The Project Gutenberg EBook of La Cour de Louis XIV, by Imbert de Saint-Amand

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: La Cour de Louis XIV

Author: Imbert de Saint-Amand

Release Date: January 12, 2004 [EBook #10689]

Language: French

Character set encoding: ISO Latin-1

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR DE LOUIS XIV ***




Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders





LA COUR DE LOUIS XIV



Imbert de Saint-Amand




Versailles en 1688. Vue des étangs de la butte de Montboron.
(D'après Martin.)


LA COUR DE LOUIS XIV



Imbert de Saint-Amand



INTRODUCTION



I

«Vous voulez du roman, dit un jour M. Guizot; que ne vous adressez-vous à l'histoire?» Le grand écrivain avait raison. Le roman historique est maintenant démodé. On se lasse de voir défigurer les personnages célèbres, et l'on partage l'avis de Boileau:

Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Y a-t-il, en effet, des inventions plus saisissantes que la réalité? Un romancier, si ingénieux qu'il soit, trouvera-t-il des combinaisons plus variées et des scènes plus émouvantes que les drames de l'histoire? L'esprit le plus fécond imaginerait-il, par exemple, des types aussi curieux que ceux des femmes de la cour de Louis XIV et de Louis XV? Sans doute leur histoire est connue. Je n'ai pas la prétention de recommencer la biographie de la reine Marie-Thérèse, de Mme de Montespan, de la mère du Régent, de la duchesse de Bourgogne, de la duchesse de Berry, des soeurs de Nesle, de Mme de Pompadour, de Mme du Barry, de Marie Leczinska, de Marie-Antoinette, de Madame Élisabeth, de la princesse de Lamballe. Mais je voudrais, sans décrire l'ensemble de leur carrière, tenter de tracer l'esquisse des héroïnes qui peuvent être appelées: les femmes de Versailles.

Pour ce travail de reconstruction, ce ne sont pas les matériaux qui manquent, ils sont plutôt trop abondants. Ce ne sont pas seulement les anciens mémoires, ceux de Dangeau, de Saint-Simon, de la princesse Palatine, de Mme de Caylus pour le règne de Louis XIV; du duc de Luynes, de Maurepas, de Villars, du marquis d'Argenson, du président Hénault, de l'avocat Barbier, de l'avocat Marais, de Duclos, de Mme du Hausset pour le règne de Louis XV; du baron de Bezenval, de Mme Campan, de Weber, du comte de Ségur, de la baronne d'Oberkirch pour le règne de Louis XVI, qui nous serviront de guide. Ce sont encore les Histoires de Voltaire, de Henri Martin, de Michelet, de M. Jobez; les patientes investigations de la science moderne, les travaux des Sainte-Beuve, des Noailles, des Lavallée, des Walckenaër, des Feuillet de Conches, des Le Roi, des Soulié, des Rousset, des Pierre Clément, des d'Arneth, des Goncourt, des Lescure, de la comtesse d'Armaillé, de MM. Boutaric, Honoré Bonhomme, Campardon, de Barthélemy et de tant d'autres historiens et critiques distingués.

Assurément, il y a nombre de personnes qui connaissent à fond l'inventaire de tous ces trésors. A de tels érudits je n'ai la pensée de rien apprendre, et je ne suis, je le sais, que l'obscur disciple de tels maîtres. Mais peut-être les gens du monde ne me blâmeront-ils pas d'avoir étudié, pour eux, tant d'ouvrages; peut-être des jeunes filles qui ont achevé leurs études classiques me sauront-elles gré de résumer à leur intention des lectures qu'elles ne feraient pas. Mon but serait de vulgariser l'histoire en respectant scrupuleusement la vérité, même lorsque je ne la dirai pas tout entière; de repeupler les salles désertes, de résumer brièvement les leçons de morale, de psychologie, de religion, qui sortent du plus grandiose des palais.

Puissent les femmes de Versailles être pour moi autant d'Arianes dans ce merveilleux labyrinthe!

Ce qui facilite la résurrection des femmes de la cour de Louis XIV et de Louis XV, c'est la conservation du palais où se passa leur existence.

II

Une ville a rarement présenté un spectacle aussi frappant que celui qu'offrait Versailles en 1871, pendant la lutte de l'armée contre la Commune. Entre le grand siècle et notre époque, entre la majesté de l'ancienne France et les déchirements de la France nouvelle, entre les horreurs lugubres dont Paris était le théâtre et les radieux souvenirs de la ville du Roi-Soleil, le contraste était aussi douloureux que saisissant. Ces avenues où l'on se montrait le chef du gouvernement et le glorieux vaincu de Reichshoffen; cette place d'armes encombrée de canons; ces drapeaux rouges, tristes trophées de la guerre civile, qui étaient portés à l'Assemblée, à la fois comme un signe de deuil et de victoire; ce magnifique palais, d'où semblait sortir une voix suppliante qui adjurait nos soldats de sauver un si bel héritage de splendeurs historiques et de grandeurs nationales, tout cela remplissait l'âme d'une émotion profonde.

A l'heure d'angoisses où l'on se demandait avec une inquiétude, hélas! trop justifiée, ce qu'allaient devenir les otages, où l'on savait que Paris était la proie des flammes, où l'on se disait que peut-être, de la Babylone moderne, de la capitale du monde, il ne resterait plus qu'un monceau de cendres, le Panthéon de toutes nos gloires semblait nous adresser des reproches et faire naître dans nos coeurs des remords. La France de Charlemagne et de saint Louis, de Louis XIV et de Napoléon, protestait contre cette France odieuse que les hommes de la Commune avaient la prétention de faire naître sur les débris de notre honneur. On se croyait le jouet d'un mauvais rêve. Il y avait quelque chose d'insolite, de bizarre dans le bruit d'armes qui troublait les abords de ce château, calme et majestueuse nécropole de la monarchie absolue.

Même dans ces jours cruels dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire, l'ombre de Louis XIV m'apparaissait sans cesse. J'eus alors le désir de revoir ses appartements. Ils étaient occupés en partie par le personnel du ministère de la Justice et par les commissions de l'Assemblée; mais on avait respecté la chambre du Grand Roi, et aucun fonctionnaire n'aurait osé transformer en bureau le sanctuaire de la royauté. Dans notre siècle de démagogie, je ne contemplais pas sans respect cette chambre où le souverain par excellence mourut en roi et en chrétien. Que de réflexions me fit faire l'incomparable galerie des Glaces! A quelques jours de distance, elle avait été une salle de triomphe, une ambulance et un dortoir. C'est là que notre vainqueur, entouré de tous les princes allemands, avait proclamé le nouvel empire germanique. C'est là que les blessés prussiens de Buzenval avaient été portés. C'est là que les députés de l'Assemblée avaient couché quelques jours en arrivant à Versailles.

Tristes vicissitudes du sort! Cette galerie étincelante, cet asile des splendeurs monarchiques, ce lieu d'apothéose, où le pinceau de Lebrun a ranimé les pompes du paganisme et la mythologie; cet Olympe moderne, où l'imagination évoque tant de brillants fantômes, où l'aristocratie française ressuscite avec son élégance et sa fierté, son luxe et son courage; cette galerie de fêtes, qu'ont traversée tant de grands hommes, tant de beautés célèbres, hélas! dans quelles circonstances douloureuses m'était-il donné de la revoir! De l'une des fenêtres, je regardais ce paysage grandiose où Louis XIV n'apercevait rien qui ne fût lui-même, car le jardin créé par lui était tout l'horizon. Mes yeux se fixaient sur cette nature vaincue, sur ces eaux amenées à force d'art qui ne jaillissent qu'en dessin régulier, sur cette architecture végétale qui prolonge et complète l'architecture de pierre et de marbre, sur ces arbustes qui croissent avec docilité sous la règle et l'équerre. Je comparais l'harmonieuse régularité du parc à l'art incohérent des époques révolutionnaires, et au moment où l'astre que Louis XIV avait pris pour devise se couchait à l'horizon, comme le symbole de la royauté évanouie, je me disais:

«Ce soleil, il reparaîtra demain aussi radieux, aussi superbe. O France, en sera-t-il de même de ta gloire?»

Je me préoccupais alors de celui que Pellisson appelait le miracle visible, du potentat en l'honneur duquel tout était à bout de marbre, de bronze et d'encens, et qui, pour nous servir d'une expression de Bossuet, «n'a pas même joui de son sépulcre.» Dieu, me disais-je, lui a-t-il pardonné cet orgueil asiatique, qui en a fait une sorte de Balthazar et de Nabuchodonosor chrétien? Ce souverain qui chantait avec des larmes d'attendrissement les hymnes composés à sa louange par Quinault, quelle idée se fait-il aujourd'hui des grandeurs de la terre? Son âme s'émeut-elle encore de nos intérêts et de nos passions, ou bien le monde, grain de sable, atome dans l'univers immense, est-il trop misérable pour appeler l'attention de ceux qui ont sondé les mystères de l'éternité? Que pense-t-il, ce grand roi, de son Versailles, temple de la royauté absolue qui devait, avant que le temps eût noirci ses lambris dorés, en être le tombeau? Quelle opinion a-t-il de nos discordes, de nos misères, de nos humiliations? Lui, qui avait conservé un souvenir si amer des troubles de la Fronde, comment juge-t-il les excès de la démagogie actuelle? Son âme de roi et de Français a-t-elle tressailli quand, dans cette salle décorée de peintures triomphales, le nouveau maître de Strasbourg et de Metz a restauré cet empire d'Allemagne que la France avait mis des siècles à détruire? Quel contraste entre nos revers et les fresques superbes qui ornent le plafond! La Victoire étend ses ailes rapides, la Renommée embouche sa trompette. Porté sur un nuage et suivi de la Terreur, Louis XIV tient en main la foudre. Le Rhin, qui se reposait sur son urne, se relève épouvanté de la vitesse avec laquelle il voit le monarque traversant les eaux, et d'effroi il laisse tomber son gouvernail. Les villes prises sont représentées sous les traits de ces captives en pleurs. L'Espagne, c'est le lion blessé; l'Allemagne, c'est cet aigle précipité dans la poussière.

Tout en regardant avec mélancolie ces éblouissantes et fastueuses peintures, je me rappelais ces paroles de Massillon: «Que nous reste-t-il de ces grands noms qui ont autrefois joué un rôle si brillant dans l'univers? On sait ce qu'ils ont été pendant ce petit intervalle qu'a duré leur éclat; mais qui sait ce qu'ils sont dans la région éternelle des morts?»

L'esprit plein de ces pensées, je descendais l'escalier de marbre, cet escalier au haut duquel Louis XIV attendait le grand Condé, qui, affaibli par l'âge et les blessures, ne montait que lentement:

«Mon cousin, lui dit le monarque, ne vous pressez pas. On ne peut pas monter très vite quand on est chargé, comme vous, de tant de lauriers.»

Le soir, je voulais encore revoir la statue du Grand Roi, dont le souvenir m'avait si vivement impressionné pendant toute la durée du jour. La nuit était sereine. Sa beauté douce et recueillie contrastait doublement avec les fureurs et les agitations des hommes. Son silence était interrompu par le bruit de l'artillerie fratricide, qui tonnait dans le lointain. C'est en l'honneur de Louis XIV que les sentinelles semblaient monter la garde sur cette place, où il avait si souvent passé la revue de ses troupes. A la lueur des étoiles, je contemplais la statue majestueuse de celui qui fut plus qu'un roi. Sur son cheval colossal, il m'apparaissait comme la personnification glorieuse du droit qu'on a qualifié de divin.

Républicaine ou monarchique, la France ne doit rien renier d'un tel passé. L'histoire d'un pareil souverain ne saurait que lui inspirer des idées hautes, des sentiments dignes d'elle et de lui. Il lutta jusqu'au bout contre les puissances coalisées, et quand on prononçait en Europe ce mot unique: le roi, chacun savait de quel monarque il s'agissait. Ah! cette statue est bien l'image de l'homme habitué à vaincre, à dominer et à régner, du potentat qui triomphait de la rébellion avec un regard mieux que Richelieu avec la hache.

Laissons les coryphées de l'école révolutionnaire chercher en vain à dégrader ce bronze impérissable. La boue qu'ils voudraient jeter au monument n'atteindra pas même le piédestal. Dans cette nuit où les canons de la Commune répondaient à ceux du Mont-Valérien, la statue me semblait plus imposante que jamais. On eût dit qu'elle s'animait, comme celle du Commandeur. Le geste avait quelque chose de plus fier et de plus impérieux que dans les époques moins troublées. Son bâton de commandement à la main, le Grand Roi, dont le regard est tourné du côté de Paris, semblait dire à la ville insurgée, comme le convive de marbre à don Juan: «Repens-toi.»

III

La profonde impression que Versailles m'avait produite pendant les jours de la Commune est loin de s'être affaiblie depuis ce moment. Des circonstances bien imprévues ont fait occuper les appartements de la reine par la direction politique du ministère des Affaires étrangères. Ma modeste table de travail a été, une année, placée au bout de la salle du Grand-Couvert, en face du tableau qui représente le doge Imperiali s'humiliant devant Louis XIV, et j'ai eu le temps de réfléchir sur les péripéties étranges, sur les caprices du sort, par suite desquels les employés du ministère dont je fais partie étaient, pour ainsi dire, campés au milieu de ces salles légendaires.

Les cinq pièces qui composent l'appartement de la reine ont toutes une importance historique. A chacune se rattachent les plus curieux souvenirs. Vous montez l'escalier de marbre. A droite est la salle des gardes de la reine. C'est là que, le 6 octobre 1789, à 6 heures du matin, les gardes du corps, victimes de la fureur populaire, défendirent avec tant de courage, contre une bande d'assassins, l'entrée de l'appartement de Marie-Antoinette. La salle suivante est celle du Grand-Couvert. C'est là que les reines dînaient solennellement, en compagnie des rois; ces festins d'apparat avaient lieu plusieurs fois par semaine, et le peuple était admis à les contempler. Non seulement comme reine, mais déjà comme dauphine, Marie-Antoinette se soumit à cette bizarre coutume. «Le dauphin dînait avec elle, nous dit Mme Campan dans ses Mémoires, et chaque ménage de la famille royale avait tous les jours son dîner public. Les huissiers laissaient entrer tous les gens proprement mis. Ce spectacle faisait le bonheur des provinciaux. A l'heure des dîners, on ne rencontrait dans les escaliers que de braves gens qui, après avoir vu la dauphine manger sa soupe, allaient voir les princes manger leur bouilli et qui couraient ensuite, à perte d'haleine, pour aller voir Mesdames manger leur dessert.»

Après la salle du Grand-Couvert est le salon de la Reine. Le cercle de la souveraine se tenait dans cette pièce, où l'on faisait les présentations. Son siège était placé au fond de la salle, sur une estrade couverte d'un dais dont on voit encore les pitons d'attache dans la corniche en face des fenêtres. C'est là que brillèrent les beautés célèbres de la cour de Louis XIV, avant que le roi allât s'emprisonner dans les appartements de Mme de Maintenon. C'est là que le président Hénault et le duc de Luynes venaient sans cesse causer avec cette aimable et bonne Marie Leczinska, en qui chacun se plaisait à reconnaître les vertus d'une bourgeoise, les manières d'une grande dame, la dignité d'une reine. C'est là que Marie-Antoinette, la souveraine à la taille de nymphe, à la marche de déesse, à l'aspect doux et fier digne de la fille des Césars, recevait, avec cet air royal de protection et de bienveillance, avec ce prestige enchanteur dont les étrangers emportaient le souvenir à travers l'Europe comme un éblouissement.

La pièce suivante est, de toutes, celle qui évoque le plus de souvenirs. C'est la chambre à coucher de la reine, la chambre où sont mortes deux souveraines: Marie-Thérèse et Marie Leczinska; deux dauphines: la dauphine de Bavière et la duchesse de Bourgogne;--la chambre où sont nés dix-neuf princes et princesses du sang, et parmi eux deux rois, Philippe V, roi d'Espagne, et Louis XV, roi de France;--la chambre qui, pendant plus d'un siècle, a vu les grandes joies et les suprêmes douleurs de l'ancienne monarchie.

Cette chambre a été occupée par six femmes: d'abord par la vertueuse Marie-Thérèse, qui s'y installa le 6 mai 1682, et y rendit le dernier soupir, le 30 juillet de l'année suivante;--ensuite par la femme du Grand Dauphin, la dauphine de Bavière, qui y mourut le 20 avril 1690, à l'âge de vingt-neuf ans; puis par la charmante duchesse de Bourgogne, qui s'y établit dès son arrivée à Versailles, le 8 novembre 1696, y mit au monde trois princes, dont le dernier seul vécut et régna sous le nom de Louis XV, et y mourut le 12 février 1712, à l'âge de vingt-six ans;--puis par cette infante d'Espagne, Marie-Anne-Victoire, qui était fiancée avec le jeune roi de France, et qui demeura là, depuis le mois de juin 1722 jusqu'au mois d'avril 1725, époque où le mariage projeté fut rompu;--ensuite par la pieuse Marie Leczincka, qui s'installa dans cette chambre le 1er décembre 1725, y donna naissance à ses dix enfants, y habita pendant un règne de quarante-trois ans, y mourut le 24 juin 1768, entourée de la vénération universelle;--enfin par la plus poétique des femmes, par celle qui résume en elle les triomphes et les humiliations, les joies et les douleurs, par celle dont le nom seul inspire l'attendrissement et le respect, par Marie-Antoinette. C'est là que vinrent au monde ses quatre enfants et qu'elle faillit mourir à la naissance de sa première fille, la future duchesse d'Angoulême. Une antique et bizarre étiquette autorisait le peuple à s'introduire, en pareil cas, dans le palais des rois. La galerie des Glaces, les salons, l'oeil-de-Boeuf, la chambre de la reine, étaient envahis par la foule. Marie-Antoinette, manquant d'air respirable, perdit connaissance pendant trois quarts d'heure. Quand elle revint à elle, Louis XVI lui présenta la princesse qui venait de naître:

«Pauvre petite, dit-elle, vous n'étiez pas désirée, mais vous n'en serez pas moins chère. Un fils eût plus particulièrement appartenu à l'État; vous serez à moi, vous aurez tous mes soins, vous partagerez mon bonheur et vous adoucirez mes peines.»

Ce fut là aussi que virent le jour les deux fils du roi et de la reine martyrs: l'un, né le 22 octobre 1781, mort le 4 juin 1789; l'autre, né le 27 mars 1785, connu sous le nom de duc de Normandie, et qui devait plus tard s'appeler Louis XVII.

Dans cette chambre mémorable à tant de titres, commença l'agonie de la royauté française. Marie-Antoinette y dormait le matin du 6 octobre 1789, quand elle fut réveillée par l'insurrection. Au fond de la chambre, dans le panneau où est actuellement le portrait de la reine par Mme Lebrun, une petite porte conduisait aux appartements du roi. C'est par là que la malheureuse souveraine s'échappa pour aller chercher un refuge auprès de Louis XVI, pendant que les émeutiers assassinaient les gardes du corps. Quelques instants après elle quittait Versailles, qu'elle ne devait jamais revoir. Depuis lors, aucune femme n'occupa les appartements de la reine. Le théâtre subsiste, les décors sont à peine modifiés; mais il faut faire sortir de la poussière du temps les acteurs, les actrices surtout.

L'année que j'ai passée dans ces salles encore si pleines de leur souvenir m'a donné la première idée du travail que je publie aujourd'hui. Que de fois j'ai cru apercevoir, comme autant de gracieux fantômes, les femmes illustres qui ont aimé, qui ont souffert, qui ont pleuré dans ce séjour! Je voudrais me rendre un compte minutieux du rôle qu'elles y ont joué, mentionner avec précision les appartements qu'elles ont habités, montrer en détail l'existence qu'elles menaient, indiquer, pour nous servir d'une expression de Saint-Simon, ce qu'on pourrait appeler la mécanique de la vie de la cour.

Je veux essayer l'histoire du château de Versailles lui-même par les femmes qui l'ont habité depuis 1682, époque où Louis XIV y fixa sa résidence, jusqu'au 6 octobre 1789, jour fatal où Louis XVI et Marie-Antoinette le quittèrent sans retour. Le sanctuaire de la monarchie absolue devait être également son tombeau.

Ni les nièces de Mazarin, ni la Grande Mademoiselle, ni les duchesses de La Vallière et de Fontanges, ne doivent être considérées comme des femmes de Versailles. A l'époque où ces héroïnes brillèrent de tout leur éclat, Versailles n'était pas encore la résidence officielle de la cour et le siège du gouvernement.

Nous ne commencerons donc cette étude qu'en 1682, année où Louis XIV, quittant Saint-Germain, son séjour habituel, s'établit définitivement dans sa résidence de prédilection.

Pendant plus d'un siècle,--de 1682 à 1789,--combien de curieuses figures apparaîtront sur cette scène radieuse! Que de vicissitudes dans leurs destinées! que de singularités et de contrastes dans leurs caractères! C'est la bonne reine Marie-Thérèse, douce, vertueuse, résignée, se faisant aimer et respecter de tous les honnêtes gens. C'est l'orgueilleuse sultane, la femme à l'esprit étincelant, moqueur, acéré, l'altière, l'omnipotente marquise de Montespan.

C'est la femme dont le caractère est une énigme et la vie un roman, qui a connu tour à tour toutes les extrémités de la mauvaise et de la bonne fortune, et qui, avec plus de rectitude que d'effusion, avec plus de justesse que de grandeur, a eu du moins le mérite de réformer la vie d'un homme dont les passions avaient été divinisées: Mme de Maintenon. C'est la princesse Palatine, la femme de Monsieur, frère du roi, la mère du futur Régent, Allemande enragée, invectivant sa nouvelle patrie, représentant, à côté de l'apothéose, la satire, exhalant dans ses lettres les colères d'un Alceste en jupon, rustique, mais spirituelle, plus impitoyable, plus caustique, plus passionnée que Saint-Simon lui-même; femme étrange, au style brusque, impétueux, au style qui, comme le dit Sainte-Beuve, a de la barbe au menton, et de qui l'on ne sait trop, quand on le traduit de l'allemand en français, s'il tient de Rabelais ou de Luther.

C'est la duchesse de Bourgogne, la sylphide, la sirène, l'enchanteresse du vieux roi; la duchesse de Bourgogne, dont la mort précoce fut le signal de l'agonie d'une cour naguère si éblouissante.

Sous Louis XV, c'est la vertueuse, la sympathique Marie Leczinska, le modèle du devoir, qui joue auprès de Louis XV le même rôle respecté, mais effacé que Marie-Thérèse auprès de Louis XIV. C'est l'intrigante, la femme-ministre, la marquise de Pompadour, vraie magicienne, habituée à tous les enchantements, à toutes les féeries du luxe et de l'élégance, mais qui restera toujours une parvenue faite pour l'Opéra plutôt que pour la cour.

Ce sont les six filles de Louis XV, types de piété filiale et de vertu chrétienne: Madame Infante, si tendre pour son père; Madame Henriette, sa soeur jumelle, morte de chagrin à vingt-quatre ans pour ne s'être pas mariée suivant son coeur; Madame Adélaïde et Madame Victoire, inséparables dans l'adversité comme dans les beaux jours; Madame Sophie, douce et timide; Madame Louise, successivement amazone et carmélite, qui, dans le délire de l'agonie, s'écriait: «Au paradis, vite, vite! au paradis, au grand galop!»

C'est Mme Dubarry, déguisée en comtesse et destinée par l'ironie du sort à ébranler les bases du trône de saint Louis, de Henri IV, de Louis XIV. Puis après le scandale, sous le règne qui est l'heure de l'expiation, c'est Madame Élisabeth, nature angélique et essentiellement française, montrant, au milieu des plus horribles catastrophes, non seulement du courage, mais de la gaieté; c'est la princesse de Lamballe, gracieuse et touchante héroïne de l'amitié; c'est Marie-Antoinette, dont le nom seul est plus pathétique que tous les commentaires.

Dans la carrière de ces femmes, que d'enseignements historiques, et aussi que de leçons de psychologie et de morale! Qui ferait mieux connaître la cour, «ce pays où les joies sont visibles mais fausses, et les chagrins cachés mais réels;» la cour, «qui ne rend pas content et qui empêche qu'on ne le soit ailleurs[1]!»

[Note 1: La Bruyère, De la Cour.]

Les femmes de Versailles ne nous disent-elles pas toutes: «La condition la plus heureuse en apparence a ses amertumes secrètes qui en corrompent toute la félicité. Le trône est le siège des chagrins, comme la dernière place; les palais superbes cachent des soucis cruels, comme le toit du pauvre et du laboureur, et, de peur que notre exil ne nous devienne trop aimable, nous y sentons toujours par mille endroits qu'il manque quelque chose à notre bonheur[1].»

[Note 1: Massillon, Sermon sur les afflictions.]

Un portrait de Mignard représente la duchesse de La Vallière avec ses enfants: Mlle de Blois et le comte de Vermandois. Elle est pensive et tient à la main un chalumeau, à l'extrémité duquel flotte une bulle de savon avec ces mots: Sic transit gloria mundi, «Ainsi passe la gloire du monde.» Ne pourrait-ce pas être la devise de toutes les héroïnes de Versailles?

Combien auraient pu dire comme Mme de Sévigné, riche aussi, honorée, adulée, heureuse en apparence: «Je trouve la mort si terrible, que je hais plus la vie parce qu'elle m'y mène que par les épines dont elle est semée. Vous me direz que je veux donc vivre éternellement? Point du tout; mais si on m'avait demandé mon avis, j'aurais bien mieux aimé mourir entre les bras de ma nourrice; cela m'aurait ôté bien des ennuis, et m'aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément[2].»

[Note 2: Mme de Sévigné, lettre du 16 mars 1672.]

La princesse Palatine, Madame, femme du frère de Louis XIV, écrivait à propos de la mort de la reine d'Espagne: «J'entends et je vois tous les jours tant de vilaines choses, que tout cela me dégoûte de la vie. Vous aviez bien raison de dire que la bonne reine est maintenant plus heureuse que nous, et si quelqu'un voulait me rendre, comme à elle et à sa mère, le service de m'envoyer en vingt-quatre heures de ce monde dans l'autre, je ne lui en saurais certes pas mauvais gré. [1]»

[Note 1: Lettres de la princesse Palatine, 20 mars 1689.]

Mème avant l'heure des grandes humiliations où il faudra descendre l'escalier de marbre de Versailles pour ne plus le remonter, Mme de Montespan cachait dans «son triomphe extérieur un fond de tristesse» [2].

[Note [2]: Mme de Sévigné, lettre du 31 juillet 1675.]

La rivale qui, contre toute attente, devait la supplanter, Mme de Maintenon, écrivait à Mme de La Maisonfort: «Que ne puis-je vous donner mon expérience! que ne puis-je vous faire voir l'ennui qui dévore les grands et la peine qu'ils ont à remplir leurs journées! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse dans une fortune qu'on aurait eu peine à imaginer? J'ai été jeune et jolie; j'ai goûté les plaisirs; j'ai passé des années dans le commerce de l'esprit; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux.»

C'est encore Mme de Maintenon qui disait à son frère, le comte d'Aubigné:

«Je n'y puis plus tenir, je voudrais être morte.»

C'est elle qui, résumant les phases de sa carrière si surprenante, écrivait à Mme de Caylus, deux ans avant de mourir: «On rachète bien les plaisirs et l'enivrement de la jeunesse. Je trouve, en repassant ma vie, que, depuis l'âge de trente-deux ans, qui fut le commencement de ma fortune, je n'ai pas été un moment sans peine, et qu'elles ont toujours augmenté[1].»

[Note 1: Lettres de Mme de Maintenon à Mme de Caylus, 19 avril 1717.]

Les femmes du règne de Louis XV ne fournissent pas moins de sujets aux réflexions philosophiques. Pendant que leur char de triomphe s'avance au milieu d'une foule de flatteurs, leur conscience leur souffle à l'oreille de cruelles paroles. Semblables à des actrices qui ont devant elles un public fantasque et versatile, elles craignent toujours que les applaudissements ne se changent en huées, et c'est avec un fond de terreur que, malgré leur aplomb apparent, elles continuent à jouer leur triste rôle.

Les favorites des rois ne semblent-elles pas se réunir toutes pour s'écrier avec saint Augustin: «O mon Dieu! vous l'avez ordonné, et la chose ne manque jamais d'arriver, que toute âme qui est dans le désordre soit à elle-même son supplice. Si l'on y goûte certains moments de félicité, c'est une ivresse qui ne dure pas. Le ver de la conscience n'est pas mort; il n'est qu'assoupi. La raison aliénée revient bientôt, et avec elle reviennent les troubles amers, les pensées noires et les cruelles inquiétudes[1].»

[Note 1: Massillon, Panégyrique de sainte Madeleine.]

La jeune duchesse de Châteauroux, qui passe du matin au soir «comme l'herbe des champs», résume dans sa courte carrière toutes les misères et toutes 1es déceptions de la vanité. A l'apogée de sa faveur, Mme de Pompadour est plongée dans la mélancolie. Sa femme de chambre, Mme du Hausset, confidente de ses perpétuels soucis, lui dit avec une commisération sincère:

«Je vous plains, madame, tandis que tout le monde vous envie.»

Et la marquise, blasée de faux plaisirs, tourmentée par de vraies souffrances, prononce cette parole si amère:

«La sorcière a dit que j'aurais le temps de me reconnaître avant de mourir. Je le crois, car je ne périrai que de chagrin.»

A peine descendue dans la tombe, la pauvre morte est oubliée de tous. La reine elle-même en fait la remarque, lorsqu'elle écrit au président Hénault: «Il n'est non plus question ici de ce qui n'est plus, que si elle n'eût jamais existé. Voilà le monde; c'est bien la peine de l'aimer.»

Les destinées des héroïnes de Versailles ne sont pas seulement intéressantes au point de vue moral; elles ont, sous le rapport de l'histoire, une importance, pour ainsi dire, symbolique. Certaines de ces femmes résument, en effet, toute une société, personnifient toute une époque. Mme de Montespan, la beauté superbe, la grande dame fière de sa naissance, de son esprit, de ses richesses, de sa magnificence, la femme qui, par ses terribles railleries, se fait craindre autant qu'admirer, à ce point que les courtisans disent ne pas oser passer sous ses fenêtres, parce que c'est passer par les armes; la fastueuse Mme de Montespan, que les anciens auraient représentée en Cybèle portant Versailles sur son front, n'est-elle pas comme une incarnation de cette France altière et triomphante de l'apogée du règne de Louis XIV, de cette France qui ressuscite les pompes du paganisme et enveloppe dans des nuages d'encens le souverain radieux dont elle est idolâtre? Mais l'orgueil de la favorite sera châtié, et, pour elle de même que pour le roi, les humiliations succéderont aux triomphes.

Les rayons du soleil n'ont plus la même splendeur, l'astre-roi qui décline a perdu l'ardeur de ses feux: Mme de Maintenon apparaît. Avec sa nature et son style tempérés, son respect pour les convenances et pour la règle, sa piété mêlée d'un peu d'ostentation, elle est le symbole vivant de la nouvelle cour.

Après Louis XIV, la Régence; avec la Régence, le scandale. La duchesse de Berry[1], si fantasque, si capricieuse, si passionnée, n'est-elle pas l'image de cette époque?

Avec Louis XV, il y a comme une diminution graduelle de prestige et de dignité, dont la duchesse de Châteauroux, la marquise de Pompadour, Mme Dubarry, sont en quelque sorte les symboles vivants. Et cependant, même alors, il y a encore çà et là des moeurs patriarcales, des sentiments vraiment chrétiens, des caractères qui honorent la nature humaine. La reine Marie Leczinska en est la personnification; elle et ses filles conservent à la cour les dernières traditions des convenances. Enfin vient Marie-Antoinette, la femme qui représente, dans la plus saisissante et la plus tragique de toutes les destinées, non seulement la majesté et les douleurs de la monarchie, mais toutes les grâces et toutes les angoisses, toutes les joies et toutes les souffrances de son sexe.

Trop souvent, en étudiant l'histoire, on y rencontre le scandale; mais on y trouve aussi un enseignement. Ce ne sont pas surtout les femmes vertueuses qui s'écrient: «Vanité, tout est vanité.» Ce sont les coupables qui sortent de leurs tombes et, se frappant la poitrine, font amende honorable devant la postérité.

[Note 1: Marie-Louise-Élisabeth d'Orléans, fille du Régent, épousa en 1710 le duc de Berry, petit-fils de Louis XIV, et devint veuve dès 1714; elle mourut en 1719, à l'âge de vingt-quatre ans.]

Ces beautés, qui jettent un éclat passager sur la scène du monde, s'évanouissent comme des ombres; semblables à l'herbe des champs, elles passent du matin au soir, et l'histoire, instruite par leur exemple, devient une sorte de morale en action.

Le présent volume est consacré aux femmes de la cour de Louis XIV. Si la jeunesse, à laquelle nous dédions cette édition spéciale, y trouve quelque intérêt, il sera suivi de plusieurs autres.


LA COUR
DE
LOUIS XIV


I


LE CHÂTEAU DE VERSAILLES

Avant de rappeler le rôle que les femmes de Versailles ont joué, il faut dire quelques mots du théâtre sur lequel leurs destinées se sont accomplies et montrer par quelle transformation miraculeuse un endroit triste et sombre, plein de sables mouvants et de marécages, sans vue, sans eau, sans forêt, fut façonné, pour ainsi dire, à l'image du Grand Roi, et devint une merveille, objet de l'admiration du monde entier. Comme ces grands fleuves qui, à leur source, sont à peine un petit ruisseau, l'existence du palais destiné à tant de splendeur commença dans les proportions les plus modestes.

C'est en 1624 que Louis XIII fit bâtir à Versailles un rendez-vous de chasse sur une éminence où il y avait auparavant un moulin à vent. En 1627, dans une assemblée de notables tenue aux Tuileries, Bassompierre reprochait au roi de ne pas achever les bâtiments de la couronne, et il disait à ce propos:

«L'inclination de Sa Majesté n'est point portée à bâtir; les finances de la chambre ne seront point épuisées par ses somptueux édifices, si ce n'est qu'on veuille lui reprocher le chétif château de Versailles, de la construction duquel un simple gentilhomme ne voudrait pas prendre vanité[1].»

[Note 1: Voir, sur les origines du palais, le curieux et savant ouvrage publié par M. Le Roi sous ce titre: Louis XIII et Versailles.]

En 1651, huit ans après la mort de son père, Louis XIV, alors dans sa treizième année, vint pour la première fois à Versailles. Il s'attacha dès lors à ce séjour, et quelques années plus tard il le choisit pour y donner des fêtes magnifiques. Au mois de mai 1664, il y fit célébrer les Plaisirs de l'île enchantée, divertissements empruntés au poème de l'Arioste, à l'exécution desquels concoururent Benserade et le président de Périgny pour les récits en vers, Molière et sa troupe pour la comédie, Lulli pour la musique et les ballets, le machiniste italien Vigarani pour les décors, les illuminations et les feux d'artifice.

Le 7 mai, première journée des fêtes, il y eut une course de bagues en présence des deux reines[1], dans un cirque de verdure élevé à l'entrée de ce qu'on nomme aujourd'hui le tapis vert.

[Note 1: Anne d'Autriche et Marie-Thérèse.]

Le jeune Louis XIV, vêtu d'un costume où tous les diamants de la couronne resplendissaient, représentait le paladin Roger dans l'île d'Alcine. Après le tournoi, dont il fut le vainqueur, Flore et Apollon arrivèrent, pour le féliciter, sur des chars que traînaient les nymphes, les satyres, les dryades. Au banquet, le Temps, les Heures, les Saisons, servirent les convives, abrités, sous des bosquets de lilas, de muguets et de roses. Le lendemain, 8 mai, on représenta, sur un théâtre élevé au milieu de la même allée, la Princesse d'Élide, pièce dans laquelle Molière jouait les rôles de Lyciscas et de Moron. Le 9, ballet dans le palais d'Alcide, avec feu d'artifice qui en simulait l'embrasement; le 10, course de têtes dans les fossés du château; le 11, représentation des Fâcheux, de Molière; le 12, loterie où se trouvaient des ameublements, des pièces d'argenterie, des pierres précieuses, et, le soir, le Tartuffe; le 13, le Mariage forcé; le 14, départ du roi et de la cour pour Fontainebleau.

Versailles n'était pas encore la résidence royale; mais Louis XIV venait de temps en temps y passer quelques jours, parfois quelques semaines, surtout quand il voulait éblouir les yeux et fasciner les imaginations par l'éclat de ces fêtes pompeuses qui ressemblaient à des apothéoses.

Le 14 septembre 1665, il y eut à Versailles une grande chasse, où la reine, Madame Henriette d'Angleterre, Mlle de Montpensier, Mlle d'Alençon, chassèrent en costume d'amazones; et, au mois de février 1667, un carrousel qui recula les bornes de la magnificence.

La Gazette a soin de nous décrire le cortège des dames de la cour, «toutes admirablement équipées et sur des chevaux choisis, conduites par Madame, avec une veste des plus superbes, et sur un cheval blanc houssé de brocart, semé de perles et de pierreries.» Après l'escadron féminin apparaissait le Roi-Soleil, «ne se faisant pas moins connaître à cette haute mine qui lui est particulière qu'à son riche vêtement à la hongroise, couvert d'or et de pierres précieuses, avec un casque ondoyé de plumes, et à la fierté de son cheval, qui semblait plus superbe de porter un si grand monarque que de la magnificence de son caparaçon et de sa housse pareillement couverte de pierreries[1].» Venaient ensuite: Monsieur, frère du roi, en costume de Turc, puis le duc d'Engien, habillé en Indien, puis les autres seigneurs, qui formaient dix quadrilles.

[Note 1: Gazette de 1667.]

Le 10 juillet 1668, nouvelles réjouissances: dans la journée, représentation des Fêtes de l'Amour et de Bacchus, paroles de Quinault, musique de Lulli, et de Georges Dandin, joué par Molière et par sa troupe; le soir, festin et bal; à 2 heures du matin, illuminations. Le pourtour du parterre de Latone, la grande allée, la terrasse et la façade du palais étaient décorés de statues, de vases, de candélabres éclairés d'une manière ingénieuse, qui les faisait paraître comme enflammés à l'intérieur. Les fusées des feux d'artifice se croisaient au-dessus du château, et, lorsque toutes ces lumières s'éteignaient, dit Félibien en terminant le récit de la fête, on s'aperçut que le jour, «jaloux des avantages d'une belle nuit,» commençait à poindre.

Le 17 septembre 1672, la troupe du roi représentait les Femmes savantes de Molière, qui furent, dit la Gazette, «admirées d'un chacun.» Du 8 février au 19 avril 1674, Bourdalouc prêchait le carême à Versailles; le 11 juillet, on y jouait le Malade imaginaire de Molière, mort l'année précédente; au mois d'août, il y avait une série de grandes fêtes. Félibien fait une description saisissante de la nuit du 31 août 1674, où l'on vit tout à coup, sous un ciel sans étoiles et du noir le plus sombre, un ruissellement inouï de lumières. Tous les parterres étincelaient. La grande terrasse qui est devant le château était bordée d'un double rang de feux espacés à deux pieds l'un de l'autre. Les rampes et les degrés du fer à cheval, tous les massifs, toutes les fontaines, tous les bassins resplendissaient de mille flammes. De l'Italie était venu cet art pyrotechnique, ce mélange de feux, de fleurs et d'eau, qui faisait ressembler le parc au jardin d'Armide. Les rives du grand canal étaient ornées de statues et de décorations d'architecture, derrière lesquelles on avait disposé un nombre infini de lumières qui les faisaient paraître transparentes. Le roi, la reine et toute la cour étaient sur des gondoles richement ornées. Des bateaux remplis de musiciens les suivaient, et l'écho répétait les sons d'une harmonie magique.

A partir de l'année suivante, de grands travaux, commencés par Levau et Dorbay, continués par Jules Hardouin Mansart, furent entrepris à Versailles, où Louis XIV voulait fixer sa résidence définitive. Quels motifs le déterminaient à renoncer à ce château de Saint-Germain où il était né, à ce château si admirablement situé, d'où l'on découvre un si beau fleuve, un si vaste et si magnifique horizon? Rien ne manque à Saint-Germain, ni les arbres, ni l'eau, ni la vue. L'air y est vif et salubre, et, du haut de la terrasse adossée à la forêt, on contemple un des panoramas les plus variés et les plus majestueux du globe.

Si Louis XIV avait dépensé pour embellir et agrandir le vieux château,--celui qui existe encore,--et le château neuf,--celui qui était situé en face de la Seine et qui fut détruit sous Louis XVI,--la moitié des sommes dépensées pour Versailles, quel incomparable palais, quelles merveilles aurait-on admirés! Que n'aurait-on pas pu faire du château neuf de Saint-Germain,--il n'en reste aujourd'hui que le pavillon Henri IV,--de ce château si élégant, dont les escaliers paraissaient de loin comme des arabesques en relief incrustées sur le flanc de la colline, et dont les cinq terrasses successives, ornées de bosquets, de bassins, de parterres de fleurs, descendaient jusqu'à la Seine? Comment préférer à une telle résidence, à un tel paysage, un manoir obscur sans perspective, entouré d'étangs fangeux, sur un terrain où, au lieu d'être favorisé par la nature, il fallait la tyranniser, la dompter à force d'art et d'argent?

Était-ce, comme on l'a dit, la vue lointaine du clocher de Saint-Denis, dernier terme de la grandeur royale, qui rendait Saint-Germain antipathique à Louis XIV? Ce clocher, qui semblait lui dire à l'horizon: Memento homo quia pulvis es et in pulverem reverteris, contrariait-il l'ivresse de vie et de toute-puissance qui débordait en lui?

Cette pensée pusillanime nous semble indigne du Grand Roi. Nous inclinons plutôt à croire que ce qui éloignait Louis XIV de Saint-Germain, c'était le souvenir du temps où, chassé de Paris par les troubles de la Fronde, il fut transporté nuitamment dans le vieux château. Sans doute il n'aimait pas voir, de sa fenêtre, cette capitale qui avait insulté son enfance.

S'arracher à un souvenir importun, effacer complètement, même dans la pensée, les derniers vestiges des actes de rébellion contre l'autorité royale, choisir une résidence qui n'était rien pour en faire le plus radieux des palais, se complaire dans cette transformation comme dans le triomphe de la puissance, de l'orgueil, de la force de volonté, tout créer soi-même: architecture, jardins, fontaines, horizon, contraindre la nature à plier sous le joug et à s'avouer vaincue, comme la révolution: tel fut le rêve de Louis XIV, et ce rêve il le réalisa.

De 1675 à 1682, les travaux de Versailles se poursuivirent avec une étonnante activité. On acheva les grands appartements du roi et l'escalier dit des Ambassadeurs. On construisit la galerie des Glaces, à l'endroit où une terrasse occupait le milieu de la façade, du côté des jardins. On ajouta au château l'aile du midi, dite aile des Princes. On termina, à droite et à gauche, les bâtiments qui bordent la première cour avant le château, et qu'on désigne sous le nom d'ailes des Ministres. On éleva la grande et la petite écurie.

Enfin, en 1681, on transporta la chapelle sur l'emplacement actuel du salon d'Hercule et du vestibule qui se trouve au-dessous. Le 30 avril 1682, l'archevêque de Paris, François de Harlay, bénit la nouvelle chapelle, et, le 6 mai suivant, Louis XIV s'installa définitivement à Versailles[1].

[Note 1: Si l'on veut se rendre compte des agrandissements de Versailles, on n'a qu'à regarder le tableau de Van der Meulen, qui est dans l'antichambre du roi (salle N° 121 de la Notice du Musée, par M. Soulié). Ce tableau, qui porte le N° 2145, représente Versailles tel qu'il était avant les travaux ordonnés par Louis XIV.]

Le roi s'établit au centre même du palais. Le salon dit oeil-de-Boeuf[2] était alors divisé en deux pièces: la chambre des Bassans, ainsi nommée parce qu'elle contenait plusieurs tableaux de ce maître,--c'est là qu'attendaient les princes et seigneurs admis au lever du souverain,--et l'ancienne chambre de Louis XIII, où Louis XIV coucha de 1682 à 1701. A côté de cette chambre était le grand cabinet, où se faisaient les cérémonies du lever et du coucher, où le roi donnait audience au nonce et aux ambassadeurs, où il recevait le serment des grands officiers de sa maison[3]. La salle suivante[4] était alors séparée en deux. La partie la plus rapprochée de la chambre du roi se nommait le cabinet du Conseil,--c'est là que Louis XIV prit avec ses ministres les plus grandes décisions de son règne;--l'autre se nommait le cabinet des Termes ou des Perruques.

[Note 2: Salle N° 123 de la Notice du Musée.]
[Note 3: Salle N° 124 de la Notice. Cette pièce devint la chambre à coucher de Louis XIV, et c'est là qu'il mourut.]
[Note 4: Salle du Conseil (N° 125 de la Notice).]

La reine et le dauphin eurent leur logement, l'une au premier étage, l'autre au rez-de-chaussée, dans la portion méridionale de l'ancien château de Louis XIII, celle qui domine l'orangerie et la pièce d'eau des Suisses. Les appartements de la reine aboutissaient, par le salon de la Paix, à la galerie des Glaces, le chef-d'oeuvre du nouveau Versailles. A l'autre extrémité de la galerie commençaient, avec le salon de la Guerre, les salles désignées sous le nom de grands appartements du roi, pièces d'apparat et de réception, portant des noms mythologiques: salle d'Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus.

Le gouverneur du palais et le confesseur du roi logèrent dans l'aile du nord, celle qu'a depuis reconstruite l'architecte Gabriel. Au-delà de l'emplacement où est la chapelle actuelle, on plaça les princes de Condé et de Conti, le gouverneur des enfants de France et un bon nombre de grands officiers et de chapelains. Dans la grande salle du midi, les enfants de France et la famille d'Orléans habitèrent en face des jardins. Enfin, les secrétaires d'État, ministres de la maison du roi, des affaires étrangères, de la guerre, de la marine, s'installèrent dans les deux corps de bâtiment devant lesquels s'élèvent aujourd'hui les statues d'hommes célèbres. L'ensemble de ces immenses constructions, subdivisées à l'infini dans l'intérieur, servait d'habitation à plusieurs milliers d'individus.

Versailles était achevé. A part très peu de modifications, il offrait l'aspect qu'il présente aujourd'hui. Du côté de la ville, le monument, quoique grandiose, est disparate. Son architecture composite, le contraste qui se fait remarquer entre la brique et la pierre, entre le château primitif et ses immenses accroissements, a quelque chose qui étonne. De l'autre côté, celui du parc, tout, au contraire, est majestueux, régulier, empreint d'une harmonie parfaite. Cette façade ou, pour mieux dire, ces trois façades, ayant ensemble trois cent soixante-quinze ouvertures sur le jardin; ce corps de bâtiment où habite le maître, et qui fait saillie au milieu d'une longue ligne droite; ces ailes qui semblent se reculer, comme pour garder une respectueuse distance; ces bosquets façonnés en murailles de verdure, ces bassins encadrés dans des marbres précieux, dépendant du palais, dont ils sont le complément, tout cela frappe l'esprit et les yeux d'un véritable saisissement.

Jamais peut-être la splendeur d'un palais ne s'est mieux identifiée avec la grandeur d'un homme.

L'idole est digne du temple, le temple digne de l'idole. Il y a toujours dans les monuments quelque chose d'immatériel, de moral, pour ainsi dire, et ils empruntent leur poésie à la pensée qui s'y rattache. C'est, pour une cathédrale, l'idée de Dieu. C'est, pour Versailles, l'idée du Roi. La mythologie, comme on en a fait la juste remarque, n'est plus qu'une allégorie magnifique dont Louis XIV est la réalité. C'est lui partout, lui toujours. Les héros, les divinités de la fable, ne font que lui prêter leurs attributs ou se mêler à ses courtisans.

En son honneur, Neptune fait jaillir de toutes parts les eaux qui se croisent dans les airs en voûtes étincelantes. Apollon, son symbole favori, préside à ce monde enchanté, comme le dieu de la lumière, l'inspirateur des Muses; le soleil du dieu paraît s'humilier devant celui du roi: Nec pluribus impar. La nature et l'art s'unissent pour célébrer par un hosanna perpétuel la gloire du souverain.


II


LOUIS XIV ET SA COUR EN 1682

Lorsque Louis XIV établit définitivement sa résidence à Versailles, en 1682, les principales femmes de la cour qui s'y installèrent avec lui étaient: la reine, âgée comme lui de quarante-quatre ans, née en 1638, mariée en 1660;--la dauphine, princesse bavaroise, née en 1660, mariée en 1680, ayant une mauvaise santé, un caractère doux et mélancolique;--la duchesse d'Orléans, désignée tantôt sous le nom de Madame, tantôt sous celui de princesse Palatine, née en 1652, mariée en 1671 à Monsieur, frère du roi, Allemande ne pouvant s'habituer à sa nouvelle patrie;--la princesse de Conti, née en 1666, mariée en 1681 au prince Armand de Conti, neveu du grand Condé, jeune femme d'une grâce et d'une beauté exceptionnelles;--Mlle de Nantes, née en 1673; Mlle de Blois, née en 1677, qui devaient épouser quelques années plus tard, l'une le duc de Bourbon, l'autre le duc de Chartres (le futur Régent);--Mme de Montespan, leur mère, alors âgée de quarante et un ans, arrivée au terme de sa puissance, mais demeurant encore à la cour, en sa qualité de dame du palais de la reine;--enfin Mme de Maintenon, déjà très influente sous des dehors modestes, belle encore malgré ses quarante-sept ans, en aussi bons termes avec la reine qu'avec le roi, et récompensée, depuis 1680, des soins qu'elle avait donnés, comme gouvernante, aux enfants de Mme de Montespan, par une place, créée pour elle, qui ne l'astreignait à aucun service assujettissant et la fixait à la cour dans une position honorable: la place de seconde dame d'atours de la dauphine.

On ne peut comprendre le rôle des femmes de Versailles qu'en étudiant d'abord le souverain qui fut l'âme de ce palais, et qui marqua de sa forte empreinte, non seulement son royaume, mais encore l'Europe tout entière. Jamais monarque n'exerça un pareil prestige personnel, et tout ce qui brillait autour de lui n'était qu'un pâle reflet de cette éblouissante lumière.

La vie de Louis XIV gagne, quoi qu'on en dise, à être examinée de près. Défauts et qualités, tout fut grand dans ce type accompli de la monarchie absolue, de la royauté de droit divin. Louis XIV n'était pas seulement majestueux, il était aussi agréable. Les membres de sa famille, ses ministres, les personnes de son entourage, ses domestiques, l'aimaient.

Ce souverain, intimidant à ce point qu'il fallait, au dire de Saint-Simon, commencer par s'accoutumer à le voir, si, en lui parlant, on ne voulait s'exposer à demeurer court, était pourtant plein de bienveillance et d'affabilité. «Jamais homme si naturellement poli, ni d'une politesse si fort mesurée, ni qui distinguât mieux l'âge, le mérite, le rang... Jamais il ne lui échappa de dire rien de désobligeant à personne[1].»

[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]

La princesse Palatine, ordinairement si sévère, si caustique, rendait hommage à ses qualités d'homme privé autant qu'à ses qualités de souverain. «Quand le roi voulait, dit-elle dans sa correspondance, il était l'homme le plus agréable et le plus aimable du monde. Il plaisantait d'une manière comique et avec agrément... Quoiqu'il aimât la flatterie, il s'en moquait souvent lui-même... Il s'entendait parfaitement à contenter les gens, même en leur refusant leurs demandes; il avait les manières les plus affables, et parlait avec tant de politesse, qu'il leur touchait le coeur... Quand il s'agissait de son propre mouvement, il était toujours bon et généreux.»

Ce souverain, qui a donné des marques d'un égoïsme cruel, avait cependant parfois d'exquises délicatesses de coeur. Mme de La Fayette, bon juge en matière de sentiment, le constate aussi dans ses Mémoires: «Le roi, qui a l'âme bonne, a une tendresse extraordinaire, surtout pour les femmes.» Avec son incontestable beauté de taille et de visage, sa douceur majestueuse, le son de sa voix pénétrante; avec cette courtoisie chevaleresque, cette politesse exquise envers les femmes de tout rang, cette suprême élégance de manières et de langage, il aurait eu même, comme simple particulier, le don de se faire distinguer entre tous, «comme le roi des abeilles[1].»

[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]

C'était un suprême artiste, qui jouait avec aisance et conviction son rôle de roi; c'était aussi un poète, qui aurait dit volontiers avec Alfred de Musset:

Être admiré n'est rien, l'affaire est d'être aimé.

Poète en action, dont l'existence, faite pour frapper l'imagination de ses sujets, se déroulait comme une série non interrompue d'actes grandioses et merveilleux; souverain épris de gloire et d'idéal, «qui se complaisait dans l'admiration des grandes batailles, des actes d'héroïsme et de courage, dans les appareils guerriers, dans les opérations du siège savamment combinées, dans les terribles mêlées de la guerre et au milieu des forêts, dans le bruyant tumulte des grandes chasses[1].»

[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, t.V.]>

Louis XIV, sur son lit de mort, s'accusait d'avoir trop aimé la guerre; il pouvait encore s'adresser beaucoup d'autres reproches sur sa vie passée, mais on se tromperait en croyant que le plaisir y avait occupé la première place. Pendant toute la durée de son règne, il ne cessa jamais de travailler huit heures par jour. Il avait donc le droit d'écrire, dans les mémoires destinés à servir d'instruction à son fils, que, «pour un roi, ne pas travailler, c'est de l'ingratitude et de l'audace à l'égard de Dieu, de l'injustice et de la tyrannie à l'égard des hommes. Ces conditions, disait-il, qui pourront quelquefois vous sembler rudes et fâcheuses dans une si haute place, vous paraîtraient douces et aisées, s'il s'agissait d'y parvenir... Rien ne vous serait plus laborieux qu'une grande oisiveté, si vous aviez le malheur d'y tomber. Dégoûté premièrement des affaires, puis des plaisirs, vous seriez enfin dégoûté de l'oisiveté elle-même.» Le travail était pour le Grand Roi une source de satisfactions incessantes. «Avoir les yeux ouverts sur toute la terre, ajoutait-il, apprendre incessamment les nouvelles de toutes les provinces et de toutes les nations, le secret de toutes les cours, l'humeur et le faible de tous les princes et de tous les ministres étrangers, être informé d'un nombre infini de choses qu'on croit que nous ignorons, voir autour de nous-même ce qu'on nous cache avec le plus grand soin, découvrir les vues les plus éloignées de nos propres courtisans, je ne sais quel autre plaisir nous ne quitterions pas pour celui-là, si la seule curiosité nous le donnait.»

Louis XIV essayait ensuite de prémunir le dauphin contre le danger des favoris et le danger plus grand encore des favorites. Lui-même se faisait certaines illusions à leur égard et se vantait à tort, dans ce mémoire, de n'avoir jamais été dominé par aucune d'elles. «Comme le prince devrait toujours être un parfait modèle de vertu, disait-il enfin, il serait bon qu'il se garantît des faiblesses communes au reste des hommes, d'autant qu'il est assuré qu'elles ne sauraient demeurer cachées.»

On sait combien Louis XIV s'était écarté de ces sages et belles maximes; mais 1682 est le commencement du repentir, l'année où le roi revient définitivement à la vertu, où il médite pratiquement sur les avantages de la règle et du devoir, même au point de vue humain. En outre, les paroles des grands sermonnaires retentissaient à son oreille plus puissamment que de coutume, et la voix de sa conscience dominait enfin celle des passions.

Du fond du cloître où elle était enfermée depuis déjà huit ans, la duchesse de La Vallière, devenue soeur Louise de la Miséricorde, lui inspirait par l'exemple de sa pénitence de pieuses réflexions et de salutaires résolutions. Jamais, s'il faut en croire un judicieux critique[1], elle ne fut plus présente à la pensée du roi; jamais elle ne lui apparut sous des traits plus divins que depuis qu'elle avait abandonné la cour. Il lui accordait avec joie ce qu'elle demandait, non pas pour elle, mais pour des personnes de sa famille, et il était heureux d'apprendre que la reine et toute la cour donnaient à la sainte carmélite des marques d'intérêt et de vénération. C'est ainsi qu'au pied des autels soeur Louise de la Miséricorde demandait à Dieu et obtenait la conversion de Louis XIV.

[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, t.V.]

Quand on pense que dès l'âge de quarante-quatre ans, dans la plénitude de la force morale et physique, à l'apogée de sa gloire, ce monarque tout-puissant mit fin à tout scandale et mena jusqu'à sa mort une vie privée irréprochable au milieu de tant de séductions, on ne peut s'empêcher de rendre hommage à un pareil triomphe de la prière et du sentiment religieux.

La conscience de la dignité royale, qu'on lui a reprochée comme exagérée, n'était pas chez lui un orgueil coupable et incompatible avec le respect de la Divinité. Croyant à l'autel et au trône, il avait foi d'abord en Dieu, puis en lui-même, oint du Seigneur. Son idéal, c'était le ciel, et, au-dessous du ciel, la royauté;--la royauté représentant le droit de la force et la force du droit, la royauté majestueuse, tutélaire, répandant, comme le soleil, sur les pauvres et les riches, sur les petits et les grands, la splendeur et les bienfaits de ses rayons. Louis XIV se mesurait lui-même avec une haute justice. Autant il se trouvait grand devant les hommes, autant il se trouvait petit devant Dieu. Mieux qu'aucun autre, il aurait pu s'appliquer ce vers de Corneille:

Pour être plus qu'un roi, te crois-tu quelque chose?

Le souverain qui aurait défié tous les monarques réunis s'agenouillait humblement devant un prêtre obscur. Le digne héritier de Charlemagne demandait pardon de ses fautes au fils d'un paysan. C'est ce mélange d'humilité chrétienne et de fierté royale qui donne à la physionomie de Louis XIV un caractère si imposant. Les sentiments religieux que sa mère lui avait inculqués dès le berceau lui revenaient sans cesse à l'esprit, même dans ses plus regrettables écarts. Quand il était enfant, cette mère passionnée s'agenouillait devant lui, en s'écriant avec transport: «Je voudrais le respecter autant que je l'aime,» cette exclamation n'était pas une flatterie banale. C'était, pour ainsi dire, un acte de foi dans le principe de la royauté.

Les premières impressions de l'enfant ne firent que se fortifier dans l'homme. Il y eut toujours en lui du souverain et du pontife. Ame de l'État, source de toute grâce, de toute justice, de toute gloire, il se considérait comme le lieutenant de Dieu sur la terre, et c'est en cette qualité qu'il avait pour lui-même une sorte de vénération dans laquelle les grands prédicateurs eux-mêmes ne faisaient que l'affermir. Les idées gouvernementales de Bossuet sont le commentaire de cette foi politique, associée intimement à la foi religieuse dont elle est le corollaire. Pour le grand évêque comme pour le grand roi, la royauté est un sacerdoce, et un souverain qui n'aurait pas le sentiment de la dignité monarchique serait presque aussi blâmable qu'un prêtre qui n'aurait pas le respect du culte dont il est le ministre. Ce fut à cette théorie, essence même du pouvoir royal, que Louis XIV dut le prestige d'attitude physique et morale que Saint-Simon appelle «la dignité constante et la règle continuelle de son extérieur».

L'ascendant qu'il se croyait non seulement en droit, mais en devoir d'exercer sur tous ses sujets, quels qu'ils fussent, se faisait particulièrement sentir sur ceux qui l'approchaient. Le gouvernement de sa cour, de sa famille, était soumis aux mêmes doctrines et aux mêmes règles que les affaires d'État. L'autorité paternelle se combinait en lui avec l'autorité royale. Rien n'échappait à son contrôle. Ses volontés étaient autant d'arrêts irrévocables, et son fils, le dauphin, se conduisait à son égard comme le plus soumis et le plus respectueux de tous les courtisans. Les siècles révolutionnaires peuvent critiquer un tel système, il n'en est pas moins appréciable. Le principe d'autorité, qui s'impose à la nature elle-même, comme la règle générale de la création, est la base de toute société bien organisée.

La gloire de Louis XIV, c'est d'avoir été le représentant convaincu, le symbole vivant de ce principe; c'est d'avoir compris que là où il n'y a point de discipline religieuse il n'y a point de discipline politique, et que là où il n'y a pas de discipline politique il n'y a pas de discipline militaire. Les mêmes théories sont applicables aux églises, aux palais et aux camps. L'autorité indispensable est plus précieuse encore que les libertés nécessaires, et en fait de gouvernement, comme en fait d'art, pas de beauté possible sans unité. L'aspiration constante vers l'unité, qui est l'harmonie, fut tout le programme de Louis XIV. C'est pour cela que Napoléon, excusant les défauts du souverain dont il était bien fait pour apprécier la gloire, disait avec admiration:

«Le soleil n'a-t-il pas des taches? Louis XIV fut un grand roi. C'est lui qui a élevé la France au premier rang des nations. Depuis Charlemagne, quel est le roi de France qu'on puisse comparer à Louis XIV sous toutes ses faces?»


III


LA REINE MARIE-THÉRÈSE

Trouver, au milieu de types agités par l'orgueil, l'ambition et l'amour du plaisir, une figure d'une douceur accomplie, un caractère vraiment chrétien, une âme pure, candide, angélique, c'est pour l'observateur une satisfaction, un repos. On contemple avec recueillement la simplicité sous le diadème, l'humilité sur le trône, les qualités et les vertus d'une religieuse dans le coeur d'une reine. Une vie courte, mais bien remplie; un rôle en apparence effacé, mais en réalité plus sérieux et surtout plus noble, plus respectable que celui de beaucoup de femmes célèbres; de grandes souffrances morales, chrétiennement et courageusement supportées; enfin un type irréprochable de piété et de bonté, de tendresse conjugale et d'amour maternel, telle fut Marie-Thérèse d'Autriche, la compagne de Louis XIV.

La monarchie française a eu le privilège d'être sanctifiée par un certain nombre de reines, dont les vertus, en quelque sorte contrepoids des scandales de la cour, ont contribué à sauvegarder l'autorité morale du trône. De même que, sous le règne des derniers Valois, Claude de France, Élisabeth d'Autriche, Louise de Vaudemont, rachetaient par la pureté de leur vie les vices de François 1er, de Charles IX, de Henri III, de même Marie-Thérèse compensa, pour ainsi dire, la morale des atteintes que Louis XIV lui portait. L'histoire ne doit pas oublier cette femme, qui avait dans les veines du sang de Charles-Quint et du sang de Henri IV; cette souveraine, qui portait avec dignité son manteau royal, tout en le comparant à un suaire; cette épouse modèle, qui aimait son mari de toutes les forces de son âme et ne l'approchait qu'avec un mélange de respect, de frayeur et de tendresse; cette mère dévouée, qui s'appliquait à toucher le coeur du jeune prince dont Bossuet était chargé de former l'esprit; cette femme, qui a prouvé une fois de plus qu'un palais peut devenir un sanctuaire et qu'un coeur véritablement chrétien peut battre sous le manteau royal comme sous la robe de bure.

Née en 1638, la même année que Louis XIV, Marie-Thérèse avait pour père Philippe IV, roi d'Espagne, et pour mère Isabelle de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis. Elle était donc cousine germaine de Louis XIV. Les sentiments chrétiens de cette princesse, qui comptait au nombre de ses aïeules sainte Élisabeth de Hongrie et sainte Élisabeth de Portugal, ne l'empêchaient pas d'avoir conscience de l'illustration de sa famille. Ses convictions sur l'origine et le caractère du pouvoir royal étaient absolument semblables à celles de son époux. Une religieuse, qui l'aidait à faire son examen de conscience pour une confession générale, lui demanda un jour si, avant son mariage, elle n'avait jamais cherché à plaire, ni désiré d'être aimée:

«Non, répondit naïvement la reine. Pouvais-je aimer quelqu'un en Espagne? Il n'y a point de roi à la cour de mon père.»

Au point de vue physique, Marie-Thérèse n'avait rien de remarquable. Sa physionomie plus allemande qu'espagnole, son teint d'un blanc mat, ses cheveux très blonds, ses grands yeux d'un bleu pâle, ses lèvres rouges et pendantes, ses traits sans finesse, sa taille peu élevée, ne la rendaient ni belle, ni laide. Elle n'avait pourtant pas manqué, au moment de son mariage, d'adulations hyperboliques et de portraits enthousiastes. Tout le Parnasse s'était mis en frais. On avait composé une foule de vers français et latins dans le genre de ceux-ci:

Thérèse seule a pu vaincre par ses regards
Ce superbe vainqueur qui triomphe de Mars.

Victorem Martis praeda, spoliisque superbum
Vincere quae posset, sola Theresa fuit.

Mais cette reine, dont tant de princes avaient ambitionné la main, et dont le mariage avait eu tant de retentissement et tant d'importance politique, fit le silence autour d'elle dès qu'elle fut installée au Louvre ou à Saint-Germain. La timidité de son caractère, son horreur instinctive des médisances et des calomnies si fréquentes dans les cours, son éloignement de toute intrigue, son admiration passionnée pour le roi, qu'elle croyait beaucoup trop supérieur à elle pour oser lui donner un conseil politique, tout contribuait à la rendre étrangère aux secrets du gouvernement. Cependant, quand Louis XIV guerroyait, il la décorait du titre de régente. C'était à elle qu'étaient adressés les bulletins de victoire, ce fut elle qui reçut la relation officielle du passage du Rhin. On disait alors: «Le roi combat, la reine prie.»


Marie-Thérèse d'Autriche,
reine de France.

Au commencement de son mariage, Louis XIV la traitait non seulement avec de grands égards, mais avec une réelle tendresse. Lorsqu'elle devint mère du dauphin, le roi versa des larmes de joie, et, à 5 heures du matin, il alla se confesser et communier[1].

[Note 1: Mme de Motteville, Mémoires.]

Marie-Thérèse eut, en onze ans, trois fils et trois filles; elle les perdit tous en bas âge et supporta ces morts cruelles, comme ses autres douleurs, avec une résignation admirable, tout en en ayant le coeur déchiré. Certes, c'était un spectacle révoltant de voir les favorites du roi faire partie de la maison de la reine et servir en apparence une femme dont elles étaient en réalité, malgré des dehors respectueux, les rivales et les persécutrices. On entendit plus d'une fois la malheureuse reine s'écrier à propos de Mlle de La Vallière:

«Cette fille-là me fera mourir!»

En même temps elle avait, si l'on en croit Mme de Caylus[1], une telle crainte du roi et une si grande timidité naturelle, qu'elle n'osait lui parler ni s'exposer en tête-à-tête avec lui. «J'ai ouï dire à Mme de Maintenon, ajoute Mme de Caylus, qu'un jour le roi ayant envoyé chercher la reine, la reine, pour ne pas paraître seule en sa présence, voulut qu'elle la suivît; mais elle ne fit que la conduire jusqu'à la porte de la chambre, où elle prit la liberté de la pousser jusqu'à la faire entrer et remarqua un si grand tremblement dans toute sa personne, que ses mains mêmes tremblèrent de frayeur.»

[Note 1: Mme de Caylus, Mémoires.]

D'autre part, la princesse Palatine écrit: «Elle avait une telle affection pour le roi, qu'elle cherchait à lire dans ses yeux tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Pourvu qu'il la regardât avec amitié, elle était heureuse tout la journée[1].» Elle n'agissait, elle ne pensait, elle ne vivait que par lui et pour lui.

[Note 1: Lettres de la princesse Palatine.]

Louis XIV, qui se sentait à juste titre coupable à l'égard de cette reine si digne d'affection et de respect, essayait de racheter ses torts par les égards dont il l'entourait malgré tout. Soit en public, soit en particulier, il la traitait toujours avec douceur et courtoisie. Enfin, à partir de 1682, quand, après tant d'égarements, il se fixa définitivement à Versailles, la reine n'eut plus qu'à se louer de l'affection qu'il lui témoignait. Il lui prodiguait, ainsi que le constatent encore les Souvenirs de Mme de Caylus, des attentions auxquelles elle n'était pas accoutumée. Il la voyait plus souvent et cherchait à l'amuser, à la distraire. Son fils, le dauphin, et sa bru, la dauphine de Bavière, avaient aussi pour elle une grande déférence.

Ses appartements de Versailles, composés de cinq grandes pièces, et aboutissant, d'une part, à l'escalier de marbre, de l'autre à la galerie des Glaces, étaient remplis de meubles magnifiques. La reine occupait la chambre dont nous avons déjà parlé, et d'où l'on aperçoit l'Orangerie, la pièce d'eau des Suisses et les coteaux de Satory. Elle aimait à quitter ce splendide séjour pour aller prier dans des couvents ou visiter des hôpitaux. On la voyait servir les malades de ses mains royales, leur porter leur nourriture comme une simple infirmière, et, lorsque les médecins lui faisaient, dans l'intérêt de sa santé, des observations, elle répondait qu'elle ne pouvait mieux l'employer qu'en servant Jésus-Christ dans la personne des pauvres.

Malgré le retour de tendresse que lui témoignait le roi, elle continuait à vivre humblement et modestement, s'occupant de son foyer domestique et non des affaires de l'État. La Gazette officielle ne faisait mention de cette bonne reine que pour annoncer qu'elle avait rempli à sa paroisse ses devoirs de dévotion, ou qu'elle était allée passer la journée aux Carmélites de la rue du Bouloi.

Marie-Thérèse, heureuse et consolée, se réjouissait aussi de la naissance de son petit-fils, le duc de Bourgogne. Loin d'éprouver de la jalousie pour l'influence grandissante de Mme de Maintenon, elle s'en félicitait comme d'une des causes des sentiments pieux de Louis XIV, et jamais il ne lui serait venu à l'esprit que bientôt, elle disparue, la veuve de Scarron, l'ancienne gouvernante des enfants de Mme de Montespan, serait la femme du roi et la reine de France, moins le nom.


IV


MME DE MONTESPAN ET MME DE MAINTENON EN 1682

I

Avant d'examiner Mme de Montespan, au moment où la cour se fixait à Versailles, il faut voir ce qu'elle avait été à l'origine, puis au temps de ses tristes succès.

Une beauté fière et opulente, des yeux d'azur remplis d'éclairs, un teint d'une éclatante blancheur, une forêt de cheveux blonds, une de ces figures qui jettent la lumière partout où elles paraissent; un esprit incisif, caustique, étincelant de verve et d'entrain; une soif inextinguible de plaisirs et de richesse, de luxe et de domination; des allures de déesse usurpant audacieusement la place de Junon dans l'Olympe, de l'orgueil sans dignité, de l'éclat sans poésie, telle avait été Mme de Montespan au temps de sa toute-puissance.

Née en 1641, au château de Tonnay-Charente, du duc de Mortemart et de Diane de Grandseigne, elle avait été fille d'honneur de la reine en 1660 et mariée en 1663 au marquis de Montespan. Élevée dans le respect de la religion, rien ne pouvait alors faire prévoir le triste rôle auquel la vanité et l'ambition devaient, plus que tout autre sentiment, entraîner sa jeunesse. C'était l'époque de l'enivrement des courtisans et de l'adulation des peuples. La cour apparaissait comme une espèce d'Olympe monarchique, dont Louis XIV était le Jupiter. «Des dieux et des déesses inférieurs s'y mouvaient au-dessous de lui. Leurs vertus étaient exaltées, leurs vices mêmes étaient étalés avec une audace de supériorité qui semblait mettre entre le peuple et le trône la différence d'une morale des dieux à la morale des hommes. Louis XIV s'était fait accepter comme une exception en tout dans l'humanité.» L'adulation était poussée si loin, qu'elle s'étendait aux favorites, et que leur rôle à Versailles finissait par être considéré comme une sorte de fonction publique, comme une grande charge de cour ayant ses droits, son cérémonial, son étiquette, presque ses devoirs.

Mme de Montespan paraissait là dans son élément. C'était la fière sultane, l'idole encensée, la déesse de cet Olympe. Mme de Sévigné, grande admiratrice au succès à tout prix, jetait sur elle des regards extatiques et exprimait un naïf enthousiasme pour sa merveilleuse robe «d'or sur or, rebrodé d'or et par-dessus un or frisé, rebroché d'un or mêlé avec un certain or qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée». Elle écrivait à sa fille: «Mme de Montespan était, l'autre jour, couverte de diamants; on ne pouvait pas soutenir l'éclat d'une pareille divinité... Oh! ma fille, quel triomphe à Versailles! quel orgueil redoublé! quel solide établissement!»

«Ce solide établissement» dura environ treize ans. Belle encore en 1682, malgré ses quarante ans, Mme de Montespan continuait à jouir des égards dus à sa naissance et à ses fonctions de surintendante de la maison de la reine. Mais sa faveur avait cessé. Malgré des efforts désespérés pour garder ou ressaisir son empire, il fallut bien s'avouer à elle-même son irrémédiable défaite. Elle n'essaya plus de lutter; délaissée de tous, la religion seule lui offrait un baume à mettre sur les plaies faites par l'orgueil et le dépit. Elle se réfugia dans une obscure maison de Paris; c'est là que Bossuet allait lui faire des instructions pour l'affermir dans la bonne voie.

Les prédicateurs exerçaient alors une influence réelle sur toute la cour et cherchaient à atteindre le roi lui-même.

Bourdaloue, cet orateur admirable, si grand dans sa simplicité, si vénérable dans sa modestie; ce dialecticien, irrésistible; cet adversaire des passions humaines, qui excellait, avec ses phalanges d'arguments, à livrer des batailles rangées à la conscience de ses auditeurs et dont le grand Condé disait, en le voyant monter en chaire: «Silence! voici l'ennemi!» Bourdaloue fut, sans contredit, l'un des agents les plus actifs de la conversion de Louis XIV. Il avait prêché à la cour l'Avent de 1670 et les carêmes de 1672, de 1674 et de 1675.

Hardi comme un tribun et courageux comme un apôtre, il retournait le fer dans la plaie. S'adressant un jour directement à Louis XIV, il s'était écrié:

«Ce qui sauve les rois, c'est la vérité; Votre Majesté la cherche et elle aime ceux qui la lui font connaître, elle n'aurait que des mépris pour quiconque la lui déguiserait, et, bien loin de lui résister, elle se fait gloire d'en être vaincue.»

Les exhortations de Bossuet n'étaient pas moins pressantes; ses fonctions de précepteur du dauphin lui donnaient un accès fréquent auprès du roi, et il en profitait pour plaider avec énergie la cause du devoir et de la vertu. C'est lui qui avait dit, dans son sermon sur la purification, prononcé à la cour: «Fuyons les occasions dangereuses et ne présumons pas de nos forces. On ne soutient pas longtemps sa vigueur quand il la faut employer contre soi-même.»

C'est encore lui qui écrivait au maréchal de Bellefonds: «Priez Dieu pour moi; priez-le qu'il me délivre du plus grand poids dont un homme puisse être chargé, ou qu'il fasse mourir tout l'homme en moi pour n'agir que par lui seul. Dieu merci, je n'ai pas encore songé, durant tout le cours de cette affaire, que je fusse au monde; mais ce n'est pas tout, il faudrait être comme un saint Ambroise, un vrai homme de Dieu, un homme de l'autre vie, où tout parlât, dont les mots fussent des oracles du Saint-Esprit, dont toute la conduite fût céleste. Priez, priez, je vous en conjure.»

Avec quel respect, mais aussi avec quelle fermeté et quelle noblesse de langage et de pensée, le grand évêque s'adresse au Grand Roi: «J'espère, lui écrit-il, que tant de grands objets qui vont tous les jours occuper de plus en plus Votre Majesté, serviront beaucoup à la guérir. On ne parle plus que de la beauté de vos troupes et de ce qu'elles sont capables d'exécuter sous un aussi grand conducteur; et moi, sire, pendant ce temps, je songe secrètement en moi-même à une guerre bien plus importante et à une victoire bien plus difficile que Dieu vous propose.»

«Méditez, sire, écrit-il encore, cette parole du Fils de Dieu: elle semble être prononcée pour les grands rois et pour les conquérants: Que sert à l'homme, dit-il, de gagner tout le monde, si cependant il perd son âme? et quel gain pourra le récompenser d'une perte si considérable? Que vous servirait, sire, d'être redouté et victorieux dehors, si vous êtes dedans vaincu et captif? Priez donc Dieu qu'il vous en affranchisse; je l'en prie sans cesse de tout mon coeur. Mes inquiétudes pour votre salut redoublent de jour en jour, parce que je sais tous les jours, de plus en plus, quels sont les périls. Dieu veuille bénir Votre Majesté! Dieu veuille lui donner la victoire, et, par la victoire, la paix au dedans et au dehors! Plus Votre Majesté donnera sincèrement son coeur à Dieu, plus elle mettra en lui son attache et sa confiance, plus aussi elle sera protégée de sa main toute-puissante.»

Les conseils de Bossuet et les prédications de Bourdaloue ne portèrent des fruits durables qu'après bien des efforts, bien des luttes, bien des alternatives de relèvement et de chute. Cependant Louis XIV, désormais fixé sur les amertumes, les déceptions, les angoisses des passions coupables, revient à Dieu; l'oeuvre de Bossuet était accomplie. Saint-Simon, qui rend pleine justice à l'attitude du prélat, dit à son sujet: «Il parle souvent au monarque avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église; il interrompit plus d'une fois le cours des désordres; enfin, il les fit cesser.»

La conversion de Louis XIV avait, en effet, un caractère définitif; mais il serait injuste de l'attribuer uniquement aux prédicateurs et de ne pas y reconnaître pour une part l'influence de la femme dont nous allons parler: Mme de Maintenon.

II

«Il semble, a dit M. Saint-Marc Girardin, que le monde et la postérité en aient voulu à Mme de Maintenon d'un triomphe remporté par la raison au profit de l'honnêteté. N'ayant pas pu l'empêcher de réussir par la raison, le monde s'en est dédommagé en lui faisant une réputation de sécheresse et de roideur fort contraire à son caractère. Puisqu'il fallait que la raison fût triomphante, le monde n'a pas voulu au moins qu'elle fût aimable.»

On avait assombri une figure belle et lumineuse, oubliant que la femme qu'on voulait représenter sous un jour triste, presque sinistre, fut une charmeuse, une enchanteresse; que Fénelon définissait son esprit: «la raison parlant par la bouche des Grâces;» que Racine songeait à elle en écrivant ces vers d'Esther:

Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours, et jamais ne me lasse.

Les adversaires de Mme de Maintenon l'avaient d'abord emporté sur ses admirateurs; mais notre époque, passionnée pour la vérité historique, a révisé un faux jugement.

Deux écrivains habiles et convaincus: le duc de Noailles et M. Théophile Lavallée, pleins de respect pour une mémoire injustement décriée, sont parvenus à ressusciter, en quelque sorte, la vraie Mme de Maintenon. Le baron de Walckenaër avait déjà fait observer, au sujet de cette femme si diversement appréciée, qu'elle est le personnage historique sur lequel on possède le plus de documents émanés de sa bouche ou tracés par sa plume. «Il est donc à regretter, disait-il, que les historiens, même les plus judicieux, aient préféré des satires contemporaines aux témoignages certains et authentiques fournis par elle-même, et qu'ils aient converti une simple et intéressante histoire en un vulgaire et incompréhensible roman.»

Aujourd'hui la vérité s'est fait jour. Les défenseurs de Mme de Maintenon n'ont rien laissé subsister des invectives de Saint-Simon et de la princesse Palatine contre une femme qui, sympathique ou non, mérite, à coup sûr, l'estime de la postérité. Depuis la publication du bel ouvrage du duc de Noailles, il y a eu, au sujet de Mme de Maintenon, une sorte de tournoi littéraire, et le grand critique Sainte-Beuve a été le juge du camp. «Il est arrivé à M. Lavallée, a-t-il dit, ce qui arrivera à tous les bons esprits qui approcheront de cette personne distinguée et qui prendront le soin de la connaître dans l'habitude de la vie.... Il a fait justice de cette foule d'imputations fantasques et odieusement vagues qui ont été longtemps en circulation sur le prétendu rôle historique de cette femme célèbre. Il l'a vue telle qu'elle était tout occupée du salut du roi, de sa réforme, de son amusement décent, de l'intérieur de la famille royale, du soulagement des peuples.»

L'école révolutionnaire, qui voudrait traîner dans la boue la mémoire du Grand Roi, déteste tout naturellement la femme éminente qui fut sa compagne, son amie et sa consolatrice. Les écrivains de cette école prétendraient en faire un type non seulement odieux et funeste, mais disgracieux, antipathique, sans rayonnement, sans charme, sans séduction. On se la figure trop souvent sous les traits d'une vieille femme usée, roide et sèche, avec des yeux sans larmes et un visage sans sourire. On oublie que, jeune, elle fut une des plus jolies femmes de son siècle, que sa beauté se conserva d'une manière merveilleuse, et que, dans sa vieillesse, elle garda cette supériorité de style et de langage, cette distinction de manières, ce tact exquis, cette finesse, cette douceur et cette fermeté de caractère, ce charme et cette élévation d'esprit qui, à toutes les époques de son existence, lui valurent tant d'éloges et lui attirèrent tant d'amitiés.

Un rapide coup d'oeil jeté sur une carrière si invraisemblable suffit pour faire comprendre tout ce qu'il y avait de séduisant chez une femme qui sut plaire à Scarron et à Louis XIV, à Ninon de Lenclos et à Mme de Sévigné, à Mme de Montespan et à la reine, aux grandes dames et aux religieuses, aux prélats et aux enfants.

Françoise d'Aubigné, la future Mme de Maintenon, vient au monde, le 27 novembre 1635, dans une prison de Niort, où est enfermé son père, couvert de dettes et accusé d'intelligences avec l'ennemi. Bercée de gémissements pour tous chants de tendresse, elle commence tristement la vie. Son père, sorti de prison, la conduit à l'âge de trois ans à la Martinique, où il va chercher fortune. Sa fortune dure peu; il perd au jeu ce qu'il a gagné et meurt, laissant sa femme et sa fille dans la misère. Agée de dix ans, Françoise d'Aubigné revient en France. Elle est confiée par sa mère à une tante, Mme de Villette, et on l'élève dans la religion protestante, dont son aïeul, Théodore Agrippa d'Aubigné, a été le champion célèbre. «Je crains bien, écrit Mme d'Aubigné à Mme de Villette, que cette pauvre petite galeuse ne vous donne bien de la peine; ce sont des effets de votre bonté de l'avoir voulu prendre. Dieu lui fasse la grâce de l'en pouvoir Revancher!»

[Note: Lettre du 26 juillet 1646.]

Quelque temps après, Françoise est retirée des mains protestantes de Mme de Villette pour passer dans celles d'une autre parente, très zélée catholique, Mme de Neuillant. «Je commandais dans la basse-cour, a-t-elle dit depuis, et c'est par là que mon règne a commencé.... On nous mettait au bras un petit panier où était notre déjeuner, avec un petit livre des quatrains de Pibrac, dont on nous donnait quelques pages à apprendre par jour. Avec cela on nous mettait une gaule dans la main, et on nous chargeait d'empêcher que les dindons n'allassent où ils ne devaient point aller.»

Elle est ensuite placée au couvent des Ursulines de Niort, puis à celui des Ursulines de la rue Saint-Jacques à Paris, où elle abjure le protestantisme, non sans une vive résistance. Elle a déjà ce don de plaire qu'elle conservera toute sa vie. «Dans mon enfance, a-t-elle dit elle-même[1], j'étais la meilleure petite créature que vous puissiez imaginer.... J'étais véritablement ce qu'on appelle une bonne enfant, de manière que tout le monde m'aimait.... Étant un peu plus grande, je demeurais dans des couvents; vous savez combien j'y étais aimée de mes maîtresses et de mes compagnes.... Je ne songeais qu'à les obliger et à me rendre leur servante à toutes depuis le matin jusqu'au soir.»

[Note 1: Entretiens de Saint-Cyr.]

Orpheline et privée de toutes ressources, Françoise d'Aubigné, qui n'avait que dix-sept ans, épouse en 1652 le fameux poète Scarron, âgé de quarante-deux ans, paralysé, perclus de tous ses membres; Scarron, l'auteur burlesque, le bouffon par excellence, qui demande un brevet de malade de la reine, rit de ses maux, se moque de lui-même et de la douleur, et qui, tout en ressemblant, comme il le dit, à un Z, tout en «ayant les bras raccourcis aussi bien que les jambes, et les doigts aussi bien que les bras», tout en étant enfin «un raccourci de la misère humaine», amuse la haute société française par sa verve intarissable, par sa franche et gauloise gaieté. Quand on dresse le contrat de mariage, Scarron déclare qu'il reconnaît à «l'accordée quatre louis de rente, deux grands yeux fort mutins, un très beau corsage, une paire de belles mains et beaucoup d'esprit». Le notaire lui demande quel douaire il constitue à la mariée: «L'immortalité,» répond-il.

Que de tact il va falloir à une jeune fille de dix-sept ans pour se faire respecter dans la société du poète burlesque qui dit: «Je ne lui ferai pas de sottises, mais je lui en apprendrai beaucoup.» C'est le contraire qui arrivera: Françoise d'Aubigné moralisera Scarron. Elle fera de son salon un des centres les plus distingués de Paris; la meilleure compagnie regardera comme un honneur d'y être admise. Ninon de Lenclos, l'amie de Scarron, elle-même s'inclinera devant une telle vertu. Et pourtant ce ne sont pas les admirateurs qui manquent à la femme du poète, à la belle Indienne, comme on se plaît à l'appeler, à la sirène que Mlle de Scudéry célèbre en termes enthousiastes dans le roman de Clélie, sous le pseudonyme de Lyrianne. La reine Christine de Suède dit à Scarron qu'elle n'est pas surprise qu'ayant la femme la plus aimable de Paris, il soit, malgré ses maux, l'homme de Paris le plus gai.

Avec une si bonne et si séduisante compagne, le pauvre poète a moins de mérite à supporter la douleur plus courageusement que les stoïciens de l'antiquité. Enfin, au mois d'octobre 1660, il meurt dans des sentiments très chrétiens, et dit, sur son lit de mort:

«Le seul regret que j'ai, c'est de ne pas laisser de biens à ma femme, de qui j'ai tous les sujets imaginables de me louer.»

Veuve, Mme Scarron recherche surtout l'estime. Plaire en restant vertueuse, supporter, s'il le faut, les privations, la misère même, mais conquérir le nom de femme forte, mériter les sympathies et les suffrages des gens sérieux, tel est le but de tous ses efforts. Bien habillée, quoique très simplement, discrète et modeste, intelligente et distinguée, ayant cette élégance innée que le luxe ne donne pas et qui provient seulement de la nature; pieuse d'une piété vraie, s'occupant plus des autres que d'elle-même, parlant bien, et, ce qui est plus rare encore, sachant écouter, s'intéressant aux joies et aux chagrins de ses amis, habile dans l'art de les distraire, de les consoler, elle est regardée avec raison comme une des femmes les plus aimables et les plus supérieures de Paris.

Économe et simple dans ses goûts, elle équilibre son modeste budget, grâce à une pension annuelle de deux mille livres, qui lui est faite par la reine Anne d'Autriche. Elle est reçue avec empressement par Mmes de Sévigné, de Coulanges, de Lafayette, d'Albret, de Richelieu. C'est l'époque la plus tranquille et, sans doute, la plus heureuse de sa vie. Mais la mort de sa bienfaitrice, la reine mère (20 janvier 1666), lui fait perdre la pension qui est son unique ressource. Un grand seigneur très riche et très vieux la demande en mariage; elle refuse. Elle est sur le point de s'expatrier pour suivre la princesse de Nemours, qui va épouser le roi de Portugal. Son étoile la retient en France, où elle sera un jour presque reine. Elle écrit à Mlle d'Artigny:

«Ménagez-moi, je vous prie, l'honneur d'être présentée à Mme de Montespan, lorsque j'irai vous faire mes adieux; que je n'aie pas à me reprocher d'avoir quitté la France sans en avoir revu la merveille.»

Mme de Montespan n'était encore célèbre que par sa beauté; mais sa situation de dame du palais de la reine la rendait déjà influente. Elle trouva Mme Scarron charmante et lui obtint le rétablissement de la pension de deux mille livres, qui lui permit de ne pas aller en Portugal.

Heureuse de cette solution, la belle veuve, adonnée aux bonnes oeuvres et aux lectures sérieuses, méditant le livre de Job et les Maximes de La Rochefoucauld, visitant les pauvres et faisant l'aumône, malgré la médiocrité de ses ressources, s'installe de la façon la plus modeste dans un petit appartement de la rue des Tournelles. C'est là que la capricieuse fortune va venir la surprendre. Sollicitée par le roi lui-même, Mme Scarron accepte l'offre qui lui est faite, en 1679, d'élever les enfants de Mme de Montespan. Il fallait une femme intelligente, discrète, dévouée. Mme Scarron se consacre courageusement à ce rôle de mère adoptive. En 1672, elle s'établit non loin de Vaugirard, dans un grand hôtel isolé. Mme de Coulanges écrit alors à Mme de Sévigné; «Pour Mme Scarron, c'est une chose étonnante que sa vie. Aucun mortel sans exception n'a de commerce avec elle.» Louis XIV, d'abord prévenu contre la gouvernante qu'il qualifiait de bel esprit, commence à lui reconnaître des qualités rares et porte sa pension de deux mille à six mille livres.

En 1674, elle était arrivée à Versailles avec ses trois élèves: le duc du Maine, le comte de Vexin et Mlle de Tours. C'est de là qu'elle écrivait à son frère, le 25 juillet: «La vie que l'on mène ici est fort dissipée, et les jours y passent vite. Tous mes petits princes y sont établis, et je crois pour toujours; cela, comme tout autre chose, a son vilain et son bel endroit.»

Dès qu'elle a mis le pied à la cour, Mme Scarron s'y est tracé un programme. «Rien de plus habile, dit-elle, qu'une conduite irréprochable.»

Mme de Montespan se félicite d'abord d'avoir près d'elle une personne si aimable, si spirituelle, de si bonne compagnie; mais cet engouement dure peu. Les brouilleries, les raccommodements, les petites zizanies, commencent. C'est une chose curieuse, mais explicable, que la situation respective de ces deux femmes si spirituelles et si intelligentes, l'altière favorite et l'austère gouvernante. Louis XIV disait:

«J'ai plus de peine à mettre la paix entre elles qu'à la rétablir en Turquie.»

Toutefois Mme Scarron n'attaque pas, elle se défend; le roi lui rend cette justice et commence à reconnaître ses rares mérites. A la fin de 1674, il lui avait donné la terre de Maintenon, et elle s'appelait depuis lors la marquise de Maintenon. Y a-t-il de sa part les intrigues ourdies savamment, les hypocrisies raffinées, les calculs machiavéliques que ses détracteurs lui supposent? Nous ne le croyons pas. Que ses intérêts se concilient avec ses devoirs, que la piété qui pour elle est un but devienne un moyen, en est-elle, complètement responsable?

Veut-elle éloigner Mme de Montespan, qui a été, il est vrai, sa protectrice, sa bienfaitrice? Oui. Peut-on l'en blâmer? Non, assurément. Aura-t-elle l'idée de supplanter Mme de Montespan, comme Mme de Montespan avait supplanté son amie Mlle de La Vallière? En aucune manière. Lorsque Louis XIV, fatigué de l'orgueil et des violences de la favorite «tonnante et triomphante», l'éloignera de lui, Mme de Maintenon essayera-t-elle d'accaparer le roi? Nullement; le triste sceptre passera alors aux mains de Mlle de Fontanges. Quand Mlle de Fontanges mourra d'une façon si soudaine, qu'on osera soupçonner contre toute justice Mme de Montespan de l'avoir empoisonnée, Mme de Maintenon aura-t-elle l'idée de remplacer la duchesse de Fontanges? Pas davantage. Elle n'aura qu'un but: convertir le roi, le ramener à la reine.

Ce but, elle l'atteindra.

C'en est fait: Mme de Montespan peut encore s'irriter contre l'habile gouvernante, mais elle est désormais vaincue. Sans doute il est dur pour cette fière Mortemart, qui a toujours tenu tête au Grand Roi, qui a regardé en face le demi-dieu, de s'humilier devant une femme qu'elle a tirée de la misère, devant une institutrice de sept ans plus âgée qu'elle; mais qu'y faire? «Le roi ne la regarde plus, et vous jugez bien que les courtisans suivent son exemple[1].» Mme de Sévigné écrivait, le 6 avril 1680: «Mme de Montespan est enragée. Elle pleura beaucoup hier. Vous pouvez juger du martyre que souffre son orgueil, qui est encore plus outragé par la haute faveur de Mme de Maintenon.» A la même époque, Mme de Maintenon écrivait: «Mme de Montespan et moi avons fait aujourd'hui un chemin ensemble, nous tenant sous le bras et riant beaucoup; nous n'en sommes pas mieux pour cela.»

[Note 1: Lettre de Bussy-Rabutin, 30 avril 1680.]

La position de Mme de Maintenon est désormais inattaquable: elle n'a plus besoin de se faire un piédestal du berceau de ses élèves; elle a maintenant, pour elle-même, sa place marquée à la cour. On la recherche, on la flatte. Lorsqu'elle passe quelques jours à son château de Maintenon, les plus grands personnages y vont lui rendre hommage. Louis XIV la nomme dame d'atours de la dauphine. Quand cette princesse arrive en France, c'est Bossuet et Mme de Maintenon qui la reçoivent à Schlestadt. «Si Mme la dauphine, écrit Mme de Sévigné, croit que tous les hommes et toutes les femmes aient autant d'esprit que cet échantillon, elle sera bien trompée[1].» Ce bien qu'elle a tant désiré, la considération, Mme de Maintenon le possède enfin. Le parti dévot la regarde comme un oracle. Les prélats les plus éminents la tiennent en haute estime; c'est elle qui travaille avec eux à la conversion du roi; c'est elle qui le rapproche de la reine; c'est elle qui, avec son éloquence insinuante et douce, plaide à la cour la cause de la morale et de la religion.

[Note 1: Lettre du 14 février 1680.]


V


LA DAUPHINE DE BAVIÈRE

A côté des types dominateurs qui s'imposent à l'attention de la postérité, il y a place, dans l'histoire, pour des figures plus calmes, plus douces, plus recueillies, qui de leur vivant restèrent dans l'ombre, dans le silence, et qui conservent, pour ainsi dire, une sorte de modestie et de réserve même au delà du tombeau. Des princesses se sont rencontrées, que le tumulte du monde, l'éclat de la puissance, la splendeur du luxe, n'ont pu arracher à leur tristesse native, qui ont été humbles et timides au milieu des grandeurs, qui se sont fait à elles-mêmes une solitude, et qui, suivant les expressions de Bossuet, ont trouvé dans leur oratoire, malgré toutes les agitations de la cour, le carmel d'Élie, le désert de Jean et la montagne si souvent témoin des gémissements de Jésus.

Il y a dans le sourire de ces femmes un mélange d'indulgence et de douleur, d'attendrissement et de chagrin, de compassion et de bonté. Elles semblent n'avoir occupé les situations les plus hautes que pour nous inspirer des réflexions philosophiques et des pensées chrétiennes; pour nous prouver, par leur exemple, que le bonheur n'habite pas toujours les palais; que les choses extérieures ne donnent point les véritables joies; que «la grandeur est un songe, la jeunesse une fleur qui tombe, et la santé un nom trompeur [1]».

[Footnore [1]: Bossuet, Oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse.]

Parmi ces figures plaintives, pâles apparitions de l'histoire dont la carrière peu féconde en péripéties dramatiques renferme des enseignements chrétiens, il faut placer Marie-Anne-Christine-Victoire, fille de Ferdinand, électeur, duc de Bavière, dauphine de France. La vie de cette princesse, née en 1660, mariée en 1680 au fils de Louis XIV, morte à Versailles en 1690, à l'âge de vingt-neuf ans, pourrait se résumer par un seul mot: mélancolie. C'était une de ces natures dépaysées sur la terre et aspirant au ciel, dont Bossuet aurait pu dire, comme de la reine: «La terre, son origine et sa sépulture, n'est pas encore assez basse pour la recevoir; elle voudrait disparaître tout entière devant la majesté du Roi des rois.» Son éducation avait été austère. La cour de Munich ressemblait à un couvent. «On s'y levait tous les jours à 6 heures du matin, on y entendait la messe à 9, on dînait à 10, on assistait aux vêpres tous les jours, et il n'y avait plus personne à 6 heures du soir, heure à laquelle on soupait, pour se coucher à 7[1].»

[Note 1: Mémoires de Coulanges.]

La jeune princesse, loin de se laisser éblouir par l'éclat de sa nouvelle fortune, ne quitta pas sans un profond regret la cour pieuse et patriarcale où elle avait passé son enfance. Dès qu'elle parut dans sa nouvelle patrie, elle y produisit pourtant une bonne impression. Elle n'était point belle; mais sa grâce, ses manières, sa dignité naturelle, et plus que cela, son mérite, son instruction, sa bonté, lui donnaient du charme. Une des personnes envoyées à sa rencontre par Louis XIV écrivait au roi: «Mme la dauphine n'est pas jolie, sire; mais sauvez le premier coup d'oeil, et vous en serez fort content.» Elle accueillit Bossuet avec une courtoisie parfaite à Schlestadt: «Je prends part à tout ce que vous avez enseigné à M. le dauphin, lui dit-elle. Ne refusez pas, je vous prie, de me donner à moi-même vos instructions, et soyez assuré que je m'efforcerai d'en profiter.»

Le grand évêque fut frappé du savoir de la princesse. Elle avait l'exacte connaissance des langues vivantes de l'Europe, et même de la langue de l'Église, qu'on lui avait apprise dès son enfance. Bossuet était sincère lorsque, trois ans plus tard, il disait d'elle: «Nous l'avons admirée dès qu'elle parut, et le roi a confirmé notre jugement [1].» Nommé premier aumônier de la dauphine, il l'accompagna de Schlestadt à Versailles. Dans le trajet eut lieu une cérémonie qui contrastait avec les transports de joie que la princesse rencontrait partout sur sa route, depuis son entrée en France. Le mercredi 6 mars 1680, Bossuet lui mit les cendres sur le front, dans la chapelle seigneuriale du château de Brignicourt-sur-Saulx: «Femme, lui dit-il, qu'il t'en souvienne; tu fus tirée de la poussière; il t'y faudra retourner un jour.»

[Note [1]: Bossuet, Oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse.]

Hélas! dix ans après, la prédiction s'accomplira, et la princesse, assistée à son lit de mort par Bossuet, lui rappellera les solennelles paroles de ce mercredi des Cendres [2].

[Note [2]: Voir le savant et remarquable ouvrage de M. Floquet: Bossuet précepteur du Dauphin.]

Louis XIV fit à sa belle-fille l'accueil le plus courtois et le plus amical. Elle eut pour dame d'honneur la duchesse de Richelieu, pour seconde dame d'atours Mme de Maintenon, pour demoiselles d'honneur Mlles de Laval, de Biron, de Gontaut, de Tonnerre, de Rambures, de Jarnac. Le roi venait l'après-dînée passer plusieurs heures dans la chambre de la princesse, où il trouvait Mme de Maintenon, et il consacrait à cette visite le temps qu'il donnait autrefois à Mme de Montespan.

Les premières années du mariage de la dauphine furent tranquilles. Son mari, qui n'avait que quelques mois de plus qu'elle, lui témoignait alors un sincère attachement. La naissance de leur fils, le duc de Bourgogne, causa des transports d'allégresse non seulement à la cour, mais dans la France entière. La joie tenait du délire. Chacun se donnait la liberté d'embrasser le roi[1]. Spinola, dans l'ardeur de son enthousiasme, lui mordit le doigt, et, l'entendant crier: «Sire, dit-il, je demande pardon à Votre Majesté; mais si je ne l'avais pas mordue, elle n'aurait pas pris garde à moi.»

[Note 1: L'abbé de Choisy, Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV.]

C'étaient partout des danses, des illuminations, des transports. Le peuple, qui faisait des feux de joie, brûlait jusqu'aux parquets destinés à la grande galerie: «Qu'on les laisse faire, disait Louis XIV en souriant, nous aurons d'autres parquets.»

Il montrait le nouveau-né à la foule, et l'air retentissait d'acclamations enthousiastes.

Le lendemain, Mme de Maintenon écrivait à son amie Mme de Saint-Géran: «Le roi a fait un fort beau présent à Mme la Dauphine; il a eu dans ses bras un moment le petit prince. Il félicita Monseigneur comme un ami; il donna la première nouvelle à la reine; enfin, tout le monde dit qu'il est adorable. Mme de Montespan sèche de notre joie. Nous vivons avec toutes les apparences d'une sincère amitié. Les uns disent que je veux me mettre en place, et ne connaissent ni mon éloignement pour ces sortes de commerce, ni l'éloignement que je voudrais en inspirer au roi. Quelques-uns croient que je veux le ramener à Dieu. Il y a un coeur mieux fait sur lequel j'ai de plus grandes espérances[1].»

[Note 1: 7 août 1682.]

Ce coeur, celui de Louis XIV, se tournait en effet chaque jour davantage du côté de la religion. Le temps des scandales était passé. Tout nuage avait disparu du ciel conjugal de Louis XIV et de Marie-Thérèse. Les querelles de Mme de Montespan et de Mme de Maintenon étaient apaisées. Ces deux dames ne se voyaient plus l'une chez l'autre; mais partout où elles se rencontraient, elles se parlaient et avaient des conversations si vives et si cordiales en apparence, que qui les aurait vues sans être au fait des intrigues de la cour aurait cru qu'elles étaient les meilleures amies du monde[1]. La reine disait avec reconnaissance, en parlant de Mme de Maintenon: «Le roi ne m'a jamais traitée avec autant de tendresse que depuis qu'il l'écoute.»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]

L'année 1683 s'annonçait donc comme devant être heureuse pour la compagne de Louis XIV. Mais la mort s'avançait à grands pas. Une maladie foudroyante allait enlever la reine, âgée seulement de quarante-cinq ans.

Cette princesse si bonne, si vertueuse, dont Bossuet a dit: «Elle marche avec l'Agneau, car elle en est digne», cette reine, qui portait le manteau fleurdelisé comme un cilice, cette pieuse Marie-Thérèse mourut comme elle avait vécu, avec une douceur angélique. Louis XIV, qui lui avait donné tant de soucis, la pleura sinçèrement: «Eh quoi! s'écriait-il, il n'y a plus de reine en France. Quoi! je suis veuf! je ne saurais le croire, et cependant il est vrai que je le suis, et de la princesse du plus grand mérite.... Voilà le premier chagrin qu'elle m'ait donné.»

Louis XIV, si souvent et si justement accusé d'égoïsme, s'était cependant déjà montré capable d'affection et de regrets lorsqu'il avait perdu sa mère. Il écrivit dans les Mémoires destinés au dauphin:

«Quelque grandeur de courage dont j'eusse voulu me piquer, il n'était pas possible qu'un fils attaché par les liens de la nature pût voir mourir sa mère sans un excès de douleur, puisque ceux-là mêmes contre lesquels elle avait agi comme ennemie ne pouvaient s'empêcher de la regretter et d'avouer qu'il n'avait jamais été une piété plus sincère, une fermeté plus intrépide, une bonté plus généreuse. La vigueur avec laquelle cette princesse avait soutenu ma dignité, quand je ne pouvais pas la défendre moi-même, était le plus important et le plus utile service qui me pût être jamais rendu... Mes respects pour elle n'étaient point de ces devoirs contraints que l'on donne seulement à la bienséance.

«Cette habitude que j'avais formée de n'avoir ordinairement qu'un même logis et qu'une même table avec elle, cette assiduité avec laquelle on me voyait la visiter plusieurs fois chaque jour, malgré l'empressement de mes plus importantes affaires, n'était point une loi que je me fusse imposée par raison d'État, mais une marque du plaisir que je prenais en sa compagnie.»

Non, quoi qu'on en puisse dire, l'homme qui a écrit ces lignes ne manquait pas de coeur. Nul ne ressentit plus vivement cette incomparable douleur, ce déchirement qui vous arraché la moitié de votre âme: la perte d'une mère. Mlle de Montpensier, témoin oculaire de la mort d'Anne d'Autriche, dit qu'au moment où elle rendit le dernier soupir, Louis XIV «étouffait, on lui jetait de l'eau, il étranglait». Il versa toute la nuit des torrents de larmes.

La mort de la reine Marie-Thérèse ne lui causa pas de si cruelles angoisses; mais il n'en témoigna pas moins à cette occasion une très vive sensibilité.

«La cour, dit Mme de Caylus, fut en peine de sa douleur. Celle de Mme de Maintenon, que je voyais de près, me parut sincère et fondée sur l'estime et la reconnaissance. Je ne dirai pas la même chose des larmes de Mme de Montespan, que je me souviens d'avoir vu entrer chez Mme de Maintenon, sans que je puisse dire ni pourquoi ni comment. Tout ce que je sais, c'est qu'elle pleurait beaucoup, et qu'il paraissait un trouble dans toutes ses actions, fondé sur celui de son esprit, et peut-être sur la crainte de retomber entre les mains de monsieur son mari.»

Ce fut le 30 juillet 1683 que la reine Marie-Thérèse mourut, au château de Versailles, dans la chambre à coucher dont nous avons déjà eu plusieurs fois l'occasion de parler[1]. Après la mort de la reine, cette pièce fut occupée par la dauphine, qui devenait, au point de vue hiérarchique, la femme principale de la cour. Le roi voulut faire du salon de sa belle-fille le centre le plus brillant de France.

[Note 1: Salle N° 115 de la Notice du Musée de Versailles.]

«Il allait quelquefois chez elle, suivi de ce qu'il y avait de plus rare en bijoux et en étoffes dont elle prenait ce qu'elle voulait; le reste composait plusieurs lots que les filles d'honneur et les dames qui se trouvaient présentes tiraient au sort, ou bien elles avaient l'honneur de les jouer avec elle, et même avec le roi. Pendant que le hoca fut à la mode, et avant que le roi eut sagement défendu un jeu aussi dangereux, il le tenait chez Mme la dauphine, mais payait, quand il perdait, autant de louis que les particuliers mettaient de petites pièces [1].»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]

Cependant, malgré toutes les distractions de la cour, la dauphine se laissait envahir par une invincible tristesse. Elle étouffait dans cette atmosphère d'intrigues, d'agitation et de bruyants plaisirs. Dégoûtée de ce «pays où les joies sont visibles et les chagrins cachés, mais réels», où «l'empressement pour les spectacles, les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels» couvrent tant d'inquiétudes et de craintes, elle trouvait, comme La Bruyère, «qu'un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite.»

Malgré toutes ses prévenances et toutes ses attentions, Louis XIV ne parvint pas à lui faire aimer le monde, et elle ne put se décider à tenir un cercle de courtisans. Elle passait tristement sa vie à Versailles dans les petites pièces contiguës à ses appartements, en n'ayant pour toute compagnie qu'une femme de chambre allemande, la Bessola, que la princesse Palatine représente sous des traits odieux et qui, au dire de Mme de Caylus, n'avait rien de mauvais. Toutefois on l'accusait de tenir la dauphine en chartre privée et de l'empêcher de répondre aux attentions gracieuses du roi.

Le dauphin lui-même, fatigué du perpétuel tête-à-tête de sa femme et de cette Bessola qui se parlaient toujours allemand, langue qu'il ne comprenait point, chercha ailleurs les distractions qui lui manquaient dans son intérieur. Soit timidité, soit défiance d'elle-même, la dauphine n'essaya pas de lutter pour conserver un coeur qui lui échappait et accepta son sort avec une résignation douloureuse. Le dauphin prit l'habitude de passer une partie de ses journées et de ses soirées entre Mlle de Rambures et la spirituelle princesse de Conti; la dauphine s'enferma de plus en plus dans la solitude, d'où elle ne voulait sortir à aucun prix, et elle finit par être abandonnée de toute la cour et même du roi, qui désespéra de la consoler.

Mme de Caylus le remarque avec beaucoup de raison: «Peut-être que les bonnes qualités de cette princesse contribuèrent à son isolement. Ennemie de la médisance et de la moquerie, elle ne pouvait supporter ni comprendre la raillerie et la malignité du style de la cour, d'autant moins qu'elle n'en entendait pas les finesses.» Mme de Caylus ajoute cette judicieuse observation: «J'ai vu les étrangers, ceux même dont l'esprit paraissait le plus tourné aux manières françaises, quelquefois déconcertés par notre ironie continuelle.»

Un tableau peint par Delutel, d'après Mignard [1], représente la dauphine entourée de son mari et de ses trois fils. Le dauphin, vêtu d'un habit de velours rouge, est assis près d'une table et caresse un chien. De l'autre côté de la table, la princesse tient sur ses genoux le petit duc de Berry [2]. Devant elle le duc d'Anjou [3], en robe bleue, est assis sur un coussin; le duc de Bourgogne[4], en robe rouge et portant l'ordre du Saint-Esprit, est debout et tient une lance. Dans les airs, deux amours soutiennent d'une main une riche draperie, et, de l'autre, répandent des fleurs. Il y a sur les traits de la dauphine un charme de quiétude et d'apaisement. Mais le tableau, allégorique bien plus que réel, ne montre pas la princesse sous son jour véritable. Ses chagrins, ses souffrances, ses noirs pressentiments, y sont dissimulés.

[Note 1: N° 2116 de la Notice du Musée de Versailles.]
[Note 2: Le duc de Berry, né le 31 août 1686.]
[Note 3: Le duc d'Anjou (le futur Philippe V, roi d'Espagne), né le 19 décembre 1683.]
[Note 4: Le duc de Bourgogne, né le 6 août 1682.]

Ce n'est point là l'image fidèle de la femme dont Mme de Lafayette a dit dans ses Mémoires: «Cette pauvre princesse ne voit que le pire pour elle et ne prend aucune part aux fêtes. Elle a une fort mauvaise santé et une humeur triste qui, joint au peu de considération qu'elle a, lui ôte le plaisir qu'une autre que la princesse de Bavière sentirait de toucher presque à la première place du monde.»

Loin de se réjouir de sa haute fortune, elle regrettait l'Allemagne, où s'était écoulée si modestement son enfance, et disait à une autre Allemande, Mme la duchesse d'Orléans (la princesse Palatine): «Nous sommes toutes les deux malheureuses; mais la différence entre nous, c'est que vous vous êtes défendue autant que vous avez pu, tandis que moi j'ai voulu à toute force venir ici. J'ai donc mérité mon malheur plus que vous.»

Elle pensait, comme Massillon, que «la grandeur est un poids qui lasse», que «tout ce qui doit passer ne peut être grand; ce n'est qu'une décoration de théâtre; la mort finit la scène et la représentation; chacun dépouille la pompe du personnage et la fiction des titres, et le souverain comme l'esclave est rendu à son néant et à sa première bassesse.»

La dauphine avait le pressentiment de sa fin prochaine. On voulait la faire passer pour folle, parce qu'elle ne cessait de répéter qu'elle se sentait irrévocablement perdue. Mais la pauvre princesse, qui savait bien que ses souffrances physiques et morales n'étaient que trop réelles, souriait tristement lorsqu'on doutait de ses maux: «Il faudra que je meure pour me justifier,» disait-elle.

Bossuet en a fait la remarque dans l'oraison funèbre de la reine Marie-Thérèse: «Les âmes innocentes ont, elles aussi, les pleurs et les amertumes de la pénitence.» La mélancolie et la piété ne sont pas incompatibles; il n'existe pas de ciel assez pur pour ne point avoir ses nuages, et le Christ lui-même a pleuré.

Courte en durée, longue en souffrances, la vie de la dauphine fut couverte d'un voile sombre. Cette jeune princesse, à qui la Providence paraissait d'abord réserver les destinées les plus brillantes, devait mourir à vingt-neuf ans, épuisée par le chagrin et consumée par une maladie de langueur.

La terre, qui était pour elle comme un exil, lui paraissait, d'ailleurs, mériter peu de regrets.

Elle mourut «volontiers et avec calme», suivant les expressions de la duchesse d'Orléans. Quelques heures avant de rendre le dernier soupir, elle avait dit à cette princesse, sa compagne d'infortune: «Aujourd'hui, je vous prouverai que je n'ai pas été folle en me plaignant de mes souffrances.»


VI


LE MARIAGE DE MME DE MAINTENON

«J'ai fait une étonnante fortune, mais ce n'est pas mon ouvrage. Je suis où vous me voyez sans l'avoir désiré, sans l'avoir espéré, sans l'avoir prévu. Je ne le dis qu'à vous, car le monde ne le croirait pas.»

Ainsi s'exprimait Mme de Maintenon dans un de ses entretiens avec les demoiselles de Saint-Cyr. Les fictions de romans sont moins étranges que les réalités de la vie. En effet, quand Mme de Maintenon, âgée de cinquante ans, vit un roi de quarante-sept, et quel roi! lui offrir d'être son époux, elle dut se croire le jouet d'un rêve. On serait tenté de s'imaginer qu'elle ne fut la compagne que d'un souverain vieilli, ayant déjà perdu la plus grande partie de son prestige. Mais c'est absolument le contraire.

L'année où Louis XIV épousa la veuve de Scarron fut l'apogée, le zénith de l'astre royal. Jamais le soleil du Grand Roi n'avait été plus imposant, jamais sa fière devise: Nec pluribus impar, n'avait été plus éblouissante. C'était l'époque où, en face de ses ennemis immobiles, il agrandissait et fortifiait les frontières du royaume, conquérait Strasbourg, bombardait Gênes et Alger, achevait les constructions fastueuses de son splendide Versailles, restait la terreur de l'Europe et l'idole de la France. Ses sentiments à l'égard de Mme de Maintenon étaient des plus complexes. Il y avait là un calcul de raison et un entraînement de coeur, une aspiration aux joies tranquilles de la famille et une inclination romanesque, une sorte d'accord entre le bon sens français subjugué par l'esprit, le tact, la sagesse d'une femme éminente, et l'imagination espagnole, séduite par l'idée d'avoir arraché cette femme d'élite à la misère pour en faire presque une reine. Notons que Louis XIV, essentiellement spiritualiste, avait la conviction intime que Mme de Maintenon avait reçu du ciel la mission de lui faire faire son salut, et que les conseils de cette femme, qui savait rendre la dévotion aimable et attrayante, lui semblaient être autant d'inspirations d'en haut.

Mme de Maintenon n'est pas, d'ailleurs, le seul exemple d'une femme dont le prestige ait survécu à la jeunesse. Comme Diane de Poitiers, comme Ninon de Lenclos, elle se faisait remarquer par une conservation merveilleuse. En la voyant, on pensait à ces belles journées où les rayons du soleil, pour avoir perdu de leur éclat, n'en ont pas moins encore une douceur pénétrante: «Elle n'était pas jeune; mais elle avait des yeux vifs et brillants, l'esprit pétillait sur son visage [1].»

[Note 1: L'abbé de Choisy.]

Saint-Simon lui-même, son impitoyable détracteur, est obligé d'avouer «qu'elle avait beaucoup d'esprit, une grâce incomparable à tout, un air d'aisance et quelquefois de retenue et de respect, avec un langage doux, juste, en bons termes et naturellement éloquent et court.»

Lamartine, cet admirable génie qui avait l'intuition de toutes choses, a défini mieux que personne le sentiment de Louis XIV: «En s'attachant à Mme de Maintenon, il croyait presque s'attacher à la vertu. Les charmes de la confiance, de la piété, l'entretien d'un esprit aussi fin que juste, l'orgueil d'élever jusqu'à soi ce qu'on aime, enfin, il faut le dire à l'honneur du roi, la sûreté des conseils qu'il trouvait dans cette femme supérieure, tous ces orgueils et toutes ces tendresses avaient accru jusqu'à une absolue domination l'empire féminin et viril à la fois de Mme de Maintenon [2].»

[Note 2: Lamartine, Étude sur Bossuet.]

Au moment même où la reine venait de rendre l'âme, M. de La Rochefoucauld l'avait prise par le bras, et, la poussant dans l'appartement royal, lui avait dit: «Ce n'est pas le temps de quitter le roi, il a besoin de vous[1].»

[Note 1: Arnauld, lettre à M. de Vancel, 3 juin 1688.]

On parla un instant d'un projet de mariage entre Louis XIV et l'infante de Portugal; mais cette rumeur ne tarda pas à être démentie. Le roi préférait Mme de Maintenon aux plus jeunes et aux plus brillantes princesses de l'Europe; à peine veuf, il lui avait offert sa main.

M. Lavallée, qui a étudié avec tant de conscience la vie de Mme de Maintenon, fixe au premier semestre de l'an 1684, mais sans toutefois indiquer la date précise, l'époque où fut contracté le mariage secret. Il fut mystérieusement célébré, dans un oratoire particulier de Versailles, par l'archevêque de Paris, en présence du Père de La Chaise, qui dit la messe; de Bontemps, premier valet de chambre du roi, et de M. de Montchevreuil, l'un des meilleurs amis de Mme de Maintenon. Saint-Simon en parle avec horreur, comme de «l'humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inouïe»; humiliation «que la postérité ne voudra pas croire, réservée par la fortune, pour n'oser ici nommer la Providence, au plus superbe des rois». Tel n'était point l'avis d'Arnauld: «Je ne sais pas, écrivait-il, ce qu'on peut reprendre dans ce mariage, contracté selon les règles de l'Église. Il n'est humiliant qu'aux yeux des faibles, qui regardent comme une faiblesse du roi de s'être pu résoudre à épouser une femme plus âgée que lui et si fort au-dessous de son rang. Ce mariage le lie d'affection avec une personne dont il estime l'esprit et la vertu, et dans l'entretien de laquelle il trouve des plaisirs innocents qui le délassent de ses grandes occupations[1].»

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]


Mme de Maintenon.

Mme de Maintenon semblait au comble de ses voeux; mais elle était trop intelligente, elle avait jeté sur les problèmes de la destinée humaine un regard trop scrutateur et trop inquiet, pour ne pas être en même temps saisie de tristesse. C'est elle qui écrivait: «Avant d'être à la cour, je pouvais me rendre témoignage que je n'avais jamais connu l'ennui; mais j'en ai bien tâté depuis, et je crois que je n'y pourrais résister si je ne pensais que c'est là où Dieu me veut. Il n'y a de vrai bonheur qu'à servir Dieu.»

Cette mélancolie, dont l'expression revient sans cesse dans les lettres de Mme de Maintenon, comme un plaintif et monotone refrain, frappe d'autant plus qu'elle est un profond enseignement. Ainsi, voilà une femme qui, à cinquante ans, arrive à une situation véritablement prodigieuse et s'empare d'un souverain dans tout l'éclat, dans tout le prestige de la victoire et de la puissance; une femme qui, avec une habileté voisine de l'ensorcellement, supplante toutes les plus belles, toutes les plus riches, toutes les plus nobles jeunes filles du monde, dont pas une n'aurait été fière de s'unir au Grand Roi; une femme qui, après avoir été plusieurs fois réduite à la misère, devient la personnalité la plus importante de France après Louis XIV! Et cependant elle n'est pas heureuse! Est-ce parce que le roi ne l'aime pas assez? Nullement. Car les lettres qu'il lui adresse, s'il est forcé de passer quelques jours loin d'elle, sont conçues dans le style de celle-ci:

«Je profite de l'occasion du départ de Montchevreuil pour vous attester une vérité qui me plaît trop pour me lasser de vous la dire: c'est que je vous chéris toujours, que je vous considère à un point que je ne puis exprimer, et qu'enfin, quelque amitié que vous ayez pour moi, j'en ai encore plus pour vous, étant de tout mon coeur tout à fait à vous[1].»

[Note 1: Lettre écrite pendant le siège de Mons, avril 1691.]

Si elle est triste, est-ce parce qu'il lui resterait encore un degré à franchir sur le merveilleux escalier de sa fortune? Est-ce parce qu'elle n'a pu changer en trône son fauteuil presque royal? En aucune manière. Reine reconnue, Mme de Maintenon serait demeurée triste toujours, et son frère aurait pu encore lui dire:

«Aviez-vous donc promesse d'épouser le Père éternel?»

Pendant plus de trente ans, elle devait régner sans partage sur l'âme du plus grand des rois, et ce n'était pas seulement le monarque, c'était la monarchie qui s'inclinait respectueusement devant elle. Toute la cour était à ses pieds, sollicitant un mot, un regard. Comme le disaient les dames de Saint-Cyr dans leurs notes: «Des parlements, des princes, des villes, des régiments s'adressaient à elle comme au roi; tous les grands du royaume, les cardinaux, les évêques, ne connaissaient pas d'autre route.» Elle était au point culminant du crédit, de la considération, de la fortune, et cependant, je le répète, elle n'était pas heureuse!

Fénelon lui écrivait, le 14 octobre 1689:

«Dieu exerce souvent les autres par des croix qui paraissent croix. Pour vous, il veut vous crucifier par des prospérités apparentes, et vous montrer à fond le néant du monde par la misère attachée à tout ce que le monde lui-même a de plus éblouissant.» Arrivée au faîte des grandeurs, Mme de Maintenon éprouvait cette inquiétude, cette fatigue, qui est presque toujours la compagne de l'ambition même satisfaite. Elle était tentée de dire avec La Bruyère:

«Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste? La plus brillante fortune ne mérite point le tourment que je me donne. Trente années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne voyait qu'à force de lever la tête; nous disparaîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute ma grandeur; le meilleur des biens, s'il y a des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit qui soit son domaine.»

Arrivée à une incroyable élévation, la femme du plus grand roi de la terre regrettait la maison de Scarron,--c'est elle-même qui l'a dit,--«comme la cane regrette sa bourbe.» Instruite par l'expérience, elle constatait avec La Fontaine:/p>

Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne, et si son esprit, fatigué du luxe, de l'illustration, de la puissance, se reportait aux jours de la médiocrité, alors qu'elle n'avait ni marquisat de Maintenon, ni appartement de plain-pied avec celui de Louis XIV, c'est qu'elle possédait deux trésors bien autrement précieux, qui lui appartenaient dans la demeure de Scarron, et qu'elle avait perdus dans le Versailles du Roi-Soleil; deux trésors vraiment beaux, vraiment inestimables: la Jeunesse et la Gaieté.


VII


L'APPARTEMENT DE MME DE MAINTENON

Si le temps est destructeur, l'homme est plus destructeur encore: Tempus edax homo edacior. L'appartement de Mme de Maintenon à Versailles; cet appartement célèbre, où, pendant trente années, Louis XIV passa une grande partie de ses journées et de ses soirées, n'est plus maintenant qu'un petit musée, et, le croirait-on? on n'y voit que des tableaux de batailles de la Révolution française. Pas un meuble du temps de Louis XIV, pas un portrait de Mme de Maintenon, pas un souvenir, pas une inscription qui rappelle l'illustre compagne du Grand Roi.

La pensée générale qui a présidé à la restauration du palais pouvait avoir, je n'en disconviens pas, une certaine grandeur au point de vue patriotique; mais, sous le double rapport de l'art et de l'histoire, elle était absolument défectueuse.

Placer les fastes de la Révolution et de l'Empire dans le sanctuaire de la Monarchie de droit divin, c'était enlever toute sa physionomie à la demeure du Grand Roi. L'image de Napoléon n'est pas plus à sa place à Versailles que ne le serait la statue de Louis XIV au sommet de la colonne Vendôme.

Toutefois, si l'on veut être juste, il ne faut pas oublier que Louis-Philippe, dans les réparations de Versailles, était loin d'avoir ses coudées franches. Un souffle révolutionnaire si violent circulait dans toute l'Europe, que la restauration du palais de la monarchie absolue était chose très difficile et paraissait peu opportune. Au moment où l'oeuvre fut entreprise, on aurait pu dire avec l'auteur des Ruines: «Ici fut le siège d'un empire puissant; ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte; ces murs où règne un morne silence retentissaient des cris d'allégresse et de fêtes, et maintenant voilà ce qui reste d'une vaste domination: une lugubre squelette, un souvenir obscur et vain, une solitude de mort; le palais des rois est devenu le repaire des bêtes fauves! Comment s'est éclipsée tant de gloire? [1]»

[Note 1: Volney, les Ruines.]

Telle était l'état de dégradation du château de Versailles, quand Louis-Philippe entreprit de le réparer, malgré les criailleries des iconoclastes modernes. Le roi-citoyenne put défendre le palais du Roi-Soleil qu'en le plaçant, en quelque sorte, sous la sauvegarde des gloires républicaines et impériales. Pour se faire pardonner une tentative contraire aux intérêts destructeurs des démagogues, qui ont l'horreur du passé, il dut faire des commandes à une foule d'artistes de second ordre, dont les travaux furent beaucoup plus remarquables par le nombre que par le mérite. De là ce mélange entre les genres les plus disparates; de là cette confusion bizarre entre des gloires qui semblent tout étonnées de se trouver côte à côte; de là ce Panthéon qui a le caractère d'une Babel.

M. Lavallée le dit avec beaucoup de raison: «Le musée national a fait subir à l'intérieur du château de Versailles une transformation complète. L'intention de ce musée était excellente, l'exécution n'y a pas répondu. Entreprise par des hommes peu versés dans l'histoire du XVIIe siècle, elle a malheureusement bouleversé les parties les plus intéressantes du château, et c'est ainsi que l'appartement de Mme de Maintenon, presque méconnaissable aujourd'hui, est occupé par trois salles des campagnes de 1793, 1794, 1795.»

L'escalier de marbre ou escalier de la reine aboutit à un vestibule. A gauche de ce vestibule est la salle des gardes du roi [1]. A droite, faisant face à cette salle, était le logement de Mme de Maintenon. C'est à peine aujourd'hui si l'on en découvre les traces.

[Note 1: Salle no. 129 de la Notice du Musée, par M. Soulié.]

Non seulement, en effet, il est entièrement démeublé, mais il est rapetissé, à cause de l'escalier que Louis-Philippe fit construire pour continuer l'escalier de marbre jusqu'aux attiques, et qui coupa en deux l'ancien appartement de la compagne du roi.

Cet appartement, de plain-pied avec celui de Louis XIV, se composait de quatre pièces, dont deux antichambres qui ne forment aujourd'hui qu'une seule pièce [2]. Après venait la chambre à coucher de Mme de Maintenon [3].

[Note 2: Salle no. 141, id.]
[Note 3: Salle no. 142, id.]

Cette salle, qui a été subdivisée lors de l'établissement des galeries historiques, pour continuer l'escalier de marbre jusqu'au second étage, formait, sous Louis XIV, une grande pièce éclairée par trois fenêtres. Entre la porte où l'on y entrait et la cheminée actuellement détruite[4], étaient, dit Saint-Simon: «le fauteuil du roi adossé à la muraille, une table devant lui et un pliant autour pour le ministre qui travaillait.

[Note 4: Cette cheminée se trouvait au fond de la pièce à droite du tableau représentant le combat de Boussu, no. 2295 de la Notice.]

De l'autre côté de la cheminée, une niche de damas rouge et un fauteuil où se tenait Mme de Maintenon, avec une petite table devant elle. Plus loin, son lit dans un enfoncement [1]. Vis-à-vis les pieds du lit, une porte et cinq marches [2].»

[Note 1: Le lit de Mme de Maintenon était dans la partie actuellement occupée par l'escalier de stuc construit sous le règne de Louis-Philippe, et qui continue l'escalier de marbre.]
[Note 2: Ces cinq marches, qui servaient à monter dans la quatrième et dernière pièce de l'appartement (grand cabinet de Mme de Maintenon, salle n° 143 de la Notice), ont été supprimées, le sol de cette dernière ayant été baissé.]

Chez elle avec le roi, dit encore Saint-Simon, «ils étaient chacun dans leur fauteuil, une table devant chacun d'eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos à la muraille, du côté de la porte de l'antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venait travailler, l'autre pour son sac.»

En somme, cet appartement n'avait rien de splendide. «Je ne sais, a dit M. Lavallée [3], si la femme de chambre de quelque parvenu de nos jours se contenterait de cette chambre unique où Louis XIV venait travailler, où Mme de Maintenon mangeait, couchait, s'habillait, recevait toute la cour, où tout le monde passait, disait-elle, comme dans une église.

[Note 3: Introduction aux Curiosités historiques sur Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, par M. Le Roi.]

Au reste, les princesses, les princes, le roi lui-même, n'étaient pas plus commodément logés. Tout avait été sacrifié au faste, à l'éclat, à la représentation dans ce magnifique château. Louis XIV était perpétuellement en scène et y tenait sans interruption son rôle de roi; mais au milieu de toutes ces peintures, ces dorures, ces marbres, ces splendeurs, on n'avait pas une seule des aisances de nos jours; on gelait dans ces immenses pièces, dans ces grandes galeries, dans ces chambres ouvertes de toutes parts.»

Maintenant que nous connaissons l'appartement de la compagne de Louis XIV, jetons un coup d'oeil sur l'existence qu'elle y menait. Elle se levait ordinairement entre 6 et 7 heures, et allait aussitôt à la messe, où elle communiait trois ou quatre fois par semaine. La journée se passait en bonnes oeuvres, en écritures, en visites à Saint-Cyr. Le roi venait régulièrement chez elle tous les soirs, vers 5 ou 6 heures, et y restait jusqu'à 10, heure où il allait souper.

Le train de maison de Mme de Maintenon était modeste. Le roi lui donnait quarante-huit mille livres par an, plus douze mille livres pour ses étrennes, et cette somme passait presque tout entière en aumônes. Auprès d'elle étaient sa vieille servante Manon, l'ancienne compagne des jours d'adversité, et un petit nombre de domestiques respectueux et silencieux. Son rang, qui la plaçait entre les simples particuliers et les reines, n'étant pas bien déterminé, il eût été difficile qu'elle vécût habituellement au milieu de l'étiquette de la cour. Aussi ne sortait-elle guère de son appartement. «Son élévation, dit Voltaire, ne fut pour elle qu'une retraite.»

Pendant que Mme de Maintenon se recueille ainsi, tout près d'elle la cour s'agite. L'escalier de marbre, au bas duquel est la demeure du dauphin, et qui conduit à la fois aux appartements de la dauphine[1], à ceux de Mme de Maintenon et à ceux de Louis XIV, est sans cesse encombré par ces hommes «qui sont maîtres de leurs gestes, de leurs yeux, de leur visage, qui dissimulent les mauvais offices, sourient à leurs ennemis, déguisent leurs passions[2]». C'est cet escalier qu'ils montent pour assister au lever et au coucher du roi. Ils passent dans la salle des gardes[3], puis dans l'antichambre du roi[4], puis dans la chambre des Bassans, où ils attendent le lever du monarque.

[Note 1: Depuis la mort de Marie-Thérèse, les appartements de la reine étaient occupés par la dauphine.]
[Note 2: La Bruyère, De la Cour.]
[Note 3: Salle N° 120 de la Notice du Musée.]
[Note 4: Salle N° 121, id.]

Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes;
Et vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la Chambre du roi,
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve trop forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau;
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel:
Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel[1].

[Note 1: Molière, Remerciement au Roi.]

La chambre des Bassans[2], ainsi nommée parce qu'on y voit des tableaux de ce maître, est le salon d'attente qui précède la chambre à coucher de Louis XIV. Il y a plusieurs entrées différentes: l'entrée familière pour les princes, la grande entrée pour les grands officiers de la couronne; la première entrée pour ceux qui, par leur charge, ont un brevet d'entrée; l'entrée de la chambre pour les officiers de la chambre du roi. Le cérémonial est réglé de la manière la plus précise. Le garçon de la chambre ouvre les deux battants de la porte seulement pour le dauphin et les princes du sang. La porte s'ouvre pour chaque autre personne admise et se referme immédiatement.

[Note 2: État de France en 1694.]

«On doit gratter doucement aux portes de la chambre; de l'antichambre et des cabinets, et non pas heurter rudement. De plus, si l'on veut sortir les portes étant fermées, il n'est pas permis d'ouvrir soi-même la porte; mais on doit se la laisser ouvrir par l'huissier[1].»

[Note 1: Salle no 123 de la Notice du Musée. Sous Louis XIV, cette salle, qui forme actuellement le salon de l'Oeil-de-Boeuf, était divisée en deux pièces: la première était la chambre des Bassans; la seconde servit de chambre à coucher au roi jusqu'en 1691, année ou il s'installa dans la salle suivante (no 124), pour y demeurer jusqu'à sa mort.]

A 8 heures, Louis XIV se lève et fait sa prière. Puis il sort de la balustrade de son lit, et il dit: «Au conseil!» Jusqu'à midi et demi, il travaille avec ses ministres. Ensuite, escorté par les princes, les princesses, les officiers, les grands seigneurs, il se rend à la messe, traversant la galerie des Glaces, où tout individu peut le voir, lui présenter. un placet, et même lui parler. Il passe par les salons de la Guerre, d'Apollon, de Mercure, de Mars, de Diane, de Vénus et de l'Abondance[2], et arrive à la chapelle, qui s'élève dans toute la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage[3]. En bas se trouvent l'autel et la chaire, où prêchent tour à tour Bossuet, Bourdaloue et Massillon. Le haut est occupé par les tribunes.

[Note 2: Ces salons, qui forment ce qu'on appelait les grands appartements du roi, portent les nos 112, 111, 110, 109, 108, 107, 106, de la Notice du Musée.]
[Note 3: Il ne faut pas confondre cette chapelle avec la chapelle actuelle, qui ne fut inaugurée qu'en 1710. Le salon d'Hercule (no 106 de la Notice), qui sert aujourd'hui d'entrée aux grands.]

«Les grands forment un vaste cercle au pied de l'autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le coeur appliqués. On ne laisse point de voir dans cet usage une espèce de subordination, car ce peuple paraît adorer le prince, et le prince adorer Dieu[1].»

[Note 1: La Bruyère, De la Cour.]

Après la messe, le roi dîne, ordinairement en petit couvert, seul dans sa chambre. A 2 heures, il va tirer dans son parc, ou se promener dans ses jardins, ou courre le cerf, soit à cheval, soit en calèche. Vers 5 ou 6 heures du soir, il se rend, comme nous l'avons déjà dit, chez Mme de Maintenon; et là il travaille de nouveau, avec ses ministres, une grande partie de la soirée. Il la quitte vers 9 ou 10 heures, et, de chez elle, il va soit à la comédie, soit à l'appartement.

[Note: appartements, fut de 1682 à 1710 la chapelle du château. La partie du palais dans laquelle se trouvent le salon d'Hercule et le vestibule au-dessous relie l'aile du nord à la partie centrale. C'est sur cet emplacement que s'élevait, dans toute la hauteur du rez-de-chaussée et du premier étage, la chapelle, dont un tableau, représentant Dangeau reçu grand maître de l'ordre de Saint-Lazare, reproduit la disposition intérieure. Ce tableau est dans la salle no 9 de la Notice du Musée et porte le no 164.]

On désigne sous ce nom la réunion de toute la cour dans les grands appartements du roi. Le Mercure galant de 1682 donne une description curieuse de ces soirées, dont l'usage s'établit dès la première année de l'installation définitive de Louis XIV à Versailles. «Le roi, dit le Mercure, permet l'entrée de son grand appartement de Versailles le lundi, le mercredi et le jeudi de chaque semaine pour y jouer à toutes sortes de jeux depuis 6 heures du soir jusqu'à 10, et ces jours-là sont nommés jours d'appartement

On monte par le grand escalier du Roi ou des Ambassadeurs, ce magnifique escalier que décorent les sculptures de Coysevox, les peintures de Lebrun et de Van der Meulen[1]. On entre par le salon de l'Abondance[2], ainsi nommé parce que les bas-reliefs représentant l'Abondance sont au-dessus de la porte de marbre. C'est dans cette salle, ornée par des tableaux du Carrache, du Guide, de Paul Véronèse, que sont dressés les buffets pour les rafraîchissements. On trouve le salon de Vénus[3], rempli de meubles splendides; puis le salon de Diane[4], où est le billard et où des orangers s'épanouissent dans des caisses d'argent.

[Note 1: L'escalier des Ambassadeurs, appelé aussi grand escalier du Roi, était situé dans l'aile du nord et conduisait aux grands appartements de Louis XIV. Il fut détruit en 1750, par suite de remaniements faits au logement de Louis XV.]
[Note 2: Salle no 106 de la Notice du Musée.]
[Note 3: Salle no 107, id.]
[Note 4: Salle no 108, id.]

Le salon de Mars[1], où l'on admire six portraits du Titien, Jésus et les pèlerins d'Emmaüs par Véronèse, la Famille de Darius aux pieds d'Alexandre par Lebrun, est la salle où l'on joue. Un trou-madame de marqueterie, posé sur une table de velours vert et entouré de pentes de velours cramoisi à franges d'or, est au milieu de la chambre. Il y a des tables pour les jeux de cartes et pour les autres jeux de hasard. La salle suivante est le salon de Mercure[2], où il y a des Carrache, des Titien, des Van Dyck; le lit de parade y est dressé.

[Note 1: Salle N° 109 de la Notice.]
[Note 2: Salle N° 110, id.]

Puis apparaît le magnifique saron d'Apollon[3], qui est la salle du Trône. Au fond de la chambre s'élève une estrade couverte d'un tapis de Perse à fond d'or. Un trône d'argent de huit pieds de haut est au milieu. Quatre statues d'enfants, portant des corbeilles de fleurs, soutiennent le siège et le dossier, garnis de velours cramoisi. Le David du Dominiquin, le Thomiris de Rubens, des tableaux du Guide et de Van Dyck embellissent ce salon, où Louis XIV donne audience aux ambassadeurs étrangers, et où, les jours d'appartement, on fait de la musique et l'on danse.

[Note 3: Salle N° 111, id.]

Ces jours-là, tout s'agite, tout s'anime. A l'éblouissante clarté des lustres, les diamants, les joyaux étincellent.

On s'extasie devant les toilettes resplendissantes des plus belles femmes de France. «Les uns choisissent un jeu, et les autres s'arrêtent à un autre. D'autres ne veulent que regarder jouer, et d'autres que se promener pour admirer l'assemblée et la richesse de ces grands appartements. Quoiqu'ils soient remplis de monde, on n'y voit personne qui ne soit d'un rang distingué, tant hommes que femmes. La liberté de parler y est entière.... Cependant le respect fait que personne ne haussant trop la voix, le bruit qu'on entend n'est point incommode.... Le roi descend de sa grandeur pour jouer avec plusieurs de l'assemblée qui n'ont jamais eu un pareil honneur. Ce prince va tantôt à un jeu, tantôt à un autre. Il ne veut ni qu'on se lève, ni qu'on interrompe le jeu quand il approche[1].»

[Note 1: Mercure galant, décembre 1682.]

A 10 heures, la réunion cesse. C'est le moment où Louis XIV va souper, ordinairement au grand couvert, avec la famille royale, dans la pièce qu'on appelle l'antichambre du roi[2]. C'est là qu'est la nef de vermeil, qui a la forme d'un navire démâté. On y enferme, entre des «coussins de senteurs», les serviettes du monarque. Toutes les personnes qui passent devant la nef, même les princesses, doivent saluer, comme devant le lit du roi, quand on passe dans la chambre à coucher.

[Note 2: Salle no 121 de la Notice.]

Le souper fini, Louis XIV rentre dans sa chambre, où il reçoit sa famille intime, son frère, ses enfants, avec leurs maris ou leurs femmes. Il cause, jusqu'au coucher, qui a lieu vers minuit ou une heure. Les plus grands seigneurs ambitionnent l'honneur de porter alors le bougeoir, pendant que le souverain se déshabille. C'est, comme le remarque Saint-Simon, une distinction, une faveur qui se compte, tant Louis XIV a l'art de donner l'être à des riens.

La tâche des courtisans est terminée pour aujourd'hui. Les lumières sont éteintes. Tout est rentré dans l'ombre et le silence. Enfin, c'est l'heure du repos. Mais on dort peu, et l'on dort mal dans ce pays, dont parle La Bruyère, «qui est à quelque quarante-huit degrés d'élévation du pôle et à plus de onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.» Là le sommeil de la nuit est troublé par les réminiscences d'hier, comme par les inquiétudes relatives à demain, et l'on n'oublie ni ses ambitions, ni ses soucis, parce qu'on «se couche et on se lève sur l'intérêt».


VIII


LA MARQUISE DE CAYLUS

Au milieu de la cour de Versailles, vieillie et attristée, apparaissent çà et là des figures jeunes, riantes, lumineuses, de frais et sémillants visages qui éclairent le palais et jettent un peu de vie sur la gravité du cérémonial et sur les ennuis de l'étiquette.

Louis XIV aimait la jeunesse. Quant à Mme de Maintenon, qui n'eut jamais d'enfants, elle se dédommageait de la cruauté du sort, en veillant, avec une sollicitude toute maternelle, sur des jeunes filles qu'elle chérissait. C'est ainsi qu'elle fit l'éducation de sa nièce à la mode de Bretagne, la jolie et gracieuse Mlle de Murçay-Villette; un vrai type de Française, gaie, rieuse, même un peu caustique, animée, amusante, entraînante, entraînée.

Elle mérite une mention spéciale dans la galerie de Versailles, cette petite magicienne, qui maniait aussi bien la plume que l'éventail, cette femme d'esprit qui a eu l'honneur d'être citée par Sainte-Beuve comme le modèle des qualités exquises dont il résume l'ensemble par ce seul mot: l'urbanité; cette enchanteresse à qui Mme de Maintenon disait: «Vous savez bien vous passer des plaisirs, mais les plaisirs ne peuvent se passer de vous.»

Marguerite de Murçay-Villette, marquise de Caylus, naquit en 1673. Benjamin de Valois, marquis de Villette, son grand-père, avait épousé Arthémise d'Aubigné, fille du fameux Théodore-Agrippa d'Aubigné, le soldat-poète, l'austère et fougueux calviniste, le fier et satirique compagnon d'Henri IV; Théodore-Agrippa d'Aubigné, dont le fils fut père de Mme de Maintenon. La petite de Villette-Murçay avait sept ans, et son père, qui servait dans la marine, faisait campagne, lorsque Mme de Maintenon résolut de la convertir au catholicisme.

C'était le moment où Louis XIV convertissait les huguenots de son royaume. L'enfant fut enlevée à sa famille et conduite à Saint-Germain.

«Je pleurai d'abord beaucoup, dit-elle dans ses Souvenirs; mais je trouvai le lendemain la messe du roi si belle, que je consentis à me faire catholique, à condition que je l'entendrais tous les jours, et qu'on me garantirait du fouet. C'est là toute la controverse qu'on employa, et la seule abjuration que je fis.»

M. de Murçay-Villette fut d'abord indigné; mais il finit par s'adoucir et par embrasser lui-même la religion catholique dans des conditions plus sérieuses. Comme le roi l'en félicitait: «C'est la seule occasion de ma vie, répondit-il, où je n'ai point eu pour objet de plaire à Votre Majesté.»

Mme de Maintenon, qui avait des aptitudes spéciales comme éducatrice, prit plaisir à s'occuper de sa nièce. «On m'élevait, dit celle-ci, avec un soin dont on ne saurait trop louer Mme de Maintenon. Il ne se passait rien à la cour sur quoi elle ne me fît faire des réflexions selon la portée de mon esprit, m'approuvant quand je pensais bien, me redressant quand je pensais mal. Ma journée était remplie par des maîtres, la lecture et des amusements honnêtes et réglés; on cultivait ma mémoire par des vers qu'on me faisait apprendre par coeur; et la nécessité de rendre compte de ma lecture ou d'un sermon, si j'en avais entendu, me forçait à y donner de l'attention. Il fallait encore que j'écrivisse tous les jours une lettre à quelqu'un de ma famille, ou à tel autre que je voulais choisir, et que je la portasse tous les soirs à Mme de Maintenon, qui l'approuvait ou la corrigeait, selon qu'elle était bien ou mal.»

A treize ans, Mlle de Villette était déjà charmante. Les plus grands seigneurs, M. de Roquelaure et M. de Boufflers, demandèrent sa main. Mme de Maintenon ne crut pas devoir accepter pour sa nièce des propositions si brillantes: «Ma nièce n'est pas un assez grand parti pour vous, dit-elle à M. de Boufflers. Je n'en sens pas moins ce que vous voulez faire pour moi. Je ne vous la donnerai point, mais je vous regarderai à l'avenir comme mon neveu.»

La femme qui tenait ce langage avait ce qu'on peut appeler l'ostentation de la modestie. Elle mit une sorte de gloriole fort mal placée à faire faire à sa charmante nièce un mariage médiocre et lui choisit un époux sans mérite, sans fortune et même sans conduite, M. de Tubières, marquis de Caylus. La jeune mariée n'avait pas encore quatorze ans. Le roi lui donna une modique pension et un collier de perles de dix mille écus.

Mais bientôt, après son mariage, elle eut un logement à Versailles, où sa beauté ne manqua pas d'exciter l'enthousiasme. Saint-Simon, qui pourtant n'a pas l'admiration facile, s'écrie à propos d'elle: «Jamais un visage si spirituel, si touchant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d'esprit, jamais tant de gaieté et d'amusement, jamais de créature plus séduisante.» Mme de Caylus fut l'une des héroïnes de ces représentations d'Esther, dont le souvenir est resté comme l'un des plus gracieux épisodes de la seconde moitié du grand règne.

Mme de Maintenon avait fondé en 1685, à Saint-Cyr, tout près de Versailles, une maison pour l'éducation gratuite de deux cent cinquante «demoiselles nobles et pauvres». La religion et la littérature y étaient en grand honneur. Quelques-unes des élèves de la classe des grandes,--les bleues,--déclamaient devant leurs compagnes Cinna, Andromaque, Iphigénie. Mais on s'aperçut vite qu'elles avaient trop de dispositions pour le théâtre, et Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites viennent de jouer votre Andromaque, et l'ont si bien jouée qu'elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces.»

Mais, si la tragédie était ainsi proscrite, on ne renonçait pas à la poésie. Mme de Maintenon, grande admiratrice de Racine, le pria de composer, pour Saint-Cyr, une sorte de poème moral et historique, puisé à une source religieuse. On était alors en 1688. Racine avait près de cinquante ans, et depuis douze années il avait renoncé au théâtre, tout en étant dans la plénitude de l'inspiration et du génie. Les scrupules religieux l'éloignaient de la scène. Il avait fait à Dieu le plus héroïque des sacrifices pour un artiste: celui de sa gloire. Il s'était condamné, ce grand poète, au silence, et de ses propres mains il avait dételé les coursiers qui conduisaient son char de triomphe dans les sphères étoilées de l'art. Quand il vit le moyen de concilier ses anciens penchants avec les sentiments qui l'en avaient détourné, il tressaillit. Le poète et le dévot allaient enfin être d'accord. De leur alliance naquit Esther, cette oeuvre exquise, qui tient à la fois de la tragédie et de l'élégie; cette pièce, pleine de tendresse et de larmes, digne du poète dont son fils a dit: «Mon père était un homme tout sentiment, tout coeur.» Réveillé comme d'un long sommeil, Racine avait puisé dans le repos une fraîcheur d'impressions, une originalité nouvelle. «A quinze ans, dit M. Michelet, Mme de Caylus vit naître Esther, en respira le premier parfum, en pénétra si bien l'esprit, qu'elle semblait, par l'émotion de sa voix, y ajouter quelque chose.»

Dans l'origine, elle ne devait y jouer aucun rôle. Mais, un jour que Racine était en train de lire à Mme de Maintenon plusieurs scènes de la pièce, elle se mit à les déclamer d'une façon si touchante, que ce poète enthousiasmé composa pour elle un prologue, celui de la Piété.

La première représentation eut lieu à Saint-Cyr, le 26 janvier 1689. Le vestibule des dortoirs, situé au deuxième étage du grand escalier des demoiselles, était partagé en deux parties: l'une pour la scène, l'autre pour les spectateurs. On avait construit le long des murs deux amphithéâtres: l'un, petit, destiné aux dames de la communauté; l'autre, plus grand, réservé aux élèves. Sur les gradins d'en haut étaient les plus jeunes, les rouges, ensuite les vertes, puis les jaunes, puis en bas les plus âgées, les bleues, toutes avec le ruban des couleurs de leur classe. La représentation se donnait le jour, mais on avait fermé toutes les fenêtres; les escaliers, les couloirs, la salle de spectacle, étincelaient des feux de lustres de cristal. Entre les deux amphithéâtres étaient des sièges pour le roi, pour Mme de Maintenon et pour quelques spectateurs admis, par une faveur exceptionnelle, à l'honneur d'applaudir Esther.

Louis XIV arrive à 3 heures de l'après-midi. Aussitôt, la pièce commence. D'une voix attendrie et mélodieuse, Mme de Caylus dit le prologue de la Piété; un murmure d'émotion, d'enthousiasme, circule dans le noble auditoire:

Du séjour bienheureux de la Divinité,
Je descends dans ce lieu par la grâce habité;
L'Innocence s'y plaît, ma compagne éternelle,
Et n'a point sous les cieux d'asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints
Tout un peuple naissant est formé par mes mains.
Je nourris dans son coeur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
Un roi qui me protège, un roi victorieux
A commis à mes soins ce dépôt précieux.
C'est lui qui rassembla ces colombes timides,
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides;
Pour elles, à sa porte élevant ce palais,
Il leur y fit trouver l'abondance et la paix...

Avec ses dix-sept ans, sa voix si pure, sa tendre et idéale beauté, Mme de Caylus ressemble à un ange. Dès les premiers vers du prologue, le succès va aux étoiles. Louis XIV se sent tout rajeuni. Voilà enfin une distraction digne du Grand Roi. Comme on se représente bien cette animation moitié sainte, moitié profane; ces jeunes filles naïves et charmantes, qui disent, avant d'entrer en scène, un Veni Creator; ces actrices improvisées, qu'électrisent la musique, la poésie, la rampe, et, plus encore que tout cela, la présence de celui qui est leur protecteur, leur providence sur cette terre! Le plus grand des rois dans la salle, le plus grand des poètes dans la coulisse, des actrices plus gracieuses les unes que les autres; des vers où tout est noble, idéal, harmonieux; des choeurs dont la céleste mélodie est l'hymne de la prière, le cantique de l'amour divin; une mise en scène splendide, d'admirables décors, des costumes persans où resplendit l'éclat des joyaux de la couronne, et, choses plus séduisantes que le prestige du trône, que les rayons de l'astre royal: le charme de la jeunesse, la fraîcheur des imaginations, la douce et pénétrante poésie des âmes de jeunes filles, quel spectacle! quel enivrement! Mlle de Veilhan représente Esther; Mlle de La Maisonfort, Élise; Mlle de Lastic, Assuérus; Mlle d'Abancourt Aman; Mlle de Marsilly, Zarès; Mlle de Mornay, Hydaspe. Le rôle de Mardochée est joué en perfection par Mlle de Glapion, cette jeune personne qui a fait dire à Racine: «J'ai trouvé un Mardochée dont la voix va jusqu'au coeur.»

Derrière le décor, le poète surveille les entrées, comme un régisseur de la scène. Mlle de La Maisonfort, intimidée, a failli un instant manquer de mémoire. Quand elle rentre dans la coulisse, il lui dit: «Ah! mademoiselle, voici une pièce perdue.»

Et la belle jeune fille se met à pleurer. Aussitôt Racine la console, et, tirant son mouchoir de sa poche, il lui essuie les yeux, ainsi qu'on ferait pour un enfant. Elle rentre en scène et joue comme une actrice consommée. Ses yeux sont encore un peu rouges, et Louis XIV, à qui rien n'échappe, dit tout bas: «La petite chanoinesse a pleuré.»

Mme de Maintenon a peine à dissimuler l'extrême joie que lui cause le succès de ses chères «filles». Louis XIV, ému et ravi, accorde au poète et aux actrices son suffrage, la plus précieuse des récompenses, et, à la fin de la représentation, Racine se précipite à la chapelle et tombe à genoux dans un élan de reconnaissance.

Les représentations suivantes ont encore plus d'éclat que la première. Mme de Caylus prend le rôle d'Esther et s'y surpasse. Un divertissement d'enfants, comme dit Racine, devient l'empressement de toute la cour. La faveur d'une invitation est plus enviée, plus difficile à obtenir qu'un voyage à Marly. Louis XIV entre le premier dans la salle, et il se tient debout, la canne à la main, sur le seuil de la porte, jusqu'à ce que tous les invités aient pénétré dans l'enceinte. Mme de Sévigné, admise à la représentation du 19 février 1689, ne se possède pas de joie. Elle a pour voisin le maréchal de Bellefonds, à qui elle communique tout bas ses impressions enthousiastes. Le maréchal se lève dans un entr'acte et va dire au roi combien il est content. «Je suis auprès d'une dame, ajoute-t-il, qui est bien digne d'avoir vu Esther

A la fin de la pièce, Louis XIV adresse quelques paroles à plusieurs des spectateurs. Il s'arrête devant Mme de Sévigné et lui parle avec bienveillance. La marquise, toute fière d'un tel honneur, a mentionné cette conversation dans une de ses lettres:

«Le roi me dit: Madame, je suis assuré que vous avez été contente. Racine a beaucoup d'esprit.--Moi, sans m'étonner, je réponds:--Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi; elles entrent dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.--

Ah! pour cela, il est vrai.--Et puis Sa Majesté s'en alla et me laissa l'objet de l'envie.»

Ce dernier mot n'est-il pas caractéristique? La femme la plus spirituelle du royaume est ivre de joie parce que le roi lui a parlé. Quel prestige que celui de ce monarque incomparable, dont la moindre marque d'attention faisait l'objet de l'envie de toute la cour!

Esther avait eu trop de succès. Soit par piété, soit par jalousie, on ne tarda pas à critiquer ces représentations qui avaient été si brillantes. Il fallait bien, bon gré malgré, reconnaître le génie du poète, le talent des actrices. La critique porta sur d'autres points. On dit que ce mélange de cloître et de théâtre n'était pas une bonne chose; que l'amour-propre des jeunes filles serait surexcité par de pareils divertissements. Bourdaloue et Bossuet avaient assisté aux représentations, comme pour les approuver par leur présence. Mais le nouveau directeur de Mme de Maintenon, Godet-Desmaretz, évêque de Chartres, se prononça contre ces fastueuses exhibitions des demoiselles de Saint-Cyr. Elles furent donc supprimées, et Athalie, commandée après le succès d'Esther et déjà apprise par les demoiselles de Saint-Cyr, fut jouée, en 1690, sans pompe, sans théâtre, sans décorations, sans costume, dans la classe bleue, en la seule présence du roi, de Mme de Maintenon et d'une dizaine de personnes.

Ce ne furent pas seulement les représentations d'Esther qu'on trouva trop mondaines. La jeune femme qui s'y était tant fait admirer, Mme de Caylus, ne garda pas longtemps sa faveur à la cour. Elle avait trop d'esprit, trop de gaieté, trop de liberté d'allures et de paroles, pour ne pas s'attirer des disgrâces. Cette jolie, cette spirituelle marquise, qui n'avait pas encore vingt ans, comme beaucoup de ses contemporaines, se partageait entre Dieu et le monde; mais, par malheur, la part du monde était de beaucoup la plus grande. Pour Mme de Caylus, les prières passaient après les plaisirs. Son caractère mobile, malicieux, superficiel, ne se prêtait pas à l'austérité d'une dévotion sérieuse, et, quand la cour prenait des attitudes un peu claustrales, elle s'y sentait dépaysée. Mariée à un homme sans mérite et toujours en campagne ou à la frontière, Mme de Caylus fut, dès le début, livrée à elle-même. Aimant la médisance, sinon la calomnie, ne craignant pas de provoquer une inimitié pour le plaisir de dire un bon mot, habituée à la société et aux malices de la duchesse de Bourbon, qui, sans avoir tout l'esprit de sa mère, Mme de Montespan, en avait les goûts satiriques, Mme de Caylus se moquait un peu de tout. C'était là un genre de passe-temps que Louis XIV ne pardonnait guère. Elle avait eu l'imprudence de dire, en parlant de la cour: «On s'ennuie si fort dans ce pays-ci, que c'est être exilée que d'y vivre.»

Le roi la prit au mot et lui défendit de reparaître dans «ce pays» où l'on s'ennuyait tant. Il la trouvait trop fine, trop perspicace, trop habile à se servir de l'arme du ridicule, si meurtrière dans la main d'une jolie femme. Il pensait même que cette éducation futile ne faisait que médiocrement honneur à Mme de Maintenon, et celle-ci n'avait pas intérêt à laisser près du roi une jeune femme qui aurait pu faire du tort à Saint-Cyr. Aussi la disgrâce de Mme de Caylus fut-elle de longue durée. Pendant treize ans, la marquise resta éloignée de la cour et comme en pénitence. Elle n'acheta son pardon qu'à force de tenue, de soumission, de piété. Mais ce pardon fut complet.

Le 10 février 1707, elle, reparut à Versailles, au souper du roi, et reçut le meilleur accueil. Veuve depuis deux années environ, elle n'avait que trente-trois ans et ne songeait pas à se remarier. Belle comme un ange et plus séduisante que jamais, elle reconquit toute la faveur de Mme de Maintenon, dont elle devint la compagne assidue, et resta au palais de Versailles jusqu'à la mort de Louis XIV. Elle revint ensuite à Paris, où elle habita une petite maison contiguë aux jardins du Luxembourg. Elle y donnait à souper à des grands seigneurs, à des savants, et son salon était un centre intellectuel, où les traditions du XVIIe siècle se perpétuaient dans les premières années du XVIIIe. Ce fut là qu'elle mourut en 1729, âgée de cinquante-six ans.

Quelques mois avant, elle avait rédigé, sous le titre modeste de Souvenirs, les courts et spirituels mémoires qui rendront son nom immortel. Ses amis, sous le charme de son esprit si vif, la suppliaient depuis longtemps d'écrire pour eux, non pas pour le public, les anecdotes qu'elle contait si bien. Elle finit par céder à leur prière et jeta sur le papier quelques récits, quelques portraits. Quel bijou que ces Souvenirs, écrits au courant de la plume, sans prétention, sans dates, sans ordre chronologique, et où, depuis un siècle, tous les historiens ont puisé[1]! Que de choses dans ce petit livre, qui apprend plus en quelques lignes que d'interminables volumes! Comme il est féminin et comme il est français! Le goût de Voltaire pour ces charmants Souvenirs se comprend sans peine. Qui, mieux que Mme de Caylus, appliqua le fameux précepte: «Glissez, mortels, n'appuyez pas!»

[Note 1: Restés manuscrits bien longtemps après sa mort, les Souvenirs de Mme de Caylus, qui sont inachevés, furent imprimés pour la première fois en 1770, à Amsterdam, avec une préface et des notes attribuées à Voltaire.]

Elle était de la race de ces écrivains spontanés, qui font de l'art sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose, et ne se doutent pas eux-mêmes qu'ils ont la première qualité du style: le naturel.

Que d'esprit de bon aloi! que d'esprit argent comptant! Quelle bonne humeur! quelle simplicité! quel aimable abandon! Quelle jolie série de portraits, tous plus vivants, plus animés, plus ressemblants les uns que les autres!


IX


MME DE MAINTENON ET LES DEMOISELLES DE SAINT-CYR

C'est entourée des religieuses et des élèves d'un asile où l'idée de la religion s'unit à celle de la noblesse, où il y a place pour la terre et pour le ciel, pour le monde et pour Dieu, que l'épouse de Louis XIV nous apparaît dans son véritable cadre. Saint-Cyr est comme l'enfant de cette femme qui n'a pas été mère; c'est là où un coeur moins sec, moins égoïste qu'on ne le croit, dépense ce qui lui reste de force affective, de tendresse.

Dans cette pieuse demeure, Mme de Maintenon contemple, à travers la brume du passé, la carrière si accidentée, si étonnante, qu'elle a parcourue. C'est là qu'elle entend avec émotion le lointain écho des flots orageux qui ont battu son berceau, agité sa jeunesse, et qui, souvent encore, troublent ses vieux jours. En voyant tant de jeunes filles sans fortune, elle évoque le temps où, malgré sa naissance illustre, elle était pauvre, abandonnée. Elle pense à ce qu'il lui a fallu d'intelligence, d'habileté, de courage, pour lutter contre la misère. Elle se rappelle les pièges que lui avait dressés l'esprit du mal, les illusions de jeune fille et de jeune femme, dont la préservèrent sa haute raison et son bon sens; elle résume tous les enseignements que son expérience lui suggère. Dans cette chapelle, dont le silence n'est pas troublé par le murmure de courtisans plus occupés du roi que de Dieu, elle réfléchit à ce que la cour cache d'intrigues, de vanités et de déceptions.

Dans ce calme séjour, où la gravité du monastère se trouve heureusement tempérée par la grâce de l'enfance et par le charme de la jeunesse, elle pense à l'aurore et à la nuit, au berceau et à la tombe. Entre Versailles et Saint-Cyr, il y a pour Mme de Maintenon une sorte d'antithèse vivante: Versailles, c'est l'agitation; Saint-Cyr, c'est le repos. Versailles, c'est le monde avec ses tourments, ses ambitions, ses folies; Saint-Cyr, c'est la préface du ciel. Aussi, comme elle préfère son couvent bien-aimé à la cour de Marbre, aux appartements du roi, à la galerie des Glaces, aux splendeurs du plus beau palais de l'univers!

«Vive Saint-Cyr! s'écrie-t-elle, vive Saint-Cyr! Malgré ses défauts, on y est mieux qu'en aucun lieu du monde... Quand il s'agit de Saint-Cyr, c'est toujours fête pour moi.»

«Lorsque je vois, dit-elle, fermer la porte sur moi, en entrant dans cette solitude d'où je ne sors jamais qu'avec peine, je me sens pleine de joie.»

Et quand elle retourne à Versailles:

«J'éprouve, dit-elle encore, un sentiment de tristesse et d'horreur. C'est là ce qui s'appelle le monde; c'en est le centre; c'est là où toutes les passions sont en mouvement: l'intérêt, l'ambition, l'envie et le plaisir.»

Cette préférence de Mme de Maintenon pour Saint-Cyr, qui est son oeuvre, sa création, le symbole même de sa pensée, se comprend d'ailleurs facilement. C'est là, en effet, que se manifeste le mieux son caractère, avec son goût de domination, sa haute intelligence, son talent de plume et de parole, son esprit de gouvernement. Il faut bien le dire, ce n'est pas la religion seule qui lui fait préférer le couvent au palais. A Versailles, elle est contrainte, elle est gênée, elle obéit; les rayons du soleil royal, bien que pâlissant, ont un prestige et un éclat qui l'intimident encore. A Saint-Cyr, elle est libre, elle commande, elle gouverne. César aurait mieux aimé être le premier dans un village que le second à Rome.

Mme de Maintenon trouve plus de plaisir à être la supérieure de religieuses que la compagne d'un roi. A Versailles, elle regrette peut-être la couronne et le manteau d'hermine qui lui manquent. A Saint-Cyr, elle n'en a pas besoin; car, là, sa royauté ne soulève point de contestation. Ses moindres paroles sont recueillies comme des oracles. Ses lettres, lues avec une respectueuse émotion, en présence de toute la communauté, y sont l'objet d'une admiration unanime. Les religieuses ou les élèves à qui elles sont adressées s'en vantent comme des titres de gloire. Mme de Maintenon est presque la reine de France, elle est tout à fait la reine de Saint-Cyr.

Inaugurée le 2 août 1686, la maison d'éducation de Saint-Cyr fut, pendant trente années, l'occupation principale de Mme de Maintenon. Elle s'y rendait au moins de deux jours l'un, arrivant souvent à 6 heures du matin, allant de classe en classe, peignant et habillant les petites filles, édifiant et instruisant les grandes, préférant son rôle d'institutrice à tous les amusements et à toutes les splendeurs de Versailles. Rien de Saint-Cyr ne lui paraissait importun ou déplaisant.

«Nos dames, disait-elle, sont des enfants qui, de longtemps, ne pourront gouverner. Je m'offre pour les servir; je n'aurai nulle peine à être leur intendante, leur femme d'affaires et, de tout mon coeur, leur servante, pourvu que mes soins les mettent en état de s'en passer.»


Mme de Maintenon à Saint-Cyr.

Les dames de Saint-Louis,--c'est ainsi qu'on appelait les religieuses de la maison de Saint-Cyr, avaient, dans le milieu de la journée, une heure de récréation qu'elles passaient ordinairement autour d'une grande table, à converser librement en travaillant à l'aiguille. Mme de Maintenon aimait à venir à ces récréations; elle y apportait son ouvrage et s'y livrait à des entretiens, à la fois spirituels et édifiants, dont la communauté appréciait le charme instructif.

Au mois de septembre 1686, le roi, relevant de maladie, vint visiter Saint-Cyr. Les demoiselles chantèrent le Te Deum, le Domine salvum fac regem, l'hymne de Lulli: Grand Dieu, sauvez le roi, Vengez le roi (dont les Anglais ont emprunté l'air à la France pour leur God save the king). Louis XIV sourit à ces frais visages, à ces coeurs pleins d'émotion et de reconnaissance. Quand il remonta en voiture, il dit avec attendrissement à Mme de Maintenon:

«Je vous remercie, madame, de tout le plaisir que vous m'avez donné.»

En 1689, il disait aux dames de Saint-Louis:

«Je ne suis pas assez éloquent pour vous bien exhorter; mais j'espère qu'à force de vous bien répéter les motifs de cette fondation, je vous persuaderai et vous engagerai à y être toujours fidèles. Je n'épargnerai ni mes visites ni mes paroles, pour peu que je les croie utiles à produire ce bel effet.»

Pour Louis XIV, Saint-Cyr était une consolation et une expiation, une oeuvre de religion et de patriotisme, un hommage à Dieu et à la France.

«Ce qui me plaît dans les dames de Saint-Cyr, disait-il, c'est qu'elles aiment l'État, quoiqu'elles haïssent le monde; elles sont bonnes religieuses et bonnes Françaises.»

A l'entrée de chaque campagne, il se recommandait, pour attirer la bénédiction du ciel sur ses armes, aux anges de Saint-Cyr, dont les prières devaient être puissantes au paradis. Revenant du siège de Mons, en avril 1691, il se rendit dans le saint asile, où son âme se reposait des émotions de la politique et de la guerre. Comme l'une des jeunes filles lui reprochait de s'être trop exposé pendant le siège:

«Je n'ai fait que ce que je devais, répondit-il.

--Mais le bien de l'État, répliqua-t-elle, est attaché à la conservation de votre personne.

--Les places comme la mienne, reprit le roi, ne demeurent jamais vides. Un autre la remplirait mieux que moi.»

Quant à Mme de Maintenon, son dévouement pour Saint-Cyr va jusqu'à l'enthousiasme.

«Sanctifiez votre maison, dit-elle aux dames de Saint-Louis, et par votre maison tout le royaume.

Je donnerais de mon sang pour communiquer l'éducation de Saint-Cyr à toutes les maisons religieuses qui élèvent des jeunes filles. Tout m'est étranger en comparaison de Saint-Cyr, et mes plus proches parents me sont moins chers que la dernière des bonnes filles de la communauté.»

Non contente de prier, comme la reine des abeilles, elle travaille. Sa plume et son aiguille sont également actives, et c'est tout en brodant qu'elle fait de véritables sermons, qui ne seraient pas indignes des plus grands prédicateurs. Elle trace, en termes excellents, le portrait des religieuses et celui des mères de famille.

«J'en connais, dit-elle, qui sont estimées, respectées et admirées de tout le monde; leurs maris sont si charmés d'elles, qu'ils disent avec admiration: «Je trouve tout en ma femme; elle me sert d'intendant, de maître d'hôtel et de gouvernante pour mes enfants.»

Parlant à des novices, elle s'écrie:

«Comptez qu'il n'y a rien sur la terre de si heureux qu'une bonne religieuse, et rien de si malheureux et de si méprisable qu'une mauvaise. Se taire, obéir, souffrir, ne point faire souffrir les autres, aimer Dieu d'un coeur plein et tout ce qu'il veut que nous aimions, supporter l'imperfection en autrui et point en soi, ne se flatter ni se décourager, ne compter que sur la croix et ne laisser jamais respirer l'amour-propre sous aucun prétexte de consolation innocente, voilà le royaume de Dieu qui commence ici-bas; vous n'aurez de bonheur qu'en vous livrant à Dieu sans réserve et en portant le joug de la religion avec un courage simple qui vous le rendra doux et léger.»

«Priez sans cesse, dit-elle aux dames de Saint-Louis, priez en marchant, en écrivant, en filant, en travaillant... Il y a quelque temps que je voyais vos demoiselles plier du linge avec une activité qui ne leur laissait pas le loisir de penser ni de s'ennuyer; elles furent un instant en silence, et ensuite elles chantèrent des cantiques; j'admirais l'innocence de leur vie, et votre bonheur d'éviter tant de péchés, en contenant ainsi ce grand nombre de jeunes personnes dans un âge si dangereux.»

Cette femme blasée, désabusée des vanités de la terre, voudrait inspirer à autrui son dégoût des biens qu'elle a possédés. Avec quelle conviction dans l'accent elle disait:

«Les princes et les princesses ne sont ordinairement contents nulle part, et s'ennuient de tout. A force de chercher les plaisirs, ils n'en peuvent trouver; ils vont de palais en palais, à Meudon, à Marly, à Rambouillet, à Fontainebleau, dans le dessein de se divertir. Ce sont des lieux admirables; vous seriez, vous autres, ravies en les voyant; mais eux s'y ennuient parce que l'on s'accoutume à tout, et qu'à la longue les plus belles choses ne font plus plaisir et deviennent indifférentes. De plus, ce ne sont point ces choses-là qui nous peuvent rendre heureux; notre bonheur ne peut venir que du dedans.»

Dans ces discours aux demoiselles de Saint-Cyr, Mme de Maintenon s'analysait elle-même avec l'impartialité qu'elle mettait à juger les qualités et les défauts de son prochain. C'était comme un perpétuel examen de conscience, une méditation continue, une démonstration de l'inanité, du néant des grandeurs humaines par la femme qui en avait la connaissance la plus approfondie.

Austères et admirables enseignements! Mais toutes les jeunes filles sont-elles en état de les comprendre? Plus d'une n'est, croyons-nous, qu'à moitié convaincue. Il en est peut-être parmi elles qui disent qu'après tout Mme de Maintenon n'a pas toujours fait fi du monde; qu'elle l'a aimé au point de préférer Scarron à un couvent; qu'elle a été, plus qu'aucune autre femme, flattée des distinctions et des éloges; que, dans sa jeunesse, elle ne laissait pas que d'être fière de ses succès dans les brillants salons de l'hôtel d'Albret ou de l'hôtel de Richelieu.

Parmi les demoiselles de Saint-Cyr, il y en a probablement plus d'une que la crainte des orages ne dégoûte pas de l'océan, et qui, en dépit des sages conseils de Mme de Maintenon, rêvent d'en essayer et de se confier aux flots sur une barque ornée de fleurs. Il est rare qu'on soit convaincu par l'expérience d'autrui. Ce sont nos propres déceptions, nos propres souffrances, qui nous instruisent. Mme de Maintenon le sait bien, et cependant elle ne se décourage pas dans ses exhortations.

«Que ne puis-je, s'écrie-t-elle, faire voir le fond de mon coeur à toutes les religieuses, afin qu'elles sentent tout le prix de leur vocation! Que ne donnerais-je point pour qu'elles vissent d'aussi près que je le vois de quels plaisirs nous cherchons à abréger le songe de la vie!»

En récapitulant l'ensemble de sa destinée, cette femme à l'esprit si observateur, si judicieux et si pratique, en arrive à des conclusions qui sont toutes, pour la vertu, pour la religion, pour Dieu, et le saint asile où elle a marqué d'avance l'emplacement de son cercueil l'affermit dans ses pensées fortes et ses réflexions salutaires.


X


LA DUCHESSE D'ORLÉANS
PRINCESSE PALATINE

Une des causes qui faisaient que Mme de Maintenon préférait Saint-Cyr à Versailles, c'est qu'à Saint-Cyr elle se croyait aimée, tandis qu'à Versailles, elle sentait percer, sous une déférence apparente et sous d'obséquieuses protestations de dévouement et de respect, la malveillance, souvent la haine. Telles personnes qui la voyaient sans cesse et lui témoignaient les plus grands égards, la détestaient cordialement, et, avec profonde connaissance du coeur humain, elle s'en apercevait toujours. Au premier rang de ces antipathies secrètes contre Mme de Maintenon, il faut citer l'inimitié sourde et violente de la princesse Palatine, Madame, seconde femme du duc d'Orléans.

Les accusations portées contre l'épouse de Louis XIV par cette Allemande impitoyable sont si exagérées et si invraisemblables, qu'elles font plus de bien que de mal à la mémoire de celle qui en fut l'objet. Jamais les libelles d'Amsterdam, jamais les pamphlets protestants n'ont inventé pareilles énormités. C'est un torrent d'injures, une débauche de haine, le langage des halles dans le plus beau palais de l'univers. Ce sont des calomnies qui ne reculent devant rien.

La femme qui se livrait, dans sa correspondance, à cette fureur de diatribes, est, à coup sûr, l'une des figures les plus originales de la galerie féminine de Versailles. Physique, moral, style, caractère, tout chez elle est bizarre. Ne ressemblant à personne et contrastant avec tout ce qui l'entoure, elle sert, en quelque sorte, de repoussoir aux beautés fines et délicates de son temps. Aucune femme ne s'est, croyons-nous, mieux fait connaître que la princesse Palatine dans ses lettres. Elle y est tout entière, avec ses défauts et ses qualités, son curieux mélange d'austérité de moeurs et de cynisme de langage, ses hauteurs de grande dame et ses expressions de femme du peuple, son prétendu dédain pour les grandeurs humaines et son amour acharné pour les prérogatives du rang.


Elisabeth-Charlotte de Bavière, duchesse d'Orléans,
princesse Palatine, et ses deux enfants.

C'est la princesse dont Saint-Simon a si nettement tracé le portrait: franche et droite, bonne et bienfaisante, grande en toutes ses manières, et petite au dernier point sur tout ce qui regarde ce qui lui est dû. C'est la femme aux allures masculines, sans coquetterie, sans envie de plaire, mais sans retenue dans ses propos, ayant dans le caractère et dans les goûts quelque chose d'âpre et de martial, aimant les chiens, les chevaux, la chasse, dure pour elle-même, se guérissant, si par hasard elle est souffrante, en faisant à pied deux grandes lieues. Ce qu'elle représente exactement par son type si original, ce n'est pas l'Allemagne poétique, sentimentale, rêveuse; c'est l'Allemagne rustique, presque farouche.

Traduites en français, les lettres de la princesse Palatine perdent beaucoup de leur saveur. C'est en allemand qu'elles ont ce goût de terroir, ces allures primesautières, ce ton parfois cynique, parfois burlesque, qui en font le principal mérite. Si exagérées, si passionnées qu'elles soient, elles valent la peine d'être consultées, même après les Mémoires de Saint-Simon. Sans doute, Madame n'a rien du génie de ce Tacite français; mais il y a, dans leur style et dans leur destinée, plus d'une analogie. Tous deux sont des témoins essentiellement récusables; car tous deux ont des partis pris et ne peuvent juger de sang-froid des questions qui intéressent de trop près leurs rancunes et leurs préjugés. Mais l'un et l'autre n'essayent même pas de dissimuler leur partialité; rien n'est donc plus facile que de distinguer la vérité à travers leurs mensonges. Si elle n'a pas le génie de Saint-Simon, Madame en a les colères, les indignations et les haines. Elle est honnête femme comme il est honnête homme. Elle aime, comme lui, le droit, la justice et la vérité. Comme lui, elle écrit en secret, et se console d'une perpétuelle contrainte par l'exagération de sa liberté de style. Comme lui, elle fait de sa plume et de son encrier sa vengeance. C'est avec ses propres lettres que nous allons essayer de retracer sa physionomie.

Fille de l'électeur palatin Charles-Louis et de la princesse Charlotte de Hesse-Cassel, la seconde femme du duc d'Orléans naquit au château de Heidelberg. Enfant, elle préférait les fusils aux poupées et annonçait déjà les côtés masculins de son caractère. Elle avait dix-neuf ans quand son mariage avec le frère de Louis XIV fut décidé.

Elle se mit en route pour la France en 1671. On lui dépêcha trois évêques à la frontière pour l'instruire dans la religion catholique, qui devait être désormais la sienne. Les prélats commencèrent leur oeuvre à Metz et la terminèrent à leur arrivée à Versailles. La nouvelle duchesse d'Orléans était en tous points l'opposé de celle dont Bossuet fit l'oraison funèbre. La cour, qui avait admiré dans la première Madame le type de l'élégance et de la beauté, trouvait dans la seconde celui de la rudesse et de la laideur. Autant l'une était coquette, autant l'autre l'était peu. C'était, pour la princesse Palatine, une sorte de plaisir d'exagérer elle-même ce qu'elle pensait de son physique: «J'ai de grandes joues pendantes et un grand visage, écrivait-elle. Cependant je suis très petite de taille, courte et grosse; somme totale, je suis un petit laideron. Si je n'avais bon coeur, on ne me supporterait nulle part. Pour savoir si mes yeux annoncent de l'esprit, il faudrait les examiner au microscope ou avec des conserves; autrement il serait difficile d'en juger. On ne trouverait pas probablement sur toute la terre des mains aussi vilaines que les miennes. Le roi m'en a fait l'observation et m'a fait rire de bon coeur; car, n'ayant pu me flatter, en conscience, d'avoir quelque chose de joli, j'ai pris le parti de rire la première de ma laideur, cela m'a très bien réussi.»

Si la princesse Palatine n'éblouissait pas la cour, en revanche la cour ne l'éblouissait guère. Versailles et ses splendeurs la laissent insensible. «J'aime mieux, écrivait-elle, voir des arbres et des prairies que les plus beaux palais; j'aime mieux un jardin potager que des jardins ornés de statues et de jets d'eau; un ruisseau me plaît davantage que de somptueuses cascades; en un mot, tout ce qui est naturel est infiniment plus de mon goût que les oeuvres de l'art et de la magnificence; elles ne plaisent qu'au premier aspect, et, aussitôt qu'on y est habitué, elles inspirent la fatigue, et l'on ne s'en soucie plus.» Ce qu'aimait, ce que regrettait Madame, c'était son Rhin allemand, c'étaient les collines où, enfant, elle allait voir se lever le soleil, et où elle mangeait des cerises avec un bon morceau de pain.

Née dans la religion protestante, instruite rapidement et sommairement dans la religion catholique, elle n'y trouvait ni la lumière ni les consolations que donne une foi plus éclairée; le mélange de la politique et de la religion l'irritait, et on comprend que la révocation de l'édit de Nantes ait révolté ses sentiments autant que ses souvenirs d'enfance.[1] «Je dois avouer, écrivait-elle non sans raison, que lorsque j'entends les éloges qu'on donne en chaire au grand homme pour avoir persécuté les réformés, cela m'impatiente toujours. Je ne peux pas souffrir qu'on loue ce qui est mal.» Elle déplorait qu'on n'eût pas fait comprendre à Louis XIV que «la religion est instituée plutôt pour entretenir l'union parmi les hommes que pour les faire se tourmenter et se persécuter les uns les autres».--«Le roi Jacques, ajoutait-elle, dit qu'on a bien vu Notre-Seigneur Jésus-Christ battre des gens pour les chasser du temple, mais qu'on ne trouve nulle part qu'il en ait maltraité pour les y faire entrer.»

[Note 1: Lettre du 7 juillet 1695.]

Madame, qui avait l'esprit très observateur, analysait et commentait les divers genres de «piété» des courtisans. Ce qui la choquait, ce n'était pas la dévotion et la foi sincère qu'elle respectait, c'étaient les hypocrites qui s'en font un masque. Elle ne s'indignait pas moins contre le flot grandissant du scepticisme quand elle écrivait, en 1699, avec quelque exagération peut-être: «La foi est tellement éteinte dans ce pays, qu'on ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille être athée; mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est que le même individu qui fait l'athée à Paris, joue le dévot à la cour; on prétend aussi que tous les suicides que nous avons en si grande quantité depuis quelque temps sont causés par l'athéisme.»

La jeune noblesse française, malgré son élégance; son luxe et son entrain, ne trouvait pas grâce à ses yeux. Elle déclarait les jeunes gens «horriblement débauchés et adonnés à tous les vices, sans en excepter le mensonge et la tromperie. Ils regarderaient comme une honte, ajoutait-elle, de se piquer d'être gens d'honneur... Le plus incapable occupe parmi eux le premier rang; c'est celui-là qu'ils estiment le plus. Vous pouvez aisément juger d'après cela quel grand plaisir il doit y avoir ici pour les honnêtes gens; mais je crains qu'en poussant plus loin mes détails sur la cour, je ne vous cause le même ennui que j'éprouve souvent, et que cet ennui ne devienne, à la fin, une maladie contagieuse[1].»

[Note 1: Lettre du 18 juillet 1700.]

Avec l'opinion qu'elle avait des courtisans, on comprend combien la princesse Palatine devait se trouver mal à l'aise au milieu d'eux. En outre, Allemande jusqu'au bout des ongles, elle souffrait d'être forcée de vivre à côté des ennemis de sa patrie, et les incendies du Palatinat lui semblaient des flammes infernales.

Cette cour, qui jouait et qui dansait pendant qu'on brûlait les palais et les chaumières d'Allemagne, lui devint un objet d'horreur. L'image des malheureux expulsés de leurs foyers, pillés, dépouillés, maltraités, les ruines de Heidelberg, de Manheim, d'Andernach, de Bade, de Rastadt, de Spire, de Worms, lui apparaissaient sans cesse. Poursuivie par ces images comme par des fantômes, elle avait des angoisses, des désespoirs patriotiques, et, dans ce fastueux palais de Versailles, elle se sentait comme en prison:

«Dût-on m'ôter la vie, s'écriait-elle, il m'est impossible de ne pas regretter d'être, pour ainsi dire, le prétexte de la perte de ma patrie. Je ne puis voir de sang-froid détruire d'un seul coup, dans ce pauvre Manheim, tout ce qui a coûté tant de soins et de peines au feu prince-électeur mon père. Oui, quand je songe à tout ce qu'on a fait sauter, cela me remplit d'une telle horreur, que chaque nuit, aussitôt que je commence à m'endormir, il me semble être à Heidelberg ou à Manheim, et voir les ravages qu'on y a commis. Je me réveille alors en sursaut, et je suis plus de deux heures sans pouvoir me rendormir. Je me représente comment tout était de mon temps et dans quel état on l'a mis aujourd'hui, et je considère aussi dans quel état je suis moi-même, et je ne puis m'empêcher de pleurer à chaudes larmes[1].»

[Note 1: Lettre du 20 mars 1689.]

Dans cette cour si nombreuse et si brillante, la princesse ne trouvait personne avec qui elle sympathisât. Tout l'offusquait, tout l'irritait; seule la figure du roi, qu'elle appelait le «grand homme», non sans une pointe d'ironie, lui semblait majestueuse, et encore trouvait-elle beaucoup de taches au «soleil».

Son intérieur n'était pas pour elle un sujet de consolation. Elle ne pardonnait pas à son mari d'être sans cesse occupé de futilités et de mascarades, ni surtout de s'entourer d'hommes accusés d'avoir assassiné sa première femme, la belle et poétique Henriette d'Angleterre. Elle souffrait au contact de ce caractère faible, timide, gouverné par des favoris et souvent même malmené par eux. Une de ses lettres, écrite en 1696, contient ce curieux passage: «Monsieur dit hautement, et il ne l'a caché ni à sa fille ni à moi, que, comme il commence à se faire vieux, il n'a pas de temps à perdre, qu'il veut tout employer et ne rien épargner pour s'amuser jusqu'à la fin, que ceux qui lui survivront verront à passer le temps à leur guise, mais qu'il s'aime mieux que moi et ses enfants, et qu'en conséquence il veut, tant qu'il vivra, ne s'occuper que de lui, et il le fait comme il le dit.»

C'est ce prince que Saint-Simon dépeint ainsi: «tracassier et incapable de garder un secret, soupçonneux, défiant, semant des noises dans sa cour pour brouiller, pour savoir, souvent aussi pour s'amuser[1].»

[Note 1: Saint-Simon, Mémoires.]

Madame n'est pas plus heureuse dans son fils, le futur Régent, que dans son mari. Le jugement qu'elle portait sur ce fils, qui gâtait à plaisir les belles qualités dont il était doué par la nature, justifiait celui de Louis XIV sur «ce fanfaron de vices».

Lorsqu'il voulut épouser une des filles de Mme de Montespan, la princesse Palatine se serait emportée contre lui au point de lui donner, en pleine galerie de Versailles, ce vigoureux, ce sonore soufflet qui retentit si bien dans les Mémoires de Saint-Simon[1]. «Outre son mariage, écrivait-elle en 1700, mon fils m'a causé encore bien du chagrin.... Ce que je trouve de pire dans sa conduite, c'est que je suis la seule qui ne puisse avoir son amitié; car autrement il est bon envers tout le monde. Je n'ai cependant perdu son amitié que pour lui avoir donné toujours des conseils dans son intérêt. Maintenant j'en ai pris mon parti, je ne lui dis plus rien, et je lui parle, comme au premier venu, de choses indifférentes; mais c'est quelque chose de bien pénible que de ne pouvoir ouvrir son coeur à ceux qu'on aime.»

[Note 1: «Elle marchait à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant assez bien Cérès après l'enlèvement de Proserpine.... On alla attendre à l'ordinaire la levée du Conseil dans la galerie et la messe du roi; Madame y vint, son fils s'approcha d'elle comme il faisait tous les jours pour lui baiser la main. En ce moment Madame lui appliqua un soufflet si sonore, qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un prodigieux étonnement.» (Saint-Simon, Mémoires.) Notons en passant que Madame, dans une lettre à la Rhingrave Louise, dit qu'on a fait courir le bruit qu'elle avait souffleté son fils, mais que cela est absolument faux.]

Tourmentée dans son intérieur, exaspérée contre les favoris de son mari, attristée comme épouse, comme mère, comme Allemande, Madame se souciait peu des splendeurs de Versailles et de Saint-Cloud, où l'existence était pour elle un mélange de luxe et de misère.

«J'attacherais certes, disait-elle, beaucoup de prix à la grandeur, si l'on avait aussi tout ce qui doit l'accompagner, c'est-à-dire de l'or en abondance pour être magnifique, et le pouvoir de faire du bien aux bons et de punir les méchants, mais n'avoir de la grandeur que le nom sans l'argent, être réduit au plus strict nécessaire, vivre dans une perpétuelle contrainte, sans qu'il vous soit possible d'avoir aucune société, cela me semble, à vrai dire, parfaitement insipide, et je n'y tiens pas du tout. J'estime davantage une condition dans laquelle on peut s'amuser avec de bons amis sans embarras de grandeur et faire de son bien l'usage qu'il vous plaît[1].»

[Note 1: Lettre du 21 août 1695.]

Comment la princesse Palatine parvenait-elle à se distraire de tant de tracas et de soucis? En chassant et en écrivant. La chasse, et plus encore le style épistolaire, voilà ses deux passions, ses deux manies. Depuis 1671, année de son mariage, jusqu'à 1722, année de sa mort, elle ne cessa d'adresser lettres sur lettres aux membres de sa famille. Elle écrivait le lundi en Savoie, le mercredi à Modène, le jeudi et le dimanche en Hanovre. Mais cette rage d'écrire ne laissa pas que de lui être fatale. Sa correspondance, ouverte à la poste, fut remise à Mme de Maintenon. Celle-ci montra à l'imprudente princesse une lettre toute remplie des injures les plus violentes.

«On peut penser, dit Saint-Simon, si, à cet aspect et à cette lecture, Madame pensa mourir sur l'heure. La voilà à pleurer, et Mme de Maintenon à lui représenter modestement l'énormité de toutes les parties de cette lettre, et en pays étranger. La meilleure excuse de Madame fut l'aveu de ce qu'elle ne pouvait nier, des pardons, des repentirs, des prières, des promesses.... Mme de Maintenon triompha froidement d'elle assez longtemps, la laissant s'engouer de parler, de pleurer et de lui prendre les mains. C'était une terrible humiliation pour une si rogue et si fière Allemande.»

Il n'en faudrait pas davantage pour expliquer la haine de la princesse Palatine contre celle à qui elle appliquait, dans sa fureur, le vieux proverbe germanique: «Où le diable ne peut aller, il envoie une vieille femme.»

Devenue veuve en 1701, Madame se calma.

«Point de couvent, avait-elle dit le lendemain de la mort de Monsieur, qu'on ne me parle point de couvent!»

Heureuse de rester à la cour, malgré tout le mal qu'elle en pensait, elle s'adoucit envers Mme de Maintenon, au point d'écrire en 1712: «Bien que la vieille soit notre plus cruelle ennemie, je lui souhaite cependant une longue vie; car tout irait encore dix fois plus mal, si le roi venait à mourir maintenant. Il a tant aimé cette femme, qu'il ne lui survivrait certainement pas; aussi je souhaite qu'elle vive encore de longues années.»

Madame finit ses jours en bonne chrétienne, et Massillon, dans une belle oraison funèbre, rendit un juste hommage au courage qu'elle montra dans ses dernières souffrances. A ceux qui entouraient son lit de mort, elle avait dit, avec un calme digne de Louis XIV:

«Nous nous retrouverons au ciel.»

En résumé, Mme la duchesse d'Orléans est un type étrange, qui s'impose, bon gré malgré, à l'attention. Chez elle on trouve, à côté de grands travers, de la droiture et du bon sens, de la justice et de l'humanité. Il y a dans ses lettres, au milieu d'un fatras de détails insignifiants, d'anecdotes plus ou moins exactes, de banalités et de commérages du monde, des pensées dignes d'un moraliste et des jugements frappés au coin de la sagesse. Il est vrai qu'elle fait de la morale en termes cyniques; mais, si elle parle du mal, c'est pour le flétrir et en représenter les hontes. Si elle regarde trop le vice, elle a du moins le mérite de le voir tel qu'il est, de le détester d'une haine martiale, agressive, irréconciliable, et de le stigmatiser avec des accents que leur trivialité même rend peut-être plus saisissants.


XI


MME DE MAINTENON, FEMME POLITIQUE

Écrire l'histoire avec les pamphlets, prendre pour des vérités toutes les inventions de la malveillance ou de la haine, dire avec Beaumarchais: «Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose,» rapetisser ce qui est grand, dénaturer ce qui est noble, obscurcir ce qui brille, telle est la tactique des ennemis jurés de nos traditions et de nos gloires, tel est le plaisir des iconoclastes qui voudraient supprimer de nos annales toutes les figures grandioses ou majestueuses. L'école révolutionnaire dont ils sont les adeptes a déjà sapé l'édifice; elle a contribué à détruire la chose indispensable aux sociétés bien organisées: le respect; elle a changé les livres en libelles, les jugements en invectives, les portraits en caricatures; elle s'est accordée avec cette littérature essentiellement fausse qui s'appelle le roman historique, pour travestir les personnes et les choses, pour répandre dans le public une foule d'exagérations ou de fables qui jettent la confusion dans les faits et dans les idées, qui bouleversent les notions de la justice et du bon sens. Un des hommes dont cette école a le plus horreur, c'est Louis XIV, parce qu'il fut le représentant ou, pour mieux dire, le symbole du principe d'autorité.

Elle s'est fatiguée de l'entendre appeler le Grand, comme l'Athénien qui se lassait d'entendre appeler Aristide le Juste. Elle a cru que, par son souffle, elle pourrait éteindre les rayons du soleil royal. Un potentat affaibli mené en lisière par une vieille dévote intrigante, voilà l'image qu'elle a voulu tracer, voilà les traits sous lesquels on aurait la prétention de faire passer à la postérité celui qui resta jusqu'à la dernière heure, jusqu'au dernier soupir, ce qu'il avait été toute sa vie: le type par excellence du souverain. Déshonorer Louis XIV dans la femme qu'il choisit comme compagne de son âge mûr et de ses vieux jours, tel a été, tel est encore l'objectif des écrivains de cette école.

Ils ont appuyé leurs jugements sur ceux de la princesse Palatine, dont nous avons essayé de retracer la physionomie, et sur ceux d'un autre témoin tout aussi récusable, le duc de Saint-Simon. L'on ne devrait pourtant pas oublier que ce bouillant duc et pair, qui parlait souvent comme Philinte, s'il pensait toujours comme Alceste, avait du moins la bonne foi de dire lui-même:

«Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité; je le ferais vainement.»

Il s'indignait de n'être rien dans ce gouvernement où plus d'un homme médiocre avait réussi à capter la faveur du souverain. Être condamné à l'existence désoeuvrée de courtisan, vivre dans les antichambres, sur les escaliers, dans les jardins ou dans les cours de Versailles et des autres résidences royales, c'était pour sa vanité un sujet d'aigreur et de mécontentement. Il s'en prenait donc à Louis XIV d'abord, et ensuite à la femme qu'il considérait comme l'inspiratrice de tous ses choix. Mais ce n'est que dans ses Mémoires, écrits clandestinement, enfermés sous une triple serrure, qu'il osait se livrer à ses colères. Devant le roi, il était le respect, la docilité mêmes. Après s'être beaucoup remué à propos d'une certaine quête, qui avait fait l'objet d'un litige entre les princesses et les duchesses, il disait humblement au roi que, pour lui plaire, il aurait quêté dans un plat, comme un marguillier de village. Il ajoutait que Louis XIV était, «comme roi et comme bienfaiteur de tous les ducs, despotiquement le maître de leurs dignités, de les abaisser, de les élever, d'en faire comme une chose sienne et absolument dans sa main.» Il n'était pas plus fier en présence de «la créole», qu'il traite dans ses Mémoires de «veuve à l'aumône d'un poète cul-de-jatte». Il s'efforça même de la mettre dans ses intérêts d'ambition et d'obtenir, par elle, une charge de capitaine des gardes. Mais, furieux de n'être point arrivé aux plus grandes positions de l'État, il s'est donné le plaisir d'une vengeance posthume, en représentant Mme de Maintenon sous les couleurs les plus odieuses. Suppléant par l'imagination à l'insuffisance des preuves, il en a fait une sorte de vieille hypocrite, ayant vécu du plaisir dans sa jeunesse, et de l'intrigue dans son âge mûr.

Ce qu'il dit d'elle est un tissu d'inexactitudes.

Il la fait naître en Amérique, tandis qu'elle naquît à Niort. Il admet à peine que son père fut gentilhomme, bien qu'elle eût une noblesse absolument incontestable. Ses autres informations n'ont pas plus de fondement.

Si chaque jour augmente la gloire de Saint-Simon, si l'on ne cesse d'admirer ce style qui rappelle tour à tour la hardiesse de Bossuet, le coloris de La Bruyère, l'allure de Mme de Sévigné, en revanche, plus on étudie sérieusement la cour de Louis XIV, plus on reconnaît que les fameux Mémoires sont remplis d'inexactitudes. Dans son remarquable ouvrage critique sur l'oeuvre de Saint-Simon, M. Chéruel a bien raison de dire: «L'observation de Saint-Simon est fine, sagace, pénétrante pour sonder les replis des coeurs des courtisans; mais elle manque d'étendue et de grandeur. A la cour, son horizon est borné. Tout ce qui le dépasse ne lui présente que des traits vagues et confus. En lui accordant la perspicacité de l'observateur, on doit lui refuser l'impartialité du juge[1].» A l'entendre, Mme de Maintenon est l'unique maîtresse de la France, l'omnipotente sultane, la pantocrate, comme disait la princesse Palatine dans son jargon bizarre. Il retrace, avec force détails, «son incroyable succès, l'entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique, presque universelle, les ministres, les généraux d'armée, la famille royale à ses pieds, tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle: les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l'État ses victimes.»

[Note 1: Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. Chéruel.]

Quoi qu'on en dise, Louis XIV est toujours resté le maître, et c'est lui qui a tracé les grandes lignes politiques du règne. Mme de Maintenon a pu lui donner des conseils, mais c'est lui qui décidait en dernier ressort.

Chose digne de remarque: cette femme, à qui l'on voudrait maintenant reprocher une immixtion tracassière dans toutes choses, était accusée par les hommes les plus éminents de se tenir à l'écart. Fénelon lui écrivait: «On dit que vous vous mêlez trop peu des affaires. Votre esprit en est plus capable que vous ne pensez. Vous vous défiez peut-être un peu trop de vous-même, ou bien vous craignez trop d'entrer dans des discussions contraires au goût que vous avez pour une vie tranquille et recueillie.» Que Mme de Maintenon ait eu de l'influence sur quelques choix, cela ne paraît pas contestable; mais qu'elle ait, à elle seule, fait marcher tous les ministères, c'est là une pure invention. Elle était sincère, croyons-nous, quand elle écrivait à Mme des Ursins: «De quelque façon que les choses tournent, je vous conjure, madame, de me regarder comme une personne incapable d'affaires, qui en a entendu parler trop tard pour y être habile, et qui les hait encore plus qu'elle ne les ignore.... On ne veut pas que je m'en mêle, et je ne veux pas m'en mêler. On ne se cache point de moi; mais je ne sais rien de suite, et je suis très souvent mal avertie.»

Lisant ou faisant de la tapisserie pendant que le roi travaillait avec l'un ou l'autre de ses ministres, Mme de Maintenon ne prenait timidement la parole que lorsqu'elle y était formellement invitée. Son attitude à l'égard de Louis XIV était toujours celle du respect. Le roi lui disait, il est vrai:

«On appelle les papes Votre Sainteté, les rois Votre Majesté. Vous, madame, il faut vous appeler Votre Solidité.»

Mais cet éloge ne tournait pas la tête à une femme raisonnable et si mesurée.

En résumé, que reproche-t-on surtout à Louis XIV? Ses guerres, sa passion pour le luxe, son fanatisme religieux. En quoi cette triple accusation peut-elle peser sur Mme de Maintenon? Bien loin de pousser à la guerre, elle ne cesse de faire les voeux les plus ardents pour la paix:

«Je ne respire qu'après la paix, écrit-elle en 1684; je ne donnerai jamais au roi des conseils désavantageux à sa gloire; mais si j'étais crue, on serait moins ébloui de cet éclat d'une victoire, et l'on songerait plus sérieusement à son salut, mais ce n'est pas à moi à gouverner l'État; je demande tous les jours à Dieu qu'il en inspire et qu'il en dirige le maître, et qu'il fasse connaître la vérité.»

M. Michelet, si peu bienveillant pour elle, avoue pourtant qu'elle regretta profondément la guerre de la succession d'Espagne. Il dit que «les seuls qui gardaient le bon sens, la vieille Maintenon et le maladif Beauvilliers, voyaient avec terreur qu'on se lançait dans l'épouvantable aventure qui allait tout engloutir.... De même qu'elle se laissa arracher son avis écrit pour la révocation de l'édit de Nantes, elle céda, se soumit pour la succession[1]».

[Note 1: Michelet, Louis XV et le duc de Bourgogne.]

Elle n'aimait pas plus le luxe que la guerre. Vivant elle-même avec une extrême simplicité, elle cherchait à détourner Louis XIV des constructions fastueuses et d'une ostentation qu'elle trouvait orgueilleuse. Au dire de Mlle d'Aumale, la confidente de ses bonnes oeuvres, on l'entendait se reprocher les modestes dépenses qu'elle faisait pour son propre compte. Attendant à la dernière extrémité pour se donner un habit, elle disait:

«J'ôte cela aux pauvres. Ma place a bien des côtés fâcheux, mais elle me procure le plaisir de donner. Cependant, comme elle empêche que je manque de rien, et que je ne puis jamais prendre sur mon nécessaire, toutes mes aumônes sont une espèce de luxe, bon et permis à la vérité, mais sans mérite.»

Non seulement Mme de Maintenon ne fut pour rien dans le faste de Louis XIV, non seulement elle ne cessa de le rappeler à la simplicité chrétienne, mais elle plaida sans cesse auprès de lui la cause du peuple, dont elle plaignait les misères et dont elle admirait la résignation. Ne se laissant jamais enivrer par l'encens qui brûlait à ses pieds, comme à ceux de Louis XIV, elle n'eut ni ces bouffées d'orgueil, ni cette soif de richesses, ni cette ardeur de domination qu'on rencontre dans la vie des favorites. Les pierreries, les riches étoffes, les meubles précieux, lui étaient indifférents. Même aux jours de sa jeunesse et de l'engouement qu'excitait sa beauté, elle avait eu surtout son esprit pour parure, et l'éclat extérieur ne l'avait jamais éblouie.

Un autre grief formulé par certains historiens contre Mme de Maintenon, c'est la révocation de l'édit de Nantes. Ils attribuent la persécution au zèle hypocrite d'une dévotion étroite, uniquement inspirée par Mme de Maintenon. Or la révocation de l'édit de Nantes fut, pour ainsi dire, imposée au roi par l'opinion publique. Ainsi que l'a fait remarquer M. Théophile Lavallée, les réformés gardaient en face du gouvernement un air d'enfants disgraciés, en face des catholiques un air d'ennemis dédaigneux; ils persistaient dans leur isolement, ils continuaient leur correspondance avec leurs amis d'Angleterre et de Hollande[1]. «La France, a dit M. Michelet, sentait une Hollande en son sein qui se réjouissait des succès de l'autre[2].»

[Note 1: Lavallée, Histoire des Français.]
[Note 2: Michelet, Précis sur l'Histoire moderne.]

Ramener les dissidents à l'unité était chez Louis XIV une idée fixe. Ce devait être, comme on disait alors, le digne ouvrage et le propre caractère de son règne. Le parlement de Toulouse, les catholiques du Midi, avaient sollicité la révocation avec instance. Quand le décret parut, ce fut une explosion d'enthousiasme. Le chancelier Le Tellier, entonnant le cantique du vieillard Siméon, mourait en disant qu'il ne lui restait plus rien à désirer, après ce dernier acte de son long ministère.

Bossuet en arrivait à des transports lyriques: «Ne laissons pas de publier ce miracle de nos jours. Faisons-en passer le récit aux siècles futurs. Prenez vos plumes sacrées, vous qui composez les annales de l'Église.... Touchés de tant de merveilles, épanchons nos coeurs sur la piété de Louis; poussons jusqu'au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine: «Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques»[1]

[Note 1: Bossuet, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.]

Saint-Simon, qui blâme la révocation avec tant d'éloquence, avoue que Louis XIV était convaincu qu'il faisait une chose sainte:

«Le monarque ne s'était jamais cru si grand devant les hommes ni si avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et le scandale de sa vie. Il n'entendait que des éloges.» Les laïques n'applaudissaient pas moins que le clergé. Mme de Sévigné écrivait, le 8 octobre 1685: «Jamais aucun roi n'a fait et ne fera rien de si mémorable.» Rollin, La Fontaine, La Bruyère, ne se montraient pas moins enthousiastes que Massillon et Fléchier. Ces vers de Mme Deshoulières reflétaient l'opinion générale:

Ah! pour sauver ton peuple et pour venger la foi,
Ce que tu viens de faire est au-dessus de l'homme.
De quelques grands noms qu'on te nomme,
On t'abaisse; il n'est plus d'assez grands noms pour toi.

Sans doute, Mme de Maintenon se laissa entraîner par le sentiment unanime du monde catholique; mais ce ne fut nullement elle qui prit l'initiative. Voltaire l'a reconnu, lorsqu'il a dit:

«On voit par ses lettres qu'elle ne pressa point la révocation de l'édit de Nantes, mais qu'elle ne s'y opposa point.»

Au sujet des abjurations qui n'étaient pas sincères, elle écrivait, le 4 septembre 1687: «Je suis indignée contre de pareilles conversions: l'état de ceux qui abjurent sans être véritablement catholiques est infâme.» On lit dans les Notes des Dames de Saint-Cyr: «Mme de Maintenon, en désirant de tout son coeur la réunion des huguenots à l'Église, aurait voulu que ce fût plutôt par la voie de la persuasion et de la douceur que par la rigueur; et elle nous a dit que le roi, qui avait beaucoup de zèle, aurait voulu la voir plus animée qu'elle ne lui paraissait, et lui disait, à cause de cela: «Je crains, madame, que le ménagement que vous voudriez que l'on eût pour les huguenots ne vienne de quelque reste de prévention pour votre ancienne religion.»

Fénelon lui-même, représenté comme l'apôtre de la tolérance, approuvait en principe la révocation de l'édit de Nantes:

«Si nul souverain, disait-il, ne peut exiger la croyance intérieure de ses sujets sur la religion, il peut empêcher l'exercice public ou la profession d'opinions ou cérémonies qui troubleraient la paix de la république par la diversité et la multiplicité des sectes.»

Tel est également l'avis de Mme de Maintenon; mais les écrivains protestants eux-mêmes ont reconnu qu'elle blâmait l'emploi de la force. L'historien des réfugiés français dans le Brandebourg le dit:

«Rendons-lui justice, elle ne conseilla jamais les moyens violents dont on usa; elle abhorrait les persécutions, et on lui cachait celles qu'on se permettait.»

Les conseils de Mme de Maintenon ne furent pas étrangers à la déclaration du 13 décembre 1698, qui, tout en maintenant la révocation de l'édit de Nantes, fonda une tolérance de fait qui dura jusqu'à la fin du règne. Gardons-nous, au surplus, de tomber dans l'erreur grossière de ceux qui voient dans le catholicisme la servitude, dans le protestantisme la tolérance. Luther prêchait l'extermination des anabaptistes. Calvin faisait supplicier pour hérésie Michel Servet, Jacques Brunet, Valentin Gentilis. Les rigueurs de Louis XIV contre les protestants n'égalent pas celles de Guillaume d'Orange connue les catholiques. Les lois anglaises étaient d'une sévérité draconienne; tout prêtre catholique résidant en Angleterre qui, avant trois jours, n'avait pas embrassé le culte anglican, était passible de la peine de mort. Et l'on voudrait aujourd'hui nous faire croire que, dans la lutte de Louis XIV et de Guillaume, le prince protestant représentait le principe de la tolérance religieuse!

En résumé, qu'il s'agisse soit de la révocation de l'édit de Nantes, soit de tout autre acte du grand règne, Mme de Maintenon n'a pas joué le rôle odieux que la calomnie lui attribuait. Elle s'est, croyons-nous, maintenue dans les limites de l'influence légitime qu'une femme dévouée et intelligente exerce d'ordinaire sur son mari. Si elle s'est souvent trompée, elle s'est trompée de bonne foi. La vraie Mme de Maintenon n'est pas la dévote méchante et malfaisante, fourbe et vindicative, que certains écrivains imaginent; c'est une femme pieuse et sensée, animée de nobles intentions, aimant sincèrement la France, sympathisant, du fond du coeur, avec les souffrances du peuple, détestant la guerre, ayant le respect du droit et de la justice, austère dans ses goûts, modérée dans ses opinions, irréprochable dans sa conduite.

Parlant de l'accord qui existait entre elle et le groupe des grands seigneurs véritablement religieux, M. Michelet a dit:

«Regardons cette petite société comme un couvent au milieu de la cour, couvent conspirateur pour l'amélioration du roi. En général, c'est la cour convertie. Ce qui est beau, très beau dans ce parti, ce qui en fait l'honorable lien, c'est l'édifiante réconciliation des mortels ennemis. La fille de Fouquet, de cet homme que Colbert enferma vingt ans, la duchesse de Béthune-Charost, par un effort chrétien, devient l'amie, presque la soeur des trois filles du persécuteur de son père.»

Tels sont les sentiments que Mme de Maintenon savait inspirer. Chaque matin et chaque soir, elle disait, du plus profond de son âme, cette prière composée par elle:

«Seigneur, donnez-moi de réjouir le roi, de le consoler, de l'encourager, de l'attrister aussi quand il le faut pour votre gloire. Faites que je ne lui dissimule rien de ce qu'il doit savoir par moi, et qu'aucun autre n'aurait le courage de lui dire.»

Non, une pareille piété n'avait rien d'hypocrite, et la compagne de Louis XIV était de bonne foi, quand elle disait à Mme de Glapion:

«Je voudrais mourir avant le roi, j'irais à Dieu, je me jetterais aux pieds de son trône, je lui offrirais les voeux d'une âme qu'il aurait rendue pure; je le prierais d'accorder au roi plus de lumières, plus d'amour pour son peuple, plus de connaissance sur l'état des provinces, plus d'aversion pour les perfidies des courtisans, plus d'horreur pour l'abus qu'on fait de son autorité, et Dieu exaucerait mes prières.»


XII


LES LETTRES DE MME DE MAINTENON

Au début, Louis XIV n'aimait pas la femme destinée à devenir l'affection la plus sérieuse et la plus durable de sa vie. «Le roi ne me goûtait pas, a-t-elle écrit elle-même, et il eut assez longtemps de l'éloignement pour moi; il me craignait sur le pied de bel esprit.»

Comment Louis XIV passa-t-il de la répulsion à la sympathie, de la défiance à la confiance, de la prévention à l'admiration? En voyant de près des qualités morales qu'il n'avait pas distinguées de loin. Le même fait s'est produit chez la plupart des critiques et des historiens qui, ayant à parler de Mme de Maintenon, ne se sont pas contentés de notions superficielles et ont soumis à une véritable analyse sa vie et son caractère. Quand M. Théophile Lavallée fit paraître son Histoire des Français, il y peignit Mme de Maintenon d'une manière très sévère. Il l'accusait «de la sécheresse de coeur la plus complète», d'un «esprit de dévotion étroite et d'intrigue mesquine». Il lui reprochait d'avoir inspiré à Louis XIV des entreprises funestes, de très mauvais choix.

«Elle le rapetissa, disait-il, elle l'obséda de gens médiocres et serviles; elle eut enfin la plus grande part aux fautes et aux désastres de la fin du règne.»

Quelques années plus tard, M. Lavallée, mieux éclairé, disait dans sa belle Histoire de la maison royale de Saint-Cyr: «Mme de Maintenon ne donna à Louis XIV que des conseils salutaires, désintéressés, utiles à l'État et au soulagement du peuple.» Que s'était-il donc passé entre la publication des deux ouvrages? L'auteur avait étudié. Après de patientes recherches, il était parvenu à recueillir les lettres et les écrits de Mme de Maintenon. Grâce aux communications des ducs de Noailles, de Mouchy, de Cambacérès, de MM. Feuillet de Conches, Montmerqué, de Chevry, Honoré Bonhomme, il avait pu accroître les trésors des archives de Saint-Cyr et faire enfin une oeuvre d'un puissant intérêt.

Mme de Maintenon est un des personnages historiques qui ont le plus écrit. Ses Lettres, si elle n'en avait pas détruit un grand nombre, formeraient toute une bibliothèque. Les archives seules de Saint-Cyr en contenaient quarante volumes. Et pourtant les lettres les plus curieuses sans doute n'ont pas été conservées. Mme de Maintenon, toujours prudente, brûla sa correspondance avec Louis XIV, son époux; avec Mme de Montchevreuil, sa plus intime amie; avec l'évêque de Chartres, son directeur. Les lettres de sa jeunesse sont très rares. On ne devinait pas encore ce que l'avenir lui réservait. Le recueil de M. Lavallée, forcément incomplet, n'en est pas moins un monument historique d'une très haute valeur. Deux volumes de lettres et d'entretiens sur l'éducation des filles, deux autres de lettres historiques et édifiantes adressées aux dames de Saint-Cyr, quatre volumes de correspondance générale, un de conversations et proverbes, un autre d'écrits divers, enfin un dernier qui comprend les Souvenirs de Mme de Caylus, les Mémoires des dames de Saint-Cyr et ceux de Mlle d'Aumale, tel est l'ensemble d'une publication qui a mis en pleine lumière une figure éminemment curieuse à étudier.

Le recueil de La Beaumelle, l'ennemi de Voltaire, contenait, à côté de beaucoup de lettres authentiques, un grand nombre de lettres apocryphes. Il y avait des changements, des interpolations, des additions, des suppressions. Au moyen de pièces fabriquées, on avait inséré des phrases à effet, des réflexions piquantes, des maximes à la mode au XVIIIe siècle. M. Lavallée a trouvé moyen de séparer le bon grain de l'ivraie. Passant le recueil de La Beaumelle au crible d'une critique sagace, il est parvenu à rétablir le texte des lettres vraies et à prouver le caractère apocryphe de celles qui étaient fausses. Comme les vrais connaisseurs en autographes, il se défiait des lettres saisissantes. Les falsificateurs sont presque toujours imprudents. Ils forcent la note, et, quand ils se mettent à inventer un document, ils veulent que leur invention produise une impression saisissante.

La correspondance des personnages célèbres est en général beaucoup plus simple, beaucoup moins apprêtée que les prétendus autographes qu'on leur attribue. Il faut se tenir en garde contre les lettres où se trouvent soit des portraits achevés, soit des jugements profonds, soit des prédictions historiques. C'est là souvent un signe de falsification, et, plus on est frappé par un autographe, plus il faut étudier avec soin sa provenance.

Les lettres de Mme de Maintenon méritaient la peine qu'on a prise pour en établir d'une manière exacte les dates et l'authenticité. L'historien de Mme de Sévigné, le baron Walckenaër, les place, sans hésiter, au premier rang.

«Mme de Maintenon, dit-il, est pour le style épistolaire un modèle plus achevé que Mme de Sévigné. Presque toujours celle-ci n'écrit que pour le besoin de s'entretenir avec sa fille, avec les personnes qu'elle aime, afin de tout dire, de tout raconter. Mme de Maintenon, au contraire, a toujours en écrivant un objet distinct et déterminé. La clarté, la mesure, l'élégance, la justesse des pensées, la finesse des réflexions, lui font agréablement atteindre le but où elle vise. Sa marche est droite et soutenue; elle suit sa route sans battre les buissons, sans s'écarter ni à droite, ni à gauche[1].»

[Note 1: Walckenaër, Mémoires sur Mme de Sévigné, sa vie et ses écrits.]

Tel était également l'avis de Napoléon Ier. Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon à celles de Mme de Sévigné, qui étaient, selon lui, «des oeufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l'estomac.» En citant la préférence de Napoléon, M. Désiré Nisard fait ses réserves. «Quand les lettres de Mme de Maintenon sont pleines, a dit l'éminent critique, on est de l'avis du grand Empereur. Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n'y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu'il vient plutôt de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces, que de l'esprit qui joue avec des riens. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchements[2].»

[Note 2: M. Désiré Nisard, Histoire de la littérature française.]

Si Mme de Maintenon avait eu des préoccupations littéraires, si elle s'était imaginé qu'elle écrivait pour la postérité, elle aurait rédigé des lettres plus remarquables encore. Il n'y a dans sa correspondance ni recherche, ni prétention. Elle écrit pour édifier, pour convertir, pour consoler beaucoup plus que pour plaire. Ses billets aux dames ou aux demoiselles de Saint-Cyr ne dépassent pas cette pieuse ambition. Très souvent Mme de Maintenon ne prend pas la plume elle-même. Tout en filant ou en tricotant, elle dicte aux jeunes filles qui lui servent de secrétaires: à Mlle de Loubert ou à Mlle de Saint-Étienne, à Mlle d'Osmond ou à Mlle d'Aumale. Mais dans le moindre de ces innombrables billets on retrouve, quoi qu'en dise M. Nisard, ces qualités de style, cette sobriété, cette mesure, cette concision, cette parfaite harmonie entre le mot et l'idée, qui font l'admiration des meilleurs juges.

Les deux femmes du XVIIe siècle dont les lettres sont le plus célèbres: Mme de Sévigné et Mme de Maintenon, avaient l'une pour l'autre beaucoup d'estime et de sympathie. «Nous soupons tous les soirs avec Mme Scarron, écrivait Mme de Sévigné dès 1672; elle a l'esprit aimable et merveilleusement droit.» On se figure facilement ce que devait être la conversation de ces deux femmes, si supérieures, si instruites, si spirituelles, et qui, avec des qualités différentes, se complétaient, pour ainsi dire, l'une par l'autre.

Mme de Sévigné, riche et forte nature, jeune et belle veuve, honnête, mais à l'humeur libre et hardie, éblouissante Célimène, soeur de Molière, comme dit Sainte-Beuve, femme vive de caractère, de parole et de plume, justifie ce que lui disait son amie Mme de La Fayette:

«Vous paraissez née pour les plaisirs, et il semble qu'ils soient faits pour vous. Votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre âme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit.»

Son image, étincelante comme son esprit, nous apparaît au milieu de ces fêtes, que sa plume fait revivre, comme la baguette d'une magicienne.

«Que vous dirais-je? magnificences, illuminations, toute la France, habits rebattus et brochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit, les civilités sans savoir à qui l'on parle; les pieds entortillés dans les queues.»

Mme de Sévigné, dont les lettres passent de main en main dans les salons et les châteaux, écrit un peu pour la galerie. Elle dit d'elle-même: «Mon style est si négligé, qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour pouvoir s'en accommoder[1].»

[Note 1: Lettre du 23 décembre 1671.]

Mais cela ne l'empêche pas d'avoir conscience de sa valeur. Quand elle laisse «trotter sa plume, la bride sur le cou»; quand elle donne avec plaisir à sa fille «le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur de son esprit, de sa tête, de ses yeux, de sa plume, de son écritoire», et que «le reste va comme il peut», elle sait très bien que la société raffole de ce style, où toutes les grâces et toutes les merveilles du grand siècle se reflètent comme dans un miroir. Ses lettres sont des modèles de chroniques, pour nous servir de l'expression moderne. Au XIXe siècle comme au XVIIe, ce sont deux femmes qui ont remporté la palme dans ce genre de littérature où il faut tant d'esprit. Mme Émile de Girardin a été la Sévigné de notre époque.

Mme de Maintenon n'aurait pas pu ou n'aurait pas voulu aspirer à cette gloire toute mondaine. Loin de viser à l'effet, elle atténue volontairement celui qu'elle produit. Comme elle amortit l'éclat de ses regards, elle modère son style et tempère son esprit. Elle sacrifie les qualités brillantes aux qualités solides; trop d'imagination, trop de verve l'effrayerait. Saint-Cyr ne doit pas ressembler aux hôtels d'Albret ou de Richelieu; on ne doit point parler à des religieuses comme à des précieuses.

L'enjouement, la verve gauloise, la gaieté de bon aloi, sont du côté de Mme de Sévigné; l'expérience, la raison, la profondeur, sont du côté de Mme de Maintenon. L'une rit à gorge déployée; l'autre sourit à peine. L'une a des illusions sur toutes choses, des admirations qui vont jusqu'à la naïveté, des extases en présence des rayons de l'astre royal; l'autre ne se laisse fasciner ni par le roi, ni par la cour, ni par les hommes, ni par les femmes, ni par les choses. Elle a vu de trop près et de trop haut les grandeurs humaines pour ne pas en comprendre le néant, et ses conclusions sont empreintes d'une tristesse profonde. Mme de Sévigné a bien aussi parfois des atteintes de mélancolie; mais le nuage passe vite, et l'on se retrouve en plein soleil. La gaieté, gaieté franche, communicative, rayonnante, fait le fond du caractère de cette femme spirituelle, séduisante, amusante. Mme de Sévigné, brille par l'imagination, Mme de Maintenon par le jugement. L'une se laisse éblouir, enivrer; l'autre garde toujours son sang-froid. L'une s'exagère les splendeurs de la cour; l'autre les voit telles qu'elles sont. L'une est plus femme; l'autre est plus matrone.


XIII


LA VIEILLESSE DE MME DE MONTESPAN

C'est dans son orgueil qu'est presque toujours puni quiconque a péché par orgueil. De toutes les favorites de Louis XIV, Mme de Montespan avait été la plus despotique et la plus hautaine; ce fut aussi la plus humiliée. Ne pouvant s'habituer à sa déchéance, elle resta près de onze ans à la cour, bien qu'elle fût devenue à charge au roi et à elle-même. «On disait qu'elle était comme ces âmes malheureuses qui reviennent dans les lieux qu'elles ont habités expier leurs fautes[1].» Malgré la demi-conversion de cette fière Mortemart, il lui restait encore des vestiges de colère et d'ironie. Allant un jour chez Mme de Maintenon, elle y rencontra le curé de Versailles et les soeurs grises, qui venaient assister à une réunion de charité:

[Note 1: Souvenirs de Mme de Caylus.]

«Savez-vous, madame, dit-elle en entrant, que votre antichambre est merveilleusement parée pour votre oraison funèbre?»

Le roi continuait à voir Mme de Montespan. Chaque jour, après la messe, il allait passer quelques instants près d'elle, mais comme par acquit de conscience et non par plaisir. Entre eux il n'y avait plus rien du passé, ni abandon, ni confiance, ni amitié. Aussi, dans cette cour naguère encore remplie de ses flatteurs, ne rencontrait-elle plus un seul visage vraiment ami. Si courte que soit la vie, elle est encore assez longue pour laisser s'accomplir, souvent dès ce monde, la vengeance de Dieu.

Après s'être longtemps cramponnée aux épaves de sa fortune et de sa beauté, comme un naufragé aux débris du navire, Mme de Montespan se décida enfin à la retraite. Le 15 mars 1691, elle fit dire au roi par Bossuet que son parti était bien pris, et que, cette fois, elle abandonnait Versailles pour toujours. Un mois après, Dangeau écrivait:

«Mme de Montespan a été quelques jours à Clagny, et s'en est retournée à Paris. Elle dit qu'elle n'a point absolument renoncé à la cour, qu'elle verra le roi quelquefois, et qu'à la vérité on s'est un peu hâté de faire démeubler son appartement.»

L'ancienne favorite avait été prise au mot. Son logement au château de Versailles était désormais occupé par le duc du Maine; elle ne devait plus y revenir. Elle vécut alternativement à l'abbaye de Fontevrault, dont sa soeur était abbesse; aux eaux de Bourbon, où elle allait tous les étés; au château d'Oiron, qu'elle avait acheté, et au couvent de Saint-Joseph, situé à Paris, sur l'emplacement actuel du ministère de la Guerre. C'est dans ce couvent qu'elle recevait les personnages les plus considérables de la cour. Il n'y avait dans son salon qu'un seul fauteuil, le sien.

«Toute la France y allait, dit Saint-Simon, elle parlait à chacun comme une reine, et de visites, elle n'en faisait jamais, pas même à Monsieur, ni à Madame, ni à la Grande Mademoiselle, ni à l'hôtel de Condé.»

Au château d'Oiron, il y avait une chambre superbement meublée où le roi ne vint jamais, et qu'on appelait cependant la chambre du roi.

Peu à peu les pensées sérieuses succédèrent aux idées de vanité ou de rancune. Le monde fut vaincu par le ciel. La pénitente en arriva non seulement aux remords, mais aux macérations, aux jeûnes, aux cilices. Cette femme, jadis si raffinée, si élégante, s'astreignit à ne porter que des chemises de la toile la plus dure, à mettre une ceinture et des jarretières hérissées de pointes de fer. Elle en vint à donner tout ce qu'elle avait aux pauvres et travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages grossiers.

A côté de son château, elle fonda un hospice dont elle était plutôt la servante que la supérieure; elle soignait les malades et pansait leurs plaies. Comme le dit M. Pierre Clément dans la belle étude qu'il lui a consacrée, le scandale avait été grand; mais, de la part d'une si orgueilleuse nature, le repentir et l'humilité doublaient en quelque sorte de valeur. Elle se résigna, sur l'ordre de son confesseur, à l'acte qui lui coûtait le plus: elle demanda pardon à son mari dans une lettre où, se servant des termes les plus humbles, elle lui offrait de retourner avec lui, s'il daignait la recevoir, ou de se rendre dans telle résidence qu'il voudrait bien lui assigner. M. de Montespan ne répondit pas.

Saint-Simon prétend que Mme de Montespan, dans les dernières années de sa vie, était tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l'emploi unique était de la veiller.

«Elle couchait, dit-il, tous ses rideaux ouverts, avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d'elle, qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait elle voulait trouver causant, jouant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.»

J'ai peine à croire à l'exactitude d'une pareille assertion. Mme de Montespan était trop fière pour montrer une telle pusillanimité. De l'aveu même de Saint-Simon, elle mourut avec courage et dignité.

Au mois de mai 1707, lorsqu'elle partit pour les eaux de Bourbon, elle n'était pas encore malade, et cependant elle avait le pressentiment d'une fin prochaine. Dans cette prévision, elle paya deux ans d'avance toutes les pensions qu'elle faisait et doubla ses aumônes habituelles. A peine arrivée à Bourbon, elle se coucha pour ne plus se relever. Quand elle fut en face de la mort, elle la regarda sans la braver et sans la craindre.

«Mon Père, dit-elle au capucin qui l'assistait à l'heure suprême, exhortez-moi en ignorante, le plus simplement que vous pourrez.»

Après avoir appelé autour d'elle tous ses domestiques, elle demanda pardon des scandales qu'elle avait causés, et remercia Dieu de ce qu'il permettait qu'elle mourût dans un lieu où elle se trouvait éloignée de tous, même de ses enfants.

Quand elle eut rendu l'âme, son corps fut «l'apprentissage du chirurgien d'un intendant de je ne sais où, qui se trouva à Bourbon et qui voulut l'ouvrir sans savoir comment s'y prendre[1]». La mort d'une femme qui, pendant plus de trente ans, de 1660 à 1691, avait joué un si grand rôle à la cour, n'y causa aucune impression. Depuis longtemps, Louis XIV la considérait comme morte. Dangeau se contenta d'écrire dans son journal: «Samedi, 28 mai 1707, à Marly: Avant que le roi partît pour la chasse, on apprit que Mme de Montespan était morte à Bourbon, hier, à 3 heures du matin. Le roi, après avoir couru le cerf, s'est promené dans les jardins jusqu'à la nuit.»

[Note 1: Saint-Simon, Notes sur le Journal de Dangeau.]

Un ordre formel interdit au duc du Maine, au comte de Toulouse, aux duchesses de Bourbon et de Chartres de porter le deuil de leur mère; d'Antin se couvrit de vêtements noirs; mais il était trop bon courtisan pour être triste, quand le roi ne l'était point. Peu de jours après, il recevait magnifiquement son souverain à Petit-Bourg et faisait disparaître en une nuit une allée de marronniers qui n'était pas du goût du maître. Quant à Mme de Montespan, l'on ne prononçait même plus son nom. Voilà le monde. C'est bien la peine de l'aimer.


XIV


LA DUCHESSE DE BOURGOGNE

Toute la cour s'agitait, parce qu'une petite fille de onze ans venait d'arriver en France. Cette enfant, c'était la fille du duc de Savoie, Victor-Amédée II, Marie-Adélaïde, la future duchesse de Bourgogne. Le dimanche 4 novembre 1696, la ville de Montargis était en fête. Les cloches sonnaient à grande volée. Louis XIV, parti le matin de Fontainebleau, venait à la rencontre de la jeune princesse destinée à épouser son petit-fils, et tous les yeux étaient fixés sur cette première entrevue entre elle et le Roi-Soleil. Il la reçut au moment où elle descendait de voiture, et dit à Dangeau, le chevalier d'honneur de la princesse:

«Pour aujourd'hui, voulez-vous que je fasse votre charge?»

Dès le premier moment, la nouvelle venue charma le roi par la distinction de ses manières, sa gentillesse naturelle, ses petites réponses pleines de grâce et d'esprit. Louis XIV l'embrassa dans le carrosse; elle lui baisa la main plusieurs fois en montant avec lui l'escalier de l'appartement où elle devait se reposer. Comme le roi rentrait dans sa chambre, Dangeau prit la liberté de lui demander s'il était content de la princesse:

«Je le suis trop, j'ai peine à contenir ma joie.»

Puis, se tournant du côtê de Monsieur:

«Je voudrais bien, ajouta-t-il, que sa pauvre mère pût être ici quelques instants pour être témoin de la joie que nous avons.»

Il écrivit ensuite à Mme de Maintenon:

«Elle m'a laissé parler le premier, et après elle m'a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l'ai menée dans sa chambre à travers la foule, la laissant voir de temps en temps, en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j'aie jamais vue, habillée à peindre et coiffée de même, des yeux très vifs et très beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge comme on peut le désirer, les plus beaux cheveux blonds que l'on puisse voir, et en grande quantité.... Elle n'a manqué à rien, et s'est conduite comme vous pourriez faire.»

Marie-Adélaïde était, par sa mère, la petite-fille de cette belle Henriette d'Angleterre dont l'oraison funèbre de Bossuet a immortalisé la vie et la mort. Elle allait faire revivre le charme de cette princesse tant regrettée, et sa présence à Versailles y ramenait l'entrain et la joie des beaux jours. On l'installa, dès son arrivée, dans la chambre autrefois occupée par la reine, puis par la dauphine de Bavière[1].

[Note 1: Salle no 115 de la Notice du Musée de Versailles.]

Le roi lui fit présent de la belle ménagerie de Versailles qui faisait face au palais de Trianon. Aucun grand-père n'était plus tendre, plus affectueux pour sa petite-fille. Il s'ingéniait à lui trouver des amusements et des récréations. Madame (la princesse Palatine) écrivait, le 8 novembre 1696: «Tout le monde maintenant redevient enfant. La princesse d'Harcourt et Mme de Pontchartrain ont joué avant-hier à colin-maillard avec la princesse et monsieur le dauphin; Monsieur, la princesse de Conti, Mme de Ventadour, mes deux autres dames et moi, nous y avons joué hier.»

Mme de Maintenon fut naturellement chargée d'achever l'éducation de la jeune princesse. La première fois qu'elle la mena à Saint-Cyr, elle la fit recevoir avec un grand cérémonial: la supérieure la complimenta; la communauté, en longs manteaux, l'attendait à la porte de clôture; toutes les demoiselles étaient rangées en haie sur son passage jusqu'à l'église; des petites filles de son âge lui récitèrent un dialogue assaisonné de louanges délicates. La princesse ravie demanda à revenir. Alors Mme de Maintenon la conduisit régulièrement à Saint-Cyr, deux ou trois fois la semaine, pour y passer des journées entières et y suivre les cours de la classe des rouges. Il n'y avait plus d'étiquette. Marie-Adélaïde portait le même habit que les élèves et se faisait appeler Mlle de Lastic.

«Elle était bonne, affable, gracieuse à tout le monde, s'occupant avec les dames des différents offices, avec les demoiselles de tous leurs ouvrages, de tous leurs travaux; s'assujettissant avec candeur aux pratiques de la maison, même au silence; courant et se récréant avec les rouges dans les grandes allées du jardin; allant avec elles au choeur, à confesse, au catéchisme.... D'autres fois, elle prenait le costume des dames, et faisait les honneurs de la maison à quelque illustre visiteuse, principalement à la reine d'Angleterre[1].»

[Note 1: Mémoires des Dames de Saint-Cyr.]

Louis XIV, charmé de la princesse, décida qu'elle se marierait le jour même où elle aurait douze ans. Elle épousa, le 7 décembre 1697, Louis de France, duc de Bourgogne, qui avait quinze ans et demi. Le fiancé était en manteau noir brodé d'or, pourpoint blanc à boutons de diamant; le manteau était doublé de satin rose. La fiancée avait une robe et une jupe de dessous en drap d'argent avec bordure de pierres précieuses. Les diamants qu'elle portait étaient ceux de la couronne. La bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux par le cardinal de Coislin, dans la chapelle de Versailles. Après la messe, il y eut un grand festin de la maison royale dans la pièce désignée sous le nom d'antichambre de l'appartement de la reine[1].

[Note 1: Salle no 119 de la Notice du Musée.]

Le soir, la cour assista, dans le salon de la Paix[2], à un feu d'artifice tiré au bout de la pièce d'eau des Suisses, puis à un souper servi, comme le festin du jour, dans l'antichambre de l'appartement de la reine.

[Note 2: Salle no 114 de la Notice.]

Le 11 décembre, il y eut un grand bal dans la galerie des Glaces. Des pyramides de bougies rayonnaient plus encore que les lustres et les girandoles. Louis XIV avait dit qu'il serait bien aise que la cour déployât un grand luxe, et lui-même, qui depuis longtemps ne portait plus que des habits fort simples, en avait endossé de superbes. Ce fut à qui se surpasserait en richesse et en invention. L'or et l'argent suffirent à peine. Le roi, qui avait encouragé toutes ces dépenses, n'en dit pas moins qu'il ne comprenait pas comment on trouvait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes.

Deux jours après son mariage, la duchesse voulut se montrer en habit de cérémonie à ses amies de Saint-Cyr. Elle était tout en blanc, et sa robe avait une broderie d'argent si épaisse, qu'à peine pouvait-elle la porter. La communauté reçut la princesse en grande pompe, et la conduisit à l'église, où l'on chanta des hymnes.

En peu de temps, l'aimable princesse devint une femme séduisante entre toutes et indispensable à la cour. Sans elle les fleurs seraient moins belles, les prairies moins riantes, les eaux moins claires. Grâce à son charme séducteur, tout se ranime, dans ce palais qui ressemblait à un fastueux couvent, tout s'éclaire des rayons d'un soleil printanier. Elle aime sincèrement Louis XIV. On n'approche pas sans émotion de cet homme exceptionnel, pour qui l'on devrait inventer le mot prestige, si ce mot n'existait pas, et qui est aussi affectueux, aussi bon, aussi affable qu'il est majestueux et imposant. L'admiration que professe pour lui la jeune princesse est sincère. Reconnaissante et flattée des bontés qu'il lui témoigne, elle le vénère comme le représentant le plus glorieux du droit divin, et tout en le vénérant elle l'amuse. Elle lui saute au cou à toute heure, se met sur ses genoux, le distrait par toutes sortes de badinages, visite ses papiers, ouvre et lit ses lettres en sa présence. C'est une succession continuelle de parties de plaisir et de fêtes. Suivie par un cortège de jeunes femmes, la princesse aime à monter en gondole sur le grand canal du parc de Versailles, et à y rester plusieurs heures de la nuit, parfois jusqu'au lever du soleil. Chasses, collations, comédies, sérénades, illuminations, promenades sur l'eau, feux d'artifice, on organise chaque jour une nouvelle distraction.


Mariage de la duchesse de Bourgogne.

Le roi le veut, il faut que la duchesse de Bourgogne se plaise dans cette cour dont elle est l'ornement, l'espérance. Il faut qu'elle déride le monarque lassé de plaisirs et de gloire. Il faut qu'elle soit le bon génie, l'enchanteresse de Versailles. Il faut que, dans les glaces de la grande galerie, se reflètent ses toilettes splendides, ses parures éblouissantes. Il faut qu'elle apparaisse dans les jardins comme une Armide, dans les forêts comme une nymphe, sur l'eau comme une sirène.

Dans la salle des gardes de la reine[1], on voit actuellement un portrait en pied de la princesse. Elle est debout, habillée d'une robe de drap d'argent, et tient dans la main gauche un bouquet de fleurs d'oranger. Une femme vêtue à la polonaise porte la queue de son manteau fleurdelisé. Devant elle, un amour tient un coussin sur lequel sont posées des fleurs. On aperçoit dans le fond du tableau un jardin et un piédestal, sur lequel on lit la signature du peintre: Santerre 1709. Ce que l'artiste a si bien fait avec le pinceau, Saint-Simon l'a fait mieux encore avec la plume. Le sarcastique duc et pair devient un admirateur enthousiaste, un poète, quand il décrit les charmes de la princesse: «ses yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, son port de tête galant, gracieux et majestueux, son sourire expressif, sa marche de déesse sur les nues.» Il n'admire pas moins ses qualités morales, tout en lui trouvant des défauts. Il se plaît à reconnaître qu'elle est douce, accessible, ouverte avec une sage mesure, compatissante, peinée de causer le moindre ennui, pleine d'égards pour toutes les personnes qui l'approchent, que, gracieuse pour son entourage, bonne pour ses domestiques, vivant avec ses dames comme une amie, elle est l'âme de la cour dont elle est adorée. «Tout manque à chacun dans son absence, tout est rempli par sa présence, son extrême faveur la fait infiniment compter, et ses manières lui attachent tous les coeurs.»

[Note 1: Salle N° 118 de la Notice du Musée.]

Et cependant, la calomnie ne la respecte point. On lui reproche tout bas certaines inconséquences, que la malice exploite en les exagérant. Entourée d'une cour de femmes spirituelles, mais souvent légères et malveillantes, la duchesse de Bourgogne dut être plus d'une fois atteinte par les insinuations perfides qu'on se permet contre les princesses aussi bien que contre les simples particulières. La duchesse ne se faisait pas d'illusion à cet égard et s'en montrait affligée.

D'autres sujets de tristesse projetaient des ombres sur une existence en apparence si joyeuse et si belle. Victor-Amédée s'était brouillé avec la France, et la maison de Savoie courait les plus grands dangers. La duchesse de Bourgogne était obligée de refouler dans le fond de son coeur ses sentiments pour son ancienne patrie; mais, plus elle devait les cacher, plus ils étaient vivaces. Quelle douleur de savoir errants sur la route de Piémont sa mère, sa grand'mère infirme, ses frères malades et le duc, son père, menacé d'une ruine complète! Le 21 juin 1706, elle écrivait à sa grand'mère, la veuve de Charles-Emmanuel[1]:

[Note 1: Voir l'intéressante correspondance de la duchesse de Bourgogne et de sa soeur la reine d'Espagne, femme de Philippe V, publiée, avec une très bonne préface de Mme la comtesse Della Rocca, chez Michel Lévy (1 vol.).]

«Jugez dans quelle inquiétude je suis sur tout ce qui vous arrive, vous aimant fort tendrement, et ayant toute l'amitié possible pour mon père, ma mère et mes frères. Je ne puis les voir dans une situation aussi malheureuse sans avoir les larmes aux yeux... Je suis dans une tristesse qu'aucun amusement ne peut diminuer, et qui ne s'en ira, ma chère grand'mère, qu'avec vos malheurs... Mandez-moi des nouvelles de tout ce qui m'est le plus cher au monde.[1]»

[Note: 1 Marie-Jeanne-Baptiste, dite Madame Royale, fille de Charles-Amédée de Savoie-Nemours et d'Élisabeth de Vendôme, épousa en 1665 le due de Savoie, Charles-Emmanuel II, père de Victor-Amédée II.]

La duchesse de Bourgogne souffrait en même temps des désastres de ses deux patries, la Savoie et la France.

«Faites-nous des saintes pour nous obtenir la paix,» disait Mme de Maintenon aux religieuses de Saint-Cyr.

La duchesse, comme le remarque La Beaumelle, montrait, dans les circonstances périlleuses où se trouvait le pays, «la dignité de la première femme de l'État, les sentiments d'une Romaine pour Rome et les agitations d'une âme qui veut le bien avec une ardeur qui n'est pas de son âge.» L'heure des grandes tristesses était venue. Comme l'a très bien dit M. Capefigue: «Le temps difficile, pour un roi puissant et heureux, c'est la vieillesse. Si la tête reste ferme, le bras faiblit, les guirlandes flétrissent, les lauriers même prennent une teinte de grisaille. On vous respecte encore, mais on ne vous aime plus; les chapeaux coquets à plumes flottantes font ressortir les rides de la figure et les plis du front; le jonc à pomme d'or n'est plus une façon de sceptre, mais un bâton qui soutient les jambes faibles et un corps voûté.» Pour la duchesse de Bourgogne, Louis XIV vieilli conservait son prestige. Elle l'aimait sincèrement.

«Le public, dit Mme de Caylus, a de la peine à concevoir que les princes agissent simplement et naturellement, parce qu'il ne les voit pas d'assez près pour en bien juger, et parce que le merveilleux qu'il cherche toujours ne se trouve pas dans une conduite simple et dans des sentiments réglés. On a donc voulu croire que la duchesse ressemblait à son père, et qu'elle était, dès l'âge de onze ans qu'elle vint en France, aussi fine et aussi politique que lui, affectant pour le roi et Mme de Maintenon une tendresse qu'elle n'avait point. Pour moi qui ai eu l'honneur de la voir de près, j'en juge autrement, et je l'ai vue pleurer de bonne foi sur le grand âge de ces deux personnes qu'elle croyait devoir mourir avant elle, que je ne puis douter de sa tendresse pour le roi.»

Louis XIV, qui connaissait le coeur humain, s'apercevait, avec sa perspicacité habituelle, que la duchesse de Bourgogne avait pour lui une affection sincère. C'est à cause de cela que, de son côté, il lui témoignait un attachement exceptionnel. Semblable à une rose qui s'épanouit dans un cimetière, la jeune et séduisante princesse charmait et consolait les tristes années du Grand Roi. C'était le dernier sourire de la fortune, le dernier rayon du soleil. Mais, hélas! la belle rose devait se flétrir du matin au soir, et, encore quelque temps, tout allait rentrer dans la nuit.

Depuis 1711, date de la mort de Monseigneur, le duc de Bourgogne était dauphin, et Saint-Simon rapporte que la duchesse disait, en parlant des dames qui s'avisaient de la critiquer:

«Elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine.»

«Hélas! ajoute-t-il, elle le croyait, la charmante princesse, et qui ne l'eût cru avec elle?»

Et cependant, au dire de la princesse Palatine, elle était persuadée de sa fin prochaine. Madame s'exprime ainsi à ce sujet:

«Un savant astrologue de Turin ayant tiré l'horoscope de Mme la dauphine, lui avait prédit tout ce qui lui arriverait, et qu'elle mourrait dans sa vingt-septième année. Elle en parlait souvent. Un jour, elle dit à son époux:

«Voici le temps qui approche où je dois mourir. Vous ne pouvez pas rester sans femme à cause de votre rang et de votre dévotion. Dites-moi, je vous prie, qui épouserez-vous?»

Il répondit: «J'espère que Dieu ne me punira jamais assez pour vous voir mourir; et si ce malheur devait m'arriver, je ne me remarierais jamais; car dans huit jours, je vous suivrais au tombeau...»

«Pendant que la dauphine était encore en bonne santé, fraîche et gaie, elle disait souvent: «Il faut bien que je me réjouisse, puisque je ne me réjouirai pas longtemps, car je mourrai cette année.»

«Je croyais que c'était une plaisanterie; mais la chose n'a été que trop réelle. En tombant malade, elle dit qu'elle n'en réchapperait point.»

Plus la dauphine approchait du temps fatal, plus elle s'améliorait. On aurait dit qu'elle voulait augmenter les regrets que causerait sa mort prématurée. La princesse Palatine l'avoue elle-même: «Ayant, dit-elle, assez d'esprit pour remarquer ses défauts, la dauphine ne pouvait que chercher à s'en corriger; c'est ce qu'elle fit en effet, au point d'exciter l'étonnement général. Elle a continué ainsi jusqu'à la fin.»

Mme la vicomtesse de Noailles [1] l'a dit de la manière la plus touchante: «L'histoire nous offre de temps à autre des personnages séduisants qui attachent le lecteur jusqu'à l'affection... Souvent, la Providence les retire du monde dès leur jeunesse, ornés des charmes que le temps enlève et des espérances qu'elles auraient réalisées. La duchesse de Bourgogne fut une de ces gracieuses apparitions.»

[Note 1: Lettres inédites de la duchesse de Bourgogne précédées d'une courte notice sur sa vie, par Mme la vicomtesse de Noailles. (Un volume de cinquante pages, imprimé à un petit nombre d'exemplaires.)]

Atteinte d'un mal foudroyant, qui était, paraît-il, la rougeole, mais qu'on attribua au poison, la duchesse fut enlevée en quelques jours au roi dont elle était la consolation, à son époux dont elle était l'idole, à la cour dont elle était l'ornement, à la France dont elle était l'espoir. Elle mourut dans les sentiments les plus religieux.

Ce fut à Versailles [1], le vendredi 12 février 1712, entre 8 et 9 heures du soir, qu'elle rendit le dernier soupir. Deux ans auparavant, presque jour pour jour, elle avait mis au monde le prince qui devait s'appeler Louis XV [2]. La douleur de son mari fut telle, qu'il ne put survivre à une femme tant aimée. Six jours après, il la suivait au tombeau.

[Note: 1: Salle no 115 de la Notice du Musée.]
[Note: 2: Louis XV naquit le 15 février 1710.]

«La France, s'écrie Saint-Simon, tomba enfin sous ce dernier châtiment. Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne; il était mûr déjà pour la bienheureuse éternité.»

Le jour même de la mort du duc de Bourgogne, Madame écrivait: «Je suis tellement ébranlée que je peux pas me remettre, je ne sais presque pas ce que je dis. Vous qui avez bon coeur, vous aurez certainement pitié de nous, car la tristesse qui règne ici ne se peut décrire.»

Saint-Simon prétend que la douleur causée à Louis XIV par la mort de la duchesse de Bourgogne fut «la seule véritable qu'il ait jamais eue en sa vie». Cela n'est pas exact. Le grand roi avait regretté profondément sa mère, et Madame (la princesse Palatine) s'exprime ainsi au sujet du chagrin dont il fut accablé lors de la mort de son fils unique, le grand dauphin: «J'ai vu le roi hier à 11 heures; il est en proie à une telle affliction, qu'elle attendrirait un rocher; cependant il ne se dépite pas, il parle à tout le monde avec une tristesse résignée et donne ses ordres avec une grande fermeté; mais, à tout moment, les larmes lui viennent aux yeux, et il étouffe ses sanglots[1].»

[Note 1: Lettre du 16 avril 1711.]

Le 22 février 1712, les corps de la duchesse et du duc de Bourgogne furent portés de Versailles à Saint-Denis sur un même chariot. Le 8 mars suivant, le dauphin, leur fils aîné, mourait aussi. Il avait cinq ans et quelques mois. Ainsi donc, en vingt-quatre jours le père, la mère et le fils aîné disparurent. Trois dauphins étaient morts en moins d'un an.

Ces événements, déjà horribles par eux-mêmes, s'assombrissaient encore par la fausse idée généralement répandue que le poison était la cause de fins si prématurées. Contre toute justice, on accusait de la manière la plus perfide le duc d'Orléans d'être l'auteur des crimes, et l'on essayait de faire entrer dans l'âme de Louis XIV cet abominable soupçon. Avec la duchesse de Bourgogne «s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements mêmes et toutes espèces de grâces... Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour Languir [1].»

[Note 1: Mémoires du duc de Saint-Simon.]

Et cependant, sous le poids de tant d'épreuves, la grande âme de Louis XIV ne faiblit pas. «Au milieu des débris lugubres de son auguste maison, Louis demeure ferme dans la foi. Dieu souffle sur sa nombreuse postérité, et en un instant elle était effacée comme les caractères tracés sur le sable. De tous les princes qui l'environnaient, et qui formaient comme la gloire et les rayons de sa couronne, il ne reste qu'une faible étincelle, sur le point même alors de s'éteindre... Il adore celui qui dispose des sceptres et des couronnes, et voit peut-être dans ces pertes domestiques la miséricorde qui expie, et qui achève d'effacer du livre des justices du Seigneur ses anciennes passions étrangères[1].»

[Note 1: Massillon, Oraison funèbre de Louis le Grand.]

La France tout entière fut plongée dans le désespoir. «Ce temps de désolation, dit Voltaire, laissa dans les coeurs une impression si profonde que, pendant la minorité de Louis XV, j'ai vu plusieurs personnes qui ne parlaient de ces pertes qu'en versant des larmes[2].»

[Note 2: Voltaire, Siècle de Louis XIV.]

M. Michelet, qu'on ne peut pas accuser d'une admiration exagérée pour le grand siècle, se laissa lui-même attendrir quand il relata la mort de la charmante duchesse de Bourgogne. «La cour, dit-il, fut à la lettre comme assommée d'un coup. Cent cinquante ans après, on pleure encore en lisant les pages navrantes où Saint-Simon a dit son deuil[3].»

[Note 3: Michelet, Louis XIV et le duc de Bourgogne.]

Duclos a prétendu, sans indiquer la source de ses renseignements, qu'à la mort de la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et le roi trouvèrent dans une cassette ayant appartenu à la princesse des papiers qui arrachèrent au roi cette exclamation:

«La petite coquine nous trahissait.»

D'une telle parole, si invraisemblable dans la bouche de Louis XIV, Duclos tire conséquence d'une correspondance par laquelle la fille de Victor-Amédée lui aurait livré des secrets d'État. C'est là, croyons-nous, un de ces innombrables anas avec lesquels on écrit trop souvent l'histoire. Les archives de Turin n'ont conservé nulle trace de cette prétendue correspondance, qui n'est ni vraie, ni vraisemblable. Assurément, la duchesse de Bourgogne n'oubliait pas son pays natal; mais, depuis ses adieux à la Savoie, elle n'avait plus eu qu'une seule patrie: la France.

Sans doute, l'Italie peut compter parmi les plus belles perles de son écrin ces deux soeurs intelligentes et séduisantes qui toutes deux moururent si prématurément et laissèrent un si touchant souvenir: la duchesse de Bourgogne et sa soeur la reine d'Espagne, la vaillante compagne de Philippe V. Mais c'est en France que s'est accomplie presque toute la destinée de la duchesse de Bourgogne, et c'est dans le château de Versailles que doit figurer son portrait.

Combien de fois en 1871, quand le ministère des Affaires étrangères était, pour ainsi dire, campé au milieu des appartements de la reine, nous évoquions le souvenir de la charmante princesse, dans cette chambre où elle coucha, dès son arrivée à Versailles, et où, seize ans et demi plus tard, elle rendait le dernier soupir! C'est là qu'à onze ans, enlevée pour toujours à sa famille, à ses amis, à sa patrie, elle se trouvait seule au milieu des splendeurs de ce palais inconnu pour elle. C'est là que l'enfant grandissait, devenait jeune fille, puis jeune femme, et croissait tous les jours en attraits et en grâces. C'est là que, dans le silence de la nuit, elle croyait voir apparaître les brillants fantômes du monde, les images de séduction contre lesquelles sa raison luttait peut-être contre son coeur. C'est là qu'elle se remémorait, pour résister aux tentations d'une âme ardente, les austères enseignements de Mme de Maintenon, qui lui avait écrit: «Ayez horreur du péché. Le vice est plein d'horreur et de malédiction dès ce monde. Il n'y a de joie, de repos, de véritables délices qu'à servir Dieu.» C'est là qu'elle vit venir la mort et qu'elle l'accueillit avec un noble et religieux courage.


XV


LES TOMBEAUX

C'est un spectacle mélancolique entre tous de revoir dans l'appareil de la tristesse et de la mort des endroits qui furent des théâtres de splendeurs ou de fêtes. En entendant les prières des agonisants succéder au bruit des fanfares, aux accords joyeux des orchestres, on fait un douloureux retour sur les choses d'ici-bas, et l'on comprend l'inanité de la gloire, de la richesse et du plaisir. Cette impression, les courtisans de Louis XIV durent l'éprouver quand «ce monarque de bonheur, de majesté, d'apothéose», comme dit Saint-Simon, allait rendre le dernier soupir. L'incomparable galerie des Glaces n'était plus qu'un vestibule funèbre. Les peintures triomphales de Lebrun s'étaient comme assombries, les dorures semblaient couvertes d'un voile de crêpe; on aurait dit que les jets d'eau versaient des larmes; le soleil du Grand Roi s'obscurcissait, l'Olympe moderne était ébranlé devant un idéal plus élevé: l'idée chrétienne. Et ce roi, «la terreur de ses voisins, l'étonnement de l'univers, le père des rois, plus grand que tous ses ancêtres, plus magnifique que Salomon[1],» semblait dire avec l'Ecclésiaste: «J'ai surpassé en gloire et en sagesse tous ceux qui m'ont précédé dans Jérusalem, et j'ai reconnu qu'en cela même il n'y avait que vanité et affliction d'esprit.»

[Note 1: Massillon, Oraison funèbre de Louis le Grand.]

Pendant la dernière maladie de celui qui avait été le Roi-Soleil, la cour se tenait tout le jour dans la galerie des Glaces. Personne ne s'arrêtait dans l'Oeil-de-Boeuf, excepté les valets familiers et les médecins. Quant à Mme de Maintenon, malgré ses quatre-vingts ans et ses infirmités, elle soignait avec un grand dévouement l'auguste malade et demeurait quelquefois quatorze heures de suite près de son lit.

«Le roi m'a dit trois fois adieu, raconta-t-elle plus tard aux dames de Saint-Cyr: la première en me disant qu'il n'avait de regret que celui de me quitter, mais que nous nous reverrions bientôt; je le priai de ne plus penser qu'à Dieu. La seconde, il me demanda pardon de n'avoir pas assez bien vécu avec moi; il ajouta qu'il ne m'avait pas rendue heureuse, mais qu'il m'avait toujours aimée et estimée également. Il pleurait et me demandait s'il n'y avait personne; je lui dis que non. Il dit:

«--Quand on entendrait que je m'attendris avec vous, personne n'en serait surpris.»

«Je m'en allai pour ne point lui faire de mal. A la troisième, il me dit:

«--Qu'allez-vous devenir, car vous n'avez rien?»

«Je lui répondis:

«--Je suis un rien, ne vous occupez que de Dieu.»

«Et je le quittai.»

Jusqu'au dernier soupir, Louis XIV mérite le nom de Grand. Il meurt mieux qu'il n'a vécu. Tout ce qu'il y a d'élevé, de majestueux, de grandiose dans cette âme d'élite, se réveille au moment suprême. Sa mort est celle d'un roi, d'un héros et d'un saint. Comme les premiers chrétiens, il fait une sorte de confession publique; il dit, le 29 août 1715, aux personnes qui avaient les entrées:

«Messieurs, je vous demande pardon du mauvais exemple que je vous ai donné. J'ai bien à vous remercier de la manière dont vous m'avez servi et de l'attachement et de la fidélité que vous m'avez toujours marqués.... Je sens que je m'attendris et que je vous attendris aussi; je vous en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte que vous vous souviendrez quelquefois de moi.»

Le même jour, il donne sa bénédiction au petit dauphin et lui adresse ces belles paroles:

«Mon cher enfant, vous allez être le plus grand roi du monde. N'oubliez jamais les obligations que vous avez à Dieu. Ne m'imitez pas dans les guerres, tâchez de maintenir toujours la paix avec vos voisins, de soulager votre peuple autant que vous pourrez, ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire par les nécessités de l'État. Suivez toujours les bons conseils, et songez bien que c'est à Dieu à qui vous devez tout ce que vous êtes. Je vous donne le Père Le Tellier pour confesseur; suivez ses avis et ressouvenez-vous toujours des obligations que vous devez à Mme de Ventadour [1].»

[Note 1: M. Le Roi, dans son ouvrage intitulé Curiosités historiques, a prouvé que tels étaient les termes exacts dont Louis XIV s'était servi dans son allocution à Louis XV.]

Dans la nuit du 27 au 28 août, on voit à tous moments le moribond joindre les mains; il dit ses prières habituelles et, au Confiteor, il se frappe la poitrine. Le 28 au matin, il aperçoit dans le miroir de sa cheminée deux domestiques qui versent des larmes.

«Pourquoi pleurez-vous? leur dit-il. Est-ce que vous m'avez cru immortel?»

On lui présente un élixir pour le rappeler à la vie. Il répond, en prenant le verre:

«A la vie ou à la mort! Tout ce qu'il plaira à Dieu.»

Son confesseur lui demande s'il souffre beaucoup. «Eh! non, réplique-t-il, c'est ce qui me fâche, je voudrais souffrir davantage pour l'expiation de mes péchés.»

Le 29 août, il lui échappe, en donnant des ordres, d'appeler le dauphin «le jeune roi». Et comme il se rend compte d'un mouvement dans ce qui est autour de lui.

«Eh! pourquoi?... s'écrie-t-il. Cela ne me fait aucune peine.»

C'est ce qui fait dire à Massillon: «Ce monarque environné de tant de gloire, et qui voyait autour de lui tant d'objets capables de réveiller ou ses désirs ou sa tendresse, ne jette pas même un oeil de regret sur la vie.... Qu'on est grand, quand on l'est par la foi!... La vanité n'a jamais eu que le masque de la grandeur, c'est la grâce qui en est la vérité.»

Dans la journée du 29 août, le mourant perd connaissance, et l'on croit qu'il n'a plus que quelques heures à vivre.

«Vous ne lui êtes plus nécessaire, dit son confesseur à Mme de Maintenon. Vous pouvez vous en aller.»

Le maréchal de Villeroy l'exhorte à ne pas attendre plus longtemps et à se retirer à Saint-Cyr, où elle doit se reposer de tant d'émotions. Il envoie des gardes du roi pour se poster de distance en distance sur la route, et lui prête son carrosse.

«On peut craindre, lui dit-il, quelque émotion populaire, et le chemin ne sera peut-être pas sûr.» Mme de Maintenon, affaiblie, troublée par l'âge et la douleur, a le tort d'écouter de si pusillanimes conseils. La postérité lui reprochera toujours une défaillance indigne de cette femme de tête et de coeur. Mme de Maintenon devait fermer les yeux au Grand Roi et prier à côté de son cadavre. Il faut blâmer surtout les courtisans qui lui dictent la résolution de l'égoïsme et de la peur. Ah! comme ils sont abandonnés, «les dieux de chair et de sang, les dieux de terre et de poussière,» quand ils vont descendre dans la tombe! Quelques valets sont seuls à les pleurer. La foule est indifférente ou se réjouit. Les courtisans se tournent du côté du soleil qui se lève. Hélas! quel contraste entre le trône et le cercueil! La mort d'un homme est toujours un sujet de réflexions philosophiques. Qu'est-ce donc quand celui qui meurt s'appelle Louis XIV!

Le 30 août, le mourant reprend connaissance et redemande Mme de Maintenon. L'on va la chercher à Saint-Cyr. Elle revient. Le roi la reconnaît, lui dit encore quelques paroles, puis s'assoupit. Le soir, elle descend l'escalier de marbre, qu'elle ne doit plus remonter, et va s'enfermer à Saint-Cyr pour toujours.

Le samedi 31 août, vers 11 heures du soir, on dit à Louis XIV les prières des agonisants. Il les récite lui-même d'une voix plus forte que celle de tous les assistants, et il paraît aussi majestueux sur son lit de mort que sur le trône. A la fin des prières, il reconnaît le cardinal de Rohan et lui dit:

«Ce sont les dernières grâces de l'Église.»

Il répète plusieurs fois: Nunc et in hora mortis.

Puis il dit:

«O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir.»

Ce sont là ses dernières paroles. L'agonie commence. Elle dure toute la nuit, et le lendemain dimanche 1er septembre 1715, à 8 heures un quart du matin, Louis XIV, âgé de soixante-dix-sept ans moins trois jours, et roi depuis soixante-douze ans, rend à Dieu sa grande âme.

On ne termine pas l'étude d'un règne mémorable sans un sentiment de regret. Après avoir vécu pendant quelque temps de la vie d'un personnage célèbre, on souffre de sa mort et l'on s'attendrit sur sa tombe. Ne croit-on pas, en lisant Saint-Simon, assister à l'agonie de Louis XIV, et ne sent-on pas les larmes venir aux yeux, comme si l'on était mêlé aux serviteurs fidèles qui pleurent le meilleur des maîtres et le plus grand des rois.?

Aussitôt que la nouvelle de la mort de Louis XIV fut connue à Saint-Cyr, Mlle d'Aumale entra dans la chambre de Mme de Maintenon:

«Madame, lui dit-elle, toute la maison est en prière, au choeur.»

Mme de Maintenon comprit; elle leva les mains au ciel en pleurant, et se rendit à l'église, où elle assista à l'office des morts. Puis elle congédia ses domestiques et se défit de sa voiture, «ne pouvant se résoudre, disait-elle, à nourrir des chevaux pendant qu'un si grand nombre de demoiselles étaient dans le besoin.» Elle vécut dans son modeste appartement, au sein d'une paix profonde. Elle se soumettait aux règlements de la maison, autant que le permettait son âge, et ne sortait que pour aller dans le village, visiter les malades et les pauvres. Quand Pierre le Grand se rendit à Saint-Cyr, le 10 juin 1717, l'illustre octogénaire souffrait. Le tsar s'assit au chevet du lit de cette femme dont il avait tant de fois entendu prononcer le nom. Il lui fit demander par un interprète si elle était malade. Elle répondit que oui. Il voulut savoir quel était son mal:

«Une grande vieillesse,» répliqua-t-elle.

Mme de Maintenon mourut à Saint-Cyr, le 15 avril 1719. Elle demeura deux jours exposée sur son lit, «avec un air si doux et si dévot qu'on eût dit qu'elle priait Dieu[1].»

[Note 1: Mémoires des Dames de Saint-Cyr.]

On l'ensevelit dans le choeur de l'église; une humble plaque de marbre indiqua l'emplacement où son corps reposait. C'est là que les novices allaient prier avant de se vouer pour toujours au Seigneur.

Au moment de quitter ces femmes célèbres, dont nous avons essayé d'évoquer les ombres gracieuses, descendons dans les cryptes où elles sont ensevelies. Mlle de La Vallière repose à Paris, dans la chapelle des Carmélites de la rue Saint-Jacques; la reine Marie-Thérèse, les deux duchesses d'Orléans, la dauphine de Bavière, la duchesse de Bourgogne, à Saint-Denis. C'est là qu'il faut aller méditer, là qu'il faut écouter la grande parole chrétienne: Memento, homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris.

Bossuet dit, en parlant des Pharaons, qu'ils ne jouirent pas de leur sépulcre. Telle devait être la destinée de Louis XIV. Ce potentat, qui avait donné des lois à l'Europe, ne posséda pas même son tombeau. Les profanateurs de cercueils descendirent dans le souterrain des «princes anéantis», et malgré son arrière-garde de huit siècles de rois, comme dit Chateaubriand, la grande ombre de Louis XIV ne put pas défendre la majesté de sépulcres que tout le monde aurait crus inviolables.

Dans la séance du 31 juillet 1793, Barère lut à la Convention, au nom du Comité de salut public, un long rapport dans lequel il demandait que, pour fêter l'anniversaire de la journée du 10 août, l'on détruisît les mausolées de Saint-Denis.

«Sous la monarchie, disait-il, les tombeaux mêmes avaient appris à flatter les rois; l'orgueil et le faste royal ne pouvaient s'adoucir sur ce théâtre de la mort, et les porte-sceptre qui ont fait tant de maux à la France et à l'humanité semblent encore, même dans la tombe, s'enorgueillir d'une grandeur évanouie. La main puissante de la République doit effacer impitoyablement ces mausolées, qui rappelleraient des rois l'effrayant souvenir.»

La Convention rendit par acclamation un décret conforme à ce rapport. Considérant que «la patrie était en danger et manquait de canons pour la défendre», elle décida que «les tombeaux et mausolées des ci-devant rois seraient détruits le 10 août suivant.» Elle nomma des commissaires chargés de se transporter à Saint-Denis, à l'effet d'y procéder «à l'exhumation des ci-devant rois et reines, princes et princesses», et ordonna de briser les cercueils, de fondre et d'envoyer le plomb aux fonderies nationales.

Ce décret odieux fut strictement exécuté. Rois, reines, princes et princesses furent arrachés à leurs sépulcres. On portait le plomb, à mesure qu'on le découvrait, dans un cimetière où l'on avait établi une fonderie, et l'on jetait les cadavres dans la fosse commune.

Le vandalisme des révolutionnaires et des athées se délectait de ce spectacle. Assurément, «Dieu, dans l'effusion de sa colère, comme écrit Chateaubriand, avait juré par lui-même de châtier la France. Ne cherchons pas sur la terre les causes de pareils événements: elles sont plus haut.»

Bientôt après ce fut le tour du cadavre de Mme de Maintenon. En janvier 1794, pendant qu'on travaillait à transformer l'église de Saint-Cyr en salles d'hôpital, les ouvriers aperçurent au milieu du choeur dévasté une plaque de marbre noir enfouie dans les décombres. C'était la tombe de Mme de Maintenon. Ils la brisèrent, ouvrirent le caveau, en enlevèrent le corps, le traînèrent dans la cour, en poussant des hurlements sinistres, et le jetèrent, dépouillé et mutilé, dans un trou du cimetière. Ce jour-là, l'épouse non reconnue de Louis XIV avait été traitée en reine!

Ainsi donc, ces illustres héroïnes de Versailles, la bonne Marie-Thérèse, l'habile Maintenon, la mélancolique dauphine de Bavière, l'orgueilleuse princesse Palatine, la séduisante duchesse de Bourgogne, furent expropriées de leurs tombeaux. Au récit d'une telle rage iconoclaste et sacrilège, le coeur se serre dans l'angoisse d'une inexprimable tristesse. A un sentiment de sainte colère contre d'odieuses profanations et contre de sauvages fureurs se mêlent des réflexions profondes sur le néant des choses humaines. Les ombres de ces femmes jadis si adulées nous apparaissent tour à tour, et, en passant devant nous, chacune d'elles semble nous dire, comme Fénelon: «Que ne fait-on point pour trouver un faux bonheur? Quels rebuts, quelles traverses n'endure-t-on point pour un fantôme de gloire mondaine? Quelles peines pour de misérables plaisirs dont il ne reste que le remords!» Du fond de la poussière des tombeaux profanés, l'oeil ébloui aperçoit tout à coup surgir une pure, une incorruptible lumière qui remet toutes les choses d'ici-bas dans le jour véritable, et l'on se rappelle la parole de Massillon devant le cercueil de Louis XIV: «Dieu seul est grand, mes frères.»


FIN



TABLE


INTRODUCTION

I.--Le château de Versailles

II.--Louis XIV et sa cour en 1682

III.--La reine Marie-Thérèse

IV.--Mme de Montespan et Mme de Maintenon

V.--La dauphine de Bavière

VI.--Le mariage de Mme de Maintenon

VII.--L'appartement de Mme de Maintenon

VIII.--La marquise de Caylus

IX.--Mme de Maintenon à Saint-Cyr

X.--La duchesse d'Orléans (princesse Palatine)

XI.--Mme de Maintenon, femme politique

XII.--Les lettres de Mme de Maintenon

XIII.--La vieillesse de Mme de Montespan

XIV.--Le duchesse de Bourgogne

XV.--Les tombeaux





End of Project Gutenberg's La Cour de Louis XIV, by Imbert de Saint-Amand

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR DE LOUIS XIV ***

***** This file should be named 10689-h.htm or 10689-h.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/1/0/6/8/10689/

Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders

Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS," WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
are filed in directories based on their release date.  If you want to
download any of these eBooks directly, rather than using the regular
search system you may utilize the following addresses and just
download by the etext year.

     https://www.gutenberg.org/etext06

    (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
     98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)

EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
filed in a different way.  The year of a release date is no longer part
of the directory path.  The path is based on the etext number (which is
identical to the filename).  The path to the file is made up of single
digits corresponding to all but the last digit in the filename.  For
example an eBook of filename 10234 would be found at:

     https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234

or filename 24689 would be found at:
     https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689

An alternative method of locating eBooks:
     https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL