un des premiers à venir serrer la main de son ancien ami.

—Reste, lui dit François, j'ai à te parler sérieusement.

Et quand tout le monde fut parti, et qu'ils purent causer seul à seul, heureux de trouver quelqu'un dans le sein de qui il put s'épancher librement et chez qui il était sûr de trouver un appui moral, le dompteur lui raconta sa vie depuis leur dernière séparation.

Il lui dit ses succès, la renommée acquise, la prospérité croissante de la ménagerie, puis, subitement, la catastrophe inopinée dont la soudaineté l'avait terrifié, bien que l'avenir lui apparût, d'autre part, plus souriant que jamais.

Il lui dit ses doutes, ses appréhensions folles de la mort, cet effroi de la solitude qui lui avait fait reprendre si rapidement le chemin de Paris, cette crainte idiote peut-être, mais réelle, à la pensée qu'il allait falloir supporter seul un fardeau trop lourd, assumer une responsabilité qui lui semblait d'autant plus grave qu'il avait à présent charge d'âmes.

Sa femme, cette petite Zézette qui avait été la joie des derniers jours du pauvre père Chausserouge et qui était son unique enfant!

Ah! non, il avait été gâté! S'il était l'homme des audaces, des actes héroïques, il avait besoin dans la vie d'un autre lui-même, sur qui il pût aveuglément compter, qui remplît auprès de lui la place qu'avait occupée son père, pendant ces dernières années.

Et c'est à cet égard, pour s'enlever toute espèce de doute, qu'il avait tenu à consulter son ami.

Jean Tabary haussa dédaigneusement les épaules:

—Tu me fais rire, mon pauvre François! lui répliqua-t-il. Tu seras donc toujours le même? A te voir mou comme une chique, peureux comme une femme, irrésolu, je me demande où tu peux trouver le courage d'entrer dans les cages et de faire manoeuvrer les bêtes! Ah ça! mais franchement, je ne te comprends pas! Tu es dans la plus belle situation que tu puisses rêver. Jusqu'à aujourd'hui, tout ce que tu as entrepris t'a réussi... Tu as une collection... de l'argent de côté, une grande renommée et tu te plains!... Ah! si, il te manquait quelque chose... l'indépendance! Certes, tu as évidemment perdu beaucoup, en perdant ton père, qui était un rude homme, un peu brute, mais rude homme tout de même!... mais il n'y a pas à dire, à ton âge, ça devait te peser, voyons, de ne pas te sentir ton maître! Surtout qu'en somme, ce n'est pas lui qui l'a fait ta réputation... Tu te l'es bien faite tout seul! Et voilà qu'au moment où le vieux disparaît... où tu deviens libre, tu passes ton temps à gémir et à désespérer!... Toi, l'homme le plus brave qu'il y ait sur le Voyage, tu as le trac parce qu'il te manque quelqu'un pour surveiller ton monde et veiller à ce qu'on ne laisse pas crever de faim tes bêtes!... Car enfin, il ne faisait que ça, ton père! Tiens! tu me fais de la peine! Laisse donc! va, un régisseur, un administrateur, ça se trouve... On n'a qu'à y mettre le prix! Ah bien! conclut-il en soupirant, c'est moi qui voudrais être à ta place, au lieu de panader avec mon truc à la manque où il n'y a qu'à manger de l'argent... Tu verrais si je canerais!

—Ça ne va donc pas, ton entresort?

—Non, le métier se perd. La Préfecture nous cause des ennuis. Voilà qu'elle se mêle maintenant de ce qui ne la regarde pas. Elle s'inquiète de l'âge des femmes qu'on occupe. Si ça ne fait pas suer. Et puis nous avons eu affaire, ces temps derniers, à des grincheux, qui ont formé une ligue anti-foraine sous le prétexte que nos installations et le bruit de nos parades les empêchaient de dormir... Ah! mon vieux, tout n'est pas rose! Bien que nous ayons résisté énergiquement, que nous ayons maintenu des droits, que nous achetons d'ailleurs assez cher en payant patente et en louant nos places à des prix exorbitants, nous avons un mal du diable à nous en tirer... Qu'est-ce que tu veux? Il n'y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Pas moyen de faire comprendre à ces gens-là qu'une fête c'est la fortune, d'un quartier, c'est la caisse de l'arrondissement remplie jusqu'aux bords...

—Sans compter, dit Chausserouge sentencieusement, qu'il faut des amusements pour le peuple... Qu'est-ce qu'il lui restera, si on supprime les fêtes?

Et comme une phrase qu'il avait lue dans les journaux lui revenait subitement à la mémoire, il ajouta:

—Pendant que le peuple s'amuse, il ne songe pas à faire des révolutions!

—Nous avons eu des réunions où on a dit tout ça... reprit Tabary. Ça n'a servi à rien. Et alors, chaque fois que nous allons nous installer dans un quartier, c'est toute une affaire pour avoir la permission d'abord... une prolongation ensuite et on nous impose des conditions qui rendent le travail, sinon impossible, du moins si onéreux, que le métier de Voyageur, si ça continue, va devenir un métier de crève-la-faim... Pour comble de malheur, v'là les saisons qui se détraquent... On ne sait plus comment on vit ni sur quoi compter... Il fait beau quand on se repose. Il fait mauvais quand il devrait faire beau... Ah! non, mon vieux, tu sais, c'est pas drôle... Et certainement,—ça, c'est encore ta veine!—y a que toi depuis quelque temps qu'ait pu gagner de l'argent et encore parce que tu as eu le nez de quitter Paris au bon moment. Maintenant, on ne sait pas, peut-être que ton retour va nous porter bonheur!

—Écoute, dit Chausserouge, qui avait écouté très attentivement les doléances de son ami, je te connais depuis longtemps, je sais que tu es un débrouillard... Il me faut quelqu'un pour m'aider... Veux-tu entrer chez moi?

—Pourquoi faire?...

—Bien entendu que je ne t'engage pas comme dompteur, répliqua François. Veux-tu entrer pour faire tout ce que faisait mon père? Tu seras régisseur ou administrateur... à ton choix.

—Aux appointements de?...

—Nous fixerons cela ensemble. Voyons, veux-tu?

—Pour ça, il faudra que je consulte ma mère.

—Va l'inviter à dîner de ma part pour ce soir. Nous causerons et j'espère bien que nous nous entendrons.

—Moi, j'en suis sûr! dit Jean en se séparant de son ami.

Quand il fut resté seul, il sembla à Chausserouge qu'il était débarrassé d'un poids énorme.

L'insouciance, la roublardise de Jean Tabary le ragaillardissaient. Avec un aide comme celui-là, sa confiance renaissait; maintenant qu'il était sûr de trouver constamment près de lui un conseiller énergique, habile à trouver des expédients, à tourner les difficultés, l'avenir lui paraissait moins sombre, moins hérissé de périls.

Bien qu'âgé de cinq ans de moins, Jean Tabary avait toujours exercé une énorme influence sur François Chausserouge.

Sa seule présence venait en un clin d'oeil de dissiper les doutes, les craintes folles qui depuis quinze jours troublaient la vie et annihilaient la volonté du dompteur.

Ce fut donc le visage souriant, presque gai, qu'il se hâta d'aller prévenir sa femme.

—Ce soir, dit-il à Amélie, tu feras dresser la table dans la grande roulotte. Nous avons du monde à dîner.

—Qui donc?

—Louise Tabary et son fils.

—Ah! fit simplement la jeune femme, dont le visage devint soucieux.

—Pourquoi fais-tu la mine? Les Tabary sont d'excellentes gens. Qu'est-ce que tu as contre eux?

—Moi, rien! Je ne les aime pas, voilà tout!

—Alors, fit le dompteur d'un ton sec, il faudra faire comme si tu les aimais, parce que tu es exposée à les voir souvent.

—Comment cela? demanda Amélie qui flairait un danger.

—Il est probable, continua Chausserouge, qu'à partir de demain Jean Tabary entrera chez nous comme régisseur... Il nous faut quelqu'un. Jean est bien au courant du métier... Il remplacera le père... Ainsi...

La jeune femme pâlit.

Jean Tabary entrant comme employé dans la ménagerie! Et pour remplacer le père, qui le détestait tant! Ce Jean qui avait détourné jadis son mari, qui l'avait entraîné dans une vie de débauches, dont elle avait tant souffert, à laquelle le vieux Chausserouge avait eu tant de peine à arracher son fils!

Et voici que dès la première heure de son retour, François retombait sous cette influence néfaste! Voici qu'il lui ouvrait toutes grandes les portes de sa maison!

Elle en avait le pressentiment très net, si elle ne s'opposait pas de toutes ses forces à cette intrusion dangereuse, c'en était fait de son bonheur et peut-être de la fortune de rétablissement.

Son devoir était tout tracé.

Elle devait à son titre d'épouse et mère de se révolter contre cette tyrannie prochaine dont elle serait par contre-coup la première victime.

Elle appuya sa main sur le bras de François et d'une voix très ferme:

—Tu ne peux pas introduire chez nous cet homme, contre lequel ton père avait tant de haine... ce serait insulter à sa mémoire! Je regrette d'avoir à te le rappeler... Jean Tabary est un être perdu, dont tu ne peux ignorer la mauvaise réputation... Il a été ton mauvais génie... Qu'il vienne dîner ici ce soir, si tu y tiens, avec sa mère, mais pour moi... pour notre enfant, ne le prends pas avec toi! Je t'en supplie!... Tu trouveras assez autre part un régisseur connaissant mieux le métier!

François Chausserouge ne s'attendait pas à cette résistance. Il haussa les épaules:

—Tais-toi donc! Jean Tabary est un honnête homme, un excellent ami, qui nous aime beaucoup, qui est très malin et qui nous sera d'une grande utilité. On t'aura monté la tête... Il ne faut jamais écouter les mauvaises langues.

—Jean Tabary, un honnête homme! Ta faiblesse pour lui, ou plutôt l'influence qu'il exerce sur toi t'aveugle! Mais, moi aussi, je suis du Voyage... Et je n'ai eu besoin de personne pour apprendre ce que que tout le monde sait!... De quel métier avouable a-t-il vécu jusqu'à ce jour, ton Jean Tabary, qu'on trouve plus souvent chez les mastroquets que sur la place! Et sa mère?... Sa mère, sais-tu ce qu'on dit d'elle?... Connais-tu la réputation qu'elle s'est acquise... et qu'elle a conservée depuis... du reste!... Et ce sont ces gens-là que tu vas faire asseoir... ici... à côté de moi... à cette table de famille... que tu vas introduire chez nous... Ce sont ces gens-là dont tu vas accepter les conseils, en attendant qu'ils te donnent des ordres... chez toi! Tiens, j'en rougis pour toi!

—Amélie! cria Chausserouge exaspéré en levant la main.

Jamais la jeune femme ne lui avait parlé d'un ton si ferme.

Jamais elle ne s'était révoltée avant autant de violence contre ses caprices et ses fantaisies.

La jeune femme s'était laissée tomber sur une chaise et les coudes sur la table, la tête dans ses mains, elle pleurait silencieusement, étonnée elle-même d'avoir mis tant d'énergie dans son indignation.

La colère du dompteur tomba en présence de cette douleur qu'il sentait si réelle; au fond pensa-t-il même que la jeune femme pouvait avoir raison; mais, soit qu'il mit son amour-propre à ne vouloir point céder soit que sa brutalité ordinaire qui ne s'exerçait que contre les faibles eût repris le dessus, il s'avança et frappa du poing sur la table:

—Il n'y a, prononça-t-il durement, qu'un seul maître ici, c'est moi! Et il n'y aura jamais que moi! Je veux qu'on m'obéisse, entends-tu, et je te dispense de tes récriminations!... Tu vas faire préparer à dîner, et, si cela me plaît, Jean Tabary entrera chez nous!

Puis, fier de cet acte d'autorité, il sortit en faisant claquer la porte.

Amélie se leva, le regarda s'éloigner, puis elle eut un geste de résignation douloureuse, comme si un abîme, ses efforts ne parviendraient jamais à combler, venait de s'ouvrir devant elle...


VI


Louise Tabary était une personnalité fort célèbre sur le Voyage.

Elle était née au faubourg Saint-Antoine, d'un père ébéniste et d'une mère passementière.

Son enfance, peu surveillée, s'était écoulée au milieu de la promiscuité des quartiers populeux; et, dès son jeune âge, elle avait montré une grande précocité.

Elle avait treize ans lorsque son père, un alcoolique invétéré, était mort à l'hôpital et sa mère était restée avec quatre enfants dont elle était l'aînée.

Jolie, d'une taille bien prise, n'ignorant rien, elle avait été vite en butte à des sollicitations dont elle comprenait la nature, mais sa jeune expérience déjà mûre l'avait mise en garde contre le danger.

Un jour qu'avec un cynisme ingénu elle racontait à sa mère une de ces aventures auxquelles elle était journellement en butte:

—Moi, conclut-elle, je suis comme cela! Je me donnerai pour rien à qui me plaira, ou pour beaucoup d'argent à qui me paiera!

Elle n'avait pas achevé qu'elle recevait une paire de taloches.

Mais un jour qu'on avait faim à la maison et que les petits criaient devant le buffet vide, elle rentra portant sous son bras un pain de six livres et, ployé dans un papier graisseux, un magnifique poulet rôti.

Puis elle tira de sa poche une pièce de vingt francs qu'elle déposa sans mot dire sur la table.

Cette fois, la mère embrassa sa fille. Pour son bon coeur, elle lui pardonnait sa faute.

Tel fut le début dans la vie de la jeune Louise.

De ce jour, elle fut libre de vivre à sa guise et la maison ne chôma plus.

La mère, qui se faisait vieille et qui ne dédaignait pas de boire de temps en temps un petit verre avec les voisins, abandonna son métier et s'habitua à ce régime, si bien qu'un jour sa fille ne s'étant pas trouvée en mesure d'acquitter le montant du terme, elle leva la main sur elle pour la rappeler au sentiment de ses devoirs.

Mais Louise allait avoir seize ans.

Outrée de ce procédé, elle ne reparut pas le lendemain, mais une lettre prévenait la mère de la résolution de la jeune fille.

«Ma chère mère, j'ai rempli mon devoir; tu n'as pas rempli le tien, tant pis pour toi! Je ne veux pas être maltraitée. Débrouille-toi. Ne cherche pas à me retrouver, tu n'y arriverais pas.

«Ta fille dévouée, LOUISE.»

La mère furieuse porta cette lettre au commissaire de police, qui prescrivit des recherches, mais en vain. Elle ne revit plus la gamine.

Louise avait profité de la fin de la fête du Trône pour filer avec celui de ses amoureux qui lui semblait non le plus digne d'être aimé, mais le plus facile à conduire.

Elle n'avait choisi ni le plus jeune, ni le plus beau, ni le plus riche, mais un simple photographe ambulant, qui opérait «en palque», c'est-à-dire derrière un tour de toile en plein vent.

Charles Tabary, de vingt ans plus vieux qu'elle, était un garçon intelligent qui, par son activité et son savoir-faire, eût pu se créer une situation enviable sur le Voyage, sans son penchant immodéré pour l'absinthe.

Tout d'abord, il recula quand cette gamine lui offrit de partir avec lui; mais elle l'assura si nettement qu'il n'avait rien à craindre et tout à gagner en la gardant, qu'il accepta, flatté, au fond, d'un choix qui l'avait fait préférer à vingt autres.

Louise, très belle fille, déjà fort connue des forains, était, il le savait, l'objet des poursuites de nombre de ses collègues.

Elle passa deux jours dans la chambre noire, le temps de tout emballer, puis ils partirent par une nuit obscure et quittèrent Paris, sans toutefois trop s'en éloigner.

Ils firent ensemble toutes les fêtes de la banlieue.

C'est alors qu'il put admirer de combien de ressources disposait l'esprit inventif et commerçant de sa jeune amie.

Elle se mit rapidement au courant des moindres détails du métier et la baraque prospéra. Jamais photographie n'avait eu marcheuse plus engageante. Personne mieux qu'elle ne savait empaumer son monde.

Comme il s'étonnait par fois d'un résultat semblable:

—Tout ça, vois-tu, lui disait-elle dans l'argot spécial de la banque, c'est du truc! Le tout est de savoir bien engrainer le trèpe[1] et préparer son lantodage[2].

En effet, on ne passait pas impunément devant la baraque, véritable toile d'araignée, dans laquelle elle excellait à faire tomber les mouches.

—Monsieur, votre portrait... un franc... c'est pas cher... on ne vous demande qu'une minute!

Et on ne résistait pas au clin d'oeil de la jolie fille; on entrait parfois dans l'espoir de trouver derrière ce jour de toile un recoin tutélaire où l'on put être à l'abri des regards indiscrets...

—Madame, le portrait de votre joli bébé... en une seconde c'est fait... en souvenir de la fête... Oh! mon Dieu! quel amour d'enfant!

Et la mère ravie suivait la marcheuse.

Et à l'intérieur, elle savait si bien enjôler le client!

—Voilà votre portrait!... Voyez comme il est réussi! Malheureusement, il sera bien vite brûlé... à cause du soleil... tandis qu'avec une couche d'émail... Ce sera vraiment dommage... Une couche d'émail et vous pourriez le conserver indéfiniment... C'est si vite fait... Oui, n'est-ce pas?... Charles, émaille le portrait de monsieur!... Ce n'est pas cher, ce n'est qu'un franc!

Puis, pour faire patienter le client étourdi par ce flot de paroles:

—Maintenant, continuait-elle, je vais préparer le cadre, un joli cadre... n'est-ce pas... Vous ne voudriez pas le donner à votre connaissance sans un cadre... Regardez celui-là, tenez!... Partout vous le payeriez trois et quatre francs... Chez nous qui tenons à notre clientèle et qui ne cherchons pas à les estamper, ce n'est que trente sous... Charles, fixe le portrait de monsieur dans ce cadre!... Tu sais, celui-là, pas un autre... c'est celui-là que monsieur a choisi!...

Et s'il s'agissait d'une jeune femme:

—Comment? pas de bijoux!... Oh! une femme sans bijoux... sur une photographie!... Nous en avons de faux... qui imitent le vrai... pour la pose... Et nous ne prenons rien pour cela!

Quand elle avait suspendu des boucles aux oreilles de sa cliente, des bracelets à ses poignets, elle jetait un cri d'admiration:

—Comme ça vous va tout de même! Comme ça requinque tout de suite une femme!... Ah! Et puis, y'a pas à dire vous étiez faite pour porter des diamants!... Vous savez, s'ils vous font plaisir, ne vous gênez pas! Je vous les vendrai... Oh! ce qu'ils me coûtent... Nous ne gagnons pas dessus... C'est pour faire plaisir à notre clientèle! Et elle vendait sa garniture de camelote quatre fois sa valeur.

Elle trouvait toujours un moyen de venir à bout des gens les plus rétifs. C'est elle qui inventa ce truc, usité quelquefois sur le Voyage par des malins qui ont affaire à des clients entêtés, mais timides.

Un jour qu'elle avait entraîné malgré lui, dans le tour de toile, un vieux paysan porteur de deux énormes paquets et que le bonhomme, très défiant, s'était fait photographier avec ses deux colis déposés à droite et à gauche de sa chaise, toute son éloquence se heurta à une indifférence peu commune.

Le paysan n'accepta ni émaillage ni cadre.

Il allait partir et tendait déjà sa pièce de vingt sous, lorsque Louise lui barra la route:

—Ah! mais non, mon vieux! Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, mais pour gagner notre vie! Ce n'est pas parce que vous êtes un richard et nous de pauvres voyageurs, qu'il faut nous exploiter... J'appellerais plutôt les hirondelles (gendarmes)... C'est vingt ronds pour vous tout seul, mais vos deux paquets et vous ça fait trois! Vous ne voudriez pas que nous fournissions notre marchandise à l'oeil... Aboulez trois francs!

Et force fut au vieux paysan de s'exécuter, pour éviter le scandale.

L'aventure resta légendaire et quand on la lui rappelait:

—Ça prouve tout simplement que j'ai le génie du commerce! disait-elle modestement.

Charles Tabary était émerveillé.

De bonne grâce, il se résignait au rôle d'opérateur, comprenant que son intérêt était de laisser un libre cours à l'imagination de sa maîtresse.

Elle avait une si grande entente des affaires et il était si agréable de n'avoir qu'à se laisser vivre!

De fait, en même temps qu'elle en était l'âme, Louise était la véritable patronne de l'établissement.

Ils vivaient ensemble depuis un an environ lorsqu'elle devint enceinte.

Tabary offrit aussitôt de régulariser la position.

Il devait trop à la jeune fille pour ne pas saisir toutes les occasions de lui montrer combien il tenait à lui être agréable et c'était du reste une façon de la lier à lui.

—Mon Dieu, mon pauvre homme, comme tu es simple! Me marier avec toi, je ne demanderais pas mieux, mais il faudrait demander l'autorisation à ma mère, qui doit me chercher partout. Elle nous tombera dessus... elle et toute sa marmaille! Soit, puisque tu le désires, c'est entendu, mais nous attendrons qu'elle soit morte... En attendant, tu te contenteras de reconnaître le gosse... D'ailleurs, pour tout le monde, c'est-y pas la même chose... Je suis ta mistonne légitime!... On m'appelle la femme à Tabary! Pour ce que nous voulons en faire, va, ce sera toujours le temps de s'y prendre!

Et comme toujours, Charles Tabary acquiesça.

Louise accoucha d'un fils qui reçut le prénom de Jean et fut mis en nourrice. La mère avait alors dix-sept ans.

Cependant le bruit de l'habileté de la jeune femme se répandit sur le Voyage.

—C'était une rouée qui la connaissait dans les coins! disait-on en parlant d'elle.

Et ce qu'avait prévu Tabary arriva.

On vint de toutes parts lui faire des offres superbes si elle voulait entrer qui dans un théâtre de marionnettes, où il fallait une explicatrice, qui dans un cirque, qui dans un tir.

Mais Louise ne se laissa pas tenter.

Elle était chez elle et ne se souciait pas de passer au service des autres, même à des conditions extraordinaires.

Toutefois, une de ces offres la fit réfléchir.

Elle avait reçu la visite de la mère Voiret, la directrice de l'entresort le mieux tenu du Voyage, qui lui avait tenu ce langage:

—Ma fille, vous êtes grande, jeune et bien faite... Vous avez du bagout... En un mot, vous plaisez... Au lieu de vous exterminer à poiroter par tous les temps, pour faire réussir un truc de roustissure[3], venez avec moi... Je monterai pour vous une baraque où vous serez au chaud... Vous choisirez le genre qui vous plaira, la femme tigrée, la femme torpille, la femme coupée en deux, même la femme colosse. C'est facile, et vous ferez de l'or... ou bien, ce qui est mieux et encore plus simple, vous serez simplement la belle Créole ou la belle Amaïdée... Je vous assure que c'est là votre vraie voie!...

Louise Tabary ajourna sa réponse, mais le soir même, elle posait à brûle-pourpoint cette question à son amant:

—Combien avons-nous de côté?

—Dam! je ne sais pas... dans les quinze cents francs... peut-être.

—Si nous lâchions la photographie.

—Tu veux plaisanter.

—Pas du tout. Mais la mère Voiret m'a donné une idée. Dans notre métier, nous avons un mal de chien pour gagner quatre sous... Dans le sien, si on sait s'y prendre, on peut sans peine s'y faire des recettes admirables.

Elle se leva, prit la lampe, s'examina un instant avec complaisance dans une petite glace pendue à la muraille, puis, satisfaite sans doute, elle revint s'asseoir et continua:

—Bien que j'aie eu un gosse, je ne suis pas trop décatie. Au contraire, ma parole, je crois que la maternité m'a embellie... Eh bien! nous allons vendre notre matériel, tu n'en garderas que ce qu'il en faut pour qu'il te soit possible de faire de la photographie en amateur, si ça t'amuse... Nous achèterons une caravane, parce que j'en ai soupé d'être obligée de loger en garni et de laisser sur le tas notre tour de toile exposé au mauvais temps et à la portée des voleurs... Puis nous monterons un entresort... je choisirai un nom ronflant... Louise, c'est pas assez chic... Loïsa, par exemple... tiens Loïsa, la belle Créole... l'idée de la mère Voiret! Nous prendrons un bonisseur qui connaîtra à fond les trucs du métier et qui me les apprendra... Il suffit qu'on sache bien engrainer le trèpe, parce qu'une fois entré dans la baraque, c'est moi qui me charge de le faire marcher... Voyons! qu'est-ce que tu en penses?

—Je pense que c'est une bonne idée, mais ça me fait gros coeur tout de même de lâcher ma photographie... Y aurait pas moyen de faire les deux ensemble?

—Mon Dieu! on peut essayer. Mais sans moi, tu sais, j'ai bien peur que ce ne soit un four... Tu feras juste pour tes frais et t'auras la peine en plus.

Dès le lendemain,—car avec la jeune femme, l'exécution suivait toujours de près le projet,—la peu scrupuleuse Louise s'abouchait avec Joseph, le bonisseur de la mère Voiret, et lui offrait, s'il voulait entrer à son service, des avantages qu'il ne trouvait pas chez sa patronne actuelle.

Joseph Débucher, dit Boyau-Rouge, était né à Arras. Venu tout jeune à Paris, il s'était «dessalé» dans les faubourgs et avait exercé un peu tous les métiers. En dernier lieu, il avait été garçon marchand de vins.

Pendant une fête, une des odalisques employées dans le Concert Tunisien de la mère Voiret était tombée amoureuse de son torse d'hercule et il avait lâché le tablier pour suivre sa conquête.

Justement la mère Voiret avait besoin d'un surveillant sérieux et bien découplé pour garder son harem; autant par intérêt que pour faire plaisir à sa pensionnaire, elle avait engagé Boyau-Rouge qui s'était bientôt fait remarquer par son bagout extraordinaire et sa roublardise.

On l'avait alors élevé à la dignité de bonisseur et nul ne s'acquittait mieux de cet emploi.

Sur tout le Voyage, ses lazzis étaient célèbres, et l'on pouvait être sûr d'une recette lorsqu'il voulait se donner la peine de «travailler».

Il était avec cela d'une jolie force sur le tambour et donnait en parade de véritables représentations, reprenant pour son propre compte avec une incomparable virtuosité tout le répertoire de Plessis.

C'était bien l'homme qu'il fallait aux Tabary pour lancer leur nouvelle affaire.

Tout d'abord, Boyau-Rouge se fit tirer l'oreille.

Il avait de bons appointements, se faisait de beaux bénéfices. Ces dames l'aimaient beaucoup et il eût été complètement heureux, sans la jalousie idiote de Leïla, son odalisque particulière... Mais à part ce petit désagrément, il ne voyait pas de situation pouvant lui rapporter de plus beaux profits ni autant de satisfactions...

Il eût donc été déraisonnable à lui d'abandonner la proie pour l'ombre, le certain pour l'incertain.

Et il accentuait sa défense de sous-entendus égrillards, sur le ton de fatuité d'un homme habitué aux succès faciles et qui n'hésite pas, le cas échéant, à faire passer un triomphe d'amour-propre avant ses intérêts matériels.

Il y avait dix pensionnaires dans l'entresort de la mère Voiret; dans le nouvel établissement il travaillerait seul avec la patronne, une femme bien engageante, bien intelligente certainement, mais dame... qui serait toujours la patronne, et il ne voyait pas bien clairement l'avantage...

—J'engagerai Leïla, si tu veux...

—Ah! non, par exemple! Si jamais j'acceptais, ce serait justement pour ne plus la revoir... Je veux bien être gentil, mais j'aime pas être cramponné!

Louise devina la secrète pensée du rusé bonisseur; un instant elle le considéra des pieds à la tête, en silence.

Cette inspection fut sans doute assez favorable à Boyau-Rouge, car elle conclut:

—J'ai compris... Avec toi je suis sûre du succès... donc je saurai faire tous les sacrifices. Si tu veux... nous nous associons... part à deux! Quant au reste, je tâcherai que tu ne sois pas trop mécontent!

Le gars sourit imperceptiblement en mordillant sa moustache blonde.

—Est-ce entendu? reprit Louise en regardant dans les yeux de son interlocuteur.

—Eh bien, soit!

Le pacte fut scellé chez le prochain marchand de vins, entre deux prunes à l'eau-de-vie.

A son retour, elle trouva Tabary complètement gris et elle lui exposa les avantages de sa nouvelle combinaison, sans toutefois lui en faire connaître toutes les charges.

Le photographe approuva sans discuter, et lorsque deux jours après, la mère Voiret vint chercher sa réponse:

—Je vous remercie, répondit Louise, de votre démarche et de l'excellente idée que vous m'avez donnée. Je vais la mettre en pratique, mais comme j'ai quelques sous devant moi, je travaillerai pour mon compte. Faut pas vous en fâcher, ni que ça nous empêche de rester bonnes amies... Chacun pense pour soi en ce bas monde...

—Il faut de l'expérience dans le métier, ma petite, riposta la mère Voiret d'un air pincé. Tant pis pour vous si vous buvez un bouillon, tandis qu'avec moi, c'était une affaire sûre et sans risques...

—J'aurai tout ce qu'il faudra pour la faire réussir, riposta Louise sur le même ton.

Mais la mère Voiret ne comprit bien le sens de cette dernière phrase que quelques jours après, lorsque Boyau-Rouge lui demanda congé et lui annonça son projet de s'établir de compte à demi avec les Tabary.

Elle se mordit les doigts, mais trop tard, d'avoir indiqué cette voie à l'ambitieuse gamine, qui était bien capable de lui opposer une concurrence sérieuse.

Deux semaines s'étaient à peine écoulées qu'une belle tente toute neuve se dressait adossée au tour de toile de Tabary.

Sur le chapiteau les passants pouvaient lire cette inscription en gros caractères:



VENEZ VOIR LOÏSA
LA BELLE CRÉOLE


et derrière le comptoir une pancarte verte avec ces mots:



VISIBLE POUR LES HOMMES SEULEMENT
Premières: 30 centimes.
Secondes: 20 centimes.—Les militaires: 10 centimes.


Boyau-Rouge avait présidé à l'aménagement intérieur de la baraque.

Sur une estrade établie dans un des angles, Louise Tabary trônait, moulée dans un maillot couleur chair, les pieds emprisonnés dans de hautes bottines lacées.

Ses cheveux très noirs, coupés courts et frisés avec soin, donnaient un cachet original à sa frimousse toujours en éveil, et son corsage largement échancré laissait voir les trésors arrondis d'une gorge très blanche et très ferme.

Sans être une des sept merveilles de la création ainsi que l'annonçait au dehors Boyau-Rouge, dans l'étourdissant boniment qu'il avait spécialement composé pour la circonstance, Louise était l'attraction la plus agréable à voir de tout le Voyage.

Au pied de l'estrade, deux rangées de chaises pour les premières; derrière une balustrade recouverte de velours rouge, deux banquettes de moleskine pour les secondes. Aux troisièmes, le public restait debout.

Boyau-Rouge, costumé en clown, recommençait sa parade et ses roulements dix fois par heure...

On pouvait entrer... les amateurs du sexe en auraient pour leur argent... Le sujet ne montrerait ni des appas, ni des mollets de pacotille... Cette demoiselle, célèbre dans son pays pour sa beauté et sa grâce sans pareille, s'exhiberait «en pleine nature». D'où l'interdiction de pénétrer faite aux femmes et aux jeunes gens de moins de seize ans... Ce n'est qu'à prix d'or et pour un temps limité qu'on avait pu déterminer la belle Loïsa à paraître en public... Il fallait donc profiler de cette occasion unique...

—Entrez! entrez! C'est pour rien! On rendra l'argent à ceux qui ne seront pas contents!

A l'intérieur, Loïsa, dès qu'une assistance suffisante avait pris place commençait son petit discours, le récit de sa lamentable aventure, sur un ton monotone de mélopée.

Elle était née aux colonies, et ses parents avaient été assassinés par un nègre qui avait voulu la prendre de force... Elle avait dû venir en France pour gagner sa vie... etc.

Puis, bien stylée par Boyau-Rouge, elle détaillait elle-même avec une complaisance naïve les charmes de sa personne, tendant son mollet qu'elle laissait palper par les messieurs des premières, puis, comme le public un peu désappointé murmurait, peu satisfait de ne point voir «la pleine nature» promise:

—Maintenant, messieurs, pour terminer, je vais vous montrer mon petit chat... mais ceci étant réservé à mes bénéfices personnels... je vais me permettre de faire le tour de la société.

Elle recueillait généralement des spectateurs alléchés une ample moisson de gros sous, remontait sur son estrade, tirait d'un panier dissimulé sous son fauteuil un petit chat noir, dont le cou était orné d'une faveur rose, et le posait sur ses genoux.

—Voici, messieurs, le petit chat que je vous ai promis... C'est pour avoir l'honneur de vous remercier, et si vous êtes contents et satisfaits, vous voudrez bien en faire part à vos amis et connaissances.

Cette plaisanterie d'un goût douteux obtenait le succès qu'elle méritait. On sortait en souriant, furieux, dans le fond, d'avoir été victime d'une semblable mystification, et personne ne revenait, sauf toutefois ceux que les formes grassouillettes et la gentillesse réelle de la belle Créole avaient particulièrement séduits...

Ceux-là prenaient généralement pour confident Boyau-Rouge, qui, bien payé, acceptait de se faire auprès de la jeune fille l'interprète de ses admirateurs. C'était en vain, Louise n'accordant aucune attention à ces déclarations.

D'un autre côté, Tabary, livré à lui-même, n'obtenait plus que des résultats insignifiants.

Depuis le départ de la marcheuse, la photographie ne faisait plus ses frais et il vint un moment où l'entreprise commune ne rapportant pas les bénéfices qu'on en espérait, Boyau-Rouge montra les dents.

L'activité qu'il dépensait ne portait pas ses fruits et il regrettait à présent son ancienne situation. Il exposa ses griefs à la jeune femme qui, de son côté, commençait à réfléchir, et tous deux tinrent conseil.

On négligea de demander son avis à Tabary, qui, depuis qu'il n'était plus surveillé, noyait régulièrement son ennui dans les pots.

—Ma chère amie, dit le bonisseur, nous perdons notre temps... et si ça continue, nous perdrons notre argent... Tu as beau avoir comme moi le génie de la réclame, ça ne suffit pas... Dans une industrie comme la notre, notre métier consiste à nous moquer du public... En somme, on lui demande son argent et on ne lui donne en retour rien d'intéressant... Il se laisse bien empiler une fois, mais il ne revient plus et il empêche les autres de venir. Que de fois déjà n'ai-je pas vu des gens en ballade sur la foire et sur le point d'entrer, être arrêtés par l'un d'eux:—«Ah! non, pas là-dedans, je vous en prie, c'est des farceurs!» Dans un entresort, vois-tu, il faut savoir trouver et offrir des compensations qui font passer sur la pauvreté du spectacle.

—Je ne comprends pas, dit Louise.

—Tu vas comprendre, reprit Boyau-Rouge. Le jour où les beaux messieurs, les rigolos qui viennent pour s'amuser aux fêtes sauront trouver ici une jolie fille... pas bégueule, il n'y aura plus besoin d'aller les chercher... Ils reviendront tous les jours, tout seuls... et ils mettront à la mode ton établissement... Ce n'est pas autrement que la mère Voiret a fait fortune...

—Mais Charles?... objecta Louise, qui comprenait admirablement, mais qui voulait au moins avoir l'air de résister.

—Charles!... Charles!... qu'est-ce que ça peut lui faire... Ça ne l'empêche pas de le garder...

—Oh! oui, tu sais, dit Louise avec dignité, car il est le père de mon fils!

—Justement... En somme, tu travailleras pour l'avenir de ton enfant... avenir que nous compromettrons si nous conservons un truc qui nous fera bouffer jusqu'à notre dernière galette. Dès l'instant que tout ira bien, Charles n'aura rien à dire...

—Du reste, je m'en charge, interrompit Louise vivement, comme si elle venait de prendre subitement une résolution. Qui veut la fin veut les moyens, et si nous avons envie de devenir riches.

—Parfaitement... Et tu n'as qu'à te fier à moi... J'ai l'expérience de ces sortes d'affaires... Quand je te dirai: «Tu peux marcher!» c'est qu'en effet tu pourras y aller les yeux fermés... Tout sera débattu d'avance... Maintenant, pour rétablir un peu l'équilibre du budget, nous allons supprimer la photographie qui ne nous rapporte rien et engager des «chiqués»... Ça m'aidera pour les parades et ça ne nous coûtera que trente sous par jour et le dîner... Tu as remarqué... même quand il y a beaucoup de monde devant la baraque, personne ne mange... Dès qu'il entre quelqu'un, tout le monde suit... C'est l'affaire des «chiqués» de faire suivre le trèpe, quand je l'ai engrainé.

Toutes ces dispositions prises et approuvées, Louise fit le soir même, part à Tabary de sa nouvelle décision.

Elle rencontra d'abord une certaine résistance; le photographe tenait à son établissement, ne voulant pas se résigner à s'en séparer... Mais Louise finit comme toujours par obtenir gain de cause.

Elle lui expliqua que l'intérêt commun était en jeu, qu'il fallait être pratique et que des scrupules bêtes étaient déplacés dans la circonstance.

On lui demandait simplement de rester tranquille, de s'occuper du service particulier de la maison et de laisser faire. Elle se chargeait du reste.

Tabary consentit à tout sans demander plus de détails. Il comprenait qu'une existence nouvelle, libre et indépendante, lui était réservée en récompense de son effacement. Il pourrait à sa volonté se livrer à son penchant favori, sans que nul y trouvât à redire.

C'était l'idéal.

Dès ce jour, il inaugura les fonctions de mari de la reine, et il sut toujours s'en acquitter avec un tact dont les deux associés lui surent beaucoup de gré.

Tel fut le début de cette vie à trois, qui devint légendaire sur le Voyage et qui pendant les longues années qu'elle dura ne reçut jamais un accroc.

Les prévisions de Boyau-Rouge s'étaient réalisées.

A partir du jour où l'on sut trouver la jeune fille, sinon toujours facile... du moins jamais cruelle, ni indifférente aux galanteries, le public afflua dans le salon de la belle Loïsa, en dépit de l'insignifiance ridicule du spectacle.

Elle devint même tellement à la mode, que le directeur d'un grand établissement de Paris l'engagea et fit d'elle sa principale attraction.

Il forma seulement, pour l'encadrer, une troupe danseuses vaguement exotiques, au milieu desquelles trônait Loïsa, qui était décidément devenue une fille superbe.

Boyau-Rouge resta son barnum. Elle s'était prise d'une véritable affection pour ce grand garçon, dont les conseils et l'appui lui avaient été si utiles.

Elle lui était reconnaissante du dévouement et de l'abnégation qu'il lui montrait, car lui aussi s'était attaché à elle et lui avait donné des preuves nombreuses de son attachement.

Gamine avec Tabary, déjà trop vieux et trop usé pour elle, elle s'était réveillée femme aux bras du bonisseur et femme dans toute l'acception du mot, en proie à des passions aussi vives, à des désirs aussi ardents que si elle fut née réellement sous le ciel brûlant des Antilles, que si elle eût été une véritable créole.

Peut-être fallait-il chercher dans cette révolution de tout son être, le secret de cette beauté et de cet attrait, qui lui valaient tant d'adorateurs.

Toujours est-il que cinq ans après ses débuts, Loïsa était célèbre et déjà riche. Dans les vitrines s'étalaient ses photographies; les échos des journaux mondains célébraient sa gloire.

Elle resta toutefois fidèle à son origine et se refusa toujours à abandonner le Voyage.

Après chaque fugue, à la fin de chacun de ses engagements en province ou à l'étranger, elle revenait à son point de départ.

Elle avait conservé auprès d'elle la troupe de danseuses qu'on avait formée à son intention et elle était devenue patronne.

Propriétaire de trois immenses caravanes, d'un matériel très complet et très luxueux, elle rêva d'organiser sous son unique direction, la série complète de toutes les attractions des entresorts.

C'était encore une idée suggérée par Boyau-Rouge.

C'est ainsi qu'outre le Concert Tunisien, dont elle était l'étoile, elle eût une femme torpille, une femme colosse, une femme tigrée...

Elle liait à elle ses pensionnaires par des engagements très durs, leur enlevant toute liberté, afin de les avoir toujours sous la main...

Son installation devenait plus que jamais le rendez-vous du Paris qui s'amuse; plus que jamais l'intelligence et la bonne volonté de Boyau-Rouge trouvèrent leur emploi.

Comme Loïsa jadis et sous la surveillance de la patronne, ces dames mirent à profil ses bons offices, toujours rendus avec tant de discrétion que la police qui se doutait bien un peu du trafic, ne put jamais les trouver en défaut, et la belle créole gagna en argent tout ce que la morale perdait en cette affaire.

Cependant Charles Tabary vieillissait à vue d'oeil, non qu'il fut très âgé—il avait dépasse à peine la quarantaine—mais l'oisiveté dans laquelle on le faisait vivre avait développé en lui l'amour de la boisson.

Son intelligence s'était épaissie, et un jour Boyau-Rouge constata que l'ami Charles avait un commencement de tremblotte.

Il en avisa Louise Tabary. La belle créole s'émut de cet état.

Elle réfléchit longtemps et l'hypothèse de la mort de Charles lui apparut menaçante. Car enfin elle avait un fils qui s'appelait aussi Tabary et elle était toujours demoiselle.

Elle devait à sa dignité de ne pas rester plus longtemps dans une situation qu'elle trouva équivoque, et, puisqu'elle avait le père sous sa coupe, qu'il avait bien voulu jadis l'épouser, il fallait réaliser ce projet au plus vite.

La situation fausse de Charles, mari et père in partibus, deviendrait normale et honorable dès qu'il serait mari légitime.

Maintenant qu'elle avait vingt et un ans accomplis, elle n'aurait plus à craindre d'ennuis de la part de sa mère. Ses frères et soeurs devaient être grands.

Au besoin, maintenant qu'elle était établie, riche et considérée, elle prendrait sa famille avec elle.

Elle eut quelque peine à en retrouver la trace. Sa mère était morte, ainsi qu'un de ses frères.

Il restait un garçon de dix-huit ans et une soeur de seize ans, aujourd'hui tous les deux employés dans une fabrique de chaussures.

Elle leur fit quitter leur emploi, confia à son frère la surveillance d'une partie du personnel et commit la jeune fille aux soins de son ménage particulier.

Fière d'avoir saisi cette occasion de se montrer bonne soeur, elle songea à se montrer bonne mère.

—Vois-tu, dit-elle à Tabary, nous avons pu, dans notre jeunesse, commettre quelques inconséquences... Aujourd'hui que nous sommes en passe de devenir les forains les plus calés du Voyage... nous n'avons pas le droit de vivre en dehors de la règle commune...

Et elle ajouta sérieusement:

—Pour notre dignité et pour notre considération, il faut que nous soyons mariés...

—On a bien vécu toujours comme ça, objecta Tabary.

—Ça ne fait rien, vois-tu, ça fait causer! répliqua l'inconsciente Loïsa. On se dit en parlant de toi:—En v'là un fainéant, ce Tabary, qui se fait nourrir par sa femme! Tandis qu'étant mon mari, on te respectera et on ne dira plus rien.

—Alors, dit Tabary, si tu crois que c'est mieux comme ça, je veux bien... Et Boyau-Rouge, qu'est-ce qu'il en pense?

—Il pense comme moi... D'ailleurs, voilà que notre fils grandit. Nous allons le reprendre avec nous... Il sera pas long à comprendre maintenant, ce petit-là... intelligent comme il est!... Tu ne voudrais pas qu'il rougisse de ses parente.

Cette considération sentimentale fit grand effet sur Tabary.

—Oui... décidément, tu as raison. A cause de notre fils, il faut que nous soyons mariés.

L'inconscience de Loïsa était sincère.

Elle n'apercevait pas ce que sa conduite privée avait de parfaitement scandaleux et ne se doutait pas du caractère ignoble de son industrie.

Elle avait fondé un entresort. Elle avait accepté de s'exhiber. Elle avait dû, pour obtenir un résultat, se conformer aux obligations qui constituent la seule chance de réussite d'un établissement de ce genre.

A sa vue, elle avait exercé son métier habilement, voilà tout. Mais son honnêteté n'avait pour cela reçu aucune atteinte.

Bref, le mariage eut lieu, au milieu d'une affluence considérable de forains et d'amis que la décision cocasse de Louise amusait autant que l'attitude recueillie et sérieuse qu'elle garda pendant les deux cérémonies, à la mairie et à l'église.

Boyau-Rouge remplissait le rôle de garçon d'honneur.

Quant à Tabary, il était tout heureux des marques de sympathie, trop chaleureuses pour n'être pas ironiques, qu'on prodiguait à sa femme, et il serra consciencieusement toutes les mains qui se tendaient vers lui.

Dans la soirée, après le repas, il fut pris d'un accès d'attendrissement et il serra sur son coeur sa chère femme, ce modèle des épouses, mais Louise se dégagea doucement et elle l'envoya se coucher dans la caravane particulière où il vivait depuis déjà longtemps, seul, avec les appareils photographiques dont il n'avait pas consenti à se séparer.

Quant à elle, elle continua à présider la petite fête, sans qu'elle se sentît autrement émotionnée par la gravité de l'acte qu'elle avait accompli le matin.

Toutefois, à partir de ce jour, elle renonça à figurer sur l'estrade, au milieu de ses pensionnaires.

Elle était la patronne, une femme établie, légitimement mariée, ayant de la surface, il ne lui convenait plus de se mêler à un tas de figurantes...

Néanmoins, elle garda le maillot. Elle se souvenait de ses succès de marcheuse; elle fit la parade en costume, concurremment avec Boyau-Rouge, et la prospérité de son établissement s'en accrut tant, qu'elle ruina du coup l'industrie de la mère Voiret, trop vieille pour pouvoir lutter.

On n'allait plus que chez la belle créole, dont l'installation devenait de jour en jour trop petite pour contenir toutes les attractions qu'elle avait su grouper.

Sous son intelligente direction, sa grande baraque était devenue un conservatoire où l'on apprenait toutes les danses du monde, une Cour des Miracles où l'on rencontrait tous les phénomènes.

Mais elle n'exhiba jamais que des «personnes du sexe».

Ce fut elle, notamment, qui lança la femme-poisson, un monstre authentique, qui n'avait à chaque main que deux doigts en forme de pinces de homard; la Nageuse, une femme qui restait deux minutes sous l'eau.

Ce fut elle qui perfectionna les trucs célèbres, mais un peu usés, de la femme-torpille et de la femme tigrée.

Pour cette dernière exhibition, il suffisait de se procurer un sujet de bonne volonté de dix-huit à vingt-cinq ans, jolie autant que possible, mais qui consentit à se défigurer.

Par des brûlures au pétrole ou à l'aide de la pierre infernale, on marbrait la poitrine de la patiente, ses deux bras et une jambe—toujours la même, celle qu'elle déchaussait à la demande du public et moyennant un petit supplément—et le tour était joué.

Il ne restait qu'à «remaquiller» la pauvre fille aux mêmes endroits et tous les deux jours.

Pour les femmes colosses, elle avait inventé tout un système de mollets élastiques, de chaises très hautes, de tabourets dissimulés sous des tapis, ce qui donnait une apparence de géantes aux femmes vêtues de longues robes, traînantes et rembourrées, et assises sur une estrade élevée, entourée de glaces de tous côtés, les sujets fussent-ils de taille moyenne.

Elle maintenait tout son monde sous une discipline très dure. Le personnel entier, parqué dans deux voitures transformées en dortoirs, était soumis à une surveillance sévère. Défense d'en sortir sans une permission spéciale.

Le salaire était unique pour toutes: la nourriture et trois francs par jour. Le rouleau, autrement dit la quête obligatoire à chaque séance, était un des bénéfices de la direction.

Quant aux avantages extérieurs que ses pensionnaires pouvaient tirer de leur exhibition, Louise Tabary, qui servait, ainsi que Boyau-Rouge, d'intermédiaire officieux, était seule juge de la suite qu'il convenait de donner aux propositions.

Cette ingérence dans les affaires privées de ses élèves, loin de nuire à celles qui en étaient l'objet, était au contraire une sauvegarde pour elles et au bout de quelques années d'exercice, l'on citait telles horizontales de grande marque qui avaient débuté dans l'entresort des Tabary et qui ne devaient leur situation qu'aux conseils de Louise.

Aussi, tout en sachant très bien que celle-ci avait dû en retirer un bénéfice, lui savaient-elles néanmoins gré de son intervention.

Dans ces conditions et pendant les premiers temps, le recrutement fut facile.

Louise Tabary n'avait que le choix parmi les nombreux sujets qui se présentaient, puis, peu à peu, l'engouement passa.

Les anciennes pensionnaires, rebutées par les exigences croissantes de la patronne, dégoûtaient les nouvelles venues d'un métier aussi dur et dans lequel, à tout prendre, les occasions vraiment avantageuses étaient rares, Louise, que l'âge était loin d'avoir fatiguée, sachant fort bien se réserver les aubaines.

—Les brillants dont elle constellait son maillot, chaque fois qu'elle entrait en parade, disaient les envieuses, avaient été acquis la plupart du temps au détriment de pensionnaires plus jeunes et souvent plus jolies.

C'était le diable, pour les gens bien intentionnés, de parvenir jusqu'à elles; il fallait franchir la double barrière élevée entre le public et l'estrade par la patronne et son fidèle Boyau-Rouge, un gaillard qui veillait au grain et dont les intérêts, ajoutaient les mauvaises langues, se confondaient décidément trop, en dépit du mari, avec ceux de Louise Tabary.

Mais tous ces bavardages, qui parvenaient de loin en loin aux oreilles de l'intéressée, ne parvenait pas à altérer sa sérénité.

Elle était sûre de son affaire maintenant; chaque jour elle voyait son magot s'arrondir.

Que lui importait le reste?

Elle se contentait seulement de tenir à l'oeil les mécontentes et à la première incartade, elle les jetait dehors, sachant toujours profiter du moment où leur renvoi mettait les récalcitrantes dans le plus grand embarras.

Puis, par un discours bien senti, elle prévenait charitablement celles qui étaient tentées de suivre un si déplorable exemple:

—Je vous avertis qu'avec moi il y a tout à gagner ou tout à perdre... Choisissez! Je veux de la soumission! Sinon je colle à la porte la première qui rebiffe, le cul tout nu et les manches pareilles!... J'ai commencé comme vous, et je ne m'en porte pas plus mal.» Seulement, j'ai toujours été sérieuse... Faites comme moi, si vous voulez que nous restions bonnes camarades! Vous avez plus besoin de moi que je n'ai besoin de vous!

Et elle disait vrai.

Même lorsqu'il y avait sur tout le Voyage pénurie de sujets dans les entresorts, elle trouvait le moyen de renouveler sa troupe quand il le fallait.

Elle partait un matin, explorait les murailles des quartiers commerçants et consultait les petites affiches faites à la main, sur papier écolier et collées à hauteur d'homme à tous les angles de rue.

C'étaient des offres d'emploi:—On demande des culottières, des finisseuses de chaussures, etc., ou des demandes d'ouvrage:—Une jeune fille connaissant bien la couture demande à entrer au pair... S'adresser à Mlle X..., rue..., n°..., etc., toujours invariablement ornées d'un timbre de quittance de dix centimes.

Des offres d'emploi, Louise Tabary n'avait cure, mais elle relevait soigneusement les adresses et se rendait immédiatement au domicile de celles qui demandaient de l'ouvrage.

C'étaient la plupart du temps de pauvres filles, pressées par le besoin, tentant un dernier effort avant de succomber et qu'un reste de dignité avait préservées jusque-là de l'irrémédiable chute...

Elle se présentait pour offrir, disait-elle, un travail facile, qui ne demandait que de la bonne volonté et un peu d'intelligence, sans toutefois s'expliquer davantage.

Si la personne était vieille ou difforme, ou seulement laide, après un bref interrogatoire et quelques phrases banales d'excuses, elle se retirait.

—Décidément, non... à mon grand regret, vous ne pouvez convenir pour l'emploi que j'aurais désiré vous confier... Je vous demande pardon... Ce sera pour une autre fois...

Si elle était jolie, bien faite, Louise Tabary appréciait d'un coup d'oeil le dénuement probable dans lequel devait se trouver la pauvre fille et aussitôt commençait son boniment.

Mon Dieu! elle n'était ni couturière, ni blanchisseuse, ni culottière, mais elle était à la tête d'une maison prospère, comptant beaucoup d'employées, qu'elle traitait comme ses enfants... Chez elle, on retrouvait une famille et c'était vraiment une chance, pour une jeune personne comme il faut et qui veut gagner honnêtement sa vie, de tomber sur une femme comme elle.

—Voyez, mon enfant, quels avantages je vais vous offrir... Vous serez logée, vêtue, nourrie... Vous n'aurez que peu de chose à faire... Cela vous va-t-il?

—Mais encore faudrait-il savoir?...

—C'est bien simple. Je suis à la tête d'un établissement très important, d'un théâtre ambulant, et j'ai besoin pour mon contrôle de jeunes personnes avenantes et sûres... des caissières enfin! Quatre heures d'un travail où vous n'aurez qu'à sourire et à être polie avec le public... Cela vous sera facile... Remarquez bien que si cela ne vous convenait pas, je ne vous retiendrai pas de force, mais il ne coûte rien d'essayer!

Neuf fois sur dix, alléchée par les promesses et le ton maternel de Louise Tabary, la jeune fille acceptait.

Pendant les premiers jours, en effet, l'associée de Boyau-Rouge faisait tenir le contrôle à la nouvelle venue, puis, lorsque celle-ci était un peu apprivoisée, lorsqu'elle paraissait habituée à ce nouveau genre de vie, la patronne revenait à la charge.

Il était vraiment déplorable de voir une aussi jolie fille se contenter d'un gain aussi dérisoire, quand d'autres qui ne la valaient pas paradaient sur l'estrade, réalisant des bénéfices qu'elle n'atteindrait jamais dans son emploi... Justement, elle avait dans sa troupe une place vacante.

—Vous n'avez pas à vous inquiéter du costume... ni du linge... Je vous fournirai tout... à crédit... Si vous restez à la maison, tout ce qui vous aura servi vous sera acquis sans que vous ayez bourse à délier...

La caissière, qui parfois avait regardé avec envie ses compagnes plus favorisées, ornées d'oripeaux éclatants, tentait l'expérience et la baraque s'augmentait d'une pensionnaire régulière de plus.

Louise Tabary comptait justement sur l'influence du milieu, les liaisons nouvelles pour abolir chez la jeune fille les derniers préjugés et insensiblement elle la faisait rentrer sous la règle commune.

Au bout de quelques années de cette exploitation raisonnée, elle trouva dans son fils Jean un nouvel auxiliaire.

Aussitôt après son mariage avec Tabary, qui de mois en mois, devenait plus gâteux, elle avait retiré de nourrice son enfant et l'avait gardé avec elle jusqu'à l'âge de dix ans.

Elle l'avait ensuite placé en pension, mais bientôt le gamin avait déclaré qu'il entendait rester avec sa mère, et cette femme autoritaire, brutale jusqu'à la cruauté, ne s'était pas senti la force d'imposer sa volonté.

Elle avait une tendresse aveugle pour ce petit, qui grandissait et à qui elle exigeait qu'on laissât une liberté entière. Aussi donnait-il un libre cours à ses mauvais instincts.

Personne ne trouvait grâce devant lui et il devint bientôt le maître absolu de l'établissement.

Sa mère riait aux éclats chaque fois que Jean commettait une mauvaise farce.

Loin d'être à l'abri des méchancetés de son fils, le vieux Tabary devint sinon le souffre-douleur, du moins le continuel objet des tracasseries du petit tyran.

Il partageait ses journées maintenant entre ses stations chez les mastroquets et le découpage à l'aide de scies minuscules de petites planchettes dont il confectionnait des étagères ou des coffrets. Il avait monté, à cet effet, un tour dans la caravane qui lui était affectée.

Le plus grand plaisir de Jean était de démonter ou de briser les objets qui avaient souvent coûté à son père de longues heures de travail.

Si le vieux parlait de se plaindre, Jean prenait les devants:

—M'man! c'est ton soulaud de mari qui vient encore nous embêter avec ses découpages.

—Et la mère, indulgente, souriait et congédiait l'ancien photographe.

—Laisse donc faire cet enfant... Voyons, faut bien qu'il s'amuse! C'est de son âge!

Le seul, qui trouvât grâce devant l'affreux galopin, était Boyau-Rouge, dont l'autorité d'associé et les violences lui en imposaient. Il se souvenait toujours d'une correction que lui avait infligée le bonisseur, un jour qu'il avait voulu toucher à son tambour.

Mais il en garda sournoisement rancune à cette espèce de géant, qui seul avait conservé quelque influence sur Louise.

A mesure qu'il grandissait, la méchanceté et le cynisme de Jean s'affinaient, encouragés par l'aveuglement maternel.

A dix-huit ans, il était réputé sur tout le Voyage comme le plus fieffé garnement. Habitué de bals publics, coureur de guilledou, batailleur, débauché, joueur, il mettait toute son intelligence au service du mal.

Il avait lié connaissance avec les pires individus, et il s'était formé une sorte de cour, qui l'accompagnait sans cesse et à laquelle on pouvait toujours, sans crainte de se tromper, attribuer tous les méfaits dont les auteurs restaient inconnus.

Il exerçait sur cette bande, en raison de sa situation de fortune, une influence réelle et dont il se montrait fier. Malheur au garçon honnête et imprudent qui s'aventurait en sa société; entraîné par l'exemple, il devenait rapidement aussi taré que ses compagnons de plaisir.

C'est ce qui était arrivé à François Chausserouge, et au bout de quelques mois d'intimité, il n'avait fallu rien moins que l'énergique résolution qu'avait prise le vieux dompteur de quitter Paris pour arracher le jeune homme à cet entourage funeste.

Cependant François était de cinq ans plus vieux que le fils Tabary; mais son esprit faible et irrésolu avait vite capitulé devant le caractère allier et tout d'une pièce de son cadet.

Mais là où Jean Tabary exerçait sa tyrannie avec le plus d'âpreté, c'était dans l'entresort, dont la faiblesse de sa mère l'avait rendu maître absolu.

Il était positivement l'effroi de toutes les pensionnaires.

Une de ces malheureuses refusait-elle d'obéir à ses caprices, repoussait-elle avec indignation ses propositions, elle était impitoyablement chassée, non sans avoir essuyé mille avanies préalables.

Elle n'avait qu'une ressource, réclamer l'appui de Boyau-Rouge, l'associé de la patronne, qui voyait de très mauvais oeil l'importance croissante que prenait le jeune homme dans la maison.

Boyau-Rouge, depuis que l'entreprise avait réussi, était devenu un homme sérieux et il pensait justement qu'il est aussi difficile de conserver une situation acquise péniblement que de se la préparer.

Il en résultait des scènes terribles entre son associée et lui, dans lesquelles il donnait libre cours à sa mauvaise humeur et à sa violence naturelle.

Depuis longtemps du reste une certaine froideur avait remplacé l'étroite intimité qui avait régné entre lui et Louise Tabary.

Honteux du rôle qu'on lui faisait jouer, décidé à tout, même à rompre, s'il en était besoin, sa colère n'attendait pour éclater qu'une occasion favorable. Ce fut plus tôt qu'il ne le pensait.

Un jour que Jean réclamait le renvoi d'une pensionnaire qui lui avait résisté, il s'y opposa carrément.

—Cette femme, dont je suis très satisfait, restera chez nous, et il n'y a aucune raison pour que nous nous privions de ses services.

—Puisqu'elle a été inconvenante à l'égard de mon garçon... puisque Jean le désire?

—Je m'en fous! cria Boyau-Rouge, et d'ailleurs elle est dans son droit, cette fille... elle a été engagée ici pour travailler et non pas pour servir de passe-temps à un morveux, qui aurait encore besoin d'une bonne pour le moucher!... Je suis ici le maître autant que toi!... Ton Jean, je lui interdis à partir d'aujourd'hui l'entrée de la caravane des femmes... Il n'a rien à y faire! Sinon, c'est moi qui le sortirai, et sans mettre de mitaines!

—Jean me représente, riposta Louise Tabary, il a donc les mêmes droits que moi. J'ai besoin de lui pour défendre mes intérêts...

—Et moi je suis assez de tout seul pour défendre les miens... Seulement, comme je suis trop vieux pour céder, que je ne veux pas me laisser manger la laine sur le dos par un galopin, ce sera lui qui partira ou bien moi... Choisis!

—Mon fils ne me quittera pas!

—Eh bien! ce sera moi! D'après notre traité, nos parts sont égales... la liquidation sera donc bien simple. La moitié du tout pour chacun de nous...

—Joseph!... Tu n'y penses pas... Nous quitter après quinze ans d'une association si heureuse?

—Heureuse, c'est possible, mais qui ne tarderait pas à devenir désastreuse, si je n'étais résolu à y mettre bon ordre... Je te le répète, choisis... lui ou moi!

—Mon choix est fait! répliqua Louise d'un ton sec. Je n'aime que mon fils au monde... Il te gêne! je refuse de te le sacrifier... Il restera avec moi... Quant à toi, fais ce que tu voudras.

—C'est ton dernier mot.

—Oui.

—Eh bien! nous nous séparerons, et nous verrons la suite quand je ne serai plus là pour réparer ses sottises. Moi, je ne suis pas inquiet, je suis, au contraire, très satisfait d'une circonstance qui me permettra enfin d'être seul maître chez moi. Au revoir!

Et dès le lendemain, les deux associés procédaient à la liquidation générale de l'établissement.

Le partage des fonds amassés en commun fut facile, Boyau-Rouge ayant exigé depuis longtemps qu'ils fussent convertis en valeurs.

Quant au matériel, on s'en rapporta à l'estimation d'un voyageur, choisi comme arbitre, pour éviter des frais.

Restait à régler la question du personnel, mais une première désillusion attendait là Louise Tabary.

Les engagements contractés par la Société Tabary-Debucher étaient résiliés de droit. On mit les pensionnaires, libres désormais, en demeure de choisir entre les deux associés.

Pas une d'elles ne voulut rester chez les Tabary; toutes optèrent en faveur de Boyau-Rouge, qui se vit ainsi à la tête d'un établissement prêt à fonctionner, tandis que Jean et sa mère avaient, restés seuls, tout un personnel à reconstituer.

Pour la première fois, Louise, qui sentait ses intérêts gravement atteints, s'emporta contre son fils:

—C'est par ta faute, entends-tu, que tout cela nous arrive! Voilà maintenant nos ressources diminuées de moitié et tout est à recommencer! Pendant ce temps, Boyau-Rouge va continuer seul, à notre nez, à notre barbe! Et Dieu sait si jamais nous parviendrons à former une troupe semblable à celle que nous perdons! C'est bien fait pour moi! Ça m'apprendra à être faible!

—Tu as tort, m'man! répliqua Jean en câlinant sa mère. Ne crains rien, va! Tu ne te repentiras pas de ce que tu viens de faire... C'était un coup de balai nécessaire! Y avait trop longtemps que ce Boyau-Rouge était de trop dans notre existence. Fie-toi à moi et tu verras! Les beaux jours reviendront... Nous retrouverons notre succès... et nous serons seuls à en profiter... C'était pour toi et non pour lui qu'on venait!...

Le père Tabary apprit cette scission sans étonnement. Néanmoins, il voulut demander une explication:

—Toi! tu vas te taire! dit Jean. Tu n'es bon à rien... On te donne à manger... à boire, du bois pour tes découpages, eh bien! fous-nous la paix!

Et le pauvre vieux, à demi gâteux, se tut, n'osant répliquer. Il avait peur de son fils.

Jean se mit en campagne.

Quelques jours après, il avait racolé, çà et là, dans les quartiers populeux, dans les bals de barrières, un premier noyau de pensionnaires, qu'il costuma en mauresques, et à qui sa mère donna les premières notions du métier. Il se procura aussi deux phénomènes, une femme géante et une naine.

Mais cela ne suffisait pas et combien paraissait mesquine cette nouvelle installation, en comparaison de l'ancienne, même en comparaison de celle de Boyau-Rouge.

La première campagne qu'il entreprit donna les plus mauvais résultats. Les Tabary mangeaient de l'argent.

Jean ne décolérait plus et, ce qui augmentait sa rage, c'était la vue du succès de son rival, dont l'établissement ne désemplissait pas.

Pour donner un appât aux clients, il engagea sa mère à se départir de la sévérité qu'elle avait toujours gardée vis-à-vis de ses pensionnaires. Quand on pourrait les approcher plus librement, on viendrait plus volontiers. Mais la latitude qu'on leur laissa ne tarda pas à dégénérer en licence. De véritables scènes de débauche se passaient dans l'entresort et la police en eut vent.

Deux avertissements n'ayant pas suffi, le commissaire du quartier sur lequel l'entresort était installé fit une descente. Le magistrat ayant trouvé, au cours de sa visite, deux pensionnaires mineures, prévint Louise Tabary que la Préfecture n'autorisait l'exhibition que de jeunes filles ayant vingt et un ans accomplis et qu'en cas de contravention à cet article du règlement, son établissement serait immédiatement fermé.

De même si le bruit du moindre scandale venait à la connaissance de l'administration.

—C'est idiot! déclara Louise Tabary, quand le commissaire fut parti, avec cela que j'avais vingt et un ans quand je suis montée la première fois sur l'estrade... Et je ne m'en porte pas plus mal pour cela!

—C'est-à-dire, grogna Jean, qu'avec toutes ces exigences, il n'y a plus de commerce possible!

Il fallut néanmoins faire contre mauvaise fortune bon coeur, se conformer aux volontés de la Préfecture. Les Tabary apportèrent la plus extrême prudence dans l'exercice de leur petite industrie; mais s'ils parvinrent à apaiser les justes susceptibilités des autorités par qui ils se savaient surveillés, ils découragèrent leur clientèle par l'excès de précautions qu'ils se sentaient obligés de prendre. C'est ainsi que de jour en jour et tandis que l'entresort de Boyau-Rouge continuait à prospérer, leur établissement perdit sa vogue ancienne.

Les frais dépassaient les recettes; chaque mois se soldait en perte, et pour faire face aux dépenses, Louise se vit forcée d'attaquer le fonds de réserve. Pour comble de malheur, Charles Tabary devint ataxique et complètement gâteux.

Son état nécessitait des soins particuliers qu'il fut bientôt impossible de lui donner.

Louise Tabary, d'accord avec son fils, se décida à placer son mari en pension dans une maison de refuge.

C'était une charge de plus ajoutée aux autres; mais elle ne regrettait pas, disait-elle, ce surcroît de dépense; on se devait à sa famille!

Tel n'était pas l'avis de Jean, qui, lui, exprima cyniquement sa pensée.

—Comme si, déclara-t-il, en revenant de conduire son père à l'hospice, il n'aurait pas mieux fait de crever tout de suite... au moins, comme cela, nous aurions été débarrassés.

—Tais-toi! fils, tais-toi! répliqua la mère, ne regrette rien, va! Le pauvre cher homme n'est pas bien méchant... et il ne peut pas maintenant en avoir pour bien longtemps! Quant à nous, maintenant, il faut voir à nous débrouiller!

L'entresort traversait cette phase critique et les Tabary n'avaient trouvé aucun moyen d'améliorer une situation qui semblait à beaucoup sinon désespérée, du moins fort compromise, lorsque Chausserouge reparut sur le Voyage.

Le jour où le dompteur lui proposa d'entrer à son service, Jean comprit qu'une planche de salut s'offrait à lui.

François était riche; il était faible. Il y avait là pour le rusé coquin un moyen de rétablir ses affaires; il lui suffisait de prendre pied dans la maison et justement on venait lui en offrir l'occasion.

Bien qu'il fût décidé à ne pas la laisser échapper, il ajourna sa réponse, prétextant qu'il devait, avant tout, consulter sa mère, mais dans le but réel de ne pas faire paraître un empressement qui eût pu éveiller les soupçons de son ami.

—Mère! cria-t-il, en rentrant dans la caravane, nous sommes sauvés. Chausserouge m'offre de me prendre avec lui. Qu'en penses-tu?

Louise Tabary regarda fixement son fils et réfléchit un instant.

—Quel âge a-t-il, François?

—Cinq ans de plus que moi... Ça lui fait vingt-huit ans.

—Alors, il faut accepter.

—Je crois bien... je le connais comme si je l'avais fait... Une fois avec lui, je me charge du reste... Mais pourquoi me demandes-tu son âge?

—Pour rien... une idée qui me passait par la tête.

—Tu sais... Je n'ai pas répondu oui tout de suite... mais nous sommes invités à dîner tous les deux ce soir, chez lui... Au dessert nous arrangerons l'affaire...

—Très bien! En ce cas je vais me préparer.

Et lorsqu'à six heures du soir, Louise Tabary sortit de sa caravane, son fils resta émerveillé.

Parée de ses plus beaux habits, les poignets chargés de bracelets, coiffée avec recherche, elle paraissait de dix ans plus jeune.

—Mâtin! ce que tu t'es fait chic! Tu te mets bien, toi, quand tu vas voir des amis!

—Il faut toujours mieux faire envie que pitié! riposta Louise Tabary d'un ton énigmatique. Allons, viens, mon garçon!

Jean Tabary sourit imperceptiblement, puis il prit le bras de sa mère et tous deux s'acheminèrent vers la ménagerie Chausserouge.


[1] Engrainer le trèpe.—Attirer le monde.
[2] Lantodage.—Entrée du public en foule.
[3] Qui ne rapporte pas la peine qu'on se donne.

VII


Quand ils arrivèrent, Chausserouge était seul dans la caravane.

—Bonjour, madame Louise! bonjour, Jean! fit le dompteur en les voyant entrer, c'est bien gentil à vous d'avoir accepté mon invitation.

—Bonjour, François! dit la Tabary; ce n'est pas quand ils sont dans le malheur qu'on oublie les amis, nous autres! Car, mon pauvre garçon, j'ai su cela, tu as été bien éprouvé!

—Ah! oui, un chagrin, un grand chagrin, madame Louise, une perte irréparable et dont je ne me consolerai pas de si tôt... Mais que voulez-vous, dans notre sacré métier, il faut s'attendre à tout; hier, c'était mon père... demain, ça sera peut-être mon tour... mais vous savez, c'est dur tout de même, mourir comme ça, bêtement, quand, pendant trente ans de sa vie, on n'a pas, autant dire, attrapé une égratignure! Et dire que depuis deux ans, il n'entrait plus dans les cages. Enfin!

Et le dompteur dut raconter, faire connaître en détail, les circonstances de l'accident.

—Mais je ne vois pas ta femme? demanda Louise. Est-ce qu'elle n'est pas avec toi?

—Si! si! elle est à côté, elle va venir.

—Il paraît que tu as une petite fille, un amour d'enfant?

—Oui, ma petite Zézette! Sa mère va nous l'apporter tout à l'heure. Mais, savez-vous, madame Louise, que vous ne changez pas; vous êtes aussi fraîche, aussi jeune que la dernière fois que je vous ai vue, le jour de mon mariage, si je me souviens bien.

—Ça n'empêche pas que je frise la quarantaine... Tiens, regarde-moi celui-là, ajouta-t-elle, en lui désignant son fils, en voilà un qui ne me rajeunit pas. Heureusement que je m'y suis prise de bonne heure... Ça fait que comme ça, il n'a pas trop honte de sa mère. Et pourtant ce n'est pas faute d'avoir eu des misères... Ah! c'est dur, un métier comme le nôtre!

—Oui, Jean m'a dit un mot de tout ça... Vous n'avez pas eu de chance?

—Si, j'en ai eu de la chance, et beaucoup... pour arriver où j'en suis, étant partie de rien; mais, il y a deux ans, je ne connaissais que le beau côté de la chose. Depuis, j'ai payé ma veine... Il paraît qu'on ne peut pas toujours être heureux... Ça a d'abord été cette canaille de Boyau-Rouge, un homme dont j'ai fait la situation, pour qui je me suis sacrifiée, c'est le mot... qui me quitte, m'enlève mes pensionnaires et organise une concurrence à deux pas de moi. Puis, mon bonhomme de mari... encore un qui sans moi serait resté dans la crotte et à qui le bon Dieu ferait une belle grâce en l'appelant à lui... Le voilà maintenant paralysé, impotent, placé dans un hospice, où il me coûte les yeux de la tête. Je ne regrette rien, parce qu'après tout il est mon homme, et je ne fais que mon devoir en l'assistant... Enfin, c'est la Préfecture, à qui il est venu des scrupules sur le tard, et qui me fait mistoufle sur mistoufle. Non, là, vraiment, le bon Dieu n'est pas juste et je n'ai pas mérité tout ça! Je fais un métier reconnu, je paye patente... Ne dirait-on pas, à entendre ces messieurs, que je débauche les petites filles de douze ans!

—Vous en reviendrez, madame Louise, vous en reviendrez et nous vous y aiderons! fit le dompteur, mais en attendant, dînons!

En ce moment la porte s'ouvrit et Amélie parut, les yeux un peu rouges, très simplement mise et portant la petite Zézette dans ses bras.

Elle s'arrêta sur le seuil et son regard se porta immédiatement sur Louise Tabary.

Un instant les deux femmes se toisèrent; enfin Louise se leva et s'avança au-devant de la jeune femme.

—Bonjour, ma chère amie! fit-elle en lui tendant les bras. Ça me fait bien plaisir de vous voir... J'espère que vous avez un joli bébé!

Et elle embrassa tour à tour la mère et l'enfant.

Amélie la laissa faire, puis sans répondre aux effusions de l'invitée de son mari:

—La table est mise à côté! dit-elle simplement. Si vous voulez venir!

François offrit galamment son bras à Louise et tous se rendirent dans la caravane voisine qui servait de salle à manger.

Il y eut d'abord un instant de gêne entre les convives.

Amélie gardait une attitude pleine de réserve, évitant de prendre aucune part à la conversation.

Dès le premier instant, Louise Tabary sentit qu'elle avait en face d'elle une ennemie et elle s'efforça par son entrain, ses prévenances, ses compliments sur la tenue de la caravane, l'ordonnance du dîner, de dissiper la prévention de la mère de Zézette.

Elle affecta d'être gaie et comme Chausserouge faisait la remarque que le malheur n'avait altéré en rien sa belle humeur:

—La gaieté, répliqua-t-elle, c'est l'indice d'une bonne conscience... Quand on a été honnête toute sa vie... qu'on n'a rien à se reprocher... on n'est jamais triste...

Puis, comme elle surprenait au coin de la lèvre d'Amélie un pli ironique, elle ajouta:

—A moins, toutefois, qu'on ne soit sous le coup d'un ennui récent, comme cette pauvre Amélie, par exemple. Voyons, qu'avez-vous, ma chère enfant? Est-ce que ce gredin de Chausserouge ne vous rend pas heureuse?

—Si! répliqua la jeune femme, très heureuse! Mais c'est l'avenir qui m'inquiète... J'ai des pressentiments... Comme vous, j'ai eu trop de bonheur pendant longtemps... j'ai peur que ça ne continue pas...

Cette déclaration jeta un froid, surtout à l'heure où le but avoué de la réunion était de prendre des résolutions pour assurer cet avenir qui semblait si menaçant, et Chausserouge se hâta de changer la conversation.

Au dessert, il prit la parole:

—Ma chère amie, tu nous l'as dit il y a quelques instants, la mort de notre père a causé chez nous un vide qui n'est pas près d'être rempli... Rester seul pour veiller à tant d'intérêts, ce serait, de ma part, afficher une présomption et une confiance dans mes propres forces que je suis loin d'avoir... Je suis donc heureux de t'annoncer que Jean Tabary accepte de devenir mon second.

—C'est décidé? demanda Amélie.

—C'est décidé... absolument! déclara François en regardant fixement sa femme, à moins que madame Louise ne s'y oppose?

—Moi! s'exclama Louise Tabary, m'opposer à ce que mon fils rende service à un ami!... Ah! grands dieux! vous me connaissez bien peu! Et d'ailleurs, service pour service, Jean ne trouvera-t-il pas chez vous une situation meilleure que celle que je puis lui offrir chez moi, par le temps qui court! Ah! je suffirai bien seule à faire marcher mon petit truc!... Les affaires vont si mal!

—Il nous reste à régler les conditions... à arrêter le chiffre des appointements, dit le dompteur.

Mais Louise Tabary l'arrêta d'un geste:

—Pas un mot de plus, nous sommes entre amis et nous savons fort bien que vous ne voulez pas abuser de nous... Vos conditions seront les nôtres!

Amélie se leva, s'excusa, auprès de ses convives... il était l'heure de coucher Zézette, l'enfant étant peu habituée à veiller, et elle sortit, laissant à sa femme de ménage, le soin de desservir.

Dès qu'elle fut seule dans sa chambre, elle serra son enfant contre sa poitrine et éclata en sanglots.

Ainsi, c'était fini! Malgré ses prières, ses supplications, son mari avait passé outre!

Jusqu'à l'heure du dîner elle avait espéré...

Sans doute on discuterait devant elle... on examinerait la question sous toutes ses faces et elle aurait trouvé des arguments pour qu'il ne fût donné aucune suite au projet de François.

Mais voici qu'on ne lui avait même pas fait l'honneur de la consulter. Les arrangements avaient été pris hors de sa présence et tout au plus avait-on consenti à l'informer officiellement de la chose, quand la résolution avait été irrévocable!

Ainsi maintenant, tous les jours, elle aurait devant les yeux cet être que le père Chausserouge détestait tant qu'il ne parlait rien moins que de le jeter dans la cage de ses lions, s'il tentait seulement d'entrer dans la ménagerie!

Et c'était à lui que François allait déléguer son autorité! Et cette femme, la mère, qui l'accablait de ses protestations hypocrites, elle était destinée à la voir tous les jours... elle devrait lui faire bon visage pour complaire à son mari!

Dieu sait pourtant quelles coupables pensées, quelles intentions malfaisantes devaient s'agiter derrière ce visage, beau encore à la vérité, mais dont l'expression méchante et vicieuse l'épouvantait!

Cependant, comme son absence se prolongeait, elle craignit qu'on ne l'attribuât à la cause véritable qui l'avait provoquée.

Elle essuya ses yeux, et, ayant couché son enfant, elle se disposa à aller retrouver ses convives.

Quand elle rentra dans la salle à manger, les deux hommes, la pipe aux dents, très allumés, prenaient le café, tandis que, renversée sur sa chaise, Louise Tabary fumait une cigarette.

—Je vous demande pardon, ma chère. C'est une vieille habitude. J'espère que vous ne voyez aucun inconvénient...

—Aucun! balbutia Amélie; mais ce simple détail, le ton même de la phrase de Louise, l'effrayèrent sans qu'elle pût imaginer pourquoi.

—C'est moi, dit François, qui ai prié Madame Louise de faire comme chez elle... Si on se gêne avec les amis... il n'y a plus de raison.

Il s'arrêta, considéra un instant la fumeuse:

—Vous avez dû être tout de même une rude belle fille dans votre temps, ajouta-t-il la langue légèrement pâteuse, car vous en avez de fameux restes, y a pas à dire! Cré mâtin! vous faites plaisir à voir!

—François! prononça Amélie toute pâle, François, tu as bu!

—De quoi! De quoi! Est-ce qu'il n'y a plus moyen de faire un compliment maintenant... je la trouve bien, moi, madame Louise! je lui dis, voilà tout! Je lui dirais peut être pas si je n'avais pas si bien dîné! C'est de ta faute!

—Tu aurais tort, dit Louise, un compliment, ça fait toujours plaisir... quand on a mon âge...

—Tu sais, continua François, tout est arrangé, conclu et bâclé... Jean aura trois cents francs par mois et nourri... C'est pour rien!... Pense donc! je n'aurai plus à m'occuper de ça... A ce propos, faut pas oublier que nous ouvrons demain... Si on allait s'assurer que nos bêtes—et il appuya sur nos—ne manquent de rien... D'ailleurs, il faut bien que tu fasses connaissance avec elles... Tu sais, y en a pas mal de nouvelles... Tu vas voir...

Il se leva avec peine et descendit dans la ménagerie, suivi de ses convives.

—Hep! le pisteur! a-t-on préparé le boulotage?

—Oui! m'sieu Chausserouge, le boucher a fait les parts! On attend l'heure pour la distribution!

—C'est bon! éclaire-nous!

Et tandis que les animaux, réveillés par la lumière et reconnaissant leur dompteur, venaient flairer en grondant les barreaux des cages, il fit faire aux Tabary le tour de la ménagerie, appelant au passage chaque bête par son nom, donnant des explications sur leurs moeurs, leurs habitudes, leur travail, comme s'il avait affaire à son habituelle clientèle.

—Voilà Néron... mon vieux Néron, le plus beau lion qu'il y ait sur tout le Voyage, et puis ses deux femmes, Rachel et Saïda... Voici Turc, une sale bête qu'il faut tenir tout le temps à l'oeil si on ne veut pas être égratigné... Voici Jim et Toby, les deux premiers tigres royaux qui aient été dressés... encore deux camarades pas bien commodes... puis quatre loups russes que je viens d'acheter et que je vais faire travailler... Voilà mon léopard Agésilas, bon garçon quand il veut, mais hypocrite endiablé... la Grandeur, un petit amour d'ours des cocotiers, rigolo comme tout, c'est mon clown! Faut voir sa gueule, quand je le fais entrer dans la cage de Néron... Et puis voilà Moquart, mon éléphant... toujours à côté de son ami Gustave... tu vois, là-bas, le cormoran!

Et, s'approchant de l'oiseau, il lui passa la main sur le bec affectueusement:

—Bonjour, mon vieux déplumé!

Puis il se retourna et montrant une cage vide:

—C'est de là que s'est échappé Pacha... le lion qui a tué mon père! En face, mon poney... Je n'en ai plus qu'un... Il a fallu que je fasse abattre l'autre, la pauvre bête, que Pacha avait à moitié étranglé. Maintenant, mon vieux Jean, à part mes serpents, tu as tout vu; à partir d'aujourd'hui, tu es libre d'entrer partout... même dans les cages!

—Je ne dis pas non! riposta Jean.

—Ah! si tu veux, je te prends pour élève... à l'oeil! Dis-donc, sais-tu que tu pourrais plus mal faire! En attendant, c'est convenu, je compte sur toi à partir de demain, pour l'ouverture!

—C'est dit! répondit Jean en serrant la main de son ami.

—Il me reste à te remercier, garçon, ainsi que ta femme, dit Louise, de la bonne soirée que tu viens de nous faire passer... Ce ne sera pas la dernière et tu sais, ajouta-t-elle en lui prenant à son tour la main et en appuyant sur les mots, que chaque fois que tu me feras l'amitié de venir me voir... en voisin... tu me feras plaisir!

—Alors vous me verrez souvent! répliqua François sur le même ton.

Il reconduisit ses hôtes jusqu'à la porte et rentra dans sa caravane.

—Eh bien? demanda-t-il à sa femme, comment les trouves-tu?

—Je n'ai pas changé d'opinion, répondit Amélie tristement.

—Tu ne les aime pas?

—Non! ils me font peur!

—Ah! elle est bien bonne! s'exclama le dompteur. Jean est un bon camarade... sa mère une femme charmante... Ah! pour sûr, charmante!... Trouve-m'en une sur tout le Voyage qui soit ficelée comme ça... On la prendrait quasiment pour la soeur de son fils... On doit pas s'ennuyer avec une femme pareille!

—François, tu as bu, ce soir. Peut-être demain te repentiras-tu de ce que tu as fait aujourd'hui. Écoute, il est encore temps, ne prends pas Jean avec toi!

—Nos paroles sont échangées.

—Retire la tienne, je t'en supplie!

Le dompteur se leva, blême de colère:

—Alors, ça va recommencer? C'est entendu! Maintenant, je ne puis plus être tranquille et gai une journée entière! Faut que j'entende tout le temps pleurnicher autour de moi! Je te prie de ne plus me parler de cela! Tu as compris?

—François!

—Flanque-moi la paix et couche-toi.

Amélie soupira et obéit.

Jean Tabary avait accompagné sa mère jusqu'à sa caravane.

—Comment penses-tu que François m'ait trouvée? lui demanda Louise en se débarrassant de ses bijoux.

—Mais très bien... il te l'a dit, du reste.

—Oui, mais penses-tu qu'il m'ait trouvée... à son goût... mieux que sa femme?

Jean Tabary regarda sa mère bien en face, puis il sourit:

—Tu es rudement forte tout de même... Eh bien! puisque tu veux le savoir, mon idée est que s'il ne t'a pas trouvée mieux que sa femme... ça ne tardera pas beaucoup! Et alors nous n'avons pas fini de rire! Bonsoir, m'man!


VIII


Ce fut sur l'esplanade des Invalides que François Chausserouge fit sa rentrée, devant le public parisien, et d'une façon assez brillante.

Certes l'engouement d'autrefois était passé, mais un affichage bien compris et la relation récente de la mort du vieux dompteur avaient ramené l'attention sur la ménagerie.

Toutefois, ce premier résultat ne satisfit point pleinement Jean Tabary.

—Tu sais, dit-il à François, maintenant que tu m'as pris pour ton régisseur, il faudra bien que tu m'écoutes, de bon gré ou de force. Je ne veux pas que tu puisses me reprocher d'avoir été pour toi une cause de débine... Eh bien! tu as déjà commis une faute... Tu n'as pas assez profité de la mort malheureuse de ton père... Il y avait là un coup de réclame épatant...

Et comme Chausserouge lut faisait observer qu'un pareil moyen lui répugnait:

—Tais-toi donc! répartit Jean, tu parles comme un petit enfant... Écoute bien! Tu vas d'abord trouver un peintre qui te brossera un grand tableau représentant ton père terrassé par le lion... Toi, luttant avec l'animal et le forçant à reculer... On n'est pas obligé de dire que tu as tué Pacha... et personne ici ne te contredira... La bête peut être guérie de ses blessures et tu présenteras au public l'un quelconque de tes pensionnaires comme celui qui a boulotte ton père... Néron, par exemple, que tu connais bien et qui n'est pas trop méchant, bien qu'il ait toujours l'air de vouloir tout avaler... Avec un peu de mise en scène, un boniment bien senti à ton entrée dans la cage du fauve redoutable... tu verras l'effet énorme...

—Non! non! c'est impossible! je ne veux pas faire ça! dit François, révolté par cette idée de battre la grosse caisse sur le cadavre de son père, non! Et d'ailleurs, ça serait tromper le public! Pacha est bien mort et sa peau toute trouée est suspendue dans la baraque... ainsi...

—Ça sera la peau d'un autre! Tous les lions se ressemblent, et Pacha sera baptisé Néron avec une étiquette indicative au bord de la cage... Allons! c'est entendu et je vais m'occuper de ça!

Et sans attendre que Chausserouge pût formuler une dernière objection, il s'était mis en campagne, afin de réaliser le plus vite possible son projet de réclame.

Amélie, lorsque François lui fit part de cette innovation, se montra très peinée de ce manque de convenances:

—Voilà le commencement! dit-elle, Tabary te fait commettre une première bêtise! Après celle-là ce sera une autre. Qu'as-tu besoin d'une semblable réclame? Le public d'ailleurs n'y mord plus... Au temps de son plus grand succès, la ménagerie n'a dû sa vogue qu'au courage et à la témérité que tu montrais à tes débuts... C'est par là qu'il faut continuer à frapper l'imagination des spectateurs... Un dompteur qui a le souci de sa gloire ne doit devoir qu'à lui-même sa célébrité et les moyens malsains qu'on te force d'employer n'ajouteront rien à ta valeur... au contraire. Ils ne serviront qu'à te faire prendre pour un saltimbanque et à éloigner de toi les véritables amateurs...

Chausserouge protesta pour la forme. Il sentait combien le raisonnement d'Amélie était juste, mais il ne voulait pas avoir l'air d'avoir cédé à son régisseur. Il s'attribua l'initiative de cette innovation, dont Jean Tabary n'avait été que le metteur en oeuvre.

—Alors, répliqua la jeune femme, tu as eu là une mauvaise inspiration, pourquoi ne me consulterais-tu pas quand tu as une décision à prendre, tu ne t'en trouverais pas plus mal.

—Les femmes n'entendent rien à la réclame, riposta François d'un ton bourru, pour mettre un terme à l'entretien.

Et, à part lui, il prit la résolution de ne plus obéir aux injonctions de son aide.

Mais soit qu'il eût deviné dans l'attitude du dompteur cette velléité de résistance, soit qu'il se sentit assez sûr de son influence pour ne pas avoir à craindre un désaveu, Tabary ne lui eu laissa pas le loisir.

A partir du jour où il inaugura ses nouvelles fonctions, de son autorité privée il bouleversa tout dans la ménagerie.

Il commença par congédier le chef de piste, un vieux serviteur tout dévoué aux Chausserouge, qui, depuis dix ans, n'avait pas quitté l'établissement.

Sous prétexte d'économies, il remplaça le garçon chargé de «l'explication», Auguste, qui passait à juste titre pour le meilleur bonisseur de tout le Voyage, et que son dévouement seul avait fait rester fidèle à ses patrons, car il avait maintes fois refusé les offres les plus avantageuses de la part des concurrents de Chausserouge.

François, cette fois, se fâcha pour tout de bon. Mais Tabary haussa tranquillement les épaules.

—Mais tu ne vois donc pas que tous ces gens-là t'exploitent! Tu manges ton bénéfice positivement en payant fort cher des gens qui ne valent certainement pas l'argent que tu leur donnes... Je me charge, moi, de faire le boniment aussi bien qu'Auguste... Tu te plains parce que je prends tes intérêts! Elle est raide, celle-là!

—Mais le chef de piste! C'est lui qui fait passer les animaux d'une cage dans l'autre, pendant les représentations! Je ne tiens pas à ce qu'on se trompe... Un accident est si vite arrivé! Avec lui, j'étais tranquille! Il savait faire entrer les animaux et les faire sortir au moment précis!

—Je m'en charge encore! dit Tabary.

—Mais tu ne peux pas tout faire... Et d'abord tu n'as pas l'habitude du métier!...

—Je la prendrai, en attendant que j'en dresse un jeune, qui te coûtera infiniment moins cher.

—Dans tous les cas, c'étaient de vieux serviteurs qui avaient connu mon père, qui m'avaient vu enfant...

—Oh! Oh! si tu entres dans les considérations sentimentales, il n'y a plus d'affaires possibles!

Et François, peut-être pas persuadé, mais vaincu par l'insistance de son aide, laissait faire.

Jean Tabary ne s'en tint pas là; pour continuer l'épuration, comme il disait, il donna leurs huit jours aux musiciens français de l'orchestre, dont il fit prendre la place par des ramonis allemands.

Ceux-là, on les avait à moitié prix et ils jouaient des airs de leur pays. Pas de droits d'auteur à payer.

—Le public va se fâcher! objecta timidement François. Il y a déjà eu des histoires parce qu'on employait des étrangers sur la parade.

—Je veux bien, moi! répliquait Jean qui avait toujours une raison à donner, expose-toi tous les jours à te faire bouffer par tes bêtes... uniquement pour le plaisir d'enrichir tes compatriotes avec l'argent que tu gagnes au péril de la vie, je veux bien! C'est stupide, mais c'est d'un bon Français!... Ah! tu comprends le commerce, toi!

Bref, au bout de peu de temps, il ne restait plus personne de l'ancien personnel.

Il avait été tout entier remplacé par des créatures de Jean Tabary, des individus plus ou moins tarés, qui avaient été les compagnons de débauche du régisseur.

Maintenant le fils de Louise Tabary était sûr de ne se heurter à aucune résistance. On exécutait ses ordres et tout pliait devant son autorité, que celle de Chausserouge contrebalançait à peine.

Une seule volonté lui faisait obstacle et l'empêchait de se considérer comme le chef occulte, mais suprême de la ménagerie, mais un obstacle devant lequel se brisait toute sa diplomatie.

Amélie ne cessait de lui témoigner l'antipathie, la plus franche, et bien qu'elle ne prit aucune part à l'administration, elle ne perdait jamais une occasion de s'élever avec force contre des réformes qui devaient, à son avis, conduire l'établissement à sa ruine.

C'était entre elle et son mari un éternel sujet de discussion. Elle n'avait pu prendre son parti de l'ingérence dans la maison de ce Jean, dont elle avait tant redouté dès le premier instant la funeste influence.

Tabary avait bien fait tous ses efforts pour faire revenir la jeune femme sur sa mauvaise impression.

Voyant qu'il ne pouvait y réussir, qu'au contraire, elle cherchait par tous les moyens à le perdre dans l'esprit de son mari, il entra résolument en lutte avec elle. On verrait bien qui resterait vainqueur.

—Je t'avais bien prévenu, dit-il à François, le jour où tu m'as fait part de ton projet de te marier avec la fille du père Collinet... Maintenant tu n'es plus le maître chez toi... elle te mène par le bout du nez... C'est facile à voir...

—Amélie s'occupe du ménage et pas d'autre chose... riposta Chausserouge. Elle m'obéit et je ne reçois d'ordres de personne...

—Non... mais avec ça que je ne m'aperçois pas que tu n'es plus le même chaque fois que tu viens de la quitter... Elle te fourre des idées dans la tête et il n'y a plus moyen de te faire entendre raison. Je voudrais avoir une femme qui se permettrait de me faire... simplement des observations. Nous verrions ça!

—Le fait est qu'elle ne t'aime pas... Mais la preuve que je ne la consulte pas, c'est que tu es ici... malgré elle.

—Pour une fois que tu as montré de l'énergie! Pardieu, il n'aurait plus manqué que dans cette occasion-là tu n'aies pas prouvé que tu étais le maître! Je voudrais bien savoir comment tu aurais fait pour t'en tirer! Mais, mon vieux, ne passe donc pas ta vie dans les jupes de ta femme! Tiens, ce soir, il y a quelques amis qui viennent après la représentation rigoler dans la caravane de la mère Tabary... On fera une petite partie entre copains... Veux-tu venir?

—Je ne sais pas si...

—Tu vois! Tu n'oses pas répondre sans consulter ta femme.

—Eh bien, j'irai! dit Chausserouge piqué au vif.

—C'est bon, je compte sur toi! On verra si tu es de parole!

Chausserouge rentra chez lui et prévint sa femme de son intention d'aller passer la soirée chez les Tabary.

—Je suis aujourd'hui un peu souffrante, dit Amélie triplement, et puis, ces derniers temps, Zézette a pris froid; elle tousse... Si tu étais gentil, ce soir, tu ne sortirais pas... tu resterais avec moi.

—J'ai promis. Il faut que j'y aille.

—Tu vois... tu préfères la société de ces gens-là à la mienne. Ah! François! François! prends garde... je ne sais pas, il me semble qu'un nouveau malheur nous menace. Et, tu sais, mes pressentiments ne me trompent pas...

—Oh! Mais tu m'ennuies à la fin... et si ça continue, tu vas me rendre l'existence insupportable! répliqua durement Chausserouge. J'en ai assez de toutes ces jérémiades... Je ne suis pas un gamin et je sais ce que j'ai à faire!

Il dîna rapidement, descendit à la ménagerie, et aussitôt après la dernière représentation, il se rendit chez les Tabary.

Louise, prévenue, avait préparé une collation.

Elle était vêtue d'un peignoir rose et elle n'avait négligé aucun des artifices qui pût faire ressortir l'éclat de son teint encore frais et l'attrait de sa beauté déjà un peu mûre.

Puis tour à tour arrivèrent Oiselli, dit le Bel-Homme, Romillard, le «marchand de marionnettes», comme l'appelaient les forains et Troubat, propriétaire d'un manège perfectionné: les chevaux au galop.

Tous étaient des amis de la maison. Ils prirent place dans l'étroite caravane autour d'une table, dont le centre était occupé par un vaste saladier rempli de vin chaud.

Louise Tabary avait fait à Chausserouge une place auprès d'elle.

—Sais-tu, dit Jean à sa mère, que nous avons failli ne pas avoir l'ami François. La patronne voulait le garder ce soir pour elle toute seule.

—En voilà une égoïste! dit Louise, elle n'avait qu'à l'accompagner, son cher et tendre, elle aurait été la bienvenue.

—Ma femme est un peu souffrante ce soir, dit Chausserouge.

—Non! Je sais ce que c'est... Elle est jalouse, fit Jean ironiquement.

—Il n'y a pourtant pas de quoi. Une vieille femme comme moi! répliqua Louise en servant le dompteur. Ah! Si j'avais dix ans de moins! Il y a eu un moment, quand il a débuté, le petit...—je l'appelle toujours le petit, je l'ai vu si jeune!—à l'époque où toutes les belles dames lui couraient après, où je n'aurais pas été éloignée d'avoir un regard pour lui. J'étais encore pas trop mal dans ce temps-là, mais j'avais Tabary qui, lui non plus, n'était pas encore gâteux, le pauvre cher homme, et je n'aurais pas voulu lui faire de peine.

—Ah! Madame Louise! dit Chausserouge, très flatté au fond, si j'avais pu le deviner!...

—Voyez-vous! Tenez! le polisson!... Je n'aurais jamais osé dans le temps... Je dis cela maintenant parce que je sais bien qu'il n'y a plus de danger.

Et en même temps elle décocha une oeillade au dompteur.

—Euh! Euh! fit Oiselli en riant.

—Tu peux rire, mon garçon! C'est malheureusement trop vrai. Quand je me regarde dans la glace, je ne me reconnais plus.

—Il y a des jeunes qui ne vous valent pas, madame Tabary, dit Romillard, et je connais pas mal de camarades, qui seraient joliment contents si...

—Disons pas de bêtises, interrompit Louise. Quand on a un laideron pour femme, je ne dis pas, mais quand on est le mari d'Amélie Collinet, c'est autre chose... C'est qu'il n'y a pas à dire, avant d'avoir eu sa gosse, elle a été une des plus belles filles du Voyage, et sage avec ça, et douce et aimante... Toutes les qualités, quoi! C'est pas vrai, ce que je dis là?

—Ne me forcez pas à dire ce que je pense, répartit le dompteur, visiblement gêné par la tournure que prenait la conversation.

—Oui, c'est vrai! nous ne sommes pas là pour nous amuser. A vos santés, mes enfants! Ensuite, on va faire une petite partie.

—Un rams, c'est ça! dit Jean qui se leva, étendit un tapis sur la table et apporta un jeu de cartes.

Louise avait rapproché sa chaise de celle de François.

—A propos, dit-elle, on peut fumer ici. Et je vais donner l'exemple.

Et la première, elle alluma une cigarette.

On commença à jouer.

—Vous savez, dit Jean, la règle ordinaire... Quand il n'y a pas de rams, c'est la noce, tout le monde y va!

Au premier tour, Chausserouge ne leva pas un pli.

—V'là que ça commence bien pour toi, mon vieux, dit le fils Tabary.

—Qui gagne en premier vaut pas jus de fumier! déclara sentencieusement Romillard.

Chausserouge paya le rams, donna les cartes et annonça:

—La dame! Et je vous attends, mes petits... J'y vais.

Mais cette fois encore, il perdit.

—C'est trop fort! s'écria-t-il, avec trois atouts et la dame gardée! C'est la guigne, y a pas à dire!

—Malheureux au jeu, heureux en femmes! prononça le Bel-Homme.

—En voilà une erreur, par exemple... du moins en ce qui me concerne! fit Chausserouge, en souriant à la maîtresse de maison.

—Plaignez-vous donc!... Tout le monde vous aime! riposta Louise.

En même temps, elle approcha encore sa chaise et le dompteur sentit le genou de sa voisine frôler son genou.

Il la regarda. Louise Tabary, absorbée en apparence par l'examen de son jeu, gardait un visage impassible. Peut-être était-ce une rencontre fortuite. Il attendit une minute, puis, timidement, il hasarda à son tour une pression significative à laquelle répondit immédiatement une autre pression.

Dès lors il n'eut plus de doute; c'était bien de la part de sa voisine une invitation à pousser plus loin les choses.

Et son esprit s'égara en mille suppositions.

Était-ce de la part de Louise un calcul ou bien un caprice, une fantaisie subite à laquelle elle cédait irrésistiblement?

Il la considéra à la dérobée et elle lui apparut tout d'un coup sous un jour nouveau.

Décidément, et bien qu'elle frisât la quarantaine, elle était encore très bien. Pas de rides, des yeux noirs, des lèvres sensuelles qui, s'entr'ouvrant, laissaient apercevoir une irréprochable dentition, des narines mobiles, un embonpoint léger qui était un charme de plus, enfin le fruit très sain dans tout l'éclat et la saveur de sa maturité.

Et son souvenir le reportant dix ans en arrière, il se rappela la réputation de Louise, du temps qu'on l'appelait encore la belle Loïsa.

En même temps qu'il avait été la coqueluche des belles dames, elle aussi avait fait courir tout Paris... Et une légende avait couru sur son compte.

Elle avait été faible et l'on racontait sur le Voyage qu'elle méritait son succès par son expérience consommée des choses de l'amour... On ne l'oubliait plus quand on avait une fois obtenu ses faveurs...

Boyau-Rouge, avec qui sa liaison avait été publique et qui se connaissait en femmes, n'avait-il pas déclaré maintes fois, avec son habituelle fatuité—car il ne brillait pas par la délicatesse—qu'il n'avait jamais eu maîtresse si experte!... Cependant elle était jeune, dans ce temps-là, à un âge où la femme n'est pas encore en pleine possession de ses facultés...

Et soudain le désir naquit en lui, persistant, tenace, de posséder cette femme, qui semblait s'offrir à lui... un désir de brute, pareil à celui qu'il avait éprouvé jadis, en province, le jour où il avait tenté de prendre Amélie, avant son mariage...

Une comparaison s'imposa à son esprit qu'il ne put vaincre, entre cette créature plantureuse et bien en chair et ce maigrichon d'Amélie, toujours malade depuis la venue de Zézette, déjà vieillotte, malgré ses vingt-deux ans.

Jean Tabary avait bien eu raison, jadis, lorsqu'il l'avait mis en garde contre l'entraînement auquel il avait cependant cédé... il avait bien raison lorsqu'il lui reprochait sa faiblesse...

Non! Amélie n'était certes pas la femme qu'il lui fallait, à lui, l'homme d'action avant tout...

Elle n'avait pas su comprendre son caractère; il n'avait pas trouvé auprès d'elle la satisfaction qu'il était en droit d'attendre.

Eh bien! il secouerait le joug, montrerait qu'il était le maître et tant pis pour elle, puisqu'elle le forçait à chercher ailleurs quelqu'un dont le tempérament pût répondre aux besoins de sa nature!...

Sa pensée vagabondait... il n'était plus au jeu et commettait fautes sur fautes...

A une heure, il avait perdu vingt-cinq francs.

—On étouffe ici! dit tout à coup Louise, en faisant signe à son fils d'entrebâiller la porte de la caravane.

En même temps, elle entr'ouvrit son peignoir.

—Ah! madame Louise, dit Romillard en plaisantant, prenez garde, ils vont se sauver.

—Pas de danger! répliqua-t-elle, ils sont bien attachés, et pourtant ils ont la partie belle... Je n'ai pas de corset...

Et elle mit de la coquetterie à découvrir sa gorge très blanche.

—Vous voyez, je n'ai dessous que ma chemise!

A la vue de la peau mate de sa voisine, de ces seins fermes qui pointaient sous la batiste, le désir de Chausserouge s'accrut.

—Fermez cela, madame Louise! dit-il avec un rire forcé, vous me donnez des idées!

—Voyez-vous ça! mais puisque vous avez chez vous une gentille femme qui vous attend... il ne peut pas y avoir de danger!

—Non! non! Ce n'est pas la même chose!

La partie continua sans que Chausserouge pût rattraper l'argent qu'il avait perdu.

A deux heures, Oiselli se leva.

—Il ne faut pas oublier que nous avons à travailler demain... Ce n'est pas que je m'ennuie dans votre société, mais je crois qu'il est plus sage...

—Alors, vous faites Charlemagne...

—Non, je vous jure, mais je suis forcé, et puis ma caravane est tout au bout de la fête.

—A côté des nôtres! firent en se levant Romillard et Troubat. Eh bien! venez-vous, Chausserouge?

—Non! Moi, je demeure à deux pas, j'ai le temps.

—Prends garde! dit Jean, en éclatant de rire; tu vas te faire gronder par ta femme!

—Tu m'ennuies à la fin! Et pour le prouver que non, je reste! Madame Louise, voyons, y a-t-il encore un verre de vin chaud?

—Alors, nous te laissons, fit le jeune homme, à qui sa mère venait de faire un signe.

—Tu t'en vas?

—Oh! dit Jean, n'ayez pas peur, je reviendrai. Je vais seulement accompagner les amis au bout du chemin. Tu n'es pas à plaindre, toi! Tu vas tenir compagnie à maman en attendant mon retour.

—Si elle consent?

—Moi, tout ce qu'on voudra. Je ne suis pas bégueule et jamais un homme ne m'a fait peur.

Pourtant, quand les invités et son fils furent sortis et qu'elle se trouva seule en face du dompteur, elle baissa les yeux et prit un air gêné.

Tous deux se regardèrent en silence. Enfin, Chausserouge rompit le silence le premier.

—Alors, c'est vrai, madame Louise, ce que vous disiez tout à l'heure? C'est vrai que vous vous intéressez à moi?

—Dame oui!... fit Louise, je m'intéresse à toi... comme à quelqu'un qu'on connaît depuis longtemps, qu'on a vu grandir...

—Mais pas autrement? insista le dompteur, qui prit dans ses mains les mains de sa voisine.

—Qu'entends-tu par là?

—Écoutez, madame Louise! dit François, laissez-moi vous dire tout ce que je pense... Depuis que je vous ai revue, depuis l'autre jour, je ne sais pas ce qui s'est passé en moi... je ne sais ce que j'éprouve... Tout à l'heure, quand je sentais votre genou qui s'appuyait contre le mien, je n'étais plus au jeu... Madame Louise, je crois que je vous aime...

Louise Tabary repoussa doucement les mains de Chausserouge.

—Oh! Est-ce que tu es fou... voyons! Aimer une vieille femme comme moi... toi, l'ami de mon fils... Je pourrais presque être ta mère!

—Y a-t-il une si grande différence?... J'ai cinq ans de plus que Jean... Ça fait douze ans entre nous... C'est pas une affaire!... Ah! tenez, je comprends qu'on vous ait aimée, vous! Y a pas de femme plus engageante que vous...

—Ne me dis pas ça, François... ne me tente pas... D'abord, je suis mariée... Toi aussi... tu as une femme jeune, gentille... tu as un enfant...

—Ah! oui! Amélie! fit François avec emportement, est-ce que c'est une femme comme ça qu'il me fallait... Un gnangnan, qui ne sait que geindre et se plaindre, toujours malade... et qui me rend l'existence insupportable. Ah! si je vous avais mieux connue plus tôt, madame Louise! Avec vous j'aurais été heureux... Et puis, c'est pas tout ça, aujourd'hui j'ai envie de vous... Vous me plaisez... je ne vous déplais pas trop, n'est-ce pas?

—Il me demande s'il me déplaît! soupira Louise, ah! c'est bien un malheur pour nous deux que nous nous soyons rencontrés... parce que ça ne sera pour nous qu'une source de souffrances... Mon pauvre François! Oui, je t'assure! Oui, je me sens attirée vers toi!... Mais je ne suis pas libre, je ne voudrais pas rougir devant mon fils! Ah! certes, c'est bien un homme comme toi qu'il m'aurait fallu! A nous deux, nous aurions gagné une fortune... Mais qu'est-ce que tu veux, puisque c'est impossible, puisque nous ne pouvons être l'un à l'autre!... C'est pas la peine d'insister! Tiens! Tiens! je t'en prie, ne me parle plus... Va-t'en! Ça vaudra mieux!

Mais cette résistance, à laquelle François ne s'attendait pas, ne fit qu'exaspérer son désir.

Il se leva, prit Louise Tabary dans ses bras et, avec la même furie qui l'avait jadis jeté sur Amélie, il lui appliqua goulûment ses lèvres sur la bouche:

--- Je te veux, je te dis! J'ai envie de toi!

Mais Louise se défendait:

—Laisse-moi, je t'en prie! C'est impossible!

Impossible! Ce mot fouetta le sang du dompteur. Il serra à les briser les poignets de Louise Tabary, puis, penchée sur elle, et la regardant bien dans les yeux:

—Je te défends de prononcer ce mot-là! Tu n'en as pas le droit! Pourquoi as-tu été coquette avec moi?... Pourquoi m'as-tu encouragé? Pourquoi as tu excité mes sens?... Tout à l'heure, ces mots caressants... ces frôlements de genou, pourquoi?... Et à l'heure où je te demande de m'accorder ce que ta voix, tes gestes, ton attitude m'ont promis, tu te refuses! Tu me réponds:

—Impossible! Je ne suis pas libre! Pour qui me prends-tu? Penses-tu que j'ignore la vie? Dans un temps où tu étais encore moins libre, puisque Tabary était là, t'a-t-il été impossible de prendre Boyau-Rouge pour amant, à la barbe de tout le Voyage, et sous le nez même de l'autre. Et ensuite, quand tu as tenu toute seule ton entresort... t'es-tu gênée... Je ne veux pas que tu fasses la fière avec moi... Je t'en prie, Louise, je t'en prie!

Louise Tabary était une femme forte. Elle se dégagea de l'étreinte du dompteur et d'une voix dure et sèche:

—Eh bien! j'ai toujours fait ce que j'ai voulu! Mais jamais personne n'a rien obtenu de moi en s'y prenant comme toi... Oui, tout à l'heure, je ne sais quelles idées m'ont passé par la tête... Tu me plaisais et peut-être, si au lieu d'être brutal... Maintenant c'est trop tard.. c'est fini...

—Louise! Louise! implora le dompteur, ne me dis pas ça! Je ne savais plus ce que je faisais... Quand je suis près de toi... que je te respire... je ne suis plus maître de moi-même.

—Non, va-t'en! Il est tard et ta femme t'attend! D'ailleurs Jean va rentrer, va-t'en, je te dis.

—Mais plus tard!... Demain?

—Plus tard! demain, on verra! Mais aujourd'hui va-t'en!

Elle était debout; elle releva Chausserouge, qui entourait ses genoux de ses bras et le poussa dehors.

A travers la petite fenêtre de la caravane, elle le regarda s'éloigner tête nue se dirigeant du côté de la ménagerie.

Puis elle revint à la table et enleva le couvert. Quelques instants après, Jean était de retour.

—Eh bien? fit-il en regardant sa mère.

—Eh bien! ça y est, nous le tenons!

—Il t'a demandé?... Et tu as consenti?

—Ah! non, pas le premier jour, mais sois tranquille, mon garçon, Amélie ne t'ennuiera plus et la ménagerie est à nous.

Dehors, Chausserouge arpentait fiévreusement le terrain. Ses tempes bourdonnaient. Mais de quoi était faite cette femme pourtant mûre, presque vieille, pour l'avoir à ce point bouleversé?

Il revint sur ses pas, rôda encore une fois autour de l'entresort, puis, quand la dernière lumière fut éteinte, il rentra chez lui.

Amélie ne dormait pas. Elle considéra un instant son mari qui se déshabillait sans mot dire, puis:

—Tu rentres tard, mon ami?

—Je n'ai pas été libre plus tôt, répliqua-t-il durement.

Il se coucha, mais le sommeil le fuyait. Jusqu'à l'aube il resta éveillé, tout à ses pensées.

Il se sentait une sorte de répulsion, presque de la haine pour Amélie, pour cette femme à qui il avait lié sa vie, qui lui avait donné un enfant, qui allait peut-être demeurer pour lui un obstacle insurmontable.

Il ne retrouvait en elle aucun des attraits qui l'avaient poussé jadis dans ses bras; il s'étonnait d'avoir pu trouver quelque plaisir auprès d'elle.

Et elle s'offrait à lui, elle était sa chose... tandis que l'autre, cette femme, qui avait excité tant de désirs, allumé tant de convoitises... cette autre dont la chair l'avait grisé subitement, se refusait obstinément!

—Tu ne dors pas, François? dit tout à coup Amélie en se rapprochant de lui; tu sais, Zézette a beaucoup toussé, maintenant elle va mieux!

Elle entoura de ses deux bras la tête de son mari, se fit câline.

—Laisse-moi! dit Chausserouge brutalement. Je suis fatigué.

Amélie comprit que quelque chose de grave s'était passé dans la soirée. Elle n'osa pas insister, se retira et pleura silencieusement. Le temps des épreuves venu pour elle.

Longuement, François repassa dans son esprit les incidents de cette nuit. La résolution qu'il prit le calma un peu. Oui, décidément, il irait jusqu'au bout... Il posséderait Louise!

Au petit jour, il s'endormit.


IX


Le lendemain, Chausserouge, plus calme, ne sortit pas de la ménagerie.

Il retrouva Jean Tabary à son poste et il se sentit pris, à sa vue, d'une sorte de confusion. Était-il au courant de la scène de la veille?

Mais le régisseur ne laissa rien paraître dans sa manière d'être, ni dans son attitude, qui pût faire supposer au dompteur que sa mère lui avait raconté ce qui s'était passé.

Au fond, François éprouvait une honte et un dépit dont il n'était pas maître. Il s'était montré insolent et brutal inutilement. Comment Louise accueillerait-elle sa nouvelle proposition?

Il était dévoré du désir de la revoir, de lui parler... Il eût voulu savoir si elle lui tenait rancune. Il ne se sentait ni la force, ni le courage de se présenter devant elle.

Enfin, le soir, un peu avant l'heure du dîner, il n'y tint plus. Il venait de donner sa représentation de jour. Il se déshabilla rapidement et se dirigea vers l'entresort.

Louise Tabary était assise à son contrôle.

Il rougit à sa vue, s'approcha; elle lui tendit la main.

—Te voilà, toi, homme terrible! dit-elle en souriant. M'en as-tu assez dit hier soir? Et pourtant, si je t'avais cédé, tu ne serais pas là maintenant.

Chausserouge sentit tout son courage renaître.

On ne lui en voulait pas de son incartade.

—Non! riposta-t-il galamment, j'y aurais été plus tôt.

—C'est gentil à toi, ce que tu dis là!

—Vous m'aimez donc toujours un peu?

—Ne me force donc pas à te le répéter, mais tu le sais bien, il y a des scrupules, ajouta-t-elle en soupirant, dont on n'est pas maître, et tant d'obstacles nous séparent!

—Je les supprimerai!

—Supprimeras-tu ta femme, ton enfant?

—En quoi notre amour peut-il leur causer un préjudice? Si nous nous aimons, cela ne regarde que nous.

—Après... tu me trouveras vieillie... tu le repentiras d'avoir obéi à un caprice passager. Tu t'es bien lassé de ta femme qui est plus jeune... tu te lasseras encore plus vite de moi... et alors... je serai seule à souffrir... Non, lu sais, François, c'est très sérieux... A un étranger, si j'en avais eu la fantaisie, je n'aurais rien refusé... Comme tu me l'as dit si méchamment hier... j'ai bien eu d'autres amants, dont j'ai à peine gardé le souvenir, mais avec toi... vois-tu, non!... je le sens, ça serait trop grave!

—Bien vrai! demanda Chausserouge radieux. Vous pensez bien ce que vous dites là?

—Assurément. Mais que me trouves-tu donc de si attrayant?

—Oh! Si vous saviez, hier... quand je vous ai tenue dans mes bras!... Je ne peux pas vous expliquer, moi! Vous sentez bon la femme!

—Passionné, va! dit Louise Tabary en souriant.

—Appelez-moi comme vous voudrez! Dites que je suis fou, ça m'est égal! Rudoyez-moi! Demandez-moi ce que vous voudrez, mais laissez-moi espérer...

—Il faut toujours espérer... dit Louise d'un ton impénétrable.

—Alors... dites... pour que nous puissions causer mieux qu'ici... quand est-ce que je vous verrai... seule?

—Ça, c'est plus grave!...

—Oh! si, dites, quand?

—Eh bien, dit Louise très bas, quand tu voudras... Le soir... je suis toujours seule... Dans ma roulotte... après la représentation!

—Merci! cria Chausserouge et il s'enfuit.

Six heures sonnaient quand il arriva à sa caravane. Toute la soirée, il resta préoccupé, plein de fièvre; à chaque instant, il consultait sa montre. Il avait décidé que le soir même, il mettrait à profit la bonne volonté de Louise.

A peine s'il prit le temps, après la représentation, d'assister au repas des animaux.

—J'ai affaire, dit-il à Jean, tu veilleras à ce qu'on ne parte pas sans que tout soit en ordre.

—Compte sur moi! répondit le jeune homme avec un sourire plein de sous-entendus.

—Ah ça! se douterait-il de quelque chose? pensa Chausserouge en se glissant hors de la ménagerie... Après tout, tant pis! Il a tout intérêt à ne pas vendre la mèche, puisqu'il s'agit de sa mère!...

Toutes les lumières étaient éteintes. Seuls, quelques rares becs de gaz répandaient leur lueur jaune et blafarde, le long de l'avenue qui borde l'esplanade.

François se glissa silencieusement entre les caravanes sombres.

A son approche, les chiens à l'attache sous les voitures aboyaient, puis se taisaient, dès qu'ils avaient reconnu dans l'homme qui passait, un du Voyage.

Il atteignit enfin la roulotte des Tabary. Une petite lumière dansait derrière la vitre de la fenêtre. Il frappa.

Presque aussitôt la porte s'entr'ouvrit et une voix se fit entendre:.

—Entre, François!

Louise était debout, en peignoir rose, plus attifée et plus souriante que jamais.

—Tu m'attendais? demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le paraître.

—J'étais sûr que tu viendrais ce soir, répondit simplement Louise Tabary.

Elle s'assit dans un fauteuil, à la même place que la veille, et elle voulut faire asseoir Chausserouge près d'elle.

Il ne prit pas garde à son invitation; il s'avança les yeux brillants, les bras ouverts et voulut la prendre...

—Oh! c'est gentil à toi de m'avoir permis de venir! Mais elle le repoussa doucement.

—Laisse, je t'en prie, j'ai déjà des remords!

—Des remords, pourquoi? Parce que je t'aime?

—Non! Vois-tu, nous allons commettre, peut-être, une mauvaise action... dans tous les cas, une imprudence... Qu'ai-je fait en te cédant... en te permettant de venir me retrouver ici... Je t'ai détourné de ton ménage et Dieu sait quels ennuis pourront en résulter pour toi, quels regrets, peut-être, ma faiblesse t'aura préparés...

—J'accepte tout, riposta François qui s'était agenouillé aux pieds de Louise et qui pressait ardemment sa taille entre ses mains, les yeux fixés dans les yeux de sa maîtresse...

—Bien! mais tu ne me connais pas!... Tu acceptes peut-être dès à présent des éventualités devant lesquelles tu reculerais, si tu savais à quoi tu t'exposes... C'est parce que je m'en rends compte que j'hésite...

—Que veux-tu dire? demanda François, étonné du ton subitement sérieux de Louise Tabary.

—Écoute donc, reprit-elle, certes, j'ai fait toute ma vie ce que j'ai voulu, sans m'inquiéter de l'opinion des gens... Pour arriver au point où j'en suis... je n'ai reculé devant aucun scrupule... J'ai eu des amants, Boyau-Rouge et bien d'autres... parce que ma situation le commandait... Mais l'intérêt seul me guidait et je suis toujours restée maîtresse de mon coeur... Dernièrement quand je t'ai revu, je me suis sentie poussée vers toi par un sentiment que je n'avais jamais éprouvé, même pour Tabary, dans les commencements de notre liaison... Il m'avait prise gamine, à une époque où j'étais malheureuse et je n'avais guère pour lui autre chose que de la reconnaissance. Boyau-Rouge, lui, m'a prise par les sens, mais j'ai retrouvé chez nombre d'amants les mêmes sensations sans m'attacher plus à eux qu'à lui... Je l'ai donc quitté sans regret... Toi, au contraire, toi qui n'as encore rien été pour moi... tu t'es rendu maître, dès le premier instant, de mon être tout entier... Je t'aime parce que tu es beau, parce que tu es brave... parce que tu es toi!... Je t'aime! et la preuve, c'est que je n'ai pu m'empêcher de te le faire comprendre, de te le dire!... La preuve, c'est que je suis prête à me donner à toi!... Mais, prends garde! C'est un malheur d'être aimé pareillement par une femme comme moi!... Quand tu auras été à moi une fois, je voudrai te garder tout entier, je serai jalouse... jalouse de tout ce qui t'entoure... jalouse de ceux qui t'aiment... c'est affreux à dire! jalouse de ta femme, de ton enfant!... A mon âge, tu sais, les passions sont plus fortes, l'amour plus ardent... et la haine plus vivace. La pensée continuelle, opiniâtre, qui m'a fait reculer jusqu'à ce jour, c'est la pensée qu'une autre pourra te posséder après moi! Je me sens capable de tous les sacrifices, mais aussi de toutes les fureurs... J'irai jusqu'au crime... peut-être, pour te conserver... pour moi seule. Interroge-toi bien! Tu es mon premier... tu seras mon dernier amour! Te sens-tu le courage d'affronter une situation qui serait pour toi un supplice de tous les jours, si tu venais une belle fois à te détacher de moi... Parle maintenant... veux-tu encore de moi?

Louise Tabary avait récité, cette tirade, tout d'une haleine, comme une leçon apprise.

Tout autre que François eût reculé ou du moins demandé à réfléchir devant une pareille menace: elle ne fit que fouetter la passion de l'amoureux dompteur.

—Tout! Tout! J'accepte tout, pourvu que tu sois à moi!

—Et... tu me jures de n'aimer jamais une autre femme que moi? demanda l'astucieuse foraine.

—C'est pour Amélie que tu dis cela? Eh bien! à ton tour, écoute! Tout ce que je t'ai laissé entendre l'autre jour était la vérité!... J'ai fait, en me mariant avec elle, une imprudence... pis que cela, une bêtise!... Je croyais l'aimer et j'étais poussé par mon père. Aujourd'hui, je m'aperçois que je me suis trompé. Je n'ai jamais ressenti pour elle ce que je ressens pour toi!... Tu vois bien, puisque nos sensations sont identiques... que nous étions faits l'un pour l'autre!... Rattrapons donc le temps perdu... laisse-moi t'aimer!... Oui, je serai à toi... toujours, rien qu'à toi... Amélie, je la déteste, je la hais depuis que je te connais!

Il se leva et, dans un élan furieux de passion, il prit dans ses bras sa maîtresse qui, cette fois, les yeux fermés, se laissa faire et commença à la délacer.

La poitrine de Louise se soulevait... François posa ses lèvres sur cette gorge palpitante...

Tout à coup une pensée subite traversa son esprit.

—Et Jean? fit-il à l'oreille de Louise.

—Jean ne viendra pas!

Sans répondre, le dompteur, d'un revers de main, éteignit la lumière...

L'aube surprit les deux amants aux bras l'un de l'autre. Il faisait grand jour quand François Chausserouge sortit de la caravane des Tabary.

Il était étourdi, grisé par la nuit qu'il venait de passer...

Certes, dans sa vie, il avait eu bien des maîtresses, mais jamais aucune qui eût à ce point énervé ses sens, fait vibrer tout son être...

Il marchait sans idée... la tête vide, mais confondu devant une expérience telle, une science si profonde qu'il n'aurait jamais osé le soupçonner, délicieusement caressé par le souvenir de ces heures d'extase, n'ayant qu'une idée, les revivre, aujourd'hui, demain... toujours!

Ah! Louise pouvait maintenant lui demander un serment de fidélité... C'est lui qui viendrait la supplier de n'être jamais qu'à lui... à lui seul!

C'est lui qui n'eût reculé devant rien, pour s'assurer l'éternelle possession de cette femme, jamais rassasiée, en qui semblait s'incarner la joie de vivre!

Qu'était-elle venue, la veille, lui parler de l'autre? Une colère le secouait à la pensée qu'Amélie serait désormais l'éternel obstacle à un bonheur qu'il eût voulu avouer, rendre public!

En cet instant,—et il ne fut pas maître de réprimer ce sentiment,—la nouvelle de la mort de sa femme l'eût soulagé.

—Après tout, la vie est courte, pensa-t-il comme pour se justifier vis-à-vis de lui-même, est-ce donc un crime de rechercher au dehors les satisfactions que je ne puis trouver chez moi... Je travaille assez et j'ai eu assez de déboires pour qu'il me soit permis de ne négliger aucune des occasions qui peuvent s'offrir d'oublier les ennuis de l'existence...

C'est dans ces dispositions qu'il regagna la caravane où, déjà levée, et les yeux rougis par les pleurs, Amélie l'attendait.

—Bonjour! fit-il en jetant son chapeau sur le lit.

—J'ai été bien inquiète, toute cette nuit, fit doucement la jeune femme, je craignais qu'il ne te fût arrivé quelque accident...

—Suis-je donc un enfant? riposta rudement Chausserouge. Tu n'as pas à t'inquiéter... Si je ne rentre pas, c'est que j'ai affaire ailleurs...

—Tu ne m'avais pas avertie... aussi je n'ai pu fermer l'oeil de la nuit... Cent fois, je suis descendue pour voir si je ne t'apercevais pas... J'ai pris froid... et ce matin je tousse...

—C'est de ta faute, il fallait te coucher!

—François! tu es dur!... Tu me fais bien de la peine!... Songe donc, c'est la première fois que tu demeurais une nuit entière dehors...

—Oh! mais, j'espère que tu ne vas pas recommencer à gémir! On dirait, ma parole, que tu as à te plaindre! Que te manque-t-il?

—François... quelque chose se passe en toi que je ne puis m'expliquer... Tu ne m'aimes plus... En entrant, tout à l'heure, tu ne m'as pas même embrassée...

—S'il n'y a que cela, c'est facile!

Et distraitement, du bout des lèvres, pressé d'en finir, comme s'il eût accompli une corvée, il effleura la joue de sa femme.

—Tu es contente, maintenant! Eh bien! fiche-moi la paix!

—Tu ne demandes pas de nouvelles de ta fille?

—Zézette? Eh bien! comment va-t-elle?

—Elle a passé une assez bonne nuit... Mais elle tousse toujours.

—C'est bien! Il n'y a rien de nouveau, à part ça?

—Non, rien!

—J'ai faim... donne-moi à déjeuner!

Il but et mangea sans rien dire, la pensée absente, l'oeil vague.

Assise auprès de lui, se levant à chaque instant pour le servir, Amélie l'observait en silence, touchant à peine aux mets qu'elle avait préparés.

—Pourquoi ne manges-tu pas?

—Je n'ai pas faim.

Chausserouge haussa les épaules, puis quand il eut fini, il se leva, prit son chapeau et se disposa à sortir.

Amélie s'arma de courage; elle se planta devant son mari:

—Tu ne seras pas trop longtemps absent, n'est-ce pas?

—Je serai absent le temps qu'il faudra, répondit-il en l'écartant.

—François, dit alors résolument la jeune femme, tu ne sortiras pas avant que nous ayons eu tous les deux une explication. Pourquoi ne m'aimes-tu plus?... T'ai-je donné des motifs qui puissent justifier l'abandon où tu me laisses... seule avec notre enfant malade... Réponds-moi? Est-ce que... tu en aimerais une autre?...

Le dompteur croisa ses bras sur sa poitrine.

—Ma chère Amélie, dit-il, je sais ce que j'ai à faire... Si tu veux que nous restions bons amis... il ne faut pas m'assassiner de tes questions, ni de tes reproches... Je suis en âge de me conduire...

—Tu ne vois donc pas que je fais tout ce que je peux pour ne pas te laisser voir combien le chagrin me dévore... Mais il est des heures où j'étouffe... Alors c'est plus fort que moi... Pardonne-moi!... Mais laisse-moi te parler! C'est l'amour que je te porte qui dicte mes paroles... François, tu es sur une mauvaise pente! Tu étais meilleur pour moi, avant notre rentrée à Paris. Si parfois tu me traitais durement, tu savais si bien me faire oublier tes duretés! Aujourd'hui, ce que j'avais prévu est arrivé... depuis que tu as introduit ici Jean Tabary...

—Tais-toi! Tais-toi! interrompit le dompteur. Je te défends d'accuser Jean Tabary! Il est mon aide, mon second! Il est un autre moi-même! Mais il n'est, en aucune façon, responsable de ma conduite! Encore une fois, je fais ce que je veux! Donc, trêve à tes pleurnicheries et laisse-moi passer!

—Tu aimes quelqu'un, François!... puisque tu me forces à te le dire, je suis jalouse et ma souffrance est si grande que je ne puis la contenir! Agis donc comme tu l'entendras, mais laisse-moi pleurer... laisse-moi te dire quelle peine tu me fais!... Oh!, cette femme, si je la connaissais!... Cette femme qui est venue me prendre mon bonheur!

—Tu ne la connaîtras pas! ricana le dompteur.

Amélie redressa la tête. Son mari avait avoué!

Donc, il avait une maîtresse, avec qui il avait passé la nuit, et c'est au sortir de ses bras, encore plein de son souvenir, qu'il venait lui jeter le sarcasme à la face!

Et c'était chez elle qu'il passerait peut-être la nuit prochaine... les autres! Et personne à qui conter sa peine!...

Ah! si Chausserouge, le père, eût été là, comme tout eût changé et comme il eût su imposer sa volonté.

Mais, hélas! elle était seule et sans force contre cet homme, si faible avec les autres et qui ne trouvait de courage que pour la braver et l'humilier!

Eh bien! non, ce ne serait pas! Elle aussi, elle était une enfant du Voyage.

A la rude école de son père, elle avait appris à avoir de l'énergie, quand il le fallait.

On voulait lui enlever l'affection de son mari... Elle défendrait son bien!

Comme, pour la seconde fois, Chausserouge se dirigeait vers la porte, elle le saisit par le bras, et les yeux brillants de fièvre, elle lui cria:

—Eh bien! nomme-la donc, cette femme, si tu l'oses!

—Ah! tu sais..., tu m'embêtes! riposta le dompteur en se dégageant.

Puis, à son tour, il lui mit la main sur l'épaule, la rejeta rudement à l'intérieur de la caravane et sortit en claquant la porte.

A travers la vitre, Amélie, vaincue, et brisée, suivit de l'oeil son mari qui s'éloignait.

Elle le vit entrer dans la ménagerie. Alors, sûre qu'il n'allait pas à un nouveau rendez-vous, elle s'accouda à la table et resta longtemps abîmée dans les larmes.

Le soir, craignant sans doute encore une nouvelle scène, Chausserouge ne fit à la roulotte qu'une courte apparition. Il mangea du bout des dents.

Amélie ne dit pas un mot, mais on sentait qu'elle avait pris un grand parti.

Quelques instants après que Chausserouge se fût rendu à la ménagerie, elle s'assura que Zézette dormait bien et elle l'y suivit.

Là, dissimulée dans un coin, elle observa les spectateurs, les spectatrices, espérant saisir au passage un signe d'intelligence qui pût être pour elle un indice. Elle voulait savoir... elle voulait connaître sa rivale... Son manège n'échappa pas à Jean Tabary, qui en prévint le dompteur.

—Tu as donc eu des histoires dans ton ménage? On dirait qu'elle est jalouse... Si tu voyais la paire de z'yeux qu'elle envoie à chaque cliente qui passe!

—Si elle est jalouse, répondit François, faut espérer que ça lui passera. Dans tous les cas, ce soir, elle peut reluquer tout ce qu'elle voudra, elle est sûre de faire chou blanc.

—La particulière n'est pas là? demanda Tabary d'un ton très innocent.

—Non, elle n'est pas là et elle n'est pas en train d'y venir, répondit le dompteur, très satisfait de voir que Jean ne paraissait au courant de rien, je me cache mieux que ça, quand je fais mes farces!

A minuit, quand il eut quitté son costume, et qu'il se fut assuré qu'il laissait tout en ordre, il reprit, comme la veille, le chemin de la caravane de Louise.

Il allait l'atteindre et se préparait à frapper, quand une ombre se détacha d'un arbre et lui barra le passage.

—C'est chez Louise Tabary que tu as été hier... et c'est chez elle que tu reviens aujourd'hui! fit une voix qu'il connaissait bien. Eh bien, je suis là, moi!... Je suis ta femme, tu n'iras pas!

Et Amélie, passant son bras sous celui de son mari, chercha à l'entraîner.

Surpris et un peu abasourdi par cette brusque apparition, François Chausserouge ne sut d'abord que répondre.

Toutefois, il recouvra rapidement son sang-froid.

—Alors, tu m'espionnes? demanda-t-il. Au lieu de t'occuper de ton ménage, de veiller sur ta fille malade, tu cours les rues afin de savoir où je vais, ce que je fais... Je ne veux pas de ça, file et que je ne te retrouve plus sur mes pas...

Il se contenait, apportant dans ses paroles une sorte de modération, craignant que, dans le silence de la nuit, le bruit d'un scandale n'éveillât les forains endormis et ne les attirât sur le seuil de leurs caravanes, mais sa voix tremblait de colère.

—Va-t'en! répéta-t-il encore une fois; va-t'en! ou ça va tourner mal!

—Je ne m'en irai pas sans toi! fit Amélie en s'accrochant désespérément au bras de son mari. Je t'en prie, François! au nom de ton père, au nom de notre ancien amour, au nom de notre enfant!... Ne me laisse pas retourner seule... Reste avec moi!

—Je te dis de me lâcher... et de partir... j'ai affaire!

—Tu vas chez la Tabary! Elle est ta maîtresse maintenant! Cette femme avec qui tout le Voyage a couché... qui pourrait être ta mère! Ah! c'est trop de honte! Eh bien! non, je ne lui céderai pas une place qui m'appartient! Je crierai, j'appellerai!... Je dénoncerai à tous cette femme qui m'a pris mon mari... et tandis que tu seras chez elle, je resterai assise dehors, sur les marches de sa roulotte... Non, une fois de plus, je ne partirai pas sans toi...

La main de Chausserouge serra à le briser le poignet de sa femme. Une fureur l'étranglait, tempérée par la peur du scandale.

—Tais-toi! balbutia-t-il frémissant, tais-toi... ou je cogne!

—Eh bien! frappe-moi... j'aime mieux ça!... Mais tu ne m'empêcheras pas de me révolter...

Elle n'acheva pas; les doigts du dompteur l'avaient saisie à la gorge et la serraient à l'étouffer.

—Te tairas-tu, sale bête! Te tairas-tu!

Puis, prenant rapidement une résolution soudaine, il l'entraîna du côté de la ménagerie, sans un mot.

Il marchait vite, soutenant ou plutôt traînant après lui la malheureuse qui trébuchait à chaque pas.

Arrivé et sa caravane, il lui fit monter les marches, ouvrit la porte et brutalement, il poussa à l'intérieur la jeune femme qui tomba à la renverse sur le plancher de la voiture.

Alors, donnant enfin un libre cours à sa fureur, dans l'obscurité, il s'acharna sur sa victime, la piétinant, la frappant sans mesure, sans relâche, comme il frappait ses bêtes, quand elles refusaient d'obéir.

Fatigué enfin de frapper, sur ce corps inerte, qui n'opposait aucune résistance, il alluma une bougie, releva la pauvre Amélie et la jeta sur le lit.

—Je pense maintenant que tu seras corrigée de t'occuper de ce qui ne te regarde pas... Y en a autant pour toi chaque fois que ça t'arrivera!

Il ressentait pour la misérable une haine féroce, la rendant responsable de tout ce qui lui arrivait de désagréable, se vengeant sur elle, qui n'offrait aucune défense, de la sujétion dans laquelle il était inconsciemment maintenu d'autre part.

Il vengeait sur elle son autorité perdue comme s'il eût été heureux de saisir cette occasion de se prouver à lui-même qu'il était resté le maître.

Et il était aidé, poussé dans cette revanche par la passion sensuelle que Louise Tabary avait su faire naître et savait si bien entretenir au fond de son coeur.

Toutefois, quand il vit sa femme, étendue sans force, à moitié nue sur le lit, son visage boursouflé couvert d'ecchymoses et inondé de larmes, la poitrine soulevée par les sanglots, il eut une minute d'hésitation.

Une sorte de remords l'étreignit. Il avait été trop loin, il l'avait frappée en brute. Mais aussi pourquoi l'avait-elle exaspéré par ses reproches, son insistance, ses pleurnicheries?

Il passa sa main sur son front comme pour se demander à quel parti il allait s'arrêter. Il regarda un instant autour de lui, puis, sa pensée se reportant vers Louise, qui, à cette heure, l'attendait, il fit un pas vers la porte.

—Tu sors?... demanda Amélie d'un ton de voix si douloureux qu'elle le fit se retourner.

C'était la plainte du chien battu qui revient lécher la main de son maître.

—Alors, continua la jeune femme, c'est bien entendu... Tu ne veux plus de moi... Oh! ne crains rien, je ne me plaindrai jamais de tes brutalités... Elles resteront un remords éternel pour toi... et un souvenir terrible pour moi! Tu ne me trouveras plus, comme aujourd'hui, en travers de ta route, mais je voudrais savoir si c'est entre nous le commencement d'une rupture définitive... Tu l'aimes donc bien, cette femme?...

Loin de toucher Chausserouge, cette plainte désolée, en jetant de nouveau le nom de Louise dans la conversation, ne fit que confirmer la résolution du dompteur.

Aussi bien c'était une occasion de notifier une fois pour toutes à sa femme la nouvelle façon de vivre qu'il entendait désormais mettre en pratique.

—Eh bien! oui, je l'aime, là! Je l'ai dans le sang et je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas l'avoir connue plus tôt!... Elle était faite pour moi... entends-tu! Maintenant que tu es prévenue, ça te dispensera de m'espionner à l'avenir... Bonsoir, je vais la retrouver!

Et il partit en faisant claquer la porte.

Restée seule, Amélie se demanda si elle avait été le jouet d'un rêve. Ses égratignures, la douleur sourde qu'elle ressentait à l'oeil gauche congestionné et tuméfié la convainquirent de la réalité de son malheur.

Ainsi donc, tout était fini irrémédiablement.

Il n'y avait plus d'espoir que son mari s'arrachât jamais des griffes de cette femme dont elle savait la terrible réputation.

Mais par quels sortilèges, par quels charmes avait-elle donc pu envoûter à ce point cet homme, qu'elle avait toujours connu bon quoique un peu brutal, pour qu'il en arrivât à la traiter comme il venait de le faire?

Elle en avait le pressentiment.

Dans cet amour funeste, sombreraient à la fois et son bonheur à elle et l'avenir même de l'établissement.

Elle n'aurait plus désormais, comme suprême et unique consolation à tant de déboires, que la présence de sa chère petite Zézette, l'innocente à laquelle la conduite, ou plutôt la folie de son père, préparait un avenir si noir.

Et elle passa le reste de la nuit en proie à ces pensées, les tempes martelées par une souffrance morale pire que la souffrance physique qu'elle endurait.

Chausserouge avait repris, au pas de course, le chemin de la caravane de Louise.

Il avait besoin de s'étourdir, de ne pas penser à l'acte que sa conscience lui reprochait et il avait hâte, pour échapper au remords, de se retrouver auprès de celle devant qui tout son être s'annihilait, avide de sensations et dévoré de désirs fous.

—Tu t'es fait bien désirer ce soir, chéri, dit Louise qui, dès l'entrée du dompteur, avait compris, à voir sa face décomposée, qu'un drame intime avait dû le retenir, j'ai cru un moment que tu ne viendrais pas.

—Moi... ne pas venir!... s'écria Chausserouge, quand je sais que tu m'attends, quand tu es à moi!... Mais, j'ai dû me fâcher, montrer que j'étais le maître et à partir d'aujourd'hui, c'est entendu... je serai ici tous les soirs. Et personne n'aura rien à dire... j'y ai mis bon ordre.

—Tu as avoué à Amélie notre liaison? demanda Louise, le sourcil contracté à la pensée que cette imprudence avait pu être commise.

—Il a bien fallu! Elle était là, à deux pas d'ici, il y a une demi-heure, me guettant... voulant absolument m'empêcher d'entrer, au moment même où j'allais mettre la main sur le loquet de la porte...

—Mais je n'ai rien entendu?

—Parce que pour éviter tout scandale, je l'ai prise et ramenée de force à ma caravane. Et là, ajouta-t-il, je lui ai fait comprendre que de pareilles histoires n'étaient pas de mise, que j'aimais ailleurs et que tout était désormais fini entre nous...

—C'est mal, ce que tu as fait là, François, c'est ta femme... et peut-être l'as-tu maltraitée, frappée... à cause de moi?

—C'est la première fois aujourd'hui, mais je te jure bien que ce ne sera pas la dernière... Tu es ma vraie femme, toi, Louise... l'autre, si je consens à la garder, c'est que je ne peux faire autrement... Et j'en ai assez de regret...

—Tu as tort, François! répéta Louise Tabary. En somme, j'ai pris sa place et vois combien de désagréments peut nous causer ton indiscrétion. D'abord, ne serait-ce que cela... le scandale qui va éclater sur tout le Voyage quand on connaîtra notre liaison...

—Eh! que m'importe l'opinion du monde! Je n'ai qu'une crainte, c'est que tu cesses de m'aimer... Je ne sais pas ce que tu as, mais dès que je t'approche, je suis un autre homme! Rien ne compte plus pour moi... que toi!

—Pourvu que cela dure! soupira Louise Tabary.

—Cela durera tant que tu voudras m'aimer!

—Alors... toujours! s'écria Louise, qui entoura de ses deux bras le cou de Chausserouge. Tu me sacrifies tout... Je ne veux rien te devoir!

De ce jour, Chausserouge devint l'hôte assidu de la caravane.

Il n'habita presque plus chez lui, n'apparaissant à la ménagerie qu'aux heures où sa présence y était indispensable, ou aux heures des repas.

Amélie avait compris que toute résistance était désormais impossible.

Elle se résigna, et les jours passaient sans qu'elle échangeât dix mots avec son mari.

Parfois, pourtant, ne pouvant vaincre l'insomnie, elle se levait, la nuit, jetait une mantille sur ses épaules et sans se soucier de la bise ni des intempéries, elle errait des heures au milieu du Voyage endormi, rôdant autour de la roulotte éclairée d'une pâle veilleuse, où son mari reposait aux bras de la Tabary.

Elle allait là, sans but, comprenant bien l'inanité de sa démarche, mais poussée par un irrésistible besoin de se rapprocher de l'être qui la torturait si cruellement.

Puis, elle rentrait, frissonnante et glacée, et se recouchait, serrant dans ses bras et baignant de ses larmes la petite Zézette qui dormait paisiblement.

Sa santé ne tarda pas à s'altérer; elle maigrissait visiblement; souvent elle était secouée de quintes de toux, qui lui brisaient la poitrine; ses pommettes saillantes s'empourpraient de rose, tandis que le mal donnait à ses yeux un fiévreux éclat.

Mais que lui importait la vie, maintenant qu'elle avait perdu toute espérance de joie, que son bonheur était à jamais envolé...

Elle végétait, dédaignant de se soigner, n'ayant d'autre souci désormais que la santé de sa fille qui, elle, se reprenait à vivre, puisant au contraire dans cette existence nomade, ce perpétuel changement d'air, une vigueur nouvelle, qui la faisait s'épanouir et grandir à vue d'oeil.

Bientôt pour le Voyage, ce ne fut plus un secret que la liaison du dompteur avec Louise Tabary.

La force de l'habitude aidant, Chausserouge cessa de dissimuler.

A chacun des déplacements du Voyage, une place était réservée à la gauche de la ménagerie pour l'entresort des Tabary.

N'ayant plus à se heurter aux révoltes de sa femme, le dompteur devint dans l'intimité moins brutal, presque tendre par moments même.

On eut dit qu'ayant conscience de l'indignité de sa conduite, mais n'osant y renoncer, il s'ingéniait à se la faire pardonner.

La vérité était que la résignation et les larmes muettes de la jeune femme avaient fait plus pour attendrir son coeur et exciter en lui des remords que les résistances de la première heure, auxquelles il avait répondu par la violence.

Ce fut lui qui, le premier, et avant même qu'elle eût songé à se plaindre, s'aperçut du changement qui s'était opéré chez Amélie.

—Tu souffres... tu es malade, je le vois... Il faut consulter un médecin, lui dit-il un jour que la jeune femme, secouée par de continuelles crises de toux, n'avait pas touché au déjeuner.

—Oh! c'est bien inutile... Je souffre d'un mal dont le médecin ne me guérira pas! avait répondu Amélie en hochant douloureusement la tête.

Chausserouge avait eu un geste d'impatience.

—Tout ça, c'est des bêtises! Quand on est malade, on se soigne! Tu seras bien avancée, quand tu ne pourras plus aller et qu'il te faudra garder le lit... Tandis qu'en prenant le mal à temps...

—Je te dis que ce n'est pas mon corps qui souffre.

—Je t'en prie, ne faisons pas de sentiment! Il est avéré aujourd'hui que nous nous sommes trompés tous les deux, en croyant nous aimer. La suite nous l'a bien montré. Il est clair que nous n'étions pas faits l'un pour l'autre, mais puisqu'il n'y a pas moyen de revenir là-dessus, je trouve tout à fait inutile de se faire du mal inutilement. Vivons donc en bons amis, côte à côte, le mieux possible, tout n'en ira que mieux, et au moins, nous n'aurons plus de ces tiraillements qui m'ont fait porter la main sur toi, un jour que tu m'avais exaspéré. Que diable! personne n'est parfait en ce monde! Acceptons donc l'existence telle qu'elle nous est faite, sans rechigner... Je ne t'ennuie pas...

—Pas assez! interrompit Amélie.

—Allons! pas de ces mots-là! c'est bête! Je ne t'ennuie pas, je ne te laisse manquer de rien.., tu es maîtresse chez toi. De quoi te plains-tu?

—Non! en effet, il ne me manque rien... Mais le bien-être matériel ne fait pas le bonheur... Je n'ose plus me montrer... Je sens tous les regards qui s'attachent à moi, car on sait maintenant que Louise Tabary est ta maîtresse... Tu ne prends même plus la peine de te cacher... Si je descends dans la ménagerie, j'y rencontre Jean qui, certes, ne me manque pas de respect, mais son air narquois quand il me salue de son: Bonjour, patronne! et la façon insolente dont il me suit des yeux, me font mal... C'est à peine maintenant si tu t'intéresses à ta fille... Et je sens une terreur immense m'envahir, à la pensée de ce qui adviendra pour elle... le jour où je ne serai plus là... pour l'aimer... et pour la défendre peut-être!... Pourra-t-elle si jeune—car je ne prévois pas que je puisses vivre longtemps—pourra-t-elle compter sur son père, dont l'aveuglement est tel que je désespère de le voir jamais s'arracher des griffes qui l'enserrent...

Chausserouge avait écouté cette tirade le sourcil froncé.

Il eut néanmoins un accès de franchise brutale.

—Eh bien! oui; là, j'ai peut-être tort, mais que veux-tu, j'ai trouvé chez Louise ce que je n'ai jamais trouve chez aucune femme... Oui, elle me tient... et je ne puis, quant à présent, me passer d'elle... je t'en demande pardon... mais cela ne m'empêche pas d'avoir pour toi une affection sincère... et pour Zézette donc! Tiens! veux-tu que je te dise, tu ne connais pas Louise... Elle est très bonne, au fond, elle a des remords... Elle se reproche d'être la cause de ton chagrin... Nous n'avons pas été maîtres du sentiment qui nous a rapprochés... Il ne se passe pas de jour que nous ne parlions de toi, de la petite... Elle voudrait savoir... moi aussi... quelque chose qui te fasse beaucoup... beaucoup de plaisir... pour te le donner... Voyons! désires-tu quelque chose?... quoi?

Amélie s'était levée pour ne pas éclater en sanglots. Ainsi, son mari en était là!... Tellement changé, tellement dominé par son absurde passion, qu'il n'apercevait pas, l'inconscient! l'énormité de sa proposition.

Il fallait renoncer à tout jamais à l'espoir de le reconquérir. C'est ainsi qu'il répondait à ses plaintes si pleines de résignation douloureuse... par l'offre de compensations que lui donnerait la Tabary!

—Veux-tu, lui dit-elle suffoquée par l'émotion qui l'étouffait, veux-tu?... Nous ne reparlerons plus jamais de cela... plus jamais... Tu vivras comme tu l'entendras... Je souffrirai en silence, mais je ne veux plus voir personne... je ne veux plus rien entendre...

—Comme tu voudras! dit Chausserouge, qui ne comprenait rien à l'indignation de sa femme. Seulement, tu sais, je tiens à ce que tu voies un médecin.

—Ce n'est pas la peine.

—Je le veux!

Et le soir même, il revint accompagné d'un docteur qui interrogea la jeune femme, l'ausculta longuement et laissa une ordonnance.

En sortant, il prit Chausserouge à part.

—Je n'ai pas voulu effrayer la malade, lui dit-il, mais à vous je dois la vérité. Vous m'avez appelé bien tard... Votre femme a les poumons attaqués... Elle a besoin de grands ménagements... Le climat d'ici lui est très défavorable, et si vous pouviez-la décider à faire un voyage dans le Midi... ce serait encore là la médication la plus efficace de toutes celles que je pourrais prescrire...

—Alors son état?... demanda Chausserouge effrayé.

—Est grave, je ne vous le cache pas!

Pour la première fois, Chausserouge éprouva un réel chagrin.

Si au moment du début de sa liaison, il avait cru sentir naître au fond de son coeur une sorte de haine contre sa femme, ç'avait été un sentiment factice, une crise irréfléchie causée par l'enragement de sa passion qui lui faisait considérer comme un ennemi quiconque cherchait à y faire obstacle, mais au fond de son coeur l'affection sommeillait et il avait suffi pour la réveiller de cette menace latente, du simple avertissement de l'homme de science.

Le docteur avait ajouté:

—Elle a dû beaucoup souffrir physiquement... ou moralement.

Et Chausserouge songea à l'existence qu'il avait faite à sa femme depuis les longs mois qu'il l'avait délaissée. Pour la première fois, il perçut nettement ce que sa conduite avait de répréhensible et de criminel.

C'était lui qui avait réduit sa femme à ce dernier degré de misère et il ne pensa plus qu'à une chose, lui faire oublier le passé...

Si elle devait succomber, il voulait qu'elle mourût lui ayant pardonné...

Il s'étonna lui-même de cet excès de sensibilité. Pour la première fois, il se sentit la force non pas de rompre avec Louise, mais d'apporter dans ses relations avec elle une discrétion dont lui saurait gré la pauvre Amélie, habituée à moins de ménagements...

C'est dans cet état d'esprit qu'il se rendit le soir a l'heure habituelle dans la caravane de Louise, non sans inquiétude toutefois.

Comment sa maîtresse accueillerait-elle la résolution qu'il venait de prendre?

Consentirait-elle à cette sorte de partage, elle dont l'amour s'était toujours montré si exclusif.

Dès les premiers mots que hasarda timidement le dompteur, il sentit s'envoler toute appréhension.

Louise Tabary se répandit en condoléances.

Comment! cette pauvre Amélie était si malade que cela! Oh! voilà bien ce qu'elle avait redouté dès les premiers jours! Elle allait être la cause, peut-être, de la mort de la pauvre femme! Elle ne se le pardonnerait jamais!

Pourquoi fallait-il que sa situation fausse l'empêchât d'aller la soigner, la dorloter!

Elle aurait eu tant de joie à lui faire oublier le mal qu'elle lui avait fait! Bien innocemment, hélas! et toute la faute en était à son bête de coeur, dont elle n'avait su refréner les élans!

Ah! cette idée la rendait réellement malheureuse... et elle espérait bien que François allait faire son devoir.

Et comme Chausserouge écoutait, ravi, tellement ces sentiments répondaient à ceux qu'il éprouvait personnellement, elle continua:

—Ton devoir, il est tout tracé! C'est nous qui, par notre faiblesse coupable, avons frappé au coeur la pauvre Amélie. Il ne faut pas que nous ayons à nous reprocher sa mort. Si elle doit partir, que ce ne soit pas sans que nous lui ayons prodigué toutes les consolations, tous les soins qui peuvent adoucir sa fin. A partir de ce soir, et jusqu'à nouvel ordre, je ne veux plus de toi... Ce sera pour moi un bien dur sacrifice, mais auquel mon devoir me commande de me résoudre. Ce sera aussi une épreuve... Je verrai si l'absence est capable de te faire oublier ton amie... Tu vas rester près d'elle... Le médecin recommande un voyage dans le Midi... Pars!... N'hésite pas!...

—Tu viendras avec nous!

—C'est impossible. Tu emmèneras Jean... J'espère que tu m'écriras... Les tournées en province t'ont du reste toujours réussi. Recommence l'expérience... Tu n'as qu'à y gagner, puisque, tu le vois comme moi, le métier se perd à Paris et que, quand on y fait ses frais, il faut s'estimer heureux.

—M'éloigner de toi... longtemps peut-être? Tu n'y penses pas.

—Je n'y pense que trop... De cette façon, mon ami, ajouta-t-elle tristement, tu me reviendras guéri toi-même... ou plus aimant... Il me restera alors à bénir ou à maudire cette circonstance qui m'aura donné la mesure de la sincérité et de la puissance de ton amour... Ne me fais pas d'objections... Ne me dis rien... Va-t'en et à demain!

Lorsque, le soir venu, Louise Tabary rapporta à Jean la conversation qu'elle avait eue avec son amant.

—Tu es folle! lui dit le jeune homme. Comment! Au moment où nous le tenons, tu l'éloignes! Tu le sépares volontairement de lui à l'heure même où nous sommes sur le point de devenir les véritables maîtres de la ménagerie! Je n'y comprends rien! Tu sais combien il est faible... Dès qu'il t'aura quittée, comme il faut qu'il subisse toujours l'influence de quelqu'un, il retombera sous celle d'Amélie, et alors, nisco!

Mais Louise Tabary se contenta de sourire en haussant les épaules.

—Comme tu es simple, mon pauvre garçon! Crois-tu donc que je n'ai pas tout prévu? D'abord, tu seras là et je compte bien sur toi pour ne pas lui laisser oublier qu'il reste à Paris une femme se mourant d'amour pour lui. Et quant à Amélie, la pauvre, j'ai fait assez causer François pour savoir que je n'ai dès à présent plus rien à craindre d'elle... Je me doutais un peu de tout ça... La dernière fois que je l'ai rencontrée, par hasard, elle m'a fait peur!... Une vraie gueule de papier mâché... Elle a la mort dans les os... Elle sera douce, aimable et prévenante, mais il est des satisfactions qu'elle ne lui donnera pas... des satisfactions qu'il ne pourra jamais trouver avec d'autres qu'avec moi... Si, pour mon malheur, je suis vieille déjà... l'âge m'a donné de l'expérience... Crois-moi! je sais par où il faut prendre Chausserouge, je le tiens bien!

—Mais puisque tu ne seras pas là?

—Mon absence se fera alors plus cruellement sentir... L'habitude tuera la pitié qu'il éprouve maintenant... L'existence que sa femme, toujours plus malade, lui fera, finira par lui peser... Il regrettera son départ, aspirera après son retour... Il est probable que nous ne reverrons plus Amélie... elle est déjà trop bas!... Il reviendra donc veuf, libre... La continence aura renouvelé son ardeur, qui commence à présent à s'émousser et alors... plus que jamais, il sera à nous!...

—Mais l'enfant?

—Je lui servirai de mère, répliqua Louise Tabary. Ne crains rien, mon plan est tout tracé... Et puis, continua-t-elle, pour être sûr qu'il ne nous échappera pas, je vais profiter de ses bonnes dispositions actuelles. Bien qu'il n'ait pas fait de brillantes affaires, depuis qu'il est à Paris, il a pas mal d'économies, bien placées... Je vais lui dire qu'en son absence, j'ai l'intention de donner de l'extension à mon entresort... la même extension qu'autrefois, pour faire la nique à Boyau-Rouge, mais qu'il me manque des fonds. Comme il déteste Boyau-Rouge, qui a été mon amant avant lui... j'aurai ce que je voudrai et désormais nos intérêts d'argent étant communs, il sera bien forcé de penser à moi souvent... Ce sera une sûreté de plus.

Jean Tabary regarda sa mère avec admiration.

C'était décidément une maîtresse femme et il n'y avait plus qu'à la laisser faire; quiconque se fût occupé de ses affaires n'eût jamais su en tirer un meilleur parti.

—M'man! lui dit-il en l'embrassant, à partir d'aujourd'hui, je ne fais plus rien sans te consulter!

—Contente-toi seulement de suivre les instructions que je te donnerai avant le départ de Chausserouge. Cela suffira!... Ah! surtout, sois, le plus respectueux et le plus prévenant que tu pourras pour Amélie! Elle te croira converti et elle sera la première à nous aider.

—Tu peux compter sur moi.

Amélie accueillit avec moins d'enthousiasme que Chausserouge le récit que lui fit son mari de son entretien avec Louise Tabary et des bons conseils qu'il en avait reçus.

Cette ingérence dans ses affaires ne pouvait au reste que lui déplaire, de même que cette attitude subitement sympathique lui inspirait une secrète défiance.

Elle ne put néanmoins s'élever contre un projet qui réalisait le plus cher de ses voeux.

N'était-ce pas en l'arrachant de vive force à l'influence du milieu dans lequel il vivait que le père Chausserouge avait pu une première fois ramener son fils à de meilleurs sentiments?

Mais cette fois, on emmenait Jean, et Amélie sentit que c'était assurément sur cette présence que comptait Louise Tabary.

Le fils veillerait à ce que le souvenir de la mère ne sortit pas de la mémoire du dompteur.

C'était à elle à parer à ce danger, mais, hélas! dans son état de santé, elle ne se sentait guère de force à faire oublier l'autre!

Toutefois, on prépara tout en vue d'un prochain départ. Il fut décidé que la ménagerie se mettrait en route pour le Midi, marchant à petites journées pour ne point trop fatiguer la malade, s'arrêtant dans chacune des villes où il serait possible de compter au moins sur deux ou trois représentations fructueuses.

Quelques jours avant leur départ, à l'une de leurs dernières entrevues, Louise Tabary fit part à son amant du projet qu'elle caressait d'établir sur les mêmes bases que jadis une concurrence sérieuse à Boyau-Rouge.

C'était un placement sûr, étant donné sa grande entente et sa grande expérience des affaires.

Comme elle s'y attendait, Chausserouge accéda immédiatement à son désir et il lui remit entre les mains la partie la plus importante de son fonds de réserve, pour l'appliquer à cette entreprise.

Louise promit à son nouvel associé de le tenir au courant du résultat de ses efforts et, par une belle matinée de septembre, le convoi s'ébranla, prenant ce même chemin qui, dix ans plus tôt, l'avait mené à la fortune.


X


Dès les premières étapes, François Chausserouge apprécia pour quelle large part l'expérience paternelle avait contribué à la prospérité de l'établissement.

Lors de la première tournée, il s'était toujours déchargé sur le vieux dompteur du soin de l'administration.

Maintenant c'était à Jean Tabary qu'était échue cette tâche plus lourde qu'on ne le supposait.

Or, bien que le jeune homme apportât dans l'accomplissement de ses devoirs une réelle conscience, son ignorance des petits détails du métier lui faisait commettre mille maladresses.

Il était en outre insuffisamment secondé par le nouveau personnel qu'il avait recruté; aussi le succès des premières représentations qui furent données s'en ressentit-il. La publicité était mal faite; les emplacements mal choisis, l'installation défectueuse.

Ou bien le service des vivres était mal assuré et il arriva par deux fois qu'on dût, à défaut de viande de cheval, mettre à sac les boucheries pour nourrir les animaux.

C'était dépenser en pure perte non seulement le bénéfice, mais les deux tiers de la recette, et au bout de trois semaines de voyage, après plusieurs séjours, il se trouva que les frais n'ayant pas été couverts, il fallut attaquer la caisse de réserve.

De plus, les animaux, confiés à des mains inexpérimentées, ne recevaient plus les soins indispensables.

Déshabitués des longues pérégrinations, plusieurs tombèrent malades, et un lion même succomba un peu avant d'arriver à Lyon.

Chausserouge comptait se refaire dans cette ville, en y donnant une longue série de représentations, mais il n'atteignit pas le résultat espéré, et au moment où il se préparait à continuer son chemin, une circonstance survint qui le força à prolonger son séjour.

Amélie qui, vaillamment, jusqu'à ce jour, avait supporté sans se plaindre les fatigues de la route, dut s'aliter.

Son état empira et le médecin, appelé aussitôt, ne jugea pas qu'il fût possible, malgré le courage qu'elle montrait, de repartir avant un mois.

Il ne pouvait venir à la pensée de Chausserouge de laisser sa femme dans une maison de santé ou un hôpital, puisque c'était pour elle qu'il avait entrepris cette longue tournée.

Il retarda donc son départ et ce fut pour rétablissement un désastre d'autant plus grand que, bien que la curiosité des Lyonnais fût émoussée et qu'il ne fût plus possible de compter sur de nouvelles recettes, il fallait néanmoins subvenir à l'entretien et aux frais si considérables que comporte une ménagerie comptant plus de soixante pensionnaires, hommes ou bêtes.

Chausserouge montra dans cette circonstance une abnégation et une résignation qui toucha profondément la jeune femme et lui fit presque oublier un passé qui pourtant lui avait été bien pénible.

C'est alors qu'elle se surprit peu à peu à ne plus mépriser autant Louise Tabary; sans se calmer, son ressentiment s'apaisait.

Elle était femme, elle avait aimé son mari; malgré ses torts elle le chérissait encore, et elle comprenait qu'une autre femme ait pu aimer François.

Sa jalousie et son respect de la foi jurée lui faisait blâmer cette liaison coupable; mais dans son besoin de pardonner, elle mit la faiblesse du dompteur sur le compte de la nature humaine, si prompte aux caprices et aux désirs irraisonnés.

Au fond, il l'aimait bien; il venait de le lui prouver en n'hésitant pas à sacrifier pour un temps sa passion et elle ne put s'empêcher de savoir gré à Louise d'avoir été l'instigatrice de cette résolution.

Cette excessive indulgence venant après les révoltes des premiers instants, ses doutes sur le mobile qui avait poussé la Tabary à suggérer à son amant l'idée de se séparer d'elle et d'obéir aux conseils du médecin, faisant ainsi preuve d'une abnégation rare chez une amoureuse, s'expliquait par l'état maladif où elle se trouvait, un secret pressentiment peut-être de sa fin prochaine et inéluctable.

Pendant les longues heures qu'elle passait seule, étendue sur son lit de douleur, sa pensée s'égarait; elle revivait les heures passées et l'excès de misère d'autrefois lui faisait trouver bien doux les soins attentifs dont elle était à présent l'objet.

Elle en arrivait à juger presque légitime le besoin qu'éprouvait Chausserouge d'aller chercher ailleurs un aliment à sa passion, puisque sa santé lui interdisait désormais de lui donner les satisfactions qu'il était en droit d'attendre de sa femme.

D'ailleurs, puisqu'elle restait son amie, sa meilleure amie, la mère de son enfant, puisqu'il l'aimait avec son coeur comme il venait de le lui prouver victorieusement, était-il juste de lui faire un crime irrémissible d'en aimer une autre avec ses sens?

Ce fut un phénomène curieux, bien fait pour exciter la sagacité des philosophes, que ce revirement subit chez la pauvre malade.

Elle se trouvait heureuse, après tant de déboires, d'une situation qu'elle n'était pas maîtresse de changer et contre laquelle, quelques mois plus tôt, elle s'était élevée avec indignation et violence.

Le même revirement s'opéra en même temps chez Chausserouge, et ces deux êtres se comprirent sans se donner le mot.

Durant les longues heures qu'il passait près de sa femme, plus tendre et plus dévoué qu'il ne l'avait jamais été, il parlait de Louise Tabary, de ses qualités, de sa franchise, des remords qu'elle avait montrés, de ses hésitations, et Amélie l'écoulait, sinon avec plaisir, du moins avec intérêt.

—Cette femme, pensait-elle, a suivi l'impulsion qui la poussait vers mon mari; elle a cédé, non sans avoir lutté, et elle a fait son possible pour faire oublier le chagrin qu'elle m'avait causé...

Eh bien! mon Dieu! puisque fatalement Chausserouge était destiné, de par son tempérament, à avoir d'illégitimes faiblesses, il valait mieux pour elle qu'il se fût rencontré avec cette femme trop facile peut-être, mais que la sincérité de sa passion excusait jusqu'à un certain point. Certainement Louise Tabary était calomniée, car elle avait du coeur.

Et comme Jean faisait preuve depuis quelque temps à son égard d'une condescendance à laquelle il ne l'avait pas habituée, lui témoignait des marques d'intérêt qui la touchaient, comme en outre, il affectait, malgré les embarras qu'avait suscités son administration défectueuse, un grand dévouement à la cause commune, elle revint peu à peu sur ses préventions à son égard.

Mais la paix ne régnait pas moins dans le ménage, à ce point que l'aveu lui-même du prêt important que le dompteur avait consenti à Louise Tabary, avant son départ, ne souleva de la part de la jeune femme aucune objection.

Elle ne pouvait qu'approuver son mari, puisqu'il avait cru bien faire.

Bref, Chausserouge eût été le plus heureux des hommes, si d'une part il eût pu concevoir l'espérance du rétablissement de sa femme, et si la prospérité de la ménagerie n'eût reçu aucun accroc.

Mais il ne faisait qu'entrer malheureusement, et il ne fut pas long à s'en apercevoir, dans une période de déveine.

Un mieux sensible, dû peut-être à la phase de quiétude morale dans laquelle vivait Amélie, s'étant manifesté, il donna l'ordre du départ, et le convoi reprit la route du Midi.

Nulle part, et pas même dans les villes sur lesquelles il comptait le plus, il ne retrouva son succès d'autrefois.

Il ne pouvait comprendre pour quel motif une froideur dédaigneuse remplaçait aujourd'hui l'enthousiasme des anciennes années.

C'était pourtant le même spectacle, augmenté d'attractions inédites, le même travail... Peut-être était-on blasé sur ce genre de divertissement... Toujours est-il qu'il continuait à ne faire que des recettes dérisoires, insuffisantes même pour couvrir les frais.

Partout, des demi-salles, un public sceptique que ne parvenaient à émouvoir ni la témérité de ses exercices, ni le dressage d'animaux jusque-là réputés indomptables.

Bref, il vint un jour où, sinon réduit aux expédients, du moins très gêné, il dut écrire à Louise Tabary et la prier de lui venir en aide en lui restituant une partie des sommes qu'il avait avancées.

Mais, à Paris non plus, les affaires n'allaient pas.

Louise avait employé son argent comme il était convenu. Elle avait fait de grands frais, agrandi son établissement, doublé, triplé son personnel; le succès n'avait pas récompensé son effort et Boyau-Rouge restait le maître de l'entresort le plus fréquenté et le plus à la mode de tout le Voyage. Pourtant elle n'avait rien négligé pour ramener la vogue.

Elle restait dans une situation identique, n'ayant pas encore perdu d'argent, mais se demandant si elle arriverait à en gagner.

Dans ces conditions et à son grand regret, il lui était impossible de répondre à la demande du dompteur et de mettre aucune somme à sa disposition.

Cependant il fallait en sortir.

Le dompteur ne voulait pas s'exposer à rester en panne avec sa ménagerie, loin de tout secours, dans un pays inconnu, où il n'avait aucun crédit à attendre.

Il se consulta avec sa femme et Jean Tabary et, d'un commun accord, il fut décidé qu'il se rendrait à Paris et que là il s'arrangerait pour contracter un emprunt qui lui permit de faire face aux obligations qui lui incombaient, en attendant une campagne plus heureuse.

—Le plus simple, dit Jean, ce sera de t'adresser à Vermieux. Il a prêté à bien d'autres sur le Voyage, puisque c'est son état... Il sait qui tu es, il n'ignore pas que ton établissement vaut de l'argent, tu auras de lui ce que tu voudras.

—Un usurier, dit Chausserouge en faisant la grimace.

—Usurier! Usurier tant que tu voudras! mais tu seras encore bien content de le trouver. Ma mère le connaît. Elle pourra te mettre en rapport avec lui. C'est le seul qui puisse te tirer d'affaire.

Profitant de son séjour à Cette, où il n'avait pas l'espoir de réaliser des bénéfices, il sauta en express et partit pour Paris.

Il tomba à l'improviste chez Louise Tabary; après l'effusion des premiers instants, après qu'il eut donné des nouvelles de sa femme, il expliqua sa situation embarrassée.

Justement, un nouveau revers et bien inattendu venait de frapper Louise.

Un nouveau règlement de police, concernant les fêles foraines, venait d'être mis en vigueur et les conditions imposées à l'industrie dite des entresorts, étaient à ce point inacceptables qu'elles allaient rendre impossible l'exercice de la profession, si elles étaient appliquées dans toute leur rigueur. Ah! quand la malechance s'en mêlait, ce n'était jamais fini!

En ce qui concernait l'intention de Chausserouge, Louise Tabary fut de l'avis de son fils.

Il fallait s'adresser à Vermieux, qui justement était à Paris en train d'opérer divers recouvrements.

—Et tu as de la chance, conclut-elle, car il passe la moitié de son temps, dans son pays, en Auvergne. Il ne revient qu'à l'époque des échéances.

—J'aurai recours à lui... évidemment, dit Chausserouge, s'il m'est impossible de faire autrement, mais auparavant je veux épuiser tous les autres moyens qui peuvent s'offrir à moi. Or, pendant la route, j'ai eu une idée. Si je réussis dans l'entreprise que je vais tenter, je serai soutenu bien mieux que je ne pourrais l'être par Vermieux et en même temps cela me coûtera moins cher. Voilà: par ma mère, je suis ramoni. Tu sais qu'il existe, sur tout le Voyage, entre ramonis, une sorte de franc-maçonnerie, qui les oblige à se soutenir mutuellement. De là, leur grande force qui les met à l'abri de la misère, bien que tous les membres appartenant à cette race soient éparpillés sur tous les points de la France. Ils forment une association occulte, qui a pour chef Lamberty, le directeur du Miroir magique. C'est lui leur pape... ou leur roi, et ils lui obéissent, bien qu'il affecte des allures tout à fait différentes. A le voir, on le prendrait pour un beau monsieur et rien ne pourrait faire supposer l'influence qu'il exerce et le pouvoir dont il dispose. En dehors de sa fortune personnelle, il a la garde de la caisse de réserve, car il y a une caisse, qui s'alimente, je ne sais comment, et qui est destinée à venir en aide aux frères malheureux. Moi, je ne lui demanderai pas un secours, mais un prêt, avec hypothèque sur mon établissement; il ne court aucun risque et je ne prévois pas qu'il puisse me refuser. Il était très bien avec mon père; il a assisté à mon mariage... Le jour où nous avons réuni pour le célébrer tout le Voyage au Salon des Familles, à Saint-Mandé, il était là. C'est un temps dont on aime à se souvenir... Nous étions heureux... alors! Je le lui rappellerai. Oui, décidément; ça me coûtera moins... j'aime mieux ça...

Louise Tabary hocha la tête d'un air de doute.

—Mon cher ami, je connais les ramonis aussi bien que toi... Sans doute, ils s'entr'aident au besoin... Mais il faut pour cela être de leur race... Tu n'en es qu'à moitié... par ta mère et puis, ta prospérité qui ne s'était pas démentie jusqu'à ce jour, t'a fait des jaloux... On ne sera pas fâché, et Lamberty le premier, de te savoir dans la crotte et on t'y laissera... On trouvera des prétextes pour te refuser... d'autant plus facilement que c'est un service que tu demandes. Tandis qu'avec Vermieux, c'est une affaire que tu règles. Il ne te fait pas de faveur... Il gagne sur toi... tous deux vous y trouvez votre compte et vous ne vous devez rien l'un à l'autre. Crois-moi, ne perds pas de temps, et abouche-toi tout de suite avec Vermieux.

Mais Chausserouge persista; il tenait à son idée.

Le lendemain, il se présentait chez Lamberty, installé pour le moment sur le boulevard Clichy.

Lamberty était un homme gros et court; un long nez crochu partageait en deux son visage et ses joues étaient ornées d'une paire de favoris poivre et sel, très épais et célèbres sur tout le Voyage.

Une lourde chaîne de montre en or, ornée de breloques et de cornes de corail, s'étalait sur son ventre légèrement bedonnant; ses doigts velus, gros et courts étaient surchargés de bagues.

Indépendamment de la royauté qu'on lui attribuait, il jouissait d'une grande influence parmi les forains qui n'étaient pas de sa race.

On le craignait; à voir avec quelle facilité il obtenait les permissions et les autorisations qu'il demandait, on le soupçonnait d'avoir des attaches avec la police..

La vérité était que Lamberty, doué d'une intelligence peu commune et d'une activité sans pareille, connaissait son métier à fond et qu'il mettait les facultés les plus rares au service de son état.

Il était possesseur de plusieurs baraques qui fonctionnaient simultanément et personne mieux que lui ne savait prévoir la mode, découvrir et mettre en oeuvres des attractions nouvelles.

Il avait pour principe qu'il ne faut jamais fatiguer le public, tenir toujours sa curiosité en éveil, en apportant constamment une amélioration nouvelle à chacun des trucs dont il était l'infatigable inventeur. De là son succès.

Et si on le jalousait, on le jalousait tout bas, car on le savait homme à ne jamais oublier une injure ni un mauvais procédé.

Chausserouge le trouva dans sa caravane occupé à se raser le menton qu'il avait bleu comme un menton de cabot.

Lamberty reçut le dompteur avec de grandes démonstrations d'amitié, lui prodiguant les marques de sa sympathie, à ce point que dès le premier abord François augura très bien du résultat de sa démarche.

Mais dès que celui-ci aborda le récit de sa situation embarrassée, qui le faisait avoir recours à lui, le visage de Lamberty se rembrunit visiblement.

Quand il en vint à solliciter carrément le prêt d'une somme de dix mille francs, indispensable pour faire face à ses affaires, une impassibilité glaciale remplaça l'enjouement de la première minute chez le roi des ramonis qui donnait à ce moment les derniers soins à sa toilette.

Il réfléchit un instant, puis:

—Mon cher ami, dit-il à François, vous savez, je n'en doute pas, combien est grand mon désir de vous être agréable. Vous ne seriez pas ici sans cela... J'ai beaucoup connu votre père qui était un brave homme, un honnête homme dans toute l'acception du mot, et dont le nom restera comme une des gloires du Voyage... Je l'aimais beaucoup et il me le rendait un peu... J'ai connu également votre mère, une digne femme..., et ma famille était même alliée avec ses parents. Toutes choses que l'on n'oublie pas. Ce préambule pour arriver à vous dire que si je voyais la possibilité de vous rendre service, j'en serais trop heureux... Je suis rond en affaires... je vous dirais:

Vous avez besoin de dix mille francs... Je les ai... Les voilà!... Vous me les rendrez quand vous pourrez! Nous toperions, et ce serait fait. Avec vous, je ne serais pas inquiet. Malheureusement, il m'est impossible de vous faire la moindre avance. On se méprend beaucoup sur ma situation de fortune. On me croit très riche parce que je travaille beaucoup, parce qu'on voit mon nom partout, parce que je suis propriétaire de plusieurs établissements. On a tort, et c'est justement pour cela que je ne puis disposer d'un sou. Tout mon capital est éparpillé. C'est ainsi que je viens de mettre en oeuvre différents trucs qui me coûtent les yeux de la tête, un «Mer-sur-Terre», avec machine à vapeur, tangage et roulis, perfectionnement de mon invention, de plus, un «Chemin de l'Amour», une idée extraordinaire, mais prendra-t-elle? Un tonneau énorme, percé aux deux bouts, dans lequel sont disposées des banquettes sur lesquelles on attache les clients, hommes et femmes, et on roule le tout... C'est très drôle, mais ça donne mal au coeur... C'est justement ce qui m'inquiète... à moins que ce ne soit là une cause de succès! Bref, tous ces essais me coûtent gros et mon argent s'est immobilisé. Je vous raconte tout cela, mon cher ami, pour bien vous faire comprendre qu'il n'y a pas de ma part mauvaise volonté, bien au contraire, seulement...

Sur ces mots il s'interrompit, compléta sa phrase d'un geste découragé et se leva pour couper court, puis, voulant donner une conclusion définitive à sa tirade, dont il ne savait comment sortir sans se répéter, il tendit sa main au dompteur.

—Sans rancune, n'est-ce pas?

Mais ce n'était pas là l'affaire de Chausserouge. Il insista, affectant de ne pas comprendre que Lamberty lui donnait congé.

—Je suis trop du métier, répliqua-t-il, pour ne pas comprendre que vous avez des charges, des obligations et que le nombre et la variété de vos diverses entreprises ne vous permettent pas de disposer personnellement d'une somme aussi importante; aussi, en venant vous trouver, ce n'était pas à Lamberty que je voulais m'adresser, mais à celui qu'avec raison nous considérons, nous autres ramonis, comme notre chef. Moi aussi, vous le savez, je suis ramoni par ma mère et je n'ignore pas qu'il est de tradition, parmi ceux de notre race, de nous venir mutuellement en aide... Je n'ignore pas non plus que vous êtes le dispensateur suprême. Notez d'ailleurs que ma demande, si elle est agréée, ne videra pas la caisse commune. Ce n'est pas un secours, mais un simple prêt que je sollicite, remboursable aux époques qu'il vous conviendra et garanti par une hypothèque sur mon établissement...

Lamberty parut très visiblement ennuyé de la tournure que prenait l'entretien.

Il réfléchit un instant, puis avec un sourire contraint:

—Nous entrons dans un ordre d'idées tout différent. Mais tout d'abord laissez-moi rectifier quelques petites erreurs. Je ne suis pas, comme vous le dites, le roi, ni le chef suprême des ramonis... Ma situation sur le Voyage, l'origine de ma famille me donnent seulement une certaine autorité sur mes compatriotes... Ils me marquent de la confiance, ils me choisissent pour arbitre dans leurs contestations privées; ils m'ont institué leur trésorier et c'est moi qui suis chargé de répartir, entre les plus nécessiteux, certains fonds dont j'ai en effet la disposition. Mais il y a loin de cette situation à la royauté absolue que vous m'attribuez... Je dois compte de mes actes, je ne suis que le gardien fidèle des usages et des coutumes de nos pères... Eh bien! à ce titre encore, je ne puis vous venir en aide, attendu que vous ne remplissez pas les conditions... D'abord, vous n'êtes pas dans la misère, vous avez une surface, une installation qui vaut de l'argent, et les sommes qui vous seraient confiées manqueraient à ceux de nos frères qui sont dans le besoin... Nous sommes une Société de secours, non un Établissement de prêt... De plus, et c'est là même la principale et la meilleure raison; vous n'êtes pas des nôtres, vous n'êtes pas ramoni!

—Je vous demande pardon! répliqua vivement Chausserouge, ma mère était une vrai ramoni et vous venez de me dire que sa famille était alliée avec la vôtre.

—C'est possible, mais votre mère est morte depuis longtemps; votre père était originaire d'Auvergne, non du pays de Bohème, et le jour où, contrairement aux coutumes de notre pays, Maria à épousé Chausserouge, elle s'est séparée à tout jamais de ses frères pour prendre la nationalité de son mari. Et elle pouvait même s'estimer heureuse de n'avoir pas attiré sur sa tête les malédictions et les anathèmes de ses coreligionnaires.

Et Lamberty, pour mieux convaincre son interlocuteur, rappela en quelques mots les bases fondamentales sur lesquels s'appuyaient, depuis un temps immémorial, les usages des ramonis.

Chassés de leur pays, condamnés à une existence nomade, ils avaient néanmoins conservé leur autonomie, leur indépendance, parce qu'ils avaient su s'astreindre à une rigoureuse et sévère observation des traditions.

Tandis que les uns parcouraient les campagnes, exerçant les industries les plus humbles, raccommodeurs de porcelaine, rempailleurs de chaises, fabricants de corbeilles et de paniers, diseurs de bonne aventure, rebouteurs ou sorciers, gîtant au bord des routes, vivant à la grâce de Dieu ou plutôt aux dépens de la compagnie, maraudant un brin, mendiant ou braconnant à la barbe du champignol (garde-champêtre), les autres, de goûts plus raffinés ou plus ambitieux, avaient rejoint le Voyage, s'étaient installés et avaient eu des fortunes diverses.

Quelques-uns, les insouciants, continuaient à végéter dans les derniers emplois, étaient restés garçons de piste, musiciens ou chiqués; tandis que la plupart, comme lui, Lamberty, étaient arrivés, à force de travail, à acquérir à la fois de l'aisance et une certaine notoriété.

Mais, à quelque degré de l'échelle sociale qu'ils pussent appartenir, les raboins,—c'est le terme familier qui sert à désigner les ramonis sur le Voyage—sans exception obéissent à la même loi, et malheur à qui la transgresse!

Un raboin ne peut épouser qu'une fille de raboins, et encore ce mariage doit-il être dépourvu de toutes les formalités ordinaires.

Pas de mairie, pas d'église. Les futurs conjoints se réunissent devant le plus ancien de leur tribu,—car bien qu'errants, ils forment encore des tribus—qui les unit sans autre forme de procès.

Les ramonis ne sont d'aucun pays; ils sont raboins, voilà tout. Toujours par monts, par vaux et par chemins, ils échappent à tout recensement, et en fait d'impôts, ne payent que la patente obligatoire inhérente à leur état.

Ils négligent de faire inscrire leurs enfants à la mairie, esquivant par ce moyen la conscription et le service militaire.

Ils ne tombent sous la règle commune qui régit la société que le jour de leur mort. Ne pouvant faire disparaître le cadavre, ils doivent faire la déclaration de décès à la mairie du pays qu'ils traversent. Mais c'est là l'unique obligation à laquelle il ne leur est pas permis d'échapper.

Et s'ils sont parvenus à conserver ainsi leurs droits et leurs coutumes traditionnelles dans toute leur intégrité, ils le doivent à la sévérité avec laquelle ils punissent quiconque y contrevient.

Les anciens s'érigent en tribunal et rendent des arrêts sans appel.

Aussi était-il étonnant que le mariage de Maria, célébré jadis contrairement aux règles, n'eût pas donné lieu, de la part des ramonis, à des représailles justifiées par cette transgression.

De semblables mésalliances n'avaient-elles pas souvent donné lieu à des scènes sanglantes?...

Dernièrement encore une troupe de raboins n'avait elle pas attendu un soir, à Asnières, sur le bord de l'eau, un jeune homme qui devait épouser le lendemain une ramoni?

Ils l'avaient saisi, dépouillé, lardé de coups de couteau et jeté à la Seine.

Certes, lui, Lamberty, était loin d'approuver ces mesures extrêmes, mais il était, comme ses coreligionnaires, respectueux des coutumes anciennes.

On avait eu raison de laisser épouser Maria par Chausserouge, puisque tel avait été son bon plaisir, mais à partir du jour où elle était devenue la femme d'un chrétien, elle avait délibérément rompu tous les liens qui rattachaient à ceux de sa race.

Elle avait cessé d'exister pour eux et son fils n'avait pas qualité pour se réclamer d'un titre qui ne lui appartenait pas.

—De telle sorte, conclut Lamberty, que si je me permettais de passer outre, d'accéder à votre désir, je trahirais la cause que je suis chargé de défendre et je m'attirerais de justes remontrances que je ne veux pas encourir.

Chausserouge quitta tout penaud le directeur du Miroir magique.

Décidément, Louise Tabary avait toujours raison: elle avait prévu la réception qu'on venait de lui faire et c'était en connaissance de cause qu'elle l'avait tout d'abord engagé avec tant d'insistance à s'adresser à Vermieux.

Il rendit compte de sa démarche à sa maîtresse:

—C'est bien fait, répondit Louise, je t'avais prévenu, tu n'as pas voulu m'écouter... Pendant ton absence je n'ai pas perdu mon temps. Comme je prévoyais la réponse qu'on t'a faite, je me suis mise aujourd'hui en campagne et, ce soir, Vermieux sera là... je l'ai invité à dîner. Tu sais, joue serré avec celui-là. C'est un malin... Du reste, je serai là pour t'appuyer.

Chausserouge ne connaissait Vermieux que de vue et de réputation. Par ouï-dire, il le savait impitoyable et rusé comme un singe.

L'usurier passait pour avoir ruiné déjà pas mal de forains qui avaient voulu jouer au plus fin avec lui. De là la répugnance du dompteur à entrer en relations avec lui.

Vermieux fut exact au rendez-vous.

—Bonjour, garçon, dit-il à Chausserouge avec sa bonhomie cauteleuse, en lui tendant la main. Eh bien? Quoi donc? c'est vrai ce que Louise m'a dit? On a eu quelques malheurs... C'est bon, on en reviendra!... Je ne veux pas te dire que je suis content de la circonstance qui me fournit l'occasion de boire un verre avec toi, mais ça me fait plaisir de trouver le fils d'un vieux camarade, d'un pays... car le père Chausserouge aussi était de l'Auvergne... Et si je peux t'être utile, par ma foi, j'en serai content!

Le repas fut très animé.

Vermieux buvait beaucoup et mangeait comme quatre; il affecta pendant le dîner de ne faire aucune allusion au motif de leur réunion.

Au dessert, il fallut aborder la question.

—Vermieux alluma sa pipe, et avec une netteté, une précision que Chausserouge fut surpris de rencontrer chez un homme qui venait de faire de telles libations, il posa une série de questions au dompteur.

Puis, lorsqu'il se fut renseigné suffisamment.

—Hum! Hum! fit-il, tu dis, garçon, qu'il te faudrait pour te recaler?...

—Dix mille francs!

—Dix mille francs, c'est une somme, et ça ne se trouve pas sous le pas d'un cheval. C'est que, sais-tu, garçon, qu'il y a rudement des risques aujourd'hui, dans notre sacré métier. Regarde à quoi tient le succès! En dix ans de temps, ton père, parti de rien, est parvenu à faire une fortune. En cinq ans, et bien que n'ayant rien négligé pour réussir, tu as boulotté toutes tes économies... Moi, j'ai débuté sur le Voyage comme galaupe (petit employé); j'ai réussi à mettre quatre sous de côté. Aujourd'hui il n'y aurait plus mèche, tout ça pour dire que les temps ont bien changé!

Et le père Vermieux passa en revue toutes les industries foraines.

Les vélocipèdes végétaient; les chevaux de bois étaient usés; les bonnes fertes ne gagnaient plus leur pain; les panoramas, les musées, les phénomènes ne faisaient plus le sou.

Seuls, les entresorts avec la danse du ventre et les petites femmes tenaient encore coup; la préfecture venait d'y mettre bon ordre et la mère Tabary en savait quelque chose.

Plus moyen de faire de musique après onze heures; plus d'orchestre. Une fête sans tambour, sans grosse caisse, sans cymbales, est-ce que ça pouvait se comprendre?

Les musiciens allemands, qui ne coûtaient rien ou à peu près, remplacés obligatoirement par des musiciens français, qui exigeaient des six francs par jour, et cela sous peine de voir la baraque démolie par les patriotes indignés.

Augmentation des frais, diminution des recettes, tel était le bilan du Voyage.

Et encore, il ne venait d'examiner que le petit côté de la question.

Voilà que maintenant l'industrie foraine au lieu de rester l'apanage d'un petit nombre d'individus ayant mêmes origines, mêmes goûts, mêmes idées, comme dans son temps, venait de s'augmenter d'un certain nombre d'adhérents, dont la venue allait, à brève échéance, causer la ruine des entrepreneurs de petits spectacles.

Des compagnies françaises et anglaises se formaient tous les jours avec un gros capital et montaient avec un luxe que ne pouvaient atteindre les anciens du Voyage, des établissements éclairés à la lumière électrique, dorés, marchant à la vapeur, avec un personnel en livrée, des caissiers, des contrôleurs, des surveillants, etc., de véritables administrations, quoi!

Et ils s'installaient sur les emplacements les plus favorables avec la complicité du placardier (délégué au placement), des commissaires de police, des municipalités qu'ils couvraient d'or, au grand détriment de ceux qui occupaient les mêmes places avant eux.

C'étaient les bateaux «Mer-sur-Terre», grands comme de véritables chaloupes, des chevaux mécaniques, grandeur naturelle et marchant au galop, des «Courses en ballons», un tas d'innovations dont se passaient bien nos pères et qui tuaient l'industrie des petits, comme les grands magasins menacent tous les jours d'englober tout le commerce parisien...

—Ainsi va la vie, les gras mangent toujours les maigres! Et depuis leur intrusion, plus moyen d'avoir une place, sinon à la gauche du Voyage, et le mètre carré se paye des sommes exorbitantes. Ils ont eu beau augmenter et doubler le prix de leurs places, le public se presse dans leurs baraques, attiré par la nouveauté, et délaisse les anciens. Ce sont eux, les nouveaux venus, qui, par leur flas-flas, nous ont mis à dos une partie de la population. C'est depuis qu'ils ont envahi le Voyage qu'on a fondé la Ligue anti-foraine, qui ne tend rien moins qu'à obtenir qu'on nous chasse en dehors des fortifications. Alors, du coup, ça sera la ruine!... Déjà le public, par le luxe auquel on l'a habitué, ne prend plus le même plaisir à nos spectacles modestes, bientôt si ça continue, il les délaissera complètement... Alors ce sera la misère complète... Pas de recettes, pas de pain à donner aux gosses! Et pourtant faut manger tous les jours... Et on vient trouver le père Vermieux: «Père Vermieux! Voyez notre situation... Vous savez ce que c'est... le métier ne va pas... Je sais plus comment faire... Vous ne pourriez pas me prêter cent francs!» Et le père Vermieux, bonne bête, y va de sa bonne galette... sans savoir si elle lui rentrera jamais... Et il en a comme ça sur tout le Voyage! Ah! mon vieux Chausserouge, c'est rudement triste tout de même pour moi, quand je me vois obligé, pour rentrer dans mes fonds, de faire vendre... De pauvres diables souvent, qui savent pas où coucher le soir... Mais pourtant faut être juste, je peux pas me mettre sur la paille. Et on dit comme ça, je le sais:

«—Oh! le père Vermieux, c'est une vieille crapule!» Crapule! pas tant que ça! Et tous ceux qui font les malins seraient rudement embarrassés s'ils ne m'avaient pas! Seulement si je veux continuer à me rendre utile à mes anciens confrères, faut que j'en garde le moyen, faut que je me réserve et que je prenne mes précautions, pas vrai? Tout ça, garçon, pour arriver à te dire que je ne doute pas de ta bonne foi et de la bonne volonté, mais dame! dix mille balles, ça me donne à réfléchir...

—Mon établissement, père Vermieux, vaut quatre ou cinq fois la somme et je ne fais que traverser une crise...

—Et si ta baraque brûle... Et si tes pensionnaires crèvent... Et si tu meurs? Hein! dis un peu, qu'est-ce qui me restera?

—Vous cherchez la petite bête, père Vermieux. Je sais soigner mes animaux; de plus, je suis assuré, et si je meurs, la ménagerie ne mourra pas avec moi!...

—Ah! elle perdra rudement de sa valeur... Des lions sans dompteur, c'est une marchandise qui coûte au lieu de rapporter. Enfin, je veux bien, c'est entendu, il n'arrivera rien de tout cela. Vous autres et les lutteurs, vous êtes encore ceux qui résistez le mieux... Et encore, les lutteurs, depuis qu'on a organisé des matchs dans les grands établissements, depuis qu'on parle de fonder des Arènes nationales... Enfin suppose que je te prête, comment comptes-tu t'acquitter?

—C'est à vous de régler les conditions de remboursement.

Le père Vermieux se gratta un instant le front, puis:

—Tu vas d'abord, dit-il, me donner hypothèque sur ton établissement... Il est bien entendu, n'est-ce pas, que c'est une première hypothèque... il n'y en a pas d'autre avant la mienne?

--- Je ne dois pas un sou, répliqua Chausserouge, ainsi...

—Bon, cela! Tu me payeras les intérêts à raison de dix du cent l'an, en deux fois ou en quatre fois, si cela le fait plaisir; moi ça m'est égal, pourvu que cela corresponde à une fin de trimestre... C'est l'époque où je reviens régulièrement à Paris... Comme je casque rubis sur l'ongle..., c'est-à-dire comptant, je te retiens l'escompte, c'est-à-dire dix du cent sur la valeur totale... Enfin, je te laisse trois mois de répit... et tu me rembourseras à partir du quatrième mois, à raison de trois cents francs tous les trente jours... Ça te va-t-il? J'espère que je te traite en ami... que ce sont là, vu les risques, des conditions raisonnables et chrétiennes... Il est bien entendu qu'on déduira les intérêts exigés pour la somme totale, au fur et à mesure du payement des billets que tu vas me signer.

Chausserouge fit la grimace.

—Vous voulez donc m'étrangler, père Vermieux!

—Ah! ça c'est trop fort, s'exclama le vieil usurier. Je fais pour toi un sacrifice énorme, je te tire d'embarras... et tu te plains... Dis donc, tu sais, tu n'es pas obligé de traiter avec moi... Tâche donc d'en trouver un autre qui te rendra le même service, comme ça, sans récriminer... Mais moi je ne te paye pas en crocodiles empaillés... Ce sont des bons billets de la Banque de France que je vais t'aligner en échange de ton papier... un papier que je ne pourrais même pas passer dans le commerce...

—M'est avis, dit alors Louise Tabary, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis le commencement de l'entretien, que pour un compatriote vous auriez pu faire une exception. Si le père Chausserouge, votre ancien ami, vous avait demandé le même service, vous lui auriez fait des conditions moins dures...

—Les mêmes! articula nettement Vermieux. D'ailleurs, c'est à prendre ou à laisser. Ah! on voit bien que vous n'êtes pas dans les affaires, vous autres!... Il faut se défendre si on ne veut pas être mangé... Moi, je vous dis que je suis moi-même étonné des égards que je montre à François... C'est plus fort que moi... Je me sens de l'amitié pour lui... Si vous connaissiez les conditions que je fais aux autres!

Force fut à Chausserouge de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Il dut se résoudre à passer par les exigences de Vermieux.

—Va donc, lui dit Louise Tabary, quand le vieil usurier fut parti, après lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain, va donc, ça ne sera pas toujours le tour des mêmes. Aujourd'hui, nous avons besoin de son argent, mais nous sommes aussi malins que lui... et nous lui revaudrons sa petite canaillerie, n'aie pas peur... Il viendra bien un jour où on le forcera de rendre gorge, le grigou!...

—Mais, en attendant, il faudra payer! dit le dompteur pensif. Trois cents francs par mois... dix pour cent d'intérêts! Mâtin, il peut être riche!

Louise Tabary haussa les épaules:

—J'ai passé par des moments qui n'étaient pas drôles... je te jure, et j'étais autrement embarrassée quand, toute gosse, il m'a fallu débuter avec rien... Et j'avais cependant sur le dos un homme qui m'était plus dispendieux qu'utile!... Ça ne m'a pas empêché de ressortir... Ah! Et à propos de Tabary, tu sais qu'il ne va pas du tout, le pauvre vieux!... De temps en temps, je vais le voir à son hospice... Il est rudement bas... Il a la langue à peu près paralysée... C'est à peine si on comprend ce qu'il dit... Les médecins prétendent qu'il a... Attends que je me rappelle... C'est ça, j'y suis!... Ils disent qu'il a de l'ataxie... La dernière fois que j'ai été le voir, sitôt qu'il m'a aperçue, il s'est mis a bredouiller... il me tendait la main... Eh bien! tu sais, ça m'a fait quelque chose... J'y avais apporté du chocolat, des oranges, du tabac, un tas de friandises... J'ai bien peur qu'il ne finisse pas l'année... C'était une bonne bête, tu sais, pas un méchant homme.

Elle parlait très tranquillement, sans émotion, comme s'il se fut agi d'un pauvre à qui elle faisait la charité.

Cette indifférence déplut à Chausserouge.

—Tout de même, dit-il d'un ton choqué, tu ne montres pas grande affection pour ce pauvre diable... C'est ton mari cependant.

—Oh! il l'a été si peu! répliqua Louise. Il m'a aidée à sortir du milieu où je suis née, où j'aurais vécu misérablement. Mais à part ça, il a plutôt été pour moi un embarras. Il n'a fait qu'une chose de bien dans sa vie, c'est son garçon. Je le soigne du mieux que je peux... Grâce à moi, il vivra tranquille... Il n'a vraiment pas le droit d'exiger davantage.

Chausserouge ne resta à Paris que le temps nécessaire pour arrêter définitivement les conventions de son emprunt avec Vermieux, puis il rejoignit la ménagerie à Cette.

Il trouva Amélie debout. La chaleur, les effluves vivifiantes de la mer avaient rendu à sa face si pâle un peu de couleur.

Elle sauta au cou de son mari, les yeux brillants de larmes:

—Comme je suis contente de te revoir!... Tu sais, quand on est malade comme moi... on a toujours peur de ne plus jamais revoir ceux dont on se sépare, même pour quelques heures.

—Folle, va! Te voilà déjà grande fille. Avec un beau temps comme celui qu'il fait aujourd'hui, tu vas te guérir et tu nous enterreras tous!...

—Oh! non, pas ça, j'aurais trop de chagrin. Et ton voyage? Ça s'est-il bien passé?

Chausserouge lui raconta ses démarches, son insuccès avec Lamberty, ses conditions avec Vermieux, conditions léonines, mais par lesquelles il avait bien fallu passer.

—Seulement, ajouta-t-il, avec les neuf mille francs que je rapporte, nous allons pouvoir nous refaire.

Intentionnellement et par délicatesse, il ne parla pas de sa maîtresse.

—Et Louise Tabary? demanda Amélie, en baissant les yeux. Tu l'as vue?

—Oui, répliqua Chausserouge, enchanté que la demande vint de sa femme. Elle s'est beaucoup inquiétée de toi et elle m'a chargé de te dire bien des choses... Ah! elle m'a été là-bas d'une bien grande utilité. C'est une femme de bon conseil!... Et ici, tout a-t-il bien marché?

—Oui, Jean a été très bien pour moi... Je suis revenue un peu sur son compte; tous les jours, dès que j'ai pu me lever, il m'a mené faire un tour de plage avec Zézette. Il s'est beaucoup occupé des animaux, et il n'y a eu aucun accroc...

Il sembla qu'à partir du moment où la ménagerie disposait d'un nouveau fonds de réserve, elle entrait dans une ère nouvelle de prospérité.

A Marseille, puis à Nice, où elle séjourna une grande partie de l'hiver, les représentations eurent beaucoup de succès.

—Ce que c'est tout de même, disait Jean Tabary, de ne plus être à court... Dès que les recettes ne sont plus indispensables absolument pour manger, elles grossissent... On peut bien dire que l'eau va à la rivière.

Cependant Zézette grandissait. Elle allait atteindre sa huitième année.

Comme l'existence nomade que menaient ses parents ne permettait pas de lui faire suivre des cours, que d'autre part, la jeune femme, dont la santé restait chancelante, ne voulait pas se séparer de sa fille, il fallut aviser.

Le moment était venu où il allait falloir s'occuper de son instruction.

Amélie se fit son institutrice; elle assuma la tâche de lui apprendre à lire, mais elle se heurta à une indocilité peu commune.

Chausserouge, plein de faiblesse pour «sa petite», souriait de ces efforts infructueux.

Il se rappelait sa propre jeunesse, l'époque où il s'échappait de l'institution où son père l'avait placé pour venir rejoindre le Voyage.

Aussi ne trouvait-il jamais un mot de reproche pour son enfant.

—Tu la gâtes trop, disait la mère, tu es cause que je n'en puis venir à bout.

—Laisse donc! Qu'est-ce que tu veux en faire, de ta fille? Pas une princesse, n'est-ce pas? Alors, à quoi bon la tourmenter. On verra plus tard, quand elle sera plus grande. Pour faire une femme de dompteur... et peut-être une dompteuse... elle en saura toujours assez!

—Ah! non, par exemple, reprenait la mère, je ne veux pas que ma fille entre jamais dans les cages.

—Ce n'est pas moi qui l'y forcerai, mais elle y entrera tout de même si c'est son idée.

Et en effet, Chausserouge voyait loin. Longtemps, il avait regretté de n'avoir pas un garçon qui pût lui succéder et perpétuer la dynastie des Chausserouge dompteurs.

L'amour de son métier le faisait penser autrement que son père, et il ne croyait pas qu'il fût possible de choisir une carrière plus glorieuse.

Les dispositions naturelles de Zézette, certaines particularités qui ne lui échappèrent pas, flattèrent son orgueil paternel. L'enfant manifestait une véritable passion pour les pensionnaires de son père.

Le soir, quand l'orchestre faisait rage, que le bonisseur conviait le public à entrer «pour la dernière représentation», il était impossible d'obtenir qu'elle restât à la caravane.

Alors sa mère la prenait par la main, l'amenait dans la ménagerie et elle ne consentait à rentrer qu'au moment où, le repas des animaux étant terminé, on éteignait les derniers becs de gaz.

Elle connaissait tous les lions par leurs noms; elle les appelait en passant devant leurs cages, et on eût dit que, de leur côté, les bêtes s'intéressaient a la petite amie qui tendaient vers elles ses menottes...

Ils avançaient leurs grosses têtes vers les barreaux, comme s'ils eussent voulu venir à elle.

Parfois, dans la nuit, quand un rugissement auquel répondaient les grognements des ours et le rire des singes, parvenait jusqu'à elle, elle s'accoudait sur son petit lit et réveillait son père:

—Papa!.,. Tu n'entends pas, c'est Néron qui t'appelle!...

Elle distinguait, sans se tromper jamais, «la voix» de toutes les bêtes, résultat auquel n'était jamais parvenu Chausserouge lui-même.

Dans la journée, chaque fois qu'elle pouvait échapper à la surveillance de sa mère, son grand plaisir était de courir à la ménagerie pour retrouver son grand ami l'éléphant Moquart.

Moquart montrait à Zézette une affection singulière; il avait pour elle des attentions délicates.

Dès qu'elle arrivait, il allongeait sa trompe, sur laquelle elle se mettait à cheval, puis il la soulevait et pendant des heures, il balançait l'enfant qui s'abandonnait, ravie, les yeux fermés, ses deux petits bras serrant étroitement la trompe. Et il fallait se fâcher pour la faire descendre de cette escarpolette d'un nouveau genre.

Ou bien elle prélevait une dîme sur son dîner, réservait une croûte de pain, un morceau de gâteau, qu'elle cachait soigneusement.

C'était pour la Grandeur, le petit ours des cocotiers, le clown de la troupe, à qui elle passait du bout des doigts et morceau par morceau mille friandises, s'amusant des mines drôles de la bête.

Quelquefois, poussée par une sorte d'instinct atavique, elle restait assise devant les cages, sans rien dire, sans un geste, les pupilles dilatées, des heures durant.

Un jour que par suite de la négligence des garçons de piste, la ménagerie était déserte, son père ne l'avait-il pas surprise, debout dans l'allée qui longe les cages, en face de Néron!

Le lion était couché, le muffle près des barreaux, les yeux demi-clos, une de ses pattes énormes pendant au dehors.

Zézette caressait l'animal, lui passait la main alternativement sur la patte et sur le nez!

Chausserouge pâlit. De peur d'effrayer le lion, il n'osait pas crier et Zézette, inconsciente du danger, joyeuse de pouvoir toucher la «bébête», continuait son manège, auquel Néron paraissait prendre plaisir.

Le dompteur s'approcha doucement par derrière et quand il fut à portée de l'enfant, il la saisit et la ramena brusquement à lui.

—Petite malheureuse! fit-il, tu veux donc te faire croquer!

Néron était réputé pour son affreux caractère et, à maintes reprises, il avait failli faire un mauvais parti aux garçons de piste qui avaient eu l'imprudence de l'approcher de trop près.

Alors, elle, d'un ton enfantin, qui désarma le père:

—Mais, papa, je ne voulais pas lui faire de mal!

Chausserouge serra sa fille contre lui. Son sang parlait en elle. Celle-là aussi serait une dompteuse.

Il lui expliqua seulement que parfois les bêtes étaient méchantes, soit qu'elles eussent mal dormi, soit qu'elles eussent envie de dîner et qu'il n'était jamais prudent aux petites filles de s'approcher trop près d'elles...

—Plus tard! dit-il, quand tu les connaîtras bien, quand elles aussi te connaîtront, tu pourras les caresser.

—Et tu m'emmèneras avec toi... dans les cages, dis, papa? demanda l'enfant enthousiasmée.

—Oui, si tu es sage et si tu m'écoutes! Seulement, auparavant, il faut bien travailler et contenter ta mère, qui se plaint que tu n'es pas gentille.

—Ça m'ennuie d'apprendre à lire.

—Quand, on veut devenir dompteur, il faut apprendre à lire comme papa!

De ce jour, Zézette, au grand étonnement d'Amélie, devint une élève docile et attentive et elle fit les plus rapides progrès.

Chausserouge expliqua à sa femme les motifs de ce changement si brusque, qui l'enchantait.

—Voilà l'indice d'une réelle vocation! Notre Zézette paiera nos dettes et rétablira la fortune de la ménagerie!

—S'il ne lui arrive pas malheur auparavant! soupirait la mère que ces dispositions inquiétaient.

Dès lors, chaque jour, à l'heure où il arrivait pour déjeuner, Zézette courait au-devant de Chausserouge:

—Papa, j'ai bien travaillé, ce matin... Ma récompense?

Le dompteur interrogeait la mère de l'oeil:

—Je suis très contente d'elle, répondait Amélie, elle a été très sage.

Alors Chausserouge embrassait sa fille, puis, après le repas, il la prenait par la main et tous deux descendaient à la ménagerie.

Et c'étaient de longues explications sur la nature, les moeurs, le caractère de chaque animal, dans un langage familier, presque enfantin, à la portée de la gamine, qui n'en perdait pas un mot.

Puis, on faisait un petit tour de balançoire sur la trompe de Moquart, un tour de promenade autour de l'établissement, à califourchon sur le dos d'un poney; on allait porter à Loustic, le grand cynocéphale roux, quelques friandises à grignoter. Dès qu'elle approchait, le singe bondissait dans sa cage, s'accrochait aux barreaux et riait à l'enfant, en découvrant ses dents blanches et en faisant entendre un cri guttural pareil à un bruit de crécelle.

Puis il tendait sa main velue que Zézette saisissait et dans laquelle elle déposait un fruit, une amande ou une noisette.

Et l'enfant s'amusait des mines de contentement de la bête et de sa hâte à enfouir dans les poches de ses joues les bonnes choses qu'elle lui apportait.

—Tu as tort, disait parfois Amélie, d'encourager les goûts de cette petite, elle finira par aimer mieux ses bêtes que nous.

Alors Chausserouge posait la question à l'enfant:

—Qui aimes-tu mieux, papa et maman ou Loustic et Moquart?

—J'aime mieux, répondait-elle invariablement, papa et maman et Loustic et Moquart.

On ne put jamais arriver à lui faire préciser un choix, ni à obtenir qu'elle ne mît pas sur la même ligne son père et sa mère et ses deux animaux favoris.

Et c'est ainsi qu'elle grandit, prenant de jour en jour un goût plus vif à la profession paternelle, puisant dans cette vie au grand air une vigueur extraordinaire.

Pendant quelque temps Chausserouge put croire que la mauvaise fortune était définitivement conjurée, et que la ménagerie allait finir par retrouver sa vogue d'antan.

Les mois passaient, la tournée se poursuivait avec des alternatives de gain ou de perte, mais le résultat général demeurait satisfaisant, à ce point que sur la proposition d'un barnum, qui fit miroiter à ses yeux l'espérance d'une campagne fructueuse, le dompteur se décida à pousser jusqu'en Italie.

Aussi bien, un mieux sensible s'était déclaré chez sa femme depuis qu'ils voyageaient dans le Midi.

Si Amélie n'était pas revenue à la santé, du moins son état s'était maintenu stationnaire et n'inspirait plus les mêmes inquiétudes.

Jean Tabary avait acquis dans le métier une expérience qui le mettait désormais a l'abri contre les imprudences des premiers jours, imprudences qui eussent mis l'établissement à deux doigts de sa perte, si Chausserouge ne se fût résigné à avoir recours à Vermieux.

Le souvenir de la dette contractée était du reste le seul souci qui altérât le contentement du dompteur, sans l'inquiéter toutefois outre mesure.

Il avait pu payer sans trop de gêne les premiers billets venus à échéance et l'espoir de la forte somme qu'avait fait luire à ses yeux le barnum italien augmentait encore sa confiance dans l'avenir.

Malheureusement, il ne tarda pas à s'apercevoir que ce n'était là qu'un temps d'arrêt dans l'adversité.

Il eut un brusque et douloureux réveil.

L'impresario s'était engagé à faire face aux frais considérables que nécessitait le transport de la ménagerie de l'autre côté de la frontière.

Il devait subvenir aux dépenses journalières jusqu'au jour de la première représentation.

C'était encore par ses soins qu'une immense publicité par affiches et dans la presse devait être faite dans toutes les villes où le dompteur devait séjourner.

Il devait ensuite encaisser et diviser en deux parties égales le montant des recettes.

C'était pour Chausserouge une excellente opération; pas un sou à débourser et des bénéfices assurés.

Aussi n'hésita-t-il pas à signer le traité que le signor Baldini—c'était le nom de l'impresario—avait préparé.

Du reste, cet Italien, aux manières patelines, au parler grasseyant, flatteur et cauteleux, inspirait à tous une égale confiance, sauf toutefois à Jean Tabary.

—As-tu bien pris tes renseignements sur ce bonhomme-là? demanda-t-il au dompteur.

—Tu es bête! répliqua Chausserouge. Il a déjà fait affaire jadis, m'a-t-il dit, avec mon collègue Perdel, qu'il a transporté à ses frais et par mer avec toute sa troupe, de Marseille en Espagne. Ce n'est pas sa première entreprise... Il a réussi déjà, il n'y a pas de raison pour qu'il ne réussisse pas avec moi!

—C'est égal, à ta place j'aurais demandé un cautionnement... quelque chose enfin, une garantie!

—Par exemple! c'eût été lui faire injure! C'est un homme trop loyal pour cela. Avant de toucher un sou, il n'hésite pas à avancer des sommes considérables, puisqu'il prend la charge de tous nos frais... Tu vois bien que nous n'avons rien à craindre.

—Je le souhaite, mais prends bien tes précautions... Il me parait bien poli pour être honnête et puis, en principe, je n'aime pas les Italboches!

—N'aie donc pas peur! Il ne se sauvera pas..., il a trop d'argent dehors.

—Oui, mais s'il nous laisse en plan...

—Je pense que tu es fou! Nous sommes là d'ailleurs!... Et puis, c'est à nous d'y veiller. Tu es le seul à avoir de ces ridicules préventions. Tiens, Amélie, qui est une femme très entendue, me disait encore hier:—C'est un coup de fortune qui nous tombe!

—Amélie n'est qu'une femme qui ne connaît pas grand'chose aux affaires. Il ne faut jamais s'illusionner et toujours voir les choses au pire. Si le mal que l'on redoute n'arrive pas, tant mieux, seulement il faut s'arranger pour n'être pas pris, le cas échéant, au dépourvu.

En attendant, pour ne pas rester au-dessous de sa réputation, Chausserouge songea à corser son spectacle.

Outre les vieux numéros traditionnels dans la ménagerie, il fallait trouver une attraction inédite, un exercice nouveau capable d'exciter la curiosité et de passionner le public.

Chausserouge savait que les Italiens, fort friands de ce genre de spectacle, ont chez eux des dompteurs renommés. Il ne voulut pas qu'il pût résulter de la comparaison, une infériorité pour les dompteurs français.

En un mot, pour réussir il convenait de mettre tous les atouts dans son jeu, mais il avait beau chercher, il ne pouvait rien trouver qui n'eût déjà été fait.

Et le temps pressait, l'époque arrivait où il allait falloir se mettre en route.

Ce fut le signor Baldini qui eut le premier une idée qui, disait-il, devait révolutionner l'Italie.

—Vous avez, dit-il à Chausserouge, dans son patois moitié français moitié italien, une petite fille bien intelligente et dont vous pourriez tirer un parti excellent.

—Ma fille! s'exclama Chausserouge, qui comprit et qui frémit à la pensée d'exposer Zézette à un pareil danger. Vous n'y pensez pas! Me servir de mon enfant! Ça, jamais!

—Pourquoi? Elle est très brave, elle adore les animaux et vous avez sur eux une puissance telle que votre seule présence suffira pour la mettre à l'abri de tout péril. N'avez-vous pas maintes fois fait entrer avec vous dans vos cages des étrangers avides d'émotions inédites?...

—Oui, des étrangers! mais, ma fille! je ne me sentirais plus la même sûreté!

—Au contraire, votre autorité sera décuplée... Et dès l'instant que vous êtes sûr de n'avoir pas à redouter de défaillance de la part de votre petite fille, qui est inconsciente du danger, qu'avez-vous à craindre?

—Sa mère n'y consentira jamais, dit Chausserouge, qui faiblissait.

Baldini haussa les épaules.

—Madame Chausserouge vous connaît trop pour douter de vous. Et elle ne peut pas; par son entêtement, vous forcer à refuser une occasion de fortune. Je vous assure, c'est la fortune assurée.

—Mais alors, quelle sorte d'exercice ferons-nous?

—Je pensais d'abord à la restitution d'une scène biblique: Daniel dans la fosse aux lions, par exemple... L'enfant figurerait Daniel, jeté en pâture aux animaux et délivré par l'ange... L'ange, ce serait vous... Avec un joli décor, de beaux costumes, une mise en scène soignée, ça ferait beaucoup d'effet.

—Oui, mais il faudrait laisser Zézette quelques instants seule dans la cage?

—Naturellement.

—Alors, n'y pensons plus! Ce sera déjà bien beau si je consens à la faire entrer en même temps que moi... La laisser seule, ce serait une témérité... Ce serait courir au-devant d'une catastrophe...

—Alors, une idée plus moderne. Vous pénétrez comme d'habitude dans la cage centrale, où sont rassemblés vos animaux, et vous êtes accompagné de la petite Zézette, costumée en clown. Vous accomplissez vos exercices ordinaires que répète comiquement votre petite fille, dans la mesure qui vous paraîtra possible...

—J'aime déjà mieux cette combinaison...

—Alors, c'est entendu?... Je vais m'occuper de la confection des affiches.

—Attendez!... Pas avant que je n'aie consulté ma femme...

Chausserouge se heurta, comme il s'y attendait, à la résistance d'Amélie.

Comme si elle n'avait pas assez des transes continuelles dans lesquelles elle vivait tous les jours, chaque fois que son mari entrait dans les cages!

Ah! oui, bien sûr, elle se refusait à ce qu'on tentât une expérience si périlleuse, qui mettrait en danger la vie de sa fille.

Si, plus tard, il devenait impossible d'empêcher Zézette de suivre sa vocation, elle se résignerait, mais, au moins, à ce moment-là, sa fille ne serait plus une enfant; elle comprendrait le danger auquel sa profession l'exposerait chaque jour, et elle serait de taille à tenir tête à ses terribles élèves.

Mais pour le présent, elle, la mère, s'opposait à ce qu'il fut donné suite à un projet qui constituait à la fois une imprudence et une mauvaise action.

Le dompteur, que les raisons de Baldini avaient pourtant à moitié vaincu, fut ébranlé de nouveau.

Toutefois, avant de s'arrêter à un parti définitif, il jugea utile, selon son habitude et comme il le faisait chaque fois qu'il s'agissait de prendre une décision importante, de consulter Jean Tabary.

Peut-être même au fond, son dilettantisme et son amour de l'imprévu, son désir de faire parler de lui le poussaient-ils tout bas à accepter?

En somme, n'avait-il pas jadis triomphé d'une difficulté bien plus grande, lorsqu'en Belgique, il avait, sans qu'il fut jamais survenu aucun accident, laissé exécuter dans la cage centrale des expériences d'hypnotisme?

Il se souvenait de l'effet immense produit, de l'enthousiasme qu'avaient excité ses lions, rugissant et bondissant sous la cravache, par-dessus la barrière que formait une femme raidie par la catalepsie, étendue en travers sur deux chaises.

Il trouva, ainsi que Baldini, un appui solide chez Jean Tabary.

—Mais c'est une idée de génie, s'écria le jeune homme, et pour la première fois je suis de l'avis de ton Italien. Mais, mon vieux, avec cela, nous allons dégôter les dompteurs passés, présents et futurs!

—Il y a eu déjà, objecta Chausserouge, le mouton que Perdel introduisait avec lui dans sa cage centrale et qu'il parvenait à faire respecter par ses animaux.

—Eh bien! c'est à cela que Perdel doit sa renommée! Que sera-ce quand on saura que Chausserouge a remplacé le mouton par son propre enfant!

—Oui, mais songes-tu quel sang-froid il me faudra, quelle émotion je ressentirai...

—Parbleu! si j'y songe, et c'est justement cela qui doublera ton énergie et assurera le succès.

—C'est ce que Baldini me disait.

—Il a raison! Tu as tenté tout ce que tes collègues ont tenté... Tu les a surpassés par l'audace que tu as déployée et c'est ainsi que tu es parvenu à te faire un nom... Il s'agit aujourd'hui d'arriver à faire ce qu'aucun d'eux n'a jamais essayé et n'essaiera jamais... Je vais faire comprendre à ta femme que c'est à la fois ta gloire et ta fortune qui est en jeu... Songe donc, mon cher ami, tu auras réalisé l'impossible!

—Jean, ne me dis pas cela! Tu ne sais pas quel combat se livre en moi... Je ne crains rien pour moi... Mais songe donc, s'il allait arriver un accident, quel remords!

—Je ne dis pas, s'il s'agissait de travailler avec la première enfant venue! Mais il s'agit de Zézette... une gamine qui fait mon admiration... une gamine qui tient de toi... et qui, avec ses neuf ans, est aussi brave que père et mère. Elle a du sang de dompteur dans les veines... Te souviens-tu quand tu l'a surprise en train de caresser Néron? Et puis, on lui trouvera un petit numéro bien tranquille et bien drôle. Elle va être aux anges, ta môme! D'ailleurs toutes les bêtes la connaissent... elle s'est élevée au milieu d'elles... Il n'y en a pas une qui voudrait lui faire du mal? conclut en riant Jean Tabary.

—Les bêtes, dit Chausserouge, n'ont ni reconnaissance, ni tendresse aveugle... Elles ont leur nature, qui prend trop souvent le dessus et quand on s'y attend le moins. Il ne faut pas te le dissimuler, si je n'avais ni l'habitude, ni surtout une bonne ficelle entre les doigts, il y a probablement longtemps que j'aurais été boulotté. Et pourtant, il n'y a pas de dompteur qui soit plus familier que moi avec ses animaux. Le malheur vient quand on n'y pense pas... Vois mon père, qui, pendant trente ans de sa vie, n'a jamais eu une égratignure... Il a suffi pour l'enlever d'une circonstance bête.

—Enfin, qui ne risque rien n'a rien! Veux-tu que je t'indique un moyen de triompher sûrement, des résistances de ta femme... Demande à Zézette, si elle a envie de t'accompagner dans les cages?

—Oh! je suis sûr de la réponse, dit Chausserouge en souriant.

—Essayons toujours, ça ne coûte rien!

Le Dompteur fit venir sa petite fille.

Zézette, déjà grandette pour son âge, accourut joyeuse à l'appel de son père.

—Écoute, mignonne, lui dit François, très tendre, tu sais que je t'ai promis de te faire un grand, grand plaisir, si tu étais sage... et si tu travaillais bien... Eh bien! je suis content de toi. Veux-tu entrer avec moi dans les cages... Je te ferai faire un beau costume et tu feras travailler les animaux, en même temps que moi!

La petite fille regarda fixement son père, les yeux brillants de plaisir.

Un instant elle resta sans parole, comme si elle ne croyait pas qu'un tel bonheur pût sitôt lui être réservé.

—C'est vrai, dis, petit père, demanda-t-elle enfin la voix tremblante d'émotion, tu voudrais bien?... C'est pour de bon?...

—Je te le demande... Mais aussi, je veux être sûr que tu n'auras pas peur.

—Moi, peur? De quoi? Je n'aurai pas plus peur que toi! Les bêtes, elles ne sont pas méchantes... elles me connaissent! Dis! alors c'est vrai que tu veux bien que j'entre avec toi, partout...

—Pas partout, mais dans la grande cage avec les lions...

—Et puis, la Grandeur... et puis Loustic? Hein! Ça va? Si tu veux, ça sera moi qui ferai danser la Grandeur!

Et la petite fille, sans attendre la réponse, s'échappa des bras de son père et courut au fond de la ménagerie.

—La Grandeur! cria-t-elle, c'est avec moi que tu vas travailler, maintenant! Tu verras, mon petit, si tu n'obéis pas!

—Qu'est-ce que je te disais? dit Chausserouge à Jean.

—Écoute, petit père! dit l'enfant en revenant vers François, si tu veux être sur que je n'aurai pas peur, essaye-moi tout de suite! Tiens! veux-tu que j'entre tout de suite avec la Grandeur?

—Ah! une idée! dis Jean, fais ce que demande ta fille. Si ça va bien, j'appelle ta femme. Quand elle verra comment manoeuvre Zézette, elle finira par consentir. Et avec l'ours...

—Oh! celui-là, j'en réponds! interrompit Chausserouge. Je me promènerais dans la rue avec lui sans rien craindre.

Séance tenante, le dompteur se fit ouvrir la cage de la Grandeur. Il entra le premier et introduisit l'enfant derrière lui.

A la vue de Zézette, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière et marcha au-devant d'elle.

Le père, son fouet à la main, se tenait prêt à intervenir.

—Passe-moi la ficelle, dit la gamine, et laisse-moi faire. Ah! donne-moi du sucre!

Alors, l'enfant, avec un sérieux et une crânerie admirables, répéta pour son compte tous les exercices qu'elle avait vu mille fois exécuter par son père.

Quand elle fut à deux pas de l'animal, droite et la tête haute, elle lui donna sur les pattes un léger coup du manche de son fouet, puis, élevant de la main gauche un morceau de sucre:

--- Voici pour vous, monsieur la Grandeur, mais il faut le gagner! Dansez!

Mais au lieu d'obéir, l'animal fit entendre un sourd grondement, avançant le museau vers la friandise promise...

—Voulez-vous danser tout de suite! répéta l'enfant en tapant du pied.

Et se souvenant du procédé de son père pour le contraindre à travailler, elle lui cingla de sa lanière les jambes de derrière, jusqu'à ce que, vaincu par la douleur, il se résignât à sauter d'un pied sur l'autre avec le balancement particulier aux animaux de son espèce et qu'il accompagnait d'une série de grognements plaintifs.

—Allez! Allez... toujours! criait Zézette, tu vois, papa, il ne manque plus que la musique!

—Courez chercher madame Chausserouge! dit Jean tout bas à un des garçons de piste, qui, debout devant la cage, s'émerveillaient de l'audace et de l'adresse de l'enfant.

Amélie arriva rapidement, sans se douter de rien. Elle resta stupéfaite.

Au moment où elle apparaissait devant les barreaux, Zézette avait interrompu l'exercice et elle tendait du bout des dents à la Grandeur un morceau de sucre que l'animal vint docilement et toujours «chantant» cueillir entre ses lèvres.

—Et ce n'est pas plus difficile que cela! fit Zézette en battant des mains, tandis que l'ours retombait sur ses quatre pattes. Tu vois, maman, avec la Grandeur, nous sommes une paire d'amis!... Maintenant à un autre!

—Ah! non, ça suffit! dit Chausserouge tout à fait rassuré maintenant.

Il saisit l'enfant, l'enleva dans ses bras et l'embrassa sur les deux joues.

—Maintenant sortons! fit-il, en voilà assez pour aujourd'hui.

—Déjà! dit Zézette d'un ton chagrin, déjà! Je m'amuse tant! Je n'ai donc pas été assez sage?

Et avant que son père ait pu s'y opposer, elle ressaisit son fouet, courut vers l'ours qui, dans un coin de la cage, se léchait les babines.

—Couchez-vous! allons, couchez-vous, monsieur la Grandeur!

Elle l'empoigna par une oreille, le bouscula jusqu'à ce qu'il se fût étendu à terre.

Alors, elle s'assit tranquillement entre ses pattes, la tête appuyée sur le ventre de la bête, tandis que de la main droite, elle lissait le plastron jaune et soyeux qui est la caractéristique de l'ours des cocotiers, puis, après une demi-minute de repos, elle se souleva sur un coude, baisa brusquement la Grandeur sur le museau et se releva prestement.

—Es-tu content, papa, et as-tu encore peur pour ta fille?

—Je n'aurai plus jamais peur! dit Chausserouge, les larmes aux yeux.

Il se fit ouvrir la porte et sortit avec sa fille.

Amélie, encore toute tremblante, embrassa longuement l'enfant, sans pouvoir articuler un mot.

—Oh! maman! maman! Comme je serai sage! Si tu savais comme c'est amusant! On recommencera, dis papa, et tu me feras entrer dans toutes... toutes les cages?

—Eh bien! madame Amélie! craindrez-vous encore? demanda Jean Tabary, triomphant.

La jeune femme ne répondit pas. Elle leva les yeux de l'air de quelqu'un qui se soumet, quoique bien à contre-coeur.

—Le sort en est jeté! fit-elle, puisqu'il doit en être ainsi, advienne que pourra!

A partir de ce jour-là, Chausserouge commença officiellement l'éducation de sa fille.

Toutes les après-midi, il descendait avec elle dans la ménagerie et successivement il la fit entrer avec lui dans les cages des différents animaux.

Non seulement Zézette montrait un courage extraordinaire, mais encore elle prenait un plaisir extrême à ces tentatives.

Elle attendait chaque jour avec impatience l'heure de les renouveler et elle enchantait son père par son entrain et sa bonne volonté.

Baldini assista à plusieurs séances et, comme tout le monde, il fut frappé de l'aplomb et de l'énergie que déployait la petite fille.

—Mon cher, dit-il à Chausserouge, souvenez-vous de ce que je vous dis, vous aurez un grand succès!

Quand on apporta pour la première fois à Zézette le costume pailleté d'argent qu'elle devait revêtir, son enthousiasme ne connut plus de bornes.

Elle eût voulu débuter le lendemain.

On eût quelque peine à calmer son ardeur. On y parvint en lui assurant que l'heure approchait où bientôt elle pourrait paraître devant le public. En effet, Baldini, qui était parti en fourrier, ayant télégraphié de Turin pour annoncer que tout était prêt, que l'arrivée de la ménagerie était annoncée et préparée, Chausserouge donna l'ordre du départ.

Amélie n'avait pu prendre son parti de cette double décision: elle ne se résignait que bien à contre-coeur à quitter la France et à voir son enfant aborder si brusquement une carrière si aventureuse. Elle avait rêvé pour elle une autre existence.

Mais puisque le bonheur de Zézette d'une part, le succès de l'établissement de l'autre semblaient attachés à la tentative nouvelle, elle fit taire ses regrets comme ses craintes et elle suivit son mari, sans hasarder même une observation.

Baldini avait bien fait les choses. Depuis huit jours, tous les journaux étaient pleins du récit des actes de bravoure de Chausserouge.

La curiosité était vivement excitée et on annonçait l'arrivée dans la ville de plusieurs dompteurs italiens, désireux de voir de près leur illustre collègue français.

Le soir du jour où la ménagerie fit son entrée à Turin, au milieu d'une affluence considérable accourue de tous les points de la cité, et procéda à son installation, le dompteur fit, avec sa fille, une promenade dans la ville.

Sur tous les murs étaient placardées des affiches multicolores en français et en italien, avec le nom de Chausserouge en lettres d'un demi-pied.

—Vois-tu, dit François à sa fille, combien il est utile de savoir lire.

Et, s'arrêtant devant une affiche:

—Tiens, comment y a-t-il, là?

Et Zézette, émerveillée, épela lentement:



CE SOIR ET LES JOURS SUIVANTS
à 8 h. 1/2 du soir
AVEC LA PERMISSION DES AUTORITÉS DE LA VILLE.
GRANDE REPRÉSENTATION
du célèbre dompteur
FRANÇOIS CHAUSSEROUGE
POUR LA PREMIÈRE FOIS
LA FILLE DU DOMPTEUR, MADEMOISELLE
ZÉZETTE
âgée de 9 ans
ENTRERA DANS LA CAGE AVEC SON PÈRE


Suivait l'ordre des exercices et la nomenclature de tous les pensionnaires de la ménagerie.

En voyant son nom imprimé en gros caractères, au-dessous de celui de son père, Zézette sauta de joie.

—Tu verras, papa, tu seras content de moi, je te promets!

Et de retour à la ménagerie:

—Maman, cria-t-elle, je suis sur l'affiche! Si tu voyais... grand comme ça!

Le soir, elle ne mangea pas. Aussitôt après dîner, deux heures avant la représentation, il fallut lui laisser endosser son costume, tant elle avait hâte de s'en revêtir.

Avec une tristesse mêlée de fierté, Amélie remplit les fonctions d'habilleuse.

Zézette était charmante dans son maillot bleu et collant, sa veste très courte soutachée d'argent qui laissait passer les paillettes de sa ragrafe, et sa perruque à toupet de clown.

Son apparition en parade, au milieu du fracas de l'orchestre, à côté de son père, cambré dans son dolman à brandebourgs, causa une émotion.

Elle se promenait, très crâne, devant le contrôle, une minuscule cravache à pommeau d'or passée sous le bras droit.

Parfois elle s'arrêtait, faisait quelques agaceries à Loustic, perché au haut d'un piquet, passait sa main sur le bec du cormoran Gustave et mêlait sa voix grêle à celle du bonisseur, chaque fois que les cuivres se taisaient.

—Entrez! messieurs! mesdames! La représentation va commencer! Entrez!

La salle était comble quand son tour arriva de paraître dans les cages. Déjà son père, dans les périlleux exercices par lesquels il avait débuté, avait obtenu un grand succès, mais l'on peut dire que toute la curiosité s'était portée sur elle.

Qu'allait pouvoir faire en face de ces fauves terribles, qu'un homme comme Chausserouge avait peine à mater, une enfant de neuf ans?

L'oeil brillant de plaisir, elle attendit derrière la cage que le bonisseur aidé du garçon de piste eut terminé la sélection des animaux.

Amélie était là; elle prit sa fille dans ses bras et la serra contre elle avec tendresse.

—Il ne faut pas trembler, maman, il n'y a pas de quoi, regarde!... Moi, je n'ai pas peur?

—Vrai! demanda Chausserouge, plus ému qu'il ne voulait le paraître, tu n'as pas peur?

—Ah! tu vas bien voir, par exemple! dit la petite fille en levant la tête d'un air de défi.

—Après la répétition d'hier, fit Baldini, vous pouvez être tranquille, Chausserouge, et vous allez entendre les applaudissements.

—François!... La gosse!... demanda Jean Tabary, qui apparut derrière la cage. Êtes-vous prêts? Peut-on annoncer?

—Allez-y! cria la triomphante Zézette.

Alors, d'une voix de stentor qui retentit d'un bout à l'autre de la ménagerie, Jean clama:

—Le dompteur Chausserouge et sa fille Zézette dans les cages!

François frappa trois coups du pommeau de sa cravache à la porte intérieure, qui s'ouvrit, et il entra, souriant et le front haut, donnant la main à sa fille.

Une salve d'applaudissements les accueillit. Tous deux saluèrent et firent deux pas en arrière, tandis que Jean Tabary tirait un portant et livrait passage aux deux lionnes Rachel et Saïda.

—La barrière! commanda Chausserouge.

Puis, quand il eut fait en personne exécuter à ses bêtes les exercices ordinaires et comme il feignait de donner l'ordre de les faire sortir:

—Monsieur Chausserouge! dit Zézette, je ne trouve pas que ce soit bien fort, votre entrée de cage! J'en ferais bien autant!

—Vous, mademoiselle!

—Parfaitement, monsieur Chausserouge!

—Est-ce que par hasard, vous prétendriez faire mieux que moi?

—Certainement! si vous voulez bien le permettre!

—Si je permets?... Eh bien! je serais curieux de voir...

Zézette prit une pose, comme jadis le légendaire Chadwick au Cirque d'Hiver quand il s'adressait à M. Loyal, et interpellant Jean Tabary:

—Dites-moi, monsieur le bonisseur! Vous n'auriez pas dans votre ménagerie une bête, un ours, ce que vous voudrez... à me confier pour quelques instants?

—Un ours, si! J'aurais la Grandeur... Mais vous allez le faire croquer par les deux lionnes, mademoiselle!

—Nous verrons bien!... Envoyez toujours!

—Faut-il, monsieur Chausserouge?

—Allez! allez! Rira bien qui rira le dernier!

Et Jean Tabary introduisit la Grandeur.

A peine entré et sur un signe de Zézette, l'ours se dressait sur ses pattes de derrière et avançait, marchant presque à reculons l'oeil fixé sur les deux lionnes, qui, tapies dans un angle de la cage, les oreilles basses et l'oeil sanglant, découvraient en grondant leurs terribles mâchoires.

—Est-ce que vous auriez peur, monsieur la Grandeur? demanda Zézette. Voyons! allez dire bonjour à ces deux aimables personnes, qui vous sourient si agréablement.

Mais comme la Grandeur secouait la tête en ronchonnant, peu soucieux d'aller donner le baiser de paix aux deux fauves:

—Ah! c'est cela, monsieur la Grandeur! je ne me trompais pas. Vous avez peur! Eh bien, il faut au moins que vous vous rendiez utile à quelque chose. Puisque vous ne voulez pas aller au devant de Rachel et de Saïda, ce seront elles qui feront les premiers pas... Regardez bien, monsieur Chausserouge! La barrière vivante!

Par la porte de sortie, on passait deux tabourets que l'enfant disposait tout près des barreaux.

Elle faisait alors monter la Grandeur sur ces piédestaux improvisés, de façon qu'il posât également sur les deux sièges.

Elle retirait ensuite doucement le second tabouret jusqu'au milieu de la cage de façon à ce que l'ours, dont la tête restait face au public, formât une sorte de barrière vivante, puis elle marchait sur les deux lionnes, la cravache haute:

—Sautez, mes belles!

Et les deux fauves, rugissant, répétaient par dessus le dos de la Grandeur l'exercice que leur avait fait exécuter l'instant d'avant François Chausserouge.

—Je suis obligé de me rendre, proclamait alors le dompteur, dès que les applaudissements qui saluaient Zézette avaient cessé, vous êtes plus forte que moi, mademoiselle!

—Quand je vous le disais; mais ce n'est pas tout?

Sur un signe, Jean Tabary tirait un portant et réintégrait les deux lionnes.

L'enfant faisait alors descendre la Grandeur, visiblement soulagé, couchait en travers les deux sièges, passait un mors en bois dans la gueule de l'animal, lui sautait sur le dos et, à cheval sur cette monture d'un nouveau genre, elle trottait autour de la cage, aussi vite que le lui permettait les jambes courtes de la bête pesante qu'elle actionnait de sa houssine.

Elle la faisait sauter par dessus les tabourets, puis l'arrêtait court et saluait en envoyant des baisers à l'assistance.

L'aisance avec laquelle Zézette manoeuvrait son ours enleva le public, qui ne lui ménagea pas les acclamations, et elle termina la représentation en dansant une bourrée d'Auvergne en face de la Grandeur, heureux de sentir enfin la fin de ses épreuves et l'heure de la récompense, le morceau de sucre traditionnel, qu'il devait cueillir sur les lèvres de sa petite maîtresse.

L'effet fut tel que l'avait prévenu Baldini, c'est-à-dire immense. Le bruit se répandit rapidement du début triomphal du petit prodige.

Il fut de mode d'aller l'applaudir et, pendant trente jours, l'impresario encaissa des recettes que la ménagerie n'avait jamais connues, même au temps de sa plus grande vogue.

—Eh bien! dit Chausserouge à Jean Tabary, ai-je eu raison de passer outre, de ne pas t'écouter?... Je sentais bien que le succès était au bout de notre entreprise! Ah! Baldini est un malin...

—Trop malin peut-être! dit Tabary, toujours sceptique. T'a-t-il rendu des comptes?

—Non! il faut bien d'abord qu'il se rembourse de la part qu'il a avancée pour moi, puisqu'il a fait face, jusqu'à ce jour, à tous les frais... Après, nous compterons!...

—Alors, compte donc le plus tôt possible!

Mais quand Chausserouge, que la défiance du jeune homme avait rendu soupçonneux à son tour, voulut parler intérêts à Baldini:

—Mon cher, répliqua l'Italien, une affaire comme celle-là ne se règle pas du jour au lendemain. J'ai toute une comptabilité à mettre en ordre... Laissez-moi donc faire! Aussi bien, vous n'avez pas eu à vous plaindre de moi jusqu'à ce jour... Il faut que j'établisse une balance exacte des frais considérables dont j'ai dû faire l'avance... que je prépare en outre notre prochaine campagne, car voici le moment arrivé où il nous faudra quitter Turin... Je suis d'avis qu'il ne convient pas de s'arrêter en si beau chemin... A Milan, nous avons encore des recettes pareilles à réaliser... Nos bénéfices actuels vont nous permettre de jouer sur le velours sans rien risquer... Quand j'aurai fait dans la capitale de la Lombardie une publicité semblable, que nos premières représentations nous auront fait rentrer ces nouveaux débours, il sera temps de compter et, ce jour-là, vous ne vous plaindrez pas, je vous jure, de m'avoir laissé la disposition des fonds qui, dès à présent, vous reviennent.

Il parla longtemps pour esquiver un règlement de comptes, et si bien que Chausserouge se laissa convaincre...

Il fut d'ailleurs d'autant plus facile à persuader que son succès l'avait grisé. Il y avait si longtemps qu'il était déshabitué des comptes rendus flatteurs et des acclamations d'un public enthousiaste.

Quant à Zézette, chaque nouvelle représentation augmentait son assurance. Maintenant son père voyait sans inquiétude approcher l'heure de son entrée en cage, les animaux s'étaient accoutumés à elle et, pour un peu, il l'eût à présent laissée seule exécuter ses exercices.

Pour renouveler la curiosité, Jean avait imaginé un nouveau numéro: la présentation en liberté de Loustic, costumé en gymnaste, à qui l'enfant faisait faire des rétablissements au trapèze et des sauts périlleux.

Moquart était également mis à contribution. Sous la direction et au commandement de Zézette, l'intelligente bête, qu'on avait affublée d'une couverture rouge brodée d'or, d'une gigantesque paire de lunettes, d'une collerette tuyautée et d'un chapeau pointu de clown, jouait de la grosse caisse, de l'orgue de Barbarie, comptait jusqu'à dix, désignait la personne la plus ivrogne de la société,—il s'arrêtait toujours devant Jean Tabary,—la plus amoureuse et la plus jolie de l'assistance.

Le tout scandé d'un accompagnement de cymbales que manoeuvrait Loustic avec une virtuosité et une dextérité sans pareilles.

On inaugura également, pour la plus grande joie de Zézette, les grandes promenades dans la ville, en costumes, et c'était toujours Zézette qui clôturait la marche, montée tantôt sur Moquart, tantôt sur l'Etourdi, le poney de Chausserouge.

La petite prenait au sérieux son rôle d'étoile et c'était avec le plus grand calme et la plus sérieuse conviction qu'elle recueillait sur son passage les témoignages de sympathie de ses admirateurs.

Seule, Amélie conservait toujours une angoisse dont elle n'était pas maîtresse, chaque fois qu'elle assistait une représentation et qu'elle voyait sa fille aux prises avec les lionnes.

La présence de Chausserouge, attentif au moindre mouvement de l'enfant et prêt, en cas de danger, à intervenir vigoureusement, ne suffisait pas pour la rassurer.

L'énergie de Zézette, qui puisait dans l'habitude une nouvelle hardiesse, loin de la tranquilliser ne faisait qu'augmenter son effroi.

Qui sait si un jour un animal mal disposé n'accueillerait pas mal un coup de houssine, appliqué imprudemment, et alors si le père allait ne pas arriver à temps!

Et elle voyait son enfant, étendue, râlant sur le plancher de la cage, ses membres grêles broyés par les mâchoires puissantes des fauves!

Zézette, de plus en plus insouciante, s'amusait des terreurs que sa mère manifestait, bien à tort, selon elle.

—Mais puisque je te dis, maman, qu'il n'y a pas de danger!... Je le sais bien, moi!

—Ma chérie, je t'en prie, sois bien prudente..., prends bien garde!

Et il fallait que Chausserouge intervint d'un ton bourru:

—Ma parole, si la petite n'était si sûre d'elle, si elle n'était pas si crâne, il y en aurait assez pour lui ficher le trac!... Laisse-la donc faire... elle n'est pas en peine. Tu vas voir, à Milan, ça va bien être autre chose. Nous sommes en train d'imaginer une nouvelle attraction, Tabary et moi!

Après un mois de séjour, Chausserouge donna sa représentation d'adieux et, sur l'avis que Baldini lui envoya, l'informant que la publicité était faite, il partit pour la Lombardie.

Une déception terrible l'attendait. Au lieu de rencontrer, comme il s'y attendait, son impresario à la porte de la ville, il tomba dans une cité où, non seulement sa venue n'était point préparée, mais où son nom était même inconnu.

Pas une affiche sur les murailles; nulle curiosité de la part des habitants. De l'étonnement seulement à la vue de ce matériel imposant, débarquant on ne savait d'où, arrivant à l'improviste.

A l'Hôtel de Ville, nul ne put renseigner Chausserouge. Baldini y était inconnu et personne n'était venu demander une permission de séjour, ni un emplacement pour la ménagerie.

On parut même assez mal disposé pour ces étrangers, à la déconvenue desquels on n'ajoutait aucune créance.

Toutefois, on consentit, bien que d'assez mauvaise grâce, à les laisser stationner sur un des cours éloignés de la ville.

Chausserouge revint désespéré, la rage au coeur. Jean Tabary avait eu raison de se méfier. Ses prévisions ne l'avaient pas trompé!

Il avait flairé dans Baldini un aventurier, un filou adroit, préparant de longue main ses escroqueries, sachant amadouer ses dupes.

Pourquoi n'avait-il pas pris, lui, Chausserouge, ses précautions, comme, si souvent, Jean l'avait invité à le faire? Par quel aveuglement avait-il donc été frappé pour ne rien voir, pour n'avoir pas eu une minute de doute?

Ainsi, il était maintenant en pays étranger, réduit à ses propres ressources, ayant perdu le bénéfice d'un mois de triomphe, où il avait réalisé les plus grosses recettes de sa vie!

Si maintenant ce succès allait l'abandonner, il allait se trouver dans l'obligation de dépenser tout ce qui lui restait, ou à peu près, de la somme prêtée par Vermieux, et uniquement pour se rapatrier!

—Tu vois, dit Tabary avec un sourire forcé, tu vois si je m'étais trompé! Ton Baldini!... Eh bien, nous voilà propres maintenant!

—Si je le tenais, hurla Chausserouge, je le fouterais à bouffer à mes bêtes!

—Sais-tu ce que ça fait, continua Tabary, c'est vingt-cinq mille francs tout net qu'il nous emporte!... tout simplement... Il paraît que ça t'amuse de travailler pour les autres.

—Tiens! tais-toi! tais-toi! dit le dompteur en cassant en deux, d'un mouvement nerveux, la canne qu'il tenait à la main. Mais maintenant, qu'allons-nous faire?... Puisque tu es si fort, donne-moi un conseil..., je le suivrai aujourd'hui...

—C'est un peu tard... Mais, enfin, mieux vaut tard que jamais... Puisque nous sommes ici, m'est avis qu'il faut en profiter. Ce n'est pas le moment de s'endormir... Tu vas d'abord aller déposer la plainte chez le procureur du roi, écrire à celui de Turin. Moi, pendant ce temps-là, je vais réparer le temps perdu, installer la ménagerie et commencer le potin dans les journaux... Cette fois-ci, il n'y aura pas de Baldini et la galette sera bien à nous...

Séance tenante, et pendant que Chausserouge courait au tribunal, Tabary se mit à l'oeuvre, mais il se heurta à des difficultés qu'il ne soupçonnait même pas.

Son ignorance de la langue italienne lui rendait extrêmement difficiles les relations avec les gens qu'il était obligé de voir, avec lesquels il lui fallait traiter.

Autant la population, la presse, la municipalité, bien préparées, chauffées à blanc par un compatriote, s'étaient montrées sympathiques à Turin, autant elles manifestaient de méfiance et de mauvaise volonté à Milan.

On eût dit que brusquement le charme s'était rompu.

Toutefois, il parvint tant bien que mal à organiser une série de représentations, mais le dompteur ne trouva plus ce public chaud devant lequel il avait fait débuter sa petite fille.

Il fut, au contraire, accueilli avec une sorte de prévention.

Des applaudissements maigres récompensèrent mal ses efforts, et les exercices de Zézette, accomplis pourtant par la petite fille avec la même maestria, excitèrent plus de pitié que d'enthousiasme.

On s'indigna contre la barbarie de ce père, qui contraignait une enfant si jeune à ceindre la ragrafe traditionnelle et à affronter sans défense des animaux aussi redoutables.

Des journaux se firent les interprètes de la pensée publique en s'élevant contre ce spectacle, qu'ils qualifiaient d'exhibition malsaine et attentatoire à la morale.

Ils firent appel à la conscience des magistrats de la ville, les invitant à ne pas tolérer plus longtemps que des saltimbanques étrangers donnassent l'exemple d'un semblable scandale...

A la suite de cette campagne, dont se ressentirent les recettes, un commissaire délégué par le Parquet vint faire une descente dans la ménagerie, accompagné d'un médecin.

Après s'être fait représenter les papiers du dompteur et s'être assuré que l'installation de la ménagerie était telle qu'il ne pouvait, en cas d'alerte ou de négligence, en résulter aucun danger pour les spectateurs, il interrogea longuement Zézette.

Il avait pleins pouvoirs, au cas où la moindre infraction aux règlements de police en vigueur dans le pays serait constatée, pour interdire impitoyablement toute représentation, mais il dut s'en retourner comme il était venu.

Outre qu'il ne put relever aucune contravention, les réponses de la petite fille le convainquirent que non seulement il n'était exercé à son égard aucun sévices, mais qu'au contraire l'empêchement qui pouvait lui être notifié de paraître dans les cages serait pour elle la plus dure des privations.

—Mais, monsieur, moi... j'aime mes bêtes... et mes bêtes m'adorent... Papa me permet de les faire travailler sous ses yeux, parce que j'ai été très sage... et que je l'ai mérité par mon application... Demandez-lui!... Oh! non; dites, n'est-ce pas, vous ne voulez pas m'empêcher de continuer...

Et comme le fonctionnaire, très étonné, ne répondait pas, elle fondit en larmes.

—Mais qu'est-ce que ça peut vous faire? Ce n'est pas vous qui entrez dans les cages!

Puis, se réfugiant dans les bras de son père, qui avait assisté à cet interrogatoire:

—Mais, explique donc, papa... qu'il n'y a pas de danger!

L'autorisation fut maintenue, mais il demeura évident qu'on n'attendait qu'une occasion propice pour la retirer. Une circonstance sans importance, mais qui eût pu avoir des conséquences graves, ne tarda pas à la fournir.

Un soir,—c'était à la cinquième soirée—Zézette était en train de faire manoeuvrer les lionnes.

L'une d'elles, Saïda, montrait une indocilité qui ne lui était pas habituelle. Tapie dans un angle de la cage, elle refusait d'obéir.

Zézette voulait approcher, mais son père l'arrêta.

—Je veux qu'elle saute! criait la petite, en tapant du pied. Donne ton fouet, papa!

Le père se fit immédiatement passer une petite fourche pour se tenir prêt à parer à tout accident, et il marcha à côté de l'enfant, qui s'avançait, le fouet levé, vers la bête.

A ce moment, Saïda, entraînée par l'exemple de sa compagne qui obéissait, bondit à son tour, mais, dans son élan, elle renversa la petite fille, qui avait fait imprudemment un pas en avant au moment même où la bête s'enlevait.

Rapidement, Chausserouge fit volte-face, la fourche en arrêt, pour tenir en respect la lionne et l'empêcher de revenir à la charge.

Déjà Zézette s'était relevée, mais dans sa chute, son front avait rencontré l'angle d'un des tabourets sur lesquels était juché La Grandeur et un mince filet de sang coulait le long de ses narines.

—La porte! cria le dompteur, incertain si son enfant n'avait pas reçu une blessure plus grave, un coup de griffe peut-être...

Jean Tabary tira le portant, les deux lionnes bondirent hors de la cage centrale et le dompteur ayant salué, ainsi que Zézette restée souriante, malgré la douleur, sortit, entraînant sa fille.

--- Tu es blessée? Où te sens-tu mal? demanda-t-il d'une voix altérée.

Maintenant que le danger était passé, il tremblait de tous ses membres.

—Moi! je n'ai rien... je me suis cogné le front simplement! fit stoïquement la gamine, c'est ma faute... je n'avais qu'à faire attention.

Puis, remarquant que par hasard sa mère était absente:

—Heureusement que maman n'est pas là! Elle m'aurait crue morte.

Un docteur qui se trouvait dans l'assistance vint offrir ses services. Il bassina avec de l'eau froide le front de l'enfant, y appliqua une compresse.

—Ça ne sera rien, dit-il, une contusion... Plus peur que de mal, heureusement...

—Mais, monsieur! riposta Zézette, je n'ai pas même eu peur!

Cependant la foule, inattentive désormais aux nouveaux exercices, restait dans la ménagerie, toujours sous le coup de l'émotion que ce commencement de drame avait fait éprouver.

La petite Zézette était-elle blessée grièvement? Qu'était-il résulté de l'accident?

Il n'y avait qu'un moyen de rassurer les spectateurs, c'était de faire reparaître Zézette.

Le médecin remplaça la compresse par un morceau de diachylum, qu'il prit dans la pharmacie portative de la ménagerie, et l'enfant revint saluer le public.

D'unanimes applaudissements accueillirent sa rentrée. Mais l'incident fit du bruit; grossi par l'imagination des assistants, il prit des proportions inattendues dont s'émurent les autorités.

Dès le lendemain, on notifiait à Chausserouge une interdiction en règle et l'ordre de quitter la ville au plus tôt.

Cette mésaventure mit le comble au désastre provoqué par l'escroquerie de l'impresario et atterra Chausserouge.

Il fallut alors carrément avoir recours au fonds de réserve, à ce qui restait du prêt consenti par Vermieux.

Jean Tabary fut le seul qui conservât dans cette débâcle un peu de sang-froid.

—Eh bien! voila tout, c'est la guigne! Une première imprudence en amène fatalement une autre. Après t'être confié ridiculement à cet Italien de malheur, tu t'es laissé griser par ton succès à Turin, et tu n'as même pas pensé à demander des garanties avant de partir pour Milan. Ici, tu t'es trouvé le bec dans l'eau, avoue que c'est pain bénit... Puis, nous avons eu la déveine de tomber sur des gens à cerveau étroit, qui n'avaient qu'un désir, nous être désagréables... Nous avons écopé... C'était dans l'ordre des choses... Quant, à moi, on ne m'ôtera jamais de l'idée que nous devons cette hostilité à la jalousie des dompteurs italiens, à qui, si nous avions réussi une seconde fois, nous enlevions le pain de la bouche.

—Et maintenant, que nous faut-il faire? Nous sommes à cinquante lieues de la frontière. Ça va nous coûter les yeux de la tête pour nous rapatrier... Si nous faisions des démarches pour obtenir la levée de l'interdiction?

—C'est inutile. Nous ne l'obtiendrions pas... A présent l'Italie est brûlée. Nous n'avons plus qu'une ressource... Revenir comme nous pourrons et par les voies les plus rapides. Une fois en France, nous verrons à nous débrouiller... Nous les avons trop vus, pour notre malheur, ces sales macaronis!

—Pourtant, c'est chez eux que Perdel a obtenu ses plus grands succès, la consécration définitive de sa renommée... On l'a décoré en grande pompe de l'Ordre national du pays... On peut dire qu'il y a fait sa fortune!

—Il n'y a pas à discuter... Perdel a eu la chance... et nous avons la guigne... Voilà qui est clair. Et toutes les réflexions que nous pourrions faire à ce sujet ne changeraient rien à la situation.

Comme si toutes les déveines se fussent conjurées pour accabler le malheureux dompteur, une aggravation subite se manifesta dans l'état d'Amélie. Une véritable rechute, qui rendait bien difficile la continuation du voyage.

Il y avait à peine une semaine, qu'à marches forcées, la ménagerie avait repris le chemin de la France et chacun de ces jours sans recettes coûtait gros.

Amélie fit preuve, en cette occasion, d'un courage et d'une abnégation admirable.

—Qu'importe, dit-elle, ma santé et ma vie! Le salut de l'établissement avant tout!

Et comme Chausserouge déclarait qu'il encourrait plutôt la ruine totale que de laisser, faute de soins, l'état de sa femme empirer, elle reprit:

—Nous n'avons pas les moyens de nous arrêter, après les pertes que nous venons de subir... Me laisser en route pour me faire soigner dans un hôpital, je n'y consentirai jamais... je suis née sur le Voyage. C'est sur le Voyage que je mourrai... Donc, pas d'hésitations! Marchons!... Une fois de retour à Paris, je verrai à réparer les forces perdues, à moins que d'ici-là, je n'aie succombé. Mais au moins en mourant, j'aurai la consolation de me dire que j'aurai lutté jusqu'au bout! C'est ma volonté!

Il fallut obéir au voeu de la moribonde...

Ce fut dans une situation d'esprit bien triste et en proie à un réel découragement que Chausserouge atteignit la frontière française.

Il poussa ce jour-là un soupir de soulagement, comme si le sol de la patrie qu'il foulait de nouveau lui eût communiqué une nouvelle force.

Il était à présent en pays ami; Il n'avait plus à redouter les préventions qui accueillaient à l'étranger toute exhibition d'origine française.

A Grenoble, où il fit son premier séjour, il organisa des représentations, espérant faire des recettes qui lui permettraient aussi de payer les derniers billets souscrits, lesquels avaient dû être retournés impayés a l'usurier.

Car c'était là un souci de plus ajouté à tous ceux qui le torturaient déjà. Quel accueil lui réservait l'ancien forain? Ne fallait-il pas s'attendre à ce que ses demandes de renouvellement fussent repoussées?

Vermieux avait bien pris ses précautions; il était armé contre lui et il pouvait à son gré lui causer, dès son retour, des embarras terribles... ou lui faire de nouvelles conditions telles qu'elles le mettraient complètement dans sa main.

Heureusement, il rentrait en France avec un numéro inédit à sensation, et dont il avait expérimenté à Turin l'excellence.

Il allait faire pâlir, avec le début nouveau de Zézette, l'étoile de ses concurrents, et il savait par expérience combien la vogue, même passagère, vous recale rapidement un homme.

Il ne prévoyait pas que le bruit de son affaire fût parvenu jusqu'à Grenoble et qu'il put avoir à se heurter de nouveau à des chicanes administratives.

Ce fut cependant ce qui lui arriva.

L'autorisation de séjour lui fut accordée sans difficulté, mais quand il présenta au visa son programme, on biffa au crayon rouge le numéro sur lequel il comptait tant.

Comme il s'étonnait et demandait des explications, l'employé de préfecture auquel il s'adressait se retrancha derrière l'article de la loi sur le travail des enfants, qui défend d'employer dans des exercices dangereux des enfants au-dessous de quinze ans.

Il eut beau arguer que sur tout le Voyage, dans les troupes d'acrobates, ou au théâtre, on utilisait des enfants très jeunes.

Il lui fut répondu qu'il était loisible aux municipalités de fermer les yeux ou de montrer une certaine tolérance, à leurs risques et périls, mais que dans le cas spécial, le maire et le préfet, d'un commun accord, se refusaient absolument à laisser paraître en public dans une cage de lions, une enfant de neuf ans; que déjà, à Milan, pareille interdiction avait été faite, à laquelle il avait dû se soumettre, à la suite d'un accident, et que, dans ces conditions, l'administration ne pouvait encourir une responsabilité aussi grave.

—Allons! pensa Chausserouge, c'est décidément une série à la noire!

Passer outre, il n'y fallait pas songer; mieux valait se résigner. Il donna donc des représentations où Zézette ne parut, à son grand désespoir, qu'en parade et dans ses exercices les plus anodins, avec Loustic et l'éléphant Moquart.

De ville en ville, les mêmes embarras se répétaient.

A plusieurs reprises, la santé d'Amélie nécessita des arrêts dans des bourgades infimes qu'il eût fallu brûler, car les frais d'installation n'eussent pas été couverts par la recette.

Et cependant il fallait chaque jour assurer la subsistance des animaux, payer le personnel, subvenir aux dépenses de toutes sortes.

Dans une grande ville du centre de la France, il eut enfin le secret de la difficulté, qu'il éprouvait a obtenir, depuis son départ de Milan, l'autorisation de s'installer.

L'histoire du pseudo-accident survenu à Zézette, grossi démesurément par la presse locale, avait été reprise par les journaux français, et nulle part on ne voulait assumer de responsabilité.

Il était arrivé à Nevers un matin et il avait été solliciter la permission d'ouvrir au public sa ménagerie.

Il ne reçut d'abord aucune réponse positive, mais l'indiscrétion d'un employé de l'hôtel de ville lui ayant fait connaître que le maire tenait à s'assurer par lui-même qu'il ne pouvait résulter de son exhibition dans les cages aucune espèce de danger, il donna l'ordre de surveiller l'arrivée du magistrat.

A deux heures, le maire se présenta et demanda Chausserouge. On l'introduisit dans la ménagerie et il trouva le dompteur dans la cage de Néron, debout sur la tête de l'animal, qui lui servait d'escabeau, et s'occupant à clouer une tenture.

—Voici la réponse à votre objection, monsieur le maire, dit Chausserouge, quand le magistrat lui eût fait connaître l'objet de sa visite; Néron est mon plus dangereux pensionnaire. Allons, lève-toi, mon vieux, dit-il en descendant et en flattant de la main le muffle du fauve.

Le soir même, il pouvait donner sa première représentation.

Néanmoins et en dépit de ses efforts, quand la ménagerie atteignit enfin Paris, Chausserouge, à bout d'expédients, avait épuisé son fonds de réserve.

Pour vivre et éteindre son passif, il était désormais réduit aux seules ressources que comportait son travail.

Il retrouva Louise Tabary, vieillie, enlaidie et rendue acariâtre par son persistant insuccès. Si, de son côté, elle n'avait pas mangé complètement l'argent qui lui avait servi à remonter son établissement, elle était dans l'absolue impossibilité de le rendre.

Il était nécessaire au fonctionnement de l'entresort qu'il eût fallu réaliser pour restituer en partie la somme que lui avait laissée le dompteur.

Du reste, sur le Voyage, personne n'avait fait de bonnes affaires, et il n'était bruit que des exécutions de Vermieux, rendu impitoyable par la gêne générale, qui empêchait ses débiteurs de tenir leurs engagements.

Dès lors, Chausserouge connut tout les déboires et toutes les amertumes de la pire des misères, la misère en caravane.

Aussitôt après son arrivée, Vermieux s'était présenté, non plus en bonhomme heureux de se sacrifier pour être utile à son semblable, mais en créancier à qui on a fait tort et qui tient à sauvegarder ses intérêts.

Il n'avait trop rien dit tant que Chausserouge absent avait échappé par son éloignement même à toute action judiciaire, mais maintenant qu'il l'avait sous la main, il fit valoir ses droits avec la dernière énergie.

Pour donner au dompteur le temps de se refaire, il consentit à proroger l'échéance des prochains billets, mais à la condition que tous ceux échus seraient payés immédiatement, et Chausserouge dut se résigner à la vente de quelques-uns de ses pensionnaires.

Moquart fut le premier animal dont il se sépara, Moquart pour l'achat duquel il avait reçu jadis des propositions d'un de ses collègues.

Le dompteur n'en tira pas le prix qu'il en espérait, mais il put néanmoins, grâce à ce sacrifice, apaiser l'usurier et obtenir du répit.

Ce fut un deuil pour tous et surtout pour Zézette, qui perdait son «grand ami», mais elle comprit à quelle nécessité son père obéissait, et elle sut se taire pour ne pas augmenter le chagrin de François.

—Que veux-tu, ma pauvre Zézette, nous sommes maintenant trop pauvres pour conserver Moquart, et puis, il faut bien soigner maman, dit Chausserouge à sa fille, le jour où il donna livraison de l'éléphant. Va! nous avons toujours Loustic, la Grandeur et tous les autres. Quand tu seras plus grande, que de nouveau on te permettra de travailler, nous gagnerons encore beaucoup d'argent, tu verras!...

—Et nous le rachèterons, dis, papa!

—Oui, ma fille, je te le promets.

En effet, Amélie que les fatigues du voyage avaient exténuée, contribuait pour une large part à augmenter les dépenses ordinaires de l'établissement.

Elle était si malade à son arrivée, qu'il avait fallu la transporter à l'hospice Dubois; là, les bons soins l'avaient remise sur pied et elle avait insisté pour ne pas prolonger dans la maison de santé un séjour coûteux, mais de continuelles rechutes mettaient périodiquement sa vie en danger.

—Le coffre est usé..., la phtisie accomplit lentement, mais sûrement son oeuvre, avait déclaré le médecin à Chausserouge, tout ce que la science peut faire maintenant, c'est d'alléger les souffrances de votre femme, qui est perdue irrémédiablement.

—Je tiens, avait répondu le dompteur, à ce que vous ne négligiez rien... Je veux n'avoir rien à me reprocher.

On eût dit qu'il voulait faire oublier à la malade, par les soins dont il l'entourait, toutes les amertumes dont il l'avait abreuvée.

Sous le coup de tant de préoccupations et d'ennuis de toutes sortes, sa passion pour Louise Tabary avait reçu une rude atteinte, et s'il avait renoué avec elle, du moins depuis son retour, il apportait dans ses relations une discrétion à laquelle il n'avait pas accoutumé sa femme.

Amélie, elle, avait tout oublié, et ne voulait rien voir. Elle se rendait compte de son état, et elle ne retenait que les preuves d'affection que son mari ne cessait de lui prodiguer.

Elle savait la gène dans laquelle il se débattait, les privations qu'il s'imposait pour faire face à toutes ses obligations et elle admirait trop ce dévouement pour lui tenir rigueur et lui reprocher ses faiblesses.

Cette existence pénible, au jour le jour, se prolongea des mois, sans qu'aucune amélioration se produisit, sans que Chausserouge pût concevoir, dans un avenir même éloigné, l'espérance de relever ses affaires.

Zézette grandissait et prenait de l'âge; elle restait l'unique et dernière consolation de la moribonde.

Bien que ne pouvant être d'aucune utilité, puisque le dompteur s'était vu refuser, par la Préfecture, l'autorisation de la faire paraître, elle travaillait sous l'oeil de son père, acquérant tous les jours une expérience et une hardiesse nouvelle. Elle était raisonnable comme une grande personne, ne montrait aucun des caprices des enfants de son âge et sa vocation, depuis qu'elle avait débuté, s'était affirmée.

—N'aie pas peur, va, maman, disait-elle à Amélie, durant les longues heures qu'elle passait à la veiller, je saurai vous récompenser tous les deux de toutes vos peines... Quand je serai plus grande, je me charge de vous faire oublier vos chagrins d'aujourd'hui... Nous redeviendrons riches... Tu verras et tu seras fière de ta fille...

—Quand tu seras plus grande, je serai morte et je ne pourrai te voir, ma chère petite, répondait la pauvre mère avec un sourire douloureux.

—Il ne faut pas dire cela, c'est mal!... Nous te soignerons si bien, papa et moi, que tu reviendras à la santé... Je ne veux pas, entends-tu, t'entendre dire de ces vilaines choses.

Mais Amélie secouait la tête:

—A l'automne, tu n'auras plus de petite mère... Promets-moi alors de rester bien sage, et en souvenir de moi de rendre heureux ton père. Il ne faut pas qu'il ait jamais à se plaindre de toi.

Amélie avait en effet le pressentiment de sa fin prochaine. Il vint un moment où les alternatives de mieux qui venaient à chaque instant rendre à Chausserouge une lueur d'espoir, cessèrent tout à fait.

La malade maigrissait à vue d'oeil, sentant de jour en jour ses forces décroître. Bientôt, son affaiblissement devint tel qu'elle ne dût plus songer à se lever et, d'heure en heure, le dompteur et sa petite fille redoutaient une issue fatale.

Des crises abominables secouaient la mourante et la laissaient froide et quasi-inanimée des heures durant. Quand elle revenait à elle, elle promenait autour de son lit un regard éteint, comme si elle fût étonnée elle-même de revoir le jour.

Elle prenait alors doucement la main de sa petite fille et:

—Ce sera pour la prochaine fois, murmurait-elle, d'une voix à peine perceptible.

Pourtant, un jour que les rayons du soleil d'automne filtraient à travers la petite fenêtre de la caravane, elle se sentit plus forte, plus désireuse de vivre que jamais.

—J'ai faim, dit-elle, et j'aurais envie de manger un fruit... une poire ou un raisin...

Zézette se leva et présenta une superbe grappe à sa mère, qui commença à manger avec avidité.

—Comme c'est bon! dit-elle, comme c'est frais! Ça fait du bien où ça passe! Ça éteint l'incendie que je sens là-dedans!

Mais dès qu'elle eût fini, une oppression la saisit; suivie d'une quinte de toux terrible:

—Oh! mon Dieu! que je souffre, cela me déchire la poitrine!

On manda le médecin, qui examina la malade...

Puis il prit Chausserouge à part:

—Armez-vous de courage! dit-il, c'est fini, elle ne passera pas la journée.

Lut-elle l'arrêt qui venait d'être prononcé sur le visage de son mari, ou bien sentit-elle la mort étendre ses voiles sur elle, toujours est-il qu'Amélie comprit que son heure était venue.

Elle fit venir sa petite fille, François, les deux seuls êtres qu'elle aimât au monde, elle les regarda longuement, comme si elle eût voulu fixer à jamais leur image dans sa mémoire.

Des larmes jaillirent enfin de ses yeux... elle attira sa fille à elle, elle l'embrassa, puis d'une voix pareille à un souffle:

—Aime-la bien! dit-elle à Chausserouge, soigne-la bien!... Et toi, mon enfant, ajouta-t-elle en s'adressant à la petite fille, sois le bon ange de ton père... Console-le dans ses peines... Que j'aie au moins en m'en allant... la pensée... que quelqu'un veille et me remplace auprès de lui... Adieu!

Elle ferma les yeux, tourna la tête, ses doigts se détendirent et elle fut prise d'un hoquet qui s'affaiblit graduellement.

A cinq heures du soir, tandis que le soleil disparaissait à l'horizon, Amélie Collinet s'éteignit doucement, après une agonie de deux heures.

Bien que ce fût là un dénouement prévu, attendu depuis longtemps, Chausserouge ressentit une douleur profonde.

Par le vide qu'il se sentit tout à coup au fond du coeur, il comprit quelle grande place, malgré le rôle effacé que paraissait jouer la jeune femme, Amélie tenait dans son existence.

C'était au fond son égoïsme d'homme faible qui se révoltait. Ce qu'il perdait aujourd'hui, c'était la compagne fidèle qui trouvait toujours une parole d'encouragement après chacun de ses malheurs, qui s'était toujours efforcée de lui rendre facile et aimable la vie commune, en lui épargnant mille soucis.

Maintenant qu'il allait être réduit à ses propres forces, seul pour penser à tout, même aux détails intimes de la vie de forain, puisque Zézette, qui atteignait à peine sa douzième année, était trop jeune pour qu'il pût s'en remettre complètement à elle, la caravane allait lui sembler bien grande et il allait comprendre seulement l'étendue de sa perte.

Repassant ensuite dans sa mémoire la conduite qu'il avait tenue, depuis son mariage, il se demanda, comment il avait pu infliger à une créature si douce, si dévouée, un pareil martyre...

Il se souvint avec horreur de ce jour où il avait osé lever la main sur elle, là-bas, sur cette esplanade des Invalides où elle avait, en plein hiver, passé des heures à l'attendre?

N'était-ce pas là qu'elle avait pris les germes du mal qui l'emportait aujourd'hui?

Ainsi il était la cause de cette mort, qui venait mettre le comble à tous les malheurs qui fondaient sur lui sans relâche...

Certes, elle le lui avait répété bien souvent, durant le cours de sa longue maladie; elle lui pardonnait ses faiblesses, ses brutalités... Mais en bonne conscience avait-il fait assez pour mériter ce pardon?...

Il fut distrait de ces tardifs remords, de ces réflexions sombres auxquelles il se laissait aller, en face de ce lit où reposait la pauvre Amélie, dont il avait pieusement fermé les yeux, par l'arrivée de Zézette.

La petite fille avait les yeux rouges, mais elle s'était cachée pour pleurer. Par un effort de volonté, elle était parvenue à recouvrer un peu de calme, et se souvenant de la promesse qu'elle avait faite à sa mère, elle venait consoler François Chausserouge.

Il l'assit sur ses genoux, appuya contre son épaule la tête de l'enfant, et longtemps confondus dans une muette douleur, le père et la fille restèrent embrassés.

Dès que le bruit de la mort d'Amélie se fut répandu sur le Voyage, Jean Tabary, après avoir rendu ses devoirs à la morte, ainsi que tout le personnel de la ménagerie, courut prévenir sa mère.

Quelle conduite allait-on avoir à tenir désormais?

Depuis longtemps, Louise avait louvoyé, fait des concessions pour ne pas paraître entrer en lutte avec la femme légitime, dont elle avait prévu la fin prochaine. En agissant ainsi, elle avait réussi à faire taire les derniers scrupules de François Chausserouge, avec la faiblesse duquel il avait fallu compter.

Mais maintenant que la mort avait fait son oeuvre, maintenant qu'elle avait déblayé la route, la Tabary n'avait plus à redouter l'influence hostile. C'était à elle de regagner le terrain perdu.

Louise Tabary avait réfléchi depuis longtemps à l'éventualité qui se présentait aujourd'hui. Aussi avait-elle un nouveau plan de campagne tout dressé.

—Maintenant, dit-elle, nous n'avons plus qu'à marcher, Chausserouge est à nous, nous devenons ses amis uniques, ses seuls conseillers. Il s'agit simplement, et cela c'est facile et je m'en charge, de ne laisser prendre à personne la place que nous occupons. Une fois maîtres de la place, la ménagerie marchera, je t'en réponds... Tu sais que je m'y entends.

—Mais, moi, que dois-je faire? Que dois-je dire?

—Rien. Règle ta conduite sur la mienne. Ne crains rien... je suis de bon conseil.

Elle s'habilla et se rendit à la ménagerie.

—Eh bien! mon pauvre ami, c'est fini! dit-elle en tendant la main au dompteur.

Chausserouge, accablé, lui montra sans répondre la couche mortuaire.

—Je suis venue, continua Louise, d'un ton hypocritement pitoyable, pour t'offrir mes services. C'est dans ces occasions qu'on reconnaît ses amis.

—Merci! balbutia François.

—Eh bien! Va-t'en, occupe-toi des derniers devoirs à rendre à la défunte...

Puis remarquant Zézette qui pleurait silencieusement dans un coin.

—Chère enfant! dit-elle en l'attirant à elle, ne pleure pas... Nous aurons soin de toi!

Mais la petite fille, comme si elle eût conscience d'avoir affaire à une ennemie, se recula instinctivement, en balbutiant:

—Laissez-moi, madame!

Les obsèques eurent lieu le lendemain.

Rien n'est triste comme une mort au milieu d'un campement de forains.

Les diverses formalités qui accompagnent ordinairement les funérailles ne pouvant avoir lieu à l'intérieur, vu l'exiguïté des caravanes, se font dehors, au milieu d'un cercle inévitable de curieux.

Chausserouge avait fait tendre de noir la façade de sa roulotte et, tandis que les employés transformaient la voiture en chapelle ardente, le cercueil de chêne gisait à terre, près de l'escalier mobile, attirant tous les regards. Il resta là, exposé à la vue des passants, jusqu'à l'heure de la mise en bière.

Tous ces aménagements, tous ces préparatifs se faisaient en hâte, sans recueillement, comme une besogne qu'on expédie.

Quand vint le moment où, l'heure approchant, il fallut prendre les dernières dispositions, un des croque-morts se pencha hors de la roulotte et, s'adressant à un collègue resté en bas:

—Passe-moi la boite! cria-t-il!

Et un instant après, on entendait très distinctement, au milieu des sanglots étouffés, les coups de marteau assujettissant le couvercle pour permettre de le visser ensuite plus facilement.

Puis à un signal du maître des cérémonies, le cortège, composé de tous les forains présents sur le Voyage, s'ébranla, fit une station à l'église prochaine, et se mit en marche de nouveau, après une cérémonie écourtée, se dirigeant vers le cimetière de Bagneux.

La course était longue; la tête du convoi pressait le pas, en sorte que la queue s'allongeait indéfiniment, les derniers suivant avec peine.

Quant la cloche du gardien annonça l'entrée, dans le champ funèbre, du corbillard, qui disparaissait presque sous les couronnes et les fleurs, la foule des assistants était réduite de moitié.

L'autre moitié était restée en route; on la retrouva à la sortie, déjà attablée à la porte des marchands de vin.

Chausserouge, qui avait voulu accompagner Amélie à sa dernière demeure, revint, appuyé sur le bras de Jean Tabary et donnant la main à sa fille Zézette, qui, elle aussi, avait tenu à conduire le deuil à côté de son père.

Toutefois, à partir du moment ou il n'eut plus devant les yeux le spectacle attristant de sa femme agonisant, puis étendue morte sur ce lit où elle avait souffert de si longs mois, il recouvra un peu d'énergie.

Cet homme fort, brutal, était un impressionnable. De là, sa versatilité, sa faiblesse, sa tendance continuelle à subir l'influence d'autrui.

C'était ce qu'avait si bien compris Louise Tabary.

Essayer d'entrer en lutte avec Amélie à l'heure où déjà condamnée, elle ne pouvait plus qu'exciter la pitié du dompteur et par là provoquer des remords dans l'âme du mari, c'eût été une mauvaise tactique.

Maintenant que cette ennemie d'autant plus dangereuse qu'elle était plus misérable avait disparue, elle restait seule maîtresse de la volonté de son amant qui, n'ayant rien compris à ce manège savant, lui savait gré de l'abnégation qu'elle avait semblé montrer. Il était prêt maintenant à lui prouver sa reconnaissance.

Et ce que Louise avait prévu et espéré arriva; plus que jamais, il devint son esclave.

Quinze jours après l'enterrement d'Amélie, à son insu et sans qu'il s'en rendit compte, il n'était déjà plus le véritable maître de son établissement.

Tout d'abord, et sous prétexte de le soustraire à des souvenirs douloureux, Louise Tabary l'avait décidé a élire domicile dans sa caravane à elle.

Cette cohabitation, dont Chausserouge, qui redoutait la solitude, accueillit l'idée avec empressement, ne devait avoir dans le principe qu'un caractère provisoire; l'habitude ne tarda pas à la rendre définitive.

Zézette fut logée dans la caravane réservée aux «sujets» de l'entresort et confiée spécialement aux soins de l'une des pensionnaires.

Louise Tabary se montrait affectueuse, tendre, prévenante; Jean recherchait tous les moyens d'effacer le passé du souvenir de son ami, si bien qu'un mois ne s'était pas écouté que le dompteur avait recouvré sa bonne humeur, oublié la défunte et se fût trouvé le plus heureux des hommes si les affaires eussent été plus florissantes.

Mais la gêne persistait et il ne parvenait qu'avec peine à joindre les deux bouts.

—Enfin, disait-il, je suis tout de même heureux, au milieu de mes peines, d'avoir trouvé à point nommé une nouvelle famille qui me soigne, me dorlote... La tranquillité intérieure, ça aide joliment à supporter les ennuis. C'est maintenant seulement que je m'en aperçois, moi, dont la vie s'est écoulée, depuis la mort de mon père, dans des tracas de toutes sortes.

De là, à accuser Amélie d'avoir été la cause indirecte de tout ce qui lui était arrivé de malheureux jusqu'à ce jour, il n'y avait qu'un pas et ce pas fut rapidement franchi.

Mais alors, s'il perçait quelque amertume dans ses paroles, il était aussitôt interrompu par Louise;

—Tais-toi! C'est mal ce que tu dis là! déclarait-elle d'un ton sévère, la pauvre femme avait bon coeur... Elle t'aimait... Elle était plus à plaindre qu'à blâmer... Ce n'était pas sa faute si elle était née incapable de rien... Elle a fait son possible... Ce serait un crime de lui reprocher quelque chose.

—Tu es indulgente, reprenait Chausserouge, on voit bien que tu ne la connaissais pas... Tu ne pourras jamais te rendre compte de son apathie et de son insignifiance.

—Je ne suis pas indulgente... je suis juste, voilà tout!... Tout ce qu'on peut dire, c'est que vous vous êtes trompés en vous épousant... Ce n'était pas une femme pour toi, simplement... Ajouter quelque chose de plus ce serait insulter à sa mémoire et c'est ce que tu ne dois pas faire, car après tout, elle est la mère de ton enfant. C'est comme si, moi, je disais du mal de Tabary, qui n'a été pourtant qu'un embarras dans ma vie. Est-ce que ça m'empêche de faire mon devoir à son égard?...

—Tu es une femme parfaite, répliquait Chausserouge en embrassant sa maîtresse, plein d'admiration pour ces sentiments si nobles.

Maintenant l'entresort dans lequel le dompteur avait des intérêts ne quittait plus la ménagerie. Les deux baraques se complétaient.

C'était un même établissement sous une direction unique, celle de Chausserouge en apparence, celle des Tabary en réalité.

On discutait en commun les mesures à prendre, et c'était toujours l'avis de Louise qui prévalait, François se rangeant inévitablement à l'opinion de cette dernière, dont il admirait l'entente et l'habileté.

—Moi, déclarait-il, si j'avais eu la chance de te connaître plus tôt, avec les veines que j'ai eues dans mon existence, je serais millionnaire, positivement, au lieu de me trouver dans la purée.

Le plus grand souci de Louise Tabary était la conduite à tenir vis-à-vis de Vermieux.

Certes, grâce aux sacrifices consentis, on avait pu éviter tout accroc et contenter ses exigences. Mais on avait obéré l'avenir, qui se présentait gros de menaces, si la chance ne tournait pas.

—Il est évident, disait-elle, et je t'en avais prévenu, que Vermieux, comme il le fait toujours, a profité du besoin urgent dans lequel tu te trouvais, pour te mettre le pistolet sous la gorge. Il t'a volé, il n'y a pas de doute, mais il t'a volé adroitement... Le prochain billet ne vient que dans trois mois... A ce moment là, nous serons à la foire du Trône et il faut bien espérer que nous y gagnerons quelqu'argent et que, par conséquent, nous serons en mesure de faire face à l'échéance. Le vieux sera là à l'heure, il faut s'y attendre... Quand il s'agit de palper, il n'est jamais en retard, mais si d'ici ce temps-là, nous pouvions lui jouer un tour de sa façon, un joli tour de cochon... avouez que ça serait pain bénit!

—Ah! pour sûr! dit Jean.

—C'est justement le moyen d'en arriver là que je cherche et que je ne trouve pas... pour le moment du moins... Mais patience! Ça peut me venir tout d'un coup, et alors, gare dessous... nous serions deux!

—Tu veux dire trois! interrompit Chausserouge en riant. Je compte aussi pour quelque chose là-dedans.

—C'est donc bien ton avis, à toi aussi? demanda Louise.

--- Ah! pour sûr! Et vous verrez si je boude à l'ouvrage, quand il s'agira de faire rendre gorge à ce vieux grigou, qui extermine le Voyage.

—Et que j'ai connu jadis sans le sou! ajouta la Tabary. En voilà un qui a su faire suer ses confrères pour arriver à la position qu'il a! Ah! il n'est pas Auvergnat pour rien.

—Ah! ne dis pas de mal des gens de l'Auvergne... Tu sais que j'en suis!

—Toi!... Auvergnat! Par ton père, ça ne compte Pas! On est plus fils de sa mère que de son père! Tu es un vrai ramoni... Tu en as toutes les qualités, l'audace, la force, la brutalité même, et aussi toutes les faiblesses... tu es sensible, impressionnable, superstitieux... et trop bon!... Ce sont ces défauts-là qui t'ont fait perdre ce que tes qualités t'avaient gagné... Avec moi, n'aie pas peur, ça n'arrivera plus... Je suis du faubourg Antoine et je ne m'emballe pas!

Dès lors, pour Chausserouge, commença une existence pour ainsi dire contemplative. En dehors de ses entrées de cage, il ne prenait plus aucune part à l'administration de la ménagerie.

N'avait-il pas pour le seconder une femme de tête qui s'acquitterait de ce soin, mieux qu'il n'eût pu le faire lui-même? Néanmoins toute la rouerie et toutes les finesses de Louise ne firent pas affluer le public.

Du reste, tout le Voyage était logé à la même enseigne. Dans quelque quartier qu'il fût installé, nulle de ses attractions n'attirait la foule.

C'était une plainte générale de tous les propriétaires de baraques contre cette mauvaise chance persistante que tous leurs efforts ne pouvaient parvenir à lasser.

Et l'époque avançait où il allait falloir trouver de l'argent pour l'impitoyable Vermieux.

—Pourvu que nous puissions arriver à Pâques sans encombre! disait Jean Tabary, qui, chargé des approvisionnements, se voyait réduit à la plus stricte économie s'il voulait tous les jours donner de quoi manger aux pensionnaires de la ménagerie.

Un matin, Chausserouge fut réveillé en sursaut par le veilleur, qui vint frapper la porte de la caravane.

Il se leva en hâte.

—Qu'y a-t-il? demanda le dompteur en passant sa tête par la petite fenêtre de la voiture.

—Patron, je ne sais pas, mais c'est Sultane qui semble toute drôle. Elle est couchée et elle se plaint... Je suis sûr qu'elle est malade.

—Nom de Dieu! fit Chausserouge, pourvu que ce ne soit pas son lait.

Sultane avait mis bas deux mois avant et on l'avait immédiatement séparée de ses trois lionceaux qu'on avait donné à élever à une chienne terre-neuve.

—Où vas-tu? interrogea Louise, en voyant son amant s'habiller rapidement.

—Où je vais? Je vais à la ménagerie, pardieu! où Sultane est en train de crever! C'est fait pour nous, ces choses-là!

—Sultane!... je te suis!

Un instant après, Chausserouge et les deux Tabary étaient devant la cage de la lionne, une bêle superbe, pour laquelle le dompteur avait une prédilection.

Elle était étendue sur le plancher de la cage, qu'elle labourait de ses griffes, en grondant...

Ses yeux révulsés exprimaient la douleur et de temps en temps, son ventre avait des sursauts.

—Elle a les coliques... C'est sûr! Y a-t-il longtemps qu'elle est comme cela?

—Je m'en suis aperçu à deux heures du matin, répliqua le veilleur.

—Préparez du lait, vivement! commanda le dompteur. Est-ce qu'elle a mangé comme à l'ordinaire, à minuit?

—Oui, patron! Elle était très bien portante hier soir.

Tout à coup, une idée subite traversa la cervelle de Chausserouge.

—La viande! Je parie que c'est la viande! En reste-t-il encore de la dernière distribution!

—Oui, patron! dit l'homme, il y en a encore deux gros quartiers.

Le dompteur courut à l'étal et examina les morceaux suspects. Il les sentit, les palpa.

—Ce n'est pas étonnant, fit-il, la viande n'est pas saine, ni fraîche... Ah ça, nom de Dieu, où as-tu été pocher cette carne-là? ajouta-t-il en se tournant vers Jean Tabary.

—Comme d'habitude, au Marché aux chevaux... Un carcan que j'ai acheté trente francs...

—Et qui va nous en coûter dix mille ou cinquante mille!... Il était malade, ton sale canasson, et si toutes les bêles en ont mangé, ça va être une crevaison générale... Ah! une fameuse économie que tu as faite là!... Allons! fous le camp! va chercher le vétérinaire... il n'est que temps!

Tandis que Jean, atterré, disparaissait, il se fit éclairer et passa rapidement la revue de tous ses animaux.

Sans exception, les pensionnaires de la ménagerie étaient couchés, mais, sauf les ours, à qui on ne donnait pas de viande, tous paraissaitent fatigués, accablés par le même malaise, quoiqu'à un degré bien moindre.

—C'est bien ça... ils sont tous atteints... Mais c'est la lionne qui a eu le morceau le plus attaqué... le siège du mal... Elle est empoisonnée... Si nous la sauvons, nous aurons de la veine!... Allons, le pisteur, ouvre-moi la cage!

—N'entre pas! cria Louise, tu vas te faire dévorer!

—Elle n'a guère envie de manger, la pauvre bête... Tu ne veux pas que je la laisse crever!...

Tout d'abord la lionne ne prit pas garde à la présence du dompteur, mais au moment où il voulut l'approcher, elle fut saisie de tranchées telles qu'elle devint inabordable.

Renversée sur le dos, elle battait l'air de ses pattes en rugissant de douleur, puis tout à coup, elle se redressa, bondit, retomba, et courbée en deux se mordit le vente comme pour en arracher le mal.

A la fin, épuisée par ses efforts répétés, vaincue par la souffrance, elle s'allongea, faisant entendre une plainte continue et déchirante.

Le dompteur gui s'était tenu tapi dans un angle de la cage, put alors s'agenouiller auprès de la bête malade.

Il la caressa, tâta son rentre gonflé et brûlant, puis comme on apportait du lait, il en fit remplir une jatte qu'il posa devant elle.

La lionne en lapa quelques gorgées, puis sa tête retomba inerte.

En ce moment le vétérinaire apparut.

On lui expliqua rapidement ce qui s'était passé; il examina à son tour la viande qu'il déclara malsaine, puis après un rapide coup d'oeil jeté à la lionne:

—Cette bête est perdue, fit-il, et je vous donne le conseil de quitter la cage... Tout à l'heure, avant de mourir, elle aura une série de crises qui mettraient votre vie en danger... D'ailleurs, c'est fini, il n'y a plus rien à faire.

—Mais... si on la saignait? insista Chausserouge, qui ne pouvait se résigner.

—Trop tard! je vous dis, ça ne servirait à rien! Allons, sortez, sortez vite! Soyez prudent! Et occupons-nous des autres, qui ne sont peut-être pas aussi pincés!

—Je l'espère bien! dit le dompteur, que cette dernière observation décida à obéir.

Il était à peine hors de la cage que la lionne, les yeux injectés, une bave sanglante aux lèvres, entra en agonie.

Elle bondissait dans l'étroit espace où elle avait été enfermée, se frappant la tête aux barreaux, roulant à terre, tordue par d'atroces convulsions.

A ses rugissements répondaient les rugissements des autres fauves et pendant un instant un concert effroyable résonna dans la ménagerie.

—Ah! non! je ne pourrai pas voir ça plus longtemps! fit Chausserouge.

—Alors, finissez-en, tuez-la! dit le vétérinaire, je vous dis qu'elle est perdue.

Le dompteur courut chercher sa carabine et, profitant d'un moment où la lionne ne bougeait pas, il passa le canon à travers les barreaux, le lui appuya contre une oreille et pressa la détente.

Le coup partit... la lionne frappée à mort fit un dernier bond, poussa un dernier rugissement, puis son corps retomba inerte...

—Et voilà dix mille francs de foutus! dit Chausserouge, le sourcil froncé par l'émotion, tout ça pour quelques kilos de charogne! Ah! un fameux métier que le métier de dompteur d'animaux!... Ma meilleure bête de reproduction!

Immédiatement on s'occupa des autres animaux. Heureusement, il était encore temps.

Le vétérinaire était adroit; il prodigua le contrepoison que Chausserouge parvint à leur administrer et au petit jour, tout danger paraissait conjuré.

—Voilà une nuit comme il n'en faudrait pas beaucoup pour me finir! grommelait François désespéré, oh! voir souffrir ses bêtes, c'est pire que si on souffrait soi même!

A ce moment, il sentit une langue chaude qui léchait sa main. Il se retourna.

C'était Mirza, sa chienne Terre-Neuve.

—Pourquoi n'est-elle pas avec ses lionceaux, celle-là? Oui, c'est vrai... les lionceaux de Sultane... Est-ce qu'ils seraient malades, eux aussi?

Il courut à la caisse qui servait de niche à la petite famille et, presque aussitôt des miaulements rauques se firent entendre.

Penché sur la boite, il ne put d'abord rien distinguer dans l'obscurité, puis, peu à peu, ses yeux s'accoutumèrent. Les cris étaient poussés par l'un des trois lionceaux qui remuait encore au milieu de ses frères, dont les cadavres étaient déjà raidis.

—Alors, c'est entendu, cria-t-il, on a donné de la charogne à toutes les bêtes, même aux lionceaux!

—Mais est-ce que tu n'as pas recommandé de leur donner chaque jour un peu de filet...

—De la viande saine!... hurla Chausserouge, de la viande saine!... Pas de la charogne!... Ça va faire quinze mille francs!

Il retira le lionceau encore vivant, mais tous les soins qu'on lui prodigua ne réussirent pas à le ramener à la vie. Il expira une heure plus tard.

En présence d'un tel désastre, Louise Tabary elle-même n'osait risquer aucune consolation.

En somme, c'était son fils le coupable; c'était lui qui avait commis cette gaffe, qui mettait la ménagerie à deux doigts de sa perte.

—Allez vous aligner avec des seconds comme cela! Voilà ce qui arrive quand on ne fait pas tout soi-même, ne cessait de répéter le malheureux Chausserouge.

A cet état de surexcitation, qu'il ne fallait pas pour le moment songer à calmer, succéda un abattement, une prostration dont profita Louise Tabary.

—Après tout, à qui n'arrive-t-il pas malheur? La même chose eût pu lui arriver, à lui Chausserouge, en personne!

—Ah! non, jamais! répliquait le dompteur, j'aime trop mes bêtes! On ne plaisante pas avec ça. Je me serais passé de manger plutôt que de leur donner de la carne! Ça coûte trop cher!

Le lendemain cependant, une réaction s'était produite et bien que toujours attristé par ce malheur, il reprit le cours de ses ordinaires occupations.

Mais il ne permit plus à Jean de faire le marché et il se réserva désormais ce soin.

Sur ces entrefaites, Louise Tabary reçut une lettre du directeur de l'hospice où était soigné son mari.

Le bonhomme était fort malade et on invitait sa femme à se hâter si elle voulait le revoir vivant.

—Est-ce que tu y vas? demanda Jean d'un air de détachement extraordinaire.

—Oui, répliqua la mère d'un ton calme. Je sais bien que ça ne fera ni chaud, ni froid, mais enfin, il est de la famille. Je ne veux pas avoir de torts envers lui... J'irai demain matin, car, ce soir, j'ai trop à faire.

Mais lorsqu'elle arriva le lendemain à l'hôpital, le corps de Tabary, mort dans la nuit, était déjà étendu sur une dalle d'amphithéâtre.

—Le pauvre homme! dit Louise froidement. A-t-il bien souffert pour mourir?

—Oh! oui, dit l'infirmier qui l'avait conduit. Toute la nuit il appelait: «Louise! Louise!»

—Il pensait à moi, c'est bien cela!

Et ce fut toute l'oraison funèbre de l'ancien photographe.

Elle racheta son corps, ne voulant pas, disait-elle, que quelqu'un de sa famille fut déchiqueté, paya les frais du convoi, qu'elle suivit en grand deuil, accompagnée de son fils, furieux de cette corvée, et de quelques vieux forains qui avaient connu jadis Jean Tabary et travaillé avec lui.

—Ça m'a fait beaucoup de peine, dit-elle en revenant de l'enterrement. C'est toujours comme ça! N'est-ce pas, un homme qu'on a connu tout jeune. Mais enfin, depuis le temps qu'il souffrait... et à son âge... Ah!, vaut mieux pour lui que ce soit fini..

Le soir, elle dit en dînant à Chausserouge.

—Tu ne te figures pas le poids que ça m'ôte de dessus l'estomac! Quand je t'ai connu, t'étais marié, moi aussi... J'avais beau t'aimer, j'avais pas la conscience tranquille! Je me disais, comme cela, que ce n'était pas bien ce que nous faisions là... que nous n'avions pas le droit d'être l'un à l'autre... Aujourd'hui, nous sommes veufs tous les deux... Ça me tranquillise, il me semble que je t'en aimerai mieux.

Et, très froidement, elle fit la description du corps de Tabary, maigre comme un squelette, qu'elle avait à peine reconnu là-bas, sur la dalle froide...

—Je me suis demandé comment j'avais pu m'attacher à ce magot-là!.. C'est vrai ça, vois-tu, quand je le compare à toi!...

Et elle entourait de ses deux bras le cou de son amant, qui laissait dire et laissait faire, flatté au fond de cette comparaison bizarre de la mégère.

La situation de la ménagerie ne s'était pas améliorée, au contraire, quand on arriva à Pâques. Il avait fallu accomplir des prodiges pour faire face aux frais journaliers.

Chausserouge congédia une partie de son personnel et promut Zézette, qui venait d'avoir douze ans, aux fonctions de caissière. C'était elle qui tenait le contrôle pendant les représentations.

Pendant la semaine sainte, il s'installa à sa place habituelle sur l'avenue de Vincennes. La saison était avancée, et le soleil brilla pendant tout le temps que dura le montage de la ménagerie. Les arbres avaient déjà des jeunes pousses et tout faisait prévoir que la fête serait favorisée par une température exceptionnelle.

—Qu'est-ce que je te disais, déclara triomphalement Jean Tabary, c'est la foire du Trône qui va nous recaler...

—Je le souhaite, répondait Chausserouge, car nous en avons rudement besoin.

Mais dès le jour de Pâques, Jean dut convenir qu'il s'était trop hâté dans ses prévisions.

Une pluie torrentielle éloigna le public et c'est à peine si les baraques, durant une accalmie, purent donner une seule représentation.

—Pas de chance pour le premier jour, dit Jean: mais, bah! Ce n'est qu'une pluie d'orage, il fera meilleur demain!

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, le temps ne se remit au beau. On passait par des alternatives de chaleur écrasante et de véritables déluges. L'eau transperçait les bâches, détériorait l'installation intérieure et toujours le public rétif s'obstinait à ne pas tenir compte des réclames habiles que répandait à profusion dans Paris le syndicat des forains.

Bref, ce fut la campagne la plus désastreuse qu'eut jamais entreprise Chausserouge.

La misère régnait sur tout le Voyage et l'on vit de pauvres saltimbanques obligés de s'adresser à l'Assistance pour donner du pain à leurs familles.

De plus, on touchait à une époque redoutée de tous les débiteurs de Vermieux; l'usurier avait l'habitude d'arriver le second dimanche de la fête, chaque année, pour réaliser celles de ses créances, venues à échéance. Et cette fois, personne n'était en mesure de faire face aux obligations contractées.

Et comme on savait le vieil Auvergnat intraitable, plus d'un forain s'attendait à se voir obligé d'abandonner en paiement un matériel chèrement acquis et peut-être la caravane paternelle...

Et après que faire?

On se souvenait de l'aventure de Romillard, le directeur du Théâtre-des-Marionnettes, que Vermieux avait exécuté, lors de sa dernière apparition sur le Voyage il qui mourait littéralement de faim avec ses petits.

Le second dimanche de Pâques survint, puis le lundi s'écoula, puis le mardi, puis le mercredi...

Les forains intéressés restèrent pleins de stupeur.

L'échéance était passée et pour la première fois de sa vie, Vermieux n'avait pas paru!


XI


Le lendemain de l'arrivée de Vermieux à Paris et de sa descente dans la ménagerie, le petit jour trouva debout François Chausserouge et Jean Tabary.

Ils avaient passé le reste de la nuit à faire disparaître les traces de leur crime et rien ne subsistait qui pût faire soupçonner qu'un drame terrible s'était passé dans l'enceinte de la baraque.

Les cendres des habits de la victime avaient été dispersées.

Les quelques débris d'os qui avaient été recueillis dans les cages avaient été enfouis au pied d'un arbre dont le sommet traversait la toile; les taches de sang avaient été effacées.

Derrière les barreaux, les animaux repus somnolaient.

Après l'orage de la nuit, le vent du Nord avait balayé l'horizon et chassé les derniers nuages.

Le soleil resplendissait dans un ciel bleu, séchant la terre et donnant à la sève une vigueur nouvelle.

Une véritable journée de printemps s'annonçait.

François Chausserouge, pâle, les traits tirés par les émotions de la nuit, assistait en silence à ce réveil de la nature.

Il se sentait peu à peu revivre; son courage s'affermissait maintenant qu'il faisait clair, qu'il ne voyait plus danser sur les murailles, à la lueur de la lanterne, l'ombre menaçante du vieil usurier.

Jean Tabary était gouailleur, comme d'habitude. La réussite de son plan si rapidement conçu, si heureusement exécuté, l'absence de tout péril le rendait guilleret.

A six heures du matin, la ménagerie était nette et luisante de propreté.

Tout était en ordre.

—Tout de même, dit-il, il faut avouer qu'à quelque chose malheur est bon... Si la misère ne t'avait pas contraint de renvoyer récemment la moitié de ton personnel, nous aurions eu le veilleur, le garçon de piste qui couchait habituellement ici et alors pas moyen de nous débarrasser de l'autre...

—Mais les autres employés, qui couchent dehors et qui viendront tout à l'heure pour le ménage des bêtes, ça ne leur paraîtra pas louche de trouver leur travail fait?

—Ça, j'en fais mon affaire! répliqua Jean Tabary. En attendant, je te conseille de te débarbouiller un peu... C'est inouï ce que tu as une sale tête.

Chausserouge était en train de faire ses ablutions dans un seau d'eau quand les employés arrivèrent.

Jean Tabary les réunit autour de lui:

—Il y a longtemps, déclara-t-il, que je me plains du travail... Tous les jours, quand nous descendons à la ménagerie, nous trouvons sans cesse quelque chose à redire... Aujourd'hui, nous avons voulu vous montrer l'exemple... Voilà comment je veux voir tous les matins la besogne faite... Examinez-moi ça et tenez-vous le pour dit!

Puis il rejoignit Chausserouge et l'entraîna chez le prochain marchand de vins. A part deux cochers qui buvaient au comptoir un verre de marc, la boutique était déserte. Ils purent s'attabler dans un coin et causer tranquillement.

—Ce n'est pas tout ça, dit le dompteur, mais maintenant que nous avons de l'argent, comment expliquer cette fortune subite à Louise... pour qu'elle n'ait pas de soupçons?

Jean Tabary haussa les épaules.

—Ce sera bien simple... Tout à l'heure, quand nous aurons fini de boire notre verre de schnick, nous allons rentrer à la caravane et nous lui raconterons tout bonnement la chose.

François Chausserouge sursauta en devenant subitement très pâle.

—Lui avouer... avouer... le crime!... Tu es fou!

—Tiens, c'est toi qui es fou! riposta tranquillement Jean.

—Mais, continua le dompteur, j'aime Louise... Elle aussi, elle m'aime!... Elle ne voudra plus me voir, je lui ferai horreur... quand elle saura ce que j'ai fait... quand elle saura... que je suis un assassin!...

Jean Tabary lui mit brusquement la main sur le bras.

—Oh! mon vieux, pas d'histoires, si tu veux bien, et surtout pas de gros mots! Nous ne sommes pas seuls ici... Nous avons fait ce que nous devions et ce qui nous a convenu. Il ne s'agit pas d'avoir des regrets, puisque aussi bien il serait trop tard... En ce qui concerne Louise, tu me fais l'effet de ne pas la connaître... C'est une femme qui a les idées larges et une femme sûre dont l'avis sera précieux en la circonstance... Maintenant que nous avons gagné la partie, nous ne pourrions nous perdre qu'en commettant une imprudence. Elle est de bon conseil et si nous l'écoutons, elle qui est désintéressée dans la question et qui, par conséquent, envisagera la situation plus nettement que nous ne saurions le faire, nous sommes sûrs de ne jamais nous trahir ni être trahis.

—Tu es sur qu'elle ne s'indignera pas?

—Elle nous aurait encouragés dans notre entreprise, si elle eût pu la prévoir.

—Eh bien! J'aime mieux ça! prononça Chausserouge, que l'idée de trouver dans sa maîtresse une alliée ragaillardissait.

Il aurait moins honte devant elle... et aussi moins peur!

Il se souvenait des angoisses de la nuit terrible, tant que le soleil n'était pas venu chasser l'obscurité, il redoutait de voir disparaître de nouveau l'astre brillant.

Peut-être avec l'ombre, ses terreurs renaîtraient-elles et eût-il pu les cacher à Louise, dont il partageait la couche!

Au contraire, l'aveu que tous deux projetaient de faire la rendait complice; elle serait là à toute heure pour le réconforter, chasser les fantômes imaginaires qu'il avait vu se dresser devant lui et qui, peut-être, reviendraient troubler son sommeil.

Il lui semblait que la part de responsabilité qu'assumerait sur sa tête Louise Tabary, en acceptant la confidence du crime, diminuerait d'autant la sienne.

Et il ne put se tenir de répéter encore:

—Eh bien, oui! j'aime mieux ça!

Il se leva, appela le garçon et régla la consommation, voulant partir tout de suite.

—Oh! Oh! comme tu es pressé! dit Jean en riant de cette hâte subite.

—Oui!... finissons-en... Ça sera un poids de moins!... Comme ça, après, il n'en sera plus question!

Quand ils arrivèrent à la caravane, Louise Tabary était levée.

Déjà, très étonnée de n'avoir pas vu rentrer Chausserouge, de n'avoir pas rencontré son fils, elle était descendue à la ménagerie pour demander des nouvelles.

Peut-être un nouvel accident était-il survenu qui avait nécessité leur présence toute la nuit. Alors pourquoi ne l'avait-on pas prévenue?

On l'avait rassurée tout de suite.

Les employés à leur arrivée avaient trouvé le patron et Jean en train de nettoyer la ménagerie; tous deux venaient de sortir.

Assurément ils ne devaient pas être loin.

—Ah! vous voilà, les jolis vadrouilleurs! cria-t-elle en les apercevant. Ce n'est pas malheureux!... Ce que j'ai été inquiète toute la nuit! Où diable avez-vous passé votre jeunesse? En voilà une conduite!

—Ferme la porte, dit Jean sans répondre et en s'asseyant près de la table, nous avons à parler sérieusement.

Et quand elle eut obéi:

—Maintenant, prends un siège et écoute-nous tranquillement.

Il tira de sa poche son portefeuille, étala sur la table les billets de banque qui représentaient sa part, puis:

—Nous avons fait, dit-il, cette nuit, une excellente opération commerciale... Tout ceci est à moi... Chausserouge en a autant... Voilà de quoi nous remettre à flot...

Louise Tabary devint subitement très sérieuse.

Tour à tour elle considéra son fils, puis le dompteur, comme pour lire dans leurs regards. Tous deux restèrent impassibles.

Enfin elle passa sa main sur son front, comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas.

—Mais, demanda-t-elle, serait-ce encore... Vermieux?...

—Vermieux est mort, dit froidement Jean Tabary.

Et il ajouta avec un rire gouailleur:

—Mort et enterré!

—Je ne comprends pas... dit Louise Tabary... Alors vous l'avez...

—Nous l'avons tué, simplement, déclara le jeune homme.

Et sans se départir de son calme, il conta la nuit passée dans la ménagerie, n'omettant aucun détail: l'arrivée de l'usurier, venant de la gare de Lyon et s'abritant dans l'établissement, l'idée subite qui avait frappé les deux complices et la façon dont ils l'avaient mise à exécution, les terreurs inutiles de Chausserouge, enfin la réussite complète du plan qui avait été conçu.

Le dompteur ne perdait pas de vue le visage de sa maîtresse, cherchant à deviner les sentiments que faisait naître en elle le terrible récit, s'attendant peut-être à une explosion d'indignation. Il lui sembla qu'on lui enlevait un poids quand il entendit Louise demander tranquillement:

—Au moins, êtes-vous sûr que nulle part la présence de Vermieux n'a été signalée avant son arrivée à la ménagerie?

—Parbleu! dit Jean, et c'est lui-même qui a pris soin de nous renseigner. Il n'a pas vu une âme depuis la gare de Lyon où, comme toujours, il était arrivé à l'improviste, sans avoir annoncé à personne son retour.

—Eh bien! mes enfants, vous avez bien travaillé et je vous en fais mon compliment! proclama la mégère.

—Alors, bien sûr, insista Chausserouge, tu ne nous en veux pas? J'avais peur que l'acte que nous avons commis ne t'inspirât une telle horreur...

—Je pense que tu es fou! riposta Louise. Ne t'ai-je pas dit l'autre jour que je me creusais la tête pour trouver une façon d'estamper ce vieux grigou, qui n'a pas craint, lui, de nous dévaliser... J'avoue que je n'aurais jamais osé vous conseiller un moyen aussi radical, mais puisque l'occasion s'en est présentée, et que vous l'avez saisie, je ne puis que vous féliciter hautement. Je n'appelle pas ça un crime, j'appelle ça une bonne action. Vous avez fait expier en une seule fois à ce vieux brigand, toutes ses canailleries passées. Vous avez, en même temps que les vôtres, payé les dettes du Voyage tout entier... Ce sont les confrères qui vont être épatés de ne pas voir rappliquer Vermieux avec sa sacoche!

Et Louise ne put s'empêcher d'éclater de rire.

—Tiens, vois-tu, continua-t-elle en prenant la main de Chausserouge qu'elle attira près d'elle, bien souvent tu as manqué d'énergie, mais l'acte de courage de cette nuit me fait tout oublier, je t'aimerais rien que pour ça!

—Merci! dit le dompteur, à mon tour de te dire ce que nous avons décidé, Jean et moi. A partir d'aujourd'hui, nous nous associons. Tout en restant maître de la plus grande part de la ménagerie, puisque mon apport est plus considérable, je prends officiellement ton fils avec moi... Nous régulariserons notre situation en passant un acte devant notaire, dès que la prudence nous permettra d'y songer. Il faut laisser passer un peu d'eau sous le pont... Mais c'est dès à présent chose convenue.

—Alors, tous les bonheurs le même jour! Plus de dettes! De l'argent! Mon fils établi définitivement... devenant patron!... Et c'est à toi que je dois ça... Je ne t'en remercierai jamais assez!

Elle saisit son amant par le cou et l'embrassa sur les deux joues.

—Maintenant, secoue-moi cet air d'enterrement... Un bon dîner par là-dessus et il n'y paraîtra plus...

Puis, comme si un soupçon nouveau lui traversait la cervelle:

—Vous êtes bien sur qu'il n'y avait personne dans la ménagerie quand vous avez fait le coup?... Pas de veilleur... personne?

—Voyons, nous ne sommes pas des enfants, dit Jean en haussant les épaules.

—On n'a rien entendu du dehors?

—Allons donc! il faisait un orage du tonnerre de Dieu!... le tonnerre, les éclairs, tout le diable et son train... Je te dis que tout le monde était d'accord... jusqu'aux bêtes qui réclamaient de la pâture... Il fallait qu'il y passe... Sa dernière heure avait sonné... Ce n'est pas notre faute... Nous n'avons été que des instruments...

—Qui ont obéi à la destinée! dit le superstitieux Chausserouge, heureux de trouver dans l'argumentation de son complice une excuse propre à calmer le cri de sa conscience.

Puis, comme l'heure du repas approchait:

—Maintenant, les enfants, vous savez, assez causé. Nous n'avons plus rien à nous dire... Il ne s'est rien passé et nous ne savons rien.

Elle se pencha hors de la caravane et appela:

—Fatma, dis à Zézette de venir déjeuner.

Fatma, une belle fille brune de vingt ans environ, sortit de la tente qui avoisinait la caravane.

—Mâme Tabary, dit-elle, je sais pas ce qu'elle a, Zézette, elle est toute drôle, ce matin!

—Elle est malade? demanda le dompteur vivement.

—Je ne sais pas... Elle est couchée... elle ne se plaint pas et elle a les yeux grands ouverts.

Chausserouge descendit et entra dans la tente.

La petite fille reposait sur le lit de camp qu'on lui dressait chaque soir,—depuis que son père avait élu domicile chez Louise Tabary—à côté de ceux de Fatma et de deux autres pensionnaires de l'entresort.

Elle avait le visage empourpré, les yeux cernés, les mains brûlantes.

A l'aspect de son père, son regard se mouilla, tandis que ses traits se contractaient. Sans doute la vue de son père renouvelait en elle les émotions qu'elle avait ressenties durant la terrible veille, car un tremblement convulsif secoua tout son corps.

Chausserouge s'était assis, très tendre et très caressant, auprès de sa petite fille. Il lui tâta le pouls qui lui parut agité.

—Qu'est-ce que tu as, demanda-t-il, voyons, ma petite Zézette?

Elle regarda fixement son père, comme pour se demander si elle n'avait pas été l'objet d'un cauchemar, d'une hallucination effroyable.

Cet homme, si bon, si doux, était-il bien le même, qu'elle avait vu, la nuit précédente, distribuant à ses bêtes, des lambeaux de chair humaine?

Elle avait envie de lui crier:

—Dis, n'est-ce pas? dis que j'ai rêvé! Tu n'es pas un assassin!

Mais elle se contint et balbutia:

—J'ai eu peur... cette nuit!

—Cette nuit? dit Chausserouge dont les sourcils se froncèrent. Peur de quoi?

Elle fit un effort sur elle-même:

—J'ai eu peur de l'orage.

Au ton dont son père venait de lui poser cette dernière question, elle venait de comprendre qu'elle ne s'était point trompée. Un travail s'opéra dans son cerveau. Elle avait surpris un secret qu'elle ne devait pas connaître, un secret qui mettait dans sa main et la vie et l'honneur de son père?

Et qui sait?

Peut-être François n'était-il si tendre avec elle que parce qu'il se doutait... Peut-être était-ce une feinte et voulait-il s'assurer qu'elle, Zézette, n'avait rien vu, rien entendu? Si elle laissait entendre qu'elle savait... à quels dangers ne s'exposait-elle pas? Un homme qui n'hésite pas à tuer, n'hésiterait peut-être pas à se débarrasser de l'unique témoin de son crime?

Et une terreur instinctive la fit mentir, lui suggéra une fable qu'elle débita d'une voix haletante, entrecoupée:

—Voilà... je t'ai désobéi... Quand tu m'as dit d'aller me coucher... je suis rentrée dans la tente... Fatma et les deux autres... qui n'avaient pas travaillé étaient déjà couchées... Quand j'ai vu qu'elles dormaient, je suis ressortie... J'ai pensé que malgré la pluie... il y avait peut-être une dernière représentation chez Decker... où on joue «Peau d'âne»... J'avais envie de voir... J'ai profité d'un moment où ça tombait moins fort... et j'ai couru près des colonnes de la place du Trône où Decker est installé... Mais c'était fermé... Alors j'ai voulu revenir, mais le tonnerre s'est mis à gronder... j'ai eu peur et je me suis cachée derrière un tour de toile... J'étais mouillée... j'ai eu froid... Quand je suis rentrée et que je me suis mise au lit... je grelottais... et je n'ai pas dormi de la nuit... Voilà!

Chausserouge poussa un soupir de soulagement. La petite ne savait rien.

—C'est comme cela qu'on attrape du mal, dit-il, d'un ton fâché... Tu vas te tenir chaudement... On va te faire de la tisane et demain il n'y paraîtra plus. Voilà ce que c'est que de désobéir à son père.

Et il s'éloigna après avoir embrassé sa fille, qui ne lui rendit pas son baiser.

—Eh bien? quoi de nouveau, demanda Louise Tabary en le voyant rentrer.

—Oh! rien de grave! La petite a pris froid cette nuit, et ce matin, elle a un peu de fièvre nerveuse... C'est tout le tempérament de sa mère, cette sacrée gamine, la moindre imprudence la flanque par terre!

La vérité était que, depuis la mort d'Amélie, Zézette, habituée aux câlineries de la jeune femme, n'avait pu prendre son parti de l'abandon dans lequel la laissait son père.

Afin de ne pas la laisser seule dans la caravane que Chausserouge désertait chaque nuit, on avait imaginé d'établir son lit dans la tente des pensionnaires de l'entresort, qui étaient censées veiller sur elle.

Mais elle avait à souffrir d'un isolement encore plus pénible. Les trois femmes ne couchaient jamais dans la tente. Elles guettaient le moment où Louise rentrait dans sa caravane, et sûres dès lors de ne pas être surprises, elles se glissaient sans bruit hors de la tente et couraient rejoindre, dans les hôtels du voisinage, l'amant en titre ou l'amant de rencontre, que leur avait fourni, dans la journée, le hasard des représentations.

Tout d'abord, elles avaient été gênées par la présence de l'enfant, mais Fatma qui, par ses prévenances, avait conquis, dès l'abord, le coeur de Zézette, s'était assurée de son silence, et bientôt elles avaient pu continuer leurs expéditions nocturnes.

Zézette, d'ailleurs, trouvait son compte dans cet arrangement. Négligée par son père, elle avait reporté sur ses bêtes toute l'affection dont elle était capable.

Une fois seule, elle se levait à son tour, parvenait en talonnant jusqu'à la ménagerie, dans laquelle elle s'introduisait en passant par-dessous le tour de toile et elle allait se blottir jusqu'au matin dans un petit nid, au milieu du fourrage, à deux pas de l'Etourdi, son poney.

Mirza, qui la reconnaissait, n'aboyait pas et venait au contraire passer sa langue sur son visage. L'haleine chaude du cheval venait la caresser et elle s'endormait, paisiblement, heureuse, sans peur, au milieu de ses bêtes.

Parfois un rugissement la réveillait. Les yeux fermés, ses lèvres murmuraient le nom de la bête... qu'elle reconnaissait au son de sa voix.

—Tiens!... Rachel qui ne dort pas!

Et elle reprenait son sommeil à peine interrompu.

Chaque nuit, depuis que le veilleur avait été supprimé, elle répétait le même manège, ne regagnant la tente qu'à l'heure précise où les employés allaient arriver pour nettoyer la ménagerie et préparer la représentation.

Ses compagnes, rentrant quelques instants plus tard, la trouvaient reposant très calme, dans son petit lit et prête à se lever.

Ces escapades étaient pour elle pleines de charme.

La ménagerie, c'était sa raison d'être; toutes les bêtes étaient ses amies; Elle respirait avec délices la senteur du foin au milieu duquel elle s'enfouissait, l'odeur âcre des fauves... Elle était là dans son élément. Là, elle oubliait tout, sa mère morte, ses chagrins de petite fille...

La nuit du crime, pendant que le service était terminé, elle était venue s'installer à sa place accoutumée, au moment même où dans sa caravane, le dompteur, aidé de son complice, dépouillait Vermieux après l'avoir assassiné.

Elle n'avait rien entendu, aucun bruit, que les éclats de la foudre qui tonnait sans relâche. Elle avait fermé les yeux, puis tout à coup un son de voix l'avait éveillée et une lueur tremblante avait attiré son attention.

Soulevée sur un coude elle avait alors vu Jean Tabary... et son père, poussant l'étal sur lequel gisaient épars des membres humains... qu'ils distribuaient aux animaux!

Terrifiée par ce spectacle, elle avait été sur le point de pousser un cri... ce cri s'était étranglé dans sa gorge.

A chaque pas qu'ils faisaient, les deux hommes se rapprochaient d'elle...

Et voilà que tout à coup, au moment où ils étaient parvenus à cinq pas du fenil, en face de la cage de Néron, elle avait vu jeter à l'animal une cuisse décharnée, une cuisse humaine!...

Puis la fourche de fer de Jean Tabary avait piqué sur l'étal un nouveau morceau et elle avait reconnu la face sanguinolente de Vermieux!...

C'était le vieil usurier que les deux hommes avaient tué... et qu'ils avaient dépecé avant de le distribuer aux bêtes!...

Cette fois, son effroi avait surpassé ses forces... Ses yeux s'étaient voilés et elle était tombé sans connaissance au fond du petit nid qu'elle s'était ménagé.

Quand elle revint à elle, ranimée par l'haleine chaude du poney, qui promenait son nez sur le visage glacé de sa petite maîtresse, le jour allait poindre.

Elle rassembla ses esprits, frémit au souvenir du spectacle auquel elle avait assisté, bien involontairement, crut un instant avoir rêvé, mais la présence des deux hommes qu'elle vit à l'autre bout de la ménagerie, occupés à un travail dont elle ne put se rendre compte à cause de l'éloignement, la convainquit qu'elle ne s'était pas trompée.

Elle n'eut plus qu'une idée: se sauver, regagner la tente sans qu'on la vît.

Et elle y parvint en profitant d'un moment où son père et Jean Tabary procédaient, toujours à l'aide de leur lanterne, au nettoyage de la cage extrême, occupée par les tigres.

Elle ne respira à l'aise que lorsqu'elle se sentit étendue entre les draps de son lit de camp. Mais sous le coup de la réaction qui s'opéra en elle, une fièvre la saisit qui ne la quitta plus jusqu'à l'heure où son père vint prendre de ses nouvelles.

Toutefois, et en dépit des recommandations de François, elle se leva dans l'après-midi.

Comme si la nature entière se réjouissait de la disparition de l'usurier, un soleil splendide fit affluer le public sur le champ de foire.

On eût dit que le hasard taquin avait renoncé à tenir rigueur aux forains, maintenant qu'à leur insu ils n'étaient plus sous le coup d'un remboursement qu'il leur eût été, la veille, impossible d'effectuer.

Jamais depuis huit jours, on n'avait vu pareille affluence de monde, même le jour de Pâques; jamais on n'avait réalisé d'aussi belles recettes.

Cette circonstance inspira à Jean Tabary quelques réflexions philosophiques:

—Dire que si nous avions eu ce temps-là hier, murmura-t-il à l'oreille de Chausserouge, Vermieux serait encore en vie... Demain nous aboulerions les trois cents francs que nous gagnerons peut-être aujourd'hui et nous serions moins riches, moi de douze mille francs, toi de la même somme... et tes dettes en plus! A quoi tient la vie d'un homme, tout de même! A un orage!... Tu avais raison! Il n'y a pas à dire! C'est la destinée!

Mais le dompteur n'était pas en train de philosopher. A mesure que l'heure s'avançait, une sorte d'inquiétude intime, sinon de peur, et qu'il n'avait jamais éprouvée avant d'entrer dans les cages l'étreignait et le rendait nerveux.

Quand, après le déjeuner, il descendit dans la ménagerie et qu'il passa devant les cages, il se sentit agité par un petit frémissement.

Il éprouvait un sentiment bizarre tel qu'il n'en avait jamais ressenti en face de ses pensionnaires, une sorte de crainte superstitieuse qu'il ne s'expliquait pas.

Invinciblement, et quelque effort qu'il fît pour la chasser, la vision obsédante de la scène de la nuit revenait devant ses yeux.

Sur l'étal il revoyait les membres pantelants de Vermieux et, dans le regard de ces bêtes qui avaient dévoré le corps de l'usurier, il lui semblait retrouver le regard de la victime.

Au moment d'entrer dans les cages une terreur nouvelle l'envahit. La vieille tradition des dompteurs lui revint en mémoire. La chair humaine avait un goût... et, quand les animaux en avaient mangé une fois...

Et ce Tabary qui avait passé outre, qui avait défié la légende, en donnant au plus redoutable des fauves, au plus difficile à manier, les plus gros morceaux!...

Avant de frapper les trois coups, il hésita...

Mais il songea que de l'autre côté de la cloison qui le séparait des cages tout un public attendait, un public comme il était déshabitué d'en voir à la ménagerie.

L'amour-propre finit par dominer l'effroi, et, bien que le front baigné de sueur, il fit effort sur lui-même et il heurta la porte du pommeau de son fouet.

—Passez! cria de l'extérieur Jean Tabary.

Il entra et se trouva en face de ses deux lionnes sauteuses. Rien d'insolite dans l'attitude des deux bêtes; alors, subitement, il recouvra son sang-froid.

Il eut honte de lui-même, et comme pour se punir de son instant de faiblesse, il redoubla d'audace.

Bien que les lionnes fussent dociles, il se montra brutal, les pourchassa à coups de fouet, les fouailla impitoyablement, trouvant une sorte de plaisir âcre à se venger sur elles de sa peur.

Et les exercices se succédaient; tous ses pensionnaires défilèrent devant lui, menés rondement, manoeuvrés avec une vigueur et une témérité à laquelle il ne les avait pas habitués.

Et le public enthousiasmé par cette furia dont il ne pouvait pas soupçonner le mobile, acclamait le dompteur à chacune de ses entrées de cage.

Énervé par la lutte, excité par les applaudissements, Chausserouge accomplit des prodiges.

Il lui vint subitement en tête de nouvelles idées qu'il eut la fantaisie de mettre immédiatement en pratique, et sa volonté réduisait les animaux affolés à une obéissance qu'il n'avais jamais obtenue jusqu'ici.

Jean Tabary suivait d'un oeil étonné les péripéties émouvantes de ce duel.

—Mâtin! pensait-il, le patron est nerveux! C'est l'affaire d'hier qui lui a secoué le sang! Mais quel succès!...

Il y eut un petit entr'acte avant le dernier numéro. François devait terminer la représentation par les exercices habituels de Néron, le grand lion à crinière noire, dont l'âge avait fait le pensionnaire le plus redoutable de la ménagerie.

Pendant qu'on sablait à nouveau la cage centrale, Tabary rejoignit le dompteur dans le réduit où il attendait que tout fût préparé et qu'on eût introduit l'animal. François Chausserouge, l'oeil fiévreux, épongeait son front baigné de sueur.

—Eh bien! lui dit Jean, tu vas bien quand tu t'y mets. Mais, tu sais, sois prudent, tout de même... avec Néron. Il n'entend pas la plaisanterie.

—Ne t'occupes pas de ça, riposta le dompteur, d'un ton saccadé, il faudra qu'il marche... comme les autres!

Un instant après, il se trouva face à face avec le lion. Mais Néron était aussi dans ses heures de lubie. Il montra une indocilité qui exaspéra la nervosité de Chausserouge.

Ne pouvant contraindre l'animal à l'obéissance par ses moyens habituels, Chausserouge s'arma de sa fourche, marcha au devant du fauve qui, tapi dans un coin, les oreilles basses et grondant la colère, le couvait sournoisement du regard et il s'acharna sur lui.

Vaincu par la douleur, fasciné par l'oeil brillant de son dompteur, Néron bondit, sauta, lançant des coups de patte qu'esquivait à chaque coup Chausserouge en rejetant le haut de son corps un arrière.

A chaque audace nouvelle, à chaque attaque parée, le public, que passionnait cette lutte, applaudissait.

Enfin, épuisé, haletant, après avoir successivement accompli toute la série de ses exercices habituels, le lion s'accula dans un angle, le poil hérissé, la gueule sanglante...

Alors Chausserouge s'avança au bord de la cage, salua la foule, puis rejetant son fouet et sa fourche, il s'approcha de Néron, saisit de ses deux mains les mâchoires puissantes de son adversaire et, se penchant en avant, il introduisit la moitié de sa tête dans la gueule béante du monstre...

Un cri d'effroi retentit dans l'assistance, devant cet acte inouï de témérité.

Tout à coup, le dompteur se sentit pris comme dans un étau. Les mâchoires de la bête, détendues par son effort, se refermaient progressivement, les crocs s'enfonçaient, comprimaient les os du crâne.

Son corps eut un brusque ressaut en arrière, mais impossible d'échapper à l'implacable étreinte...

Dans cette seconde suprême, Chausserouge eut la conscience qu'il était perdu. Il fit appel à toutes ses forces, poussa un cri étouffé:

—A moi! Jean!

Puis, de ses doigts nerveux dont l'imminence du danger triplait la puissance, il serra à l'étouffer la gorge du monstre.

Par bonheur Jean Tabary, qui redoutait une catastrophe depuis le commencement de cette extraordinaire séance, se tenant prêt à porter secours à son associé, avait gardé à portée de sa main une barre longue et aiguë.

Il en porta, à travers les barreaux, un coup terrible dans les flancs du lion qui entr'ouvrit la gueule et Chausserouge, profitant de ce mouvement, se redressa d'un coup de reins.

Les crocs avaient creusé de chaque côté de sa face de larges sillons.

Bien qu'aveuglé par le sang, méconnaissable, il s'était aussitôt penché, rapide comme l'éclair, avait ramassé sa fourche et de nouveau avec rage, il était revenu à la charge. Le public debout, massé devant la cage, épouvanté, poussait des cris d'effroi...

En vain Tabary continuait à harceler la bête pour l'empêcher de se ruer sur son dompteur, et il clamait de toute sa force:

—En arrière! En arrière! Sors! on va t'ouvrir!

Chausserouge n'entendait rien, il frappait en aveugle, trouant à chaque coup la peau du fauve.

Hurlant de douleur, affolé à son tour, rendu furieux par la souffrance, saignant de toutes parts, le lion bondissait, s'écrasant la tête contre les barreaux.

François sans relâche, poursuivait son oeuvre de vengeance, cognant au hasard, comme un fou... Tout à coup, Néron poussa un rugissement formidable, s'enleva des quatre pattes et retomba comme une masse, la langue pendante. La fourche, poussée d'une main ferme, s'était enfoncée tout entière dans son côté.

Ce fut alors un spectacle horrible...

Comme s'il eût voulu le clouer vivant au plancher de la cage, sans se soucier des coups de griffe que l'animal lançait dans le vide, le dompteur s'acharnait sur son pensionnaire...

Enfin, les rugissements cessèrent pour faire place à des grondements étouffés, la queue cessa de battre les barreaux et le corps du monstre resta immobile baignant dans une mare de sang.

La frénésie du dompteur se calma immédiatement. Un voile passa devant ses yeux, il trébucha et tomba dans les bras des garçons de piste qui, debout derrière la petite porte, étaient entrés dès que l'animal, désormais sans mouvement, eût cessé de leur inspirer de la crainte.

Dès lors, ce fut dans tout l'établissement un tumulte indescriptible. Le dompteur était-il blessé grièvement?... Le lion était-il mort?

Jean Tabary, très émotionné par le spectacle auquel il venait d'assister, eut toutes les peines du monde à faire évacuer la baraque; puis, dès qu'il eut fait fermer l'auvent de la ménagerie, il courut à la caravane où l'on venait de transporter le blessé.

Déjà, un médecin qui s'était trouvé mêlé à l'assistance, s'occupait à lui donner les premiers soins. Les blessures, bien que profondes, n'étaient pas graves.

Il lava soigneusement le visage de Chausserouge, à demi évanoui, pansa les plaies béantes, et tout de suite, il put rassurer Louise qui se lamentait.

—Je l'ai toujours dit! Il était trop brave! trop téméraire! Ça devait arriver!

—Ne craignez rien! répliqua le docteur. La convalescence sera longue, douloureuse, mais, dès à présent, je réponds de sa vie!

A côté du lit, Zézette considérait le blessé, l'oeil sec, comme si une pensée profonde la rendait indifférente à l'accident dont venait d'être victime son père.

Profitant d'un instant où on l'avait laissée seule, elle s'était levée, s'était glissée dans la ménagerie et enfouie dans la cachette d'où elle avait assisté la veille au dépeçage de Vermieux, elle avait suivi toutes les phases de la lutte d'où Chausserouge était sorti vainqueur, mais le visage en lambeaux.

Comme hypnotisée par ce spectacle, pas un cri ne s'était échappé de sa gorge, et maintenant dans sa petite tête s'agitaient des pensées confuses, nullement étonnée d'une issue qui lui apparaissait la suite logique du crime de la nuit.

N'était-ce pas le commencement fatal de la punition réservée aux criminels? N'était-ce pas le commencement de la revanche de Vermieux?

Mais ni un mot, ni un geste, qui pût faire soupçonner à quiconque quelles idées contradictoires bouillonnaient au fond de sa cervelle d'enfant. Elle n'éprouvait plus pour son père l'affection d'autrefois...

Il lui semblait que «son bon François» était mort et qu'il avait fait place à un homme méchant... dont la vue ne lui causait pas d'horreur, puisqu'il ressemblait à son père, mais pour lequel elle éprouvait une aversion instinctive.

Aussi, quand Chausserouge revenu à lui et apercevant sa fille assise à son chevet, l'attira à lui, en disant d'une voix lente:

—Tu as bien failli ne plus me revoir, fifille!

Elle hésita avant de lui tendre son front.

Elle finit cependant par se pencher, puis quand il l'eût embrassée:

—Tu aurais été orpheline, vois-tu, continua le dompteur. J'aurais été retrouver ta mère, si je n'avais pas eu la force d'abattre Néron... Mais Louise aurait eu soin de toi, n'est-ce pas, Louise?

—Peux-tu en douter! s'exclama la Tabary. Ah! tant que je serai là, la pauvre petite ne sera pas malheureuse. Mais tais-toi, ne parle pas, ça te fait mal et le médecin l'a défendu.

Elle voulut prendre la petite fille sur ses genoux, mais, boudeuse, Zézette recula, repoussa les mains de Louise qui se tendaient vers elle et resta accoudée au lit de son père. Cette Tabary, elle la détestait... sincèrement, sans restriction!

Et ce Jean,, l'autre, qui avait certainement poussé Chausserouge à commettre un crime!

—Ah! celui-là, elle n'eut jamais voulu se trouver en sa présence. Il était le mauvais génie de la maison. Que de fois n'avait-il pas fait pleurer sa mère! Et aujourd'hui n'était-il pas cause si elle ne pouvait plus aimer son père?

Cependant, Chausserouge, à qui revenait peu à peu la mémoire des faits, maintenant que la douleur légèrement calmée lui laissait un peu de répit, interrogea:

—Et Néron? Est-ce que je l'ai tué?

—Non, répondit Jean, mais il n'en vaut guère mieux.

—Ah! dit le dompteur en fermant les yeux.

Et il n'en demanda pas davantage.

En effet, aussitôt que les soins qu'on avait dû prodiguer à Chausserouge avaient laissé quelque répit, on s'était occupé de Néron.

L'animal donnant encore signe de vie, on avait fait venir le vétérinaire. Grâce à l'état de faiblesse du lion, qui respirait à peine, on avait pu l'approcher, le panser, le faire glisser sur un lit de paille hors de la cage centrale et l'établir dans une cage voisine.

Quand Tabary interrogea le vétérinaire sur l'issue probable de l'aventure:

—Je ne puis rien vous dire, répliqua le praticien, avec ces bêtes-là, on ne sait jamais... On les croit mortes et elles renaissent à la vie comme par enchantement... Leur nature offre tant de résistance... La grande difficulté ce sera de pouvoir soigner votre pensionnaire quand ses forces seront un peu revenues... Ces animaux-là ont beaucoup de mémoire et beaucoup de rancune. Il y aura à l'avenir, s'il en réchappe, de grandes précautions à prendre.

—Enfin, vous croyez que nous le sauverons?...

—Peut-être!

—Ah! tant mieux, songez donc! la plus belle pièce de la ménagerie!

Dans la soirée, Chausserouge eut la fièvre. On dut faire revenir le médecin. Celui-ci prescrivit un repos absolu, la diète, et dans la crainte d'un érysipèle, prodigua les antiseptiques, mais, après son départ et dès que la nuit fut complètement venue, la fièvre se changea en délire.

Très agité, le visage en feu, le dompteur prononça des mots sans suite.

—Fais sortir tout le monde, dit Jean tout bas à sa mère, il ne sait plus ce qu'il dit... il serait capable de manger le morceau...

On envoya Zézette se coucher et Louise Tabary déclara qu'elle se chargeait seule de veiller le malade. Au besoin, et pour le cas où elle serait trop fatiguée, son fils la suppléerait. Bien lui en prit, car vers une heure du matin, le mal empira et prit d'inquiétantes proportions.

Chausserouge eut le cauchemar. Au moment où on le croyait assoupi, de terrifiantes hallucinations vinrent troubler son sommeil. Il se dressa sur son séant, les pupilles dilatées, arracha d'un geste brusque l'appareil qui emprisonnait sa face et le doigt fixé sur la porte:

—Néron! Voilà Néron! attends, sale bête! Tu ne veux pas... Tu ne veux pas sauter... Attends que je prenne ma fourche! Tiens! Tiens! attrape!

Et il battait l'air de ses deux bras, mimant la lutte de la veille. Puis, tout à coup, il poussa un cri:

—Ce n'est pas Néron! C'est Vermieux... Il ricane. Il n'est pas mort! Il s'avance! Il me prend! Il me mord! Ma tête! Ma tête! A moi! Au secours! C'est Vermieux... Vermieux qui revient! Va-t'en, je te dis! Va-t'en!

Et il entourait son front de ses deux mains et, comme pour échapper à une étreinte imaginaire, enfouissait son front sous l'oreiller. Il roulait sur son lit.

En vain, Louise Tabary et Jean consternés, craignant à chaque minute que ses cris n'eussent un écho au dehors, tentaient-ils de te calmer.

—Mais non! Mais non! Il n'y a personne! Voyons! Calme-toi!

Chausserouge ne voulait rien entendre.

—Je vous dis que si! C'est Vermieux qui revient. Je le vois bien! Il est là. Il ricane, tiens, là, dans le coin! Mais va-t'en donc, démon! C'est lui qui s'est vengé! C'est lui qui m'a fait mordre par Néron! Mais je le tuerai! Je vous jure, je le tuerai!

Enfin, la voix s'éteignit dans sa gorge. Épuisé par cet effort, il retomba haletant sur son lit.

Louise épongea soigneusement le visage de François humide de sueur et de sang, humecta et rafraîchit les plaies à l'aide de compresses imbibées d'aromates et le dompteur tomba dans une prostration qui subsista jusqu'au matin.

—Il a eu une nuit fort agitée, dit Louise au docteur, quand il revint prendre des nouvelles du malade.

—Alors il serait peut-être prudent de le faire transporter dans un hôpital ou une maison de santé... Il y serait plus aisément et plus efficacement soigné...

—Non! interrompit vivement Louise, qui ne se souciait pas qu'une pareille scène se renouvelât devant des étrangers. François a horreur des hospices... Ici nous serons à même de lui donner tous les soins que nécessitera son état, et l'idée qu'il est à côté de sa ménagerie, que ses bêtes ont besoin de lui, hâtera sa convalescence.

Cependant, la nouvelle de l'aventure, grossie comme toujours, s'était répandue rapidement, non seulement sur tout le Voyage, mais dans tout Paris.

De plusieurs journaux on était venu interroger Jean Tabary qui, heureux de la réclame dont allait bénéficier l'établissement, s'était prêté très complaisamment aux interviews.

Des camelots parcouraient les rues, des feuilles sous le bras, criant:



DEMANDEZ LE TERRIBLE ACCIDENT
DE LA MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE
Derniers détails!—Cinq centimes!


Dès le lendemain, la ménagerie fut littéralement envahie. On venait demander des nouvelles du dompteur. On voulait voir Néron. Jean Tabary résolût alors d'ouvrir au public les portes de l'établissement.

Pour une somme modique, on était admis à visiter les animaux et plusieurs fois par jour, l'explicateur donnait les mêmes détails qu'aux représentations ordinaires.

La foule stationnait longuement devant la cage où gisait le lion blessé.

Au bas de cette cage, on avait accroché une large pancarte, portant ces mots:



NÉRON
LION DE L'ATLAS
qui le 7 avril a failli dévorer le dompteur Chausserouge.


Après le récit émouvant que faisait de la lutte l'adroit bonisseur, les assistants se retiraient pour faire place à de nouveaux curieux.

—Quel dommage! dit Jean Tabary à sa mère, que nous n'ayons personne pour faire une entrée de cage!... C'est toujours notre chance... Si, comme j'en ai eu l'idée un moment, j'avais appris le métier...

—Il n'y a pas que Chausserouge au monde, dit Louise. Tu ne pourrais pas trouver un dompteur sans ouvrage, qui consentirait à servir chez nous, en attendant le rétablissement de François?

—Pourvu qu'il se rétablisse! dit le jeune homme.

—Il le faut, riposta la mère, nous n'avons pas signé l'acte d'association, après il pourra se faire boulotter, s'il veut..., et ajouta-t-elle cyniquement, le plus tôt sera le mieux... Avec ses scrupules et ses cauchemars, il finira par nous compromettre, cet animal-là!... Ce serait vraiment dommage, au moment où la veine paraît tourner et où nous voilà presque au-dessus de nos affaires!... Au fond, c'est très heureux, cet accident... si jamais nous avions pu être soupçonné, le bruit qu'on fait autour de nous maintenant déroutera les recherches... C'est pas ici qu'on viendra demander des nouvelles de Vermieux... alibi tout trouvé! Chausserouge au lit! La ménagerie en l'air, envahie par les curieux... Ce ne serait pas le moment de commettre un crime... si la chose n'était pas faite!

—C'est vrai tout de même, dit Jean Tabary frappé de l'observation de sa mère.

—Et pense, ajouta la mégère, si un second malheur, définitif cette fois, allait arriver à François... après l'acte d'association signé... C'est nous qui resterions les seuls maîtres... les patrons.

—Oui, mais il y a Zézette qui hériterait?

—Zézette est mineure... et c'est nous qui serions les tuteurs, dit Louise avec un sourire mauvais. Aie donc confiance en moi, fillot!... En attendant occupe-toi de me trouver un remplaçant provisoire à Chausserouge!

Le jour même, Jean Tabary se mit en quête.

Sur les indications obligeantes d'un forain de ses amis, il parvint à découvrir son homme.

Un jeune dompteur, très connu sur le Voyage sous le nom de Giovanni, était actuellement sans emploi.

Il s'aboucha avec lui et tout de suite fit affaire.

—Vous arrivez, dit le belluaire, juste au moment où je me préparais à aller vous faire mes offres de service. J'ai appris l'accident survenu à Chausserouge et je pensais, en effet, que vous deviez vous trouver dans l'embarras...

—Vous n'avez pas peur de prendre la succession de Chausserouge?

—Alors, je ne serais pas dompteur! répliqua le jeune homme en souriant. Pour nous autres, qui avons l'habitude du métier, nous trouvons dans le danger un attrait irrésistible et d'ailleurs, y a-t-il tant de danger? A part Néron, qui doit être mort...

—Non, il est grièvement blessé et nous espérons le sauver.

—Eh bien! à part Néron, les autres bêtes ne sont pas dangereuses. Je connais Chausserouge, je sais ses exercices par coeur et je me fais fort après une répétition pour habituer les bêtes à moi, de paraître en public... Je vous demande seulement de chauffer un peu mon entrée de cage.

—Ne craignez rien! Nous allons profiter de la réclame de l'accident et faire une sérieuse publicité. Comptez sur moi.

—Eh bien! Alors, quand vous voudrez.

—Dès demain, dit Jean Tabary enchanté.

Séance tenante, il fit signer à Giovanni un engagement, puis, après la conclusion du traité, la conversation s'engagea, très amicale, chacun donnant à l'autre les renseignements qui pouvaient l'intéresser.

Giovanni raconta son histoire. Il était né à Montmartre avait fait chez son père, patron menuisier, son apprentissage.

Il n'avait pu s'accoutumer à une existence calme et tranquille; il rêvait de devenir acteur ou saltimbanque, trouvait un charme infini à la vie libre, indépendante et bohème.

Le soir, dès qu'il avait dîné, il s'échappait de la maison paternelle et courait au théâtre Montmartre, où on l'avait admis comme figurant, et c'était pour lui une grande joie de revêtir les oripeaux brillants des drames de cape et d'épée.

Puis, un beau jour, le Voyage étant venu s'installer boulevard de Clichy, le jeune homme devint chez Devisme ou au théâtre Decker une «tête à l'huile»[4] très assidue.

On le remarqua; on l'encouragea; il finit par se faire engager à de dérisoires appointements et quand le Voyage leva le siège, sa résolution était prise. Il abandonna la maison paternelle et le métier de menuisier et partit.

Depuis, il avait fait un peu tous les métiers, bonisseur, pitre, etc. Il ne tarda pas à trouver sa véritable voie.

Entré en dernier lieu comme garçon de piste à la ménagerie Bella-Mina, il dut défendre la baraque de sa patronne contre l'envahissement d'une bande d'énergumènes réclamant à grands cris le renvoi de l'orchestre composé en grande partie de musiciens allemands.

Pour calmer l'effervescence, la dompteuse dut se résoudre à remplacer ces étrangers par des Français, mais il n'était pas facile d'en recruter du jour au lendemain.

Giovanni,—c'était le pseudonyme qu'il avait choisi depuis son arrivée sur le Voyage, car il s'appelait de son vrai nom Émile Pascaud,—s'offrit de reconstituer la petite troupe; il se souvint que lui même jadis avait fait partie de l'Harmonie Montmartroise, en qualité de piston, et pour prix de son service, il s'adjugea le titre de chef d'orchestre.

Dès lors, il devint le bras droit de Bella-Mina.

Il s'acquittait fort bien, avec une rare intelligence, de ses nouvelles fonctions et la dompteuse n'eut pas à regretter le départ de ses anciens pensionnaires.

Elle s'adjoignait ordinairement un aide, ce qui rendait ses représentations fort intéressantes, mais, un beau jour, après une prise de bec avec Gladiator, son second, elle resta seule pour diriger sa maison et faire ses entrées de cage.

Ce fut encore Giovanni qui la tira d'affaire.

—Patronne, lui dit-il, depuis que je vous vois, je me suis mis dans la tête de faire comme vous... Chaque jour je vous admire et je vous envie... Je crois qu'après avoir bien cherché, ma vocation s'est révélée... Je veux être dompteur!... Puisque vous voilà seule, c'est l'occasion de m'essayer... Voulez-vous me donner quelques leçons et m'autoriser à vous suppléer?

—Mais, mon garçon, le métier ne s'apprend pas en une minute, ni en un jour. Il ne suffit pas de vouloir, il faut un long apprentissage.

—Qui vous dit que je ne l'aie pas fait un peu, l'apprentissage nécessaire... Moi, le danger m'attire... j'aime les bêtes et on dirait qu'elles reconnaissent en moi un homme destiné à vivre avec elles... Je ne vous l'ai jamais dit, mais quand j'étais garçon de piste et que j'avais pour tâche de nettoyer les cages, bien souvent, sans vous le dire, je suis entré faire mon office, par bravade et par plaisir, sans avoir pris le soin de faire au préalable sortir les animaux... Il ne m'est jamais rien arrivé... Et depuis je vous ai tant vu... qu'il me semble que rien ne me sera plus facile que de vous imiter et de me faire obéir.

Bella-Mina considéra curieusement ce grand garçon si enthousiaste et si sûr de lui-même. Après tout, n'était ce pas comme cela que les vocations se manifestaient d'ordinaire?

Giovanni était inconnu du public. Il était jeune—vingt ans à peine—bien fait de sa personne, joli garçon. Pourquoi ne réussirait-il pas?

Et alors, en le présentant comme son élève, quelle réclame ne se ferait-elle pas? De plus, il lui devrait tout et elle se l'attacherait.

Il y avait pour elle tout bénéfice à accepter, d'autant plus que Giovanni coûterait moins cher qu'un professionnel. Elle accepta. L'expérience ne tarda pas à la convaincre qu'elle avait eu raison. Giovanni eut un début excellent.

Encouragé, il prit, de jour en jour, plus de goût à son métier, s'ingénia à imaginer des numéros inédits, difficiles, et au bout de trois ans il égalait sa patronne, qui pourtant jouissait d'une certaine célébrité.

Bella-Mina en conçut sinon de la jalousie, du moins un secret dépit, qui se manifesta dans diverses circonstances où elle n'eut pas toujours pour son aide le ménagement qu'il eut été en droit d'attendre.

Il avait toujours fait son service irréprochablement, avait contribué pour beaucoup au succès de l'établissement, et il eut mérité plus d'égards qu'on n'en avait pour lui, mais deux raisons lui faisaient supporter les petits ennuis de la vie commune: la première, c'est qu'il éprouvait un grand attachement pour ses bêtes, dont il connaissait aujourd'hui les moeurs, le caractère, le tempérament; la seconde, c'est qu'il caressait au fond de son coeur un rêve quelque peu ambitieux.

La ménagerie appartenait en propre à Bella-Mina qui était restée veuve avec une fille, assez jolie, âgée maintenant de dix-sept ans.

Cette jeune personne, très bien élevée, et à laquelle sa mère avait refusé de faire embrasser l'aventureuse carrière de dompteuse, était l'unique héritière et Giovanni se disait que s'il pouvait rester en place jusqu'à l'heure où sonnerait forcément pour Bella-Mina qui allait maintenant sur ses quarante ans, l'heure de la retraite, il deviendrait l'homme indispensable et probablement le mari de la reine.

Bella-Mina aimait trop ses animaux pour se résigner à les voir passer dans des mains étrangères.

Mais il se trompa dans ses calculs. Il laissa voir qu'il fondait des espérances sur l'éventuelle succession de la dompteuse, et celle-ci ne le lui pardonna pas.

Les tiraillements entre sa patronne et lui s'accentuèrent de jour en jour et un beau matin une scène violente éclata. Bella-Mina lui reprocha amèrement de ne lui montrer que de l'ingratitude pour tout le bien qu'elle lui avait fait.

Elle l'avait ramassé dans la crotte, c'était le cas de le dire, elle lui avait donné gratuitement des leçons. S'il était aujourd'hui quelque chose, c'était à elle qu'il le devait et maintenant il abusait de la situation... Il désirait sa mort! Elle en avait assez de faire le bien!

Et avait-on jamais vu un pareil toupet! Lui, Giovanni, un garçon de piste, recueilli par elle, qui végéterait encore à quarante sous par jour si elle ne l'eût rencontré sur sa route, se permettre de lever les yeux sur une jeune fille arrivée du couvent, distinguée et apportant en dot une fortune!... une des plus belles ménageries du Voyage!

Non, décidément, il n'y avait que les sans-le-sou pour ne douter de rien!

Giovanni avait quelques économies; furieux d'avoir été déçu dans son espoir, humilié d'une pareille sortie, révolté de la malignité de cette femme qui faisait sonner bien haut les services rendus en omettant de tenir compte des succès personnels qu'il avait eus, lui, et qui n'avaient pas nui à la prospérité de la ménagerie, il demanda son compte.

Et depuis quinze jours il se reposait, lorsque Jean Tabary vint lui proposer de l'engager.

—Je suis content de savoir tous ces détails, dit Jean, parce qu'ils vont nous servir. Nous allons faire pester la Bella-Mina. Elle se figure évidemment vous avoir irrémédiablement jeté à la côte, nous allons lui prouver, et victorieusement, qu'on peut travailler hors de chez elle. Laissez-moi faire!

En effet, des annonces adroitement libellées furent, par les soins de Jean Tabary, insérées dans les journaux.

En substance, il y était dit que seul, après l'accident survenu à Chausserouge, un jeune homme s'était senti le courage d'affronter, sans exercice préalable, ces terribles animaux qui avaient failli dévorer leur propriétaire.

C'était le fameux Giovanni, un dompteur de vingt-trois ans, dont on avait pu apprécier chez Bella-Mina le sang-froid et la surprenante audace.

On conviait donc le public à venir applaudir ces débuts extraordinaires. L'affluence fut énorme et Giovanni, comme il l'avait prévu, après la petite répétition à huis-clos qu'il avait exigée, n'eut aucune peine à se faire obéir des animaux, rompus à tous les exercices par de longs mois d'entraînement.

Il n'avait pas eu, naturellement, à présenter Néron, gisant toujours sur sa litière.

Dès lors, la ménagerie redevint à la mode.

Il avait suffi d'un accident pour ramener l'attention sur cette exhibition délaissée, à moins, ajoutait in petto Jean Tabary, que ce ne soit la façon brusque dont nous avons débarrassé le Voyage de cette crapule de Vermieux, qui nous ait porté bonheur.

La fortune favorise les audacieux.

On fit part à Chausserouge du changement opéré et de l'engagement de Giovanni, avec toutes sortes de ménagements.

Le dompteur, dont la fièvre s'était calmée, et qui passait maintenant ses journées dans un profond mutisme, tout à ses pensées et comme accablé par le mal, se plaignit vivement qu'on eût pris une semblable décision sans le prévenir.

—On pouvait me consulter, répétait-il, ça ne me plaît pas beaucoup que mes bêtes, qui sont habituées à moi, soient manoeuvrées par un autre.

—Mais, répliqua Tabary, sais-tu que nous perdions tous les jours de l'argent et que par le temps qui court, il ne s'agit pas de laisser échapper une occasion. Songe donc que ton accident a fait un bruit énorme et que nos recettes se ressentent de la réclame, de la publicité qui s'est faite autour de nous.

—Ça ne fait rien! ça ne fait rien! ne cessait de répéter François Chausserouge.

Pourtant, quand on lui eut dit sur quel homme le choix de Tabary s'était arrêté:

—Puisqu'il le fallait absolument, dit-il, j'aime mieux que vous ayez choisi Giovanni de préférence à tout autre. Je connais son travail. Il est adroit, jeune, courageux, j'ai plus confiance en lui qu'en un vieux, qui eût abruti mes bêtes et les eût rendu quinteuses et rétives. Au moins vous êtes content de lui?

—Très content! Il s'inspire de tes traditions, a sensiblement le même jeu que toi et il porte beaucoup sur le public.

—Bon!... je voudrais le voir...

Et Chausserouge, après avoir félicité le jeune homme, le retint près de lui, lui donna diverses explications, des conseils sur la manière de traiter tel ou tel pensionnaire et d'en tirer la plus grande somme possible d'obéissance.

Il le félicita sur le courage qu'il avait montré en acceptant une si périlleuse succession, et Giovanni laissa le dompteur si content de ses réponses que celui-ci félicita presque Jean de son initiative.

—Si tu m'avais consulté, j'aurais probablement refusé et je confesse que j'aurais eu tort. Ce garçon me plaît beaucoup.

Puis il retomba dans ses pensées profondes qui l'absorbaient des journées entières, ne retrouvant la parole que pour demander des nouvelles de la recette ou du lion blessé dont l'état ne s'était pas aggravé.

Enfin, un jour, comme s'il eut cédé à une secrète préoccupation, il appela à lui Louise et Jean Tabary.

—Écoutez, dit-il, je crois qu'il est temps maintenant d'assurer sur des bases régulières notre association. Dans la situation actuelle, cela n'étonnera personne.

Et comme ses deux interlocuteurs se récriaient, déclarant qu'on avait bien le temps d'y penser.

—Non! non! insista le dompteur, on ne sait ni qui vit ni qui meurt! Vous le voyez bien, après ce qui vient de m'arriver, à moi, qui depuis plus de quinze ans que j'exerce le métier, n'ai jamais attrapé une égratignure... Si Néron revient à la vie et qu'il ait un remords de conscience, je serais capable de n'être plus aussi heureux et puis, je ne sais pas... mais je ne me sens pas tranquille... Je tiens à ce que nous régularisions les choses.

Il s'interrompit un instant.

—Ma ménagerie, mes bêtes, c'est ma vie! Eh bien, si je meurs, je ne veux pas m'en aller avec la pensée que tout cela sera dispersé ou tombera entre des mains étrangères... Si Zézette avait l'âge, si c'était une grande fille, je serais tranquille... Elle est encore plus enragée que moi!... Mais c'est une gamine... mine... Je ne veux pas qu'on puisse dire quelque chose et que votre ingérence soit contestée... Vous avez des droits, un apport social, vous m'avez rendu de nombreux services... vous êtes des amis auxquels je sais qu'on peut aveuglément se fier... Tout ça doit entrer en ligne de compte... Je désire qu'après moi vous soyez les tuteurs de l'enfant... et que vos parts de propriété soient nettement établies. En défendant vos intérêts, vous défendrez ceux de ma fille...

—Mais, mon vieux François, tu parles comme un homme qui va passer demain! Est-ce que tu deviens fou?

—Non je ne suis pas fou et je n'ai pas envie de le devenir... Mais, pour ma tranquillité, je veux que l'on fasse ce que je dis.

Il fallut obéir. On manda un notaire, qui écouta les déclarations du dompteur, dressa un acte en règle où Jean Tabary était déclaré co-propriétaire de la grande ménagerie Chausserouge. Les parts de propriété furent divisées par tiers. François en possédait deux tiers et Jean un tiers seulement.

—Maintenant, dit Chausserouge, je suis plus tranquille.

Il fit venir Zézette, à qui il rendit compte de la décision qu'il venait de prendre dans l'intérêt de son avenir pour le cas où un malheur surviendrait.

Elle était assez grande maintenant pour comprendre et il était bien sûr que, le cas échéant, elle saurait, comme toujours se montrer soumise et reconnaissante pour les bons soins que prendraient d'elle à son départ ses tuteur et tutrice.

Sans répondre, Zézette lança un regard haineux à Jean Tabary, puis elle cacha sa figure dans ses mains et éclata en sanglots.

—Mon Dieu! dit Louise, quelle idée aussi de faire inutilement de la peine à cette petite!

Et elle chercha à attirer l'enfant vers elle, mais Zézette se réfugia contre le chevet de son père, montrant une répugnance si nette à répondre aux avances de la mégère que celle-ci jugea inutile d'insister.

—Pourquoi n'es-tu pas plus gentille que cela pour Louise? demanda Chausserouge à sa fille quand les Tabary furent sortis.

—Parce que, répondit l'enfant en regardant fixement son père; parce que je ne les aime pas... Ce sont de méchantes gens.

—Maintenant, dit Louise à son fils dès qu'elle fut sortie de la caravane où reposait le dompteur, Chausserouge peut mourir... je ne le retiens plus!

—Tu sais que si ça arrivait nous aurions rudement de fil à retordre avec la gamine, dit Jean que l'aversion obstinée de Zézette avait frappé.

Louise Tabary haussa les épaules:

—Alors... tant pis pour elle! prononça-t-elle d'un ton ferme. Tu ne voudrais pas que je me laisse faire la loi par une morveuse!


[4] On appelle tête à l'huile les figurants qui prêtent leur concours gratuitement, pour l'amour de l'art.

XII


Pendant les premiers jours qui suivirent l'accident, il avait été facile de soigner Néron. L'animal gisait sans force, presque sans mouvement, entre la vie et la mort.

On l'avait nourri à l'aide de sondes, combattant la fièvre et l'affaiblissement des premières heures par les soins incessants que lui prodiguaient les garçons de piste, puis Giovanni, dès qu'il eût pris son service à la ménagerie.

Il n'y avait aucun péril à affronter cette bête, qui «ne remuait plus ni pieds ni pattes» et dont toute la vie semblait s'être réfugiée dans le regard.

C'était le grand plaisir de Zézette de profiter de l'instant où l'on ouvrait la porte de la cage pour se faufiler derrière le dompteur.

Elle éprouvait un contentement infini à fouler de nouveau ce plancher, à considérer, à travers les barreaux, les banquettes vides sur lesquels une assistance nombreuse l'avait si souvent applaudie.

Elle s'agenouillait près de l'animal, passait ses petites mains dans son épaisse crinière, tapotant la tête énorme du fauve.

Et quand le pansement était terminé, elle se relevait à regret et il fallait presque l'entraîner de force hors de la cage.

Bientôt les forces commencèrent à revenir. Le lion put commencer à se lever et il devint sinon dangereux, du moins imprudent de l'approcher. Giovanni seul fut dès lors chargé de lui administrer les remèdes.

Un jour, en entrant comme d'habitude, il trouva pour la première fois le lion debout.

A la vue du jeune homme, Néron poussa un rugissement étouffé, et marcha au-devant de lui, la gueule menaçante.

Giovanni avait les mains embarrassées. Se sentant sans défense, il battit en retraite et eut le temps de sortir.

Dès lors, il ne fut plus possible d'entrer dans la cage de l'animal. Chaque fois qu'il apercevait un homme, son regard étincelait, et il faisait effort comme pour s'élancer.

Chez lui, la rancune était tenace; on eût dit qu'il s'était juré de ne plus se laisser approcher par personne.

C'était, du reste, ce qu'avait prédit le vétérinaire, appelé à lui donner les premiers soins, le soir de l'accident.

Bien que la nature aidât beaucoup à la convalescence du fauve, bien qu'il fût possible de le remettre désormais à son ancien régime, les plaies n'étaient pas encore à ce point cicatrisées que des pansements ne fussent plus nécessaires. Mais devant l'impossibilité de les continuer, il fallut y renoncer.

Un jour que, vers deux heures de l'après-midi, la ménagerie était déserte, un garçon de piste accourut tout effaré à la caravane de Jean Tabary.

—Hein? qu'y a-t-il? demanda celui-ci.

—Ah! patron!... fit l'autre sous le coup d'une émotion indicible, tout à l'heure, je m'étais absenté de la ménagerie... En rentrant, qu'est-ce que je vois... Mamz'elle Zézette... dans la cage de Néron!

—Dévorée! dit Giovanni en se levant subitement.

—Non, dit le garçon, bien vivante... et s'occupant à laver, comme elle vous l'a vu faire cent fois les blessures de Néron avec une éponge imbibée d'aromates! Et le lion ne bougeait pas!

Giovanni saisit une fourche, suivi de Jean Tabary; il courut à la ménagerie, passa derrière la toile et se mit en devoir de pénétrer dans la cage.

Mais avant qu'il eût eu le temps d'ouvrir la porte, Néron s'était précipité, et, debout contre cette porte, passant ses pattes énormes à travers les barreaux de fer, il s'efforçait, en grondant, d'atteindre le jeune homme.

Zézette était toujours debout, tranquille au milieu de la cage, son éponge à la main.

—Mais c'est stupide, monsieur Giovanni, dit-elle d'un ton très calme, vous voulez donc vous faire boulotter... Puisqu'on vous dit qu'il ne veut plus voir les hommes depuis que mon père a failli le tuer!...

—Mais vous, mamz'elle Zézette?...

—Moi?... Il n'y a aucun danger... Il me connaît, et j'ai des jupons!

Et elle revint vers le lion avec une telle assurance que Giovanni en resta confondu. Il se retira et passa dans la ménagerie.

Néron, la crinière toujours hérissée, le suivait de l'oeil.

—Ne vous montrez pas, dit Zézette, ça l'excite... et laissez-moi faire...

Elle s'approcha de l'animal, le caressa doucement, le fit s'étendre à terre et elle continua, très calme, son pansement, comme elle l'avait vu faire pendant les premiers jours de la maladie.

La bête docile ne remuait pas; elle avait allongé son mufle sur le plancher et faisait entendre une sorte de renâclement.

—Voilà! dit-elle enfin, en se relevant.

Elle tapota une dernière fois le nez de Néron, se retira à reculons, entr'ouvrit brusquement la porte et disparut.

Dans toute la ménagerie, ce fut un indescriptible émoi.

—Cette gamine! Quel toupet! Elle avait su calmer et faire obéir un fauve comme personne, même le plus audacieux dompteur, n'eût oser le tenter!

Quant à elle, très fière, elle affectait de ne pas comprendre ce que sa tentative avait de téméraire. A toutes les marques d'admiration qu'on lui témoignait, elle se contentait de répondre naïvement:

—Ben quoi! Puisque je ne lui fais que du bien!... Un lion, c'est pas plus bête qu'un autre animal, au contraire!

Et au fond, un secret orgueil la faisait triompher en face de ces Tabary détestés, qui, eux, n'étaient bons qu'à faire le mal et restaient parfaitement incapables d'une action pareille à celle qu'elle venait d'accomplir si simplement.

Mais celui que la nouvelle de l'exploit de l'enfant, toucha le plus profondément, ce fut François Chausserouge.

Toujours couché tristement au fond de sa caravane, il sortit enfin du mutisme persistant qu'il observait; il écouta, les yeux noyés, le récit que lui fit Giovanni et quand Zézette apparut sur le seuil, il ouvrit les bras, ne trouvant qu'un mot:

—Ma fille!... Ma petite file!...

Et de nouveau il se fit raconter l'affaire par l'enfant, elle-même, comment l'idée lui était venue d'entrer dans la cage de Néron, quelles sensations elle avait éprouvées.

Quand elle vint à décrire la fureur qu'avait montrée la bête à la vue de Giovanni, il l'interrompit:

—Maintenant, dit-il, je comprends et il sera désormais impossible de faire travailler Néron sans s'exposer à être boulotté... Il a gardé rancune de la correction qu'il a reçue et il a pris l'horreur de l'homme... Tu as fait exception parce que tu es une enfant et que tu as une robe... Désormais, Néron sera aussi docile avec toi qu'il restera indomptable pour tout autre... Continue à entrer chaque jour avec lui pour le soigner, mais veille bien à ce qu'aucun homme n'apparaisse aux abords de la cage pendant tout le temps que tu seras enfermée avec lui... Il pourrait t'arriver malheur...

—Et quand il sera guéri, dis, papa, tu me laisseras encore lui rendre visite, pour entretenir l'amitié?

—Oui, après que moi-même, j'aurai pris ma revanche avec lui...

—Mais toi, papa, il te dévorera, puisque tu dis qu'il se souvient.

—Je ne peux pas avoir le dessous, comprends donc! mon amour-propre est engagé. Il faudra bien que j'en vienne à bout, mais après cette expérience, je te le laisserai. Ce sera ton lion à toi, pour quand tu auras quinze ans et qu'on te permettra enfin de reparaître en public.

—Merci, petit père! dit Zézette en baissant la tête, mais la résolution que son père avait prise de se rencontrer de nouveau avec Néron, la remplissait d'une crainte instinctive.

Un pressentiment l'avertissait que le fauve, si doux avec elle, retrouverait en face de Chausserouge sa férocité native. Comme si par une sorte d'affinité, les rancunes de l'animal eussent eu un écho dans son âme, elle était sûre qu'un malheur planait, inéluctable, si son père persistait.

Mais il était toujours au lit, toujours souffrant de ses blessures longues à cicatriser; elle aurait le temps, et, elle l'espérait, le pouvoir de s'opposer à une pareille imprudence.

Sur ces entrefaites, le dompteur reçut une visite, qui le troubla singulièrement.

C'était Romillard, l'ancien directeur des Marionnettes, une des dernières victimes de Vermieux. Ce petit bonhomme, qui avait jadis joui d'une situation aisée sur le Voyage, était cauteleux et insinuant.

Chargé de famille et réduit depuis sa ruine à la plus affreuse misère, il avait fini par trouver une place de régisseur chez Oiselli, au Cirque des Animaux Savants, mais ses faibles émoluments étaient loin de suffire à faire vivre sa nichée, qu'il abritait pêle-mêle au fond d'une vieille caravane à moitié démantelée.

Il devait le surplus à la charité de ses anciens confrères, qui ne voyaient pas sans pitié un des leurs «dans la mélasse», sachant fort bien pour la plupart que le lendemain, à la suite d'une mauvaise campagne, un pareil malheur pouvait les atteindre.

Chausserouge n'avait pas été un des moins pitoyables, et même au temps de sa plus grande détresse, il avait toujours eu une pièce à glisser dans la main du vieux forain.

Donc Romillard se présenta, sous le prétexte de venir demander des nouvelles du blessé, en réalité pour quêter un petit secours. Mais ce jour-là, il n'avait plus cette attitude humble et obséquieuse qu'il affectait d'ordinaire. Ses yeux brillaient et il paraissait miné par une colère sourde.

Après avoir pris des nouvelles du dompteur, il éclata.

—Eh bien! vous savez ce qui arrive... On ne parle que de ça sur tout le Voyage... Vermieux a disparu!...

Chausserouge eut un sursaut sous ses couvertures.

Louise Tabary, qui était présente ainsi que Jean, échangea un regard avec son fils.

—Oui, continua Romillard très excité, disparu!... Voilà bien ma veine!... Trois mois plus tôt et j'étais hors d'affaire, mais quand on a la guigne...

Chausserouge, pâle d'émotion, avait à demi dissimulé son visage derrière l'oreiller.

Louise fit un effort pour contenir une émotion secrète:

--- Mais, dit-elle, nous ne savons rien!... Depuis que François est malade, nous vivons en dehors de tout... Racontez-nous cela?

—Je croyais, dit Romillard, que vous aviez des affairés avec Vermieux?

—Oui, dit Louise, une vieille dette, mais que nous étions parvenus à liquider, malgré le malheur des temps, il y a quelque temps... Aujourd'hui, nous sommes quittes...

—C'est ce qui explique que vous n'ayez pas été étonnés de ne pas le voir rappliquer le second dimanche de Pâques, une de ses échéances, qu'il n'a jamais manquées d'une heure... Bref, voici: vous savez combien Vermieux était exact... Il passait sa vie dans son patelin... mais tous les trois mois, on le voyait rappliquer, sa sacoche au ventre, le portefeuille bourré de tous les billets qu'on lui avait souscrits sur le Voyage et qu'il s'arrangeait toujours pour faire tomber aux mêmes dates... Le jour où il apparaissait, il n'y avait pas besoin de consulter le calendrier... Il dégotait la Banque de France pour la régularité... Eh bien! cette année, nisco, pas de Vermieux!... D'abord, on s'est dit:—Bah! il aura manqué le train... où il aura été malade... à son âge, c'est permis... Il sera là demain! Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, pas de nouvelles... Jugez si on était content de ce répit, car si la fête marche bien depuis quelques jours, la première semaine avait été désastreuse et pas beaucoup des débiteurs étaient en mesure!

—Y en a beaucoup qui l'attendaient? demanda Louise.

—Je vous crois... et j'en connais pas mal à qui ça a tiré une rude épine du pied... Vous pensez bien que personne n'a osé réclamer... On était bien trop content... Pourtant, à la fin, y en a un qui s'est ému, cette vieille crapule de Lamberty... Je l'ai toujours soupçonné d'avoir des affaires de compte à demi avec Vermieux... Je ne m'étais pas trompé... C'est lui qui a donné l'éveil!...

—L'éveil! dit Chausserouge haletant, en se soulevant sur un coude.

—Allons, dit Louise, voyons, reste tranquille, François! tu vas prendre froid.

Elle se leva, força le dompteur à se recoucher en lui glissant à l'oreille:

—Tais-toi et laisse-moi faire!

Puis elle revint et, pour donner une diversion à l'émotion qu'elle lisait également sur le visage de Jean:

—Ça vous donne soif, Romillard, de parler comme cela! dit-elle simplement. Vous prendrez bien un verre de vin?

—Ma foi! c'est pas de refus!

Et quand ils eurent trinqué:

—Voyons, dit Louise, continuez votre histoire... Ça nous intéresse!... Vous disiez que Lamberty avait donné l'éveil... Comment ça?

—Il a écrit au pays pour savoir du nouveau... Et voilà où l'affaire se corse... Vermieux, très bien portant, a pris le train dans la mâtinée de dimanche de bonne heure, et il aurait dû être à Paris vers huit heures et demie ou neuf heures... Personne ne l'a vu... Naturellement, à la gare de Lyon, son arrivée n'a pu être remarquée au milieu de tous les autres voyageurs... Aucun accident n'est arrivé sur la ligne pendant la route... Vermieux serait donc à Paris... Pour qui le connaît, il est inexplicable qu'il n'ait pas paru, sinon le soir même, du moins le lendemain, sur le Voyage... Bref, sa trace est perdue à partir de son départ de l'Auvergne...

Louise Tabary ne bronchait pas.

Elle profita d'un moment où Romillard s'interrompait pour vider son verre:

—Est-on bien sûr, dit-elle tranquillement, qu'il a pris le train...

—On a montré à Lamberty, à la gare de Lyon, le seul billet venant de la station de Vermieux et qui a été exactement remis à l'employé chargé de contrôler la sortie... On est donc sûr que le vieux a accompli son voyage sans encombre, mais depuis?...

—Dame! opina Louise, Vermieux avait l'air d'un marchand de cochons, il était toujours cousu d'argent... Ça s'est peut-être vu... et dame! le canal n'est pas loin... On peut bien l'avoir foutu à l'eau pour le voler... Il y a tant de crapules dans le monde...

—Lamberty est allé à la Morgue... On n'a rien retrouvé!

—Bah! il reviendra sur l'eau dans neuf jours... Ça sera un débarras pour le Voyage, voilà tout... Est-ce qu'il a de la famille, ce vieux magot?

—Il n'a plus qu'un cousin, avec qui il vivait en assez mauvaise intelligence, mais comme ce petit monsieur a l'intention d'hériter, il a déposé une plainte au procureur de la République de Riom... et aujourd'hui la Sûreté marche. On n'est pas venu vous demander des renseignements?

Il y eût cette fois un silence plein de gêne. Personne ne répondit à cette question dangereuse.

—Voilà que la nuit tombe, dit Louise, pour couper court, je vais allumer la lampe.

Dans son lit, Chausserouge suait à grosses gouttes. Jean Tabary sentait un petit frisson lui parcourir les moelles.

—La Sûreté! La Sûreté! répliqua-t-il d'un ton bourru, nous n'avons rien à faire avec la Sûreté! Que lui dirions-nous de plus?

—Les agents vous demanderont comme à tout le monde si vous aviez une échéance, un billet à payer dimanche à Vermieux, afin de pouvoir au moins reconstituer le capital en billets dont l'usurier devait être porteur, sans compter la monnaie.

La question était épineuse. C'était le point faible, qui pouvait les faire soupçonner si, par une réponse imprudente, on parvenait un jour à les taxer de mensonge. Aussi Louise tourna-t-elle la question:

—Et qu'est-ce qu'ont répondu les autres... Ceux qu'on a déjà interrogés?

—Ma foi, eux pas bêtes, ils ont répondu qu'ils ne devaient rien.

—Mais, hasarda Louise, s'il y a des livres?

—Bah! Vermieux savait à peine lire et écrire... et il ne se fiait à personne... Il n'y a sûrement pas d'autres preuves que celles qu'il portait sur lui et bien sur, le petit cousin pourra se taper...

Il y eut dans la caravane un soupir de soulagement. Romillard n'y prit pas garde et continua:

—C'est pourquoi je vous disais tout à l'heure que j'avais la guigne... Une occasion unique de me libérer à bon marché, comme les autres et je la rate! Trois mois plus tôt et j'avais toujours mon théâtre de marionnettes, au lieu de crever la faim!

—Romillard, dit Louise, vous allez dîner avec nous ce soir. Ça va-t-il?

—Ma foi, je veux bien... mais les petits... qui m'attendent!

—Nous avons un pot-au-feu... Et pour célébrer le retour à la santé de François et vous remercier de votre bonne visite, nous allons faire une petite bombance... Quant aux petits, ne vous inquiétez pas! Ils auront ce soir de quoi bouffer!

Louise tenait à garder Romillard le plus longtemps possible. Elle le sentait sans défiance, parfaitement renseigné, et il y avait pour elle un très grand intérêt à ne rien ignorer des détails de cette aventure, qui passionnait le Voyage.

Aussi la disparition fit-elle les frais de la conversation pendant toute la soirée. Romillard exhuma des anecdotes où éclatait la rapacité de l'usurier et la conclusion fut que c'était un grand bonheur pour tout le monde.

—S'il ne revient pas, dit l'ancien directeur, on pourra dire qu'au moins une fois le bon Dieu aura été juste; oui, mais ne reviendra-t-il pas? Pourvu qu'un beau jour on ne le voie pas surgir comme un diable d'une boite à surprises.

—Je ne le crois pas, dit Louise froidement.

—Mais enfin, si, au lieu d'être un malheur, c'était tout simplement une lubie ou un truc de sa part... Il peut avoir eu l'envie de se payer un petit tour de promenade.

—Non, répliqua Louise de nouveau, le Voyage n'a rien à craindre. Je connaissais beaucoup Vermieux... J'ai eu, et pas pour mon plaisir, je vous le jure, pas mal d'affaires avec lui... Eh bien! c'était trop en dehors de ses habitudes...

Chausserouge, qui s'était levé pour faire honneur à son hôte et que ces propos avaient à peu près rasséréné, remarqua alors que sa fille Zézette, assise près de lui, ne mangeait pas. Son regard errait, vague et incertain, de Louise à Jean Tabary, de son père à Romillard; ses petits doigts avaient des tressaillements nerveux.

—Est ce que tu souffres, ma chérie, tu ne manges pas, tu es malade?

—Non! je ne peux pas... Je n'ai pas faim.

—C'est la suite de son indisposition, dit Louise, si elle est fatiguée, elle ferait mieux d'aller se coucher.

—Oui, dit tout bas la petite fille à son père, laisse-moi m'en aller, je n'en puis plus!

Elle se leva et courut se réfugier dans la tente où elle couchait d'habitude. Là, elle s'étendit sur son lit, la tête enfoncée dans les couvertures, et elle pleura, toute frissonnante et secouée par la peur.

Ses nerfs, encore malades à la suite de l'épouvante qu'elle avait ressentie pendant la nuit sinistre, venaient de recevoir une secousse pareille.

Le cynisme effroyable des assassins parlant, des heures durant, devant un étranger avec une aisance et une tranquillité telle qu'elle eût été tentée de croire que le crime n'existait que dans son imagination, l'avait remplie de terreur.

A chaque minute, elle avait eu la tentation de crier aux Tabary:

—C'est vous qui l'avez tué, Vermieux... Je vous ai vus!

Mais son père, son père était là... aussi coupable que les autres et qu'il fallait accuser en même temps!

Combien elle était punie de sa désobéissance! Combien ce secret fatal lui semblait lourd à porter!

Son âme d'enfant s'était transformée. Depuis plusieurs jours, cette pensée unique l'obsédait et elle en était arrivée à considérer comme une revanche la révolte de Néron. L'accident de son père, c'était le commencement du châtiment...

Dans son esprit, le lion devenait un justicier, qui se vengeait de la mauvaise action à laquelle on l'avait associé, et c'est pourquoi elle l'abordait sans crainte, elle dont le coeur était pur.

Toute la nuit, elle eut encore la fièvre, et l'indisposition persistant, Chausserouge qui allait mieux, commença à s'alarmer.

Il se rendait parfaitement compte que sa fille pût être malade, mais il ne comprenait rien à cette nervosité subite, au changement subit d'allures de la petite Zézette. Il finit par mettre sur le compte d'un mal inconnu ces phénomènes inexplicables.

Quant à lui, son état s'améliorait rapidement.

Le médecin l'ayant autorisé à sortir de la caravane, sa première visite fut pour ses bêtes.

La conversation de Romillard, le temps qui s'était écoulé sans qu'aucun danger parût se dessiner à l'horizon, l'assurance qu'affectaient les Tabary avaient fini par calmer ses premières appréhensions.

Louise n'avait rien négligé pour lui rendre la confiance perdue; d'autre part, les recettes étaient excellentes. Il descendit calme, presque joyeux.

Il n'avait pas fait dix pas dans la ménagerie qu'un rugissement furieux se fit entendre. Il leva les yeux.

A sa vue, Néron, dont la crinière s'était hérissée tout entière, s'était jeté contre les barreaux qu'il s'efforçait d'ébranler sous son effort.

Les crocs menaçants, la gueule écumante, il se tenait debout, puis s'accroupissait comme pour prendre son élan et bondir sur le dompteur... puis se redressait d'un coup de reins... Chausserouge s'approcha de la cage.

L'animal passa ses pattes de devant par dessous les barreaux et, toujours grondant, il cherchait à attirer l'homme à lui.

—Allons! allons! pas de méchanceté, Néron, dit le dompteur, tout en se tenant prudemment hors de l'atteinte des griffes du fauve.

Mais il pâlit et fit un pas en arrière. Au moment où son regard se croisait avec le regard sanglant de la bête, la même hallucination le reprit, l'effrayante hallucination qui l'avait poursuivi pendant ses nuits de fièvre et d'insomnie.

Dans ces yeux brillants de colère, il retrouvait l'expression des yeux de Vermieux... De Vermieux qui renaissait comme s'il se fût incarné dans le lion!

Dès lors, tout lui parut changé dans la ménagerie; les bêtes que le rugissement de Néron avait réveillées et qui répondaient à l'appel de leur redoutable voisin, lui parurent hurler à la mort!

Il lui sembla qu'une sorte d'obscurité envahissait tout à coup la baraque, illuminée seulement par les éclairs du regard de Néron.

L'étal roulant, le corps déchiqueté de Vermieux, les bras rouges de sang de Tabary, les chairs pantelantes du vieillard déchirées à belles dents par les fauves affamés, la scène toute entière du crime se reconstitua subitement dans sa cervelle et, comme devant un kaléidoscope, toutes les péripéties défilaient devant ses yeux effarés... Il se sentait magnétisé, attiré fatalement..

Vermieux lui criait:

—Viens donc!... approche donc, si tu l'oses, assassin!

Et ses jambes fléchissant sur lui... il se laissa tomber sur une banquette...

Tabary le retrouva là, hébété, l'oeil fixé stupidement dans l'oeil du lion et une sueur au front.

—Que fais-tu, François? cria le jeune homme frappé de l'attitude étrange du dompteur.

—Là! fit Chausserouge, là! tiens, vois-tu... le lion!

—Eh bien quoi, Néron?

Et du doigt lui désignant l'animal, le dompteur continua:

—Il est possédé de Vermieux! L'as-tu jamais vu comme cela? Tiens, regarde, il ne me quitte pas des yeux. S'il pouvait s'élancer! C'est comme cela depuis le jour... le fameux jour, ajouta-t-il d'une voix sifflante, en saisissant le bras de Jean Tabary, où malgré moi, tu lui as donné à manger de la chair... de la chair humaine. Tu vois bien, il est possédé, je te dis!

—C'est toi qui est fou, mon pauvre vieux! répliqua Jean qui jeta autour de lui un regard inquiet, tu as la fièvre! Viens, rentrons, ce n'est pas prudent de rester là...

Il craignait à chaque instant de voir entrer un employé de la ménagerie à qui une parole imprudente du dompteur pouvait tout révéler. Mais l'autre s'obstinait.

—Non, je te dis, c'est Vermieux! Néron est possédé par Vermieux!

Il se débattit vigoureusement et parvint à échapper à l'étreinte de Tabary qui cherchait à l'entraîner.

—Il faut que j'aie sa peau... ou qu'il ait la mienne!...

—Tais-toi! tais-toi! tu déraisonnes!

—Non!... non!... je ne déraisonne pas! Quand j'étais petit, ma grand'mère, qui était une savante, qui connaissait les choses de la vie, me l'a répété souvent:

«—Il faut toujours avoir soin des animaux... car on ne sait pas ce qu'on a à devenir... L'âme des chrétiens passe souvent dans le corps des bêtes!» Eh bien! Cette fois, l'âme de Vermieux est passée dans le corps de Néron! C'est le vieux qui me poursuit, qui ne me lâchera jamais... Je ne veux plus de cela... J'en ai assez!... Je l'ai commencé... je le finirai!... Je lui emmancherai ma fourche dans le coeur, pour ne plus voir fixés sur moi, toujours, ces deux yeux-là!... Laisse-moi, je te dis! Laisse-moi en finir!

Et complètement halluciné, le poing tendu, il marchait à la cage, face au lion, qui grattait les planches avec ses griffes et lançait avec plus de fureur, à chaque nouveau pas du dompteur, ses pattes dans le vide, à travers les barreaux, comme pour saisir et attirer à lui son ennemi.

Enfin, Jean Tabary se révolta. Il n'y avait pas à dire, Chausserouge était fou, et sa folie dangereuse risquait de compromettre d'autres que lui. Il fallait à tout prix faire cesser cet accès.

Il passa rapidement entre la cage et le dompteur, saisit face à face son associé qu'il fit pirouetter sur lui-même. Puis il le poussa devant lui, sans lui donner le temps de protester.

—Viens avec moi! viens vite! Louise nous attend!

—Mais je te dis que je veux le tuer!

—Louise nous attend! Tu le tueras plus tard!

A chaque enjambée nouvelle, la résistance du dompteur diminuait. Un peu de raison semblait luire dans son cerveau fatigué à mesure qu'il s'éloignait, maintenant qu'il ne subissait plus l'attraction dangereuse du regard du fauve.

Tabary parvint à le faire rentrer à la caravane.

—Que s'est-il passé? demanda vivement Louise en considérant les deux hommes, l'un Chausserouge, atone et affaissé, l'autre, Jean, nerveux et tremblant d'émotion.

—Il s'est passé, dit le jeune homme, que ce bougre-là va nous faire arriver de sales histoires... Est-ce que je ne le trouve pas, divaguant dans la ménagerie, en train de raconter l'affaire... Il regardait Néron et croyait voir Vermieux!... Heureusement qu'il n'y avait personne là, sans quoi... C'est de la folie!...

—Diable! il faut le surveiller, dit Louise, d'un ton très bas. Ne dis rien devant lui, s'il est fou, il ne faut pas l'exciter.

Cependant Chausserouge passait longuement sa main sur ses yeux, sur son front, comme pour se rappeler. Il regardait alternativement sa maîtresse, Jean Tabary.

—Est-ce que, par hasard, j'ai dit des bêtises?... interrogea-t-il. Je ne me souviens pas!

—Oui! dit Jean, un peu de fièvre seulement, tu croyais voir Vermieux! Couche-toi et tu sais, je ne te permettrai plus de sortir avant d'être complètement rétabli.

—Ah!... fit le dompteur d'un ton soumis.

Il s'étendit sur son lit, la tête tournée vers le fond. Jean Tabary prit sa mère à part.

—Tu sais, je ne suis pas tranquille du tout... mais pas du tout!... Avec cela, pas moyen de consulter un médecin... ni de le faire placer dans un asile!... Vois-tu qu'il nous vende dans un accès de somnambulisme... Sûr, il doit avoir une fêlure depuis son accident. Une fêlure par là! ajouta Jean en se frappant le front du doigt.

—Nous voilà propres, avec un infirme pareil sur les bras, grogna Louise. Toute ma vie, ç'aura été la même chose... je n'aurai toujours eu affaire qu'à des emplâtres... Mais, sois tranquille, celui-là ne nous compromettra pas... Je lui serrerais plutôt le cou pour l'empêcher de parler!

Et, dès lors, Chausserouge fut soumis à une surveillance attentive de la part des Tabary. Mais il paraissait avoir recouvré son bon sens; il agissait, parlait comme avant cette scène d'auto-suggestion qui avait si fort effrayé Jean.

De temps en temps seulement, comme si une impulsion intérieure dont il n'était pas maître le faisait mouvoir, il se levait et se dirigeait vers la porte de la caravane.

—Où vas-tu? demandait Louise en lui barrant le chemin.

—A côté... là... dans la ménagerie... Voir si les bêtes sont bien soignées...

—Elles ne manquent de rien... Giovanni et mon garçon veillent à tout...

—Mais, je voudrais voir... les recettes... s'il y a du monde aux représentations...

—Plus tard!... Quand tu seras mieux portant... Ne crains rien... On te rendra compte de tout, ici, mais le médecin ne veut pas que tu sortes encore... Tu attraperais du mal...

Chausserouge fixait sur sa gardienne un regard où se lisait l'hypocrite résolution de désobéir, de suivre l'idée fixe qui paraissait le hanter à toute heure sans qu'il s'en expliquât nettement, dès qu'une occasion propice se présenterait et il retombait dans une sorte d'indifférence, d'hébétude dont rien ne pouvait le sortir.

Le mal empira si rapidement, fit en si peu de temps tant de progrès qu'il devint bientôt évident aux yeux de tous qu'une lésion devait s'être produite dans le cerveau du dompteur, lésion qui lui enlevait la plénitude de ses facultés.

Il en vint à se désintéresser de tout ce qui n'était le souci exact de la vie matérielle; il restait des journées plongé dans une apathie effrayante, sans prononcer une parole; son regard ne trouvait d'expression que lorsqu'il entendait prononcer le nom d'une de ses bêtes, ou que le bruit de leurs rugissements parvenait jusqu'à lui. Il tendait alors l'oreille, et comme s'il répondait à un appel, il se levait automatiquement, faisait deux pas en avant... et il fallait l'autorité de Louise ou la volonté brutale de Jean pour le faire rasseoir.

Zézette suivait avec effroi les progrès du mal qui dévorait son père, mais elle aussi gardait un mutisme bizarre, ne manifestant aucun étonnement d'un changement tellement brusque qu'il avait stupéfié tout le monde.

Un jour qu'elle revenait de faire sa visite accoutumée à Néron, qui allait maintenant tout à fait bien, elle trouva dans la caravane un médecin en train d'examiner son père.

Louise Tabary avait fini par avoir peur de la responsabilité qui lui incomberait si elle persistait à garder son malade en charte privée.

Quelque danger qu'il put en résulter, elle avait enfin pris le parti de faire revenir le docteur et elle avait profité d'un moment où Chausserouge lui paraissait plus calme.

S'il parlait, maintenant que la démence ou tout au moins l'inconscience du dompteur était bien constatée, il serait toujours facile de mettre ces divagations sur le compte de la maladie.

Mais Chausserouge se laissa examiner sans mot dire.

Elle raconta en détail au médecin toutes les excentricités, les hallucinations auxquelles le dompteur paraissait en proie depuis quelques jours; elle s'arma de courage et poussa l'audace jusqu'à l'instruire en particulier de la fascination que paraissait exercer sur lui son lion Néron.

—Dernièrement, dit-elle, un individu nommé Vermieux, que Chausserouge a beaucoup connu, a disparu. On a lieu de croire qu'il a été assassiné... On retrouvera sans doute son cadavre, un beau jour, dans quelque coin... Or, depuis la semaine qui a suivi son accident... Chausserouge, chaque fois qu'il se trouve en face de Néron, croit revoir Vermieux. Il prétend que l'âme du vieux bonhomme est passée dans le corps de l'animal... Il se figure que Vermieux l'appelle... et il veut à toute force entrer dans la cage... Or, comme le lion a gardé contre lui une rancune abominable, vous concevez quel danger il y a... Si nous perdions le malheureux François de vue, un seul instant, il se ferait dévorer sûrement...

Cet aveu adroit de la part de Louise Tabary, pour le cas où un soupçon germerait jamais dans l'esprit de quelqu'un, mit le médecin sur la voie.

—Vous dites qu'il a été en proie à ces hallucinations quelques jours après son accident? demanda-t-il.

—Oui... Mais dès les premiers jours, il avait commencé à divaguer. Nous avions mis d'abord ces propos incohérents sur le compte de la fièvre, mais, à mesure que les blessures se cicatrisaient, l'inconscience a augmenté, et positivement aujourd'hui, il nous fait assister à de véritables actes de folie.

Le docteur déclara alors que ces explications confirmaient son diagnostic.

En dehors des plaies de la face, les crocs de l'animal, en comprimant la tête du malheureux dompteur, avaient causé une dépression des os du crâne.

De là les troubles cérébraux qui enlevaient à Chausserouge toute responsabilité et oblitéraient sa raison.

—Il n'est pas encore dangereux pour les autres... à moins que, dans un moment de crise, il n'échappe à votre surveillance et ne cause par son inconscience un malheur irréparable en ouvrant par exemple la cage des fauves; mais, pour plus de sûreté, à votre place, je m'adresserais au commissaire de police pour obtenir son admission dans un asile où il recevrait les soins appropriés à son état... Je vais, si vous le désirez, vous délivrer un certificat dans ce sens.

—Nous l'aimons tant! pleurnicha Louise, qui, si elle voulait bien consulter un médecin, ne se souciait nullement d'attirer sur la ménagerie l'attention de la police et de confier un malade si dangereux à des étrangers qui pourraient, un beau jour, prendre au sérieux ses divagations.

—Dans tous les cas, je vous ai prévenus, dit le médecin en se retirant, et j'entends dégager ma responsabilité personnelle.

—Nous prenons tout sur nous, monsieur le docteur!

Maintenant, dans leurs entretiens, les deux Tabary ne prenaient plus la peine de dissimuler l'impatience avec laquelle ils attendaient une aggravation dans l'état de Chausserouge.

—Après tout, disait cyniquement Jean, une fêlure, ça ne se remet pas. Et le pauvre François est bel et bien foutu... Ah! mon Dieu! le plus tôt que ça sera fini, mieux ça vaudra pour lui... et pour nous! C'est pas une existence de vivre comme une véritable brute, avec des idées fixes qui peuvent compromettre l'établissement tout entier et, pour nous, de rester toujours sous le coup d'une parole imprudente qu'il prononcerait dans un moment lucide!... Ah! non, franchement, il vaut mieux en finir!

—Si encore, dit Louise qu'une réflexion profonde paraissait absorber, si encore, sa loufoquerie ne devait mettre que lui en danger... On le laisserait aller dans la ménagerie... et se débrouiller avec Néron... avec Vermieux comme il dit, surtout si c'était la nuit!...

Jean Tabary regarda longuement sa mère.

—C'est vrai, dit-il tout à coup, qu'un accident est si vite arrivé!

Ils n'échangèrent pas un mot de plus. Chausserouge, à ce moment, se réveillait. Il porta la main à sa bouche et balbutia:

—J'ai faim!

—Allons, la mère, dit joyeusement Jean Tabary, tiens, c'est un bon signe, un malade qui demande à manger. Ça me fait plaisir, mon vieux François, de te voir comme ça reprendre goût aux bonnes choses.

—Et le médecin... qu'est-ce qu'il t'a dit en partant? demanda le soupçonneux dompteur en descendant du lit sur lequel il était étendu. Est-ce que je pourrai bientôt sortir de nouveau?

—Oui, dit Jean, il te trouve beaucoup mieux et il espère qu'avec deux ou trois jours de repos...

La figure du dompteur s'éclaira. Il murmura:

—Deux... deux... ou trois jours!... comptant machinalement sur ses doigts, les yeux levés au plafond avec un sourire empreint d'une joie profonde, qu'il cherchait toutefois sournoisement à dissimuler en pinçant les lèvres.

Deux... ou trois jours de repos!... Pour lui cela voulait dire dans deux ou trois jours, recommencement de la vie ancienne avec les émotions des entrées de cages, les retentissants coups de gueule du bonisseur, les applaudissements de la foule... Mais surtout, surtout... la revanche à prendre avec Néron dans l'oeil duquel il fallait à jamais éteindre le regard obsesseur de Vermieux... Ce regard qui perçait la toile de la caravane, vrillait la cloison de la caravane pour le poursuivie, étincelant et vengeur, jusque dans son sommeil...

Et c'était cette préoccupation unique dont se moquait Tabary, qui le hantait obstinément... qui le rendait indifférent à toutes choses...

Oui, oui... Jean avait beau rire... Vermieux n'était pas mort complètement... Vermieux revivait dans le corps de cette bête... et il n'achèterait, lui Chausserouge, sa tranquillité qu'au prix de la mort de Néron!...

Il l'avait manqué une première fois... Il serait la seconde fois plus heureux... Et alors, pour toujours délivré de ce cauchemar, il le sentait, il renaîtrait à la vie...

Il éprouvait la sensation physique d'un fardeau qui lui écrasait les épaules... S'il faisait quelques pas, il marchait courbé en deux, ainsi qu'un vieillard, comme s'il succombait sous un invisible poids...

Il lui arriva une fois, un jour qu'il envisageait par la pensée l'issue tant espérée et attendue, de dire à haute voix, en secouant les épaules et en se redressant d'un coup de reins:

—Oh! tiens, vois-tu... APRÈS... je serai léger comme une plume... Je sauterai... je danserai... Oh! je serai heureux!...

Après... quoi?... demanda Jean intrigué.

—Après... rien!... répliqua Chausserouge en retombant dans son mutisme et en courbant à nouveau sa haute taille.

Et en même temps, il baissait sournoisement les paupières, furieux de s'être vendu, apportant dans cette comédie l'hypocrisie du malade, qui voit des ennemis, ou tout au moins des gens dont il faut se défier, dans tous ceux qui l'entourent.

Et pour donner le change complètement, craignant d'être deviné et qu'on ne prit de nouvelles mesures pour l'empêcher de mettre son rêve à exécution:

—Et Giovanni?... Comment va-t-il?... Es-tu toujours content de lui?

—Très content!... Et le public lui fait fête!

Pendant la semaine qui suivit, Chausserouge se renferma dans une immobilité et un mutisme plus absolus que jamais. Il affecta d'être pris pendant des jours entiers d'un besoin de sommeil intense, et surtout le soir, à l'heure où, le jour tombant, la ménagerie reste déserte, les employés s'absentant invariablement pour aller boire l'absinthe chez le mannezingue prochain; ou bien à partir de minuit, lorsque la représentation dernière terminée, chacun se retire pour aller se coucher ou souper dans un cabaret proche de l'établissement.

Mais il ne dormait que d'un oeil. A chaque instant, tremblant d'être pincé, comme un enfant qui craint d'être pris en flagrant délit de désobéissance, il soulevait doucement la tête, pour s'assurer que Louise veillait ou Jean Tabary.

S'il se trouvait seul un instant dans la caravane, il se levait, ouvrait la porte avec des précautions infinies, jetait un coup d'oeil autour de la roulotte, mais une ombre, un bruit de voix suffisaient pour l'arrêter... le faire revenir sur ses pas et reprendre son immobilité première.

Il ne voulait agir qu'à coup sûr, certain de n'être pas dérangé, ni ramené de force à la caravane, comme cela lui était arrivé une fois.

Et alors quand, délivré de toute entrave, il pourrait enfin assouvir sa haine et sortir vainqueur, comme il n'en doutait pas, de son duel solitaire avec le lion, quel triomphe pour lui!

On ne l'accuserait plus d'être fou... et Tabary lui-même serait obligé de reconnaître qu'il avait eu raison de le remercier, lui qui était complice du même crime, de les avoir délivrés à tout jamais de la présence détestée et menaçante de ce Vermieux de malheur!

Plus le temps s'avançait, plus l'impatience de Chausserouge augmentait. A chacun des rugissements qui parvenaient jusqu'à lui:

—Il m'appelle! pensait le dompteur... et je ne suis pas là... Je ne puis pas lui répondre!

Alors, pour donner le change, pour se soustraire enfin à la surveillance dont on l'entourait incessamment, malgré la promesse réitérée qu'on lui avait faite de le laisser sortir après «deux ou trois jours de repos», il simula un changement d'allures, affecta de penser comme Tabary, de traiter de lubie la préoccupation qui l'avait obsédée jusque-là...

—Maintenant je vais bien, disait-il d'un ton saccadé, je vais tout à fait bien... Je ne souffre plus!... Je suppose que maintenant ni le docteur, ni vous, ne voyez plus d'inconvénient...

—Je suis bien contente de te voir debout et l'esprit net... répliquait Louise. Enfin nous allons donc pouvoir reprendre bientôt notre bonne petite existence d'autrefois, mais il ne faut rien précipiter... Attendons de pouvoir célébrer comme il convient ton rétablissement complet, sans crainte d'une rechute...

Mais elle ne se méprenait pas sur ce mieux apparent.

Les yeux de Chausserouge gardaient toujours leur éclat fiévreux, ses mains avaient des tremblements nerveux et la simulation était flagrante.

—Écoute, Jean, dit-elle à Tabary, je crois que le moment est venu de le laisser tranquille... Il est aussi atteint qu'avant... mais comme on le croit guéri ou à peu près, personne ne pourra nous accuser d'avoir été imprudents... s'il arrive malheur... Laissons-le donc faire!... Nous le surveillerons seulement sans en avoir l'air... Il ne s'agirait pas qu'il commit une gaffe dont puissent pâtir d'autres que lui... S'il écope, tant pis... ou tant mieux... à ton choix!

—Tant mieux! dit Jean cyniquement.

Le soir même, après dîner:

—Mon vieux François, dit-il, après la représentation, c'est-à-dire vers minuit, nous devons, ma mère et moi, aller souper chez Oiselli... Te voilà devenu grand... Je pense que tu seras raisonnable... Si tu avais besoin de quelqu'un, tu appellerais Fatma... Du reste... nous ne resterons pas longtemps... à deux heures nous serons de retour... Je peux compter sur toi?

Le visage du dompteur exprima une joie indicible. Il pétrit fébrilement dans ses doigts une croûte de pain et répondit en haussant les épaules:

—Il y a longtemps que tu pourrais me laisser libre et tranquille... puisque je te dis que je suis guéri... Les médecins sont des imbéciles!...

Chausserouge, resté seul dans la caravane, attendit avec impatience que l'heure fut venue de livrer ce combat suprême qui devait le délivrer à tout jamais de l'obsession terrible.

Pendant tout le cours de la représentation, il resta attentif au fond de sa roulotte, aux bruits divers qui parvenaient jusqu'à lui.

Quand après le fracas des applaudissements saluant l'exercice final, éclatèrent les rugissements des fauves, excités par l'odeur et la vue des viandes saignantes que le boucher promenait sur l'étal roulant, le dompteur eut un sourire.

—Il m'appelle!... murmura-t-il. Tout à l'heure, n'aie pas peur, va, je serai là!

Craignant d'être surpris par Jean, il se glissa tout habillé dans son lit et feignit de dormir.

La représentation terminée, Louise entra avec son fils pour se préparer à sortir, ainsi qu'ils en avaient prévenu François.

Dès le premier coup d'oeil, Louise acquit la certitude que son amant cherchait à les tromper. Elle se pencha vers lui, ne reconnut pas dans la respiration haletante du dompteur, le souffle régulier du vrai dormeur. Elle n'aperçut pas les habits pendus à la patère, selon l'habitude.

Pour ne rien laisser paraître, elle dit presque haut de manière à être entendue de Chausserouge:

—Il pionce bien tranquillement... nous pouvons partir!

Puis elle se pencha à l'oreille de son fils:

—Il ne dort pas... Il attend notre départ... C'est sûrement pour ce soir... filons vite!

Tous les deux descendirent, mais au lieu de prendre le chemin de la baraque d'Oiselli, ils contournèrent leur établissement et sans être vus de personne sur ce champ de foire désormais silencieux et désert, ils s'introduisirent sous l'auvent.

De là, en soulevant la portière, leurs regards pouvaient plonger dans l'intérieur de la ménagerie.

Ils attendaient en silence depuis un quart d'heure environ, quand dans l'angle opposé une lueur scintilla.

Chausserouge venait de soulever un pan du tour de toile et il s'était introduit furtivement, une lanterne sourde à la main.

Dans le rayon de lumière projeté, son ombre se mouvait confusément. Un instant, il s'arrêta, respira longuement, comme si ses poumons étaient soudain réconfortés par cet air rempli d'émanations animales.

Puis il reprit sa marche, explora les coins et recoins de la ménagerie et sûr enfin d'être seul... et libre, il se dirigea vers la cage de Néron.

Mais l'animal l'avait senti; le muffle tourné du côté où il venait, l'oeil étincelant dans l'ombre, il grondait sourdement.

Chausserouge eut un ricanement en approchant de la bête. Debout devant la cage, il éleva la lanterne à la hauteur de sa tête et, d'une voix saccadée:

—C'est moi... et c'est aujourd'hui, mon vieux Vermieux, que nous allons régler notre dernier compte... Oui... oui! tu peux te battre les flancs avec ta queue... Tu vas voir si Chausserouge a peur!... Tu vas voir s'il cane!

Il accrocha sa lanterne à un poteau face à la cage, puis il se gratta la tête. Il avait besoin de voir clair et cette camoufle-là ne suffisait pas.

Un dernier coup d'oeil autour de lui.

Décidément, il était bien seul et il pouvait y aller sans danger. Du reste, ce ne serait pas long et il comptait bien que le combat ne durerait guère.

On n'aurait pas le temps d'apercevoir du dehors l'illumination et après, s'en aperçut-on, il serait bien temps de l'empêcher... quand il serait dans la cage!

Il courut au compteur, l'ouvrit, frotta une allumette et alluma la rampe de gaz qui courait en face des cages.

Puis il se débarrassa rapidement de son paletot de velours marron et vêtu seulement de son pantalon et d'une chemise de toile, il s'arma d'une fourche de fer, et se dirigea résolument vers la porte d'entrée.

Il l'avait entr'ouverte et il allait pénétrer dans la cage, quand un cri retentit et un bras l'arrêta à son passage.

—Papa! n'entre pas!... Je ne veux pas que tu entres!

C'était Zézette qui, couchée selon son habitude à côté du poney, avait suivi son père des yeux et arrivait à temps pour l'arrêter au moment où il allait dépasser le seuil de la cage.

Chausserouge se redressa et repoussant brutalement sa fille:

—Laisse-moi!... cria-t-il. Il faut que je le tue!

Et il entra, la fourche en avant.

Le lion recula d'abord, puis il s'accroupit en grondant, laissa s'avancer le dompteur et, au moment où celui-ci, levant le bras, s'apprêtait à le frapper, il s'élança et dans son élan furieux, renversa le malheureux Chausserouge avant même qu'il eut le temps de se servir de son arme.

Déjà l'animal s'acharnait sur le corps de son ennemi, le lacérant de ses griffes, faisant craquer ses os sous ses mâchoires puissantes, quand de nouveau la porte de fer s'ouvrit et Zézette apparut!...

—Néron! ici, Néron!

Elle s'était presque précipitée sur le fauve, l'avait saisi par la crinière et de toute la force de ses petits bras, elle le tirait, s'efforçant de l'arracher de dessus le corps quasi inanimé de son père, mais en vain...

L'imminence du danger décuplait ses forces. Elle criait d'une voix étranglée:

—A moi! à moi! au secours! Giovanni!

Mais l'écho seul répondait à sa voix et le lion n'abandonnait pas sa proie. Enfin, à bout d'expédients, n'en pouvant plus, elle se jeta en travers sous les pattes et sous la gueule de la bête furieuse, couvrant de son corps le corps de son père.

Néron renifla un moment, hésita en reconnaissant sa petite amie et se recula en grondant.

Elle se releva alors, le suivit et le força à se coucher.

—Lève-toi! papa! Lève-toi donc et sors!

Mais Chausserouge restait immobile. En ce moment, Tabary accourut, suivi de sa mère.

Il avait suivi de loin les péripéties de la lutte sans se rendre compte exactement de l'issue définitive; mais les cris de la petite fille l'avaient averti de la victoire du fauve.

—Jean! Jean! cria la petite fille, à moi! Retirez mon père! Je me charge du lion!

—Tiens bon, Zézette! répliqua Tabary, heureux de trouver un témoin pouvant attester de son zèle et de la part qu'il avait prise au sauvetage de Chausserouge.

Il passa derrière la cage et, tandis que Zézette maintenait le lion, il tira comme il put et mit à l'abri des griffes le corps du dompteur.

Chausserouge était évanoui. On appela à l'aide; des forains, dont la caravane était proche, accoururent, réveillés par les cris. On transporta le malheureux dans la roulotte de Tabary. Quand on voulut le déshabiller, on s'aperçut qu'il avait le ventre ouvert. Les entrailles s'échappaient; un des bras avait été broyé par la mâchoire du fauve.

Il était à peine déposé sur le lit, qu'un hoquet souleva sa poitrine... Un soupir s'exhala de sa gorge... et sa tête retomba sur l'oreiller, tandis qu'une pâleur de cire envahissait son visage. Les paupières entr'ouvertes laissaient voir les pupilles vitreuses. Une écume sanglante rougit les lèvres du dompteur.

Chausserouge était mort.

Zézette, dont personne ne s'était occupée, était sortie seule de la cage du fauve. Elle accourut et s'agenouilla près du lit de son père. Le long de son poignet, une estafilade lui ensanglantait la main.

—Tu es blessée? demanda Louise.

—Non, rien, répliqua la petite fille, Néron, qui m'a touchée quand je cherchais à protéger papa!

Et elle embrassait la main déjà tiède du dompteur, qui pendait hors du lit, sans toutefois qu'une larme mouillât ses paupières.

Cette mort... c'était pour elle l'expiation attendue et inévitable... Quand elle se releva et que Tabary voulut la prendre pour la reconduire à sa tente:

-Laissez-moi! dit-elle.

Et dans son regard, la volonté de venger son père apparaissait, son père que l'influence des Tabary avait perdu...

Jean Tabary, sans comprendre, s'inclina et laissa passer l'enfant, tandis que Louise, la voix basse et entrecoupée de sanglots hypocrites, racontait aux assistants terrifiés les détails de l'aventure abominable:

-Ce pauvre Chausserouge... que voulez-vous? il n'avait plus sa tête! Ah! je me reprocherai toute ma vie de l'avoir laissé seul... Le seul jour... Franchement... il y a des gens qui n'ont pas de chance et nous sommes de ceux-là!..


XIII


La mort de Chausserouge fut pour les Tabary, en même temps que le couronnement de leurs voeux les plus chers, un véritable soulagement.

L'auteur principal du crime dont ils étaient coupables tous deux, Jean et lui, avait disparu; le drame n'avait plus désormais qu'un témoin, et un complice il est vrai, Louise, mais celui-là, sûr et sur lequel on pouvait compter.

De plus, cette disparition mettait définitivement aux mains des Tabary l'établissement zoologique, l'acte d'association, parfaitement en règle, ayant été déposé depuis quelque temps déjà chez un notaire.

Il ne s'agissait plus pour Louise et son fils que de donner le change au public, d'affecter une douleur qu'ils ne ressentaient guère. C'est à quoi ils ne faillirent pas.

Cette mort bizarre était du reste un nouveau prétexte à réclame. L'intervention héroïque de la petite fille, qui, si elle n'avait pu sauver son père, avait contribué à empêcher que son corps ne fut mis en pièces par la bête furieuse, fut exploitée largement.

Des colonnes entières furent consacrées dans les journaux à ce fait divers peu banal.

Néron et Zézette devinrent les célébrités du jour. On vint des quatre coins de Paris contempler l'animal et l'énergique gamine.

—Ah! disait Jean à un reporter, si la Préfecture voulait donc m'autoriser à exhiber Zézette en public... avec son lion Néron! Quel succès!... Quelle fortune!...

—Vous n'y pensez pas! Mais la petite fille a échappé par miracle à la mort... Une seconde fois, elle ne serait pas si heureuse.

—Mais il y a un mois qu'elle entre tous les jours, seule, dans la cage de Néron et qu'elle panse ses blessures!... Le lion d'Androclès! je vous dis, monsieur!.. Et, cette fois, Androclès est une gamine de douze ans! Ce fauve terrible qui se débarrasserait de n'importe quel dompteur aussi facilement qu'il s'est débarrassé de ce pauvre Chausserouge, respecte Zézette! il l'aime... il est avec elle caressant comme un chien... Je vous dis que c'est très étonnant... Les bêtes ont de ces sympathies ou de ces antipathies!

Tabary tint à déployer un grand luxe pour afficher sa douleur et il dépensa sans compter pour rendre les obsèques du malheureux dompteur dignes du bruit qui s'était fait autour de cette mort.

Non seulement tout le Voyage, mais une foule imposante de curieux, suivit le convoi et accompagna le défunt jusqu'à sa dernière demeure.

Dès le retour, il fallut penser à prendre la détermination que comportait la situation des Tabary vis-à-vis de la petite fille.

Un conseil de famille fut réuni, composé de plusieurs forains notables, qui avaient été les amis de Chausserouge.

Pour tenir compte des dernières volontés du dompteur, il fut unanimement décidé que Jean Tabary serait nommé tuteur et qu'à lui devait revenir en même temps que la garde de l'enfant, la défense de ses intérêts matériels, jusqu'au jour de sa majorité.

L'administration entière resta donc de fait aux mains de Jean Tabary qui, du reste, l'exerçait en réalité depuis longtemps déjà sans contrôle.

On décida que Giovanni, dont le succès auprès du public s'était affirmé, resterait le dompteur en titre de la ménagerie et qu'à lui serait confié le dressage général de tous les pensionnaires.

Quant à Zézette, et en attendant qu'elle put apporter à l'établissement son concours effectif, elle serait, sous la surveillance de Louise, confiée aux soins de Fatma, la «première» et la plus ancienne de l'entresort.

Fatma—de son vrai nom Charlotte Niclausse—était Lorraine d'origine.

Très brune, très grande, elle jouait les premiers rôles sous les ordres de la mère Tabary; successivement femme-torpille, soeur Siamoise, femme-caméléon, elle s'était assez vite dégoûtée de ces trucs compliqués qui tenaient constamment son imagination en éveil et à l'apparition de ces Concerts Tunisiens, dont la vogue fut si grande avant leur interdiction par la police, elle s'était improvisée premier sujet de danse.

A cette époque, elle était dans tout l'éclat de sa maturité. Bien en chair, d'une figure agréable, saltimbanque adroite, elle était devenue une des trois cents Belles Fatmas, qui inondèrent Paris, après le succès de la première, la vraie.

Même après qu'elle eut renoncé à ce nouvel exercice, elle avait conservé le nom de Fatma.

Elle avait successivement passé par tous les établissements similaires, y compris celui de Boyau-Rouge, avant de venir prendre du service à l'entresort des Tabary.

Louise avait de suite compris quelle auxiliaire précieuse elle pouvait trouver dans cette fille intelligente, jolie, fort au courant des détails de sa profession, connaissant tous les petits secrets du métier forain, et elle se l'était attachée par un contrat bien en règle qui lui garantissait sa fidélité et son dévouement.

Si, à de certaines époques, l'entresort avait connu des jours malheureux, on ne pouvait pas s'en prendre raisonnablement à Fatma qui n'avait pour sa part négligé aucun effort pour rendre, à l'industrie de sa patronne sa splendeur première.

Fatma était une fille du peuple, très bohème, mais douée d'un grand coeur. Bien souvent, elle avait été témoin des petites canailleries dont était coutumière la mère Tabary, mais elle ne s'y était jamais associée.

Lorsque, pour la première fois, aussitôt après la mort d'Amélie, on avait confié Zézette à ses soins, elle avait pris tout de suite son rôle au sérieux et elle s'était constituée la petite mère de l'enfant, autant toutefois que pouvait s'y prêter son caractère indépendant.

Elle ne fit, par affection pour la petite fille, le sacrifice d'aucune de ses fantaisies, ni d'aucun des caprices dont elle émaillait son existence, mais Zézette était toujours sûre de trouver près d'elle un appui, un bon conseil, un secours moral, quand elle se sentait abandonnée par son père, le seul homme qui l'aimât réellement.

Aussi, bien que la conduite privée de Fatma ne fut pas d'un excellent exemple pour la petite fille, on pouvait dire que Zézette avait rencontré dans la jeune femme le seul être qui pût lui prodiguer les consolations sincères, les marques d'affection dont son coeur avait besoin.

Fatma n'était pas insensible aux galanteries des visiteurs et elle se montrait peu farouche, tirant une sorte de vanité des succès faciles qu'elle remportait, mais, comme elle le disait elle-même, tout cela «c'était de la babiole et de la passade».

Elle avait beau s'offrir des béguins sans conséquence, elle restait immuablement amoureuse de son Charlot.

Charlot! Ce nom lui venait à la bouche mille fois par jour! Charlot, le plus beau gars du Voyage, un lutteur travaillant chez Bertrand (de Marseille), le directeur des Grandes Arènes Athlétiques, celui qui vous enlevait comme une plume, à bout de bras, l'haltère de trois cents ou au choix un essieu de camion!

Elle l'avait connu trois ans auparavant, à une fête de Grenelle.

Un soir, qu'égarée au cours d'une vadrouille avec des amies suspectes dans un bouge de la rue Frémicourt, à l'heure de la fermeture, elle se trouvait prise à deux pas de la porte dans une bagarre, elle s'était tout à coup sentie enlevée par un bras vigoureux et entraînée hors de la zone dangereuse.

Une minute de plus elle écopait, et peut-être même, mêlée à une sale histoire de filles et de souteneurs, tombait-elle entre les mains de la police, qui avait profité du potin pour opérer une rafle générale.

Revenue à elle et son émotion un peu calmée, elle avait reconnu Charlot, le beau lutteur. Elle le connaissait pour l'avoir maintes fois vu dans son entresort.

Charlot l'aimait depuis longtemps, et chaque fois que son service lui laissait un peu de répit, il ne manquait jamais de venir contempler dans ses exercices, vêtue d'éclatants oripeaux, l'odalisque adorée.

Mais Fatma, très préoccupée à ce moment par les recherches «distinguées» dont elle était l'objet, avait négligé l'amoureux qui en avait été pour ses oeillades et ses yeux doux.

Charlot ne s'était pas tenu pour battu. Assuré de trouver un jour une occasion de montrer son dévouement à l'altière Fatma, il s'était attaché à ses pas, l'avait surveillée dans l'ombre et le hasard venait de lui fournir l'occasion providentiellement attendue.

Fatma lui voua dès lors une reconnaissance qui ne se démentit jamais. Le soir même, elle le forçait d'accepter des consommations dites «de remerciement» et la «nuit des noces» terminait cette idylle.

Chaque soir, lorsque, les lumières éteintes, le Voyage tout entier dormait, c'était pour aller le retrouver qu'elle désertait la tente de la mère Tabary.

Quant à lui, son affection avait grandi de jour en jour pour sa bonne amie. Il formait, avec elle, le couple le plus uni qu'on pût voir.

Cette entente provenait de la différence des caractères. Autant Fatma était fière, roublarde, délurée, autant ce gros garçon était naïf et bon.

Sans s'en rendre compte, il suivait l'impulsion de la jeune femme, écoutant ce qu'elle lui disait, prenant les moindres paroles pour des articles de foi.

Il rêvait un avenir impossible, une indépendance qu'il gagnerait au moyen d'économies réalisées sur leur travail à tous les deux.

-Vois-tu, lui disait-il souvent, moi je ne suis pas fait pour mener une vie de bohème... Je voudrais pouvoir ne plus rester au service des autres; avoir pour moi tout seul une petite baraque, un tour de toile, où je serais mon maître... et alors on gagnerait ce qu'on gagnerait, mais au moins je n'aurais plus à obéir... Toi, de ton côté, tu pourrais aussi monter un petit entresort, alors ce serait le luxe, la richesse... Dis, on se marierait tous deux... légitimement... On pourrait coucher dans une caravane à nous, au lieu d'être obligé de se cacher dans un hôtel meublé...

Mais Fatma haussait les épaules.

-C'était stupide tout simplement!... Qu'est-ce que c'était que cette existence de pot-au-feu!... Ah! non par exemple... D'ailleurs, il y a pas besoin de curé pour s'aimer... C'était bien plus drôle de mener la vie libre...

Et elle lui contait les mille petits événements de sa vie de femme d'entresort, les recherches et les poursuites dont elle était l'objet de la part des clients qui affluaient à chaque séance.

Elle lui lisait des déclarations écrites qu'elle recevait et discutait avec lui la suite qu'il convenait de donner aux propositions qui étaient faites.

Elle en était arrivée à lui faire considérer comme une des obligations inhérentes à son état et d'où dépendait le succès, la complaisance qu'il fallait montrer aux amateurs.

—Tu comprends, disait-elle, si je n'étais pas gentille, ils ne reviendraient plus et il faut qu'ils reviennent. Sans cela la mère Tabary y trouverait un cheveu... Il y a que grâce à eux que je peux faire des économies... pour nous!

Et Charlot riait d'un gros rire bête et bon enfant.

—Les autres, ajoutait Fatma, en lui passant son bras autour du cou, câlinement, c'est pour le pognon. C'est parce qu'il le faut, mais, toi, c'est parce que je t'aime, tu le sais bien, gros polisson!

Et jamais un accroc n'altéra cette intimité extraordinaire de deux êtres inconscients que la fatalité de la vie avait réunis et qui acceptaient comme une obligation normale les nécessités de leur bizarre existence.

De son côté, Charlot tenait Fatma au courant de toutes les aventures dont il était dans l'exercice de sa profession le témoin ordinaire, parfois le héros.

Il lui racontait les dessous de la vie de lutteurs, les mystères des arènes, ignorés du commun, et la jeune femme s'amusait de ces confidences.

La baraque Bertrand (de Marseille) comptait comme pensionnaires neuf lutteurs, tous des gars célèbres dans le monde du sport athlétique sans compter les «chiqués» qui aidaient la parade.

Mais sur ce nombre, en dehors de quelques-uns, véritables professionnels, n'ayant d'autres moyens d'existence que l'exercice de leur art, il en existait au moins trois ou quatre, qui, s'ils pouvaient décemment entrer en lice, combattre et mériter les applaudissements et les encouragements des véritables connaisseurs, comptaient plus sur les avantages de leur plastique que sur leurs succès de lutteurs.

Dans les baraques, aux premières places, chaque fois que ces athlètes, tous jeunes—de vingt-cinq à trente ans au plus—paraissaitent sur l'affiche, une foule se pressait, des gommeux en habit, des vieux messieurs à cheveux gris, bagués et diamantés, attirant dans les coins celui qu'ils avaient le plus remarqué, s'éternisant en des interviews dont on devinait le sujet...

—Y en a un, raconta un jour Chariot, qui s'est trompé et qui s'est adressé à moi... Ce que j'ai rigolé!... J'ai poussé la blague jusqu'au bout... et je me suis laissé emmener dans un caboulot... où les autres... ceux que ça amuse et à qui ça plaît... se réunissent tous les soirs... Ah! ma chère, ce que c'était drôle!... Et au dernier moment... quand je l'ai plaqué... après lui avoir fait payer pour plus de vingt francs de consommations... j'aurais voulu que tu voies sa tête!... Non! c'était à peindre!

Et comme Fatma s'indignait en écoutant le récit de ces aventures qui lui semblaient invraisemblables:

—C'est tout naturel, déclarait le naïf Charlot, de la même façon que toi, tu écoutes les vieux messieurs qui viennent t'applaudir dans ton entresort... les lutteurs de chez Bertrand laissent dire ceux qui s'intéressent à leurs exercices... et à eux... C'est aussi naturel ici que là... puisque c'est le métier qui veut ça... Seulement, on en prend que ce qu'on veut bien en prendre... Moi, on m'offrirait tout au monde... Rien ne vaudra jamais ma petite Fatma... et rien ne la remplacera!...

Ce couple étrange, d'une honnêteté et d'une naïveté bizarres, s'était pris d'une affection extraordinaire pour Zézette.

Charlot, que tous les exercices de force et que la bravoure enthousiasmait, parlait avec l'enfant amicalement, discutant comme avec une grande personne.

N'avait-elle pas fait ses preuves, malgré sa jeunesse, et ne pouvait-elle pas rivaliser avec lui?

S'il enlevait à bras tendu des poids de cinquante, des haltères de cent kilos, elle entrait, elle, sans broncher dans la cage de fauves réputés indomptables!

Elle avait révolutionné Paris, mis la presse en mouvement à la suite de son prodigieux exploit avec Néron!

Cela suffisait pour lui faire concevoir un respect énorme pour cette gamine étonnante.

Zézette rendait à Fatma et à Charlot l'amitié qu'ils lui montraient.

Aussi, quand il s'agit de régler sa situation, n'hésita-t-elle pas, dans son besoin d'expansion, à se confier à eux.

—Voulez-vous que je vous dise, leur raconta-t-elle confidentiellement, eh bien! je connais les Tabary comme personne! Ce sont des gens dont il faut se méfier... Je les tiens à l'oeil!... Vous verrez quand je m'y mettrai! Si j'ai jamais besoin de vous, puis-je compter sur votre aide?

—Absolument, dit Charlot. J'ai des bras et des poings à ta disposition.

—D'autant plus, dit Fatma, que je garde une dent à Louise Tabary. Avec le succès que je remporte tous les jours, je devrais avoir une autre situation que celle que j'ai... Mais, l'égoïste, à elle tout le profit, elle nous estime trop heureuses de trimer à son bénéfice... Un jour on se révoltera, et quand j'en aurai assez... quand je pourrai me passer d'elle... je lui montrerai qu'on ne se fiche pas de Fatma impunément.

—Laissez-moi avoir l'âge, disait alors Zézette. La ménagerie est à moi, en somme, puisque je suis l'héritière de mon père... Un jour viendra, où fatiguée de souffrir, je ferai valoir mes droits... Alors, nous nous nuirons, et gare au grabuge... Je les forcerai à me céder la place... à résilier... Alors, comme je vous connais, je vous prendrai avec moi... Est-ce convenu?

—Oui, disait Fatma, mais ce sont là des imaginations de gamine. Tu n'as pas treize ans!

—Quand j'en aurai dix-huit, je pourrai me faire émanciper. Nous rirons alors... Je ne puis rien dire aujourd'hui, car je sais des choses... de telles choses!.,. Vous verrez, je vous dis!... Vous serez étonnée...

Zézette se ménageait des complices pour le jour où il lui serait possible de se révolter contre la sujétion dans laquelle on la maintenait.

Elle trouva un autre aide dans le dompteur Giovanni.

Giovanni, si amoureux de son art qu'il fut, ne s'était pas encore senti, malgré son audace, le courage d'affronter Néron, le terrible animal qui avait tué Chausserouge.

Il devinait en Zézette une dompteuse qui, dans l'avenir, révolutionnerait le Voyage et le public par l'audace qu'elle déploierait, dans des exercices dont aucune femme n'aurait jamais donné l'exemple, et il témoignait pour elle une admiration qui n'avait d'égale que le mépris qu'il professait in petto pour Tabary.

De Jean il avait su deviner les instincts mauvais et les basses cupidités.

Il avait compris l'hypocrisie des pleurs de Louise, accompagnant le dompteur au cimetière. Dans le coeur de cette femme un autre sentiment que celui de la pitié et de l'amour devait avoir été la règle de conduite, depuis le jour où l'accident qui avait conduit Chausserouge au tombeau l'avait forcée de venir faire appel à son concours pour ne pas laisser la ménagerie sans dompteur, à l'heure même où le public émotionné par le récit publié dans les journaux avait rendu la vogue à l'établissement si longtemps déserté.

Il sentit rien qu'en parlant à Zézette, la haine que la petite fille portait à ceux que le malheur lui avait donnés pour tuteurs, et il se promit, à l'occasion, de soutenir la gamine, dont il avait du reste tout à attendre, puisqu'aussi bien elle était appelée à devenir la réelle propriétaire de la ménagerie, les Tabary ne possédant qu'une part peu importante.

Après tout, il n'avait, lui, que vingt-trois ans; Zézette en avait treize bientôt.

Dix ans! C'était une différence fréquente entre époux.

Il pouvait attendre l'émancipation dont parlait si souvent l'enfant et devenir, en même temps que le mari le maître de cet établissement, un des plus beaux du Voyage.

Son intérêt se rencontrait avec les sympathies secrètes qui l'attiraient vers cette petite fille, désormais seule dans la vie, mais dont l'énergie l'avait émerveillé...

Il ne devait rien à personne... il était désormais indispensable dans la ménagerie... Eh bien! si son aide était nécessaire à Zézette, il la lui accorderait; il lui servirait de second dans la lutte qu'elle entreprendrait certainement contre les Tabary, s'il en croyait les dispositions qu'elle montrait...

Et advienne que pourra! Qui ne risque rien n'a rien... Quand on n'a rien à perdre et tout à gagner... pourquoi hésiter à marcher, à aller de l'avant?...

C'est ainsi que, dès le lendemain de la mort de son père, Zézette était déjà assurée de l'aide de trois personnes, dont l'importance et le dévouement pouvaient peut-être contrebalancer l'influence, et la toute-puissance provisoire des Tabary...

Aussi la jeune fille profita-t-elle de la première occasion qui s'offrit à elle pour entrer ouvertement en lutte avec ces gens qu'elle considérait, à juste titre, comme les mauvais génies de sa famille...


XIV


Durant les premiers mois qui suivirent la mort de Chausserouge, rien ne fut notablement changé dans l'existence de Zézette.

Les Tabary affectèrent tout d'abord de lui montrer des prévenances; des égards auxquels ils l'avaient peu habituée, mais qui faisait dire sur tout le Voyage:

—Quelle chance a eue cette petite Zézette de tomber sur les Tabary! Comme ils sont gentils pour elle!

S'ils parlaient de la fin du dompteur, de l'avenir de l'enfant, c'était avec d'hypocrites apitoiements:

—Cette pauvre enfant!.. qui aimait tant son père!.. Le malheur avait fait d'elle une orpheline... Eh bien! elle ne restait pas seule, abandonnée dans la vie... Elle retrouvait une nouvelle famille!...

Pendant quelque temps, Fatma elle-même se laissa prendre à ces marques de tendresse, à cette sympathie qu'on témoignait à la gamine.

Il lui parut bien qu'on avait dû lui changer la Tabary qu'elle connaissait, mais on s'amende à tout âge et elle mit sur le compte du changement soudain de position cette façon d'être si nouvelle et si inattendue.

—L'argent rend meilleur... aussi la vue des malheurs d'autrui!... Contrairement à mes prévisions, Zézette sera peut-être plus heureuse qu'il n'était permis de l'espérer.

Seule, Zézette, dont tant d'événements terribles avaient fortifié le jugement, Zézette, qui gardait le souvenir du passé, n'ajoutait aucune foi aux protestations des Tabary.

Leurs avances la laissaient froide et elle n'opposait qu'un mutisme farouche aux témoignages d'affection qu'on lui prodiguait.

Au contraire, chaque jour resserrait les liens qui l'unissaient à la trinité d'amis qu'elle s'était choisis, comme si elle eût prévu qu'elle aurait bientôt à mettre leur dévouement à l'épreuve.

La suite des événements lui donna raison.

Au fur et à mesure que s'éteignit le bruit qu'on avait fait autour de la mort de Chausserouge, que le silence se fit sur ces incidents qui avaient passionné le Voyage, un changement notable s'opéra dans la manière d'agir des Tabary...

Jean, qui tout d'abord affectait de consulter pour la forme Zézette, ou tout au moins de la prévenir chaque fois qu'il apportait une modification quelconque dans l'administration de la ménagerie, négligea de la considérer comme l'héritière ou tout au moins la maîtresse future de la plus importante des deux parts de l'établissement.

Il parlait en maître, achetait et vendait des animaux selon son bon plaisir, changeait l'ordre des exercices, s'intéressait au dressage des pensionnaires, tâche dont s'acquittait Giovanni avec beaucoup de bonheur.

Le jeune dompteur, très jaloux de ses prérogatives, subissait fort impatiemment ce joug.

Il lui arriva un jour de répondre à Tabary:

—Si vous êtes plus fort que moi... prenez ma place!

Jean, piqué, l'eut pour cette réponse certainement mis à la porte, si la collaboration du jeune homme, habitué aux animaux et très sympathique au public, ne fut devenue indispensable.

Toutefois, comme il ne voulait pas laisser le dernier mot à son subordonné, il répliqua aigrement:

—On dirait, ma parole, mon cher, que vous êtes seul dompteur au monde!... Vous exercez un métier qui ne demande en somme que de l'audace et un peu d'habitude... Si j'avais commencé à votre âge... il est probable que je serais aussi fort que vous... Comme je veux vous prouver que sans être jamais entré dans une cage, je me connais en dressage autant que vous pouvez vous y connaître, je vous préviens que je vais faire moi-même un numéro. Ce sera pour vous autant de besogne de moins...

Jean Tabary avait de la hardiesse et de l'imagination.

Il inventa un intermède comique dont la Grandeur, Loustic et trois jeunes lionceaux firent les frais, et il mit son projet à exécution.

Costumé en clown, entre deux entrées de cage de Giovanni, il donnait une petite représentation qui plut beaucoup au public habituel de la ménagerie.

Grisé par ce succès, il rêva bientôt de s'attaquer à des animaux plus redoutables; progressivement, il s'entraîna, prit goût à la profession, mais pour garder un peu de variété dans les différents exercices, il s'appliqua à ne soumettre au dressage que ceux qui ne servaient pas à Giovanni.

C'était ainsi qu'on le vit présenter et faire travailler successivement un ours blanc, puis des loups russes, puis deux hyènes.

Louise Tabary applaudissait beaucoup à cette décision nouvelle.

C'était un pied de plus pour eux dans la ménagerie, d'autant plus que maintenant Jean apportait un concours effectif, n'apparaissait plus comme un intrus aux yeux des véritables dompteurs et cette énergique détermination coupait court à toutes les médisances et à toutes les calomnies.

Zézette souffrit beaucoup de cette innovation.

C'était son succès à elle que Tabary lui volait en reprenant l'idée qu'avait eue son père en la faisant débuter en Italie.

C'étaient ses animaux à elle, Loustic et la Grandeur, que le dompteur improvisé présentait au public et il rendait impossible sa rentrée dans les mêmes exercices, le jour où la Préfecture lèverait le veto, qui avait suspendu le cours de ses représentations à elle.

Elle le sentait parfaitement. C'était autant sa rivalité avec Giovanni que le désir de la faire oublier, de la détacher du métier, qui avait poussé Jean Tabary à tenter cette aventure.

D'autant plus que, bien qu'elle approchât de quatorze ans, qu'elle eût grandi autant en taille qu'en sagesse, on ne parlait plus de renouveler la demande de levée d'interdiction.

Elle dévorait tout bas son chagrin, sentant bien qu'elle n'était pas encore de force, et qu'elle se heurterait à un parti pris d'hostilité, à la volonté de lui être désagréable.

—Ah! j'aurai mon tour, disait-elle quelquefois à Fatima, l'existence que je mène ici aura une fin, je vous jure, et je reviendrai maîtresse incontestée de ma ménagerie!

Une seule pensée la consolait, la pensée que son lion, le terrible Néron, lui restait. Ah! celui-là, il était bien à elle... et il saurait lui rester fidèle!

Elle ne craignait pas que Jean Tabary vint le lui prendre... Même à Giovanni, il n'eût pas été prudent de tenter une expérience.

Maintenant que Néron, qui avait plus de dix ans, c'est-à-dire qui se trouvait dans la force de l'âge, était guéri de ses blessures, il manifestait une férocité qui rendait à tout homme fort dangereuse à son approche à moins d'un mètre de la cage.

A la vue de Jean Tabary, du jeune dompteur ou du moindre garçon de piste, sa crinière se hérissait, ses yeux lançaient des flammes.

Debout au bord de la cage, il passait ses pattes de devant à travers les barreaux, lançait dans le vide de formidables coups de griffes, prêt à mordre, à déchirer quiconque eut été assez osé pour passer à sa portée.

Il fallait prendre les plus grandes précautions pour nettoyer sa cage, pour lui donner à manger. On eut dit qu'il avait reporté sur le personnel mâle de la ménagerie toute la haine qu'il avait jadis vouée au malheureux Chausserouge.

Seule la vue de Zézette parvenait à le calmer, au milieu même de ses plus grandes fureurs. Devant elle, il se faisait petit, soumis, docile et caressant.

La petite fille s'approchait sans crainte de la cage de la terrible bête; le lion passait sa langue rugueuse sur la petite main qu'elle lui tendait à travers ces barreaux qu'il ébranlait tout à l'heure sous son effort.

C'était là son triomphe, son orgueil; près de Néron, elle oubliait ses peines, ses chagrins, les humiliations qu'elle endurait.

Un jour, comme les Tabary achevaient de déjeuner, Jean dit à brûle-pourpoint:

—J'ai trouvé à vendre Néron... Un beau prix, vingt mille francs... C'est une occasion superbe... pour un animal qui ne sert à rien...

Zézette se redressa, révoltée.

—Néron! Vendre Néron! Il est à moi, je le garde!

—D'abord, dit Jean qui avait été tout d'abord abasourdi par cette interruption à laquelle il ne s'attendait pas, je suis juge de la question... Je suis tuteur... et je suis maître... Il m'appartient de sauvegarder nos intérêts comme je l'entends.

—C'est possible! dit Zézette, bien que toutes tes innovations ne soient pas de mon goût, je n'ai rien dit jusqu'ici... Aujourd'hui, je me fâche... Tu m'as pris la Grandeur, Loustic, ces bêtes que j'avais dressées et qui ne connaissaient que moi, j'ai laissé faire, tout en souffrant beaucoup de les voir en d'autres mains que les miennes... Aujourd'hui, tu veux m'enlever Néron... Ça ne sera pas! Je suis encore quelque chose ici.

—Un animal qui a mangé ton père!... dit Jean Tabary avec colère..

—Oui... malheureusement... et qui dévorera quiconque l'approchera, quand ce ne sera pas moi!... Eh bien, je tiens à Néron... Il est né dans l'établissement, il n'en sortira pas et c'est avec lui que je ferai ma rentrée devant le public, le jour où j'aurai l'âge... Du reste, ce jour-là bien des choses seront changées, je t'en réponds!...

—Tudieu! dit Jean d'un air mauvais, en voilà une gamine entêtée! Écoute bien, Zézette, dans ton intérêt, je ne te conseille pas de faire la mauvaise tête avec moi... Tu as plus à y perdre qu'à y gagner... Sinon, j'agirai avec toi comme on agit avec les petites filles pas sages, je te flanquerai le fouet...

—Viens-y donc! cria Zézette en se levant, les bras croisés.

Et il y avait dans le regard de l'enfant tant de fermeté; on y lisait une résolution si arrêtée de ne pas se laisser traiter en gamine que Tabary se sentit à moitié vaincu.

—Écoute bien, Jean, ajouta la fille de François Chausserouge sur un ton qui ne laissa pas de troubler les Tabary, tu viens de dire un mot que je vais retourner contre toi... Tu as dit que j'avais plus à perdre qu'à gagner en te contredisant...

—Parfaitement! dit le jeune homme qui devenait blanc de colère.

—A mon tour, je te dis: Prends garde!... Je te connais... bien, très bien... et je sais des choses... qu'il vaut mieux pour nous tous que je ne répète jamais!...

Et appuyant sur les mots, sans cesser de fixer sur son interlocuteur un oeil enflammé, elle ajouta:

—Ne me force pas de parler!

Puis, sans attendre de réponse, elle sortit en faisant claquer la porte de la caravane.

Les deux Tabary s'interrogèrent du regard.

—Enfin, dit Jean, après un petit moment de silence, qu'a-t-elle voulu dire? Y comprends-tu quelque chose?

—Moi, rien!... répliqua la mère. Pourtant... si elle savait?...

—Tu n'as jamais laissé seul son père avec elle? demanda le jeune homme dont le sourcil se fronçait.

—Jamais!... C'est égal... Il faut prendre garde et j'ai bien peur qu'elle ne nous donne pas mal de fil à retordre... En attendant, que vas-tu faire?

—Moi! passer outre! Je vends Néron!...

Il se leva, se promena un instant très agité, puis, brusquement:

—Après tout, dit-il, si elle sait quelque chose, à propos de Vermieux... il n'y a pas de preuves... Je m'en fous! Mais si c'est cela, qu'elle fasse attention à elle!...

—Pas d'imprudence! interrompit la mère Tabary, laisse-moi réfléchir et après... je trouverai peut-être un moyen...

Dès le lendemain, Jean Tabary recevait la visite d'un des forains, qui avait été choisi pour composer le conseil de famille.

Zézette était allé se plaindre à lui. Il eut une longue conférence avec le jeune homme, lui exposa qu'il valait peut-être mieux ne pas se mettre à dos sa pupille et garder le lion.

Après tout, si vingt mille francs étaient une somme bonne à encaisser, la ménagerie, en perdant Néron, un lion célèbre, perdait une attraction unique.

Il fit si bien qu'il persuada Jean de ne pas donner suite à son projet.

Le jeune homme se résigna, mais jura de prendre sa revanche. Ce fut Louise qui lui en fournit l'occasion, à bref délai.

Un jour qu'elle venait d'avoir une violente discussion avec une de ses pensionnaires, et que cette dernière, poussée à bout, avait quitté l'entresort, elle conçut l'idée de la remplacer par Zézette.

Comme elle s'attendait de la part de l'enfant à une résistance sérieuse, elle résolut de la brusquer.

—Ma fille, lui dit-elle un beau matin, tu te plains toujours de ne rien faire. Voici pour toi une excellente occasion de te rendre utile... Mariette vient de me quitter. Il y a une place vacante dans l'entresort... Tu vas la prendre...

—Moi? demanda Zézette fièrement, oh! vous vous trompez, madame Tabary! Je suis la fille de François Chausserouge... Je suis dompteuse... Je ne monterai pas sur l'estrade de votre entresort... Je n'ai rien à y faire.

—Fatma y est bien! En voilà une prétention! fit aigrement la mégère. Mademoiselle dédaigne de se montrer en public à côté de jeunes personnes qui te valent, tu sais, ma fille! Et leur société n'est pas plus déshonorante que celle des quatre lions pelés de la ménagerie.

—N'importe! N'attendez pas cela de moi.

La mère Tabary s'emporta, mais ni les cris, ni les menaces, ni les injures ne purent parvenir à faire fléchir la volonté de Zézette.

Les épreuves par lesquelles elle passait depuis la mort de son père avait trempé durement le courage de l'enfant et l'avaient rendue forte.

Le soir même, Louise Tabary rendit compte à son fils de ce nouvel incident.

—Vois-tu la mijaurée! dit-elle. Il faut absolument que nous prenions à son égard des mesures sérieuses... Il faut la pousser à bout... A la fin, elle finira bien par être matée.

Mais elle se trompait dans ses prévisions. Zézette ne fit aucune concession et aucune des tentatives nouvelles n'obtint plus de résultat que la première. Elle resta intraitable.

Dès lors, la vie pour elle devint insupportable. Plus de ces égards, plus de ces prévenances insolites qu'avaient affectés à son égard les Tabary. Maintenant on ne s'occupait plus d'elle ou si on s'en occupait, c'était pour la pousser à bout et lui reprocher son entêtement...

Pour elle, plus un instant de repos; chaque jour les mêmes ennuis se répétaient, les mêmes taquineries aggravées et attisées par la rancune de son tuteur.

Jean Tabary surtout montrait une âpreté, qui indignait les témoins habituels de ses méchancetés.

Zézette dévorait son chagrin en silence. Elle sentait que tous ces efforts conjurés tendaient à la forcer à fuir loin de cet établissement qui était sien, à quitter ce couple que sa présence gênait et c'est justement pourquoi elle tenait à se montrer tenace, à ne rien céder de ses droits.

Aussi, comme un jour Fatma, révoltée du cynisme des Tabary, lui offrait simplement de partir avec elle, de chercher un asile ailleurs qu'à la ménagerie, jusqu'à l'heure de sa majorité, refusa-t-elle énergiquement.

—Je suis chez moi, ma pauvre Fatma. Je resterai chez moi, malgré eux.

—Mais nous ne quitterons pas le Voyage... Tu les surveilleras d'un peu plus loin, voilà tout... Charlot, à qui j'ai raconté tes ennuis et qui maintenant, est à la tête d'un petit pécule, t'offre de le mettre à ta disposition... C'est de l'argent bien placé et il sera si heureux de t'être agréable!...

—Remercie-le de ma part... Peut-être aurai-je bientôt besoin de lui... ou plutôt de son aide... de sa protection. Puis-je toujours compter sur lui?

—Comme sur moi!

—Merci!

—Mais enfin, que comptes-tu faire? La position est intolérable.

—C'est à quoi je réfléchis... J'ai une défense toute prête. Mais j'ai besoin de beaucoup réfléchir...

—Peut-être pourrais-je donner un conseil...

—Jamais! Ce que j'ai à dire est trop grave... et nulle que moi ne doit être dans la confidence. C'est un secret qui ne m'appartient pas... Ce n'est pas que je me méfie de toi... Mais je n'en suis pas maîtresse...

Les semaines se succédèrent sans qu'elle se sentit le courage de prendre une résolution définitive. Il vint pourtant un jour où sa situation devint si critique, où les exigences des Tabary devinrent si pressantes qu'elle dut se résigner à agir.

—Je ne sais pas, dit-elle à Fatma, comment les choses tourneront aujourd'hui... A tout événement, dis à Charlot de se tenir prêt.

Sûre de cet appui, elle s'adressa à Giovanni. Le dompteur, témoin discret de l'indigne traitement qu'on faisait subir à la jeune fille, n'avait jamais laissé passer jusque-là une occasion de lui prouver sa sympathie.

Elle comptait bien trouver aussi de ce côté une aide effective, mais elle était loin de s'attendre aux sentiments secrets qui firent explosion dès la première question qu'elle adressa au jeune homme.

Giovanni, dont l'ambition seule avait jusque-là dirigé la conduite, aimait aujourd'hui Zézette. Rien dans son attitude n'avait toutefois laissé deviné la passion qui grandissait dans son âme.

Tout d'abord une pitié immense l'avait fait s'intéresser à cette enfant que la mort de Chausserouge laissait seule en butte aux intrigues des Tabary, pour lesquels il avait dès le premier abord ressenti une instinctive aversion.

Puis cette pitié avait fait place à un intérêt dicté par le calcul. Zézette n'était-elle pas destinée à recueillir l'héritage de son père?

A présent, depuis qu'il avait vu les Tabary remplacer les prévenances de la première heure par des procédés dont il devinait le motif un peu inavouable, son honnêteté naturelle s'était révoltée, et il eut souhaité pouvoir prendre ouvertement la défense de la jeune fille.

De la jeune fille! Car il ne pouvait plus appeler que de ce nom la fille de Chausserouge...

En quelques mois, Zézette, enfant lors du décès de son père, avait grandie, s'était complètement transformée...

Brusquement, il avait fallu remplacer les robes courtes... La puberté aidant, en même temps que ses traits s'étaient accentués, la taille de Zézette s'était allongée... sa poitrine avait pris de l'ampleur..... L'enfant avait disparue et comme une chrysalide devenant tout d'un coup papillon, une jeune fille était née...

A la voir grande, ses yeux noirs brillant d'un éclat singulier, ses cheveux relevés en torsade, on lui eût maintenant donné dix-huit ans.

Elle était désirable... et peut-être était-ce à ce changement soudain qu'il fallait attribuer l'idée germée dans le cerveau de la mère Tabary, de la faire débuter dans son entresort...

Là, elle aurait pu oublier les dures leçons de sa jeunesse... Elle se fut trouvée en contact avec un monde nouveau, en but à des déclarations, à des tentations auxquelles elle n'eût peut-être pas résisté... Et c'eût été là une dérivation excellente...

Corrompue, dévoyée, des sollicitations d'un tout autre ordre l'eussent détournée de ses devoirs, de ce qui avait été jusque-là le but de sa vie...

L'association Tabary n'aurait plus en rien à craindre de l'héritière, qui serait demain l'ennemie, lorsqu'il aurait fallu rendre des comptes...

—Vous êtes témoin, Giovanni, dit Zézette, des traitements qu'on me fait endurer ici... Je vais frapper un grand coup... Si j'ai besoin de vous, serez-vous pour moi ou pour... eux?

—Pouvez-vous le demander, ma chère Zézette? dit le dompteur en saisissant la main de la jeune fille.

En même temps, il l'attira à lui, la regarda longuement dans les yeux:

—Demandez-moi... ce que vous voudrez! Tout!... Tout!...

—Même de quitter la ménagerie, demain... s'il le fallait!

—Même de quitter la ménagerie!... J'accepte tout, m'engageant d'avance à vous obéir aveuglément, sans même vous demander de raisons.

—Alors... dit Zézette, en baissant les paupières, vous m'aimez donc?

—Oui... je vous aime! Il y a en vous quelque chose qui me transporte... D'abord vous êtes belle... Vous êtes brave! Ah! je vous ai vue à l'oeuvre, le jour où votre pauvre père était aux prises avec Néron!... Je me suis dit ce jour-là, pour la première fois, que celui-là serait bien heureux qui parviendrait à se faire aimer de vous!

C'était la première parole d'amour qui résonnait à l'oreille de Zézette. Elle lui parut bien douce dans cet instant où elle allait aborder un entretien d'où peut-être allait dépendre sa destinée.

—Giovanni, dit-elle solennellement, jamais je n'oublierai les paroles que vous venez de prononcer... Elles m'ont fait tant de bien!... Merci!... Je vous dirai bientôt ce que j'attends de vous... Mais je veux, avant tout, que vous sachiez que, depuis bien longtemps, moi aussi, je vous estime pour votre courage et votre énergie!...

Elle s'enfuit, laissant le jeune homme stupéfait et charmé à la fois. En vain, il se creusa la tête pour découvrir le sens des paroles mystérieuses de la jeune fille.

Que pouvait être ce danger imminent, cette circonstance si grave qui avait forcé Zézette à s'ouvrir à lui, à requérir son aide...

Il ne trouva rien et se résigna à attendre que les événements lui donnassent la clef de cette énigme...

Toutefois, au moment d'agir, Zézette sentit une dernière hésitation. Certes, elle était résolue à braver Tabary, à lui jeter à la face le récit de ce crime qu'il croyait inconnu de tous, à le menacer au besoin de révéler ce forfait abominable, maintenant que son père mort était à l'abri de toute poursuite...

Mais si l'autre ne se laissait pas intimider, s'il passait outre, sûr de l'impunité, comptant sur le défaut de preuves?...

Quelle serait alors sa situation vis-à-vis de son ennemi, vis-à-vis de cette femme, Louise Tabary? A quelles représailles ne s'exposait-elle pas, elle et ceux qui prendraient ouvertement son parti?

Bien qu'elle fut décidée pour ne pas salir la mémoire de son père, à ne jamais révéler l'assassinat de Vermieux à la justice, il entrait dans son plan de laisser croire à Tabary qu'elle était disposée à le faire, s'il ne lui laissait pas désormais toute indépendance, s'il ne mettait pas un terme aux vexations de toutes sortes dont elle était l'objet.

Mais si Tabary, pour mettre à néant son accusation, prenait les devants et l'accusait d'avoir voulu le calomnier, quelles preuves matérielles pourrait-elle donner?

Aucune! Elle avait vu, mais personne ne pouvait affirmer après elle qu'elle n'avait pas été le jouet d'une hallucination, qu'elle n'avait pas inventé de toutes pièces, pour se venger, une fable destinée à perdre Tabary.

Voudrait-on croire que, même par un jour d'orage, Vermieux avait pu traverser le Voyage installé sur un parcours de deux kilomètres, de la place du Trône à la barrière de Vincennes, à dix heures du soir, en pleine fête, sans avoir été remarqué par aucun forain? Car tous le connaissaient.

L'hésitation de Zézette dura peu. Sa détermination était prise.

Il fallait en finir avec ce martyre qu'elle endurait depuis des semaines et qui menaçait de s'éterniser. Dût-elle se perdre, elle parlerait!

Et dès le lendemain, elle mit son projet à exécution.

Justement Tabary, à table, ayant trouvé moyen de lui reprocher pour la centième fois l'obstination qu'elle mettait à ne pas vouloir «travailler», elle se leva et toute frémissante de colère.

—Je te défends, cria-t-elle, de continuer. A la fin, j'en ai assez de vos rebuffades et de vos vexations... Je ne suis plus une gamine, j'ai quinze ans et je connais mes droits... Bien que la faiblesse de mon père vous ait fait désigner pour mes tuteurs et que vous en abusiez... je ne vous laisserai pas plus longtemps prendre sur moi un empire tel qu'il semblerait, à vous voir faire, que vous êtes désormais les seuls maîtres de la maison...

Jean Tabary, stupéfait de cette sortie à laquelle il était loin de s'attendre, resta une minute silencieux, puis après avoir échangé avec sa mère un regard narquois:

—Qu'est-ce qui t'a monté le cou? demanda-t-il à Zézette. Je n'ai jamais dit que tu n'étais rien dans la maison, mais jusqu'à ta majorité, c'est moi seul qui suis juge de ce qu'il y a lieu de faire pour la bonne administration de l'établissement... Tu n'auras le droit de me faire des reproches que le jour où je te rendrai des comptes... Quand tu auras vingt et un ans... Si tu veux repasser dans six ans, nous en recauserons... En attendant, je te prie de ne pas recommencer ta plaisanterie de tout à l'heure... Je ne suis pas en train de me laisser faire la leçon par une gamine...

—Et moi... je ne suis pas en train, répliqua Zézette, de me laisser tourmenter et menacer par vous... Ah! je sais bien ce que vous voudriez tous les deux... Je vous gêne, pardieu!... et si je n'étais pas là!... Mais je vous connais trop bien et je saurai me défendre... toute jeune que je suis... C'est pourquoi, je veux, entendez-vous, j'exige que vous me laissiez libre... indépendante...

Cette fois, ce fut Louise Tabary qui prit la parole.

Elle se leva et marcha vers la jeune fille, la lèvre plissée, le regard dur.

—Ma fille, dit-elle, je t'ai laissée dire ce que tu as voulu... par respect pour la mémoire de mon pauvre Chausserouge... Mais si tu dépasses la mesure, je te préviens que je saurai t'imposer silence, j'en ai maté de plus malignes que toi!

—Et qu'est-ce que vous me ferez, s'il vous plaît? riposta insolemment Zézette. Vous agirez sans doute avec moi comme vous agissez avec tous ceux qui vous gênent... comme vous avez agi avec mon père, dont vous saviez l'état et que vous avez abandonné sans surveillance, sachant très bien qu'il abuserait de sa liberté... Je n'ai rien dit jusqu'ici, mais j'ai compris votre manège.. Je ne me suis pas laissée prendre à vos prévenances, aux égards que vous avez fait semblant de me témoigner... Ça n'a pas duré longtemps du reste... Aujourd'hui, je me révolte...

—Tais-toi! hurla Jean Tabary, dont une pâleur subite envahit la face, tais-toi, ou je te...

Et, la main levée, il s'avança menaçant vers Zézette.

Mais la jeune fille l'attendit, sans reculer d'un pas, décidée à tout.

—Frappe! dit-elle froidement, mais je te préviens, si tu ne me tues pas du coup, en sortant d'ici... j'irai tout raconter... tout, entends-tu?... tout ce que je sais... Et dame! tant pis pour toi!

—Dire quoi?... Que sais-tu?... Je n'ai rien à craindre... on connaît ma vie! dit Jean Tabary, que cette vague menace venait de calmer à moitié.

—Dire au commissaire de police que je connais l'assassin de Vermieux! articula Zézette, qui attendit l'effet de sa phrase.

La foudre éclatant dans un ciel bleu n'eut pas frappé les Tabary d'une terreur plus grande. Jean ne fit pas un geste, ne trouva pas un mot. La mère et le fils restèrent attérés sous le coup de cette accusation terrible.

Ainsi, une autre qu'eux possédait ce secret d'où dépendait leur liberté, leur vie...

Ils étaient à la merci de cette enfant qu'ils avaient rêvé de faire disparaître pour rester les seuls maîtres d'une situation si chèrement acquise.

En quelques secondes, un monde de pensées traversa leur esprit. Pour montrer tant d'énergie, pour parler avec tant de sûreté, elle devait ne pas être seule à connaître ce secret abominable...

D'autres qu'elle devaient être au courant de leurs machinations, de leurs infamies qui commençaient à l'envoûtement de Chausserouge par Louise Tabary, pour finir à l'assassinat de Vermieux...

D'autres, qui, prévenus, s'ils tentaient de retrancher ce témoin gênant, parleraient à leur tour et vengeraient Zézette...

Et quelles preuves avait l'enfant de leur crime?

Devait-elle la connaissance de l'attentat à une confidence in extremis du dompteur plein de remords?

Avait-elle vu?

Ou possédait-elle une pièce, remise en mains sûres, attestant leur culpabilité?

Alors, quelle conduite tenir, quelle phrase trouver pour arriver à connaître la vérité ou détourner les soupçons si, par hasard, l'accusation n'était encore basée que sur des soupçons?

Ce fut Louise Tabary qui, la première, recouvra la parole et trouva les mots qu'il fallait pour arracher la vérité sans se compromettre davantage.

—Ma chère Zézette, dit-elle solennellement, tu viens de formuler une accusation telle que tu nous en vois, mon fils et moi, tout émus... Certes, nous pouvons avoir eu des torts envers toi... Nous pouvons, tout en cherchant à soutenir nos communs intérêts, nous être parfois trompés... Personne n'est parfait en ce monde... mais notre conscience ne nous reproche rien... Nous n'avons jamais commis une action coupable et nous souffrons que tu puisses avoir eu un instant la pensée que nous étions pour quelque chose dans la disparition de Vermieux... Nous avons droit à une explication... Au besoin, nous l'exigeons...

—Oui, appuya Jean, nous exigeons une explication.

Zézette contemplait tranquillement ses deux interlocuteurs.

Maintenant, elle était tranquille. Elle comprenait en entendant cette phrase embarrassée qu'elle avait frappé juste et que maintenant elle les tenait tous les deux à sa discrétion.

—C'est bien simple, dit-elle tranquillement, je vous ai vus! J'étais dans la ménagerie le jour où Vermieux, trempé de pluie, est venu demander l'hospitalité... Cachée dans la litière, près de mon poney, ajouta-t-elle en appuyant avec cruauté sur chaque mot, j'ai vu toute la scène... une scène qui ne sortira jamais de ma mémoire, quand je devrais vivre cent ans... Vermieux a été tué dans la caravane... J'ai vu mon pauvre père et toi, Jean, rapporter son corps, l'étendre sur l'étal... le découper et le distribuer aux animaux... J'ai vu tout cela de mes yeux... et je suis prête à le raconter aux juges...

—Mais tu es folle! cria Tabary. Moi... j'ai tué... moi, j'ai découpé le corps de Vermieux?... Tu as rêvé!

—Je n'ai pas rêvé... Et je pardonne à mon père, parce que j'ai entendu la conversation que vous avez eue tous les deux... Lui, honnête toute sa vie, jusqu'à ce jour de malheur!... Il ne voulait pas... c'est toi qui l'a forcé, entends-tu, de devenir un assassin... Il en est mort, du reste!... Toi, tu restes... Débarrassé d'un complice... tu veux encore te débarrasser de moi... Non, vois-tu, Jean, c'est assez de deux hommes... crois-moi... Moi, je n'ai plus personne à ménager!...

—Je te ferai rentrer tes paroles infâmes dans la gorge, petite gueuse!

—Fais ce que tu voudras! J'ai pris mes précautions... Si tu me touches du bout du doigt, demain je serai vengée!... Et mon père aussi!

Tabary laissa tomber ses bras. C'était là ce qu'il craignait... D'autres que Zézette possédaient son secret!

Il fut assez maître de lui toutefois pour maîtriser l'émotion qui le poignait et sur un ton railleur:

—Qui donc, demanda-t-il, ajoutera foi à des imaginations d'enfant? Jamais une de nos bêtes ne mangerait de chair humaine, quand même on leur en donnerait... Elles sont habituée à la viande de cheval!...

Tous tes dompteurs te le diront...

—Qu'importe! dit Zézette, s'ils se trompent! Alors, le lendemain du jour où Vermieux a été tué et dépecé, pourquoi le repas de la veille était-il intact... Il n'y a pas eu de distribution publique, puisqu'il n'y a pas eu de représentation à minuit... Alors les animaux n'ont donc pas mangé cette nuit-là?

—Qui t'a dit?

—J'ai vu de mes yeux et d'autres que moi l'ont constaté... Ils ont constaté aussi que, cette même nuit, les employés, à leur arrivée, ont trouvé, contre l'usage, la ménagerie lavée et dans un état de propreté admirable... Est-ce l'habitude que les patrons ne se couchent pas pour faire l'ouvrage de leurs garçons de piste?... Tu n'as qu'à te rappeler la date... dont je me souviens, moi... C'était le second dimanche de Pâques, le jour même où Vermieux était attendu sur le Voyage... le jour même où a été signalé à la gare de Lyon l'arrivée du vieil usurier. Penses-tu encore que j'ai rêvé?.. Nous ferons les magistrats juges de tout cela...

—Zézette... Zézette!...

Mais Zézette, implacable, continua:

—Et les quinze mille francs ou à peu près que mon père devait encore à Vermieux... et dont on n'a pas trouvé trace... Et la subite opulence qui t'a permis de t'associer, de mettre de l'argent dans cette ménagerie, dont tu voudrais me chasser... Il y a longtemps que je pense à tout cela... Par respect pour la mémoire de mon père, j'aurais gardé le secret... si, par ta conduite... par ta façon d'agir vis-à-vis de moi, tu ne m'avais forcé de parler... Maintenant, fais ce que tu voudras... Je suis prête à accepter la lutte!

Zézette parlait comme une femme instruite dès longtemps par l'expérience; elle se défendait pied à pied, avec un calme, une tranquillité, une énergie dont ne pouvaient la faire départir ni les violences, ni les railleries de Jean Tabary.

Ce dernier comprit qu'il était bien cette fois dans les mains de la jeune fille. Alors à quoi bon la pousser à bout?

Quand bien même une enquête provoquée n'amènerait aucun résultat sérieux... Quand bien même, il sortirait indemne de cette aventure, le scandale serait si grand que son avenir resterait à jamais, sinon perdu, du moins compromis.

Et était-il bien sûr que cette accusation, ces preuves morales ne seraient pas une preuve suffisante pour motiver une condamnation?

Qui sait si Zézette ne conservait pas, pour dernier et décisif argument, une preuve qu'elle lui cachait et qui mettrait à néant tout l'échafaudage de sa défense?

Elle était si forte, si sûre d'elle-même, cette gamine!

D'un regard furtif, il consulta sa mère, qui, de son côté, ne trouvait rien à répondre. Elle comprit, l'approuva d'un signe.

Alors il avoua.

—Oui, c'était vrai!... Vermieux avait été assassiné dans la ménagerie, mais c'était Chausserouge qui avait tué!.. Chausserouge sur la mémoire duquel rejaillirait tout l'odieux du crime, puisqu'il était chez lui, puisque c'était pour se libérer vis-à-vis d'un créancier inexorable qu'il avait frappé, profitant d'une occasion qui s'était offerte fortuitement!... Il n'y avait pas eu de préméditation... C'était la fatalité des choses qui leur avait livré le vieil usurier... Maintenant que le silence s'était fait sur cette disparition inexpliquée, Zézette voudrait-elle, par sa délation, dénoncer un crime qui la déshonorerait à tout jamais? Certainement, il acceptait dans cette affaire une large part de responsabilité. Mais il avait cédé, ainsi que Chausserouge, à une tentation qu'expliquait presque la canaillerie avérée de Vermieux... L'assassinat n'est pas un crime excusable, mais, dans ce cas spécial, ne méritait-il pas des circonstances atténuantes?... Vermieux! un homme qui avait ruiné le Voyage, dont l'industrie elle-même était une infamie... entre les mains de qui la ménagerie fût tombée forcément sans ce coup d'audace, dont il avait personnellement gardé, lui, Tabary, des remords profonds et qu'il n'eût jamais exécuté sans cet extraordinaire concours de circonstances, qui avaient mis les deux complices à l'abri de toutes recherches. Donc, pour toutes ces raisons, convenait-il de l'accabler, de le traiter comme un criminel indigne de toute commisération, capable de tous les forfaits?

Cette fois, Zézette triomphait.

Cet homme, si insolent tout à l'heure, devenu en un instant si humble, finissait par lui inspirer plutôt un dégoût mélangé de pitié que de la haine ou du mépris.

—Eh bien! reprit Jean, voyons, Zézette, faisons-nous la paix?

—Je n'ai pas de paix à faire... je veux vivre tranquille, indépendante, je l'ai déjà dit... Je ne dois rien, après tout, ni à toi, ni à ta mère... J'entends donc, toute jeune que je suis, pouvoir agir à ma guise, m'occuper de mes bêtes que je connais mieux que toi, sans subir le contrôle, ni avoir à écouter les observations de personne...

—Oui, mais alors, je peux compter sur ton silence?...

—Je n'ai d'autre désir, dit Zézette tristement, que celui de garder éternellement ce secret dans ma mémoire, ne serait-ce que par respect pour mon père... Il n'en sortira que le jour où tu m'y auras forcé...

—Tu n'as dit à personne que?... prononça Tabary, sans oser achever sa phrase.

—Je n'ai pas à répondre... j'ai simplement pris mes précautions... Tenez seulement votre promesse... je tiendrai la mienne...

Après cette conversation, les deux Tabary, restés seuls, eurent une longue conférence.

Tandis que Jean restait sans parole, encore abasourdi par ce coup de massue, Louise réfléchissait, se demandant quelle conduite il convenait à présent de tenir.

La situation lui paraissait sans doute fort grave, car, contre son habitude, elle manquait de cette merveilleuse spontanéité de décision qui, en tant d'occasions, l'avait si bien servie.

Enfin, elle releva la tête et répondant à son fils:

—Finalement, dit-elle, tu t'es laissé refaire par une gamine! Nous voilà dans de jolis draps!

—Est-ce que je pouvais m'imaginer qu'elle était là... à deux pas de nous... le jour où...

—Quand on fait de ces coups-là, dit la mégère brutalement, on prend ses précautions et on regarde derrière soi... C'est la moindre des choses... Maintenant, nous voilà dans la main de cette petite, qui nous fera marcher comme elle voudra, qui nous tient... Ah! la mâtine, conclut Louise, qui, malgré sa colère, ne pouvait s'empêcher de concevoir une secrète admiration pour l'énergie de Zézette, je ne l'aurais pas crue si forte!... Quel malheur que dès le premier jour nous n'ayons pas compris son caractère... de quel secours elle nous aurait été! Maintenant, adieu tous nos beaux projets... elle ne nous lâchera pas, la petite rosse!

—Écoute, dit Jean, penses-tu sérieusement qu'elle nous vendrait?

—Parfaitement, si nous la poussions à bout! Maintenant, il faudra avoir raison d'elle par la douceur et la patience...

—Ce sera long, dit le jeune homme.

Il fit une pause, puis, comme si une pensée qu'il craignait de formuler, venait de se présenter subitement à son esprit, il ajouta:

—Comme ça serait plus sûr, plus court et plus profitable... un bon petit accident! N'aurons-nous donc jamais cette chance-là!

Mais Louise Tabary haussa les épaules.

—Toi... veux-tu que je te dise?... tu finirais mal si je n'étais pas là... Si tu n'as que des moyens comme cela à proposer, tu ferais mieux de te tenir tranquille!... Tu as eu dans ta vie une bonne idée... Ça n'a marché qu'à moitié, puisque si tu as pu dépister la justice, tu n'as pu être assez malin pour deviner, ni t'apercevoir que vous étiez espionnés... puisque demain, peut-être, tu pourrais être vendu à la police... D'ailleurs, on ne réussit jamais deux fois le même coup... Et puis, nous sommes surveillés!

—Après tout, dit Jean, si Zézette parlait, il n'est pas si sûr que cela qu'on la croirait. Moi, de mon côté, je nierais, et qui donc pourrait affirmer le contraire de ce que j'avancerais. Ce ne sont pas les lions, je suppose?

—Mets-toi donc une bonne fois dans la tête, répliqua la mère impatientée, que d'une calomnie il reste toujours quelque chose et, dans le cas présent, ce n'est pas d'une calomnie qu'il s'agit... Réfléchis donc que tu as beaucoup de jaloux autour de toi... sur le Voyage, et d'autant plus qu'on n'aura plus à redouter Vermieux, on sera trop content de dauber sur ton dos... Tu ne seras plus bon à jeter aux chiens et tu entendras dire par des gens qui te serrent la main aujourd'hui: «Ah! ça ne m'étonne pas de la part de Tabary!» La police qui est aux abois, à qui tous les journaux reprochent son insuffisance précisément à cause de l'affaire Vermieux, sera enchantée de trouver une nouvelle piste, si invraisemblable qu'elle puisse paraître... Il lui faut son coupable, elle marchera... et si par hasard il manque assez de preuves matérielles pour que tu puisses être condamné, il restera assez de présomptions pour te perdre à tout jamais... L'enquête, le scandale, même suivis d'une issue favorable, c'est pour toi la ruine et le déshonneur... Ce à quoi il faut à tout prix parvenir, c'est à éviter le moindre bruit... La petite m'a l'air très carrée, je ne pense pas qu'il y ait quelque chose à craindre d'elle, au moins jusqu'à nouvel ordre... Mais plus tard, quand elle aura l'âge, à vingt et un ans, lorsqu'elle n'aura plus aucun ménagement à garder avec nous et qu'au contraire son intérêt sera de nous mettre dehors, si elle peut...

—Alors, je ne dis plus rien, que faut-il faire? Donne ton avis, commande, j'obéirai, dit Jean plus troublé qu'il ne voulait le paraître.

—Je ne te cacherai pas qu'il est très difficile de prendre, de but en blanc, comme cela, un parti dans une circonstance aussi critique. Toutefois, moi, si j'étais à ta place, voilà ce que je ferais... Je tâcherais d'arriver par les moyens doux parce qu'avec les moyens violents on fait four... quand on ne se compromet pas!... Tu as dans les trente ans bientôt... la petite va sur ses quinze ans... Elle n'est pas mal... Elle sera encore mieux dans quelques années, toi, tu n'es pas trop déchiré... Il faudra toujours que tu te maries un jour ou l'autre... quand je ne serai plus là... pour te soigner et veiller sur toi. Fais-lui la cour et tâche de te faire aimer.

—Faire la cour à Zézette!

—Pourquoi pas!... On a vu des choses plus drôles.

—Une morveuse que j'ai fait sauter sur mes genoux?

—Une morveuse qui est aujourd'hui une grande fille... Une gamine à qui la ménagerie appartient plus qu'à toi... Une gamine qui n'a qu'un mot à dire pour te faire fourrer en prison et avec qui il faut jouer un jeu serré, car elle est fine comme l'ambre... Comprends-tu maintenant?

—Oui, dit Jean, je commence à voir plus clair dans ton projet. Après?

—Après! après! ça te regarde, je n'ai pas à te dire ce que tu auras à faire... Dans le temps, j'ai su me faire aimer de Chausserouge, et c'était autrement difficile, car j'avais une rivale et une rivale légitime... Amélie! Toi, ta n'as pas de concurrent. Tâche de réussir aussi bien que moi. C'est grâce à moi que tu es rentré dans la place. Tâche de t'y maintenir.

—L'enfant ne m'a jamais montré aucune sympathie, et maintenant, je suis sûre que c'est de l'horreur et de la haine qu'elle éprouve pour moi!

—Est-ce qu'on sait jamais avec les femmes! s'exclama la mère Tabary. Encore une fois, fie-toi donc à moi! C'est peut-être à cause de cela qu'elle finira par t'aimer.

—Dans tous les cas, après la façon dont nous l'avons traitée jusqu'à ce jour, elle est trop intelligente pour ne pas comprendre quel mobile me fera agir.

Cette fois, Louise Tabary s'impatienta.

—Tu m'embêtes à la fin! Je t'indique un moyen... le seul à mon sens, capable de conjurer tout danger. Profites-en ou n'en profites pas... après tout, ça m'est égal! Tu cherches des si et des cas... Tu as tenté dans ta vie des choses plus difficiles que ça... et qui n'étaient pas si utiles... Il nous faut cette petite dans notre jeu... Notre premier procédé a échoué... Nous devons essayer du second. Voilà tout.

—Je ne demande pas mieux que d'essayer, mais si, dès le premier jour, elle me fait comprendre que toute recherche, toute poursuite est inutile?...

—Tu en seras quitte pour insister... Mais si tu sais t'y prendre adroitement, ne rien brusquer, laisser venir les choses en douceur, si tu sais flatter ses manies, l'entourer de certaines prévenances, il n'y a pas de raison pour que tu n'arrives pas à tes fins. Veux-tu que je t'indique déjà une façon de lui montrer combien tu désires lui être agréable... Dès demain, cours à la Préfecture et demande pour elle à l'administration la permission de reprendre ses anciens exercices, le jour où elle aura atteint ses quinze ans. Je pense que ça doit être possible, en s'y prenant bien... Ce sera un bon point pour toi... Après tu la laisseras maîtresse de travailler avec les pensionnaires qu'elle voudra, Néron et les autres. Pendant qu'elle pensera à faire du dressage, elle ne pensera pas à autre chose. Au contraire, encourage-la à tenter quelque chose d'inédit... C'est peut-être comme cela que nous arriverons à un résultat... Car enfin, on ne sait pas... Au cours d'une entrée de cage, si un accident providentiel allait nous l'enlever, ça te dispenserait du reste. Toutefois, ne compte pas trop là-dessus, car le hasard est aveugle. La vie journalière, l'expérience t'apprendra comment tu devras agir par la suite. Mais il faut... il faut que tu aboutisses... de gré ou de force!

—Comment?... De gré ou de force? dit Jean.

—Quand elle aura quinze ans... il n'y aura plus de danger... dit Louise, et il n'y aurait en somme que nous, ses tuteurs, qui puissions porter plainte... Et dame! il peut arriver qu'un amant... dans un moment d'égarement... Il est des femmes qui ne détestent pas une douce violence...

—Comment tu me conseillerais... même d'abuser?

—Pas de gros mots, fiston! Abuser!... jamais!... La passion excuse tout... Mais s'il survenait jamais une petite complication... pourrait-elle jamais, la jeune Zézette, accuser le père de son enfant d'être un assassin?

—Maman! tu es très forte! dit Jean que cette idée nouvelle de sa mère, toujours si experte en combinaisons qui défiaient les cas les plus désespérés, remplissait d'admiration.

—Tu me l'as déjà dit... Tâche de te montrer digne de moi!

—J'essaierai... Et je commence demain... Ce sera bien le diable si on me refuse encore la permission de faire travailler Zézette.

—Fais-toi appuyer! Tu n'as qu'à demander une lettre à un conseiller municipal, ennemi de la Préfecture, un du parti ouvrier... Tu auras ce que tu voudras... Un tas de froussards, dans cette boîte-là!

—Adieu, maman!

Et Jean, qu'appelait la cloche du bonisseur, descendit plus tranquille que deux heures avant à la ménagerie, où Giovanni se préparait pour la représentation de la journée.


XV


A partir de ce jour, une existence nouvelle commença pour Zézette.

Libre désormais, elle put vivre à sa guise, contenter ses caprices, sans se heurter à aucune volonté contraire.

Sur sa demande, on fit restaurer et aménager l'ancienne caravane de Chausserouge, qu'il avait été un moment question de vendre et elle en fit son domicile à elle.

Elle ne paraissait plus chez les Tabary que pour y prendre ses repas. La vieille femme mielleuse et insinuante avait changé complètement de tactique.

A l'entendre, elle avait agi avec la plus impardonnable des légèretés, légèreté dont elle se repentait joliment aujourd'hui, en traitant jadis Zézette avec sévérité. Que voulez-vous? Elle s'était figurée avoir toujours affaire à une gosse!

Ayant fait jadis sauter la petite sur ses genoux, l'habitude l'avait rendue aveugle comme il arrive à toutes les mères, qui ne voient pas grandir leur enfant.

L'autre jour une nouvelle Zézette lui était apparue, et c'est alors seulement qu'elle avait compris à quel point elle s'était trompée.

La fille de Chausserouge était une jeune personne infiniment plus raisonnable que ses compagnes du même âge, bonne à marier pour tout dire...

Joignez à cela l'influence des chagrins, des malheurs qui vous mûrissent avant l'âge... Ah! ç'avait été positivement une révélation que cette découverte!

Mais elle avait confiance dans le bon sens et dans le coeur de Zézette. Elle était bien sûre qu'on lui pardonnait son erreur.

Il en était de même pour Jean. Ce garçon fruste, brutal par moments, que la fatalité seule avait fait criminel en un jour d'égarement, était au fond très sensible et très aimant.

Le réveil avait été encore plus sensible pour lui. Plus qu'elle encore, il avait souffert en songeant aux manques d'égards dont il s'était rendu coupable et il était résolu par sa conduite à venir, non seulement à les faire oublier, mais encore à mériter les bonnes grâces de la jeune fille.

Mais Louise Tabary avait beau se répandre en protestations, Zézette montrait par son mutisme qu'elle n'était pas dupe de ce si brusque changement d'allures, et qu'elle ne se méprenait pas sur le motif de ces avances.

Si la vieille femme, si Jean la respectaient aujourd'hui, la traitaient comme elle avait le droit d'être traitée, elle le devait à la crainte qu'elle avait su leur inspirer, non pas à un salutaire retour sur eux-mêmes.

Et rien ne pouvait la faire revenir sur son premier mouvement, rien ne pouvait diminuer l'horreur qu'elle éprouvait pour ces êtres à qui sa destinée était liée encore pendant des années.

Au contraire, ces prévenances inusitées lui inspiraient une sorte de défiance. Elle se tenait d'autant plus sur ses gardes qu'on était plus aimable pour elle.

Ces gens, qui n'avaient pas hésité à faire disparaître un homme, uniquement parce qu'ils lui devaient de l'argent, hésiteraient-ils à la faire disparaître, elle, pour se délivrer de la menace perpétuelle d'un témoin dangereux, si jamais une occasion favorable se présentait?

Elle était sûre du contraire, d'autant plus que sa mort laisserait les Tabary seuls propriétaires de la ménagerie.

Aussi se lia-t-elle plus intimement encore avec ses amis Fatma et Charlot, et surtout Giovanni. Ceux-là étaient sa sauvegarde.

L'indécision dans laquelle elle avait laissé les Tabary lorsqu'ils lui avaient demandé si elle s'était confiée à quelqu'un, l'affirmation qu'elle leur avait donnée qu'elle serait le lendemain vengée, si quelque chose de funeste lui survenait, la protégeait mieux que n'importe quelle dénonciation.

Giovanni qui avait attendu, non sans une certaine inquiétude, l'issue de l'entrevue de la jeune fille avec les Tabary, fut tenu au courant du résultat:

—J'ai gagné la partie, lui dit-elle le lendemain joyeusement, à présent, je les tiens... vous verrez... à l'avenir, s'ils se permettront de me malmener... Seulement, il faudra que je fasse attention, que je me tienne sur mes gardes... Si je lâchais pied, je sais qu'ils saisiraient la première occasion de reprendre le dessus... Alors... et subitement elle devenait grave, presque solennelle,—alors je serais perdue!

Elle prit dans ses mains la main de son ami, qui la considérait d'un air étonné, ne comprenant rien à ces mystères.

—Mais, encore, me faudrait-il savoir, pour vous défendre efficacement, de quoi il s'agit?...

—Ne me demandez rien... Je n'ai le droit de rien vous révéler, pour le moment du moins... Ayez seulement confiance en moi... Mon secret est grave... C'est peut-être pour moi une question de vie ou de mort... Faites comme si vous saviez...

Alors Giovanni n'insista pas et jamais plus il ne se permit une question.

Souvent, il considérait cette jeune fille, hier encore une enfant, qui tout d'un coup s'était développée au point de paraître avoir déjà dix-huit ans.

Il scrutait ces yeux noirs au fond desquels une lueur scintillait, cherchant à y lire la vérité, mais le visage de Zézette, que venait par instant éclairer un sourire pâle et triste, ne trahissait jamais les secrets sentiments qui animaient l'âme de cette fille des ramonis.

Elle, au contraire, avait deviné tout de suite, à voir l'émotion que ressentait le dompteur chaque fois qu'il se trouvait seul avec elle, quel amour il éprouvait, et elle ne l'encourageait jamais que par la confiance qu'elle lui témoignait, l'abandon avec lequel elle se suspendait à son bras lorsque, le soir, il l'accompagnait, après la représentation, jusqu'à la porte de sa caravane.

Mais bien qu'elle ne l'avouât pas, elle sentait chaque jour son affection grandir pour le jeune homme.

Elle l'aimait d'autant plus qu'elle détestait davantage les autres, qu'il était le seul homme sur le dévouement sincère de qui elle pouvait compter.

Certes, elle avait aussi Charlot, qui, sur un mot d'elle, eût bouleversé la ménagerie et étranglé Tabary, mais celui-là n'était qu'une bonne bête qui l'affectionnait par ricochet parce qu'elle était l'amie de sa maîtresse.

L'inexplicable changement des Tabary, leur humilité, l'autorité subitement reconnue par eux de la petite Zézette causa dans le personnel de l'établissement une véritable stupéfaction.

Que devait-il donc s'être passé pour que l'enfant, sans défense en apparence, eût pu venir à bout de mater les Tabary, dont tout le monde redoutait la violence?

Les plus malins en trouvèrent l'explication dans ce fait que la jeune fille venait d'atteindre sa quinzième année, et que son arrivée à cet âge constituait à Zézette des droits qu'il eût été de la part des Tabary imprudent de méconnaître.

Puis bientôt cet incident fit place à d'autres. On s'habitua à cet état de choses, le seul normal en somme, et il n'en fut plus question.

Quelques mois s'écoulèrent encore sans que rien vint rompre, pour les directeurs de la ménagerie, la monotonie de l'existence.

Les affaires allaient bien. L'établissement encaissait de belles recettes, et tout eût été à souhait pour Zézette si un petit nuage ne fût venu altérer cette belle tranquillité dont elle avait été si longtemps privée.

Elle s'aperçut qu'une hostilité sourde menaçait d'éclater entre Jean et le dompteur Giovanni. Chaque jour son intimité augmentait avec le jeune homme et il fut avéré pour elle que Tabary en prenait ombrage. Le mobile n'en devint bientôt pour elle que trop évident.

Le fils de Louise était jaloux.

Depuis le fameux jour où, selon l'expression de la mère Tabary, Jean avait cessé de la traiter en enfant, il ne l'avait plus regardée avec les mêmes yeux.

Était-ce calcul, était-ce passion?

Elle voulut d'abord attribuer les égards dont il l'entourait à la crainte qu'elle lui avait inspirée, mais il ne lui fut bientôt plus possible de conserver un doute.

Tabary poursuivait un but. Il avait dû se confier à sa mère, si elle en jugeait d'après les insinuations constantes de la vieille femme, qui ne perdait jamais une occasion de vanter les mérites de son fils, un garçon que de mauvaises fréquentations avaient jadis détourné du droit chemin, mais qui, depuis, s'était tant amendé!

Ah! la femme qui l'épouserait ne serait pas à plaindre! Et puisqu'on parlait mariage, n'allait-il pas bientôt être temps d'y songer?... Zézette si grande, si sérieuse pour ses quinze ans, était maintenant en âge...

Mais la vieille avait beau tendre la perche; Zézette faisait la sourde oreille. Comment ces gens étaient-ils assez aveugles pour ne pas voir quelle haine elle gardait au fond de son coeur, avec quel dégoût elle subissait leur société.

Le temps qu'elle passait dans la caravane de Tabary lui était odieux, mais c'était une nécessité,—la dernière—qu'elle subissait...

Quand donc en serait-elle délivrée? Elle n'existait réellement que pendant les longues heures qu'elle vivait dans la ménagerie, seule ou en compagnie de Giovanni.

Maintenant elle avait pris l'habitude de faire, une fois les représentations terminées, avant de rentrer chez elle, une longue promenade avec le jeune homme autour des baraques du Voyage. Ils marchaient lentement, heureux de se sentir l'un près de l'autre, s'entretenant de mille choses, parlant des mille détails du métier...

Lui, racontait à sa petite amie ses débuts difficiles, lui faisait part en termes mesurés, de peur de la choquer, de ses projets d'avenir...

Le jour où il trouverait une femme le comprenant bien, gentille, combien il serait heureux d'abandonner cette vie de célibataire qui lui pesait plus qu'il ne pouvait le dire...

Combien il lui serait agréable, après les fatigues de la journée, de rentrer chez lui, dans une caravane bien chaude et de finir la soirée à côté de la compagne qu'il aurait choisie. Oh! la fortune... l'argent... ça ne comptait pas pour lui... Il s'en moquait!... il mettait le bonheur au-dessus de toutes les richesses...

Et Zézette ne répondait pas... Seulement elle laissait peser davantage son bras sur celui de son ami, toute à ses pensées intimes.

Il leur arrivait parfois au moment où elle se séparait du jeune homme pour aller prendre un peu de repos, de voir glisser, non loin d'eux, dans l'obscurité, une ombre...

Tout d'abord, elle n'y prêta aucune attention, mais le même fait s'étant renouvelé le lendemain et les jours suivants, elle voulut en avoir le coeur net, épia les allées et venues de l'intrus, évidemment posté pour les surveiller et elle reconnut Jean Tabary.

—On nous observe! dit-elle tout bas à son ami. Je sais qui c'est!

Mais, bien que de son côté Giovanni eût deviné l'identité de cet étranger si curieux, ni l'un ni l'autre ne prononcèrent son nom.

Le lendemain, Zézette prit à part Jean Tabary:

—Pourquoi me surveilles-tu? lui demanda-t-elle. Je ne fais pas de mal... et tu sais bien nos conventions.

Jean n'essaya pas de se disculper.

—Je te surveille, dit-il, parce que je t'aime et que je suis jaloux, répliqua-t-il avec franchise.

Zézette ne put s'empêcher de pâlir.

—Tu m'aimes, toi? fit-elle effrayée d'un pareil aveu.

—Pourquoi pas? Tu es assez jolie pour ça... Avant aujourd'hui, je n'avais pas osé te le dire... Mais, puisque tu m'en fournis l'occasion! Ne l'avais-tu donc pas deviné?

Zézette mentit.

—Non! répondit-elle d'un ton ferme. Écoute! le passé est passé... Nous avons fait la paix et tu n'as rien à craindre de moi, puisque tu as rempli tes engagements. C'est par prudence que tu veux me persuader que tu éprouves pour moi une passion subite... C'est bien inutile et je ne te crois pas... D'ailleurs, quand ça serait vrai—et elle appuya sur le mot—nous ne pouvons pas nous aimer!...

—Alors, c'est l'autre... C'est Giovanni? demanda Jean en fronçant le sourcil.

—Je n'ai rien dit de pareil... J'ai beaucoup d'affection pour Giovanni, dont j'admire le courage, qui exerce le même métier que moi, avec lequel je parle de choses qui nous intéressent tous deux... C'est pourquoi je prends plaisir à me promener avec lui.. Voilà tout.

—C'est bien sûr? demanda encore Jean Tabary.

—Laissons là cette conversation, dit Zézette, et ne parlons jamais de cela.

—Zézette! tu reconnaîtras un jour que tu as tort et que je ne suis pas tel que tu penses. Ce n'est pas parce qu'on a fait des bêtises dans sa vie qu'on est incapable d'un bon sentiment... La preuve que je ne mens pas... c'est que je voudrais que tu me demandes n'importe quoi... quelque chose de très difficile... Pour t'être agréable, je ne reculerais devant rien... Et, sais-tu depuis quand je me suis aperçu que j'étais attiré vers toi, que je t'aimais... c'est depuis que je t'ai vue avec Giovanni... Zézette! je t'en prie, réfléchis!

—Jean, je te sais gré de ce que tu me dis là, mais c'est inutile... Je ne t'aime pas... et je ne puis pas t'aimer...

—Pourtant si je parvenais à te convaincre, à te prouver combien je suis sincère...

—Je te remercierais et nous continuerions à vivre en bonne intelligence...

—Alors, tu me défends d'espérer?... Prends garde!...

—Tu me menaces? interrogea Zézette avec hauteur.

—Je te menace, répliqua Jean en affectant de sourire, oui, mais pas comme tu l'entends... Je veux vaincre ta résistance et te conquérir, malgré toi... par le dévouement que je te montrerai... Tu verras!

Sur ces mots, il s'éloigna, et la jeune fille resta pensive, inquiète d'un revirement qui mettait dans sa vie une nouvelle complication, à l'heure même où elle pouvait espérer avoir, par son énergie, conquis sinon le bonheur, sinon une existence calme, dénuée de tous soucis.

S'il était vrai que Jean Tabary éprouvait pour elle une passion sincère, ne pouvait-elle pas s'attendre, étant donné le naturel haineux et foncièrement méchant de son tuteur, à des procédés dont elle ne pourrait se défendre, attendu qu'ils ne seraient pas employés contre elle, mais qui la blesseraient profondément en atteignant l'homme qu'elle aimait, Giovanni!

Elle s'attendait à tout et se promit de veiller, mais elle négligea toutefois d'informer le jeune dompteur de sa découverte et de lui faire part de ses craintes.

Il serait toujours temps de le mettre en garde lorsque le danger serait imminent.

Sa surprise fut grande, lorsque, le lendemain du jour où Tabary lui avait fait l'aveu de son amour, il se présenta à elle, souriant et aimable comme il ne l'avait jamais été à son égard:

—Voilà, lui dit-il, en lui tendant un papier sur lequel s'étalait un large timbre administratif, voilà le commencement de ma vengeance... Il y a huit jours que je me dépense, sans te le dire, en démarches de toutes sortes afin d'obtenir pour toi la permission de travailler... J'ai fini, grâce à certaines influences, à gagner mon procès... Maintenant, tu es libre de reprendre tes exercices...

Zézette resta un moment sans voix, tremblante d'émotion.

—Alors, c'est vrai... Je vais pouvoir?... On me permet?...

—On vient de me remettre, de la part du commissaire, la notification qui vient de la Préfecture!

—Oh! merci! Je suis bien contente! dit la jeune fille en serrant la main de Tabary et en saisissant le papier qu'elle lut avidement.

—Et ce n'est pas fini, va! Je te jure que je te forcerai bien de m'aimer un peu!

Zézette déclara qu'elle entendait mettre immédiatement à profit l'autorisation, mais Jean Tabary fit observer avec raison qu'il ne fallait rien précipiter et qu'il convenait au contraire de réserver un début qui promettait d'être éclatant pour une occasion favorable.

La ménagerie se trouvait installée sur le boulevard de la Villette et la fête touchait à son terme; d'autre part, il était urgent de procéder à quelques répétitions; quelqu'entraînés que fussent les animaux par les exercices habituels auxquels les soumettait Giovanni, il était nécessaire de les habituer de nouveau à la jeune dompteuse.

Une grande fête de bienfaisance pour laquelle on avait réclamé le concours de la ménagerie se préparait à l'esplanade des Invalides.

On était assuré là d'un public de choix, qui saurait faire le succès qu'elle méritait à Zézette.

La presse qui avait pris l'initiative de la fête ne manquerait pas de célébrer ce petit prodige, et par une réclame habile de rendre à l'établissement la vogue qui jadis avait accueilli François Chausserouge à ses débuts.

La jeune fille avait un mois devant elle. Elle l'employa utilement et dès les premiers jours, à en juger par l'entrain et la vigueur qu'elle déploya, on ne put qu'augurer très bien du résultat de la prochaine campagne.

Elle s'était commandée un superbe costume bleu ciel, soutaché d'or, composé d'un dolman qui moulait sa taille fine et d'une jupe courte fendue sur le côté.

Des bottes vernies à glands d'or, un schapska complétaient son ajustement.

Quelques jours avant l'ouverture de la ménagerie, alors que tout le personnel s'occupait à monter la baraque, que pour l'occasion on se disposait à décorer fastueusement, Tabary, qui montrait une ardeur sans pareille, tenant à ne rien laisser au hasard, vint de nouveau trouver Zézette.

—Eh bien? lui demanda-t-il, es-tu contente de moi?

—Oui, bien contente...

—Alors, je viens te demander quelque chose... Dans quelques jours, tu vas être la dompteuse en pied de la grande ménagerie Chausserouge... Tu seras chez toi absolument. Nous n'aurons donc plus besoin de personne... Je suis là pour surveiller l'administration, et à nous deux, ça suffit... Toute autre dépense est inutile... J'ai dans l'intention de remercier Giovanni... Mais je n'ai pas voulu le faire sans te prévenir... C'est entendu, n'est-ce pas?

Mais Zézette n'entendait pas de cette oreille-là.

Elle répondit nettement:

—Mon cher, tout ce que tu voudras, mais Giovanni restera chez nous. Outre qu'il nous a rendu de grands services à une heure où nous étions fort embarrassés, il a l'habitude de nos animaux et à moi, il sera utile... J'entends que ce soit lui qui prépare mes entrées de cage et qui fasse la sélection des bêtes pendant les représentations...

—Mais, moi?...

—Toi... tu auras assez à faire à t'occuper de l'administration. Ne me parle plus de cela, encore une fois. Je tiens à ce que Giovanni reste avec nous.

Tabary eut un sourire mauvais.

—Ainsi, dit-il, c'est décidé.. Tout ce que je pourrai jamais faire ne servira à rien... C'est lui que tu aimes... que tu aimeras toujours? Peut-être est-il déjà ton amant?

—Tais-toi! dit la jeune fille, je te défends de calomnier Giovanni; et je n'ai pas de comptes à te rendre. Je t'ai dit ce que je voulais, ça suffit!

—Alors, prononça lentement Tabary, tant pis pour lui!

—Tant pis pour lui! Que veux-tu dire? Explique-toi!

Tabary était seul à ce moment devant la porte de la ménagerie.

La nuit tombait sous ces mêmes arbres où jadis Amélie, la mère de Zézette, avait passé tant de nuits à rôder autour de sa caravane, désertée par François Chausserouge, pour aller retrouver sa maîtresse.

Zézette avait gardé le souvenir très net de cette époque néfaste, et en entendant le fils de cette Louise maudite murmurer à son oreille les mêmes paroles que l'autre, la mégère, avait dû faire entendre à son père, elle ne put réprimer un petit frisson.

C'est là qu'avaient commencé les désastres qui avaient frappé sa famille; c'est là que sa mère s'était alitée, ressentant, après tant de secousses terribles, les premières atteintes du mal qui devait l'emporter.

Ce lieu allait-il encore lui porter malheur, à l'heure même où la fortune paraissait vouloir lui redevenir favorable?

Elle avait montré jusque-là trop d'énergie pour ne pas continuer; elle entendait ne pas perdre un pouce du terrain qu'elle avait gagné, rester maîtresse de la situation.

Aussi fut-ce d'une voix ferme qu'elle répéta:

—Que veux-tu dire?... J'entends que tu t'expliques?...

Tabary prit le bras de la jeune fille, le passa sous le sien, et tous deux marchèrent à l'ombre des hauts platanes, tous deux décidés à la lutte.

—C'est tant pis pour lui, répéta-t-il sourdement, parce que tous les jours la passion que j'ai pour toi augmente, parce que je veux que tu sois à moi et que s'il se met en travers de mon chemin, ce sera entre nous un duel sans merci...

—Tu le traiteras comme tu as traité Vermieux, sans doute? fit Zézette durement... Tu le tueras!...

—Non... je ne le tuerai pas... Je ne sais pas ce que je ferai, mais je te jures que je sortirai victorieux du combat dont tu seras la récompense...

—Alors, moi... mon consentement... tu ne le comptes pour rien? A mon tour, écoute-moi! Pour tout ce que tu tenteras de faire contre Giovanni, tu trouveras en moi une adversaire résolue... Tu sais de quelles armes je dispose contre toi... Ainsi, réfléchis...

—Tu n'as pas, je pense, à te plaindre de moi personnellement, et j'ai tenu les engagements que j'ai pris envers toi, mais je ne puis commander à ma passion et ce que je dois à toi, je ne le dois pas à Giovanni...

—En frappant Giovanni, c'est moi que tu atteins...

—Il est des circonstances où ton aide, ton concours et toute l'affection que tu lui portes ne pourraient le sauver et qui te mettront même dans l'impossibilité de te servir contre moi du secret qui nous lie...

—Alors c'est entendu, demanda Zézette en quittant le bras de Tabary, c'est la guerre?

—La guerre avec Giovanni, oui!

—Alors, avec moi!

—Eh bien! si tu veux! dit Tabary en éclatant enfin. Je t'ai fait toutes les concessions que je pouvais te faire... je n'ai plus la force d'en faire davantage... Dussé-je me perdre... je gagnerai!

—J'attendrai que tu commences, dit la jeune fille.

Zézette sortit de cet entretien, plus troublée qu'elle ne voulait se l'avouer à elle-même.

De ce jour, elle connut l'étendue de son amour pour le jeune dompteur.

Aussitôt en quittant Tabary, elle rejoignit le jeune homme, à qui cette fois elle raconta tout, omettant toujours de parler du fameux secret.

Mais Giovanni, sans s'effrayer, hocha doucement la tête.

Les craintes qu'éprouvaient à son endroit Zézette, ces dangers qu'elle redoutait pour lui et qu'elle voulait à tout prix détourner lui semblaient exagérés.

Certes, on pouvait le renvoyer, le chasser, en trouvant un prétexte... Mais puisque jamais sa conduite n'avait fourni l'occasion d'un reproche, puisque sa conscience était calme, qu'avait-il à craindre?

A eux deux, ils sauraient déjouer les plans de cette vieille teneuse d'entresort qui devait être au fond l'instigatrice de ces complications nouvelles.

—Tu ne connais pas les Tabary! dit Zézette, en tutoyant pour la première fois son amant. Ils sont capables de tout!

—Qu'importe! puisque je n'ai rien à me reprocher!

—Ça ne fait rien! dit Zézette, dont la pensée se reportait invinciblement à la scène du crime. Tu ne sais pas tout! Tu ne peux pas tout savoir!

—Ne me raconteras-tu pas au moins un jour?...

—Pas encore! dit la jeune fille. Mais prends garde! C'est tout ce que je puis te dire! En attendant, comme j'ai mes raisons pour n'avoir confiance qu'en toi, c'est toi que je charge de m'assister pendant les représentations.

—Cependant si Tabary, dont c'est l'emploi habituel, s'y oppose?

—C'est ma volonté que je lui ai notifiée nettement.

Quelques jours après, devant une assistance d'élite, Zézette faisait ses véritables débuts.

Tous les journaux avaient annoncé à grand renfort de réclame cette attraction nouvelle et inédite.

On avait habilement rappelé l'accident qui avait causé la mort de Chausserouge; on avait annoncé que pour la première fois depuis cette mort, un dompteur ou plutôt une dompteuse affronterait le redoutable fauve.

Et cette dompteuse était la propre fille de la victime, la jeune Zézette, âgée de quinze ans à peine!

Aussi le succès dépassa-t-il les espérances de la jeune fille.

Elle avait gardé pour la fin de la représentation l'entrée dans la cage de Néron. C'était ce numéro qu'on attendait avec impatience, le clou véritable de la soirée.

Après avoir provoqué d'unanimes applaudissements pour la maestria et l'aisance avec laquelle elle manoeuvrait les pensionnaires ordinaires de la ménagerie, elle excita l'admiration générale pour l'énergie avec laquelle elle sut faire exécuter au terrible Néron les exercices les plus difficiles.

L'aspect de cette jeune fille au corps frêle, jolie, aux prises avec un animal dont la férocité légendaire défiait le courage des dompteurs les plus intrépides, causait une émotion énorme.

Aussi Tabary put-il, à sa sortie, prédire à la jeune fille un triomphe pareil à celui qui avait fait jadis la fortune de Chausserouge.

—Tout Paris défilera dans la baraque, ma chère Zézette! Tout Paris voudra t'applaudir! Il n'y a plus besoin de chercher autre chose! lui dit-il en lui pressant la main. Ah! si tu voulais... comme nous serions heureux et comme nous serions vite riches!

—Veux-tu me faire un plaisir? dit Zézette à qui ce retour à une proposition qui lui faisait horreur gâtait la moitié de sa joie, tu ne me reparleras plus de cela.

—Comme tu voudras! dit Tabary sèchement en lui lançant un regard furieux.

Giovanni était aussi fier que sa maîtresse du succès qu'elle venait d'obtenir. Que lui importait d'être désormais relégué au second rang, lui, qui avait jusqu'à ce jour rempli le premier rôle dans la ménagerie!

—Il me semblait, lui dit-il, que ces applaudissements qui te saluaient s'adressaient à moi... Tu étais si jolie... si désirable... dans ton costume bleu... faisant évoluer tes bêtes à coup de fouet!... Zézette!... Zézette! tu ne sauras jamais combien je t'aime!

—Si! je le sais! répondait la jeune dompteuse en s'abandonnant. Mais soyons prudent... Tabary veille!

Tabary en effet veillait. Comme Giovanni, la vue de la jeune fille avait fouetté ses sens, avivé son désir.

Cette passion qu'il avait affectée par calcul, sur le conseil de sa mère, avait revêtu un nouveau caractère.

La rivalité de Giovanni l'avait rendu sincère. A présent, il désirait vraiment Zézette, rêvait de l'enlever au jeune dompteur... A présent il aimait réellement sa pupille.

Il oubliait tout et son crime et la menace de Zézette de le dénoncer et les recommandations de sa mère, qui lui conseillait de ne rien brusquer... jusqu'à nouvel ordre. Jamais il n'avait ressenti au même degré le désir violent de posséder cette petite... qui le refusait pour se donner à un autre.

Louise Tabary à qui il fit confidence de cette exaltation en fut tout d'abord un peu effrayée.

—Fais bien attention... lui dit-elle, il ne faut pas nous mettre dans notre tort. Sois prudent! Avec une gamine aussi forte, il faut savoir prendre ses précautions...

—N'est-ce pas toi qui me conseillais l'autre jour de passer outre... de la prendre?...

—Oui... de la prendre! Mais au moment précis où tu aurais su l'amener à désirer tout bas ce qu'elle n'oserait te donner de bonne volonté. Je t'ai conseillé de lui faire une douce violence. Il faut attendre qu'elle te dise non, uniquement parce qu'elle ne se sent pas la force de dire oui... Mais il faut qu'au fond du coeur, elle te remercie d'avoir passé outre.

—Elle aime trop Giovanni et elle me déteste trop pour en être là!

—Alors, je ne puis plus te conseiller... Tu es meilleur juge que moi. Agis comme tu croiras devoir le faire... Mais sois prudent! Tu l'aimes donc vraiment?

—A tuer pour elle un autre Vermieux!

—Eh bien, vas-y! Elle te pardonnera peut-être, si elle comprend que la passion t'a seule guidé... Quant à Giovanni, j'en fais mon affaire! Dans trois jours, nous en serons débarrassés pour toujours!

—Comment?

—C'est mon secret.

—Je me fie à toi. Demain Zézette m'appartiendra.

Jean Tabary était guidé par deux sentiments qui se complétaient.

Tout d'abord, poussé par son instinct brutal, il voulait posséder la jeune fille pour satisfaire son appétit sensuel, subitement éveillé par la préférence qu'elle semblait accorder à Giovanni, puis il avait la conscience que la conquête de Zézette, même prise de force, l'assurerait à jamais de l'impunité.

S'il parvenait à la mater une première fois et puisque sa mère se chargeait de le débarrasser d'un rival gênant, il était sûr de la tenir, d'en faire sa chose, de lui enlever pour toujours la tentation de recouvrer l'indépendance qu'un instant de faiblesse de sa part lui avait donnée.

De nouveau il serait le maître, le maître absolu de la ménagerie. C'est à lui que profiterait le succès de la dompteuse et ainsi délivré du pire des soucis, il pourrait en paix attendre l'heure de la reddition des comptes.

D'ici au jour où Zézette aurait atteint sa vingt et unième année, il aurait le temps de se retourner, de voir venir et qui sait si d'ici-là un hasard heureux n'aurait pas rendu la fille de Chausserouge sa complice, aussi intéressée que lui à ne pas divulguer son crime—ou sa femme.

Il était bien décidé. Plutôt que de vivre dans cette incertitude qui le tuait, il risquerait le tout pour le tout, se perdrait irrémédiablement ou s'assurerait une victoire définitive.

Il comptait sans l'énergie de Zézette.

Bien que la dompteuse eut montré jusqu'alors une force de caractère dont eussent été capables peu de jeunes filles de son âge, il était loin de supposer qu'elle pût résister à l'assaut désespéré qu'il était résolu à lui livrer.

Il se trompait. Les menaces qu'il lui avait faites fort imprudemment avaient éveillé les soupçons de l'enfant, qui, connaissant le caractère de son tuteur, s'attendait à tout et avait pris ses mesures en conséquence.

Elle avait le pressentiment qu'elle courait un grand danger; elle arrangea sa vie de façon à ne jamais demeurer seule.

Depuis huit jours, elle avait demandé à Giovanni, qui logeait en ville, de ne plus quitter les abords de la ménagerie, même la nuit, surtout la nuit.

Certes, elle n'était pas peureuse, mais une sorte de superstition lui faisait craindre, se sachant en butte aux poursuites de l'assassin, de rester seule dans cette caravane, où avait été tué Vermieux.

Giovanni, sans demander d'explication, s'était conformé au désir de sa maîtresse.

Pendant tout le jour il était son chevalier fidèle, et le soir, il se retirait dans une caravane voisine, d'où il lui était facile d'accourir au premier appel.

La journée du lendemain se passa sans incident. Jean Tabary, bien que fort soucieux, se montra comme toujours très prévenant, fort empressé pour la jeune fille.

Pourtant dans la soirée, il lui demanda comme la veille, comme tous les jours:

—Tu as bien réfléchi, Zézette? Tu ne veux pas m'aimer?

—Tu m'ennuies... Je t'ai déjà dit de ne plus revenir là-dessus... jamais! répliqua la jeune fille sèchement.

—Tant pis!

Lorsqu'après la dernière représentation, Zézette, appuyée sur le bras du dompteur fit comme d'habitude, avant de rentrer, le tour des baraques, elle ne montra pas, ainsi que d'ordinaire, la même expansion naïve.

Elle était triste, préoccupée, et Giovanni s'alarma.

—Tu n'es pas malade au moins? demanda-t-il d'un ton très tendre.

—Non... je m'embête...

—Pourtant tout a très bien marché aujourd'hui... Voyons! je ne m'explique pas?...

—Je ne sais pas ce que j'ai... mais je suis nerveuse. Il me semble qu'il va m'arriver un malheur...

—Je suis là, moi, tu sais bien! Et prêt à te défendre

—Vois-tu, dit Zézette, je voudrais avoir dix-huit ans... Alors je serais plus forte... je me ferais émanciper. Et puis, quand même ça ne conviendrait pas à ces Tabary, qui t'en veulent tant, je ne sais pas pourquoi... je pourrais me marier avec toi... Alors, nous serions deux...

—Laisse passer le temps, ma chérie, le temps viendra...

—Oui... Mais d'ici là? Moi, je me tirerai toujours d'affaire... Ils ont trop besoin de moi et, après tout, je les tiens! Mais toi, qui restes malgré eux dans la ménagerie, toi, dont je leur ai imposé la présence!... Ah! je t' en prie, prends bien garde!

Il était une heure du matin quand les deux amants se quittèrent. Zézette rentra chez elle, alluma sa lampe et ferma sa porte à clef. Elle se préparait à se déshabiller quand un bruit la fit retourner.

Derrière elle Jean Tabary debout la regardait l'oeil brillant de convoitise.

—Toi, ici! que fais-tu? demanda Zézette qui se sentit devenir pâle.

—Je t'ai prévenue, dit le jeune homme, la voix haletante. Je t'ai fait l'aveu de la passion que j'éprouve, tu n'as jamais voulu m'écouter. Tu me fermes la bouche chaque fois que je veux te faire entendre une parole d'affection. Tu affectes de croire que parce que j'ai sur la conscience un acte que j'ai regretté et qui me pèse, je suis incapable de tout bon sentiment. Je tiens à te prouver le contraire. C'est pourquoi je suis venu ce soir...

—Je n'ai pas à t'écouter... je ne veux rien entendre de toi! Va-t'en! je t'ordonne de t'en aller!

—Non! je ne partirai pas avant que je t'aie dit tout ce que j'ai à te dire. La vie désormais m'est insupportable sans toi... Je te veux!... Chaque fois que je te regarde, je sens en moi quelque chose qui m'enlève la notion de tout ce qui m'entoure... Si je suis un misérable, je sens que ton amour me rendrait meilleur... Je t'aime, je veux que tu m'aimes!

—Encore une fois, va-t'en! dit Zézette en passant derrière la table qui la séparait du lit.

—Et depuis que tu prodigues à ce Giovanni les marques de ton affection, à la vue de tout le monde, je suis pris d'une jalousie que je ne puis refréner. Je voudrais le prendre, le tenir en mon pouvoir, le tuer, pour être à sa place... Ah! un jour ou l'autre, nous réglerons cette affaire de lui à moi, je te le promets... Après tout, tu es ma pupille, j'ai autorité sur toi! Et c'est lui qui t'a détournée!

—As-tu donc déjà oublié nos conventions? Un mot de plus et dès demain, je mets ma menace à exécution! cria Zézette dont les doigts se crispèrent sur le dossier d'une chaise.

—Eh bien! que m'importe! Tu me dénonceras! On m'arrêtera! J'aime mieux tout que la vie que je mène. Le scandale ruinera la ménagerie et je serai vengé!... Que m'importe la vie si je ne t'ai pas!... Aussi bien, est-ce une vie que le supplice que j'endure sans trêve?... Je te veux... Nous serons l'un à l'autre toujours... Sinon...

—Sinon, quoi? demanda Zézette épouvantée de l'expression du regard de Tabary.

—Sinon... je te prends! De gré ou de force tu m'appartiendras!

Il écarta la table et fit un pas vers la jeune fille.

—N'avance pas! dit Zézette résolument en saisissant un chandelier qui se trouvait placé sur une petite commode. N'avance pas ou j'appelle et je frappe!...

—Tu appelleras! dit Jean narquoisement. Et qui donc? Giovanni sans doute? Il est loin à présent!... La ménagerie est isolée. Les caravanes voisines sont désertes. Celles qui sont occupées renferment des gens qui dorment et que tes cris n'éveilleront pas. Crois-moi, ne résiste pas... Tes coups ne m'effraient pas plus que tes menaces!

Il n'avait pas achevé que Zézette ayant d'un revers de main ouvert la petite fenêtre, appelait de toute la force de ses poumons:

—Giovanni, à moi! à l'aide! au secours!

—Je dis qu'il ne viendra pas! gronda Tabary en renversant la table pour s'élancer sur la jeune fille.

La lampe tomba et s'éteignit.

Avant que la jeune fille eût le temps de se servir de son arme, elle se sentit enlevée dans les bras nerveux de Jean Tabary.

Il la déposa sur le lit, lui faisant un bâillon avec sa main, l'immobilisant sous le poids de son corps...

Maintenant, il ne sortait plus de sa bouche que des sons rauques, inarticulés, elle succombait... quand une vitre de la porte d'entrée vola en éclats et une voix retentit au dehors...

—Tiens bon, Zézette, me voici!

C'était Giovanni. Mais la porte fermée en dedans tenait bon.

Jean Tabary s'était à moitié redressé, incertain s'il devait lâcher sa proie ou s'élancer au-devant du nouveau venu.

Il allait s'arrêter a ce dernier parti, s'opposer à l'entrée du dompteur quand, la porte, ébranlée par des efforts répétés, céda enfin...

Giovanni était dans la place.

Jean abandonna alors la jeune fille; il se redressa complètement, les poings fermés, prêt à la lutte.

Mais le dompteur le prévint. D'un bond, il sauta sur cette ombre dans laquelle son instinct lui fit reconnaître Tabary.

—Ah! brigand! tu me le paieras! hurla ce dernier. Mais déjà Giovanni avait saisi son adversaire, lui serrant la gorge comme dans un étau. Les deux hommes s'enlacèrent, puis leurs pieds s'embarrassèrent dans la table renversée et ils roulèrent ensemble à terre.

On n'entendait plus que des sons étouffés, des injures à peine distinctes... Une masse vivante et indécise se tordait... sans qu'il fût possible de distinguer qui avait le dessous.

Alors Zézette sauta à terre... grâce à son exacte connaissance des lieux, elle put trouver une allumette et une minute après la scène s'éclaira.

Le dompteur avait vaincu. Il tenait sous son genou Tabary râlant.

—Avoue ton infamie! Repens-toi ou je te tue, misérable! Abuser d'une enfant!

—Laisse-le, Giovanni! implora Zézette.

—Quand je serai sûr qu'il ne recommencera pas! Et de son poing fermé il martelait la face déjà tuméfiée de Tabary.

Enfin las de cette lutte désormais inégale, il obéit. Il aida son ennemi, aveuglé par le sang, à se relever.

—Pars! lui dit-il, remercie-moi de ne pas t'avoir étranglé, comme tu le méritais!

Sans un mot, Jean sortit, mais dès qu'il fut dehors:

—Giovanni, cria-t-il, nous nous retrouverons!... Et quant à toi, Zézette, prends bien garde!

Il disparut en courant dans l'obscurité, tandis que la jeune fille tombait dans les bras de son sauveur.

—Merci! fit-elle tout bas... Ne me quitte plus!... Je t'aime!


XVI


L'attentat inouï de Jean Tabary détermina la rupture définitive de Zézette avec son tuteur, sans toutefois que personne songeât à tirer parti d'une circonstance qui pourtant paraissait propice à satisfaire toutes les rancunes.

Si d'une part Jean renonça à se venger ouvertement de la résistance de la jeune fille et de l'intervention quelque peu brutale de Giovanni, celle-ci de son côté ne pensa pas une minute à mettre ses menaces à exécution.

Bien que l'acte de Tabary, prévu par le Code et sanctionné par le témoignage du dompteur, fût une arme dangereuse, elle ne s'en servit pas plus que de la connaissance du crime.

Le scandale qui fut résulté d'une double dénonciation eut amené peut-être la ruine de la ménagerie et, d'autre part, il eut fallu mêler le nom de François Chausserouge à toute cette affaire.

C'était une extrémité à laquelle Zézette, quelque désir et quelque besoin qu'elle en eût, ne pouvait se résoudre, et qui répugnait à son caractère.

Comme tous ceux de sa race et de sa profession, elle avait pour la police une instinctive horreur.

Il lui suffisait de continuer à inspirer à ses ennemis uns crainte salutaire en les maintenant dans la persuasion qu'elle pouvait un jour user de ce moyen.

Maintenant que Tabary, par la brutalité de son attentat et son insigne maladresse, avait encore aggravé son cas, elle se sentait plus que jamais maîtresse de la situation.

La scène de la veille lui permettait désormais de dicter sa volonté, d'affirmer son autorité, de rompre avec son tuteur toute autre relation que celles que la bonne administration de la ménagerie rendait indispensable, cela lui suffisait.

Elle songea seulement à profiter de cette nouvelle victoire en se mettant pour l'avenir complètement à l'abri d'une nouvelle agression.

La protection de Giovanni lui parut insuffisante; son intervention constante lui sembla un danger pour le jeune homme.

Qui sait, maintenant que son amour n'était plus un secret pour Jean, si celui-ci, conseillé par sa mère, ne serait pas capable, la jalousie aidant, de profiter de son titre de tuteur pour causer des embarras à cet amoureux d'une fille de quinze ans?

Il fallait donc mettre le dompteur à l'abri de toute tentative de ce genre, et c'est alors qu'elle songea à avoir recours cette fois à la protection de Charlot.

Avec un pareil appoint, elle se sentait de force à lutter contre les Tabary.

Fatma, qui s'était mise, ainsi que son lutteur, si aimablement à sa disposition, fut la seule à qui elle fit la confidence de ce qui s'était passé.

Aucune indiscrétion n'était naturellement à craindre de la part de Jean, qui, dès son retour à la caravane de sa mère, s'était mis au lit, faisant répandre par Louise le bruit d'une chute qui l'obligeait à quelques jours de repos.

Fatma ne montra pas le moindre étonnement en entendant le récit que lui fit la jeune fille de la tentative de viol dont elle avait été victime.

—De la part de Tabary que je connais depuis des années, dit-elle, il faut s'attendre à tout, c'est crapule et compagnie!... Seulement dans cette affaire-là, tu as le beau rôle, il faut le garder. Tu as raison de vouloir que ton amoureux ne se montre plus. Viens avec moi, nous allons trouver Charlot, qui est à sa baraque... En route nous réfléchirons sur ce qu'il y a lieu de faire.

Il était deux heures de l'après-midi; la ménagerie ne donnait qu'à quatre heures sa première représentation de jour; ils avaient le temps d'aviser.

—Je ne veux plus, dit Zézette, remettre jamais les pieds dans la caravane des Tabary. Ce matin, j'ai déjeuné avec Giovanni au restaurant. Mais tout à l'heure, quand je vais me trouver dans la ménagerie en face de Louise, qu'est-ce que tu me conseilles de faire?

—Rien du tout. Attendre, agir comme si rien ne s'était passé. Ne souffle pas mot de ce qui t'est arrivé dans la nuit, mais exige tout ce que tu voudras. Ce que tu sais, ce qu'on t'a fait, te dégage complètement et ils doivent s'estimer heureux que tu ne profites pas de cette circonstance pour te plaindre. Et au fait, pourquoi ne te plaindrais-tu pas?

—Parce que, dit Zézette, je ne veux avoir aucun rapport avec la police. Cela m'entraînerait à dire des choses qui ne doivent pas sortir de ma bouche... Si jamais je juge utile, quand le moment sera venu, de me venger, je veux le faire seule et n'avoir recours à personne. J'ai mes raisons pour cela.

Et en parlant ainsi d'un ton très modéré, très calme, les yeux de Zézette brillaient d'un éclat inaccoutumé.

On eût dit que maintenant qu'elle se sentait plus forte, mieux armée, partant plus sûre de réussir, elle mûrissait un plan, caressait un projet, que la protection dont elle allait être l'objet et le concours des circonstances allaient rendre réalisable.

Elle sourit, puis, sur un ton assez indéfinissable:

—Je me souviens, ajouta-t-elle, que mon père m'a dit souvent: Zézette, chez ceux de notre race, les vrais ramonis, il est un principe dont il ne faut jamais s'écarter, si l'on veut maintenir intactes sa dignité et son indépendance: oeil pour oeil, dent pour dent! Eh bien! on m'a fait souffrir, on a fait souffrir mon père, j'acquitterai cette vieille dette, je rendrai au centuple tout ce qu'on m'a fait... Je vengerai du même coup et mon père et ma mère, que Louise Tabary a tuée, et moi-même... Et cela toute seule, avec vous deux et Giovanni, si vous voulez m'aider... quand le moment sera venu...

—Mais pour le moment? interrogea Fatma. Que veux-tu de nous?

—En attendant que l'heure ait sonné, je veux être à l'abri d'une scène semblable à celle d'hier... simplement.

—Zézette, ce n'est pas gentil... Pourquoi nous fais tu mystère, à nous, tes amis, sur qui tu comptes, de tes projets d'avenir?... Nous pourrions peut-être dès à présent t'aider plus utilement.

—Non! Non! riposta Zézette, plus tard... plus tard, je t'en prie!

Et elle ajouta en riant:

—Je ne me suis confiée jusqu'à ce jour qu'à mon lion Néron, qui me comprend, lui... et qui m'approuve... Je n'ai rien dit à personne, pas même à Giovanni... Mais, tu verras, tu verras!

En ce moment les deux femmes arrivaient à la baraque de Bertrand (de Marseille), chez qui était engagé Charlot.

Le jeune lutteur, bien cambré dans son maillot, était en parade, car le patron des Arènes donnait sans discontinuer, toutes les demi-heures, des représentations pendant l'après-midi entière.

Déjà la foule nombreuse des curieux venus à la fête entouraient l'estrade, le bonisseur avait embouché son porte-voix et conviait les amateurs de belles luttes à entrer «afin d'admirer la force et l'adresse des plus redoutables champions français, tous engagés par M. Bertrand, si soucieux de conserver à son établissement unique au monde, son renom et sa clientèle».

—Crois-tu qu'il est beau! dit Fatma en s'arrêtant subitement et en désignant à son amie le torse musculeux de Charlot. Il ne nous a pas aperçues. Nous allons entrer par derrière sans qu'il le sache et nous le verrons lutter.

—Si tu veux! dit Zézette, auquel plaisaient tous les genres d'exercices qui demandent du courage ou de la force.

Elles assistèrent à la représentation, cachées dans le coin le plus sombre de la baraque.

Après l'enlèvement des haltères par un colosse appelé le Terrible Toulousain, qui jongla également avec des poids de cinquante kilogrammes, on aborda la partie la plus intéressante de la représentation.

Charlot fut un des vainqueurs.

Fatma, les yeux béants d'admiration, serrait le bras de sa compagne à chaque coup que portait son amant, à chacune de ses parades savantes.

—Tu sais, dit-elle tout bas, il lutte avec un comtois, un lutteur payé pour cela, qui figure l'amateur, mais je crois qu'il nous a vues et c'est pour de bon qu'il se tirait la bourre... Hein! est-il beau? Crois-tu qu'avec un gars comme cela tu pourras être tranquille?

Après la représentation, Fatma tomba dans les bras de son amant.

—Tu sais, je suis bien souvent méchante avec toi... Mais chaque fois que je te vois travailler, ça me fait la même émotion et le même plaisir. J'oublie tout!... Dans ces moments-là, tu pourrais me demander ce que tu voudrais.

Charlot sourit d'un air un peu fat et embrassa sa maîtresse.

—Tout ça, prononça-t-il, au fond c'est de la blague, si tu me voyais me battre sérieusement, ça serait bien autre chose!

—Eh bien! y a peut-être Zézette qui a de l'ouvrage à te donner.

—Ah! tout ce qu'elle voudra, dit Charlot galamment, du moment que ça vous fait plaisir à toutes deux.

Le lutteur était un garçon d'intelligence très fermée, d'esprit un peu lourd. Très fier de ses biceps, il était dévoué à l'excès et s'il était heureux de mettre sa vigueur au service des faibles et des «dames», comme il disait, c'était autant par orgueil que par bonté d'âme.

Pour Fatma, qui avait sur lui une influence énorme, il se fut lancé sans une objection dans les aventures les plus périlleuses, sans se soucier le moins du monde, ni même se douter du danger.

Il était honnête, mais d'une honnêteté à lui, qui l'empêchait de concevoir et par conséquent d'accomplir une mauvaise action, mais son inconscience lui eût fait commettre une infamie, sans du reste qu'il s'en doutât, simple instrument dans la main de sa maîtresse.

—Attendez un peu, dit-il aux deux femmes, qu'on ait distribué le «rouleau». Après ça, je suis à vous.

On appelle ainsi sur le Voyage, le montant des quêtes invariablement faites dans les baraques, après chaque exercice.

Ce rouleau appartient toujours dans tous les établissements au patron. Chez les lutteurs seulement, elle est partagée également entre les pensionnaires de la maison.

Quelques instants après, tous les trois étaient attablés dans un petit bar établi sur l'esplanade, non loin des Arènes, et Fatma exposait la situation. Elle raconta l'attentat dont Zézette avait failli être victime.

—C'est un rude salaud, que votre Tabary! dit Charlot, Giovanni ne pouvait donc pas le crever tout à fait?

—Oh! il a eu son compte et pour l'instant, il ne songe pas à rebiffer, mais s'il y avait lieu de lui administrer dans l'avenir une correction sérieuse et digne de ses mérites, comme il est plus sage de ne pas laisser Giovanni se compromettre davantage, puisqu'il est l'amant de Zézette, j'ai dit à notre amie qu'elle pouvait compter sur toi.

—Je te crois! dit Charlot, j'aurai vraiment du plaisir à lui tarauder les côtes à cet animal-là, surtout après ce que sa mère a fait à Fatma... une bonne femme qui profite de sa situation pour nous exploiter!

Alors Zézette prenant la main du lutteur:

—Je vous remercie, mon vieux Charlot, c'est gentil ce que vous faites pour moi... Mais, ajouta-t-elle en le regardant dans les deux yeux, s'il fallait m'aider dans une occasion où il pourrait y avoir du danger pour nous deux... est-ce que je pourrais compter?...

—Pardi!... alors ce serait bien plus drôle! dit le géant.

—Voilà une cachottière qui ne veut pas nous dire ce qu'elle a envie de faire... Pas vrai qu'elle a tort? dit Fatma.

—Si c'est pas le moment... elle a peut-être raison. Dès l'instant que je lui dis que je l'aiderai quand le moment sera venu...

Sur le champ, on prit les dispositions les plus urgentes.

Il fut entendu que Charlot passerait désormais à la ménagerie toutes les heures que lui laisserait son service. Zézette se faisait forte de contraindre les Tabary à accepter ce contrôle.

Puis, comme il n'était pas prudent à la jeune fille de continuer à habiter seule dans une caravane isolée, où elle restait en butte à de pareilles tentatives; que, d'autre part, cette caravane était trop étroite pour donner asile à trois personnes, il fut entendu que la fille de Chausserouge irait demeurer rue Cler, dans le petit hôtel meublé où Charlot avait élu domicile.

C'est là que chaque soir, Fatma, s'échappant de la tente où elle était censée passer ses nuits, allait retrouver son amant.

Dans une chambre voisine du couple, Zézette n'aurait absolument rien à craindre. De là, comme disait Charlot, et en prenant ses précautions, on pouvait voir venir.

Les deux femmes furent de retour à la ménagerie juste au moment où les garçons de piste préparaient la parade et donnaient à l'intérieur le dernier «coup de fion».

Fatma courut à son entresort et Zézette rentra dans sa caravane pour s'habiller et se préparer à paraître.

Elle y était depuis quelques minutes quand Louise Tabary y pénétra à son tour, après avoir frappé un léger coup à la porte.

Jamais elle n'avait eu mine plus pateline et plus cauteleuse.

—Eh bien! ma chère enfant, que se passe-t-il donc? Tu n'es pas venue déjeuner ce matin... Tu n'es pas malade?

La jeune fille regarda la vieille femme bien en face, stupéfaite, après ce qui s'était passé d'une audace semblable.

—Non!... répliqua-t-elle. Je ne suis pas malade, mais ce n'est pas la faute de votre fils... Après la scène de cette nuit, vous ne voudriez pas que je remette jamais les pieds chez vous?

—Oui... je sais. Jean est au lit bien plus malade à la pensée du mal qu'il t'a fait que des contusions qu'il a reçues. Il t'aime tant qu'il avait perdu la tête, et c'est lui qui m'envoie pour te demander d'oublier.

—Madame Tabary, riposta Zézette nettement, si vous voulez bien, nous ne parlerons plus de rien. Mon âge m'empêche et m'empêchera longtemps encore de faire valoir mes droits, mais la connaissance du passé, l'attentat d'hier, m'ont valu l'indépendance. Je ne veux pas l'aliéner. Il y a maintenant un abîme entre nous. Je ne le franchirai pas. Du reste, j'ai pris mes dispositions. Je saurai résister même par la force.

—Alors, dit Louise très pâle, c'est la guerre que tu nous déclares décidément? Tu ne veux plus qu'il y ait rien de commun entre nous que nos intérêts?

—Parfaitement.

—Eh bien! à mon tour, je te préviens que cette solution ne me convient pas... Nous avons jusqu'ici été trop faibles... En somme, tu n'es qu'une enfant. Nous t'avons jusqu'à ce jour laissé suivre ton caprice et ta fantaisie. C'est assez! Tu es notre pupille, nous avons des droits sur toi. Nous les exercerons. Je te préviens qu'à partir d'aujourd'hui nous exigeons que tu reprennes la vie d'autrefois. Si tu refuses, nous saurons t'y contraindre... Au besoin, si tu continues à faire la mauvaise tête, nous réunirons le conseil de famille qui avisera pour les mesures à prendre...

—Eh bien! je parlerai!...

—Tu parleras! A ta volonté! Nous acceptons la lutte... Il est probable qu'on accordera plus de crédit à la parole de mon fils et à la mienne qu'aux accusations dénuées de preuves que tu pourras fournir et que c'est toi qui supporteras les conséquences de ta mauvaise action... La mémoire de ton père en souffrira et, d'autre part, si nous sortons vainqueurs, je te préviens que tu peux t'attendre à tout... Nous verrons qui cédera le premier... Est-ce ton dernier mot?...

Zézette hésita une minute. Une rougeur subite colora ses joues..

Voilà que subitement et au moment où elle s'y attendait le moins, ses adversaires se révoltaient. Voici que furieux d'avoir été vaincus une première fois, ils se décidaient à jouer leur dernière carte, le tout pour le tout!

A quel parti s'arrêter?

Son plan échouait puisqu'elle était désarmée, puisque la menace d'une dénonciation ne les effrayait plus. Elle pesa mentalement les conséquences de la décision suprême qu'elle allait prendre.

Sans doute le résultat de cette réflexion rapide la satisfit; elle estima que même livrée à elle-même, puisqu'elle avait depuis longtemps renoncé à mettre la justice en mouvement, et aidée par ses complices, elle était de taille à gagner cette dernière partie, car un sourire éclaira sa physionomie.

—Oui, dit-elle enfin, c'est mon dernier mot.

—Eh bien! au revoir, ma fille, nous allons rire! fit la Tabary en prenant congé et cessant désormais de dissimuler.

Elle sortit en faisant claquer la porte de la caravane et courut rejoindre son fils.

—Tu sais, dit-elle à Jean, la môme est à la rebiffe! Ah! ma foi, ça m'a tellement exaspérée que je lui ai lâché son paquet... Je l'ai mise en demeure de nous dénoncer si bon lui semble, mais je lui ai signifié qu'elle ait désormais à nous obéir comme par le passé.

—Tu as fait cela! dit Jean en se soulevant vivement sur un coude, alors nous sommes fichus!

—Dors tranquille, mon fillot! La mère Tabary n'est pas de la rosée de ce matin, elle en a bien vu d'autres. Demain nous serons les maîtres, car demain, comme je te l'ai promis, nous serons débarrassés de l'autre, de celui qui nous gêne, du beau dompteur, du défenseur des orphelins... Quant à la petite, je sais d'avance qu'elle ne parlera pas!

—Mais si pourtant elle allait?..

—Je te dis de dormir tranquille... Laisse-moi faire, tu es malade, ne t'occupe de rien...

—Mère, je veux me lever... Je n'ai plus rien et je puis t'être utile...

—Il faut que tu ne prennes part à rien... au contraire. Demain soir tu pourras sortir... Laisse-moi faire jusque-là.

Quant à Zézette, l'entretien qu'elle avait eu avec Louise Tabary la laissa fort troublée.

Elle avait encore quelques minutes avant la représentation, elle courut prévenir Fatma de ce qui venait de se passer.

Évidemment, un danger inconnu la menaçait; elle pouvait à présent s'attendre à tout; il fallait qu'elle se sentit de suite vigoureusement appuyée.

—Fais vite venir Charlot... Je prévois qu'il y aura du grabuge... Tout sera fini d'une façon ou de l'autre d'ici à quarante-huit heures, mais je ne veux pas être prise au dépourvu. Qu'il s'arrange pour être libre, je lui revaudrai cela...

—Que devra-t-il faire?

—Rien pour l'instant. M'obéir ensuite! Mais qu'il soit là!

—C'est bon! tu peux y compter, puisque nous te l'avons promis!

Zézette était à présent une toute autre femme.

Très bonne et très dévouée en temps ordinaire, toute la sauvagerie, la rancune féroce des gens de sa race se réveillaient en elle, maintenant qu'on la poussait à bout.

Le même sentiment qui avait décidé Chausserouge, cet être si faible, si indécis, à frapper Vermieux, la décidait à présent à agir. Elle était résolue à ne reculer devant aucune extrémité.

—C'est bon! C'est bon! On va voir! murmurait-elle tout bas, comment se venge une ramoni!

Elle voulait sortir à tout prix victorieuse de la lutte qu'elle avait acceptée. Il lui fallait tous les atouts; elle préparait son jeu.

En descendant dans la ménagerie, elle s'arrêta devant la cage de Néron.

Le lion vint en reniflant coller son nez devant les barreaux. Elle passa sa petite main et flatta l'animal.

—Tu es avec moi, dis, mon vieux Néron? Tu ne m'abandonneras pas?

Et le fauve, relevant la tête, chercha à lécher le poignet de son amie, comme s'il voulait répondre à son affectueuse parole.

Lorsque la salle fut faite, que le bonisseur eut annoncé le commencement de la représentation, Zézette, redevenue calme, fit son entrée.

Après les exercices de Giovanni, elle manoeuvra ses bêtes avec la même aisance qu'à l'ordinaire.

Le dernier numéro, c'est-à-dire son entrée dans la cage de Néron, remporta un énorme succès.

Elle mit une sorte de coquetterie à obtenir de la docilité de l'animal des résultats qu'elle n'avait jamais obtenus jusque-là. Le fauve, sous le fouet de sa dompteuse, devenait câlin.

Elle le fit sauter, se coucha sur lui, introduisit sa tête bouclée dans sa gueule.

Néron exécutait comme un simple caniche les exercices les plus variés sans la moindre résistance.

Elle sortit de là au milieu des applaudissements, encore plus calme qu'auparavant.

Au premier rang des spectateurs, Charlot le lutteur, qu'un avis de Fatma avait fait accourir, se faisait remarquer par son enthousiasme.

Quand la foule se fut écoulée, il resta seul dans la ménagerie et vint complimenter Zézette.

—Je me suis arrangé pour être libre, dit-il bas à l'oreille de la jeune fille. Je suis à votre disposition. Que faut il faire?

—Dire comme moi et me faire respecter même par la force.

A ce moment, Louise Tabary s'approcha.

—Zézette, dit-elle d'un ton plein d'autorité, ce soir tu viendras dîner. Jean, du reste, pourra se lever. Je te préviens en outre que tu coucheras à l'avenir dans notre caravane, comme par le passé. Il ne convient pas qu'une jeune fille de ton âge aille loger loin de ses parents, seule dans un hôtel meublé.

—D'abord, madame, dit Zézette, vous n'êtes point mes parents, ni votre fils, ni vous. Je vous ai dit ce matin que je ne remettrais jamais les pieds chez vous. Donc, n'insistez pas! Je dînerai et je coucherai où bon me semblera.

—Tu viendras, dit Louise furieuse. Tu nous dois obéissance!

—Pardon! dit Zézette en reculant d'un pas, je refuse!

—Tu refuses?

—Oui, ce soir, demain et les jours suivants, je resterai sous la protection de M. Charlot, qui répond de moi. Donc, soyez tranquille, il ne m'arrivera rien de fâcheux.

—Charlot n'a rien à voir là-dedans. Tu es ma pupille.

—Eh bien! je m'émancipe, voilà tout!

—Madame, dit Charlot, en avançant sur un signe de la jeune dompteuse, mamz'elle Zézette s'est remise à moi pour la protéger. Je m'en suis chargé. Le premier qui essaiera de lui manquer de respect... aura affaire à Bibi. J'ai promis, je tiens ma promesse.

—Alors, dit Louise, pâle de colère, ce n'est plus Giovanni, tu donnes dans les lutteurs, maintenant, et tu choisis justement monsieur, l'amant de Fatma, je crois! Je vais la prévenir, nous verrons comment elle acceptera cela...

—Oh! d'autant plus facilement que c'est elle-même qui a prié Charlot de me prêter son aide et il n'a rien à lui refuser, dit Zézette. Ainsi!...

—C'est bon! cria Louise, je ne veux pas maintenant de scandale inutile, mais nous verrons comment tout cela finira.

Elle courut au contrôle où Giovanni, en l'absence de Jean, comptait la recette. Elle se fit rapidement rendre des comptes et revint à sa caravane.

Une heure plus tard, et comme Charlot attendait sa maîtresse, en compagnie de Zézette, dans le restaurant où ils avaient l'habitude de prendre leur repas, ils virent arriver Fatma rouge de colère.

—Ah ça! Voyons, m'expliquerez-vous, demanda-t-elle, ce qui s'est passé? La mère Tabary est venue au moment où j'étais sur l'estrade... Entre deux séances, elle s'est mise à m'agoniser de sottises... Je ne sais pas tout ce qu'elle ne m'a pas raconté..! Elle m'a traitée comme la dernière des dernières... Nous nous sommes engueulées ferme et ma foi, j'ai fini par lui ficher mon compte! Me voilà libre maintenant! Demain, j'irai trouver Boyau-Rouge... Je lui vendrai les trucs de la vieille et, puisqu'elle fait la méchante, nous allons la flanquer en bas, elle et son entresort.

On mit rapidement Fatma au courant de la scène qui venait de se passer.

—Eh bien! tant mieux! cria-t-elle, ce sera plus vite fini!... Ça chauffe... nous allons rire...

On était au dessert quand Giovanni, qui avait été retenu jusque-là par les occupations multiples qui lui incombaient depuis l'indisposition de Jean, vint retrouver ses amis.

—Je ne sais pas, dit-il à son tour, ce qu'a la mère Louise, aujourd'hui. Je la connais, je suis sur qu'elle manigance un tour de sa façon... Ouvrons l'oeil!

Zézette prêtait, sans y prendre part, une oreille distraite à cette conversation.

Enfin, et comme si elle sortait d'une rêverie qui l'avait transportée à mille lieues de ses complices:

—Aujourd'hui, l'heure est venue de tout vous dire... Je vais vous révéler mon secret...

Et d'une voix haletante, pleine d'émotion, elle raconta tout, les intrigues des Tabary au lendemain de la mort de son grand-père, l'histoire de sa mère, morte à petit feu, minée autant par le chagrin que par la maladie, l'influence néfaste de Tabary sur Chausserouge, l'assassinat de Vermieux, auquel elle avait assisté, la mort de son père, les scènes qui avaient suivi la fin du dompteur, et elle conclut:

—J'ai eu beau les menacer de tout dire. Je ne m'en sens pas le courage, et d'ailleurs, je manque de preuves. Ils l'ont deviné et veulent passer outre. A tout prix, les Tabary veulent me faire disparaître pour rester les seuls maîtres de la ménagerie. Demain, j'aurai gagné... à moins que ce ne soit eux! Si nous restons victorieux, je veux que nous ne le devions qu'à nous-mêmes, sans l'assistance d'aucune police et j'ai pris une résolution terrible...

Elle se tut.

Zézette avait parlé d'un ton si solennel que tous les assistants sentirent que la décision de la jeune fille était irrévocable.

—Laquelle? demanda enfin Fatma.

—Celle de me débarrasser de Jean Tabary, répliqua tranquillement la fille de Chausserouge. Je vous ai raconté tout à l'heure comment il avait été le mauvais génie de ma famille... Aujourd'hui il est encore mon ennemi... A bref délai, je serai sa victime, si je ne me révolte pas... Le moment est donc venu... Il faut que Jean Tabary ou moi disparaissions... Hier, nous nous sommes lancé un dernier défi, la mère Louise et moi... Il faut que demain tout soit fini... Après-demain, il sera peut-être trop tard!

—Mais, interrompit Fatma, tu partes absolument de te débarrasser d'un homme comme de la chose la plus naturelle du monde... Et la police?...

—Il ne tiendrait qu'à moi de la mettre en mouvement... Mais je vous ai déjà dit que je voulais agir par moi-même... Il ne s'agit que de savoir choisir son moyen pour qu'elle n'ait rien à dire...

—Il y a l'exemple de Vermieux, dit Giovanni, comme tu nous l'a raconté tout à l'heure. Je ne pense pas que ce soit ce moyen que tu as choisi. Ça réussit une fois, mais rarement deux fois...

—Il y a Néron, simplement... dit Zézette, mon Néron, qui m'obéit comme un chien docile et dont la férocité est connue de tout le personnel de la ménagerie...

—C'est vrai que Néron ne ferait qu'une bouchée de Jean Tabary, dit Fatma, mais comment arriver à?..

—Je n'hésite qu'en ce qui concerne le moyen d'exécution... Tabary, pour son inoffensif numéro, entre dans certaines cages... Une erreur du garçon de piste peut faire pénétrer dans la cage centrale l'animal furieux au lieu de Loustic ou de la Grandeur, mais ça ne pourrait se faire qu'en pleine séance, en public, au cours des représentations... Et ce moyen-là est dangereux... Il en est un autre: Ouvrir la porte de la cage et y jeter, la tête première, Tabary. Avec l'aide d'un gars comme Charlot, ça serait facile, mais Charlot voudra-t-il se compromettre à ce point?... conclut Zézette en regardant fixement le lutteur.

Charlot ne broncha pas. Devant cette interrogation muette de la jeune fille, il haussa légèrement les épaules..

—Puisque je t'ai dit que j'étais décidé à tout.,. S'il le faut, je te le jure, j'empoignerai ton Tabary par la peau du cou et je me charge de te l'enfourner comme un simple pain de quatre livres.

—Nous n'en arriverons là que si nous ne pouvons faire autrement, dit Zézette, qui parlait de cette résolution extrême de la façon la plus naturelle du monde. Je ne voudrais pas compromettre pour rien l'ami Charlot.

—Alors, que décides-tu?

—Je ne sais pas, mais je voudrais que vous me disiez franchement si vous m'approuvez?

—Absolument! dit Fatma. Dent pour dent, oeil pour oeil.

—Donc, nous attendrons les événements. Là journée de demain sera une journée mémorable, d'où dépendra notre avenir à tous. Nous laisserons les Tabary nous attaquer... Il suffit seulement que je sache aujourd'hui que j'ai sous la main des amis déterminés à agir, et à en venir aux dernières extrémités si la façon dont on nous traitera nous y force. Donc, ne vous éloignez pas... Ce soir, après la dernière représentation, arrangez-vous pour passer la nuit, pas trop loin de moi, afin d'être prêts à toute éventualité, et, ensuite, à la garde de Dieu!

Elle rentra la première dans sa caravane. Les conjurés restés seuls demeurèrent confondus d'un tel calme, d'un courage pareil chez une enfant, en somme.

Ils admiraient qu'elle eût pu, jusqu'à ce jour, porter le poids d'un pareil secret et résister si vaillamment aux entreprises de ses ennemis.

Aussi, trouvaient-ils tout naturel qu'elle songeât à riposter, à préparer une vengeance digne des tourments qu'on lui avait infligés.

A ces gens d'esprit droit, mais peu cultivé, la peine du talion semblait une punition juste, méritée, et puisque la justice avait été impuissante jusqu'à ce jour à protéger l'innocence persécutée et à punir le mal, il paraissait équitable de choisir une revanche digne du forfait.

—En voilà une petite, dit Fatma, qui a de la tête! Tu l'épouseras, Giovanni, et avec elle, quand vous serez tous deux redevenus les maîtres de la ménagerie, qui n'aurait jamais dû cesser de vous appartenir, où les Tabary n'auraient jamais dû mettre les pieds, vous ferez de l'or! Vous deviendrez riches, je vous le dis!

—Dieu veuille que tu ne te trompes pas, dit en souriant le dompteur, mais la lutte sera-t-elle égale, avec ces gens qui ont l'habitude du crime, qui ont pour eux l'âge, presque le droit, puisqu'en somme, ils sont les tuteurs?

—Mais puisque Charlot se charge de tout! riposta Fatma. N'est-ce pas, Charlot?

—Pour sûr! dit le lutteur, je les déteste, ces canailles-là, comme si c'était à moi qu'ils aient fait du tort! Et je n'hésiterai pas une minute, quand je devrais y perdre mon nom!

Jusqu'à l'heure des représentations de la soirée, les conjurés restèrent ensemble, faisant leurs projets d'avenir.

Enfin, quand vers onze heures du soir, longtemps après le départ de Giovanni, le lutteur et sa maîtresse durent enfin se retirer, ils se rendirent sans bruit, évitant de se faire remarquer, vers la caravane déserte voisine de celle de Zézette, où ils avaient décidé de passer cette nuit suprême.

Giovanni y couchait encore, mais on avait étendu un matelas à terre, sur lequel devaient reposer les deux amants.

Ils approchaient de cette caravane, lorsque dans l'obscurité de la nuit, ils aperçurent une ombre qui les précédait et se dirigeait vers la voiture.

Fatma serra le bras de son amant.

--- Louise Tabary! dit-elle tout bas, que diable va-t-elle faire par là?

Tous les deux, très intrigués de cette découverte, voulant en avoir le coeur net, se dissimulèrent dans l'angle formé par deux baraques accolées l'une à l'autre.

Louise s'arrêta devant la caravane, jeta autour d'elle un coup d'oeil, puis elle ouvrit la porte de la roulotte et entra.

Charlot s'avança alors doucement, monta sur une roue et jeta un coup d'oeil à l'intérieur par la petite fenêtre.

Louise Tabary avait allumé une bougie; elle s'était arrêtée devant le porte-manteau qui supportait les vêtements ordinaires de Giovanni.

Le lutteur ne put exactement se rendre compte de ce que faisait la vieille femme, qui presqu'aussitôt souffla la lumière et ressortit, non sans s'être assurée en promenant de nouveau autour d'elle un regard investigateur qu'elle n'avait pas été épiée, mais il se réserva d'avertir le dompteur de cette démarche insolite que rien n'expliquait.

La caravane appartenait à Chausserouge, mais Louise Tabary n'avait rien à y faire et sa présence à une pareille heure ne présageait pas un but honnête.

En effet, après la représentation, Charlot raconta ce qu'il avait vu à Giovanni, mais personne ne put trouver le mot de l'énigme.

—Elle aura voulu savoir, dit le dompteur, si j'avais déménagé et si son fils pouvait recommencer sans danger sa tentative récente. Elle aura été fixée, puisqu'il lui aura été possible de s'apercevoir que, non seulement je ne me disposais pas à céder la place, mais encore que tout était préparé pour vous recevoir. Donc nous serons tranquilles cette nuit... Attendons la suite!

En effet, Zézette put, toute cette nuit, reposer en paix.

Jean Tabary, absent depuis deux jours, ne se montra pas.

Le lendemain, à onze heures, Giovanni allait chercher la jeune fille pour la conduire à leur restaurant habituel quand il fut accosté par un personnage qu'escortaient deux hommes à mine suspecte.

—Vous êtes le dompteur Giovanni? dit l'inconnu.

—Oui, monsieur.

—Veuillez alors me conduire à votre caravane. Je suis commissaire de police du quartier des Invalides et vous êtes accusé d'avoir volé à la femme Tabary une somme de 550 francs.

—Mais, monsieur... protesta le dompteur..

—Vous vous expliquerez plus tard, dit le magistrat, je ne demande pas mieux que de vous trouver innocent.

Une minutieuse perquisition n'amena aucun résultat, quand tout à coup, dans l'une des poches intérieures d'un veston du dompteur, un inspecteur découvrit une petite liasse qu'il ouvrit...

Elle contenait cinq cent cinquante francs en cinq billets de cent francs et un billet de cinquante, exactement la somme réclamée par Louise Tabary.

Giovanni était atterré. Comment cet argent se trouvait-il dans sa poche?

Il y eut un moment de silence que rompit le premier le commissaire.

—Monsieur, dit-il, vous êtes arrêté. Je vous prie de me suivre à mon bureau, où vous allez être interrogé régulièrement.

—Mais, monsieur le commissaire, interrompit le malheureux, je vous assure, je vous jure...

—Vous vous expliquerez tout à l'heure, repartit le magistrat d'un ton glacial.

—Monsieur le commissaire, dit alors Zézette, je vous affirme sur l'honneur que Giovanni est innocent!... Je suis la fille du dompteur Chausserouge, aussi intéressée par conséquent que Mme Tabary à ce que ces cinq cents francs que l'on prétend avoir été volés se retrouvent et je sais... je suis sûre que Giovanni est l'objet d'une machination infâme... qu'il est innocent!...

—Nous verrons! dit le magistrat.

Il fit un signe et sortit, suivi des inspecteurs qui entraînèrent Giovanni.

Zézette demeura seule, désespérée.

C'était donc là le commencement de cette vengeance dont l'avait menacée Louise Tabary! Et maintenant à quelles représailles n'allait-elle pas se livrer?

Aujourd'hui, c'était le tour de Giovanni. Demain, ce serait le sien!

Et une haine sauvage mordait l'enfant au coeur, une haine qu'elle eût voulu assouvir de suite!

Giovanni arrêté!... Ce garçon si doux, si bon, si incapable d'une mauvaise action!

Et se trouver dans l'impossibilité de le secourir, de l'arracher des griffes de cette police détestée!

Courir à son tour derrière le jeune homme, au commissariat, révéler ce qu'elle savait, à quoi bon!

On ne la croirait pas... On la croirait encore moins maintenant qu'on pourrait penser qu'elle agissait dans un but de vengeance, uniquement pour sauver son amant!

Car enfin, quelle autre preuve possédait-elle que son témoignage, ce témoignage que l'arrestation de Giovanni rendait désormais suspect.

Ah! certes, il fallait agir, agir promptement et sûrement.

La vieille femme s'était promis une revanche... elle la prenait ou du moins commençait à la prendre.

Non, elle, Zézette, ne donnerait pas à sa mortelle ennemie, une pareille satisfaction!

Ce qui importait à présent, c'était de chercher un moyen de prouver l'innocence de Giovanni et l'indignité de la conduite des Tabary.

C'était de trouver une occasion de vengeance.

Et soudain revint à son esprit, le projet qu'elle avait formé tout bas et qu'elle caressait depuis si longtemps.

Ah! certes, il était grand temps de le mettre à exécution... mais comment?

Elle en voulait bien plus à Jean, la cause première de tous ses maux, qu'à Louise, mais Jean, retenu à la chambre, n'avait pas paru depuis deux jours.

N'importe! il fallait agir! Peut-être un hasard heureux la favoriserait-il!

Et elle descendit à la ménagerie.

L'établissement était désert. Les bêtes assoupies reposaient, étendues dans leurs cages. Mélancoliquement, le cerveau rempli de pensées, du projets contradictoires, elle marcha lentement dans la petite allée qui longe les barreaux.

En passant, elle appelait par son nom, chacun des pensionnaires, et flattant, quand ils étaient à proximité de sa main, ceux que leur bon caractère désignait à sa caresse.

Une inspiration ne lui viendrait donc pas... un moyen de se venger et de faire une éclatante justice!...

Et c'était sur ces animaux qui avaient inconsciemment servi à accomplir la plus terrible des besognes qu'elle comptait pour triompher!

Quand elle fut en face de son grand ami, du héros de tant de drames, de Néron, elle s'accouda à la balustrade et demeura rêveuse...

De nouveau son projet, ce projet qui la hantait, lui revint en tête...

Le lion, à la vue de la jeune fille, s'était levé; il se battait les flancs avec sa queue, reniflait aux barreaux et grattait le plancher avec ses ongles...

L'oeil de Zézette s'illumina...

Pauvre Néron! C'était sur lui qu'elle avait compté surtout...

Mais aucune occasion ne se présentait...

Plus elle regardait le lion, plus l'idée fixe qui l'obsédait s'implantait dans sa cervelle...

Et à ce moment où, toute à sa haine, elle était prête à tous les héroïsmes, il ne lui sembla plus aussi impraticable.

Elle s'étonna de n'en avoir pas plus tôt tenté l'exécution.

C'était si simple!

Profiter d'une occasion où Jean Tabary seul avec elle dans la ménagerie viendrait à proximité de la cage, faire un signe à Charlot resté aux aguets, ouvrir la cage pendant que le lutteur, saisissant son ennemi par la ceinture, l'enfournerait par l'étroite ouverture jusque sous les pattes du fauve!

Pourquoi avait-elle reculé?

Ah! oui, elle se souvenait... Elle avait craint de compromettre Charlot, malgré sa bonne volonté.

Pourtant, il n'y avait rien à craindre...

On avait tué Vermieux et nul doute n'avait germé dans l'esprit des gens de police.

Cette fois encore, sans témoins, ils attribueraient la mort de Tabary à un accident fréquent dans les ménageries.

Décidément, elle avait été faible et elle subissait aujourd'hui la peine de son défaut d'énergie.

Du coup elle eût été vengée; Giovanni n'eût pas été arrêté et, son crime eût-il été découvert, sa situation n'eût certainement pas été pire.

Quel avenir lui était réservé pendant les quatre années qui la séparaient encore de sa majorité, vis-à-vis de ses bourreaux, qui avaient pour eux la force et la ruse?

Elle en était là de ses désolantes réflexions et elle s'oubliait à caresser Néron, quand soudain la crinière de l'animal se hérissa et il se dressa debout contre les barreaux, faisant entendre un sourd rugissement.

Elle se retourna.

Jean Tabary, la face encore meurtrie, venait d'entrer dans la ménagerie.

Il avança, l'air goguenard, les lèvres plissées par un sourire mauvais.

—Bonjour, Zézette!... Eh bien! tu te consoles avec Néron d'avoir perdu ton amoureux.

L'enfant ne répondit pas.

Elle se retourna et resta adossée à la cage.

—Un joli choix que tu avais fait là! Un voleur! Encore heureux que ma mère s'est aperçue à temps de son manège... Et ce n'était probablement pas son coup d'essai!

—Tais-toi! fit la jeune fille. Tais-toi! ça vaudra mieux! Mieux que personne, tu sais que tu mens!...

Ne crains rien! ça ne te portera pas bonheur!

—Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse? Je suis le maître ici... Il a porté la main sur moi... Il est puni!

—Le dernier mot n'est pas dit... prononça Zézette, je suis là encore, moi... et tu ne me feras pas arrêter!...

—Non, mais je te prendrai... j'ai juré que tu serais à moi, Zézette... je ne reculerai devant rien... je t'en préviens! Je t'avais prévenue, tu vois que je tiens ma promesse...

—Il me reste d'autres défenseurs... et ceux-là peut-être auront raison de toi!

—Qui cela?... Fatma... et Charlot, deux brutes!

—Il y a aussi Néron, dit Zézette, en montrant du doigt le lion qui, la gueule sanglante, ne cessait de gronder en regardant Jean Tabary.

—Si celui-là me gène trop, répliqua le jeune homme, je ne regarde pas à un lion de plus ou de moins... Une balle un jour qu'il ne sera pas sage ou une boulette dans sa viande, j'en aurai vite raison.

—Pas tant que je serai là! cria Zézette. Néron est à moi... et si après m'avoir enlevé Giovanni, tu tentais de toucher à celui-là, qui m'appartient, alors, je ne sais pas ce que je ferai, mais je te le jure, je trouverai un moyen de te faire payer toutes tes saletés en une fois!...

—Oh! pas de gros mots, ma petite! riposta Tabary en s'avançant. Je ne sais même pas pourquoi je discute avec toi. Je n'aime pas qu'on me résiste... Maintenant ou plus tard tu seras à moi et je saurai déjouer toutes tes finasseries! Ah! pauvre gamine! tu ferais bien mieux de m'écouter... au lieu de te mettre en travers... Tu y gagnerais davantage...

Et tout en parlant, il s'avançait, l'oeil allumé...

Il regarda autour de lui et comme s'il eut été aiguillonné par un désir subit, il ouvrit les bras et chercha à saisir la jeune fille.

Mais elle s'était cramponnée aux barreaux de la cage.

Trois pas seulement la séparaient encore de l'homme.

—N'avance pas davantage, sinon...

—Sinon?... interrogea Tabary en gouaillant, sinon quoi?

—Sinon... aussi vrai que nous sommes seuls ici, je te plante cette fourche dans le ventre...

Elle venait d'apercevoir la fourche de fer qui servait aux entrées de cage, elle l'avait saisie et la tendait à son agresseur.

—Tu me fais rire, tiens! dit Jean.

Par un mouvement rapide, il saisit les dents de la fourche avec ses deux mains et parvenant à l'arracher de celles de la jeune fille:

—Tu vois bien! fit-il en s'avançant de nouveau.

—Alors tant pis pour toi!

Elle se retourna, d'un vigoureux coup de pouce, fit sauter le solide loquet, qui fermait la porte basse de la cage et elle l'ouvrit toute grande.

—Ici! Néron! cria-t-elle.

Surpris par cet acte désespéré, Jean pâlit et recula.

—Tu es folle! Veux-tu fermer!

—Ah! tu as peur, ricana Zézette. Allez, Néron, hop, sautez!

A la vue de l'ouverture béante, Néron s'était élancé en rugissant. En deux bonds, il avait rejoint Tabary qui fuyait et, lui sautant sur les épaules, l'avait renversé sous lui...

Un instant, les yeux brillants de haine, Zézette considéra le fauve, effroyable, s'acharnant sur sa victime...

Jean râlait.

—Zézette! A moi! je t'en prie!

Mais l'enfant ne bougeait pas.

Aux rugissements du lion répondaient maintenant les rugissements de tous les pensionnaires.

On accourut, au bruit de l'horrible concert. Fatma, puis Charlot, puis la mère Tabary... et tous restèrent épouvantés devant ce spectacle terrible.

Maintenant, Jean, le corps déchiré, mis en lambeaux, ne bougeait plus...

Zézette ramassa sa fourche.

—En arrière, Néron, rentrez!...

A cette injonction, le lion abandonna sa proie.

Devant l'enfant qui le tenait en respect, la fourche haute, il recula... et deux minutes après, tandis qu'on étendait le cadavre sur un lit de paille, il était réintégré dans sa cage...

Alors Zézette marcha vers la mère Tabary et d'une voix haute:

—Votre fils a eu l'imprudence d'ouvrir la cage de Néron; je regrette de n'être pas arrivée à temps pour le sauver.

La vieille femme ne trouva pas un seul mot. Le coup qui la frappait était si inattendu que son énergie habituelle et son sang-froid ordinaire l'avaient abandonnée.

Puis sur un ton plus bas:

—J'ai accepté la lutte. Ne pensez-vous pas que mon père est bien vengé!

Louise Tabary comprit enfin. Elle éclata:

—C'est possible! Mais je tiens l'autre! Je ne le lâcherai pas, Giovanni, le voleur!

En ce moment et comme s'il n'eût attendu que ce mot pour se montrer, Giovanni parut:

—Giovanni le voleur, prononça le jeune homme, qu'on vient de mettre en liberté... sur la déclaration de Charlot, qui vous a vue, la nuit dernière, au moment où vous cachiez dans mes vêtements la somme que vous m'accusiez d'avoir volée.

—Tu mens! cria Louise.

—Nous avons vu! déclarèrent d'une seule voix Fatma et le lutteur, qui entraient derrière le dompteur.

Un instant, les yeux de Louise Tabary papillotèrent... Elle était cette fois vaincue irrémédiablement, elle défaillit et tomba sans force sur le corps inanimé de son fils...

Deux mois plus tard, des affiches couvraient les murs de Paris:



DEMAIN
A LA MÉNAGERIE CHAUSSEROUGE
Débuts dans leurs exercices nouveaux
Du dompteur GIOVANNI
et de sa femme
La célèbre ZÉZETTE


Émancipée par le mariage, la jeune fille était enfin redevenue seule maîtresse de la ménagerie.

Fatma et Charlot étaient propriétaires d'un entresort qui rivalisait avec celui de Boyau-Rouge.

Louise Tabary, sa liquidation terminée, avait quitté le Voyage.






End of Project Gutenberg's Zézette : moeurs foraines, by Oscar Méténier

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