The Project Gutenberg EBook of Contes et nouvelles, by Edouard Laboulaye This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes et nouvelles Author: Edouard Laboulaye Release Date: May 21, 2004 [EBook #12399] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES ET NOUVELLES *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders CONTES ET NOUVELLES PAR EDOUARD LABOULAYE MEMBRE DE L'INSTITUT 60 VIGNETTES PAR E. BOILVIN [Illustration] MA COUSINE MARIE I Par une froide et humide matinee de novembre, une pauvre femme, miserablement vetue, etait assise aupres du lit de son enfant malade. On etait en 1818; l'annee avait ete rude, la guerre civile avait ensanglante les rues de Paris: Georges, le mari de Madeleine (c'etait le nom de la pauvre femme), avait ete tue derriere une barricade, ou il defendait l'emeute en croyant defendre ses droits. Depuis cette mort fatale, la misere et l'abandon etaient entres dans une famille que soutenait jusque-la le travail de son chef; c'etait a grand'peine que Madeleine avait pu louer une chambre au sixieme etage dans une maison de la rue du Helder. Elle etait blanchisseuse en dentelles; pour garder ses pratiques, il lui fallait habiter un quartier ou tout etait cher; elle s'etait donc resignee a quitter le faubourg ou on l'avait mariee, ou elle avait perdu son cher Georges. En temps de revolution, par malheur, on ne fait guere de toilette; l'ouvrage etait rare, deja Madeleine etait en arriere avec tous ses fournisseurs. Le boulanger avait annonce qu'il arretait son credit. Madeleine touchait au moment fatal qui perd les malheureux et fait d'une ouvriere honnete une mendiante, que degraderont bientot la faim et le desespoir. Elle etait la, les yeux rougis par les veilles et les larmes, regardant sa fille rongee par la fievre, cherchant en vain dans sa pensee comment elle trouverait pour le lendemain du travail et du pain, quand une main hardie tourna la clef de la porte et fit tressaillir la mere et l'enfant. La personne qui entrait etait une femme de chambre mise de la facon la plus elegante. Une taille pincee, un petit bonnet jete en arriere de la tete, un tablier coquettement festonne, tout annoncait une cameriste de grande maison. Elle approcha d'un air degage et ouvrant sa main, dans laquelle il y avait une piece d'or: "Tenez, bonne femme, dit-elle a Madeleine, voila ce que Madame m'a charge de vous remettre. --Qu'est-ce que cet argent? Qui me l'envoie? demanda la veuve de l'ouvrier en ouvrant des yeux etonnes. --C'est Madame, c'est la proprietaire, repondit la femme de chambre, en tendant du bout des doigts la piece d'or, que Madeleine ne regarda meme pas. --Votre maitresse ne me doit rien, que je sache; je n'ai pas travaille pour elle. --Sans doute, reprit la femme de chambre en haussant les epaules, sans doute; Madame a ses ouvrieres; mais Mme Remy, la concierge a dit a Madame que vous n'aviez pas paye votre terme et que vous aviez un enfant malade; et comme Madame est tres charitable, quoiqu'elle ait beaucoup de pauvres, Madame m'a dit: "Rose, montez aupres de cette bonne femme, qui loge au grenier et portez-lui cette aumone. Tenez, voila l'argent, il faut que je descende". Et Mlle Rose jeta la piece d'or sur une chaise, le seul meuble a peu pres qu'il y eut dans cette chambre desolee. "Arretez, Mademoiselle, dit Madeleine, je ne suis pas une mendiante, je ne demande l'aumone a personne. Mon terme, je le paierai; il ne me faut pour cela qu'une semaine de travail. Remportez cet argent, ajouta-t-elle avec une certaine impatience, encore une fois, je n'en veux pas; je ne tends pas la main. --Madame m'a dit de vous porter ces vingt francs, reprit Rose d'un air dedaigneux, je n'ai d'ordres a recevoir que de ma maitresse; le reste ne me regarde pas. Il n'y a que ceux qui paient qui ont le droit de commander." Madeleine etait a la porte avant la femme de chambre. "Reprenez cet or, cria-t-elle d'un ton imperieux; reprenez cet or et sortez d'ici. Croyez-vous que je recevrai un secours de ces bourgeois qui m'ont tue mon mari? Croyez-vous que je veuille rien de vos maitres ni de vous? Allez-vous-en, ajouta-t-elle d'une voix que faisait trembler la colere, et ne rentrez jamais ici, ou ce n'est pas par la porte que vous sortirez. --C'est bien, je vais tout dire a Madame; on vous donnera votre conge, impertinente, qui refusez les bienfaits...." On n'entendit pas le reste de la phrase, car Madeleine avait jete la piece d'or dans le corridor et pousse la porte avec une telle violence que peu s'en fallut qu'elle n'ecrasat les doigts de Mlle Rose. Madeleine se promenait a grands pas dans la chambre, les yeux hagards, tantot regardant sa fille, tantot cherchant le ciel au travers des nuages et du brouillard. "O honte! disait-elle, o misere! Est-ce la que j'en devais venir?" Elle prit son enfant dans ses bras, l'embrassa convulsivement, et enfin se mit a pleurer. "Qu'as-tu, maman? disait la petite fille. Pourquoi refuses-tu l'argent que t'envoie cette bonne dame? Tu te plaignais hier de n'avoir pas un peu de bouillon pour moi, tu m'en aurais achete! --Tais-toi, tais-toi, Julie, reprit Madeleine; du bouillon, tu en auras; je suis plus riche que tu ne crois." Elle ouvrit une malle jetee dans un coin de la chambre, remua quelques restes de vieux linge, et chercha comme si elle pouvait trouver quelque chose. Mais depuis longtemps tout etait vendu, jusqu'a l'anneau de mariage; il n'y avait plus rien que des chiffons sans valeur. Madeleine soupira, ferma le vieux coffre, et, regardant autour d'elle, dans ces murs abandonnes, elle prit l'unique matelas de son lit, c'etait sa derniere ressource; elle le chargea sur sa tete et descendit rapidement l'escalier pour courir au mont-de-piete. "Ne pleure pas, disait-elle a l'enfant, qui s'effrayait de rester seule, ne pleure pas! Dans un instant je reviens avec un beau morceau de boeuf, tu m'aideras a mettre le pot-au-feu; nous eplucherons ensemble les oignons et les carottes; attends-moi, dans un instant nous nous amuserons, et demain j'aurai du travail. Quand la besogne n'allait pas, ton pere, le pauvre homme! disait: "Patience, patience! Dieu n'abandonne pas les honnetes gens." II On pense que Mlle Rose, si indignement traitee, n'avait pas garde pour elle les paroles de Madeleine; mais Mme de la Guerche etait sortie; il n'y avait a la maison que sa fille, Marie; c'est a elle que Rose, tout emue, et agitant les bras, contait les injures que lui avaient dites cette mechante femme et les dangers qui l'avaient menacee. "Oui, Mademoiselle, disait-elle, les larmes aux yeux, on m'a outragee; peu s'en faut qu'on ne m'ait battue. Cela ne me fait rien, je suis au-dessus de ces miserables, mais c'est manquer a Madame et a vous aussi, Mademoiselle. Du reste, Mme Remy le dit souvent: "Ces dames sont trop bonnes, aussi on leur manque de respect. Avec les pauvres, il faut etre raide quand on leur donne, pour leur faire sentir qu'on les oblige: c'est comme ca que font toutes les dames comme il faut." --C'est bien, que Mme Remy garde ses reflexions pour elle, et faites comme Mme Remy. Donnez-moi le paquet de flanelle et de linge que j'ai cousu cet hiver. --Vous sortez de l'appartement, Mademoiselle? --Oui, je monte chez cette pauvre femme; c'est au sixieme, la seconde porte a gauche, n'est-ce pas? --N'y allez pas, Mademoiselle! Il vous arriverait quelque malheur. Vous ne connaissez pas cette femme; elle a des yeux comme un tigre en furie. Au moins, Mademoiselle, prenez quelqu'un avec vous; je vais appeler Baptiste. --N'appelez personne, et restez; je n'ai pas besoin de vous." Et, au grand effroi de Rose, Marie monta au grenier, sans meme se retourner pour regarder les gestes eplores de sa femme de chambre. Pendant que la jeune fille est en chemin, laissez-moi vous faire son portrait; car vous avez devine que Mlle de la Guerche, c'est ma cousine Marie. Elle n'est pas jolie, non, et cependant j'aime a la voir. Sa taille est lourde, sa demarche peu gracieuse, sa figure large et carree; mais elle a de si beaux yeux, un regard si doux et si limpide, et quand elle rit de sa grande bouche et montre ses belles dents blanches, il y a tant de franchise et de bonte dans son sourire qu'en verite je ne connais pas de femme que je prefere a ma cousine. Elle est pieuse, et meme devote; il ne se passe guere de jour qu'on ne la voie a l'eglise; un sermon est pour elle une fete, mais sa religion ne gene personne; jamais Marie ne se fait valoir; jamais elle ne condamne les autres; elle est toujours prete a defendre les absents, a proteger ceux qu'on attaque, a excuser ceux qui sont tombes; je ne sais ce qu'elle entend par religion dans le fond de l'ame, mais au dehors sa religion n'est que douceur et bonte. Marie pense toujours aux autres et jamais a elle-meme; elle met son plaisir dans le bonheur d'autrui. Une chretienne comme ma cousine convertirait, par son exemple, le monde tout entier. Voila pourquoi, malgre son peu de beaute, je n'ai jamais vu de femme plus belle que ma cousine Marie. III En portant son unique matelas au mont-de-piete, Madeleine n'avait oublie qu'une chose, c'est que, pour sortir de la maison sa derniere richesse, il lui fallait le consentement de Mme Remy. La majestueuse portiere avait arrete Madeleine au passage; gardienne jalouse des droits du proprietaire, elle avait signifie a la pauvre femme qu'elle eut a remonter son matelas. En vain Madeleine lui expliquait qu'il lui fallait de l'argent pour que sa fille eut a manger. "Tout cela ce sont des paroles, repetait l'austere concierge; vos meubles sont la garantie de votre loyer, je ne connais que ca." Sur quoi elle avait pris lentement une prise de tabac et ferme brusquement la porte cochere, sans s'inquieter des prieres de Madeleine. La situation etait grave, car l'ouvriere etait peu patiente; cependant elle sentait que Mme Remy avait quelque raison, et peut-etre allait-elle se retirer quand arriva Mlle Rose. N'ayant rien a faire, elle venait conter a sa bonne amie, Mme Remy, la singuliere idee qu'avait eue Mademoiselle; elle entendait bien faire approuver sa profonde sagesse par la prudente concierge et s'apitoyer avec elle sur la folie des maitres. A la vue de Madeleine et de son matelas, et de Mme Remy appuyee contre la porte cochere, les bras croises, Rose demeura toute surprise. "Que faites-vous donc la?" demanda-t-elle a la portiere. Sur quoi Mme Remy, charmee de se voir soutenue et admiree dans l'exercice de ses fonctions, raconta tout au long et a haute voix a la chere Rose, les singulieres pretentions de Madeleine. "Il y a des gens, dit aigrement la femme de chambre, qui ont des idees particulieres. On refuse un secours et on demenage sans payer: c'est une fierte etrangement placee! --Qu'est-ce que vous dites? demanda brusquement Madeleine, qui avait mal entendu, mais qui sentait que c'etait d'elle qu'on s'occupait. [Illustration] --Je ne vous parle pas, Madame, reprit dedaigneusement Mme Rose; je ne vous connais pas; je parle a Mme Remy. --Vous ferez bien de peser vos mots, dit Madeleine, dont la douceur n'etait pas la vertu favorite; quand j'habitais au faubourg avec mon mari, j'ai corrige plus d'une peronnelle qui avait la langue trop longue; ne me faites pas sortir de mon caractere. --Madame Remy, vous l'entendez, cria la cameriste; je vous prends a temoin: cette femme me menace et m'insulte. Et dire qu'on n'a d'egards que pour ces personnes! En ce moment Mademoiselle est la-haut, pour secourir des gens si peu dignes de pitie! --Chez moi, votre demoiselle? Qu'y vient-elle faire? Ne vous ai-je pas dit que je ne demande rien et que je ne veux pas qu'on entre chez moi? --Mademoiselle est la fille du proprietaire, dit gravement Mme Remy; elle a le droit de surveiller ses locataires. --Mademoiselle a voulu juger par elle-meme de votre politesse, reprit Rose en ricanant; nous verrons si vous la mettrez a la porte quand elle vous porte l'aumone que vous ne meritez pas. [Illustration] --C'est tout vu, cria Madeleine en laissant tomber son matelas, qu'elle soutenait contre le mur; c'est tout vu; personne n'a le droit de s'introduire chez moi, et si votre demoiselle vient m'espionner ou m'outrager, riche ou non, proprietaire ou non, je lui ferai danser une danse comme elle n'en a jamais vu." Sur quoi Madeleine se precipita dans l'escalier. "Au secours! cria Rose; au secours! arretez-la! --Qu'est-ce donc? dit M. de la Guerche, qui entrait en ce moment. --Courez, Monsieur, cria de plus belle la femme de chambre, qui essayait de se trouver mal; courez, on assassine Mademoiselle. C'est la-haut, au sixieme etage, chez la veuve de l'insurge. Rose allait s'evanouir, quand elle s'apercut qu'on l'avait laissee seule pour voler au secours de Marie; Mme Remy elle-meme s'etait courageusement enfoncee dans l'escalier, un balai a la main. Rose reflechit qu'un evanouissement solitaire n'aurait point d'interet, et, la curiosite l'emportant sur le danger, elle se mit a courir comme les autres. IV Quoique Madeleine fut encore jeune et que la colere la poussat, neanmoins on ne monte pas cent vingt marches tout d'une haleine et sans reflechir. Au second etage, Madeleine songea qu'elle avait ete un peu vive; au quatrieme, elle se dit que Mlle Rose n'etait qu'une sotte; enfin, en arrivant en haut de la maison, elle sentit qu'il fallait repousser froidement une aumone qu'on lui faisait par pitie, et que c'etait le moment d'avoir de la dignite. Elle rajusta le mouchoir qu'elle avait sur la tete, tira les deux pointes de sa camisole, et, marchant a petits pas, sans pouvoir calmer l'agitation de son coeur, elle ouvrit la porte en tremblant, mais sans faire de bruit: ses levres etaient serrees; sa figure etait pale; l'orage grondait dans son ame. Tout a coup elle s'arreta, comme si une main invisible l'eut clouee sur le carreau. Que voyait-elle? Quel spectacle inconnu l'avait ainsi petrifiee? En face d'elle, mais lui tournant le dos, etait ma cousine Marie; sur ses genoux elle tenait la petite fille, qu'elle avait tiree de ses haillons pour la vetir d'une chemise blanche et d'un long gilet de flanelle qui enveloppait la malade jusqu'aux genoux. En ce moment elle lui ajustait sur la tete un beguin d'indienne, et, avec son mouchoir brode, elle essuyait la sueur de la fievre qui coulait sur je front de l'enfant. La pauvre petite fille, toute emue et toute tremblante, passait ses bras autour du cou de ma cousine; Marie embrassait l'enfant avec toute la tendresse d'une mere. "Maintenant, ma bonne Julie, lui dit-elle, il faut te coucher. Attends-moi, je vais te chercher de beaux draps blancs et une bassinoire; je chaufferai ton lit, et cette vilaine fievre, nous la chasserons. --Mademoiselle, ne me quittez pas, murmurait l'enfant en se serrant contre sa bienfaitrice. Je suis si bien pres de vous! --Appelle-moi ta petite maman, disait Marie, et obeis-moi comme a ta mere; dans un instant je reviens." [Illustration] Elle se retourna, et, en se retournant, elle poussa un cri. Devant elle etait Madeleine, toujours immobile; de grosses larmes lui tombaient des yeux; elle voulait parler, ses levres s'agitaient sans prononcer un mot. Sa colere, soudain arretee et chassee par une emotion contraire, c'etait une secousse trop forte pour l'ouvriere; elle ne revint a elle qu'en sanglotant. "Mademoiselle, s'ecria-t-elle, laissez-moi vous embrasser; et croyez que ce n'est pas une ingrate que vous obligez! --Embrassez-moi, ma bonne Madeleine, dit ma cousine avec son aimable sourire, votre baiser me portera bonheur; mais faites vite, nous ne pouvons laisser cette enfant dans des draps qui sentent la fievre. Je reviens dans un instant." Madeleine, trop emue pour marcher, la suivit d'un long regard et se mit a fondre en larmes: "Voila, s'ecria-t-elle, un coeur d'or! Celle-ci nous aime et nous comprend; elle ne nous humilie pas par sa pitie." V Tandis que le calme rentrait au sixieme etage, tout etait agite dans la loge. M. de la Guerche, en homme de sens, avait compris que Marie ne courait aucun danger; il avait assez rudement remercie Mme Remy et Rose de leurs craintes et de leur empressement. Les deux femmes, entourees des domestiques de la maison et des voisines du quartier, ne savaient trop comment expliquer tout le bruit qu'elles avaient fait. Mme Remy, la prudence meme, congediait tous les curieux pour ne pas deplaire a Monsieur. Mlle Rose poussait de gros soupirs et murmurait, assez haut pour qu'on l'entendit, que les maitres n'etaient que des ingrats. Quand les deux femmes se trouverent enfin seules, Rose enfonca ses mains dans les deux poches de son tablier: "Eh bien, madame Remy, s'ecria-t-elle, vous l'avais-je dit qu'il n'y a de bonheur et de faveur que pour les gueux? Avez-vous entendu comme Monsieur m'a traitee quand je voulais secourir Mademoiselle? --Oui, il vous a dit: "Vous n'etes qu'une folle, allez-vous-en!" --C'est bon, c'est bon, madame Remy, les mots ne sont rien, mais le regard, mais le dedain! Qu'est-ce que vous feriez a ma place? Je ne puis plus rester dans la maison. On me meprise. --Patience, ma belle enfant, dit Mme Remy; dans la vie il y a des bons et des mauvais jours; il faut jouir des uns et oublier les autres. Que voulez-vous? les riches sont comme tous les hommes, ils ont leurs fantaisies; il faut etre indulgent avec eux. On n'est pas domestique pour ne rien passer a son maitre. Il faut lui pardonner quelque chose. Qui est-ce qui est parfait? --Vous avez raison, madame Remy; mais cependant Monsieur devrait avoir plus de respect pour moi devant le monde, et Mademoiselle, en montant la-haut, aurait bien du sentir qu'apres ce qui s'est passe elle me compromettait. [Illustration] --Sans doute, mademoiselle Rose, sans doute; mais, voyez-vous, la richesse gate les hommes. Moi qui vous parle, et qui n'etais pas nee pour etre concierge, mon pere etait un gros fermier, vous savez? eh bien! je sens que si j'etais riche, j'aurais aussi mes fantaisies. Il me faudrait tous les jours une oie rotie et la soupe aux choux; c'est une faiblesse, je le sais, mais je la contenterais. --Ah! si j'etais riche, s'ecria Rose, ce n'est pas moi qui ferais comme Mademoiselle: au lieu de m'habiller comme une soeur du pot, j'aurais des dentelles a mon bonnet, a mon mouchoir, a mon tablier; parce que, moi, j'ai l'ame grande, et je ne sais pas m'encanailler! --Chacun son idee, reprit la portiere, c'est ce que je vous disais. Calmez-vous! Mademoiselle vous fera quelque cadeau, suivant son habitude; il faut l'excuser aujourd'hui; et, comme dit le proverbe: "Traite-toi comme tu voudrais que te traitat ton prochain." Sur quoi Mme Remy, heureuse d'avoir montre sa science, ouvrit majestueusement sa tabatiere, et Rose remonta dans l'appartement, en disant que personne dans la maison n'etait en etat de la comprendre: elle avait des gouts trop distingues pour tous ces gens-la. VI Un mois apres cette scene memorable, Marie etait devenue l'amie, presque la soeur de Madeleine. Non seulement elle lui avait procure de l'ouvrage en la recommandant a toutes ses connaissances, mais chaque jour elle allait travailler aupres de la petite Julie. Souvent elle apportait avec elle un gros livre, tout rempli d'images, et faisait une lecture que la mere et la fille ecoutaient avec un egal interet. Ce livre, c'est celui qui parle a tous les ages, a toutes les conditions, et qui, depuis deux mille ans, n'a rien perdu de son interet: c'est la Bible. "Ah! Mademoiselle, disait souvent Madeleine, tout en mouillant et en repassant ses dentelles, que Jesus-Christ etait bon, et qu'on voit bien qu'il etait pauvre comme ceux qu'il consolait! Comme ces paroles me vont au coeur! Comment se fait-il que je sois venue a mon age sans qu'on m'ait donne a lire ce livre divin? --On le lit a l'eglise tous les dimanches, Madeleine; pourquoi n'y allez-vous pas? Vous etes chretienne, cependant. Cette image qui est la, clouee au mur, qui represente un pretre a l'autel et une femme a genoux, cette image au bas de laquelle il est ecrit: _Precieux souvenir si vous etes fidele_, n'est-ce pas a votre premiere communion qu'on vous l'a donnee? --Vous avez raison, Mademoiselle, je suis une paienne; pardonnez-moi: on m'a si mal elevee, et j'ai tant souffert! Pour nous autres, pauvres gens, l'eglise c'est l'endroit ou l'on baptise nos enfants et ou l'on nous enterre; nous n'en savons pas plus long. On y dit de belles paroles, je le sais, j'y suis entree quelquefois; mais ces belles paroles, on les pratique si peu que nous ne croyons guere a ceux qui les prechent. C'est vous, Mademoiselle, qui me faites comprendre Notre-Seigneur; vous etes bonne comme lui. --Taisez-vous, Madeleine, ne dites rien de semblable; je ne suis qu'une pecheresse, comme toutes les filles d'Eve. --Ma petite maman, disait l'enfant, qui ne pouvait plus se separer de Marie, lis-moi donc les belles histoires qui sont au commencement du livre; ce sont celles-la que j'aime le mieux. --Volontiers", dit Marie. Et, ouvrant la Bible au hasard, elle lut ce qui suit: "Sara, ayant vu le fils d'Agar l'Egyptienne, qui jouait avec son fils Isaac, dit a Abraham: "Chassez cette esclave et son enfant, car le fils de l'esclave ne sera pas heritier avec mon fils." "Au matin, Abraham se leva, et prenant un pain et une outre d'eau, il les mit sur l'epaule de l'esclave, lui donna l'enfant et la renvoya. Et Agar, etant partie, errait dans la solitude de Bethsabee. "L'eau de l'outre etait epuisee. Agar jeta l'enfant sous un des arbres qui etaient la. "Et elle s'en alla, a la distance d'une portee d'arc, et dit: "Je ne verrai pas mourir l'enfant." Elle s'assit, et elevant la voix, elle pleura. "Et Dieu entendit la voix de l'enfant, et l'ange de Dieu appela Agar du haut du ciel, et lui dit: "Que fais-tu, Agar? Ne crains rien. Dieu a entendu la voix de l'enfant, du lieu ou il est." "Leve-toi, prends l'enfant, et tiens-lui la main; j'en ferai le chef d'une grande nation." "Et Dieu ouvrit les yeux a Agar; elle vit un puits; elle y alla; elle emplit l'outre et donna a boire a l'enfant. "Et elle resta avec lui, et il grandit et resta dans le desert et devint un chasseur." --Montre-moi l'image, dit l'enfant a Marie; et elle regarda, avec une admiration naive, Agar avec sa grande coiffe blanche, le petit Ismael avec sa tunique et sa ceinture, et l'ange avec ses grands cheveux boucles. --Maman! maman! cria-t-elle tout a coup a Madeleine, Agar, c'est toi; je suis le petit Ismael, et l'ange, c'est ma bonne Marie. --Oui, oui, dit Madeleine: tu dis plus vrai que tu ne crois; l'ange qui m'a sauvee du desespoir et qui t'a rendu la vie, c'est Mademoiselle. --Si tu es Ismael, dit Marie en riant a la petite Julie, tu feras donc comme lui quand tu seras grande, tu seras une chasseresse, et, comme le fils d'Agar, tu auras un arc et des fleches sur l'epaule? --Non, quand je serai grande, je sais bien ce que je ferai. --Et que feras-tu? dit la mere. --C'est mon secret, repondit l'enfant en mettant un doigt sur ses levres, je ne le dirai qu'a Marie. --Je t'ecoute, mon enfant. --Eh bien, j'irai chercher une petite fille malade, je la mettrai sur mes genoux, je l'habillerai, je l'embrasserai, je la guerirai, et je lui dirai: "Appelle-moi ta petite maman." Et elle se jeta dans les bras de Marie. Voila mon histoire; elle n'est ni longue, ni curieuse, je la donne telle qu'on me l'a contee il y a douze ans. Depuis lors tout a change dans la maison de la rue du Helder. Mme Remy s'est retiree dans son pays, trop vieille pour veiller plus longtemps dans sa loge, et n'ayant pas realise son reve d'une oie grasse tous les jours, encore bien que ma cousine lui fasse une pension qui la mette au-dessus du besoin. Mlle Rose n'a pu rester dans une maison ou l'on frayait avec les petites gens; elle a epouse un cocher anglais, qui, dit-on, la bat quelquefois, mais qui l'a fait entrer au service d'une duchesse; elle porte des dentelles a son bonnet, ce qui, avec son nez pointu et sa figure seche, lui donne plus que jamais la figure d'un oiseau. La mansarde du sixieme est vide; mais il y a, a l'entresol, une jeune blanchisseuse en dentelles qui repond au nom de Julie. Elle occupe deux ouvrieres, et on commence a parler, dans le quartier, du mariage possible de la jolie blanchisseuse avec un dessinateur en broderies qui a un bon etablissement dans les environs. Quant a ma cousine Marie, qui a trente ans maintenant, elle n'a pas voulu se marier, au grand regret de ses parents; ils ne peuvent se consoler d'avoir aupres d'eux une fille attentive et charmante qui leur fait oublier les ennuis de la vieillesse. Tout entiere a ses oeuvres de charite, Marie a recule devant le mariage, se trouvant trop laide, dit-elle gaiement, pour faire la joie d'un galant homme, et ayant trop d'enfants a soigner chez les autres pour avoir le temps de s'occuper de ceux que le Ciel lui donnerait. Pour l'aider dans son ministere, car c'est un vrai ministere qu'elle exerce, elle a aupres d'elle un gardien fidele, une espece de Cerbere qui porte au loin la terreur, c'est Madeleine, que le temps n'a pas calmee. Un pauvre vient-il demander Mlle de la Guerche, Madeleine se fait aussi douce que le lui permet sa nature emportee; il n'est pas de jour qu'elle ne monte seule, ou avec Mademoiselle, dans tous les greniers du quartier, et toujours avec joie. Mais vienne une visite mondaine, vienne un curieux, vienne surtout quelque femme de chambre du voisinage, Madeleine montre les dents. Elle est jalouse de sa maitresse, et ne la cede qu'aux pauvres et aux malheureux. Pour moi, cependant, elle fait une exception. Quand j'arrive, et qu'il y a la d'autres personnes, Madeleine me sourit du regard, tout en faisant sa grosse voix pour chasser les importuns. Quelquefois, je me laisse prendre a sa rudesse et je veux sortir; mais sa main me prend le bras, comme dans un etau, et elle me dit d'une voix brusque et comme un chien qui aboie: "Entrez, je sais que vous l'aimez." Rien ne peut distraire Madeleine de sa passion pour sa maitresse, quelquefois elle en rudoie sa fille; Marie est obligee de lui reprocher sa durete; mais on ne changera pas Madeleine; son plaisir sera de gronder jusqu'a son dernier jour. Personne ne comprend l'attachement de ma cousine pour une femme aussi desagreable. Cependant, quand je vois de quels yeux Madeleine contemple sa maitresse, comme elle la couve du regard, comme elle devine tout ce que desire Mademoiselle, je lui pardonne jusqu'a ses fureurs. On voit que toute sa vie appartient a celle qui est venue s'asseoir au foyer desole de la veuve et de la mere pour y apporter ce que l'or ne donne pas, et ce qui est plus necessaire au pauvre que le pain meme: un peu de respect et d'amitie. PERLINO CONTE NAPOLITAIN --Mere grand, pourquoi riez-vous si fort? --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant. (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.) I LA SIGNORA PALOMBA Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais ou, qu'en toute sa vie il s'etait repenti de trois choses: la premiere, c'etait d'avoir confie son secret a une femme; la seconde, d'avoir passe un jour entier sans rien faire; la troisieme, d'etre alle par mer quand il pouvait prendre un chemin plus solide et plus sur. Les deux premiers regrets de Caton, je les laisse a qui veut s'en charger; il n'est jamais prudent de se mettre mal avec la plus douce moitie du genre humain, et medire de la paresse n'appartient pas a tout le monde; mais la troisieme maxime, on devrait l'ecrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires comme un avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarque; l'experience d'autrui ne nous sert pas plus que la notre. Mais a peine sorti du port, la memoire me revenait aussitot; et que de fois, en mer comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'etais pas un Caton! Un jour surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice a la sagesse du vieux Romain. J'etais parti de Salerne par un soleil admirable; mais, a peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous poussa vers Amalfi avec une rapidite que nous ne souhaitions guere. En un instant je vis l'equipage palir, gesticuler, crier, jurer, pleurer, prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouille jusqu'aux os, j'etais etendu au fond de la barque, les yeux fermes, le coeur malade, oubliant tout a fait que je voyageais pour mon plaisir, quand une brusque secousse me rappelant a moi-meme, je me sentis saisi par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les epaules, etait le patron, l'air rejoui, le regard enflamme. "Du courage, Excellence, criait-il en me remettant sur pied, la barque est a terre; nous sommes a Amalfi. Debout! un bon diner vous remettra le coeur; l'orage est passe; ce soir nous irons a Sorrente!" Le temps, la mer, le fou, la femme et la fortune Tournent comme le vent, changent comme la lune. Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse apres son naufrage, et, comme lui, tres dispose a baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi etaient les quatre matelots, la rame a l'epaule, prets a m'escorter en triomphe jusqu'a l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur. Ses murs, blanchis a la chaux, brillaient aux feux du jour comme la neige sur les montagnes. Je suivis mon cortege, mais non pas avec la fierte d'un vainqueur; je montais tristement et lentement un escalier qui n'en finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme furieuses de nous avoir laches. J'entrai enfin dans l'_osteria_; il etait midi: tout dormait, la cuisine meme etait deserte; il n'y avait pour me recevoir qu'une couvee de poulets maigres qui, a mon approche, se prirent a crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande effrayee pour me refugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de soleil; la, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes bras et ma tete sur le dossier, je me mis, non pas a reflechir, mais a me secher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux eux-memes, continuaient a danser autour de moi. Je me perdais dans mes reveries, quand la patronne de l'osteria s'avanca vers moi, trainant ses pantoufles avec la noblesse d'une reine. Qui a visite Amalfi n'oubliera jamais l'enorme et majestueuse Palomba. "Que desire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de coutume; et faisant elle-meme la demande et la reponse: Diner? c'est impossible: les pecheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur; il n'y a pas de poisson. --Signora, lui repondis-je sans lever la tete, donnez-moi ce que vous voudrez, une soupe, un macaroni, peu importe; j'ai plus besoin de soleil que de diner. La digne Palomba me regarda avec un etonnement mele de pitie. "Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre poche je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui dit tout, a recommande le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui veuille diner autrement que ce papier ne le lui ordonne. Mais puisque vous entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez seulement un peu de patience." Et aussitot l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps de m'opposer a cet assassinat, dont j'etais complice; puis, s'asseyant pres de moi, elle se mit a plumer les deux victimes avec le sang-froid d'un grand coeur. "Signor, dit-elle au bout d'un instant, la cathedrale est ouverte, tous les etrangers vont l'admirer avant diner." Pour toute reponse, je soupirai. "Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je genais dans ses preparatifs culinaires, vous n'avez pas visite la route nouvelle qui conduit a Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les iles. --Helas! pensai-je, c'est ce matin et en voiture qu'il fallait prendre cette route! et je ne repondis pas. --Excellence, dit d'une voix tres forte la patronne, tres decidee a se debarrasser de moi, le marche se tient aujourd'hui. Beau spectacle, beaux costumes! Et des marchandes qui ont la langue si bien pendue; et des oranges! on en a douze pour un carlin!" Peine perdue; je ne me serais pas leve pour la reine de Naples en personne! "He donc! s'ecria l'hotesse, a qui la patience echappait; vous voila plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable. --Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil languissant. --Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connut ses aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut les ignorer? --Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, excellente Palomba; je vous ecoute avec le plus vif interet." La bonne femme commenca, avec la gravite d'une matrone romaine. L'histoire etait belle; peut-etre la chronologie laissait-elle un peu a desirer; mais, dans ce recit touchant, la sage Palomba faisait preuve d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu a peu je levai la tete et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait plus, j'ecoutai avec attention ce qui suit. II VIOLETTE Si l'on en croyait nos anciens, Paestum n'aurait pas toujours ete ce qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pecheurs, que trois vieilles ruines ou l'on ne trouve que la fievre, des buffles et des Anglais; autrefois c'etait une grande ville, habitee par un peuple nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siecle des patriarches, quand tout le pays etait aux mains des paiens grecs, que d'autres nomment Sarrasins. En ce temps-la, il y avait a Paestum un marchand bon comme le pain, doux comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il etait veuf, et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit, Violette, c'etait le nom de cette enfant cherie, etait blanche comme du lait et rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus bleus que le ciel, une joue veloutee comme l'aile d'un papillon, et un grain de beaute juste au coin de la levre. Joignez a cela l'esprit du demon, la grace d'une Madeleine, la taille de Venus et des doigts de fee. Vous comprendrez qu'a la premiere vue, jeunes et vieux ne pouvaient se defendre de l'aimer. Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea a la marier. C'etait pour lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir qui la cueillera; un pere met au monde une fille, et, pendant de longues annees, la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un inconnu lui vole son tresor, sans meme le remercier. Ou trouver un mari digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, si elle s'en melait. Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage a sa fille; autant eut valu jeter ses discours a la mer. Des qu'il touchait cette corde, Violette baissait la tete et se plaignait d'avoir la migraine; le pauvre pere, plus trouble qu'un moine qui perd la memoire au milieu de son sermon, changeait aussitot de conversation, et tirait de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en reserve. C'etait une bague, un chapelet, un de d'or; Violette l'embrassait, et le sourire revenait comme le soleil apres la pluie. Un jour cependant que Cecco, plus avise, avait commence par ou il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains un si beau collier qu'il lui etait difficile de s'affliger, le bonhomme revint a la charge. "O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la caressant, baton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne verrai-je jamais l'heure ou l'on m'appellera grand-pere? Ne sens-tu pas que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mere vivait encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleure pour faire sa volonte; elle a toujours ete reine et imperatrice au logis. Je n'osais souffler devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma liberte. --Pere, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maitre, c'est a toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-meme. Je me marierai quand tu voudras et a qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule chose. --Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'ecria Cecco, charme d'une sagesse a laquelle on ne l'avait pas habitue. --Eh bien! mon bon pere, tout ce que je desire, c'est que le mari a qui tu me donneras n'ait pas l'air d'un chien. --Voila une idee de petite fille, s'ecria le marchand rayonnant de joie. On a raison de dire que beaute et folie vont souvent de compagnie. Si tu n'avais pas tout l'esprit de ta mere, dirais-tu de pareilles sottises? Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche marchand de Paestum sera assez niais pour accepter un gendre a face de chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutot tu te choisiras le plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallut-il un prince, je suis assez riche pour te l'acheter." [Illustration] A quelques jours de la, il y eut un grand diner chez Cecco; il avait invite la fleur de la jeunesse a vingt lieues a la ronde. Le repas etait magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit a l'aise et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert, Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses genoux: "Ma chere enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tete. Crois-tu qu'une femme serait malheureuse avec un pareil cherubin? --Vous n'y pensez pas, mon pere, dit Violette en riant; il a l'air d'une levrette. --C'est vrai, s'ecria le bon Cecco, une vraie tete de levrette! Ou avais-je les yeux, pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le front ras, le cou serre, les yeux a fleur de tete, la poitrine bombee, c'est un homme celui-la, qu'en dis-tu? --Mon pere, il ressemble a un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me mordit. --Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, repondit Cecco en soupirant. N'en parlons plus. Peut-etre aimeras-tu mieux un personnage plus grave et plus mur. Si les femmes savaient choisir, elles ne prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-la les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer; ce n'est vraiment qu'apres quarante ans qu'un homme est mur pour aimer et pour obeir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et qui s'ecoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe! avec des cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs. [Illustration] --Pere, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a la mine d'un caniche." De tous les convives il en fut de meme, pas un n'echappa a la langue de Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait a un chien turc; celui-la, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants, avait la figure d'un epagneul; personne ne fut epargne. On dit, en effet, que, parmi vous autres hommes, il n'en est pas un qui n'ait l'air d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui etes tous des savants, car on dit que si vous remuez les pierres de notre Italie, c'est pour demander a nos morts la sagesse qui, a mon avis, ne doit pas etre une marchandise commune dans votre pays. "Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais a bout par la raison." Sur quoi il entra dans une colere blanche; il l'appela ingrate, tete de bois, fille de sot, et finit en la menacant de la mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta a ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne jamais plus lui parler de rien. Le lendemain il se leva sans avoir dormi, embrassa sa fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le vent qui tourne les girouettes soufflat du cote de sa maison. Cette fois, il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses en une heure qu'en dix ans avec les hommes, et ce n'est jamais pour elles qu'il est ecrit: _On ne passe pas par ce chemin_. III NAISSANCE ET FIANCAILLES DE PERLINO [Illustration] Un jour qu'il y avait fete aux environs, Cecco demanda a sa fille ce qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir. "Pere, dit-elle, si tu m'aimes, achete-moi un demi-_cantaro_ de sucre de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles, deux saphirs; une poignee de grenats et de rubis; apporte-moi aussi vingt echeveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une piece de soie cerise, et surtout, n'oublie pas une auge et une truelle d'argent." Qui fut etonne de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait ete trop bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obeir que de raisonner; il rentra le soir a la maison avec une mule toute chargee. Que n'eut-il pas fait pour un sourire de son enfant? Aussitot que Violette eut recu tous ces presents, elle monta dans sa chambre et se mit a faire une pate de sucre et d'amande en l'arrosant d'eau et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle petrit cette pate avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau petit jeune homme qu'on eut jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles, la langue et les levres avec des rubis. Apres quoi elle l'habilla de velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il etait blanc et rose comme la nacre de la perle. [Illustration] Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait place sur une table, Violette battit des mains, et se mit a danser autour de Perlino; elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles les plus douces, elle lui envoyait des baisers a echauffer un marbre: peine perdue, la poupee ne bougeait pas. Violette en pleurait de depit, quand elle se souvint a propos qu'elle avait une fee pour marraine. Quelle marraine, surtout quand elle est fee, rejette le premier voeu qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant, que sa marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitie. Elle souffla; il n'en faut pas davantage aux fees pour faire un miracle. Tout a coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tete a droite, a gauche, puis il eternue comme une personne naturelle; puis, tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voila mon Perlino qui marche sur la table, gravement, a petits pas, comme une douairiere qui revient de l'eglise ou un bailli qui monte au tribunal. [Illustration] Plus joyeuse que si elle eut gagne le royaume de France a la loterie, Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues, le placa doucement a terre, puis, prenant sa robe des deux mains, elle se mit a danser autour de lui en chantant: Danse, danse avec moi, Cher Perlino de mon ame, Danse, danse avec moi, Si tu veux m'avoir pour femme; Danse, danse avec moi, Je serai la reine, et tu seras le roi. Nous sommes tous deux a la fleur de l'age, Plaisir de mes yeux, entrons on menage. Courir et sauter, Danser et chanter. Voila toute la vie! Si tu fais toujours tout ce que je veux, Mon petit mari, tu seras heureux A donner envie Aux dieux Des cieux. Danse, danse avec moi: Cher Perlino de mon ame Danse, danse avec moi, Si tu veux m'avoir pour femme; Danse, danse avec moi, Je serai la reine et tu seras le roi. Cecco, qui refusait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'annee, entendit de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tete. "_Per Baccho!_ s'ecria-t-il, il se passe la-haut quelque chose d'etrange; il me semble qu'on se querelle. [Illustration] Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En face de sa fille, rouge de plaisir, etait l'Amour en personne, l'Amour en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa petite maitresse, Perlino, sautant des deux pieds a la fois, dansait, dansait, comme s'il ne devait jamais s'arreter. Aussitot que Violette apercut l'auteur de ses jours, elle lui fit une humble reverence, et lui presenta son bien-aime. [Illustration] "Mon seigneur et pere, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu desirais me voir mariee. Pour t'obeir et te plaire, j'ai choisi un mari suivant mon coeur. --Tu as bien fait, mon enfant, repondit Cecco, qui devina le mystere; toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit, pour se fabriquer un mari a son gout, un petit mari tout confit de sucre et de fleur d'oranger. Donne-leur ton secret, tu secheras bien des larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent et dans deux mille ans elles se plaindront encore d'etre incomprises et sacrifiees." Sur quoi il embrassa son gendre, le fianca sur l'heure, et demanda deux jours pour preparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous les amis a la ronde et dresser un diner qui ne fut pas indigne du plus riche marchand de Paestum. [Illustration] IV L'ENLEVEMENT DE PERLINO Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, meme d'Ischia et de Pouzzoles. Riches ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulut connaitre Perlino. Par malheur il ne s'est jamais fait de noces sans que le diable ne s'en mele; la marraine de Violette n'avait pas prevu ce qui devait arriver. Parmi les invites, on attendait une personne considerable; c'etait une marquise des environs, qui s'appelait la dame des Ecus-Sonnants. Elle etait aussi mechante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau jaune et ridee, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le menton pointu; mais elle etait si riche, si riche, que chacun l'adorait au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la salua jusqu'a terre, et la fit asseoir a sa droite, heureux et fier de presenter sa fille et son gendre a une femme qui, ayant plus de cent millions, lui faisait la grace de manger son diner. [Illustration] Tout le long du repas, la dame des Ecus-Sonnants ne fit que regarder Perlino; la convoitise lui brulait le coeur. La marquise habitait un chateau digne des fees: les pierres en etaient d'or et les paves d'argent. Dans ce chateau il y avait une galerie ou l'on avait rassemble toutes les curiosites de la terre: une pendule qui sonnait toujours l'heure qu'on desirait, un elixir qui guerissait la goutte et la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une fleche de l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un medecin, une sirene empaillee, trois cornes de licorne, la conscience d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_, toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part; mais a ce tresor il manquait un rubis: c'etait ce cherubin de Perlino. [Illustration] On n'etait pas au dessert que la dame avait resolu de s'emparer de lui. Elle etait fort avare; mais ce qu'elle desirait, il le lui fallait sur l'heure et a tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et meme tout ce qui ne se vend pas; pour le reste, elle le volait, bien certaine qu'a Naples la justice n'est faite que pour les petites gens. De medecin ignorant, de mule rechignee et de femme mechante, _libera nos, Domine_, dit le proverbe. Des qu'on se fut leve de table, la dame s'approcha de Perlino, qui, ne depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de riche dans le chateau des Ecus-Sonnants: "Viens avec moi, cher petit ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu voudras: choisis; te plait-il d'etre page, avec des habits d'or et de soie; chambellan, avec une clef en diamants au milieu du dos; suisse, avec une hallebarde d'argent et un large baudrier d'or qui te fera une poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est a toi." Le pauvre innocent etait tout ebloui; mais si peu qu'il eut respire l'air natal, il etait deja Napolitain, c'est-a-dire le contraire d'une bete. "Madame, repondit-il naivement, on dit que travailler c'est le metier des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais un etat ou il n'y eut rien a faire et beaucoup a gagner, comme font les chanoines de Saint-Janvier. --Quoi! dit la dame des Ecus-Sonnants, a ton age veux-tu deja etre...? [Illustration] --Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutot deux fois qu'une, pour avoir double traitement. --Qu'a cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris." Et elle l'entraina vers le perron. "Et Violette? dit faiblement Perlino. --Violette nous suit," repondit la dame en tirant l'imprudent, qui se laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux, qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemes de clochettes d'or; puis elle le fit monter dans la voiture pour essayer les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme la portiere: fouette, cocher; les voila partis pour le chateau des Ecus-Sonnants. Violette cependant recevait avec une grace parfaite les compliments de l'assemblee; bientot, etonnee de ne plus voir son fiance, qui ne la quittait guere plus que son ombre, elle court dans toutes les salles: personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino n'y avait pas ete chercher le frais: personne. Dans le lointain on apercevait un nuage de poussiere, et un carrosse qui s'enfuyait vers les montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute, on enlevait Perlino. A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitot, sans penser qu'elle etait nu-tete, en coiffure de mariee, en robe de dentelles, en souliers de satin, elle sortit de la maison de son pere et se mit a courir apres la voiture, appelant a grands cris Perlino et lui tendant les bras. Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat etait tout entier aux paroles mielleuses de sa nouvelle maitresse; il jouait avec les bagues qu'elle portait aux doigts et croyait deja que le lendemain il se reveillerait prince et seigneur. Helas! il y en a de plus vieux que lui qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonte et beaute valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains. [Illustration] V LA NUIT ET LE JOUR La pauvre Violette courut tout le jour; fosses, ruisseaux, halliers, ronces, epines, rien ne l'arretait; qui souffre pour l'amour ne sent pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre, accablee de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang. La frayeur la prit; elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la suivaient en la menacant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre, appelant a voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu. Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'peur qu'elle n'osait respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux. C'est le privilege de l'innocence, qu'elle comprend toutes les creatures de Dieu. "Voisin, disait un caroubier a un olivier qui n'avait plus que l'ecorce, voila une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher a terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur taniere; s'ils l'epargnent, la rosee et le froid du matin lui donneront une telle fievre qu'elle ne se relevera pas. Que ne monte-t-elle dans mes branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces epuisees. --Vous avez raison, voisin, repondait l'olivier. L'enfant ferait mieux encore si, avant de se coucher, elle enfoncait son bras dans mon ecorce. On y a cache les habits et la zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on brave la fraicheur des nuits, une peau de bique n'est pas a dedaigner; et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume leger qu'une robe de dentelles et des souliers de satin." [Note 1: Espece de cornemuse.] [Illustration] Qui fut rassuree? Ce fut Violette. Quand elle eut cherche a tatons la veste de bure, le manteau de peau de chevre, la zampogne et le chapeau pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea tics fruits sucres, but la rosee du soir, et, apres s'etre bien enveloppee, elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la couvrirent de feuilles, le vent la bercait comme un enfant, et elle s'endormit en songeant a son bien-aime. En s'eveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps etait calme et beau; mais, dans le silence des bois, la pauvre enfant sentait mieux la solitude. Tout vivait, tout s'animait autour d'elle; qui songeait a la pauvre delaissee? Aussi se mit-elle a chanter pour appeler a son secours tout ce qui passait aupres d'elle sans la regarder. O vent, qui souffles de l'aurore, N'as-tu pas vu mon bien-aime, Parmi les fleurs qu'a fait eclore La nuit au silence embaume? A-t-il pleure de mon absence? A-t-il prie pour mon retour? Rends-moi la joie et l'esperance, Dis-moi sa peine et son amour. Gai papillon, legere abeille, Poursuivez l'ingrat qui me fuit; La grenade la plus vermeille, Le jasmin le plus frais, c'est lui! Il est plus pur que la verveine, Son front est blanc comme le lis; La violette a son haleine; Ses yeux sont bleus comme l'iris. Cherche-le-moi, bonne hirondelle, Cherchez-le-moi, petits oiseaux, Parmi le thym et l'asphodele, Au fond des bois, au bord des eaux. Loin de lui je souffre et je pleure, Je tremble de crainte et d'emoi; Si vous ne voulez pas que je meure, O chers amis, rendez-le-moi! Le vent passa en murmurant; l'abeille partit pour chercher son butin; l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux; les oiseaux, criant et chantant, s'agacerent dans la feuillee; personne ne s'inquieta de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant et marcha tout droit devant elle, se fiant a son coeur pour retrouver Perlino. VI LES TROIS RENCONTRES Il y avait un torrent qui tombait de la montagne; son lit etait a demi seche; ce fut le chemin que prit Violette. Deja les lauriers-roses sortaient du fond de l'eau leurs tetes recouvertes de fleurs; la fille de Cecco s'enfonca dans cette verdure, suivie par les papillons, qui voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur etait lourde; vers midi il lui fallut s'arreter. En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraichir ses pieds brulants, elle apercut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit pied; la bestiole y monta. Une fois a sec, l'abeille resta quelque temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes mouillees; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines qu'un fil de soie, elle se secha, se lissa et, prenant son vol, vint bourdonner autour de celle qui lui avait sauve la vie. "Violette, lui dit-elle, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu vas; laisse-moi t'accompagner. Quand je serai fatiguee, je me reposerai sur ta tete. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor; la paix du coeur vaut mieux que l'or;_ peut-etre pourrai-je te servir. --Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_.... --Que veux-tu? demanda l'abeille. --Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'aupres de Perlino." Elle se remit en route, le coeur plus leger; au bout d'un quart d'heure, elle entendit un petit cri: c'etait une souris blanche qu'avait blessee un herisson et qui ne s'etait sauvee de son ennemi que tout en sang et a demi morte. Violette eut pitie de la pauvre bete. Si pressee qu'elle fut, elle s'arreta pour lui laver ses blessures et lui donner une des caroubes qu'elle avait gardees pour son dejeuner. [Illustration] "Violette, lui dit la souris, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricche varlacche, habits dores, coeurs de laquais_; peut-etre pourrai-je te servir." Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y put grignoter tout a l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brune elle approchait de la montagne, quand tout a coup, du haut d'un grand chene, tomba a ses pieds un ecureuil, poursuivi par un horrible chat-huant. La fille de Cecco n'etait pas peureuse; elle frappa le hibou avec sa zampogne et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'ecureuil, plus etourdi que blesse de sa chute; a force de soins, elle le ranima. [Illustration] "Violette, lui dit l'ecureuil, tu n'as pas oblige un ingrat; je sais ou tu vas. Mets-moi sur ton epaule et cueille-moi des noisettes pour que je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Patati patata, regarde bien et tu verras_; peut-etre pourrai-je te servir." Violette fut un peu etonnee de ces trois rencontres; elle ne comptait guere sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitie des malheureux. A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumiere eclaira le vieux chateau des Ecus-Sonnants. VII LE CHATEAU DES ECUS-SONNANTS La vue du chateau n'etait pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une montagne qui n'etait qu'un amas de roches eboulees, on apercevait des creneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis, mais entoures de grands fosses pleins d'une eau verdatre, mais defendus par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'enormes barreaux et des meurtrieres d'ou sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la guerre et du meurtre. Le beau palais n'etait qu'une prison. Violette grimpa peniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin, par un passage etroit, devant une grille de fer armee d'une enorme serrure. Elle appela: point de reponse; elle tira une cloche; aussitot parut une espece de geolier, plus noir et plus laid que le chien des enfers. "Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme! La pauvrete ne gite point ici. Au chateau des Ecus-Sonnants on ne fait l'aumone qu'a ceux qui n'ont besoin de rien." La pauvre Violette s'eloigna tout en pleurs. "Du courage! lui dit l'ecureuil, tout en cassant une noisette, joue de la zampogne. --Je n'en ai jamais joue, repondit la fille de Cecco. --Raison de plus, dit l'ecureuil; tant qu'on n'a pas essaye d'une chose, on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours." Violette se mit a souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle a faire danser les morts. A ce bruit, l'ecureuil saute a terre, la souris ne reste pas en arriere; les voila qui dansent et sautent comme de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en bourdonnant. C'etait un spectacle a payer sa place un carlin, et sans regret. [Illustration] Au bruit de cette agreable musique, on vit bientot s'ouvrir les noirs volets du chateau. La dame des Ecus-Sonnants avait aupres d'elle ses filles d'honneur, qui n'etaient pas fachees de regarder de temps en temps si les mouches volaient toujours de la meme facon. On a beau n'etre pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une tarentelle jouee par un patre aussi joli que Violette. "Petit, disait l'une, viens par ici! --Berger, criait l'autre, viens de mon cote! Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermee. "Damoiselles, dit Violette en otant son chapeau, soyez aussi bonnes que vous etes belles: la nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gite ni souper. Un coin dans l'ecurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous amuseront toute la soiree. [Illustration] Au chateau des Ecus-Sonnants, la consigne est severe. On y craint tellement les voleurs que, passe la brune, on n'ouvre a personne. Ces demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnete maison, il y a toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenetre. En un instant Violette fut hissee dans une grande chambre avec toute sa menagerie. La il lui fallut pendant de longues heures, et danser, souffler et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour demander ou etait Perlino. N'importe; elle etait heureuse de se sentir sous le meme toit; il lui semblait qu'a ce moment le coeur de son bien-aime devait battre comme battait le sien. C'etait une innocente: elle croyait qu'il suffit d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux reves elle fit cette nuit-la! VIII NABUCHODONOSOR Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchee au grenier, monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir de tous les cotes, elle ne vit que des tours grillees et des jardins deserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois amis pour la consoler. Dans la cour, toute pavee d'argent, elle trouva les filles d'honneur assises en rond et filant des etoupes d'or et de soie. "Va-t'en, lui crierent-elles; si Madame voyait tes haillons, elle nous chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne et ne reviens jamais, a moins que tu ne sois prince ou banquier. --Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous servir; je serai si doux, si obeissant, que vous ne regretterez jamais de m'avoir garde pres de vous." Pour toute reponse, la premiere demoiselle se leva: c'etait une grande fille maigre, seche, jaune, pointue; d'un geste elle montra la porte au petit patre et appela le geolier, qui s'avanca en froncant les sourcils et en brandissant sa hallebarde. "Je suis perdue, s'ecria la pauvre fille, je ne reverrai jamais mon Perlino! --Violette, dit gravement l'ecureuil, on eprouve l'or dans la fournaise et les amis dans l'infortune. --Tu as raison, s'ecria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut mieux que l'or._" [Illustration] Aussitot l'abeille s'envole, et voila qu'au milieu de la cour il entre, je ne sais par ou, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis et des roues d'emeraude. L'equipage etait tire par quatre chiens noirs, gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands scarabees, montes en jockeys, conduisaient d'une main legere cet attelage mignon. Au fond du carrosse, mollement couchee sur des carreaux de satin bleu, s'etendait une jeune becasse coiffee d'un petit chapeau rose et vetue d'une robe de taffetas si ample qu'elle debordait sur les deux roues. D'une patte, la dame tenait un eventail, de l'autre un flacon ainsi qu'un mouchoir brode a ses armes et garni d'une large dentelle. Aupres d'elle, a demi enseveli sous les flots de taffetas, etait un hibou, l'air ennuye, l'oeil mort, la tete pelee, et si vieux que son bec croisait comme des ciseaux ouverts. C'etait de jeunes maries qui faisaient leurs visites de noce, un menage a la mode, tel que les aime la dame des Ecus-Sonnants. [Illustration] A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration eveilla tous les echos du palais. D'etonnement le geolier en laissa choir sa pipe, tandis que les demoiselles couraient apres le carrosse, qui fuyait au galop de ses quatre epagneuls, comme s'il emportait l'empereur des Turcs ou le diable en personne. Ce bruit etrange inquieta la dame des Ecus-Sonnants, qui craignait toujours d'etre pillee; elle accourut, furieuse, et resolue de mettre toutes ses filles d'honneur a la porte. Elle payait pour etre respectee et voulait en avoir pour son argent. Mais quand elle apercut l'equipage, quand le hibou l'eut saluee d'un signe de bec et que la becasse eut trois fois remue son mouchoir avec une adorable nonchalance, la colere de la dame s'evanouit en fumee. "Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on?" La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui donnait du coeur; elle repondit que, si pauvre qu'elle fut, elle aimait mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait a son carrosse et ne le vendrait pas pour le chateau des Ecus-Sonnants. "Sotte vanite des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prets a tout faire pour un ecu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menacant; coute que coute, je l'aurai. --Madame, reprit Violette fort emue, c'est vrai que je ne veux pas le vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don a Votre Seigneurie, si elle voulait m'honorer d'une faveur. --Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle a Violette; que demandes-tu? --Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musee ou toutes les curiosites de la terre sont reunies; montrez-le-moi; s'il y a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon tresor est a vous." Pour toute reponse, la dame des Ecus-Sonnants haussa les epaules et mena Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui fit regarder toutes ses richesses: une etoile tombee du ciel, un collier fait avec un rayon de la lune, natte et tresse a trois rangs, des lis noirs, des roses vertes, un amour eternel, du feu qui ne brulait pas, et bien d'autres raretes; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchat Violette: Perlino n'etait pas la. La marquise cherchait dans les yeux du petit patre l'admiration et l'etonnement; elle fut surprise de n'y voir que l'indifference. "Eh bien, dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes quatre toutous: le carrosse est a moi. --Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon equipage est vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux a mon hibou et a ma becasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien aupres de la vie. --N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme fait de sucre et de pates d'amandes, qui chante comme un rossignol et raisonne comme un academicien. --Perlino! s'ecria Violette. --Ah! dit la dame des Ecus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parle." Elle regarda le joueur de zampogne, avec l'instinct de la peur. "Toute reflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici, je ne veux plus de tes jouets d'enfants. --Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce miracle de Perlino, et prenez le carrosse. --Non, dit la marquise; va-t-en et emporte tes betes avec toi. --Laissez-moi seulement voir Perlino. --Non! non! repondit la dame. --Seulement coucher une nuit a sa porte, reprit Violette tout en larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle, en mettant un genou en terre et en presentant la voiture a la dame des Ecus-Sonnants." A cette vue, la marquise hesita, puis elle sourit; en un instant elle avait trouve le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce qu'elle convoitait. "Marche conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce soir a la porte de Perlino, et meme tu le verras; mais je te defends de lui parler." Le soir venu, la dame des Ecus-Sonnants appela Perlino pour souper avec elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui etait aise avec un garcon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de Capri dans une coupe de vermeil, et tirant de sa poche une botte de cristal, elle y prit une poudre rougeatre qu'elle jeta dans le vin. "Bois cela, mon enfant, dit-elle a Perlino, et donne-moi ton gout." Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un seul trait. "Pouah! s'ecria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de boue et de sang, c'est du poison. --Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le premier." La dame avait raison; a peine l'enfant eut-il vide la coupe, qu'il fut pris d'une soif ardente. "Encore! disait-il, encore! Il ne voulait plus quitter la table. Pour le decider a se coucher, il fallut que la marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse, qu'il mit soigneusement dans sa poche, comme un remede a tous les maux. [Illustration] Pauvre Perlino! c'etait bien un poison qu'il avait pris, et le plus terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connait plus rien, on n'aime plus rien, ni pere, ni mere, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on ne songe plus qu'a soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout le sang de la terre sans etancher une soif que rien ne peut assouvir. Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au pauvre un jour sans pain. Aussi, des que la nuit eut mis son masque noir pour ouvrir le bal des etoiles, Violette courut-elle a la porte de Perlino, bien sure qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras. Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! quel chagrin quand l'ingrat passa devant elle sans meme la regarder! La porte fermee a double tour et la clef retiree, Violette se jeta sur une natte qu'on lui avait donnee par pitie; la elle se mit a fondre en larmes, se fermant la bouche avec les mains pour etouffer ses sanglots. Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassat; mais, quand vint l'heure ou les etoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta doucement a la porte et chanta a demi-voix: [Illustration] Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te delivre, Ouvre-moi! Viens vite, je t'attends: ami je ne puis vivre Loin de toi. Ouvre-moi! mon coeur te desire; Je brule, j'ai froid, je soupire; Tout le jour C'est d'amour, Et la nuit C'est d'enni. Helas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino ronflait comme un mari de dix ans et ne revait qu'a sa poudre d'or. Les heures se trainerent lentement, sans apporter d'esperance. Si longue et si douloureuse que fut la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame des Ecus-Sonnants arriva des le point du jour. --Te voila content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin sourire, le carrosse est paye le prix que tu m'as demande. --Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie! murmura la pauvre Violette, j'ai passe une si mauvaise nuit que je ne l'oublierai de sitot." [Illustration] IX TRICCHE VARLACCHE La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait retourner chez son pere et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur, qui la raillaient de sa simplicite. Arrivee pres de la grille, elle se retourna comme si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage l'abandonna; elle fondit en larmes et cacha sa tete dans ses mains. "Sors donc, miserable gueux! lui cria le geolier, en saisissant Violette au collet et en la secouant d'importance. --Sortir! dit Violette, jamais! _Tricche varlacche!_ cria-t-elle, _habits dores, coeurs de laquais!_" Et voila la souris qui se jette au nez du geolier, le mord jusqu'au sang; puis, devant la grille meme s'eleve une voliere grande comme un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichets, des ducats enfiles dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de cette cage magnifique, sur un baton en echelle qui tourne a tous les vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et de tous pays: colibris, perroquets, cardinaux, merles linottes, serins et le reste; tout ce monde emplume sifflait le meme air, chacun dans son jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des plantes, ecouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson aux filles d'honneur, bien etonnees de trouver une si rare prudence chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des oiseaux: Fi de la liberte! Vive la cage! Quand on est sage: On est ici bien nourri, bien traite, Bien rente, Au chaud en hiver, au frais en ete; On paye en ramage L'hospitalite. Vive la cage! Fi de la liberte! Apres ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet rouge et vert, a l'air grave et serieux, leva la patte, et, tout en tournant, chanta d'un ton nasillard ou plutot croassa ce qui suit: Le rossignol est un monsieur vetu de noir, Fort deplaisant a voir, Qui ne sort que le soir, Pour chanter a la lune; C'est un orgueilleux Qui vit comme un gueux Et se dit heureux; Sa voix nous importune. On devrait, entre nous, Clouer a quatre clous, Comme des hiboux, Ces fous Qui n'adorent pas la fortune! Et tous les oiseaux, ravis de cette eloquence, se mirent a siffler d'une voix percante: Fi de la liberte! Vive la cage! etc., etc. Pendant qu'on entourait la voliere magique, la dame des Ecus-Sonnants etait accourue; comme on le pense bien, elle ne fut pas la derniere a convoiter cette merveille. "Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au meme prix que le carrosse? --Volontiers, Madame, repondit Violette, qui n'avait d'autre desir. --Marche conclu! dit la dame, il n'y a que les gueux pour se permettre de pareilles folies." Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable, entra dans sa chambre sans meme lever les yeux; Violette se jeta sur sa natte, plus miserable que jamais. Elle chanta comme le premier jour; elle pleura a fendre les pierres: peine inutile. Perlino dormait comme un roi detrone; les sanglots de sa maitresse le bercaient comme eut fait le bruit de la mer et du vent. Vers minuit, les trois amis de Violette, affliges de son chagrin, tinrent conseil: "Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte, disait compere l'ecureuil. --Il faut entrer et l'eveiller, disait la souris. --Comment entrer? disait l'abeille, qui avait inutilement cherche une fente tout le long du mur. --C'est mon affaire, dit la souris. Et vite, et vite, elle ronge un petit coin de la porte; ce fut assez pour que l'abeille se glissat dans la chambre de Perlino. Il etait la tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la regularite d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille, elle piqua Perlino sur la levre; Perlino soupira et se donna un soufflet sur la joue, mais il ne s'eveilla point. "On a endormi, l'enfant dit l'abeille, revenue aupres de Violette pour la consoler. Il y a de la magie. Que faire? --Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laisse rouiller ses dents, je vais entrer a mon tour; je l'eveillerai, dusse-je lui manger le coeur. --Non, non, dit Violette, je ne veux pas qu'on fasse de mal a mon Perlino." La souris etait deja dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit a la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle ecouta; le coeur ne battait pas; plus de doute! Perlino etait enchante. Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore eclairait deja le ciel; la mechante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir ete jouee, et qui de colere se mangeait les mains, n'en fit pas moins une belle reverence a la marquise en disant tout bas: "A demain!" X PATATI, PATATA Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la cour, toujours filant leurs etoupes. "Allons, beau joueur de zampogne, lui crierent-elles en riant, fais-nous encore un tour de ton metier? --Pour vous plaire, belles demoiselles, repondit Violette: _Patati, patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras._" A l'instant, compere l'ecureuil jette a terre une de ses noisettes; aussitot on voit paraitre un theatre de marionnettes. Le rideau se tire; la scene represente une audience de justice, l'audience de Rominagrobis. Au fond, sur un trone tendu de velours rouge et tout etoile de griffes d'or, est le bailli, un gros chat a mine respectable, quoiqu'il y ait un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en lui-meme, les mains croisees dans ses longues manches, les yeux fermes, on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des chats. De cote est un banc de bois ou sont enchainees trois souris, auxquelles par precaution on a rogne les dents et coupe les oreilles. Elles sont soupconnees, ce qui a Naples veut dire convaincues, d'avoir regarde de trop pres une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais de drap noir, au front duquel on a inscrit en lettres d'or cette sentence du grand poete et magicien Virgile: Ecrase les souris et menage les chats. Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front fuyant, aux yeux rouges, a la langue pointue; elle a la main sur son coeur et fait une belle harangue pour demander la loi d'etrangler les souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si tendre, si penetrante, que la bonne dame implore et sollicite la mort de ces affreuses petites betes, qu'en verite on s'indigne de leur endurcissement. Il semble qu'elles manquent a tous leurs devoirs en n'offrant pas elles-memes leurs tetes criminelles pour calmer l'emotion et secher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes dans le gosier. Quand le fiscal eut fini son oraison funebre, un jeune rat, a peine sevre, se leva pour defendre les coupables. Deja il avait assure ses lunettes, ote son bonnet et secoue ses manches, quand, par respect pour la libre defense et dans l'interet des accusees, le chat lui interdit la parole. Alors, et d'une voix solennelle, maitre Rominagrobis gourmanda les accusees, les temoins, la societe, le ciel, la terre et les rats; puis, se couvrant, il fulmina un arret vengeur, et condamna ces betes criminelles a etre pendues et ecorchees seance tenante, avec confiscation des biens, abolition de la memoire et condamnation en tous les frais, la contrainte par corps limitee toutefois a cinq annees; car il faut etre humain, meme avec les scelerats. La farce est jouee, la toile se ferma. "Comme cela est vivant! s'ecria la dame des Ecus-Sonnants. C'est la justice des chats prise sur le fait. Patre ou sorcier, qui que tu sois, vends-moi ta chambre etoilee. --Toujours au meme prix, Madame, repondit Violette. --A ce soir donc! reprit la marquise. --A ce soir!" dit Violette. Et elle ajouta tout bas: "Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait!" Pendant qu'on donnait la comedie dans la cour, l'ecureuil n'avait pas perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par decouvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit, maitre ecureuil avait saute sur un arbre, de l'arbre sur un buisson. Toujours degringolant, il arriva jusqu'a Perlino, qui jouait a la _morra_[1] avec son ombre, moyen sur de toujours gagner. [Note 1: Dans le jeu de la _morra_, chacun des joueurs ouvre un ou plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire doit deviner.] L'ecureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravite d'un notaire. [Illustration] "Ami, lui dit-il, la solitude a des charmes; mais tu n'as pas l'air de beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une partie? --Peuh! dit Perlino en baillant, tu as les doigts trop courts, et tu n'es qu'une bete. --Des doigts courts ne sont pas toujours un defaut, reprit l'ecureuil; j'en ai vu pendre plus d'un dont le crime etait d'avoir les doigts trop longs; et si je suis une bete, seigneur Perlino, au moins suis-je une bete eveillee. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe a ma porte pendant la nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir. --Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi quelque chose d'etrange. J'ai la tete lourde et le coeur chagrin; je fais de mauvais reves. D'ou cela vient-il? --Cherche! dit l'ecureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut!" Sur ce, l'ecureuil grimpa sur une branche et disparut. Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien ne rend mechant comme de s'ennuyer a deux, rien ne rend sage comme de s'ennuyer tout seul. Au souper, il etudia la figure et le sourire de la dame des Ecus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais chaque fois qu'on lui presenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la fenetre pour admirer la beaute du soir et chaque fois il jeta de l'or potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs qui percaient la terre; c'est depuis ce temps-la que les hannetons sont dores. XI LA RECONNAISSANCE En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui le regardait tristement; mais il ne fit point de questions; il avait hate d'etre seul pour voir si le bonheur frapperait a sa porte et sous quelle figure il entrerait. Son inquietude ne fut pas de longue duree. Il n'etait pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive; c'etait Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait comment elle l'avait fait et petri de ses propres mains, comment c'etait a ses prieres qu'il devait la vie, et pourtant il s'etait laisse seduire et enlever, tandis qu'elle avait couru apres lui avec une peine que Dieu veuille epargner a tout le monde. Violette lui disait encore, avec un accent douloureux et plus penetrant, comment, depuis deux nuits elle veillait a sa porte; comment pour obtenir cette faveur, elle avait donne des tresors dignes des rois sans tirer de lui un seul mot; comment cette derniere nuit etait la fin de ses esperances et le terme de sa vie. En ecoutant ces paroles qui lui percaient l'ame, il semblait a Perlino qu'on le tirait d'un reve: c'etait un nuage qu'on dechirait devant ses yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans ses bras en sanglotant. Il voulait parler; elle lui ferma la bouche; on croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants ou l'on est si heureux qu'on n'a besoin que de pleurer. "Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit. --Partir n'est pas aise, seigneur Perlino, repondit l'ecureuil; la dame des Ecus-Sonnants ne lache pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous eveiller nous avons use tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous sauver. --Peut-etre ai-je un moyen, dit Perlino, a qui l'esprit venait comme la seve aux arbres du printemps." [Illustration] Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'ecurie, suivi de Violette et des trois amis. La il sella le meilleur cheval, et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'a la loge ou dormait le geolier, les clefs a la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'eveilla et voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or potable, au risque de l'etouffer; mais, loin de se plaindre, le geolier se mit a sourire, a rire, et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer a triple tour, et jeter dans l'abime ces clefs de perdition, pour enfermer a jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compte sans le trou de la serrure; il n'en faut pas plus a la convoitise pour s'echapper de sa retraite et envahir le coeur humain. [Illustration] [Illustration] Enfin les voila en route, tous deux sur le meme cheval. Perlino en avant, Violette en croupe. Elle avait passe son bras autour de son bien-aime; elle le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tete pour revoir la figure de sa chere maitresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'ecureuil n'avait plus d'une fois tire la bride pour empecher le cheval de butter ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore en chemin? Je laisse a penser la joie que ressentit le bon Cecco retrouvant sa fille et son gendre. C'etait le plus jeune de la maison; il riait tout le long du jour sans savoir pourquoi et voulait danser avec tout le monde; il avait tellement perdu la tete qu'il doubla les appointements de ses commis et fit une pension a son caissier, qui ne le servait que depuis trente-six ans. Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on eut soin de trier les amis. De vingt lieues a la ronde, il vint des abeilles qui apporterent un beau gateau de miel; le bal finit par une tarentelle de souris et un saltarello d'ecureuils dont on parla longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invites, Violette et Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arreter. Cecco, qui etait plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'il n'etaient plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jeterent dans ses bras en riant. Un pere a toujours le coeur faible: il les prit par la main et se mit a danser avec eux jusqu'au soir. XII LA MORALE "Voila l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en se levant ma grosse hotesse, tout emue des aventures qu'elle venait de conter. --Et la dame des Ecus-Sonnants, m'ecriai-je, qu'est-elle devenue? --Qui le sait, repondit Palomba. Qu'elle ait pleure ou qu'elle se soit arrachee un cote de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours par se prendre a son propre piege: c'est bien fait. La farine du diable s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour les honnetes gens! --Et la morale? --Quelle morale? dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre Excellence veut de la morale, il est deux heures; il y a un Pere capucin qui preche aux vepres et vous voyez d'ici la cathedrale. --C'est la morale du conte que je vous demande. --Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est servie, le poulet frit, le macaroni cuit. N I ni, mon histoire est finie. On berce les enfants avec des chansons et les hommes avec des contes: que voulez-vous de plus?" Je me mis a table, mais je n'etais pas satisfait. Tout en ebrechant mon couteau sur un blanc de poulet, je dis a mon hotesse: "Votre histoire est touchante, et voila un macaroni qui a un fumet admirable; mais quand je raconterai aux enfants de mon pays les aventures de Perlino, je ne leur servirai pas a diner en meme temps; ils reclameront une morale. --Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces delicats qui n'osent pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent gouter a mon macaroni, adressez-les a Amalfi et qu'ils demandent la Lune. Nous leur servirons dans une assiette, plus de morale que n'en fournirait tout Paris. [Illustration] "A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se leve, les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodee comme ce matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! Le mal passe n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout a l'heure. --Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouve ce que cherchais. Un moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voila ce que donnent les contes et les reves. Bien fou qui leur en demande davantage. _Ecco la moralita._" BLANDINE L'ESCLAVE RECIT HISTORIQUE De toutes les vertus qui honorent une femme, la plus belle et la plus precieuse, sans contredit, c'est la piete, car elle contient en soi toutes les autres: la charite, le sacrifice, la modestie, le courage, l'amour de la justice et de la verite. Les femmes de France se sont toujours distinguees par leur piete; depuis la reine Bathilde et la mere de saint Louis jusqu'a Jeanne d'Arc, depuis sainte Genevieve jusqu'a l'epouse de Louis XV, la reine Marie Leckzinska, on peut citer aupres du trone, comme dans les conditions les plus obscures, une foule de femmes devenues celebres par leur saintete, non moins que par leur courage et par leur esprit. Mais parmi tous les noms qui sont venus jusqu'a nous et qu'entoure la veneration des siecles, il n'en est pas un qui merite d'etre conserve avec plus de respect que celui de la pauvre esclave Blandine, la premiere victime de la persecution paienne dans les Gaules, la premiere martyre de Lyon. On sait que le christianisme vint du bonne heure en notre pays. Il y fut apporte par les disciples de saint Jean, venus d'Orient pour repandre la _bonne nouvelle_ dans les Gaules. Des le milieu du second siecle apres Jesus-Christ, au temps de l'empereur Marc-Aurele, nous trouvons a Lyon une Eglise deja florissante, quoique cachee; cette Eglise a pour chef Pontinus, vieillard de plus de quatre-vingt-dix ans, qui avait du entendre a Ephese le disciple bien-aime du Seigneur. Des chretiens venus de la Grece et d'Asie, des Romains et des Gaulois convertis, composaient la communaute nouvelle; rien n'y manquait, pas meme des esclaves instruits par leur maitre. C'etait la le spectacle jusqu'alors inconnu que donnait le christianisme; pour la premiere fois l'esclave etait traite comme un homme, et non plus une brute; pour la premiere fois, le riche et le puissant respectaient dans le pauvre et l'opprime une ame immortelle, rachetee par Jesus-Christ. Les chretiens etaient odieux aux paiens; leur religion, disait-on, etait contraire aux lois de l'empire. Les paiens ne se trompaient pas dans leur jugement. Les lois de l'empire soumettaient la conscience au prince; c'etait l'empereur, c'etait le senat qui decidaient quels dieux on devait adorer. Il n'est pas douteux que les chretiens ne reconnaissaient pas cette tyrannie; aucun d'eux ne voulait s'avilir devant ces dieux de pierre et de bois, que des gens corrompus et pervers pretendaient imposer a la credulite populaire; les fideles preferaient la mort au mensonge et au deshonneur; c'est pour cela qu'ils etaient saints et grands. Un autre reproche que les paiens faisaient aux chretiens, une autre cause de haine et de mepris, c'est que les chretiens, disaient-ils, etaient insociables. On ne les voyait jamais aux fetes publiques; jamais ils ne prenaient part a ces spectacles que les empereurs prodiguaient au peuple pour lui faire oublier sa servitude. En ce point encore, les paiens avaient raison. Ces jeux qui faisaient la joie des Romains, ces chasses du cirque ou des betes farouches dechiraient des malheureux sans defense, ces combats de gladiateurs ou des esclaves s'entre-tuaient pour amuser l'oisivete romaine, tout cela faisait horreur aux chretiens. Ils vivaient loin de ce monde cruel et debauche; ils se reunissaient entre eux comme des freres, communiant a la meme table, ne cherchant d'autre plaisir que celui de s'entr'aimer et de servir Dieu d'un meme coeur. Ce qu'il y a de plus odieux aux hommes, et surtout aux grands, c'est qu'on ne partage ni leurs idees ni leurs amusements; on commenca par dedaigner les chretiens; on voulut bientot les obliger de faire comme la foule et d'adorer les caprices de l'empereur. Ils resisterent; cette resistance fut un crime de lese-majeste; il fallait que dans l'empire il n'y eut d'autre volonte, d'autre pensee que celle du souverain. Marc-Aurele etait un grand prince, severe avec lui-meme, sobre, courageux; il avait toutes les vertus d'un soldat et d'un philosophe, mais il etait empereur, et a ce titre, imbu de tous les prejuges de la puissance. La loi defendait aux chretiens d'exister; Mare-Aurele ne s'inquieta pas de savoir si cette loi etait injuste et cruelle; il ne doutait pas qu'il n'eut le droit d'ordonner tout ce qui lui plaisait. Il avait autour de lui de savants conseillers qui lui pretaient chaque jour cette maxime despotique: L'empereur etait dieu, le Romain n'etait qu'un esclave qui devait obeir et tout sacrifier, fut-ce meme sa conscience. C'est ainsi que, malgre ses belles qualites et sa douceur, Marc-Aurele en arriva a la persecution. Cette persecution commenca a Lyon vers l'an 177; elle commenca, comme de coutume, non par une accusation reguliere, mais par des emeutes. La populace connaissait toujours les chretiens; c'etaient ces gens severes et tristes qu'on ne voyait ni dans les temples, ni aux jeux, ni aux fetes; chacun pouvait les designer du doigt comme des impies et des athees, car on ne les voyait jamais adorer les dieux de la patrie. On insulta les chretiens dans la rue; on les chassa de la place publique, ou, suivant l'usage romain, les citoyens se reunissaient tous les jours, et on leur interdit les bains publics: on les forca de se renfermer chez eux et de se cacher comme des criminels. Si, par hasard, on les rencontrait au dehors, la foule ameutee leur jetait des pierres; on les frappait; on pillait leurs maisons; toute injure etait sainte et toute violence legitime quand la victime portait le nom odieux de chretien. Il semble que les magistrats auraient du proteger des innocents contre de pareils outrages; car, dans un pays civilise, il n'est pas permis d'user de violence, meme contre un criminel reconnu, meme contre un assassin avere; mais il n'y avait pas de justice pour les chretiens; ils etaient hors la loi. Le peuple qui les lapidait, les trainait devant le magistrat apres les avoir insultes et demandait leur mort a grands cris. Le proconsul, quelle que fut son opinion, ne pouvait hesiter a punir les malheureux qu'on lui amenait; la pitie et l'indulgence l'eussent rendu suspect a l'empereur. Il fallait donc punir comme des assassins des gens dont le seul forfait etait de ne point sacrifier a de vaines idoles. Constater le crime n'etait pas difficile; ce crime, c'etait de s'avouer chretien, et jamais un fidele ne reculait devant cet aveu. D'ordinaire il oubliait son nom, sa patrie, sa naissance, sa condition; et a toutes les questions que lui adressait le proconsul il ne repondait que ces mots: _Je suis chretien_, ou: _Je suis l'esclave du Christ_. Ces mots, c'etait l'arret du supplice et de la mort. Le supplice etait affreux: c'etait la torture avec toutes ses horreurs. Tuer un chretien, c'etait, pour le magistrat, se reconnaitre vaincu: celui qu'il avait tue etait desormais un martyr, un temoin mort pour rendre hommage a Jesus-Christ. L'exemple de son courage engendrait de nouveaux devouements, et il n'etait pas rare qu'a la vue de la cruaute des bourreaux, de l'injustice des magistrats et du courage des fideles, plus d'un paien ne se declarat publiquement chretien et ne demandat a mourir. _Le sang des martyrs_, s'ecriait un Pere de l'Eglise, le fougueux Tertullien, _c'est de la graine de chretiens_. Il fallait donc non pas tuer le prisonnier, mais lui faire souffrir de tels supplices que la douleur le contraignit a se retracter. C'etait la triste victoire que poursuivait le magistrat, a force de menaces et de violences. Que la victime, vaincue par la douleur, dit un mot, qu'elle brulat un grain d'encens a la statue du divin empereur, elle etait libre et souvent recompensee; mais si le chretien preferait la verite a la honte, on epuisait apres lui toutes les inventions de la rage humaine, pour arracher a sa bouche meurtrie un soupir qu'on put transformer en aveu. Le fer, le feu, rien n'etait epargne par les bourreaux; tant qu'un membre palpitait encore, tant qu'il restait autre chose qu'un cadavre, on s'acharnait apres le martyr; il n'y avait de salut pour lui que dans la mort, qu'on lui faisait atteindre si lentement et qu'on lui vendait si cher. On concoit donc quelle fut la terreur des chretiens de Lyon quand la foule se mit a les poursuivre et a les livrer au magistrat. Ce n'etait pas seulement la torture de la mort qui les effrayait, c'etait aussi la crainte que parmi les fideles il s'en trouvat quelques-uns qui n'eussent ni assez de courage ni assez d'energie pour resister aux bourreaux. C'etait toujours la grande inquietude; la retractation d'un chretien, son retour au paganisme, c'etait la vraie et la seule defaite que redoutassent les disciples du Christ. Il y avait surtout une classe de chretiens pour qui la tentation de ceder etait bien forte: c'etaient les esclaves: s'ils adoraient la statue imperiale, s'ils chargeaient leurs maitres, on leur offrait d'ordinaire de l'argent et la liberte. Aussi voit-on, dans ces persecutions, qu'on commence par arreter les esclaves, paiens et chretiens, et qu'on les presente a la torture pour les contraindre a deposer contre leurs patrons. C'est ce qui se fit a Lyon, et aussitot parurent ces accusations stupides, que dans tous les temps on a imputees aux gens que poursuit la haine publique. "Les chretiens, disaient les esclaves, se reunissent a des banquets communs; la on egorge un enfant et on en boit le sang." C'est ce qu'on nommait les festins de Thyeste, en souvenir de ce personnage fabuleux a qui son frere Atree, par une vengeance abominable, fit servir la chair meme de son fils. De pareilles calomnies sont si odieuses qu'il semble impossible de les croire. Mais la haine ne raisonne pas. Parmi les esclaves arretes a Lyon, il y avait une femme nommee Blandine; c'etait une chretienne que sa maitresse avait convertie. Elle etait de petite taille, faible et delicate; aussi sa maitresse, qui avait vaillamment affronte la torture, craignait-elle que la pauvre esclave ne fut pas de force a combattre avec le bourreau. C'etait le souci de tous les freres (ainsi se nommaient entr'eux les chretiens); tous, captifs ou non, assistaient a ce terrible spectacle, pour s'encourager les uns les autres et s'animer a mourir pour la verite. On livra Blandine aux bourreaux; c'etait une esclave; on n'avait rien a menager avec ces creatures que dedaignait l'orgueil antique. Les Romains avaient moins de souci d'un esclave que nous n'en avons aujourd'hui d'un boeuf ou d'un cheval. Blandine fut mise a la torture; il semblait que du premier coup on allait briser ses membres delicats, ou forcer la pauvre femme a crier grace; mais l'esprit de Jesus-Christ l'animait; elle resista avec un courage heroique et une force surhumaine. Depuis le point du jour jusqu'au coucher du soleil, supplices et bourreaux se succederent; on s'acharna sur ce corps dechire de coups et qui n'avait deja plus forme humaine; on le lacera avec des ongles de fer; on le troua de toutes parts; plus d'une fois le chevalet rompit sous l'effort des cordes qui tendaient les membres de la victime, rien ne put reduire la noble martyre. "Elle etait, dit le recit contemporain, comme un genereux athlete. La douleur meme ranimait ses forces et son courage. On eut dit qu'elle oubliait ses souffrances et qu'elle trouvait le repos et une energie nouvelle dans ces mots, qu'elle repetait sans cesse: _Je suis chretienne; chez nous on ne fait rien de mal._" Quand la nuit fut venue, on la jeta pele-mele avec les autres martyrs dans une prison obscure et sans air; on lui placa les pieds sur un bloc de bois, troue de place en place, si bien que la pauvre victime ne put meme pas trouver de repos pour son corps brise; on la reservait pour un supplice plus eclatant. Elle avait brave le proconsul et vaincu la menace des lois humaines, il lui fallait maintenant servir aux plaisirs sanglants du peuple; c'est a l'amphitheatre, un jour de fete, qu'elle devait mourir. Pour hater la vengeance et pour animer la rage populaire, le proconsul ordonna des jeux extraordinaires. Il s'etait promis d'amuser la foule; aussi chaque martyr devait-il mourir par un supplice particulier. Loin de s'effrayer de cette terrible epreuve, les freres voyaient arriver avec joie le jour et l'heure des tourments. La delivrance approchait. Ces supplices divers, qui allaient les reunir dans une meme mort, c'etait, disaient-ils, comme autant de fleurs de couleurs variees qui formaient une meme couronne d'immortalite, offrande digne de plaire au Seigneur. Parmi les martyrs reserves aux betes de l'amphitheatre, on avait mis les plus courageux, ceux qui, apres avoir lasse les bourreaux, sauraient le mieux affronter la dent des lions et des leopards. Au premier rang figuraient deux Romains, Maturus et Sanctus, avec un Grec, venu de Pergame, Attale, que l'on appelait la colonne de pierre angulaire de l'Eglise lyonnaise; a cote d'eux, meurtrie et mutilee, mais, toujours indomptable, etait la pauvre Blandine. Maturus et Sanctus, qu'on avait tortures plusieurs fois, furent tourmentes de nouveau dans l'amphitheatre pour assouvir la cruaute d'une foule insensee. On les battit de verges, on les jeta aux betes, qui les dechirerent; le peuple voulait une mort cruelle. Sur les cris de l'assemblee, on les retira de l'arene a demi morts, pour les asseoir sur une chaise de fer qu'on fit rougir. Malgre tout on ne put reduire leur constance; Maturus ne poussa pas un soupir. Sanctus ne prononca d'autres paroles que celles qu'il avait repondu le premier jour au proconsul, et qui l'avaient soutenu au milieu des supplices: _Je suis chretien._ Furieux de se voir vaincu par l'energie de ces hommes sans defense, le peuple ordonna d'etrangler les deux martyrs. Le tour de Blandine etait venu. On l'attacha a un poteau, les bras etendus, pour l'exposer ainsi aux animaux feroces. Sur son visage fatigue brillait comme une lueur divine; elle mourait pleine de foi et d'esperance, car elle mourait pour le Christ et par le meme supplice. Pour tous les freres qui la contemplaient, c'etait une joie profonde de voir et d'admirer le courage de leur soeur; tous se rappelaient le divin martyr du Calvaire, et tous, benissant le Seigneur, faisaient des voeux pour la delivrance et la gloire de Blandine; mais les betes, moins feroces que les hommes, ne voulurent point toucher au corps de la sainte; l'effort des bestiaires fut impuissant pour les animer. Elles rentrerent en grondant au fond de la cage. Au grand deplaisir des spectateurs, il fallut detacher Blandine et la remettre en prison; on la reservait pour une nouvelle fete de meurtre et de sang. Attale restait le dernier; c'etait le plus odieux, car c'etait le plus brave. Suivant toute apparence, c'etait un missionnaire venu d'Orient, et, apres l'eveque Pontinus, le principal apotre de l'Eglise de Lyon. Le peuple demanda a grands cris qu'on fit descendre Attale dans l'arene. Il y parut le front serein, la tete droite, soutenu par sa conscience, pret au combat, comme un soldat du Christ. On lui fit faire le tour de l'amphitheatre, pour que la foule put l'insulter a loisir; devant lui un soldat portait un tableau ou etait ecrit: _Voici Attale, le chretien_. Malgre les clameurs du peuple, le proconsul ne put livrer ce jour-la le martyr au supplice; Attale etait un citoyen romain, ce n'etait pas un esclave comme Blandine; il fallait l'ordre de l'empereur pour le mettre a mort. Mais on avait ecrit a Rome; la reponse de Marc-Aurele n'etait pas douteuse. L'empereur philosophe ecrivait un beau livre rempli de nobles maximes sur la justice et l'humanite; mais un chretien n'avait pas de droits, ce n'etait pas un homme, c'etait l'ennemi du genre humain. Tandis que Blandine attendait en prison qu'une lettre du Cesar lui permit enfin de mourir, elle n'etait pas inactive. C'etait, disent ses contemporains, c'etait comme une mere qui rassemble ses enfants et leur donne de nouveau la vie. A force de priere et d'argent, les fideles se faisaient ouvrir les prisons, et tous couraient aupres de Blandine pour la saluer du nom de martyre. Mais son humilite repoussait ce titre honorable. "Ceux-la seuls sont martyrs, disait-elle, que le Christ a appeles aupres de lui; la mort qu'ils ont courageusement soufferte est le sceau de leur gloire; nous ne sommes que de pauvres et humbles confesseurs." Puis elle prechait a tous la resignation, le courage, l'union, et, enfin, repandant des larmes, elle suppliait les freres d'adresser leurs prieres a Dieu pour qu'elle obtint la mort, qui devait l'affranchir. Il ne manquait pas non plus de paiens qui venaient pour seduire les prisonniers par de belles promesses ou pour insulter a ce qu'ils nommaient leurs vaines esperances. Blandine leur parlait avec douceur, mais avec une foi profonde et une liberte sans bornes. Les paiens, emus, sentaient bien que cette femme ne craignait plus rien des hommes, et attendait tout de Dieu. Ils se demandaient d'ou venait cette force qui leur manquait, et comment cette debile creature, seule et sans appui, bravait l'injustice et la violence avec plus de fermete et d'energie que n'en avaient jamais montre, en face de l'ennemi, leurs Scipions et leurs Fabius, soutenus par une armee. Il y a une sainte contagion dans le spectacle de la grandeur morale; parmi ces paiens venus par curiosite, peut-etre y en eut-il plus d'un qui etait entre dans la prison de Blandine en ennemi de la foi et qui en sortit deja chretien dans le coeur. Enfin arriva la lettre de Marc-Aurele; elle ordonnait la mort. Pour honorer l'empereur et rendre la vengeance plus solennelle, le proconsul attendit un des jours ou se tenait l'assemblee de la province. Assis sur son tribunal, entoure de ses licteurs et de ses gardes, au milieu des pompes theatrales, il se fit amener les chretiens, et, apres de nouvelles menaces et de nouvelles prieres, lut a chacun d'eux l'arret de mort. Les citoyens romains eurent aussitot la tete tranchee; les autres, et Blandine etait du nombre, furent renvoyes aux betes; Attale aussi fut epargne le premier jour; tout citoyen romain qu'il fut on l'avait reserve pour l'amphitheatre, afin que l'ignominie du supplice fut un chatiment de plus pour ce que le proconsul appelait l'obstination d'un insense, et ce que nous appelons aujourd'hui la foi d'un chretien. Au jour dit, le peuple emplit le vaste amphitheatre, criant qu'on livrat les chretiens aux lions. Quand les grilles s'ouvrivent, il se lit un profond silence, et alors parurent Attale, Blandine et un enfant de quinze ans, nomme Ponticus. Comme ses devanciers, Attale souffrit tous les tourments que demanda le caprice ou l'ivresse sanglante de la foule. Lui aussi, apres l'avoir battu de verges et livre aux betes, on le fit asseoir sur le fauteuil de fer rougi. Au milieu du supplice, l'injure et la calomnie le poursuivaient encore. On lui reprochait de devorer des enfants; il se tourna dedaigneusement vers les laches qui l'outrageaient, et, leur montrant ses membres reduits par le feu: "Voila, leur dit-il, ce qui s'appelle devorer des hommes. Pour nous, loin de devorer des enfants, nous ne faisons de mol a personne." Et, comme on lui demandait le nom de son Dieu: "Dieu, repondit-il, n'a pas de nom, comme nous autres mortels." Apres cette reponse, il mourut. On avait reserve pour la fin Ponticus et Blandine, une femme, un enfant. On les avait forces d'assister a tous les supplices; on esperait que la vue de tant de souffrances effrayerait et dompterait des ames aussi sensibles et aussi tendres; on les suppliait de jurer par les images des dieux, car on sentait ce qu'il y avait d'odieux a ecraser ainsi du meme coup la faiblesse et l'innocence. Tout fut inutile, Blandine et Ponticus etaient chretiens. La foule entra alors en fureur et ne voulut epargner ni l'age ni le sexe. Ponticus fut le premier saisi; le peuple demanda qu'on epuisat tous les supplices sur cet enfant. Battu de verges, livre aux betes, il resista a toutes les epreuves. Au milieu des tourments qui le brisaient, on entendait la voix de Blandine qui encourageait son jeune frere a souffrir des douleurs d'un instant pour conquerir une gloire qui ne finirait pas. Ni menaces ni coups n'arretaient la chretienne; c'etait une mere qui voulait enfanter son fils a la vie eternelle. Ponticus resista aussi longtemps que ses forces le lui permirent, et ce fut en souriant a Blandine qu'il rendit le dernier soupir. L'enfant mort et dans le sein de Dieu, on vit Blandine marcher aux betes de l'amphitheatre, non pas comme une captive qui va a la mort, mais comme une fiancee qui prend place au festin nuptial. Sur l'ordre du peuple, on la suspendit dans un filet, et on l'exposa ainsi a un taureau indompte. Trois fois l'animal, de sa corne furieuse, jeta en l'air la pauvre Blandine, trois fois il la foula aux pieds, pour assouvir sa rage sur la victime qu'on lui livrait; on n'entendit ni plaintes ni pleurs, mais seulement quelques mots de priere, une invocation au Christ sauveur. Enfin on la tira du filet a demi morte et on l'egorgea comme un agneau qu'on egorge a l'autel. Le spectacle etait fini; mais l'ivresse de la foule avait cesse; le peuple sortit en silence, sans jeter au ciel le nom de Cesar. Chacun se disait que jamais femme n'avait supporte de tels supplices et n'avait montre un courage plus indompte; le proconsul, qui tremblait devant les serviteurs de Cesar, se demandait quelle etait donc cette religion nouvelle qui affranchit la conscience, chasse toute frayeur, donne la liberte au milieu des fers, et met une esclave au-dessus meme de l'empereur. Blandine n'avait plus rien a craindre des hommes; c'etait elle maintenant qui faisait trembler les ministres de Cesar. Cette depouille sanglante, ce reste de chair et d'os, qui avaient echappe a la dent des betes et au fer des bourreaux, voila des tresors que se disputaient les chretiens. Pour obtenir ces saintes reliques, un fidele offrait sa fortune; si on la refusait, il se glissait dans l'ombre des nuits pour ravir ce qui, pour lui, etait plus precieux que l'or. Les magistrats n'ignoraient pas que, si ce cadavre leur echappait, on se disputerait chacun des cheveux de Blandine, et que chacun des possesseurs serait un nouvel ami de la verite, un nouvel ennemi du despotisme imperial. C'est la qu'etait le danger pour ces bourreaux qu'effrayait la pale figure d'une pauvre femme qu'ils avaient egorgee. Pendant six jours on exposa les restes des martyrs a toutes les injures du temps, a tous les outrages des hommes; le septieme jour, on les brula, et les cendres furent jetees dans le Rhone. Les paiens s'imaginaient ainsi defier Dieu et empecher la resurrection qu'attendaient les chretiens; ils voulaient ravir aux fideles toute esperance, en meme temps leur oter tout souvenir. Impuissance de la force! Toutes ces violences ne trahissaient que la crainte. Les siecles ont passe; le paganisme est tombe; le nom des bourreaux a disparu sous l'execration publique. Mais le nom de Blandine est reste. De cette douce et courageuse victime, l'Eglise a fait une sainte, et tant qu'il y aura des fideles sur la terre, le cri de Blandine restera la devise de la societe chretienne: _Nous nommes chretiens, et nous ne faisons rien de mal_; belles et saintes paroles qu'on ne saurait trop mediter. C'est ainsi que par sa foi, son amour de la verite, son devouement a Dieu, Blandine, la pauvre esclave, a merite de vivre dans l'histoire. Aussi longtemps qu'il y aura en France des femmes chretiennes, elles respecteront sa memoire, elles admireront l'exemple de cette heroine chretienne, qui du sein de sa faiblesse et de ses miseres, nous crie qu'on peut toujours s'elever en faisant son devoir; que la veritable grandeur de l'homme est dans son ame, et qu'on ne doit jamais avilir cette ame, que Dieu a faite a son image et qui n'appartien qu'a lui. LA SAGESSE DES NATIONS OU LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN I LE CAPITAINE JEAN Quand j'etais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez mon grand-pere, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on appelait le capitaine Jean. C'etait, disait-on, un ancien marin qui avait fait cinq ou six fois le tour du monde. Je le vois encore. C'etait un gros homme court et trapu; sa figure etait jaune et ridee; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il etait toujours habille de la meme facon: l'ete, tout en blanc depuis les pieds jusqu'a la tete, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en bleu, avec un chapeau cire, des souliers a boucles et des bas chines. Il habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait a personne. Aussi le regardait-on comme une espece de Croquemitaine. Quand je n'etais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer de l'horrible voisin, menace qui me rendait aussitot obeissant. Malgre tout, je me sentais attire par le capitaine. Je n'osais le regarder en face; il me semblait qu'il sortait une flamme de ses petits yeux, caches par d'epais sourcils, plus blancs que ses moustaches; mais je le suivais en arriere, et, sans savoir comment, je me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'etait pas un homme comme les autres. Tous les matins, il etait dans une prairie de mon grand-pere, assis au bord de l'eau, pechant a la ligne avec un bonheur qui ne se dementait jamais. Tandis qu'il etait la, immobile et guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi, a qui on defendait d'approcher de la riviere. Et quelle joie quand le capitaine appelait son chien, lui mettait une allumette enflammee dans la gueule, et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayee de Fidele. C'etait la un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment. [Illustration] A dix ans, on ne cache guere ce qu'on eprouve; le capitaine s'apercut de mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour que, hisse sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'epaule du pecheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il promenait sur l'eau: "Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit a mon oreille comme un coup de canon; vous etes un amateur, a ce que je vois. Si vous etes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, prenez cette ligne qui est a cote de moi. Voyons comment vous vous en tirerez." Dire ce qui se passa dans mon ame serait chose difficile; j'ai eu quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une emotion aussi forte. Je rougis; les larmes me vinrent aux yeux; et me voila assis sur l'herbe, tenant la ligne qu'avait lancee le marin, plus immobile que Fidele et ne regardant pas son maitre avec moins de reconnaissance. L'hamecon jete, le liege trembla: "Attention! jeune homme, me dit tout bas le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez a vous doucement, allongez, et maintenant tirez lentement a vous; fatiguez-moi ce drole-la." J'obeis, et bientot j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour glorieux, aucun succes ne t'a efface de mon souvenir! Tu es reste ma plus grande et ma plus douce victoire! Depuis cette heure fortunee, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. Nous etions inseparables; on l'aurait plutot vu sans son chien que sans moi. Ma mere s'apercut de cette passion naissante. Comme le marin etait un brave homme, elle tira bon parti de mon amitie. Quand ma lecture etait manquee, quand il y avait dans ma dictee une orthographe de fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain (ce qui etait plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon absence; Dieu sait de quelle facon il jurait apres moi! Grace a cette terreur salutaire, je fis des progres rapides. Si je ne fais plus trop de fautes quand j'ecris, je le dois a l'excellent homme qui, en fait d'orthographe, en savait un peu moins long que moi. Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine de le rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais recus: "Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc ecris-tu? --Vraiment, repondit-il, cela me serait difficile, je ne sais ni lire ni ecrire. --Tu es bien heureux! m'ecriai-je. Tu n'as pas de maitres, toi, tu t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris. --Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me coute cher; tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le payer. --Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais gronde, tu as toujours fait ce que tu as voulu. --C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant sa grosse voix et en me regardant d'un air de bonte; j'ai fait ce qu'ont voulu les autres, et j'ai eu une terrible maitresse qui ne donne pas ses lecons pour rien; on la nomme l'experience. Elle ne vaut pas ta mere, je t'en reponds. --C'est l'experience qui t'a rendu savant, capitaine? --Savant, non; mais elle m'a enseigne le peu que je sais. Toi, mon enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'experience des autres; moi, j'ai tout appris a la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est vrai, malheureusement pour moi, mais j'ai une bibliotheque qui en vaut bien une autre. Elle est la, ajouta-t-il en se frappant le front. --Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliotheque? --Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la medecine, des proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventes; grands ou petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit. --Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme toi. --Volontiers, reprit le marin; mais je le previens que je ne suis pas un diseur de belles paroles; je te reciterai mes contes comme on me les a recites; je te dirai a quelle occasion et quel profit j'en ai tire. Ecoute donc l'histoire de mon premier voyage. II PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN J'avais douze ans et j'etais a Marseille, ma ville natale, quand on m'embarqua comme mousse a bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la Belle-Emilie_. Nous allions au Senegal porter de ces toiles bleues qu'on appelle des guinees; nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents d'elephant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le voyage n'eut rien d'interessant; je ne me souviens guere que des coups de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le caractere et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisieme semaine, la brick approcha des cotes d'Andalousie, et, un soir, on jeta l'ancre a quelque distance d'Almeria. La nuit venue, le second du navire prit son fusil, et s'amusa a tirer des hirondelles, que je ne voyais pas, car le soleil etait couche depuis longtemps. Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstines qui se promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur invisible gibier. Tout a coup on met la chaloupe a la mer, on m'y jette plus qu'on ne m'y descend; me voila occupe a recevoir et a ranger des ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas a quoi pouvait servir cette promenade par une nuit sans etoiles; mais un mousse ne raisonne guere, il obeit sans rien dire, sinon, gare les coups de garcette! La chaloupe aborda sur une plage deserte, loin du port d'Almeria. Le second, qui nous commandait, se mit a siffler; on lui repondit, et bientot j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On debarqua les ballots, on les chargea sur les chevaux, les anes, les mulets, qui se trouvaient la fort a propos; puis, le second ayant dit aux matelots de l'attendre jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hissa sur une mule, entre deux paniers; nous voila en route pour aller je ne sais ou. Au bout d'une heure, on apercut une petite lumiere, vers laquelle on se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on repondit: _Les anciens_. Une porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitee par des gens qui n'avaient pas la mine de tres bons chretiens. C'etait, je l'appris bientot, des bohemiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce defendu, qui nous exposait aux galeres. On ne m'avait pas demande mon avis. Le capitaine entra, avec les bohemiens, dans une salle basse dont on ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui preparait le souper: c'etait la plus laide sorciere que j'aie vue de ma vie. Elle me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais malgre moi. Quand elle m'eut bien examine, la vieille me parla. Je fus tout etonne d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit asseoir aupres d'elle, les jambes croisees sur une natte de jonc et, me jetant un poulet, m'ordonna de le plumer. Un mousse doit tout savoir, sous peine d'etre battu; je me mis a arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, qui, de son cote, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour m'encourager, elle me souriait de facon agreable, en me montrant chaque fois trois grandes dents jaunes tout ebrechees, seul tresor qui lui restai dans la bouche. Les poulets plumes, il fallut hacher des oignons, eplucher de l'ail, preparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, autant par peur de la vieille que par amitie. "Eh bien, la mere, etes-vous contente? lui dis-je, quand tous nos preparatifs furent acheves. --Oui, mon fils, dit-elle; tu es un bon garcon, je veux te recompenser. Donne-moi ta main." Elle me prit la main, la retourna, et se mit a en suivre toutes les lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure. "Assez, la mere! lui dis-je en retirant ma main, je suis chretien, je ne crois pas a tout cela. --Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres gitanos, nous entendons des voix qui vous echappent, nous parlons avec les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. [Illustration] --Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de ce poulet que j'ai plume? --Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciee de l'ecouter, mais, si tu veux, je te conterai l'histoire de son frere; tu y verras que tot ou tard on est puni par ou on a peche, et que jamais un ingrat n'echappe au chatiment." Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre que je tressaillis; puis elle commenca le conte que voici. III HISTOIRE DE COQUERICO[1] [Note 1: On trouve cette histoire, fort populaire en Espagne, contee avec quelque difference, dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, _le Gaviota, ou la Mouette_.] Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la basse-cour d'un riche fermier; elle etait entouree d'une nombreuse famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme et estropie. C'etait justement celui que la mere aimait le mieux; ainsi sont faites toutes les meres: leurs preferes sont les plus laids. Cet avorton n'avait d'entiers qu'un oeil, une patte et une aile; on eut dit que Salomon eut execute sa sentence memorable sur Coquerico (c'etait le nom de ce chetif individu) et qu'il l'eut coupe en deux du fil de sa fameuse epee. Quand on est borgne, botteux et manchot, c'est une belle occasion d'etre modeste; notre gueux de Castille etait plus fier que son pere, le coq le mieux eperonne, le plus elegant, le plus brave et le plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos a Madrid. Il se croyait un phenix de grace et de beaute, et passait les plus belles heures du jour a se mirer au ruisseau. Si l'un de ses freres le heurtait par hasard, il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au combat le seul oeil qui lui restat; si les poules gloussaient a sa vue, il disait que c'etait pour cacher leur depit, parce qu'il ne daignait meme pas les regarder. Un jour que sa vanite lui montait a la tete plus que de coutume, il dit a sa mere: "Ecoutez-moi, Madame ma mere: l'Espagne m'ennuie, je m'en vais a Rome; je veux voir le Pape et les cardinaux. --Y penses-tu, mon enfant? s'ecria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race: nous pouvons montrer notre genealogie. Ou trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, des muriers pour t'abriter, un poulailler blanchi a la chaux, un fumier magnifique, des vers et des grains partout, des freres qui t'aiment, et trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'a Rome meme tu ne regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie?" Coquerico haussa son aile manchote en signe de dedain. "Ma mere, dit-il, vous etes une bonne femme; tout est beau a qui n'a jamais quitte son fumier; mais j'ai deja assez d'esprit pour voir que mes freres n'ont pas d'idee et que mes cousins sont des rustres. Mon genie etouffe dans ce trou, je veux courir le monde et faire fortune. --Mais, mon fils, reprit la pauvre mere poule, l'es-tu jamais regarde dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes d'araignee et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici, tu es perdu. --Ma mere, repondit Coquerico, quand une poule couve un canard, elle s'effraye toujours de le voir courir a l'eau. Vous ne me connaissez pas davantage. Ma nature, a moi, c'est de reussir par mes talents et mon esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agrements de ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens." Quand la poule vit que tous les sermons etaient inutiles, elle dit a Coquerico: "Mon fils, ecoute au moins les derniers conseils de ta mere. Si tu vas a Rome, evite de passer devant l'eglise de Saint-Pierre; le saint, a ce qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons; tu les reconnaitras a leur bonnet blanc, a leur tablier retrousse et a la gaine qu'ils portent au cote. Ce sont des assassins patentes qui nous traquent sans pitie: ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps de dire _miserere_! Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant la patte, recois ma benediction et que saint Jacques te protege! c'est le patron des pelerins." Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans l'oeil de sa mere; il ne s'inquieta pas davantage de son pere, qui cependant dressait sa crete au vent et semblait l'appeler; sans se soucier de ceux qu'il laissait derriere lui, il se glissa par la porte entr'ouverte; a peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois fois pour celebrer sa liberte: _Coquerico! coquerico! coquerico!_ [Illustration] Comme il courait a travers champs, moitie volant, moitie sautant, il arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis a sec. Cependant, au milieu du sable, on voyait encore un filet d'eau si mince que deux feuilles tombees l'arretaient au passage. Quand le ruisseau apercut notre voyageur, il lui dit: "Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai meme pas la force d'emporter ces feuilles qui me barrent le chemin encore moins de faire un detour, car je suis extenue. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura rendu mes forces. --Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de ruisseau? Adresse-toi a gens de ton espece, ajouta-t-il; et, de sa bonne patte, il sauta par-dessus le filet d'eau. "Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins!" murmura le ruisseau, mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas. Un peu plus loin notre maitre coq apercut le Vent tout abattu et tout essouffle. "Cher Coquerico, lui dit-il, viens a mon aide; ici-bas on a besoin les uns des autres. Tu vois ou m'a reduit la chaleur du jour; moi qui, en d'autres temps, deracine les oliviers et souleve les mers, me voila tue par la canicule. Je me suis laisse endormir par le parfum de ces roses avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque evanoui. Si tu pouvais me lever a deux pouces du sol avec ton bec, et m'eventer un peu avec ton aile, j'aurais la force de m'elever jusqu'a ces nuages blancs que j'apercois la-haut, pousses par un de mes freres, et je recevrais de ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'a ce que j'herite du premier ouragan. [Illustration] --Monseigneur, repondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est amusee plus d'une fois a me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit jours encore que, se glissant en traitre derriere moi, Votre Seigneurie s'est divertie a m'ouvrir la queue en eventail, et m'a couvert de confusion a la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire penitence et d'apprendre a respecter certains personnages qui, par leur naissance, leur beaute et leur esprit, devraient etre a l'abri des plaisanteries d'un sot." Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit a chanter trois fois de sa voix la plus rauque: _Coquerico! coquerico! coquerico!_ et il passa fierement son chemin. Dans un champ nouvellement moissonne ou les laboureurs avaient amasse de mauvaises herbes fraichement arrachees, la fumee sortait d'un morceau d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer, et vit une petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les allumer. "Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens a point pour me sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais ou s'amuse mon cousin le Vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques brins de paille seche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu obligeras. --Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le merites, insolente qui oses t'adresser a moi! et voila le poulet qui saute sur le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus de fumee. Sur quoi, maitre Coquerico, suivant son habitude, se mit a chanter trois fois: _Coquerico! coquerico! coquerico!_ puis il battit de l'aile, comme s'il avait acheve les exploits d'Amadis. [Illustration] Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver a Rome: c'est la que menent tous les chemins. A peine dans la ville, il courut droit a la grande eglise de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y songea guere; il se placa en face de la porte principale, et, quoiqu'au milieu de la colonnade, il ne parut pas plus gros qu'une mouche; il se hissa sur son ergot et se mit a chanter: _Coquerico! coquerico! coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint et desobeir a sa mere. Il n'avait pas fini qu'un suisse, de la garde du Saint-Pere, qui l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour en faire son souper. "Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico a sa menagere, donne-moi vite de l'eau bouillante pour plumer ce penitent-la. --Grace! grace! madame l'Eau, s'ecria Coquerico. Eau si douce, si bonne, la plus belle et la meilleure des choses du monde, par pitie, ne m'echaude pas! --As-tu donc eu pitie de moi, quand je t'ai implore, ingrat?" repondit l'Eau, qui bouillait de colere. D'un seul coup elle l'inonda du haut jusqu'en bas et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. Le suisse prit alors le malheureux poulet et le mit sur le gril. "Feu, ne me brule pas! cria Coquerico. Toi qui es si brillant, frere du soleil, cousin du diamant, epargne un miserable; contiens ton ardeur, adoucis ta flamme et ne me rotis pas. --As-tu eu pitie de moi quand je t'implorais, ingrat?" repondit le Feu, qui petillait de colere; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un charbon. Quand le suisse apercut son roti dans ce triste etat, il tira le poulet par la patte et le jeta par la fenetre. Le Vent l'emporta sur un tas du fumier. [Illustration] "O Vent! murmura Coquerico, qui respirait encore, zephyr bienfaisant, souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi reposer sur le fumier paternel. --Te reposer! rugit le Vent. Attends, je vais t'apprendre comme je traite les ingrats." Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que Coquerico en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher. C'est la que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore aux voyageurs; si haut place qu'il soit, chacun le meprise, parce qu'il tourne au moindre vent; il est noir, sec, deplume, battu par la pluie; il ne s'appelle plus Coquerico, mais girouette; c'est ainsi qu'il paye et payera eternellement sa desobeissance a sa mere, sa vanite, son insolence et surtout sa mechancete. IV LA BOHEMIENNE Quand la vieille eut acheve son conte, elle porta le souper au second et a ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et, pour ma part, je placai sur la table deux grandes peaux de chevre toutes pleines de vin; apres quoi, je retournai a la cuisine avec la bohemienne; ce fut notre tour de manger. Il y avait deja quelque temps que notre repas etait acheve, et je causais amicalement avec ma vieille hotesse, quand tout a coup on entendit du bruit, des imprecations, des jurements, dans la salle du souper. Le second sortit bientot; il avait a la main la hache qu'il portait d'ordinaire a la ceinture; il en menacait ses compagnons de table, qui tous tenaient leur couteau a demi cache dans la main. On se querellait pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de piastres qu'il refusait de livrer; l'interet et l'ivresse empechaient qu'on ne s'entendit. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorite, qu'elle devait sans doute a sa reputation de sorciere; on la meprisait, mais on en avait peur. La bohemienne ecouta tous ces cris qui se croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et enfin donna tort au second. "Miserable! s'ecria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de voleurs!" Il leva sa hache: je me jetai en avant pour lui arreter le bras, et je recus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes jours. Premiere lecon que me vendait l'experience, et qui m'a donne pour toujours l'horreur de l'ivresse. Furieux d'avoir manque sa victime, le second me renverse a terre d'un coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, je le vois s'arreter, porter ses mains a son ventre, en retirer un long couteau tout sanglant, s'ecrier qu'il est un homme mort, et tomber. [Illustration] Cette terrible scene ne dura pas le temps que je prends pour la conter. On fit silence autour du cadavre; puis bientot les cris recommencerent, mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue des bohemiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre me secouait par le collet, comme s'il voulait m'etrangler, un troisieme me prenait par le bras et me tirait a lui; au milieu de ce vacarme, la vieille allait de l'un a l'autre, criant plus fort que toute la bande, portant les mains a sa tete, puis, prenant mon bras, montra mon pouce ensanglante et presque detache. Je commencais a comprendre. Evidemment il y avait des contrebandiers qui pensaient a profiter de l'occasion, et qui, pour avoir a bon marche tout ce que nous apportions, proposaient de se debarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la faute de me trouver, malgre moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une lecon qui m'a coute cher, mais qui m'a servi. Heureusement pour moi, la vieille l'emporta. Un grand coquin, que sa figure pendable eut fait reconnaitre au milieu de tous ces honnetes gens, se fit mon defenseur; il me mit pres de lui avec la bohemienne, et, tenant a la main la hache du second, il fit un discours que je n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le traduire ainsi: "Cet enfant a sauve ma mere; je le prends sous ma garde, la premier qui y touche, je l'abats." C'etait la seule eloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure apres tout ce bruit, ma blessure etait pansee avec de la poudre et de l'eau-de-vie; on m'avait monte sur une mule; dans un des paniers etait le paquet de piastres; a cote de moi, en travers, on avait place un grand sac qui pendait des deux cotes. Le bohemien mon sauveur m'accompagnait seul, un pistolet a chaque poing. Arrives a la plage, mon conducteur appela le capitaine, qui se trouvait dans la chaloupe; il eut avec lui, a terre, une longue et vive conversation. Apres quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: "Un _roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de ce que tu as vu, ou tu es mort." [Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohemiens.] J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans un coin le sac porte par deux matelots. Une fois a bord, on m'envoya coucher; j'eus grand'peine a m'endormir; mais la fatigue l'emporta sur l'agitation; quand je m'eveillai, il etait midi. Je craignis d'etre battu; mais j'appris qu'on n'avait pas leve l'ancre: un malheur arrive a bord en etait la cause; le second, me dit-on, etait mort subitement d'une attaque d'apoplexie, pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin meme, on l'avait jete a la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa mort n'attristait personne; il etait fort mechant, et on profitait de sa part dans l'expedition. Une heure apres ces funerailles, on mettait a la voile; nous marchions sur Malaga et Gibraltar. V CONTES NOIRS Le reste du voyage se passa sans accident; une fois sur de ma discretion, le capitaine me prit en amitie; quand nous descendimes a terre, a Saint-Louis du Senegal, il me garda a son service et me fit demeurer avec lui. Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien negliger de ce qui pouvait m'instruire. Les negres qui nous entouraient de tous cotes parlaient une langue que personne ne voulait se donner la peine d'apprendre: "Ce sont des sauvages", repetait mon capitaine. Apres cela, tout etait dit. Pour moi, qui rodais dans la ville, je me fis bientot des amis parmi ces pauvres negres, si affectueux et si bons. Moitie patois, moitie signes, nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec eux de choses et d'autres que j'en vins a parler leur langue, comme si le bon Dieu m'avait fait naitre avec une peau de taupe.--Qui s'embarque sans savoir la langue du pays ou il va, dit un proverbe, ne va pas en voyage, il va a l'ecole. Le proverbe avait raison, j'appris par experience que les negres n'etaient ni moins intelligents ni moins fins que nous. Parmi ceux que je voyais le plus souvent, etait un tailleur qui aimait beaucoup a causer, et qui ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs. "Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marie? --Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrieres les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as choisie. --C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Ecoute mon recit, il t'interessera." L'histoire du tailleur Il y avait une fois un tailleur (c'etait mon futur beau-pere) qui avait une fort belle fille a marier, tous les jeunes gens la recherchaient a cause de sa beaute. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent un jour trouver la belle et lui dirent: "C'est pour toi que nous sommes ici. --Que me voulez-vous? repondit-elle en souriant. --Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens; chacun de nous desire t'epouser." La belle etait une fille bien elevee; elle appela son pere, qui ecouta les deux pretendants et leur dit: "Il se fait tard, retirez-vous, et revenez demain; vous saurez alors qui des deux aura ma fille. Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens etaient de retour. "Nous voici, crierent-ils au tailleur, rappelez-vous ce que vous nous avez promis hier. --Attendez, repondit-il, je vais au marche acheter une piece de drap; quand je l'aurai rapportee a la maison, vous saurez ce que j'attends de vous." Quand le tailleur revint du marche, il appela sa fille, et, lorsqu'elle fut venue, il dit aux jeunes gens: "Mes fils, vous etes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que je la donne? a qui faut-il que je la refuse? Voyez cette piece de drap: j'y taillerai deux vetements pareils; chacun de vous en coudra un, celui qui le premier aura fini sera mon gendre." Chacun des deux rivaux prit sa tache et se prepara a coudre sous les yeux du maitre. Le pere appela sa fille et lui dit: "Voici du fil, tu le prepareras pour ces deux ouvriers." La fille obeit a son pere; elle prit le fil et s'assit pres des jeunes gens. Mais la belle etait fine: le pere ne savait pas qui elle aimait; les jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait deja. Le tailleur sortit; la jeune fille prepara le fil, les jeunes gens prirent leurs aiguilles et commencerent a coudre. Mais a celui qu'elle aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillees court, tandis qu'elle donnait des aiguillees longues a celui qu'elle n'aimait pas. Chacun cousait, cousait avec une ardeur extreme; a onze heures, l'oeuvre etait a peine a moitie; mais a trois heures de l'apres-midi, mon ami, le jeune homme aux courtes aiguillees avait acheve sa tache, tandis que l'autre etait bien loin d'avoir fini. [Illustration] Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vetement termine; son rival cousait toujours. "Mes enfants, dit le pere, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partage cette piece de drap en deux portions egales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon gendre. Avez-vous bien compris cela? --Pere, repondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole et accepte l'epreuve; ce qui est fait est bien fait." Le tailleur avait raisonne ainsi: "Celui qui finira le premier sera l'ouvrier le plus habile; par consequent, ce sera lui qui soutiendra le mieux son menage;" il n'avait pas devine que sa fille ferait des aiguillees courtes pour celui qu'elle aimait et des aiguillees longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'etait l'esprit qui decidait l'epreuve, c'etait la belle qui se choisissait elle-meme son mari. Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, demande-leur ce qu'elles auraient fait a la place de la negresse; tu verras si la plus fine n'est pas embarrassee. Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme etait entree et travaillait sans rien dire, comme si ce recit ne la concernait pas. "Les filles de votre pays ne sont pas betes, lui dis-je en riant; il me semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris. --C'est que nous avons recu de nos meres une bonne education, me repondit-elle. On nous a toutes bercees avec l'histoire de la Belette. --Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai aussi en Europe, pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai. --Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici." La Belette et son mari Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit: "Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi." Le mari ecouta les paroles de sa femme et lui dit: "Quels sont ces langes que tu aimes? Et la Belette repondit: "Je veux la peau d'un Elephant." Le pauvre mari resta stupefait de cette exigence et demanda a sa chere moitie si, par hasard, elle n'aurait point perdu la tete; pour toute reponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitot. Elle alla trouver le Ver-de-Terre et lui dit: "Compere, ma terre est pleine de gazon, aide-moi a la remuer." Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule: "Commere, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons besoin de votre secours. La poule courut aussitot, mangea le Ver et se mit a gratter le sol. Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat: "Compere, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon absence, vous devriez faire un tour de ce cote." [Illustration] Un instant apres, le Chat avait mange la Poule. Tandis que le Chat se regalait de la sorte, la Belette dit au chien: "Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine!" Le Chien, furieux, courut etrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eut en ce pays d'autres maitres que lui. Le Lion passa par la, la Belette le salua avec respect: "Monseigneur, lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien;" sur quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le devora. Ce fut le tour de l'Elephant: la Belette lui demande son appui contre le Lion; l'Elephant entra en protecteur sur le terrain de celle qui l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui avait creuse un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Elephant tomba dans le piege et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de l'Elephant, se sauva dans la foret. La Belette alors prit la peau de l'Elephant et la porta a son mari, en lui disant: "Je t'ai demande la peau de l'Elephant; avec l'aide de Dieu, je l'ai eue, et je te l'apporte." Le mari de la Belette n'avait pas devine que sa femme etait plus fine que toutes les betes de la terre; encore moins avait-il pense que la dame etait plus fine que lui. Il le comprit alors, et voila pourquoi nous disons aujourd'hui: Il est aussi fin que la Belette. L'histoire est finie. Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les negres; je connus bientot leur facon de faire le commerce, leurs idees, leurs habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur sagesse. Par exemple, ces bonnes gens qui, ainsi que moi, ne savent ni lire ni ecrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une facon de graver les choses dans la memoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des enigmes; il y en a qui valent un gros livre par renseignement qu'elles renferment. Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tete, ce qui etait son grand signe d'amitie, devine moi celle-ci: Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et ce qui fait toujours ce qu'il me plait. --C'est ton chien, capitaine; tu as regarde Fidele en parlant. --Bravo! mon matelot. Continuons: --Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait toujours ce qu'il te plait. --Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mere mon petit homme; tu ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'experience t'apprendra que ce n'est jamais a elle qu'elle pense quand il s'agit de toi. --Dis-moi celle que ton pere aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui fait faire tout ce qu'il lui plait. --On ne fait jamais faire a papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; maman le repete tous les jours! Mais ma soeur est mal elevee, elle rit toujours quand maman dit cela. --C'est que ta soeur a devine le mot de l'enigme, mon matelot. Ah! si j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcee a me commander son caprice du matin au soir. --Reste encore une enigme: Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire ce qu'il lui plait? --Je ne sais pas, capitaine. --Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir a ton papa." Je ne manquai pas a la recommandation du marin; je racontais a table tout ce que j'avais appris dans la journee; les contes negres amuserent beaucoup ma mere; les enigmes eurent un succes complet, mais quand j'en vins a la derniere, mon pere se mit a rire. "Ce n'est pas difficile a deviner, mon garcon, je vais te le dire...." Sur quoi ma mere regarda mon pere; je ne sais pas ce qu'il lut dans son yeux, mais il resta court. "Dis-le moi donc, papa, je veux le savoir. --Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mere, d'un ton severe, je vous envoie au jardin sans dessert. --Ah!" dit mon pere. Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table: "Mais parle donc, papa!" Ma mere fit mine de se lever; mon pere la prevint; en un instant je me trouvai dans le jardin tout en larmes, avec une grande tartine de pain sec a la main. Voila comment je n'ai jamais su le mot de la derniere enigme. S'il y en a de plus habiles que moi, qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au Senegal; peut-etre la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret que ma mere ne m'a jamais dit. VI LE SECOND VOYAGE DU CAPITAINE JEAN Mes causeries avec les negres avaient fait de moi un interprete et un courtier; le capitaine avait en mon zele une pleine confiance; malgre mon age, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La cargaison fut bientot faite a des conditions excellentes, et a mon retour a Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau de mes armateurs. Ma reputation commencait, et apres quelques voyages dans la Mediterranee, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrecargue d'un brick de la plus belle taille; je n'avais pas vingt ans. Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout ou j'avais aborde, j'avais fait connaissance avec les matelots de tous pays, Grecs, Levantins, Dalmates, Russes, Italiens, et je parlais un peu la langue de tous ces gens-la. Le navire allait chercher des grains dans la mer Noire, a l'embouchure du Danube; il fallait un homme qui baragouinat tous les patois; on m'avait trouve sous la main, et quoique je n'eusse guere de barbe au menton, on m'avait pris. Me voila donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce loyal, et n'etant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais de la peine pour defendre l'interet de mes armateurs! En arrivant a Constantinople, je trouvai le moyen de placer notre cargaison d'articles divers a des conditions avantageuses, et nous partimes pour Galatz, bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue et de toute nation. L'un des plus singuliers etait un Dalmate qui retournait chez lui par le Danube. Il etait tout le jour assis a l'avant, tenant entre ses jambes un violon qui n'avait qu'une corde, c'est ce que les Serbes nomment la _gulza_; il grattait cette corde avec un archet et chantait, d'un ton plaintif et dans une langue douce et sonore, les chansons de son pays: celle-ci, par exemple, qu'il recitait tous les soirs a la clarte des etoiles, et que je n'ai pas oubliee: Le chant du soldat "Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger. --Quand j'ai quitte mon bon pere, la lune brillait au ciel. --La lune brille au ciel, j'entends mon pere qui me pleure. --Quand j'ai quitte ma bonne mere, le soleil brillait au ciel. --Le soleil brille au ciel, j'entends ma mere qui me pleure. --Quand j'ai quitte mes freres cheris, les etoiles brillaient au ciel. --Les etoiles brillent au ciel, j'entends mes freres qui me pleurent. --Quand j'ai quitte mes soeurs cheries, les pivoines etaient en fleurs. --Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent. --Quand j'ai quitte ma bien-aimee, les lis fleurissaient au jardin. --Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimee qui me pleure. "Il faut que ces larmes se sechent, demain je veux partir d'ici. "Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger." Le chant du fiance "Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'eleve au plus haut des cieux. Si je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre! "Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle. --Volontiers, mais je ne te dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est fiancee ta bien-aimee. --Valet, selle mon alezan; moi aussi je veux etre la. "Quand elle est entree dans l'eglise, c'etait encore une simple fille; maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame. "Vois-tu la lune qui s'eleve entre deux petites etoiles? C'est ma bien-aimee entre ses deux belles-soeurs. "Quand elle va pour se fiancer, je l'arrete au passage. Chere enfant, rends-moi l'anneau que j'ai achete. --Va maintenant, va mon enfant, et point de reproches; oui, c'est mon pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint." La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traverse plus d'une fois les deux oceans, et je connais leurs tempetes; mais je crains moins leurs longues vagues qui deferlent contre le navire, que ces petits flots presses qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout a coup, s'entr'ouvrent comme un abime. Depuis deux jours et deux nuits nous etions en perdition, et personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon Dalmate, qui s'etait attache a un des bancs par la ceinture, et qui, tout mouille qu'il etait, chantait toujours les airs de son pays. "Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment ou le vent et la mer nous laissaient un peu respirer, je vois que vous etes un brave, vous n'avez pas peur du naufrage. --Qui peut empecher sa destinee? me dit-il en raclant son violon; le plus sage est de s'y resigner. --Voila parler comme un Turc, lui repondis-je; un chretien n'est pas si patient. --Pourquoi ne serait-on pas chretien et resigne a la volonte divine? reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes honnetes gens; il ne nous a jamais promis la sante, la richesse, le salut en mer et autres choses passageres. Tout cela est abandonne a une puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont vue la nomment le _Destin_. --Comment! m'ecriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le Destin existe? [Illustration] --Pourquoi non? me repondit-il tranquillement. Si vous en doutez, ecoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore a Cattaro; ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez. VII LE DESTIN Il y avait une fois deux freres qui vivaient ensemble au meme menage; l'un faisait tout, tandis que l'autre etait un indolent qui ne s'occupait que de boire et de manger. Les recoltes etaient toujours magnifiques; ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, abeilles, et le reste. L'aine, qui faisait tout, se dit un jour: "Pourquoi travailler pour cet indolent? Mieux vaut nous separer; je travaillerai pour moi seul, et il fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc a son frere: "Mon frere, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne veux m'aider en rien et ne penses qu'a boire et a manger; il faut nous separer." L'autre essaya de le detourner de ce projet en lui disant: "Frere, ne fais pas cela; nous sommes si bien! Tu as tout entre les mains, aussi bien ce qui est a toi que ce qui est a moi, et tu sais que je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes." Mais l'aine persista dans sa resolution, si bien que le cadet dut ceder, et lui dit: "Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le partage comme il te plaira." Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un chevrier pour ses chevres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour ses abeilles, et leur dit a tous: "Je vous confie mon bien; que Dieu vous surveille." Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant. L'aine, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait pour le bien commun: il garda lui-meme ses troupeaux, ayant l'oeil a tout; malgre cela, il ne trouva partout que mauvais succes et dommage; de jour en jour tout lui tournait a mal, jusqu'a ce qu'enfin il devint si pauvre qu'il n'avait meme plus une paire d'opanques[1], et qu'il allait nu-pieds. Alors il se dit: "J'irai chez mon frere voir comment les choses vont chez lui." [Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanieres de cuir.] Son chemin le menait dans une prairie ou paissait un troupeau de brebis, et quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de berger. Pres d'elles, seulement, etait assise une belle jeune fille qui filait un fil d'or. Apres avoir salue la fille d'un: "Dieu te protege!" il lui demanda a qui etait ce troupeau; elle lui repondit: "A qui j'appartiens, appartiennent aussi ces brebis. --Et qui es-tu? continua-t-il. --Je suis la fortune de ton frere," repondit-elle. Alors il fut pris de colere et d'envie, et s'ecria: "Et ma fortune, a moi, ou est-elle?" La fille lui repondit: "Ah! elle est bien loin de toi. --Puis-je la trouver?" demanda-t-il. Elle lui repondit: "Tu le peux, seulement cherche-la." Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frere etaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla droit a son frere. Des que celui-ci l'apercut, il en eut pitie et lui dit en fondant en larmes: "Ou donc as-tu ete depuis si longtemps?" En le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques et quelque argent. Apres etre reste trois jours chez son frere, le pauvre partit pour retourner chez lui; mais une fois a la maison, il jeta un sac sur ses epaules, y mit un morceau de pain, prit un baton a la main, et s'en alla ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. [Illustration] Ayant marche quelque temps, il se trouva dans une grande foret et rencontra une abominable vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit a fouiller la terre avec son baton, et, pour eveiller la vieille, il lui donna un coup dans le dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'a demi ses yeux chassieux, elle lui dit: "Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais ete eveillee, tu n'aurais pas eu ces opanques." Alors il lui dit: "Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empeche d'avoir ces opanques?" La vieille lui dit: "Je suis ta fortune." En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en s'ecriant: "Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui donc t'a donnee a moi?" Et la vieille lui dit: "C'est le Destin. --Ou est le Destin? demanda-t-il. --Va et cherche-le," lui repondit-elle en se rendormant. Alors il partit et s'en alla chercher le Destin. Et apres un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et, dans ce bois, trouva un ermite a qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir des nouvelles du Destin, et l'ermite lui dit: "Va sur la montagne, tu arriveras droit a son chateau; mais, quand tu seras pres du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout ce que tu lui verras faire jusqu'a ce qu'il t'interroge." Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et quand il fut arrive dans le chateau du Destin, c'est la qu'il vit de belles choses! C'etait un luxe royal, il y avait une foule de valets et de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour le Destin, il etait assis a une table servie et il soupait. Quand l'etranger vit cela, il se mit aussi a table et mangea avec le maitre du logis. Apres le souper, le Destin se coucha; l'autre en fit autant. Vers minuit, voici que dans le chateau il se fait un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait: "Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui sont venues au monde; donne-leur quelque chose a ton bon plaisir!" [Illustration] Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre dore et seme dans la chambre des ducats tout brillants, en disant: "Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!" Au point du jour, le beau chateau s'evanouit, et a sa place il y eut une maison ordinaire, mais ou rien ne manquait. Quand vint le soir, le Destin se remit a souper, son hote en fit autant; personne ne dit mot. Apres souper, tous deux allerent se coucher. Vers minuit, voici que dans le chateau recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on entendait une voix qui criait: "Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui ont vu la lumiere; donne-leur quelque chose a ton bon plaisir!" Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre d'argent; mais cette fois il n'y avait pas de ducats, ce n'etait que des monnaies d'argent melees par-ci par-la de quelques pieces d'or. Le Destin sema cet argent sur la terre en disant: "Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!" Au point du jour, cette maison aussi avait disparu, et a sa place il y en avait une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin, la maison diminuait jusqu'a ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une miserable cabane; le Destin prit une beche et se mit a fouiller la terre; son hote en fit autant, et ils becherent tout le jour. Quand vint le soir, le Destin prit un morceau de pain, en cassa la moitie et la donna a son compagnon. Ce fut tout leur souper; quand ils l'eurent mange, ils se coucherent. Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on distinguait une voix qui disait: "Destin, Destin, tant et tant d'ames sont venues au monde cette nuit; donne-leur quelque chose a ton bon plaisir!" Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre et se met a semer des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et ce faisant il disait: "Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!" Quand le matin reparut, la cabane s'etait changee en un grand palais comme au premier jour. Alors, pour la premiere fois, le Destin parla a son hote et lui dit: "Pourquoi es-tu venu?" Celui-ci lui conta en detail sa misere, et comment il etait venu pour demander au Destin lui-meme pourquoi il lui avait donne une si mauvaise fortune. Le Destin lui repondit: "Tu as vu comment la premiere nuit j'ai seme des ducats et ce qui a suivi. Tel je suis la nuit ou nait un homme, tel cet homme sera toute sa vie. Tu es ne dans une nuit de pauvrete, tu resteras pauvre toute ta vie. Ton frere, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit, il restera heureux jusqu'a la fin. Mais puisque tu as pris tant de peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frere a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunee que son pere. Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu acquerras, aie soin de dire que cela est a ta femme." L'hote remercia le Destin bien des fois, et partit. Quand il fut de retour au pays, il alla droit chez son frere, et lui dit: "Frere, donne-moi Miliza; tu vois que sans elle je suis seul au monde!" Et le frere repondit: "Cela me plait: Miliza est a toi." Le nouveau marie emmena dans sa maison la fille de son frere, et il devint tres riche, mais il disait toujours: "Tout ce que j'ai est a Miliza." [Illustration] Un jour, il alla aux champs pour voir ses bles, qui etaient si beaux qu'on ne pouvait rien trouver de plus beau. Voila qu'un voyageur vint a passer sur le chemin, et lui demanda: "A qui ces bles?" Et lui, sans y penser, repondit: "Ils sont a moi." Mais a peine avait-il parle que voila les bles qui s'enflamment et le champ tout en feu. Vite il court apres le voyageur et lui crie: "Arrete, mon frere, ces bles ne m'appartiennent pas, ils sont a Miliza, la fille de mon frere." Le feu cessa aussitot, et des lors notre homme fut heureux, grace a Miliza. * * * * * "Seigneur Dalmate, dis-je a mon conteur, votre histoire est jolie, quoiqu'elle sente terriblement le Turc. En mon pays, nous avons d'autres idees; loin de nous en remettre a la fortune, nous comptons sur nous-memes, sur notre esprit plus encore que sur nos bras, sur notre prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on cher un bon conseil. --Ainsi fait-on chez moi, me repondit le Dalmate en rajustant son bonnet de peau qui tombait sur les yeux; ecoutez ce qui est arrive l'an dernier a un de mes voisins. VIII LE FERMIER PRUDENT Il y avait pres de Raguse un fermier qui se melait aussi de commerce. Un jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin de faire quelques achats. En arrivant a un carrefour, il demanda a un vieillard qui se trouvait la quelle route il fallait prendre. "Je te le dirai si tu me donnes cent ecus, repondit l'etranger; je ne parle pas a moins; chacun de mes avis vaut cent ecus!" "Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'etranger, qui avait l'air d'un renard, qu'est-ce que peut etre un avis qui vaut cent ecus? Ce doit etre quelque chose de bien rare, car, en general, on vous donne pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage.--Allons, dit-il a l'homme, parle; voila tes cent ecus." --Ecoute donc, reprit l'etranger. Cette route qui va tout droit, c'est la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de demain. J'ai encore un avis a te donner, continua-t-il; mais il faut aussi me le payer cent ecus." Le fermier reflechit longtemps, puis il se decida. "Puisque j'ai paye le premier conseil, je puis bien payer le second." Et il donna encore cent ecus. "Ecoute donc, lui dit l'etranger. Quand tu seras en voyage et que tu entreras dans une hotellerie, si l'hote est vieux et si le vin est jeune, va-t-en au plus vite, si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. Donne-moi encore cent ecus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose a te dire." Le fermier se mit a reflechir: "Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai achete deux, je peux bien payer le troisieme." Et il donna ses derniers cent ecus. "Ecoute donc, lui dit l'etranger. Si jamais tu te mets en colere, garde la moitie de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute la colere en un jour." [Illustration] Le fermier reprit le chemin de sa maison, ou il arriva les mains vides. "Qu'as-tu achete? lui demanda sa femme. --Rien que trois avis, repondit-il, qui m'ont coute chacun cent ecus. --Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude. --Ma chere femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payees." Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les epaules et l'appela un fou qui ruinerait sa maison et mettrait ses enfants sur la paille. Quelque temps apres, un marchand s'arreta devant la porte du fermier avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un associe et offrit au fermier cinquante ecus s'il voulait se charger d'une des voitures et venir avec lui a la ville. "J'espere, dit a son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; cette fois du moins tu gagneras quelque chose." On partit; le marchand conduisait la premiere voiture, le fermier menait la seconde. Le temps etait mauvais, les chemins rompus, on n'avancait qu'a grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda celle qu'il fallait prendre. "C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle est plus sure." Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui. "Quand vous me donneriez cent ecus, dit le fermier, je n'irais pas par ce chemin." On se separa donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, arriva neanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut souffert. Le marchand n'arriva qu'a la nuit; sa voiture etait tombee dans un marais; tout le chargement etait endommage et le maitre etait blesse, par-dessus le marche. Dans la premiere auberge ou on descendit, il y avait un vieil hotelier; une branche de sapin annoncait qu'on y vendait a bon marche du vin nouveau. Le marchand voulut s'arreter la pour y passer la nuit. "Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent ecus!" s'ecria le fermier. Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon. Vers le soir, quelques jeunes desoeuvres qui avaient trop goute au vin nouveau se querellerent a propos d'une cause futile. On tira les couteaux; l'hote, alourdi par les annees, n'eut pas la force de separer ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tue et, comme on craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand. Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand matin pour atteler ses chevaux. Effraye de trouver un mort sur son chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas etre mele dans un proces facheux; mais il avait compte sans la police autrichienne; on courut apres lui. En attendant que la justice eclaircit l'affaire, on jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir. [Illustration] Quand le fermier apprit ce qui etait arrive a son compagnon, il voulut au moins mettre en surete sa voiture et reprit le chemin de sa maison. Comme il approchait de son jardin, il apercut a la brune un jeune soldat monte sur un des plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement la recolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le voleur; mais il reflechit. "J'ai paye cent ecus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas depenser toute sa colere en un jour. Attendons a demain, mon voleur reviendra." Il prit un detour pour entrer dans la maison par un autre cote, et, comme il frappait a la porte, voila le jeune soldat qui vient se precipiter dans ses bras en s'ecriant: "Mon pere, j'ai profite de mon conge pour vous surprendre et vous embrasser." Le fermier dit alors a sa femme: "Ecoute maintenant ce qui m'est arrive, tu verras si j'ai paye trop cher mes trois avis. Il lui conta toute l'histoire; et comme le pauvre marchand fut pendu, quoi qu'il put faire, le fermier se trouva l'heritier de cet imprudent. Devenu riche, il repetait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher un bon conseil, et, pour la premiere fois, sa femme etait de son avis." IX LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE "Seigneur Dalmate, lui dis-je, quand il eut fini son histoire, voila sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second recit detruit le premier et fort heureusement, car il serait triste que les paresseux fissent fortune et que les gens actifs qui sement le grain ne recoltassent que le vent. --Les paresseux reussissent quelquefois, me repondit-il gravement; j'en sais un exemple que je puis vous conter. --Vous savez donc des contes sur toutes choses? m'ecriai-je. --Contes et chansons, c'est toute la vie," me repondit-il froidement. La paresseuse Il y avait une fois une mere qui avait une fille tres paresseuse et qui n'avait de gout pour aucune espece de travail. Elle la conduisit dans un bois, aupres d'un carrefour, et se mit a la battre de toutes ses forces. Pres de la passait par hasard un seigneur, qui demanda a la mere pourquoi ce rude chatiment. "Mon cher seigneur, repondit-elle, c'est que ma fille est une travailleuse insupportable, elle nous file jusqu'a la mousse qui garnit les murs. --Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute son envie. --Prenez-la, dit la mere, prenez-la, je n'en veux plus." Et le seigneur l'emmene a sa maison, ravi de cette belle acquisition. Le soir meme, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre ou etait un grand tonneau plein de chanvre. C'est la qu'elle se trouva dans une grande peine. "Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer!" [Illustration] Mais vers la nuit, voici trois vieilles sorcieres qui frappent a la fenetre, et la fille les fait entrer bien vite. "Si tu veux nous inviter a tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons a filer ce soir. --Filez, Mesdames, repondit-elle bien vite; je vous invite a mon mariage." Et voila les trois sorcieres qui filent tout ce qu'il y avait dans le tonneau, pendant que la paresseuse dormait tout a loisir. Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur garni de fil et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe du pied et defendit que personne n'entrat dans la chambre, afin que la fileuse put se reposer d'un si grand travail. Cela n'empecha pas que le jour meme il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre; mais les sorcieres revinrent a l'heure dite, et tout se passa comme le premier jour. Le seigneur fut emerveille, et comme il n'y avait plus rien a filer dans la maison, il dit a la jeune fille: "Je veux t'epouser, car tu es la reine des filandieres." La veille du mariage, la pretendue fileuse dit a son mari: "Il faut que j'invite mes tantes." Et le seigneur repondit qu'elles seraient les bienvenues. Une fois entrees, les trois sorcieres se mirent aupres du poele; elles etaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, il dit a sa fiancee: "Tes tantes ne sont pas belles." Puis, s'approchant de la premiere sorciere, il lui demanda pourquoi elle avait un nez si long. "Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file toujours et que toute la journee on branle la tete, le nez s'allonge insensiblement." [Illustration] Le seigneur passa a la seconde et lui demanda pourquoi elle avait de si grosses levres. "Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file toujours et que toute la journee on mouille son fil, les levres grossissent insensiblement." Alors il demanda a la troisieme pourquoi elle etait bossue. "Mon cher neveu, lui dit-elle, c'est a force de filer. Quand on est assise et courbee toute la journee, le dos se plie insensiblement." Et alors le seigneur eut grand'peur que sa femme ne devint aussi horrible a force de filer, il jeta au feu quenouille et fuseau. Si la paresseuse en fut fachee, je le laisse a deviner a celles qui lui ressemblent, j'en passe par leur jugement. [Illustration] "Je vois avec plaisir, dis-je a mon conteur, qu'en Dalmatie les femmes reussissent sans peine et sans esprit. --Pas du tout, s'ecria mon insupportable conteur, il n'y a pas de pays au monde ou les femmes soient tout a la fois plus fines et plus sages. Ne savez-vous donc pas comment la fille d'un mendiant epousa l'empereur d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fut, se montra plus habile et meilleure que lui? --Encore un conte! m'ecriai-je. --Non pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez dans tous les livres qui disent la verite". De la demoiselle qui etait plus avisee que l'empereur [Illustration] Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane; il n'avait avec lui qu'une fille, mais elle etait tres avisee; elle allait partout chercher des aumones, et apprenait aussi a son pere a parler avec sagesse et a obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le pauvre homme alla vers l'empereur et le pria de lui donner quelque chose. L'empereur, surpris de la facon dont parlait ce mendiant, lui demanda qui il etait et qui lui avait appris a s'exprimer de la sorte. "C'est ma fille, repondit-il. --Et ta fille, qui donc l'a instruite?" demanda l'empereur. A quoi le pauvre homme repondit: "C'est Dieu qui l'a instruite ainsi que notre extreme misere." Alors l'empereur lui donna trente oeufs et lui dit: "Porte ces oeufs a ta fille et dis-lui qu'elle m'en fasse eclore des petits poulets; si elle ne les fait pas eclore, mal lui en adviendra." Le pauvre homme rentra tout en pleurant dans sa cabane et conta la chose a sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs etaient cuits; mais elle dit a son pere d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. Le pere suivit le conseil de sa fille et se mit a dormir; pour elle, prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de feves et la mit sur le feu; le lendemain quand les feves furent bouillies, elle appela son pere, et lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer le long de la route ou devait passer l'empereur. "Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'empereur, prends des feves, seme-les et dis bien haut: "Allons, mes boeufs, que Dieu me protege et fasse pousser mes feves bouillies!" Et si l'empereur te demande comment il est possible de faire pousser des feves bouillies, reponds-lui: "Cela est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur." [Illustration] Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura et, quand il vit l'empereur, il se mit a crier: "Allons, mes boeufs, que Dieu me protege et fasse pousser mes feves bouillies!" Des que l'empereur entendit ces mots, il s'arreta sur la route et dit: "Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des feves bouillies!" Et le pauvre homme repondit: "Gracieux empereur, cela est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur." L'empereur devina que c'etait la fille qui avait pousse le pere a agir de la sorte; il dit a ses valets de prendre le pauvre homme et de l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et dit: "Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tete." Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout en larmes vers sa fille, a laquelle il conta ce qui s'etait passe; sa fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait tout. Le lendemain, elle prit un petit morceau de bois, eveilla son pere et lui dit: "Prends cette allumette et porte-la a l'empereur; qu'il m'y taille un fuseau, une navette et un metier, apres cela je lui ferai ce qu'il a demande." Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla trouver l'empereur et lui recita tout ce qu'on lui avait appris. Quand l'empereur entendit cela, il fut etonne et chercha ce qu'il pourrait encore faire; puis, prenant un verre a boire, il le donna au pauvre homme en disant: "Prends ce verre, porte-le a ta fille, afin qu'elle m'epuise la mer et qu'elle en fasse un champ a labourer." Le pauvre homme obeit en pleurant et porta le verre a sa fille, en lui redisant mot pour mot les paroles de l'empereur. Et sa fille lui dit qu'il attendit au lendemain et qu'elle arrangerait toute chose. Le lendemain matin, elle appela son pere, lui donna une livre d'etoupes et lui dit: "Porte ceci a l'empereur pour qu'il etoupe toutes les sources et toutes les embouchures de tous les fleuves de la terre, apres cela je lui dessecherai la mer." Et le pauvre homme alla tout redire a l'empereur. Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il ordonna qu'on la fit venir, et quand le pere eut amene sa fille, et que tous deux eurent salue l'empereur, ce dernier dit: "Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin?" Et la demoiselle repondit: "Gracieux empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et le mensonge." Alors l'empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses conseillers: "Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe?" Et quand ils l'eurent tous estimee, l'un plus et l'autre moins, la demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait devine, et elle dit: "La barbe de l'empereur vaut autant que trois pluies dans la secheresse d'ete." L'empereur fut ravi, et dit: "C'est elle qui a le mieux devine." Et il lui demanda si elle voulait etre sa femme, ajoutant qu'il ne la laisserait pas qu'elle n'eut consenti. La demoiselle s'inclina et dit: "Gracieux empereur, que ta volonte soit faite! Je te demande seulement d'ecrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour tu deviens mechant pour moi et que tu veuilles m'eloigner de toi et me renvoyer de ce chateau, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que j'aimerai le mieux." L'empereur y consentit, et lui en donna un ecrit cachete de cire rouge et timbre du grand sceau de l'empire. [Illustration] Apres quelque temps, il arriva en effet que l'empereur devint si mechant pour sa femme qu'il lui dit: "Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon chateau et vas ou tu voudras." Et l'imperatrice repondit: "Illustre empereur, je t'obeirai; permets-moi seulement de passer encore une nuit ici; demain je partirai." L'empereur lui accorda cette demande, et alors l'imperatrice, avant le souper mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis elle engagea l'empereur a boire en lui disant: "Bois, empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, crois-moi, je serai plus gaie que le jour ou je me suis mariee." L'empereur n'eut pas plutot bu ce breuvage qu'il s'endormit; alors l'imperatrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait prete, et elle l'emmena dans une grotte taillee dans le rocher. Quand l'empereur se reveilla dans cette grotte et vit ou il se trouvait, il s'ecria: "Qui m'a conduit ici?" A quoi l'imperatrice repondit: "C'est moi qui t'ai conduit ici." Et l'empereur dit: "Pourquoi as-tu fais cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'etais plus ma femme?" Mais alors elle lui tendit le papier en disant: "Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accorde par ce papier; en te quittant j'ai le droit d'emporter avec moi ce que j'aime le mieux dans ton chateau." Quand l'empereur entendit cela, il l'embrassa, et retourna dans son chateau avec elle pour ne plus la quitter. "A merveille! Monsieur le conteur, lui dis-je alors; il faut retirer ce que j'avais dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de l'Adriatique comme au Senegal et peut-etre ailleurs, ce sont les femmes qui sont maitresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner! [Illustration] --Pas du tout, reprit mon Dalmate, toujours pret a me donner un dementi; chez nous, ce sont les hommes qui sont maitres a la maison; nous dinons seuls a table, et notre femme debout, derriere nous, est la pour nous servir. --Ceci ne prouve rien, repondis-je; il y a plus d'un homme qui, marie ou non, obeit a qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte la chaine. --S'il vous faut une preuve, s'ecria mon incorrigible Dalmate, ecoutez ce que mon pere m'a conte. J'ai toujours soupconne que l'excellent homme etait le heros de cette histoire. --Seigneur! me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous revoir ici-bas. Ecoutez donc avec patience une derniere lecon. Le langage des animaux Il y avait une fois un berger qui, depuis de longues annees, servait son maitre avec autant de zele que de fidelite. Un jour qu'il gardait ses moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce que c'etait, il entra dans la foret, suivant le bruit pour en connaitre la cause. En approchant il vit que l'herbe seche et les feuilles tombees avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il apercut un serpent qui sifflait. Le berger s'arreta pour voir ce que ferait le serpent, car autour de l'animal tout etait en flammes et le feu approchait de plus en plus. [Illustration] Des que le serpent apercut le berger, il lui cria: "Au nom de Dieu, berger, sauve-moi de ce feu!" Le berger lui tendit son baton par-dessus les flammes! le serpent s'enroula autour du baton et monta jusqu'a la main du berger: de la main il se glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent: "Malheur a moi! T'ai-je donc sauve pour ma perte?" L'animal lui repondit: "Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon pere, qui est le roi des serpents." Le berger commenca a s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses moutons sans gardien; mais le serpent lui dit: "Ne t'inquiete en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de mal; va seulement aussi vite que tu pourras." Le berger se mit a courir dans le bois, le serpent au cou, jusqu'a ce qu'enfin il arrivat a une porte qui etait faite de couleuvres entrelacees. Le serpent siffla, aussitot les couleuvres se separerent, puis il dit au berger: "Quand nous serons au chateau, mon pere t'offrira tout ce que tu peux desirer: argent, or, bijoux et tout ce qu'il y a de precieux sur la terre; n'accepte rien de tout cela: demande-lui de comprendre le langage des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais a la fin il te l'accordera." Tout en parlant ils arriverent au chateau, et le pere du serpent lui dit en pleurant: "Au nom de Dieu, mon enfant, ou etais-tu?" [Illustration] Le serpent lui raconta comment il avait ete entoure par le feu et comment le berger l'avait sauve. Le roi des serpents se tourna alors vers le berger et lui dit: "Que veux-tu que je te donne pour avoir sauve mon enfant? --Apprends-moi la langue des animaux, repondit le berger; je veux causer, comme toi, avec toute la terre." Le roi lui dit: "Cela ne vaut rien pour toi, car si je te donnais d'entendre ce langage et que tu en dises rien a personne, tu mourrais aussitot; demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la donnerai." Mais le berger lui repondit: "Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon adieu et que le ciel te protege; je ne veux pas autre chose." Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant: "Arrete, et viens ici, puisque tu le veux absolument; ouvre la bouche." Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit: "Maintenant souffle a ton tour dans la mienne." Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et quand ils eurent ainsi souffle chacun par trois fois, le roi lui dit: "Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; mais, si tu tiens a la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car si tu en dis un mot a personne, tu mourras a l'instant." Le berger s'en retourna; comme il passait dans le bois, il entendit ce que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. En arrivant a son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il se coucha par terre pour dormir. A peine etait-il etendu que voici deux corbeaux qui viennent se poser sur un arbre et qui se mettent a dire dans leur langage: "Si ce berger savait qu'a l'endroit ou est cet agneau noir, il y a sous la terre un caveau tout plein d'or et d'argent!" Aussitot que ce berger entendit cela, il alla trouver son maitre; le maitre prit une voiture avec lui, et en creusant, ils trouverent la porte du caveau et ils emporterent le tresor. Le maitre etait un honnete homme; il laissa tout au berger en disant: "Mon fils, ce tresor est a toi, car c'est Dieu qui te l'a donne." Le berger prit le tresor, batit une maison; s'etant marie, il vecut joyeux et content; il fut bientot le plus riche non seulement de son village, mais des environs; a dix lieues a la ronde, ou n'en eut pas trouve un second a lui comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, et chaque troupeau avait son pasteur; il avait en outre beaucoup de terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noel, il dit a sa femme: "Prepare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous irons a la ferme et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se divertissent." La femme suivit cet ordre et prepara tout ce qu'on lui avait commande. Le lendemain, quand ils furent a la ferme, le maitre dit le soir aux bergers: "Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous; je veillerai cette nuit pour garder les troupeaux a votre place." Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, les loups se mirent a hurler et les chiens a aboyer; les loups disaient dans leur langue: "Laissez-nous venir et faire du dommage; il y aura de la viande pour vous." Et les chiens repondaient dans leur langue: "Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois." Mais, parmi ces chiens, il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que deux crocs dans la gueule; celui-la disait aux loups: "Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas de tort a mon maitre." Le pere de famille avait entendu et compris tous ces discours; quand vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en vie que le vieux dogue. Les valets etonnes disaient: "Maitre, c'est grand dommage." Mais le pere de famille repondait: "Faites ce que je dis." Il se disposa a retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent en route; le mari monte sur un beau cheval gris, la femme assise sur une haquenee qu'elle couvrait tout entiere des longs plis de sa robe. Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance et que la femme resta en arriere. Le cheval se retourna et dit a la jument. "En avant! plus vite! pourquoi ralentir?" La haquenee lui repondit: "Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maitre; mais moi, avec ma maitresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et des jupons, des clefs et des sacs a n'en plus finir. Il faudrait quatre boeufs pour trainer tout cet attirail de femme." Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, poussa la jument et, apres avoir rejoint son epoux, lui demanda pourquoi il avait ri. "Mais, pour rien; une folie qui m'a passe par l'esprit." La femme ne trouva pas la reponse bonne, elle pressa son mari de lui dire pourquoi il avait ri. Mais il resista et lui dit: "Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne sais pas moi-meme pourquoi j'ai ri." Plus il se defendait, plus elle insistait pour connaitre la cause de sa gaiete. A la fin, il lui dit: "Sache donc que si je revelais ce qui m'a fait rire, je mourrais a l'instant meme." Mais cela n'arreta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari pour qu'il parlat. Ils arriverent a la maison. En descendant de cheval, le mari commanda qu'on lui fit une biere; quand elle fut prete, il se mit devant la maison et dit a sa femme: "Vois, je vais me mettre dans cette biere, je te dirai alors ce qui m'a fait rire; mais aussitot que j'aurai parle, je serai un homme mort." Et alors il se mit dans la biere, et comme il regardait une derniere fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de son maitre et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa femme et lui dit: "Apporte un morceau de pain et donne le au chien." La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda meme pas. Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain et alors le chien lui dit: "Miserable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maitre va mourir!" Et le coq lui dit: "Qu'il meure! puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain et aussitot qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui s'avisat de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, qui n'a qu'une femme, n'a pas l'esprit de la mettre a la raison!" [Illustration] Aussitot que le mari entend cela, il saute bien vite a bas de la biere, il prend un baton et appelle sa femme dans la chambre: "Viens, je te dirai ce que tu as si grande envie de savoir." Et alors il la raisonne a coups de baton en disant: "Voila, ma femme, voila!" C'est de cette facon qu'il lui repondit, et jamais depuis la dame n'a demande a son epoux pourquoi il avait ri. X CONCLUSION Telle fut la derniere histoire du Dalmate; ce fut aussi la derniere de celles que, ce jour-la, me conta le capitaine. Le lendemain il y en eut d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa bibliotheque etait inepuisable; sa memoire ne se troublait jamais; sa parole ne s'arretait pas; mais a toujours conter on ennuie le lecteur; d'ailleurs, il faut garder quelque chose pour l'annee prochaine. Peut-etre alors retrouverons-nous le capitaine et demanderons-nous des lecons a sa douce sagesse. En attendant, chers lecteurs, je me separe de vous avec les adieux que m'adressait chaque jour l'excellent marin: "Mon ami, sois sage, obeis a ta mere, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'apres la peine; celui-la seul s'amuse qui a bien travaille. Et maintenant, ajoutait-il en me prenant la main, je te recommande a Dieu." Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres; adieu, amies lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son pere; aussi doux et aussi aimable que sa mere! c'est le dernier voeu de notre vieil ami. TABLE DES MATIERES MA COUSINE MARIE PERLINO I.--La signora Palomba II.--Violette III.--Naissance et fiancailles de Perlino IV.--L'enlevement de Perlino V.--La nuit et le jour VI.--Les trois rencontres VII.--Le chateau des Ecus-Sonnants VIII.--Nabuchodonosor IX.--Tricche varlacche X.--Patati, patata XI.--La reconnaissance XII.--La morale BLANDINE L'ESCLAVE LA SAGESSE DES NATIONS OU LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN I.--Le capitaine Jean II.--Premier voyage du capitaine Jean III.--Histoire de Coquerico IV.--La bohemienne V.--Contes noirs VI.--Le second voyage du capitaine Jean VII.--Le destin VIII.--Le fermier prudent IX.--Les trois histoires du Dalmate X.--Conclusion End of Project Gutenberg's Contes et nouvelles, by Edouard Laboulaye *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES ET NOUVELLES *** ***** This file should be named 12399.txt or 12399.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/3/9/12399/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. 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Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. 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Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. 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If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, compressed (zipped), HTML and others. Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving new filenames and etext numbers. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, are filed in directories based on their release date. If you want to download any of these eBooks directly, rather than using the regular search system you may utilize the following addresses and just download by the etext year. https://www.gutenberg.org/etext06 (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are filed in a different way. The year of a release date is no longer part of the directory path. The path is based on the etext number (which is identical to the filename). The path to the file is made up of single digits corresponding to all but the last digit in the filename. For example an eBook of filename 10234 would be found at: https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 or filename 24689 would be found at: https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 An alternative method of locating eBooks: https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL