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LE HÉROS
DE CHATEAUGUAY



PAR

L. O. DAVID

1883


LA BATAILLE DE CHATEAUGUAY




C.-M. DE SALABERRY.

La plus populaire de nos gloires militaires.

Une belle et imposante figure taillée dans le marbre; les traits réguliers, fièrement dessinés; le front hardi, agressif; un teint riche, rosé et blanc; des yeux brillants, limpides, pétillants de verve,—des rayons de soleil dans un ciel bleu;—des épaules larges, solides comme des bastions; une poitrine où les boulets, il semble, devaient rebondir; un bras qui frappait comme Charles Martel ou Richard Coeur-de-Lion; des muscles forts et souples comme l'acier; un magnifique ensemble de force, de distinction, de vigueur et de beauté, une puissante organisation débordant de vie et de sève.

Un coeur de lion, une intrépidité à tout oser, à tout braver. Type accompli de ces preux chevaliers qui, de la pointe de leur épée, ont écrit l'histoire de France. Au temps des croisades, il aurait monté à l'assaut de Jérusalem à côté de Godefroy de Bouillon; plus tard, il eût été l'émule des Gaston, des Bayard et des Duguesclin.

Si le Canada eût appartenu à la France, en mil huit cent, il eût peut-être conquis le bâton de maréchal en se battant comme Lannes et Masséna. Dans la guerre d'Afrique, guerre de surprises, d'embuscades et de glorieuses aventures, il eût été à côté de Lamoricière sur les murs de Constantine, et eût couvert sa vaillante épée de gloire depuis la pointe jusqu'au pommeau.

Vif, brusque, impétueux, toujours prêt à venger une injure d'un coup de poing ou d'un coup de sabre.

Le baron de Rottenburg l'appelait, dans ses lettres: "Mon cher marquis de la poudre à canon."

Bon, cependant, généreux et affectueux, n'attaquant jamais le premier, et pardonnant facilement, une fois l'explosion faite.

Nature de soldat, pleine d'élan et de vivacité aimant autant à chanter, rire et danse qu'à se battre, aussi vaillant à la table que sur le champ de bataille.

Sévère en fait de discipline, et ne ménageant point les jurons et les punitions à ses voltigeurs qui chantaient;

C'est notre major

Qu'a le diable au corps,

Qui nous don'ra la mort

Va pas de loup ni tigre

Qui soit si rustique;

Sous la rondeur du ciel

Y'a pas son pareil.

Aimé pourtant, de ses officiers et soldats à cause de son impartialité.

Tel est le portrait du lieutenant-colonel de Salaberry, cet illustre guerrier dont les Canadiens-Français ont raison d'être fiers.

Après avoir loué le mérite et le talent de ceux qui, depuis la conquête, ont soutenu l'honneur et les droits de leurs compatriotes par la plume et la parole, il est juste que je rende hommage à celui dont la vaillante épée a su nous faire craindre et respecter.

Le héros de Châteauguay avait reçu en héritage des traditions glorieuses.

La famille d'Irumberry de Salaberry, originaire du pays de Basque, dans le royaume de Navarre, avait conquis ses titres de noblesse sur les champs de bataille. L'un des ancêtres de notre héros était au combat de Coutras, où il frappa dru et fort. Henri de Navarre, depuis roi de France sous le nom d'Henri IV, aperçut le terrible chevalier au moment où, après avoir terrassé de nombreux et vaillants adversaires, il accordait la vie à un gendarme qu'il venait de blesser.—"Force à superbe! merci à faible, lui cria le galant Béarnais, c'est ta devise."

Noble devise! que les de Salaberry ont raison de porter avec orgueil sur leur écusson, car ils y ont toujours été fidèles et l'ont illustrée par maintes actions éclatantes.

Le grand-père, Michel de Salaberry, vint en Canada dans l'année mil sept cent trente-cinq, en qualité de capitaine de frégate.

Il avait une grande réputation de force et de bravoure. Il épousa, en mil sept cent cinquante, mademoiselle Juchereau Duchesnay, fille du seigneur de Beauport. Il prit part aux luttes héroïques qui se terminèrent par la cession du Canada à l'Angleterre.

Le père, Louis-Ignace de Salaberry, fut remarquable par ses vertus, son intelligence, sa haute et belle taille, la franchise de son caractère et cette force corporelle qui se transmet dans la famille de père en fils. Il combattit vaillamment dans les rangs de l'armée anglaise en mil sept cent soixante et seize, et reçut trois blessures sérieuses dans le cours de la guerre. Le gouvernement anglais le récompensa de ses services en lui accordant une demi-pension et plusieurs charges.

Mais la reconnaissance qu'il devait au duc de Kent et au roi d'Angleterre ne purent jamais lui faire trahir les droits de ses compatriotes. Lorsque Craig voulut, en mil huit cent-neuf, unir les deux Canadas dans le but de mettre les Canadiens-Français sous l'empire d'une minorité anglaise, il fut un de ceux qui s'opposèrent la plus énergiquement à ce projet. Et lorsque le gouverneur le menaça de lui enlever ses moyens d'existence s'il ne se rendait pas à ses désirs, il lui fit cette belle réponse:—"Vous pouvez, Sir James, m'enlever mon pain et celui de ma famille mais mon honneur...... jamais!"

Devenu seigneur de Beauport, son manoir fut pendant vingt ans l'aimable rendez-vous où gentilshommes français et anglais, réunis par la conquête, apprirent à s'estimer après s'être battus; les plus hauts personnages d'Angleterre y trouvaient une hospitalité pleine de charme et de distinction. Le noble seigneur avait épousé, en mil sept cent soixante et dix-huit, la belle et distinguée demoiselle Hertel, et de ce mariage étaient nés sept enfants, tous beaux et bien faits, trois filles et quatre garçons, dont l'aîné fut le héros de Châteauguay.

Les Canadiens-Français étaient fiers de l'éclat qui environnait cette belle et bonne famille et des hommages qu'elle recevait de leurs fiers conquérants.

De toutes les sympathies qui l'honorèrent, la plus illustre et la plus bienveillante fut sans doute, celle du duc de Kent, père de notre Souveraine, la reine Victoria.

On sait que ce prince vint en Canada en mil sept cent quatre-vingt-onze, à la tête de son régiment, et qu'il fut, pendant son séjour au milieu de nous, l'idole de la population. C'était un bon prince, aussi, que le duc de Kent, généreux, affable et loyal, aussi noble par le coeur que par la naissance. Il n'eut pas mis le pied, une fois, dans le manoir de Beauport qu'il fut épris d'admiration et d'amitié pour ses aimables hôtes. Les heures les plus agréables de sa vie étaient celles qu'il passait au sein de cette famille, dont il fut toujours l'ami fidèle et le protecteur puissant. Une correspondance de vingt-trois ans, depuis mil sept cent quatre-vingt-onze à mil huit cent-quatorze, démontre toute la profondeur et la sincérité de cette honorable amitié qui se manifeste, à chaque ligne, par les sentiments les plus délicats, les épanchements les plus gracieux.

C'est par son influence que les quatre fils du seigneur de Salaberry, Michel, Maurice, Louis et Edouard, son filleul, purent satisfaire leurs inclinations militaires en entrant dans l'armée anglaise, où ils se firent tous en peu d'années, à la pointe de leur épée, une belle position.

De ces quatre frères si beaux, si vaillants, qui faisaient l'orgueil de leur famille, de leur protecteur et de leurs compatriotes, il ne resta bientôt que l'aîné. Les trois autres moururent au service de l'Angleterre, de mil huit cent-neuf à mil huit cent-douze, à quelques mois d'intervalle. Maurice et Louis périrent de la fièvre sous ce ciel empesté des Indes dont la conquête et la conservation ont coûté à l'Angleterre des flots de sang.

Le plus jeune, Edouard, fut tué à la tête de sa compagnie sous les murs de Badajoz; il n'avait que dix-neuf ans. Quelques heures avant l'assaut, sous l'empire d'un noir pressentiment, il avait écrit une lettre à son protecteur le duc de Kent, pour le remercier de toutes les bontés qu'il avait eues pour sa famille et pour lui.

Ils étaient tous trois lieutenants, aimés de leurs chefs et de leurs compagnons d'armes pour leur bravoure, leurs talents et la bonté de leur caractère.

Une humble tombe fut élevée en l'honneur de Maurice par les officiers et soldats de son régiment près de l'endroit où il avait été tué.

Puisse le temps respecter cette glorieuse tombe! afin que partout il y ait des témoignages éclatants de la loyauté et de la bravoure du peuple canadien.

La tradition parle des sympathies que la famille de Salaberry trouva dans sa douleur; ce fut un deuil universel.

Le duc de Kent ne fut pas le moins affecté; il manifesta son chagrin dans des lettres touchantes où il parle du sort de ces pauvres enfants avec une tendresse toute paternelle.

Pendant ce temps-là, l'aîné des de Salaberry faisait vaillamment son chemin dans l'année anglaise à travers les balles et les boulets; la mort craignait de briser une si belle destinée. Soldat à quatorze ans, il partait, à seize, pour les Indes Occidentales, en qualité d'enseigne, devenait rapidement lieutenant et capitaine, grâce à la protection incessante du duc et à l'admiration que sa belle conduite inspirait dans l'armée.

On était fier, au pays, lorsque l'écho y apportait la nouvelle des succès et de la gloire du jeune Canadien. On applaudissait, lorsque la rumeur apprenait comment il savait soutenir l'honneur de sa famille et de sa patrie. Il avait montré, en arrivant aux Indes, que, malgré sa jeunesse, il ne se laisserait pas insulter impunément. Voici comment M. de Gaspé raconte ce fait:

"Les officiers du soixantième régiment, dans lequel Salaberry était lieutenant, appartenaient à différentes nationalités. Il y avait des Anglais, des Prussiens, des Suisses, des hanovriens et deux Canadiens-Français, les lieutenants de Salaberry et Des Rivières. C'était chose assez difficile de maintenir la paix parmi eux; les Allemands surtout étaient portés à la querelle; excellents duellistes, ils étaient de dangereux antagonistes. Un matin, Salaberry était à déjeuner avec quelques-uns de ses frères d'armes, quand entre l'un des Allemands qui le regarde et lui dit d'un air de Mépris:—Je viens justement d'expédier un Canadien-Français dans l'autre monde,—faisant par là allusion à Des Rivières qu'il venait de tuer en duel."

"Salaberry bondit sur son siège; mais, reprenant son sang-froid, il dit:—Nous allons finir le déjeuner, et alors vous aurez le plaisir d'en expédier un autre."

"Ils se battirent, comme c'était alors la coutume, à l'arme blanche. Tous deux firent preuve d'une grande adresse, et le combat fut long et obstiné. Salaberry était très jeune.; son adversaire, plus âgé, était un rude champion. Le premier reçut une blessure au front dont la cicatrice ne s'est jamais effacée. Comme il saignait abondamment et que le sang lui interceptait la vue, ses amis voulurent faire cesser lu combat; mais il refusa. S'étant attaché un mouchoir autour de la tête, le combat recommença avec encore plus d'acharnement, A la fin, son adversaire tomba mortellement blessé, et la plupart dirent qu'il n'avait eu que ce qu'il méritait."

Ce duel mit pour toujours de Salaberry a l'abri des insultes; il avait fait ses preuves.

La guerre des Indes se faisait alors entre l'Angleterre et la France; la possession de la Martinique et de la Guadeloupe devait être le prix de la victoire. Il devait en coûter ou jeune de Salaberry, si français par l'origine et le caractère, de se battre contre la France; il devait lui répugner de combattre le drapeau pour lequel ses ancêtres avaient versé leur sang. Mais la loyauté était pour lui un devoir et la carrière militaire une vocation.

La lutte fut vive, les batailles acharnées, les dangers continuels; les maladies dévoraient ceux que les balles épargnaient.

Il vint un jour où de son régiment il ne resta plus que deux cents hommes. Il apprenait cela à son père dans une lettre où parlant des milliers d'hommes qu'il avait vus tomber autour de lui, il ajoutait: "Je crois que je serai aussi heureux que mon grand-père."

Lorsque le général Prescott se décida à abandonner la dernière place forte de la Guadeloupe, le fort Mathilde, c'est à de Salaberry, alors âgé de seize ou dix-sept ans, qu'il confia le soin de protéger la retraite de l'année. Le jeune lieutenant se montra digne de la confiance de son chef. Il était fait capitaine peu de temps après.

En mil huit cent-huit, on le trouve en Irlande, major de brigade, et faisant la cour à une blonde et belle jeune fille qui aurait enchaîné le jeune officier pour la vie sans l'intervention du duc de Kent. Celui-ci écrivit à son protégé une longue lettre pour lui démontrer que chez les militaires le coeur doit céder à la raison, lorsqu'ils n'ont pas de fortune.

En mil huit cent-neuf, il prenait part à la malheureuse expédition de Wolcheren, qui coûta cher et rapporta peu de gloire A l'Angleterre.

L'année suivante, il devenait aide-de-camp du général de Rottenburg et partait pour le Canada, où des parents et amis dévoués l'accueillirent avec des transports de joie.

Les Canadiens-Français se montraient avec enthousiasme le jeune officier, qui, parti enfant de son pays, revenait plein de force, dans tout l'éclat de la gloire et de la beauté.

On était alors aux mauvais jours de Craig, époque de fanatisme et de persécution, mais époque aussi de grandeur morale et nationale. La lutte devenait difficile; l'énergie des Bédard et des Papineau n'en pouvait plus.

Mais bientôt un cri d'alarme retentit partout; les États-Unis venaient de déclarer la guerre à l'Angleterre et se préparaient à envahir le Canada. On comprit, en face du danger, la nécessité de se gagner les sympathies de la population; on lui fit force caresses et concessions. Et pour exciter son enthousiasme et lui faire prendre les armes, on nomma Charles-Michel de Salaberry lieutenant-colonel, et on lui confia la mission d'organiser les voltigeurs canadiens.

Les Canadiens-Français répondirent à l'appel de l'Angleterre et s'enrôlèrent sous le drapeau de leur jeune chef.

Il était temps, les Américains traversaient la frontière, au mois de juin mil huit cent-douze, à trois endroits différents.

Pendant que Brock et Sheaffe repoussaient les deux armées de l'ouest et du centre dans des combats glorieux, le général Dearborn marchait sur Montréal avec dix mille hommes, par le chemin de Saint-Jean et d'Odeltown. De Salaberry courut à sa rencontre, à la tête de quatre cents voltigeurs, et n'eut pas même besoin des milices du district de Montréal, qui s'avançaient à la hâte sous les ordres du colonel Deschambault. Ayant trouvé l'ennemi campé sur la rive droite du la rivière Lacolle, il résolut de le déloger. La rapidité de ses mouvements et l'initelligence avec laquelle il avait préparé ses travaux de défense déconcertèrent le général américain, qui repassa la frontière après une attaque malheureuse où quatorze cents de ses hommes furent mis en fuite par un avant-poste composé d'une poignée de voltigeurs.

La campagne de mil huit cent-douze était finie.

Sir George Prévost félicita le lieutenant-colonel de Salaberry de son succès, dans un ordre général, et rendit hommage à la loyauté et au courage de la milice. Les Canadiens-Français durent être surpris; c'était la première fois qu'ils s'entendaient dire des choses agréables par les représentants de la couronne anglaise.

La campagne de mil huit cent-treize fut plus sérieuse; les Américains, honteux de leur échec, s'étaient préparés à frapper un grand coup sur Montréal, qu'ils considéraient comme la clef du pays. La défaite de Proctor, en Haut-Canada, par le général Harrison, exalta leur enthousiasme et jeta avec raison le Bas-Canada dans l'effroi.

La situation devenait critique.

Deux armées, fortes chacune de sept à huit mille hommes, marchaient sur Montréal, l'une, sous les ordres de Hampton, par le lac Champlain, et l'autre, commandée par Dearborn et Wilkinson, descendait de Kingston. A ces dix-sept mille hommes le Bas-Canada ne pouvait opposer que trois mille soldats et miliciens.

La lutte parut un instant impossible.

Il fallait un homme assez habile pour empêcher la jonction des deux armées américaines et capable de suppléer au nombre par la prudence et la valeur, d'accomplir un prodige, s'il le fallait. La patrie en danger avait besoin enfin d'un sauveur, d'un héros, elle le trouva:—c'était le lieutenant-colonel de Salaberry. Il accourt, prend le devant avec quatre cents voltigeurs, rencontre Hampton, culbute ses avant-postes à Odeltown. et le poursuit jusqu'à Four-Corners, tombe sur lui avec une poignée d'hommes et le remplit de terreur.

Après plusieurs jours de marches et de contre-marches, Hampton reprenait, le vingt et un octobre, sa course en avant sur les bords de la rivière Châteauguay, que de Salaberry immortalisait, le vingt-six, par une victoire à jamais mémorable.

Inutile de donner des détails de cette bataille si souvent racontée et célébrée par l'histoire, l'éloquence et la poésie. Qui n'a senti battre son coeur au récit de cette lutte glorieuse où trois cents Canadiens-Français défirent sept mille Américains? Qui ne sait que tout l'honneur de cette victoire appartient au brave colonel de Salaberry, que le succès de nos armes en ce jour célèbre fut le résultat de l'habileté avec laquelle il sut disposer ses forces et fortifier sa position, et de la bravoure qu'il déploya pendant la bataille? Avec quel enthousiasme les derniers survivants de la poignée de braves qui partage avec lui l'honneur de ce triomphe, racontent les faits éclatants de leur héroïque colonel!

Ils le représentent, avant la bataille, cherchant, exploitant toutes les ressources que le terrain, la rivière et la forêt pouvaient lui offrir, faisant de chaque arbre, de chaque pierre un retranchement, un abri pour ses troupes, frappant du pied la terre pour en faire jaillir des éléments de victoire. Et lorsque la bataille est commencée, ils le montrent entraînant ses braves voltigeurs à sa suite; dominant le bruit de la bataille des éclats de sa voix présent sur tous les points à la fois; multipliant le nombre de ses soldats par la rapidité et la précision de ses mouvements; dispersant un instant ses forces et les ralliant soudain pour tomber sur un point où on ne l'attendait pas; faisant, faire un bruit de trompettes et pousser des cris effrayants; employant mille ruses pour étourdir, surprendre l'ennemi, et lui faire croire qu'il avait à combattre des milliers d'hommes; donnant, enfin l'exemple d'un courage, d'une bravoure que le danger semblait grandir, bravant les balles avec cette héroïque insouciance qui l'avait illustré sur les champs de bataille de la Martinique, et de la Guadeloupe.

La bataille dura quatre heures, Hampton, croyant avoir affaire à une armée de dix mille hommes, se retira après avoir eu une centaine d'hommes tués et blessés, et reprit à la hâte le chemin des États-Unis; et lorsque Wilkinson, qui attendait au pied du Long-Sault le résultat de la bataille apprit la fatale nouvelle, il jugea à propos de se retirer.

Le Bas-Canada était sauvé. Les Américains, découragés, ne tentèrent plus sérieusement de l'envahir pendant cette guerre, qui se termina l'année suivante par le traité de Gand.

Oui, le Bas-Canada était sauvé et conservé à l'Angleterre par la bravoure des Canadiens-Français. Quel démenti jeté à la face de ceux qui avaient reproché à cette noble population d'être déloyale, parce qu'elle avait du coeur et ne voulait pas laisser fouler aux pieds ses droits et ses libertés! Ils tentèrent bien un instant, les insensés! deo lui ravir sa gloire, d'arracher du front de Salaberry des lauriers si noblement conquis; mais les applaudissements de tout un peuple étouffèrent les cris de la jalousie et du fanatisme. L'Angleterre elle-même déclara, par la bouche du prince régent et du due de Kent, que Salaberry et ses braves voltigeurs étaient les sauveurs du pays, les héros de Châteauguay.

Salaberry fut fait compagnon du Bain, et les chambres provinciales lui votèrent des remercîments; plus tard, en mil huit cent dix-sept, il fut fait conseiller législatif.

Mais ce fut là toute la récompense accordée au brave colonel et à ses compagnons d'armes; on trouva que c'était assez pour des Canadiens-Français. On a vu de ces braves dont la loyauté avait conservé à l'Angleterre une riche colonie, mendier leur pain, la médaille de Châteauguay sur la poitrine. Et après un demi-siècle, pas une pierre ne marque encore le glorieux champ de bataille où ils ont illustré son drapeau; seule, une tombe dans un cimetière ignoré indique l'endroit où reposent les cendres du héros de Châteauguay.

On a quelquefois contesté l'importance de cette bataille en donnant pour raison, ou plutôt pour prétexte, le petit nombre de tués et de blessés; mais depuis quand mesure-t-on la grandeur d'une victoire à la quantité de sang versé? Salaberry aurait-il plus de mérite, s'il eut fait tuer ses hommes inutilement? N'est-ce pas plutôt un titre de gloire incomparable d'avoir pu accomplir un si beau fait d'armes sans une plus grande effusion de sang, d'avoir su ménager par des mesures prudentes, la vie de ses braves soldats?

De Salaberry n'eut plus l'occasion de se signaler. Il avait conquis tous les grades que l'Angleterre pouvait accorder à un soldat catholique et Canadien-Français; la protection même du duc de Kent n'aurait pu le le faire sortir des rangs accessibles aux médiocrités. Une telle position ne devait pas convenir à notre immortel compatriote. Il avait assez fait, d'ailleurs, pour un gouvernement qui avait eu l'ingratitude d'enlever à son illustre père la demi-pension qu'il avait si noblement. gagnée en combattant pour l'Angleterre. Il renonça à la carrière militaire et vécut ensuite pour sa famille, s'occupant d'administrer la seigneurie que mademoiselle Hertel de Rouville lui avait apportée sous forme de dot. Il avait épousé cette noble demoiselle quelques mois avant la bataille de Châteauguay. Belle alliance! dont le duc de Kent le félicita.

C'est à Chambly qu'il fixa sa résidence, an milieu de la population témoin de sa valeur et de sa gloire pendant la guerre. Sur la rivière Chambly, qu'on appelait le grenier du Bas-Canada, vivaient alors des familles remarquables par leur origine ou leurs talents, qui se disputaient la palme des belles manières, de la libéralité et de la fidélité aux traditions du passé. On y menait joyeuse vie; c'était pendant l'hiver une succession de fêtes, de promenades et de fricots légendaires. On luttait à qui ferait le plus et le mieux.

On partait le matin; on dînait chez le seigneur Jacob; on prenait les amis en passant, et on allait passer la soirée chez M. Cartier, de Saint-Antoine, ou chez les messieurs Drolet, Franchère et autres. Quel bruit! quel entrain! On se séparait à regret, avec la promesse de se revoir bientôt.

C'était une grande joie dans la tribu, lorsqu'on voyait arriver le brave colonel, car il n'était pas le moins bruyant, et lorsque venait son tour de chanter ou de prendre part à un cotillon emporté, à un reel favori, il ne tirait pas en arrière. Tout le monde l'admirait pour sa gloire et l'aimait pour la gaieté et l'affabilité de son caractère.

C'est dans une de ces joyeuses réunions, chez M. Hatte de Chambly, qu'il fut soudain frappé d'apoplexie, le vingt-six février mil huit cent vingt-neuf. Il mourut le lendemain sans avoir pu recouvrer l'usage de la parole, mais en pleine possession de ses facultés mentales et en paix avec Dieu, entouré de ses enfants qu'il fit venir pour les bénir.

Comme son père, il avait eu quatre fils et trois filles dont voici les noms: Alphonse-Melchior, ancien aide-de-camp provincial et député adjudant-général de milice pour le Bas-Canada, mort il y a quatre on cinq ans; Louis-Michel, mort; Maurice qui se tua à l'âge de douze ans, par accident; Charles-René-Léonidase, mort; Hermine, dame Dr Galen, décédée; Charlotte, mariée a M. Hatte de Sorel, et une autre, morte enfant; tous grands et robustes, héritiers du type remarquable des de Salaberry. Plusieurs petits-enfants existent pour perpétuer le nom de cette belle famille.




HOMMAGES DE LA PATRIE
AU HÉROS DE CHÂTEAUGUAY.

Plusieurs personnes avaient parfois exprimé l'opinion qu'un monument devrait être élevé à la mémoire du héros de Châteauguay, Mais c'est à M. J. O. Dion, de Chambly que revient l'honneur d'avoir forcé la nation à accomplir un grand acte de réparation et de reconnaissance. Dès mil huit cent soixante-dix, il avait parlé de ce projet et exprimé l'espoir et la volonté de le mettre bientôt à exécution. Son rêve était de tout préparer pour le centenaire du général de Salaberry, en 1878, ou au moins pour le cinquantième anniversaire de sa mort. Mais il ne put se mettre sérieusement à l'oeuvre que dans le mois de janvier 1879. Un comité fut nommé alors à Chambly, et il tut décidé qu'on lancerait l'idée par la célébration d'une fête destinée à commémorer en même temps le centenaire du héros de Châteauguay et le cinquantième anniversaire de sa mort.

Cette fête eut lieu le vingt-cinq février mil huit cent soixante et dix-neuf, et elle fut magnifique. Elle commença par une procession dans laquelle figurèrent des députations militaires d'un grand nombre de corps de milice et de volontaires de Montréal et des paroisses environnantes, des membres du clergé, les élèves du collège et des écoles des Frères et plusieurs corps de musique. Après avoir parcouru le village, la procession se rendit à l'église qu'on avait pavoisée de draperies noires et jaunes. Au milieu de la nef, s'élevaient un catafalque et un obélisque imposant couvert d'inscriptions patriotiques. Une messe de requiem fut chantée avec beaucoup d'effet par un choeur puissant; le comité énergiquement aidé par Messire Thibault, curé de la paroisse avait tout fait pour rendre la cérémonie imposante.

L'obélisque se trouvait à gauche de l'autel, au-dessus de l'endroit même où reposent les cendres du héros. M. Globenski, seigneur de Saint-Eustache, y avait déposé une couronne d'immortelles avec l'inscription suivante: "Hommage du fils d'un voltigeur au héros de Châteauguay."

Dans l'après-midi, à une réunion du comité général, il fut décidé d'élever un monument à de Salaberry au moyen d'une souscription générale d'une piastre par tête. Le soir, il y eut concert et banquet, et des discours patriotiques furent prononcés par l'honorable Boucherville, M. Globenski, M. Bernier, de Saint-Jean, M. le colonel D'Orsennens, et l'auteur de cette biographie.

M Sulte avait composé pour la circonstance les couplets suivants, qui furent chantés avec effet par les élèves du collège:

S A L A B E R R Y!

Couplets à chanter pour la fête du 25 février 1879.

Fils de soldats, vaillante race,

Rappelons-nous les jours passés,

Que l'histoire en garde la trace:

Aimons ceux qui nous ont sauvés.

CHOEUR:

Chantons les combats de nos pères,

Ils marchaient droit à l'ennemi! (bis.)

Vivent nos militaires,

Gloire à Salaberry!

Oui! que chacun de nous s'apprête

A transmettre le souvenir

Des récits qu'en ces jours de fête

Nous recueillons pour l'avenir.

Chantons, etc.

Aux favoris se la victoire,

Ces vétérans restés debout

Comme les piliers de la gloire.

rendons des hommages partout.

Chantons, etc.

S'il lui fallait prendre les armes.

Le Canadien sous les drapeaux.

Retrouvait encor des charmes

Et l'exemple de ses héros.

Chantons, etc.

A partir de ce jour, M. Dion se multiplia pour assurer le succès de l'oeuvre; il écrivit à droite et à gauche, alla de ville en ville, de village en village, de porte en porte, mendier pour le monument du héros de Châteauguay. Il eut à lutter péniblement contre ceux qui voulaient que ce monument fut érigé à Montréal, dans une ville, où il aurait nécessairement produit plus d'effet. Ses adversaires avaient peut-être les meilleures raisons de leur côte, mais comme il n'y avait personne pour le suivre, pour déployer autant de dévouement et d'activité, il l'emporta naturellement et il n'y eut bientôt qu'une voix pour répéter après lui que Chambly devait avoir l'honneur de posséder le monument comme les cendres du héros.

Mais la souscription marchait lentement.

M. Dion vit avec regret que le monument ne pourrait pas être inauguré en mil huit cent quatre-vingt. En attendant, pour stimuler le zèle de la population dans le district de Québec, il entreprit de faire poser une tablette commémorative A Beauport sur la maison même ou naquit de Salaberry. La population de Québec répondit à son appel, et le vingt-huit juin mil huit cent quatre-vingt, la cérémonie eut lieu. Son Honneur le lieutenant-gouverneur présidait, entouré de personnages marquants et d'une foule enthousiaste. Une immense acclamation remplit l'air quand le lieutenant-gouverneur écarta le voile qui couvrait le marbre commémoratif. Ce marbre a la forme d'un écusson et porte l'inscription suivante:



Force à superbe et mercy à faible.

ICI
NAQUIT, LE 18 NOVEMBRE 1778

CHARLES M. DE SALABERRY

C. B.

LE HÉROS DE CHATEAUGUAY

COMITÉ DE CHAMBLY

27 juin 1880.



Enfin le quatre août de la même année, (1880) le comité de Chambly autorisait M. Dion à confier à notre jeune et distingué sculpteur Canadien, M. Hébert, l'exécution du monument projeté, et à lui payer la somme de quatorze cents piastres, à la condition que l'ouvrage fût terminé dans le mois de mars mil huit cent quatre vingt-un.

On ne pouvait faire un meilleur choix.

M. Hébert a fait ses preuves; c'est lui qui a exécuté sous la direction de son maître distingué, M. Bourassa, la magnifique statue de Notre-Dame de Lourdes. Il se mit à l'oeuvre et remplit les conditions de son contrat. Dans le mois de mars mil huit cent quatre vingt-un, la statue, exposée dans une vitrine sur la rue Notre-Dame, attirait l'admiration générale. Voici la description que la Minerve en faisait à cette époque. "La statue est en bronze. Elle est en pied et mesure six pieds et demi, y compris le socle. Le héros est debout, appuyé sur la jambe gauche. La position est celle du militaire au repos. Attitude calme et noble, assurée, sans jactance, tel qu'il convient à un héros. La tête est droite, le regard porté en avant, comme contemplant le champ de bataille."

"Ses deux mains se croisent sur la poignée du sabre, dont la pointe repose sur le socle. Le manteau militaire, attaché sur les épaules et rejeté en arrière, vient se replier sur la bouche d'un canon place à la gauche."

"La base est d'une grande simplicité mais très élégante dans la forme. Elle appartient au style dorique, arec écusson portant les armes de la famille du héros, celles de Chambly et de la province de Québec. Sur la face principale est inscrit:—Au héros de Châteauguay, 26 Octobre 1818.—"

"Au bas de cette inscription est un trophée composé du drapeau des Voltigeurs d'une branche de laurier et d'une couronne. Le monument, statue et piédestal compris, aura une hauteur de vingt-sept pieds."

Enfin, le sept juin mil huit cent quatre vingt-un, l'inauguration du monument avait lieu à Chambly. Jamais ce village n'avait vu et ne verra probablement réunion plus imposante, spectacle plus grandiose. Le gouverneur-général, le marquis de Lorne, le lieutenant-gouverneur, T. Robitaille, plusieurs membres du gouvernement, grand nombre de militaires, de prêtres et de députés, des représentants de nos sociétés nationales, les hommes les plus marquants de notre société s'étaient donné rendez-vous à cette belle fête.

Chambly, de loin, ressemblait à un immense pavillon couvert de drapeaux de verdure et de fleurs.

Le 65° bataillon, sous le commandement du lieutenant-colonel Ouimet, fut naturellement le premier rendu sur les lieux avec sa belle musique et les officiers de la Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Presqu'en même temps, arrivaient son Honneur le lieutenant-gouverneur de Québec et madame Robitaille qui passèrent une partie de l'avant-midi à visiter les principaux établissements de l'endroit, l'hôpital, le collège et le couvent (les Dames de la Congrégation) où une adresse charmante fut présentée à madame Robitaille qui répondit en termes non moins charmants.

Vers midi et demi un superbe goûter, ordonné par les officiers du 65°, fut servi, dans une des salles des casernes, à tout le bataillon et à bon nombre d'invités, au nombre desquels étaient sir Hector Langevin, les honorables MM. Caron, Mousseau, MM. Mercier, M. P. P., Coursol, M. P., Ryan, M. P., Bergeron, M. P., Préfontaine, M. P. P., Benoît, M. P., M. Dr Mount, vice-président de la Société-Saint Jean-Baptiste de Montréal, le colonel Brosseau, du 88°, le colonel Doherty, du 81° le colonel Houde, du 86°, les lieutenants Thibeaudeau et Garneau, de la batterie de campagne de Québec, le lieutenant Hudon, de l'artillerie de garnison de Québec, le colonel Crawford, les capitaines Lyman, Caverhill et McCorkill, et les lieutenants Hood, Crawford et Lithgow, du 5° Royaux Écossais, le capitaine Blackrock, et le lieutenant Patterson, du 6° Fusiliers, les capitaines Henshaw et Davies, des Carabiniers Victoria, et d'autres dont les noms nous échappent.

Le Sorelois arrivait, ayant à son bord Son Excellence le gouverneur-général et sa suite, qui se composait du colonel de Salaberry et de Mme de Salaberry, de Mme Hatt, de Mme Smyth, de Mme Lindsay, de M. et Mme G. Bossé, de Mlle de Salaberry, du colonel Duchesnay, député-adjudant général du 7° district, du capitaine Chater, aide-de-camp de son Excellence, de MM. O. et H. de Salaberry, du capitaine Campbell et de Mme Campbell, de M. et Mme Russell Stephenson.

M. Willett, maire de Chambly, lut une adresse à Son Excellence, puis le gouverneur, escorte du 65e, etc., fît le tour du village, et rendu au Carré Fréchette, le marquis de Lorne prit place sur une estrade élevée à côté du monument, avec bon nombre de dames et d'autres invités. Le Dr Martel lui lut une adresse à laquelle Son Excellence fit l'éloquente réponse qui suit:




"Agréez, mes remerciements pour votre adresse qui exprime éloquemment le désir patriotique que vous avez d'honorer d'une manière convenable la mémoire d'un patriote."

"Je suis heureux de m'unir à vous dans cette commémoration des services rendus à la patrie par un vaillant soldat."

"Nous sommes rassemblés pour inaugurer un monument consacré à la mémoire d'un homme qui représente dignement le noble esprit de son temps. Ce même esprit existe encore de nos jours, et si l'occasion s'en présentait, une foule de Canadiens imiteraient l'exemple de ce grand homme et s'efforceraient même de réaliser ses exploits."

Cette statue nous rappelle le trait caractéristique de nos compatriotes. Content de peu pour lui-même, la grandeur seule pouvait le satisfaire quand il s'agissait de sa patrie. Tel était le caractère de Salaberry; tel est celui du Canadien de nos jours.

C'est à Chambly, c'est près du champ de bataille où il eut la bonne fortune de pouvoir faire éclater cette bravoure, glorieuse tradition de sa race, que nous plaçons cette statue.

Ce n'est pas dans un esprit de vaine gloire que nous élevons ce monument; mais c'est dans l'espérance que les vertus antiques conservées dans le souvenir de tous, pourront guider et éclairer les générations futures.

Ces vertus brillaient d'un vif éclat dans cet homme distingué que ses talents militaires rendaient apte à accomplir son devoir à la gloire de nos armes.

N'oublions pas en lui élevant ce monument, de rendre, en même temps, à ses frères, le tribut d'hommage qu'ils méritent.

Ils se livrèrent, eux aussi, à l'heure du danger, à cette profession des armes qui, en quelque sorte, était innée chez eux. Trois d'entre eux succombèrent en défendant l'honneur de ce drapeau, qui est aujourd'hui le symbole de notre union et de nos libertés.

Dans ce beau pays, autrefois son séjour, il existe entre notre époque et celle où il vécut, un contraste qui s'impose forcément à nos réflexions. Où nous voyons maintenant de vastes et fertiles campagnes, un pays traversé par nos voies ferrées et où nos rivières permettent à nos bateaux à vapeur d'aborder; on ne voyait, quand cette lutte héroïque était soutenue par de Salaberry, Perrault, Mailloux, Daly, et Duchesnay, que quelques arpents cultivés au milieu de vastes forêts. Trop souvent, hélas! ces forêts abritaient même des armées ennemies.

Maintenant que nous nous réjouissons au souvenir des hauts faits accomplis à l'endroit où les Canadiens, Anglais et Français, se sont également illustrés, il n'est pas nécessaire de m'arrêter sur les tristes événements de ces jours. Nous sommes en paix, et nous vivons avec le peuple grand et généreux qui nous avoisine, dans les douceurs d'une amitié et d'une alliance qui, nous l'espérons, seront durables.

Alors ils essayèrent de nous vaincre, mais la bravoure des Canadiens sut leur inspirer ce sentiment de respect profond qui est le fondement solide d'une amitié durable.

Nous devons être heureux et nous réjouir de ce que nos rivalités avec eux n'existent maintenant que dans l'arène féconde du commerce.

Grâce à cette ère pacifique, l'accroissement journalier de nos ressources et le développement des forces vives de la nation rendraient toute guerre entreprise contre le Canada longue et difficile; aussi ne désirent-ils aucunement envahir notre territoire, et, nous! l'espérons, un tel désir ne se manifestera plus jamais, car les nations, à moins que la division ne provoque intervention, ne s'interposent pas aujourd'hui aussi souvent qu'autrefois dans les affaires de leurs voisins.

Si en 1812 le Canada fut si cher aux Canadiens, combien plus ne doit-il pas l'être aujourd'hui! Alors, en effet, sa population peu nombreuse goûtait les douceurs de la liberté sous l'égide d'une constitution peu libérale; maintenant, il renferme dans son sein un grand peuple, se développant sans cesse, se gouvernant par lui-même à l'intérieur, jouissant avec fierté de la forme de constitution la plus libre, et ayant la faculté, par l'entremise de sa propre représentation, de bénéficier de l'influence diplomatique d'un grand empire pour l'avantage de son commerce avec les nations étrangères. Chez nous, aucun parti ne voudrait provoquer des révolutions ou un changement quelconque de gouvernement. Personne n'a de chance de succès dans la vie publique, en Canada, personne ne reçoit l'appui de notre peuple, s'il n'aime avant tout nos libres institutions.

Le gouverneur-général qui, grâce à votre invitation, se trouve en ce moment au milieu de vous, n'est, en tant que chef de gouvernement fédéral, que le premier et continuel représentant du peuple.

Cependant ce n'est pas seulement comme personnage officiel que je me réjouis d'être avec vous aujourd'hui; c'est pour moi une satisfaction personnelle, ce sont de joyeux instants que ceux où il m'est donné de visiter, en compagnie des membres de la famille de Salaberry, le théâtre de tant de grandeur et de courage.

La Princesse et moi, nous ne pourrons jamais oublier les relations d'amitié intime qui ont existé entre le prince Edouard, duc de Kent, et le colonel de Salaberry, amitié de famille qui, j'ose l'espérer, ne sera pas restreinte à nos aïeux. La Princesse m'a prié de vous exprimer le profond intérêt qu'elle porte à cette solennité; elle désire que je vous fasse part du regret qu'elle a de ne pouvoir se trouver avec vous aujourd'hui. Elle espère cependant, pouvoir admirer ce monument où, pour la première fois, l'art d'un de nos sculpteurs a si bien commémoré la loyauté, le courage, et le génie d'un guerrier canadien.

Ce beau discours prononcé en français par Son Excellence fut applaudi comme il méritait de l'être. Il est bon de transmettre à la postérité les paroles éloquentes tombées en cette circonstance solennelle de la bouche du représentant de sa majesté, de conserver ce témoignage précieux de la valeur et de la loyauté des Canadiens-Français.

Ayant fini de parler, Son Excellence découvrit la statue au milieu des acclamations de la foule, des détonations du canon, des fanfares retentissantes, de la musique et des feux de joie tirés par le 65° bataillon.




Le colonel de Lotbinière Harwood fit; alors le discours de circonstance. Sa voix forte, vibrante, sa belle prestance et l'énergie avec laquelle il exprima ses sentiments et ses pensées produisirent le meilleur effet sur la foule, M. Harwood commença comme suit,:

Qu'il plaise à Votre Excellence,

Messieurs,

Il est des circonstances dans la vie où le coeur semble, nager comme dans un océan de délices. Telle est pour moi, Messieurs, chers compatriotes et compagnons d'armes, la circonstance actuelle; tel est pour moi ce moment à jamais béni où le grand peuple canadien, sortant pour ainsi dire de son long assoupissement, se lève enfin noble et fier pour rendre aux cendres d'un mort illustre, que dis-je, au sauveur de son pays, les honneurs qui lui étaient dus depuis trop longtemps, et dont le souvenir, par une pénible indifférence, avait été presque rejeté au fond du lugubre et triste gouffre de l'oubli, de ce rapide oubli que le poète nomme "le second linceul des morts." Hélas! depuis longtemps le héros de Châteauguay dort au fond de sa tombe... pas une pierre... pas un mausolée... pas la moindre trace de l'endroit où la froide poussière de cet homme illustre attend le grand jour de la résurrection... (On comprend que je ne veux parler ici que du monument public, du monument élevé par la nation; je ne parle pas du modeste mausolée que la, piété filiale érigea, il y a quelques années, dans le champ du long repos, le paisible et modeste cimetière de Chambly.)

Que du fois les étrangers au pays, cherchant partout de l'oeil quelque souvenir du héros de Châteauguay et ne voyant rien, absolument rien qui leur révélât d'une manière tangible le passé glorieux de cet homme illustre, s'écriaient dans leur indignation: "Canadiens ingrats..... que faites-vous? C'est à vous qu'on peut dire: il est donc bien vrai que l'ingratitude est un vent brûlant qui dessèche le coeur." Peuple canadien, vous avez une tache au front! Vous ne serez jamais un grand peuple que vous n'ayez effacé cette tache..... Permettrez-vous plus longtemps à l'univers étonné de répéter à votre adresse:

On ne voit que regrets en ce monde,

L'injure se grave en métal

Et le bienfait s'écrit sur l'onde.

Mais non, non... mille fois non. Ceci se ne dira pas de mes compatriotes. Voici le jour venu où le peuple canadien peut reprendre son rang parmi les peuples de la terre... car il a payé la première, la plus sacrée des dettes... sa dette d'honneur...... sa dette de reconnaissance...... Cette mémoire du coeur—il s'est souvenu du passé, les mânes de Salaberry sont apparus,—Justice leur est enfin rendue, et grâces au ciel, maintenant plus que jamais, je suis fier et heureux de me dire: Je suis Canadien.

Que le spectacle qui s'offre à mes yeux en ce moment est donc beau! De tous les coins du pays, de l'étranger même, des personnes de la plus haute distinction sont venues orner de leur présence cette splendide et brillante fête de famille: cette fête de la jeune nation canadienne, de cette nation que le ciel, dans sa sagesse infinie, a destinée indubitablement à jouer un si grand rôle dans l'avenir de la grande confédération canadienne. Ici, ce sont les sommités de la judicature, du pouvoir législatif et exécutif. Là, le représentant de notre Souveraine et le lieutenant-gouverneur de Québec, Plus loin, les défenseurs de la patrie, ces vaillants jeunes gens, au coeur chevaleresque qui n'attendent que l'occasion de prouver que l'ardeur martiale de leurs ancêtres n'est pas éteinte dans l'âme de leurs descendants.

Voyez, là-bas, ce groupe de femmes aussi belles que spirituelles, ne nous semblent-elles pas encourager du regard ces jeunes guerriers et leur dire: "Soyez braves, soyez grands, soyez généreux, soyez magnanimes, soyez de bons et de fidèles patriotes puis vous aurez notre coeur à jamais."

Oui, Messieurs, nous assistons à une grande, belle et noble fête. Ce n'est pas la fête d'une secte, d'un parti politique, c'est une fête nationale, dans toute la force du mot......

Aussi, un éminent écrivain a-t-il dit à propos de ces sortes de fêtes: "Il y a des fêtes nationales qui attirent autour du même souvenir ou de la même espérance les pensées, les amours et les joies de tout un peuple, et qui en font comme une seule famille liée par un même sentiment et perdue dans une commune allégresse. Toute fête qui se rattache à un souvenir bien compris, à une idée profondément sentie, toute fête qui a un sens pour l'esprit, et qui se produit à l'extérieur qu'après avoir passé par l'âme, est sainte, auguste et digne d'une nation......"

M. Harwood lit ensuite l'histoire du héros de Châteauguay et termina son discours par les paroles suivantes:

En contemplant cette statue, le vieillard dira à son petit-fils les exploits du héros de Châteauguay!! Fasse le ciel que ce moment ne cesse jamais de proclamer A toutes les classes, à toutes les conditions, à tous les âges, la grandeur et l'importance des évènements qu'il est destiné à rappeler. Puisse l'enfance y venir apprendre, des lèvres maternelles, le but et l'objet de son érection... Puisse l'homme découragé et abattu, l'homme aux prises avec les luttes, les déboires et les chagrins de la vie, y venir remonter son courage aux grands souvenirs que ce monument réveille...... Puisse l'artisan, fatigué des rudes travaux du jour, y jeter un simple regard en passant...... Ah! comme il se sentira soulagé...... et si jamais la patrie est en danger, puisse le citoyen y venir retremper son patriotisme en contemplant les nobles traits de cet homme qui a si bien mérité de la patrie, de ce patriote par excellence.

Puisse cette statue être le dernier objet qui frappe le regard du jeune homme de Chambly en laissant le sol natal pour l'étranger, et puisse cette statue être encore le premier objet sur lequel ses yeux se porteront à son heureux retour...... Oui, cette statue... toujours cette statue, avec son glorieux souvenir.

Et pour nous, Messieurs, que venons nous apprendre au pied de cette statue? l'amour de la patrie... car, comme a dit un grand écrivain français: c'est Dieu qui a mis l'amour de la patrie dans le coeur des hommes, un jour où il leur à commandé d'honorer le tombeau des ancêtres, de suivre les lois donnée à leurs pères, de défendre l'autel, le temple, ou le tabernacle, où ils avaient prié!... Ce jour là, il leur a fait un commandement d'aimer la patrie; car la patrie, c'est le passé, gardé par le présent et légué à l'avenir... c'est la génération vivante veillant sur les cendres de la génération morte, et disant à celles qui vont suivre: "aimez ce que nous avons aimé, honorez ce que nous avons honoré, et que notre Dieu soit à jamais votre Dieu."

Oui, Messieurs, nous sommes venus içi pour y apprendre le patriotisme.

Permettez-moi, Messieurs, en terminant. de m'écrier ici, comme jadis un grand orateur français:—Avez-vous réfléchi, Messieurs, à ce qu'était le patriotisme?

Écoutez! Sans doute, pour l'homme religieux, pour le philosophe, pour l'homme d'État, la patrie ce compose d'abstractions sublimes: la patrie, c'est la succession continue d'une race humaine possédant le même sol, parlant la même langue, vivant sous les mêmes lois, et qui, ne mourant jamais, se perfectionne en se renouvelant toujours, comme un être immortel qui n'a que Dieu avant lui et Dieu après lui... Mais, pour l'homme des champs, la patrie est quelque chose de plus sensuel, de plus réel, de plus près du coeur. Ce qu'il aime dans la patrie, c'est ce petit nombre d'objets auxquels son âme est attachée toute sa vie; c'est la maison, c'est la famille, ce sont toutes ces images sensibles devenues des sentiments pour lui. Riche ou pauvre, peu importe, c'est le toit et l'espoir de sa vie. Il y a autant de patriotisme dans le petit champ que dans le grand domaine; il y a autant de patriotisme dans la masure dégradée et couverte de chaume et de mousse que dans la demeure élevée et resplendissante au soleil. C'est pour cela qu'on vit, c'est pour cela qu'on meurt avec joie quand il faut les défendre contre la profanation du pied étranger.




M. Dion, invité à prendre la parole, parla des sacrifices et du travail qu'avait coûté l'oeuvre du monument de Salaberry. Il aurait pu ajouter que sans lui ce monument n'existerait pas.

Le marquis de Lorne s'avançant alors sur le devant de l'estrade proposa trois hourras pour la famille Salaberry. Inutile de dire que la foule fit un accueil favorable à cette proposition.

L'assemblée se dispersa ensuite. Le gouverneur-général et sa suite ainsi que Sir Hector Langevin, et l'honorable M. Caron, quittèrent Chambly vers quatre heures.

A six heures avait lieu le banquet. Le Dr Martel présidait, ayant à sa droite le lieutenant-gouverneur Robitaille et à sa gauche, l'honorable M. Mousseau. Plusieurs toasts furent portés et des discours patriotiques furent prononcés par le lieutenant-gouverneur, l'honorable M. Mousseau, l'honorable M. H. Mercier, député de Saint-Hyacinthe, M. R, Préfontaine, M. Brisson et M. Benoît, député de Chambly.




Au toast porté au lieutenant-gouverneur de la province, Son Honneur M. Robitaille répondit par l'excellent discours qui suit:

Messieurs

Comme représentant de la Reine dans la province de Québec, je vous remercie de la santé que vous venez de boire. Elle est une nouvelle preuve de cette loyauté inaltérable que les Canadiens-Français ont manifestée en tant de circonstances.

Cette province est peuplée en grande partie de Canadiens-Français, et je suis fier de pouvoir proclamer hautement que Sa Majesté la reine Victoria ne compte pas une province plus fidèle, au drapeau. anglais. Et ce n'est pas par oubli du passé, par déchéance nationale, par faiblesse, qu'il en est ainsi. C'est au contraire par réflexion, par raison, par expérience, par sagacité politique, que nous en sommes arrivés à ce résultat.

Lors de la chute du gouvernement français en ce pays, il y eut parmi la population un sentiment de malaise et de regret entièrement incontrôlables. La vieille France, le drapeau blanc, les exploits accomplis dans la lutte suprême, tous ces souvenirs glorieux et chers faisaient battre les coeurs et maintenaient les esprits dans un état de défiance et de désaffection pour le pouvoir nouveau. Les tracasseries administratives ne firent d'abord qu'augmenter ce sentiment. Mais à mesure que le gouvernement se départit de ses rigueurs et fit des concessions plus larges, la confiance naquit, les rancunes s'apaisèrent, et petit à petit on vit s'établir un nouvel ordre de choses où l'Angleterre se montra plus sagement libérale et le peuple de cette province plus sympathique. Les progrès furent lents, mais n'en furent pas moins réels. Il y eut bien des pas en arrière; mais, enfin, graduellement les principes fondamentaux du gouvernement anglais s'introduisirent dans notre constitution politique.

Cette constitution britannique qui a peut-être été à un certain moment la plus parfaite du monde, on nous l'a accordée, pour ainsi dire pièce par pièce. L'édifice n'a été parachevé qu'après bien des années de travail, et cependant les garanties qu'on nous a accordées dès le commencement, les droits politiques et sociaux dont on nous a mis successivement en possession ont suffi pour gagner notre affection à la couronne à laquelle nous avions été cédés.

Nous sommes restés fidèles au nouveau drapeau comme nous l'avions été à l'ancien, comptant que l'avenir et notre persévérance nous apporteraient; les droits et les légitimes libertés qui nous manquaient encore.

Nous avons eu raison, Messieurs, d'agir ainsi; ce qui se passe sous nos yeux, de nos jours, en est une preuve. Aujourd'hui, en effet, nous sommes presque entièrement les arbitres de nos propres destinées. Nous jouissons d'institutions libres, et d'une sécurité sociale malheureusement inconnue à d'autres pays. Nous grandissons à l'ombre protectrice de l'étendard d'Angleterre et nous n'avons à craindre, au moins pour le présent, ni les révolutions, ni les bouleversements, ni les discordes intérieures qui tourmentent notre ancienne patrie. La province de Québec est en possession du "self-government" et aucun pays au monde n'a plus de libertés civiles que le nôtre. Il n'est donc pas surprenant que nous soyons des sujets fidèles de la couronne anglaise.

Cette loyauté des Canadiens-Français a été mise plus d'une fois à l'épreuve. Au lendemain de la cession, en 1773, les Américains rencontrèrent un obstacle invincible dans le respect des habitants de ce pays pour le serment de leur allégeance. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler le siège de Québec par l'armée du Congrès. Mais c'est surtout en 1812 que se sont manifestées avec plus d'éclat la fidélité et la valeur de notre peuple. C'est alors qu'on a vu les enfants du Canada français se lever spontanément pour la défense d'une colonie anglaise; c'est alors que nos braves miliciens, dont nous pourrons encore quelquefois saluer dans nos rues les débris glorieux, se sont précipités vers la frontière à l'appel d'un gouverneur Anglais, pour repousser les envahisseurs; c'est alors que l'impétuosité française et la calme valeur anglaise se sont complétées l'une par l'autre, comme elles firent plus tard sous les murs de Sébastopol; c'est alors que nous donnâmes à la journée de Carillon, une soeur immortelle dans la bataille de Châteauguay, et que le nom du soldat dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire, de l'héroïque de Salaberry, entra soudain dans l'histoire comme la plus éclatante personnification du courage et de la gloire militaire de notre race. Messieurs, le nom de Salaberry est pour nous plus qu'un souvenir de triomphe, c'est un symbole, un symbole de ce nouvel état de choses qui, cinquante-deux ans après la bataille des plaines d'Abraham, faisait remporter à des soldats d'origine française une victoire anglaise.

Depuis cette époque, comme je le disais tout à l'heure, ce mouvement de transformation s'est accéléré, s'est accentué. Nous formons maintenant une grande nation composée de nationalités diverses, mais unies dans un même sentiment: l'amour de la patrie commune. C'est ce sentiment qui animait les soldats de 1812, c'est ce sentiment qui doit nous rallier lorsqu'il s'agit des intérêts et de la renommée de notre pays. Et si jamais la guerre nous appelait de nouveau aux frontières, si jamais une armée ennemie s'avançait dans nos campagnes et menaçait nos villes, je suis sûr qu'il se trouverait encore parmi nous un autre de Salaberry pour nous conduire à un autre Châteauguay.

La démonstration d'aujourd'hui, cette statue qu'on a élevée au héros canadien, ces honneurs rendus à la mémoire d'un vaillant soldat, sont en même temps qu'un acte de justice et de reconnaissance un haut enseignement pour les générations actuelles. Ils proclament quel est le prix des vertus guerrières et du dévouement à la patrie, et ne peuvent manquer d'être, dans un moment donné, un puissant encouragement pour tous qui parcourent la carrière des armes. Depuis quelques années on s'est sérieusement occupé de l'organisation et du mouvement militaire en ce pays.

Eh bien, je crois qu'une démonstration comme celle à laquelle nous avons assisté aujourd'hui est de nature à produire dans ce sens les meilleurs résultats et à jeter dans l'esprit du peuple de cette province des germes qui ne resteront pas sans fruits pour l'avenir. Je considère donc qu'il est de mon devoir de profiter de cette circonstance pour féliciter cordialement les organisateurs et les promoteurs de cette oeuvre de reconnaissance nationale. C'est en glorifiant les grands hommes qu'une nation se grandit elle-même; et l'expérience de tous les peuples est là pour démontrer cette vérité historique: que les honneurs rendus aux morts illustres sont une semence féconde de vertus civiques, de dévouement et d'héroïsme.




DISCOURS DE L'HONORABLE M. MOUSSEAU

Monsieur le Président.

Messieurs,

Avant de répondre au toast qui m'a été dévolu, mon devoir est de faire remarquer le caractère particulier et grand de la démonstration. Il y a cent-vingt ans que nous sommes passés sous la domination anglaise. Nous fêtons aujourd'hui la gloire d'un Canadien-Français qui s'est immortalisé dans la défense du pavillon anglais en 1813. La fête est présidée par Son Excellence le gouverneur-général, le marquis de Lorne, le représentant direct de Sa Majesté la reine Victoria. Son discours généreux et noble, nous a profondément émus. Le lieutenant-colonel Harwood, représentant les deux races appartenant au département de la milice du Canada a démontré le principe de la vitalité de la race française. Son excellence le lieutenant-gouverneur de la province de Québec, mon ami, l'honorable M. Théodore Robitaille, aussi représentant de Sa Majesté, vous a fait un discours marqué au même coin du patriotisme le plus pur; et tout Cela, Monsieur le président et Messieurs, se fait à l'ombre du glorieux drapeau de l'Angleterre, qui nous a toujours couverte de sa protection généreuse et efficace, et qui porte dans ses plis la plus grande liberté que le monde a jamais possédée et qu'il prodigue à toutes ses colonies.

J'ai été appelé à répondre à la santé du Canada, c'est-à-dire à sa grandeur, à sa prospérité futures. Je remercie infiniment le comité du centenaire de Salaberry de m'avoir confié cette tâche; seulement je suis tenu de dire sans modestie que je me crois au-dessous du devoir qui m'a été imposé. Je ne fais pas de fausse modestie,—il parait reçu dans les cercles les mieux informés que la modestie n'est pas le fort des hommes politiques—; mais comme je suis au début de ma carrière ministérielle, je n'aimerais pas dévier de la règle. Cependant, on a beau se croire fort, on a beau se croire puissant, on a beau se croire grand, il y a des situations, des tableaux, des paysages qui éblouissent, qui vous empoignent et qui vous surpassent; c'est alors le temps, pour l'homme qui comprend la fragilité humaine, de crier miséricorde. C'est ce que je vais faire en ce moment et cela sans faire preuve ni d'excès de modestie, ni d'excès de vanité.

Tout ici parle histoire et patriotisme. D'un coté, le monument du grand homme, ce nouveau héros des nouvelles Thermopyles, dont nous venons de célébrer la gloire en nous inclinant devant le bronze qui l'éternisera moins que la bataille de Châteauguay.

De l'autre, la rivière Chambly, le Richelieu, auquel se rattachent tant de souvenirs historiques, le Richelieu, témoin de luttes si héroïques; de l'autre, ces belles et riches campagnes peuplées de gens paisibles et d'une race forte, qui a déjà fait sa prospérité en s'attachant aux grands principes sans lesquels tout dans le monde n'est, comme disait un grand prédicateur, que vanité et mensonge, et qui sont renfermés dans ces deux mots sacrés: religion et patrie.

Je désire parler de notre grandeur future, mais auparavant permettez-moi de dire quelques mots de notre passé.

L'histoire du passé est le soleil qui éclaire et guide l'avenir. Nous sommes à Chambly, ce poétique village qui a aujourd'hui convié les belles campagnes environnantes à la fête du héros de Châteauguay.

Chambly a bien souvent entendu le bruit des armes et vu les couleurs de maints drapeaux. Placé sur la première route entre les États-Unis et le Canada, Chambly a vu tour à tour défiler les hordes sauvages et les soldats de la vieille France; il a vu les grandes guerres contre les colonies anglaises et plus tard les soldats de la Grande Bretagne et les miliciens de 1776 et de 1812. C'est l'endroit où nous sommes qui a vu passer les vainqueurs de Carillon.

Les lieux, les monuments qui ont vu passer les grands hommes semblent avoir retenu quelque chose de leur présence, tellement leur souvenir s'y présente avec force à l'imagination. Je ne puis donc voir Chambly sans songer à ces hommes qui ont payé de leur vie l'établissement de notre pays et arrosé de leur sang les racines de la nationalité canadienne-française.

En ce jour de fête nationale, à la mémoire d'un homme qui s'est couvert de gloire dans la défense du pays, je ne puis m'empêcher de rendre hommage an courage de ces héroïques soldats qui, malgré les périls de ces jours tristes mais glorieux, malgré les tristes perspectives de l'avenir qui s'offrait à eux sous les plus sombres couleurs, malgré l'indifférence de la mère-patrie, donnaient gaiement leur vie pour une cause qu'ils pouvaient croire perdue.

C'est là l'enseignement pour nous. Que de fois ne sommes-nous pas témoin de défaillances dans les rangs de ceux qui luttent pour conserver l'héritage conquis au prix de tant de sacrifices et d'héroïsme! Ces gens de peu de foi se mettent quelquefois à douter de l'avenir et pensent que la lutte est inutile.

Messiers, franchement, je n'ai jamais compris et j'espère ne jamais comprendre ces désespoirs, et je devrais le dire, ces lâchetés. Ce qui s'est fait dans le passé se répétera dans l'avenir. Heureusement ces âmes auxquelles répugne la lutte deviennent de plus en plus rares parmi nous. Le sang des héros est comme celui des martyrs: c'est une semence féconde qui produit des coeurs plus généreux, des caractères plus virils, des caractères qui ont foi dans l'avenir et qui ont la noble ambition de remplir une mission civilisatrice en Amérique.

Où est le secret de cette force, de cette confiance, de cette foi dans l'avenir? Dans le principe religieux, dans la foi catholique, dans l'alliance intime entre le peuple et le clergé. Qu'on me permette de répéter ce que j'écrivais, il y a onze ans: C'est le catholicisme qui a sauvé la Nouvelle-France.

Ils n'ont pas désespéré de l'avenir de leur pays cette poignée de Canadiens qui, abandonnés par les plus riches d'entr'eux, écrasés par la défaite, seuls en face de leurs vainqueurs, entreprirent de continuer, sans la France ingrate, l'oeuvre de la Nouvelle-France. Et quelle tâche?

Et quelle perspective ne fut jamais plus sombre? Aux yeux des gens froids qui calculent tout, quelle chance d'avenir et de succès avaient-ils? Aucune? Mais ces héroïques vaincus avaient foi dans leur destinée, voulaient être quelque chose; en dépit de la défaite et de la pauvreté, de l'isolement, ils furent quelque chose. Pourquoi? parce qu'ils avaient de leur côté cette grande force morale sans laquelle on ne fait rien de grand en ce monde, la foi dans leur mission, la foi en eux-mêmes, la volonté énergique d'exister, de conquérir comme nation leur place sous le soleil qui luit pour tous.

Et nous qui sommes aujourd'hui un million, nous serait-il permis du douter lorsque nos ancêtres au nombre de 60,000 seulement étaient pleins d'espoir? Nous serait-il permis de douter de l'avenir lorsque la politique qui voulait exterminer cette poignée de braves a reconnu depuis 50 ans le néant de ses désirs? Désespérer aujourd'hui de notre avenir, ce serait presque trahir; ce serait au moins de la lâcheté.

Pour préparer l'avenir qui est notre présent, quels combats de géants nos ancêtres n'ont-ils pas eus à soutenir! Vous savez les luttes héroïques des premiers temps de notre histoire; guerres contre la barbarie—les sauvages; guerres contre la civilisation—les colonies anglaises de l'Angleterre. Depuis, la lutte a continué. Nous avons lutté pour l'existence nationale en 1776 et en 1812 lorsque les Américains voulaient nous absorber; des Canadiens aussi fidèles à l'Angleterre qu'ils l'avaient été à la France. des soldats braves et intelligents comme le héros dont le nom nous unit ici, firent de leur poitrine un rempart à la puissance britannique en Amérique.

On l'a déjà dit, mais il est bon de le répéter de temps en temps, c'est aux héros de 1776 et de 1812, à Salaberry, et à ses braves compagnons que l'Angleterre doit l'avantage et l'honneur d'avoir son drapeau dans le nord de l'Amérique. Il est inutile d'insister la-dessus.

Si les Canadiens avaient écouté les Américains et les Français en 1776 et en 1812, c'en était fini de la puissance anglaise en Amérique.

Et nos braves ancêtres en cela se trouvaient dans une singulière position; ils luttaient pour leurs sentiments de fidélité à l'Angleterre et dans le but de préparer un avenir à leurs descendants; ils luttaient sur les champs de bataille pour l'honneur et le prestige de leurs vainqueurs de 1759. Les Canadiens d'alors, comme ceux d'aujourd'hui, comprenaient que leur intérêt était de rester sujets britanniques, de même qu'ils comprenaient que faire cause commune avec les Américains, c'était pour leur nationalité naissante, l'absorption et le néant.

Cet avenir, que vous me demandez de vous peindre, nos ancêtres ne l'ont pas préparé, conquis sur les champs de bataille seulement: mais aussi dans les combats politiques. Descendants d'un peuple où les institutions démocratiques sont encore à peine comprises, nos hommes d'état ont su voir quelles ressources ils pourraient tirer de la constitution anglaise et ils ont été les vrais fondateurs du régime parlementaire en Amérique, Aussi, après avoir consenti le nord de l'Amérique à l'Angleterre, les Canadiens d'autrefois out arraché à la mère-patrie la liberté politique, et lui out prouvé —contre la volonté des gouverneurs d'autrefois—que nous étions à la hauteur des circonstances et que, puisque nous étions sujets anglais, nous devions jouir de tous les privilèges que ce titre comporte.

Nos ancêtres ont soutenu des combats de géants, et sur les champs de bataille, et sur le terrain de la politique. Les Lafontaine, les Morin, les Cartier, les Dorion ont été les Salaberry du la politique; les uns et les autres ont assis sur des bases inébranlables l'édifice de notre nationalité.

Qu'étions-nous en 1760, en 1791, en 1812 et en 1837? Que sommes-nous aujourd'hui? Une nationalité vivace, forte et en pleine possession de tous ses droits. Nous sommes inattaquables à Québec. Nous sommes forts à Ottawa.

Que faut-il maintenant pour conserver le terrain conquis et contribuer de nouvelles pages à notre histoire?

Notre estimé et regretté gouverneur, lord Dufferin, dans un discours qu'il prononçait à Londres en 1876 ou 1877, a déclaré que "de toutes les colonies anglaises l'Amérique britannique du Nord, le Canada français se pliait le mieux au maniement des institutions représentatives." Il a dit plus que cela, et je sais que nos compatriotes d'origine anglaise n'en seront pas froissés, il a dit que les Canadiens-Français paraissaient mieux comprendre et pratiquer que les Anglais eux-mêmes le rouage, le maniement de ces institutions. Voilà ce qu'un gouverneur anglais a pu dire de nous.

Vous connaissez aussi bien que moi un vieux proverbe qui dit: "Quand on se juge, on ne s'estime pas grand chose. Quand on se compare, on est plus fier..."

Mais, Messieurs, ce n'est pas tout de dire que nous avons accompli de grandes choses dans le passé, que nous avons eu nos héros et nos jours de triomphe; il ne faut pas pour cela se croiser les bras et s'endormir dans une fausse sécurité.

A l'heure qu'il est si nous nous jugeons, nous n'avons pas lieu d'être trop fiers. Le principe de notre liberté, la condition indispensable de la conservation de notre religion et de notre race, c'est le combat, la lutte de tous les jours et de tous les instants. C'est là la condition sine qua non de notre existence comme nationalité, du maintien de nos privilèges, de notre développement dans l'avenir.

Car, tout n'est pas couleur de rosé, et il nous reste encore à nous emparer de plusieurs éléments avant de devenir le grand peuple dont nous pouvons ambitionner les destinées. Quand on se compare à d'autres populations, on s'apperçoit que, sous certains rapports, il nous manque une foule de choses.

Ce serait ici le temps de parler de la belle réponse, de l'admirable discours fait par Son Excellence le gouverneur-général en réponse à l'adresse de Chambly. Il a parlé comme un homme d'état anglais, comme un coeur noble et plein de sympathie pour les Canadiens-Français. Il a, par là, écrit son nom dans l'histoire de nos meilleurs gouverneurs anglais et a droit à notre estime, à notre amitié et à notre reconnaissance. On a eu raison de l'acclamer, de le féliciter et de le remercier cordialement.

Revenons aux conditions de notre salut, si nous voulons être dignes de notre passé et nous faire un avenir digne de nous.

La première condition, c'est la fidélité aux traditions, c'est la patience et la persévérance dans le travail et les épreuves, c'est le patriotisme des représentants du peuple.

La deuxième condition, c'est la foi. Il y en a deux; l'une que je puis appeler la foi nationale, la foi politique. Il faut que nous croyions à la nation, que nous croyions de cette foi ferme, vivante, convaincue, qui surmonte tous les obstacles pour assurer le présent et préparer l'avenir. Et, en nous rappelant de notre glorieux passé, de ce passé héroïque qu'a immortalisé de Salaberry, nous pouvons, certes, avoir foi dans notre avenir.

Mais il ne faut pas que notre foi à nous soit une foi aveugle, inactive. Il faut travailler à imiter ces grands hommes de notre passé, si nous ne voulons pas dégénérer. Il faut que nous nous inspirions de la même foi dont ils s'inspiraient quand ils faisaient les grandes choses, quand ils établissaient les nobles traditions qu'ils nous ont laissées.

Il en est une antre, et celle-là est plus délicate. Mais, Messieurs, si nous voulons nous maintenir comme race distincte, il faut conserver, dans toute sa force, l'alliance intime du peuple et du clergé, la développer, la soutenir. C'est la chose importante. N'oublions pas, Messieurs, que c'est cette alliance qui, au plus fort des dangers, an milieu des périls de toutes sortes, a sauvé la province de Québec, l'a gardée française et catholique. La continuation de cette alliance, qui nous fut d'un si grand secours dans le passé, est aussi la condition essentielle, la garantie de notre Avenir.

Ce n'est pas ici le lieu de développer ces idées bien longuement. Mais, comme homme public, laissez-moi vous dire ce que d'autres hommes publics éminents, des hommes d'état d'une grande science et d'une grande autorité en pensaient. En 1878, Disraeli, le grand chef politique dont l'Angleterre déplore encore la perte, et à qui elle rendait, il n'y a pas longtemps, un hommage mérité, Disraeli donnait une fête à ses fermiers. De quoi leur parla-t-il? On s'imagine sans doute qu'il leur parla des affaires du pays, des grandes mesures politiques qu'il voulait mettre à exécution. Eh bien! Messieurs, à la fin d'un discours qu'il leur adressait, il leur parla de religion. "La base du bonheur du peuple, leur dit-il, c'est le sentiment religieux, c'est le sentiment chrétien." Eh bien! Messieurs, je vous ^ dis la même chose. Notre salut, c'est de rester catholiques, en restant unis au clergé.

La troisième condition, c'est le travail sans relâche. L'illustre évêque d'Orléans, qui n'était pas seulement un homme de génie, mais aussi un grand et saint évêque, et un grand homme d'état, disait: "Montrez-moi un peuple qui travaille huit heures par jour, et je vous montrerai le premier peuple du monde."

Le travail est une nécessité. C'est une loi dont l'application doit s'exercer sans interruption.

Comment travailler? Il y a mille manières de travailler; il faut apprendre à travailler, à se tenir au courant des progrès nouveaux. Une culture améliorée produit plus de grain, et on a eu raison de dire qu'il faudrait ranger parmi les bienfaiteurs de l'humanité l'homme qui trouverait le moyen de faire pousser deux brins d'herbe où il n'en pousse qu'un.

Les hommes publics, les hommes de profession sont ceux qui ont plus besoin. de travailler, afin de se mettre en mesure de donner satisfaction aux aspirations, aux besoins de notre peuple, et de le maintenir sur un pied d'égalité avec les autres peuples.

Une autre cause d'agrandissement pour notre province, c'est la colonisation. Mais pour parler de ce sujet avec l'éloquence qui lui convient, il nous faudrait ici un curé Labelle, cet homme qui a passé sa vie à développer, à promouvoir cette grande cause de la colonisation, qui est d'une importance majeure pour nous. Il est inutile de parler longuement de ce sujet. Tous les jours, vous êtes à même de lire des articles de journaux, des brochures, etc., sur cette matière. Laissez-moi vous dire seulement que la colonisation, c'est l'oeuvre qui sauvera le pays.

Je m'aperçois, un peu tard il est vrai, puisque j'ai fini, que le toast auquel je devais répondre n'est pas celui auquel j'ai répondu.

La santé qu'a proposée le président était "A la prospérité, à la grandeur et à l'avenir du Canada" et je n'ai parlé que de la prospérité, de la grandeur et de l'avenir de la province de Québec. Cependant, je ne suis pas si loin de mon sujet que j'en ai l'air. Ce n'est pas un défaut de mémoire qui me l'a fait oublier. Mais, dans le système fédéral, toute province forme un membre inséparable du tronc ou du corps. Si, un membre souffre, tout le corp souffre. Si au contraire, chaque province est heureuse et prospère, tout le corps fédéral s'en ressent.

En travaillant donc à améliorer la situation de la province de Québec, en améliorant les conditions de son progrès, de sa prospérité future, nous travaillons pour le bien général de tout le pays.

La province de Québec commence à aller mieux, et comme je pense qu'elle va continuer à aller mieux, j'ai répondu à la santé du Canada.




M. Mercier répondit au toast "À la mémoire du héros de Châteauguay" et termina une éloquente harangue en lisant la pièce de poésie suivante faite pour la circonstance par M. L. H. Fréchette:

I.

Vous fûtes glorieux, jours de dix-huit cent douze,

Quand nos pères, grands coeurs qui battaient sous la blouse,

Oubliant d'immortels affronts,

Sous les drapeaux anglais, en cohortes altières,

La carabine au poing, se ruaient aux frontières

En chantant avec les clairons!

II

Gars à la joue imberbe, hommes aux mains robustes,

Toujours prêts à venger toutes les causes justes

Comme à braver tous les pouvoirs?

Toujours prêts, ces héros, au premier cri d'alerte,

A répondre, arme au bras et la poitrine ouverte,

A l'appel de tous les devoirs!

III

Regardez-les passer, ces guerriers d'un autre âge,

Conscrits dont le sang-froid, la gaieté, le courage.

Font honte an soldat aguerri!

Où vont-ils? Au combat! D'où viennent-ils? De France!

Comment s'appellent-ils? Ils s'appellent vaillance!

Demandez à Salaberry.

IV.

Ce sont les Voltigeurs! Ils sont trois cents à peine;

Mais, vainqueurs d'une lutte ardente, surhumaine,

Ils vont, de leur sang prodigues,

Sons des trombes de feu, riant des projectiles,

Un contre vingt, inscrire auprès des Thermopyles,

Le nom rival de Châteauguay.

V.

Avenir, saluez! saluez tous ces braves.

Leur héroïsme a su, repoussant les entraves,

Qu'on forgeait pour nos conquérants,

Rajeunir sur nos bords la légende de gloire,

Qui dit que lorsque Dieu frappe fort dans l'histoire,

C'est toujours par la main des Francs.




Il y aurait d'autres discours à citer, mais ce serait trop long.

Cette belle démonstration se termina par une brillante illumination et les milliers de personnes venues à Chambly le matin s'en retournèrent vivement impressionnées de ce qu'elles avaient vu et entendu.




Résolutions adoptées par les deux Chambres à Québec.

Les deux Chambres siégeant à Québec le 7 juin 1881, eurent la bonne pensée d'interrompre leurs travaux pour rendre hommage à la mémoire de Salaberry.




CONSEIL LÉGISLATIF DE QUÉBEC.

Présidence de l'honorable M. Ross.

La séance est ouverte à trois heures.

Après la présentation et l'adoption, de plusieurs rapports.

L'honorable M. ROSS dit qu'hier il a lu à la Chambre une lettre d'invitation du secrétaire du comité du monument de Salaberry priant les membres du conseil d'assister à la grande démonstration qui a lieu aujourd'hui à Chambly., Il ne douta pas qu'un grand nombre de membres de cette Chambre aient désiré ardemment pouvoir assister a cette belle cérémonie faite en l'honneur du grand patriote canadien dont la mémoire est chère à tous; cependant nos devoirs parlementaires nous empêchent d'y prendre part et de nous procurer ce plaisir. Dans ces circonstances il a cru convenable d'exprimer les sentiments des membres du conseil à cette occasion; pour cela il a rédigé une dépêche qu'il se propose de soumettre à l'approbation de la Chambre. Il croit qu'il est inutile de relater l'histoire du héros de Châteauguay, chacun la connaît. Il croit que la Chambre sera unanime à adopter la proposition qui suit:—Il propose que la dépêche suivante soit expédiée immédiatement à M. Dion, secrétaire du comité du monument de Salaberry:

Adopté.

"Que les membres du Conseil Législatif désirent participer de coeur à la belle démonstration de Chambly, qu'ils ne sauraient être indifférents à cette manifestation de notre patriotisme, célébrant le patriotisme d'une autre époque; que la foule d'élite qui se réunit aujourd'hui autour du monument de Salaberry prouve que les grandes âmes dominent le temps et l'espace et se confondent dans un même sentiment de loyauté et de courageuses aspirations."

L'honorable M. FERRIER appuie avec beaucoup de plaisir la proposition de l'honorable M. Ross. Il croit qu'il est très convenable que le Conseil Législatif fasse connaître les vives sympathies qu'il a pour le héros de Châteauguay. Sans doute, que si les membres de cette chambre avaient pu assister à la démonstration qui a eu lieu aujourd'hui à Chambly, à la mémoire du colonel Salaberry, ils l'auraient fait avec le plus grand plaisir.

La motion est adoptée à l'unanimité et l'Orateur du Conseil est chargé de la communiquer au secrétaire, à Chambly, par télégraphe.

La séance est levée.




ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.

Réponse de l'Assemblée Législative à l'invitation qui avait été adressée à la Chambre pour lui demander d'assister à la fête de l'inauguration du monument élevé à la mémoire de Salaberry.

Salle du président de l'Assemblée Législative. Québec, 7 juin 1881.

A M. J. O. Dion. Secrétaire de la commission du monument de Salaberry. Bassin de Chambly.

L'Assemblée Législative de la province de Québec accuse réception de l'invitation que lui fait le comité de Salaberry pour la fête d'inauguration du monument élevé à la mémoire du glorieux vainqueur de Châteauguay.

Elle est en séance et se joint unanimement à ceux qui prennent part à cette fête de patriotisme Canadien. L'assemblée Législative de Québec ne saurait oublier qu'en cette circonstance, le pays tout entier s'incline non seulement devant le soldat heureux qui fit triompher les armes britanniques, mais encore devant le Canadien-Français qui a su personnifier sur le champ de bataille, la loyauté à l'Angleterre.

Arthur Turcotte, Président de l'Assemblée Législative de la Province de Québec.




L'honorable M. CHAPLEAU—Je dois remercier la Chambre de la réponse qui vient d'être adressée à M. Dion. Au milieu de nos luttes, au milieu de nos discussions, il est rafraîchissant de saluer les gloires du passé. Français par le coeur, Salaberry a été la plus grande personnification de la loyauté des Français au Canada. On a redit sans doute, aujourd'hui, à Chambly. sa bravoure, sa valeur. Nous vous félicitons, M. le président, de nous avoir précédés. Au milieu du choc des opinions nous nous divisons, mais rappelons-nous nos ancêtres, car au fond de toutes nos luttes, malgré nos divisions apparentes, nous poursuivons le même but: le bien du pays: nous partageons le même sentiment: l'amour de notre patrie. La patrie a le droit d'être fière de ceux qui nous ont précédés, leur souvenir est cher à nos coeurs.

Pour résumer ma pensée je dirai que le culte des aïeux est juste, que les honneurs que nous leur rendons sont bien mérités et qu'il est beau de nous rappeler les exploits de nos héros.

Permettez-moi de réciter les vers suivants qui m'ont été passés par un ami qui réunit à la qualité de poète celle d'un bon patriote:

Après tout, ce n'est pas un vain mot que la gloire,

Ceux qui sont morts, pour nous revivent dans l'histoire,

L'histoire ouvre au mérite un vaste Panthéon.

Les hommes dévoués dont on garde les noms,

Sur le marbre ou l'airain, même sur une page,

Restent toujours vivants et sont un héritage,

Pour tout peuple qui croit à de grands avenirs.

Seulement, nous devons, parmi nos souvenirs,

Recueillir les bons noms, les poser comme exemple;

Pour les grandir encore, les loger dans un temple;

Y sacrifier tout, l'or et l'art, et le talent,

Pour que l'esprit du peuple y voie un monument.




M. JOLY.—Je me joins à la Chambre pour vous remercier, M. le Président, de ce que vous vous êtes fait l'interprète des sentiments de la Chambre en cette circonstance. Le nom de Salaberry réveille de profondes sympathies. Le peuple est heureux qu'on lui rappelle le souvenir des exploits de ce héros. L'histoire du Canadien se résume par ces deux mots: "Loyauté et Fidélité." Fidèles à la, France, fidèles à l'Angleterre, nous avons le droit d'inscrire ces deux mots sur notre bannière comme étant la devise du peuple canadien.




M. LYNCH—J'espère qu'à l'avenir, les Canadiens-Français continueront à marcher côte à côte avec leurs concitoyens d'origine britannique pour la défense du pays. J'espère que le sol canadien ne sera jamais profané par l'invasion de l'étranger.




M. ROSS—Nous ferons à l'avenir ce nous avons fait par le passé, et nous prenons dans ce qui a été fait par le brave Salaberry la gloire qui lui appartient et la gloire qui nous appartient à chacun de nous. Il est beau de consulter notre histoire et prendre exemple des hauts faits accomplis par nos prédécesseurs.




Dans le mois d'août 1879, on lisait dans le Journal de Québec sous la signature de M. T. P. Bédard:

LE COLONEL DE SALABERRY ET LES HURONS DE LORETTE.

Le mouvement populaire en faveur de l'érection d'un monument au héros de Châteauguay donne de l'actualité au fait suivant, qui m'a été raconté, il y a quelques jours, par le chef des Hurons de la Petite-Lorette:

C'était en 1812; la jeunesse canadienne était appelée sous les armes pour défendre la patrie. Mue par un sentiment de patriotisme et docile à la voix des autorités ecclésiastiques, elle s'était empressée de se rendre à l'appel du gouvernement anglais; de plus, on avait décidé de demander le concours des sauvages, encore en assez grand nombre à cette époque.

Le colonel de Salaberry se chargea lui-même d'aller à Lorette pour recruter les Hurons, et, dans ce but, une grande assemblée fut convoquée, et le colonel leur annonça alors que leurs services étaient requis; tous s'empressèrent à l'envi de donner leurs noms pour aller combattre sous le drapeau anglais.

Après s'être consulté avec les autorités militaires, M. de Salaberry revint au village, quelques jours après, annoncer aux Hurons que le gouvernement avait décidé de les garder comme réserve, au cas où Québec serait attaqué et où les Américains envahiraient le pays par le chemin de Kennébec.

Nonobstant cette déclaration, six Hurons parmi lesquels Joseph et Stanislas Vincent, réclamèrent à grands cris l'honneur d'aller servir dans les rangs des voltigeurs canadiens.

A la bataille de Châteauguay, où 800 Canadiens accomplirent ce fait d'armes étonnant de mettre en déroute un corps d'arme de sept ou huit mille hommes, les frères Vincent traversèrent la rivière à la nage pour faire prisonniers les fuyards qui refusaient de se rendre.

Mais ces deux héros, très braves et très déterminés pendant l'action, n'étaient pas très forts sur la discipline, en sorte que quelques jours après la bataille, se croyant parfaitement libres, ils laissèrent le service et abandonnèrent leur compagnie pour retourner dans leurs foyers. C'était un cas de désertion flagrante, et, d'après le code militaire, qui est inexorable à ce sujet, ils devaient être passés par les armes; il fallait une grande influence pour obtenir leur grâce, et, à ce sujet, voici ce qu'écrivait M. de Salaberry, père, au colonel son fils:

A Beauport, le 4 décembre 1818

"Mon cher fils,

"Joseph et Stanislas Vincent, de ton régiment, sont arrivés à Lorette, le 2 décembre, et sont venus tout de suite se rendre à moi. Ils témoignent un vrai repentir et un grand regret de ce qu'ils ont fait. Ils disent qu'ils savent bien qu'il n'y a pas de bonnes excuses pour une telle folie; mais que cependant ils peuvent dire avec vérité qu'ils ne l'ont faite que par de mauvais conseils et qu'ils ne l'auraient pas faite sans cela. Les autres sauvages leur ont dit que les hommes des nations, c'est-à-dire les nations indiennes, ne devraient servir que comme des sauvages et non comme des soldats engagés."

"Ils ajoutent qu'ils n'auraient pas dû écouter ces mauvais conseils; mais que les jeunes n'ont pas l'expérience des anciens. Ils disent que comme je suis le père des Hurons et du plus grand guerrier qu'ait le roi, ils s'adressent à moi, avec confiance pour obtenir leur grâce. Je leur ai répondu que j'allais te la demander tout de suite, et j'étais persuadé que tu me l'accorderais parce qu'en effet, les vrais braves sont toujours miséricordieux envers ceux qui se soumettent et se repentent. Je te prie donc, mon cher fils, de leur pardonner de bonne grâce à cause de leur repentir et de leur confiance en toi et en moi."

"Je pense bien que je serai pour beaucoup en ce pardon; mais encore une autre raison: le grand chef est survenu en disant que tu sais bien qu'il t'estime beaucoup comme font aussi tous les autres chefs, qu'ils l'ont chargé de te demander (en leurs noms et au sien) pardon pour leurs jeunes gens."

"Cette nation et ses chefs t'aiment beaucoup et admirent fort le grand guerrier!"

Ls. SALABERRY.




Les Hurons reconnaissants ont voulu prouver leur gratitude en souscrivant au monument de Salaberry.




FIN.

*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13096 ***